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La chimie

et lÕart
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Christian Amatore
Anne Bouquillon
Sophie Descamps-Lequime
Rose Agns Jacquesy
Koen Janssens
Jean-Claude Lehmann
Michel Menu
Marc ThŽbault
Bernard Valeur
Philippe Walter
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L I V R E S
La chimie et l’art,
Le génie au service de l’homme
Cet ouvrage est issu du colloque « Chimie et art, le génie au
service de l’homme », qui s’est déroulé le 28 janvier 2009 à la
Maison de la Chimie.
Collection dirigée par Paul Rigny

La chimie
et l’art,
le génie au service de l’homme

Christian Amatore, Anne Bouquillon, Sophie Descamps-Lequime,


Rose Agnès Jacquesy, Koen Janssens, Jean-Claude Lehmann, Michel Menu,
M.A. THEBAULT, Bernard Valeur, Philippe Walter

Coordonné par Minh-Thu Dinh-Audouin, Rose Agnès Jacquesy,


Danièle Olivier, Paul Rigny
Conception de la maquette intérieure et de la couverture :
Pascal Ferrari

Conception des graphiques : Pascal Ferrari


et Minh-Thu Dinh-Audouin

Mise en pages : Patrick Leleux PAO (Lisieux)

Imprimé en France

ISBN : 978-2-7598-0527-3

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous pro-


cédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux
termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou
reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non des-
tinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les
courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représen-
tation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de
ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette
représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, consti-
tuerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants
du code pénal.

© EDP Sciences 2010

EDP Sciences
17, avenue du Hoggar, P.A. de Courtabœuf, BP 112
91944 Les Ulis Cedex A, France
Ont contribué à la
rédaction de cet ouvrage :
Christian Amatore M.A. THEBAULT
École normale supérieure, Artiste et professeur
Département de Chimie, en secteur art espace,
UMR 8640 ENS-CNRS-UPMC, École nationale supérieure
Paris des arts décoratifs (ENSAD),
Paris
Anne Bouquillon
Centre de recherche Bernard Valeur
et de restauration des Musées Conservatoire national des arts
de France (C2RMF), et métiers, Paris,
UMR CNRS 171, Département Sciences et
Paris techniques industrielles
Sophie Descamps-Lequime Philippe Walter
Musée du Louvre, Centre de recherche
Département des Antiquités et de restauration des Musées
grecques, étrusques de France (C2RMF),
et romaines, UMR CNRS 171,
Paris Paris
Rose Agnès Jacquesy
Fédération française pour
les sciences de la Chimie
Koen Janssens
Université d’Anvers,
Département de chimie
Jean-Claude Lehmann
Académie des technologies
Michel Menu Équipe éditoriale
Centre de recherche
et de restauration des Musées Minh-Thu Dinh-Audouin,
de France (C2RMF), Rose Agnès Jacquesy,
UMR CNRS 171, Danièle Olivier
Paris et Paul Rigny
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Sommaire

Avant-propos : par Paul Rigny ......................... 9

Préface : par Bernard Bigot.............................. 11

Chapitre 1 : Aglaé, ou la Beauté vue


par la Science ; un accélérateur de particules
au Louvre depuis 20 ans
par Philippe Walter ...................................... 13

Chapitre 2 : Trésors de la mémoire et mode


opératoire des œuvres
par Michel Menu et Rose Agnès Jacquesy,
d’après la présentation de Sarkis ................ 41

Chapitre 3 : Chimie analytique, art et patrimoine,


vers une vision commune
par Christian Amatore.................................. 59

Chapitre 4 : Matériaux du patrimoine et altération.


Analyses par rayonnement synchrotron
par Koen Janssens ....................................... 97

Chapitre 5 : Couleurs originelles des bronzes


grecs et romains. Analyse de laboratoire
et patines intentionnelles antiques
par Sophie Descamps-Lequime................... 115

Chapitre 6 : La chimie crée sa couleur…


sur la palette du peintre
par Bernard Valeur....................................... 129

Chapitre 7 : Ateliers et athanors


par M.A. THEBAULT ...................................... 169 7
La chimie et l’art

Chapitre 8 : Faïence et verre, de la protohistoire


à l’histoire ancienne
par Anne Bouquillon et Rose Agnès Jacquesy,
d’après la conférence de Jean-Pierre Mohen 187

Chapitre 9 : L’art du verrier :


des nanotechnologies depuis l’Antiquité !
par Jean-Claude Lehmann .......................... 207

Glossaire ........................................................... 221

Crédits photographiques ................................ 227

8
Paul Rigny Rédacteur en chef L’Actualité Chimique
Avant-
propos
L’Actualité Chimique veut base de culture scientifique,
contribuer à faire connaître au-delà de la curiosité qui les
à un large public l’impact a conduits à s’en approcher.
qu’ont, par leurs résultats, S’ils ne sont pas, stricto
les Sciences Chimiques pour sensu, les comptes rendus
leur vie quotidienne. Dans le des colloques de la Fonda-
même objectif, la Fondation tion, ces ouvrages en
de la Maison de la Chimie présentent néanmoins les
organise des colloques et contenus d’une façon fidèle.
autres manifestations scien- Les divers chapitres s’ap-
tifiques qui traitent chaque puient sur les conférences
fois d’un domaine d’appli- qui y ont été présentées. Un
cation particulier (la mer, la soigneux travail de rédaction,
santé, l’art et le patrimoine, concerté avec les auteurs
l’alimentation… et beaucoup des conférences, en reprend
d’autres champs qui concer- les messages, en y ajoutant,
nent la vie en société). La parfois, des contenus péda-
rencontre entre ces deux gogiques permettant leur
initiatives donne naissance accès au plus grand nombre
aux ouvrages, confiés à l’édi- et harmonisant les niveaux
teur EDP Sciences pour l’édi- de formation nécessaires
tion et la diffusion, « La chimie pour aborder les différents
et… », qui veulent péren- chapitres. Ce travail est
niser les enseignements des l’œuvre d’une équipe édito-
colloques. Après les premiers riale de quatre scientifiques,
volumes, « La chimie et la qui a travaillé en contact
mer », puis « La chimie et étroit avec les conférenciers
la santé », c’est aujourd’hui du colloque, et parfois, avec
« La chimie et l’art » que vous leur accord, en se substituant
présente la collection L’Actua- à eux.
lité Chimique – Livres. Même « La chimie et l’art, le génie
s’ils veulent faire connaître au service de l’homme » place
les apports multiples et résolument le débat en faveur
souvent insoupçonnés des de la chimie là où on ne l’at-
Sciences Chimiques à un tendrait pas. L’art est le lieu de
vaste auditoire, ces ouvrages l’émotion, du loisir et du rêve ;
demandent à leurs lecteurs la chimie en regard n’ap-
de disposer d’une certaine paraît que comme austère :
La chimie et l’art

une science dont il faut la matière – ses transforma-


apprendre le langage et les tions, l’analyse de ses carac-
concepts, une technique qui téristiques – la chimie, comme
se fait trop souvent accuser malgré elle, se trouve convo-
d’être cause de dommages quée auprès des artistes.
à l’environnement. Pourtant, Dans ce domaine, éloigné
ce livre montre l’artiste et le des procès, trop souvent mal
chimiste comme complices, instruits mais bien réels,
tous deux « transformeurs de qu’elles peuvent rencontrer
matière » : nouvelles matières dans d’autres secteurs, les
signifie nouvelles expressions sciences chimiques peuvent
pour le sculpteur, l’architecte, ici être évaluées en toute
le plasticien. Et si l’œuvre sérénité. Le lecteur de cet
d’art est souvent (toujours ?) ouvrage appréciera sans
dépendante de la matière nul doute l’étendue de leurs
dans laquelle elle s’exprime, performances et l’efficacité
le chimiste est le détective avec laquelle la recherche les
rêvé pour aider l’artiste du fait progresser.
futur et comprendre celui du
passé.
Paul Rigny
Cette proximité entre artistes
Rédacteur en chef
et chimistes, pas toujours
L’Actualité Chimique
consciente mais primordiale,
nous avons souhaité, avec la Directeur de la collection
Fondation de la Maison de la L’Actualité Chimique - Livres
Chimie, en amener l’évidence
en réunissant des auteurs des Équipe éditoriale :
deux communautés. Les avan- Minh-Thu Dinh-Audouin,
tages de fait que les uns et les L’Actualité Chimique – Livres
autres retirent de leurs inte- Rose Agnès Jacquesy,
ractions révèlent l’importance Fédération Française pour les
des sciences chimiques aussi sciences de la Chimie (FFC)
dans ce domaine culturel où
Danièle Olivier, Fondation
le public peut-être ne l’avait
de la Maison de la Chimie
pas perçue. Affectée à l’étude,
au moyen des outils et des Paul Rigny,
concepts les plus avancés, de L’Actualité Chimique – Livres

10
Bernard Bigot Président de la Fondation Internationale de la Maison de la Chimie
Préface

Parce que la fascinante créa- menter les facettes de sa


tivité de l’homme s’exprime créativité, et pose au second
aussi bien dans les réalisa- des défis inhabituels qui
tions chimiques que dans les exaltent sa propre créativité
diverses expressions artis- scientifique.
tiques, parce que les outils
Cette continuité de regard
d’analyse et les concepts
entre la Science et l’Art, et
de la Chimie contribuent de
la richesse des applica-
manière croissante à l’exper- tions qui en résultent, sont
tise et à la préservation des mal connues du public et
matériaux et des œuvres de même parfois insuffisam-
notre patrimoine culturel, de ment du scientifique comme
tous les domaines de l’Art et de l’artiste. À l’occasion du
de toutes les époques, parce vingtième anniversaire de
que l’apport des techniques l’installation de l’accélérateur
chimiques les plus élabo- de particules Aglaé au Musée
rées éclaire désormais le du Louvre, il nous a été parti-
processus de création artis- culièrement agréable de nous
tique, qu’il relève du passé le associer à nos collègues et
plus lointain ou du présent le amis du Centre de recherches
plus actuel, et éveille l’intérêt et de restauration des musées
des meilleurs chimistes de la de France pour montrer au
recherche publique comme public, et aux jeunes en parti-
de l’industrie pour qu’ils y culier, combien la Chimie et
contribuent à leur tour, nous l’Art s’enrichissaient mutuel-
avons souhaité faire dialoguer lement et cela depuis très
chimistes et créateurs d’art longtemps. La Fondation de
en permettant à ces derniers la Maison de la Chimie et le
d’exprimer leur vision du CNRS sont heureux d’avoir
monde et leurs interrogations pu organiser un colloque
vis-à-vis de la matière et des ouvert au grand public qui a
technologies de sa transfor- réuni pour la première fois
mation ou de sa préservation. des conférenciers très divers
Le dialogue entre l’artiste et le : artistes de renom, scien-
chimiste apporte au premier tifiques internationalement
la maîtrise de la matière reconnus, conservateurs de
lui permettant d’accroître l’Art et du Patrimoine, indus-
sa liberté d’action et d’aug- triels : tous unis par la passion
La chimie et l’art

de la création au service de notre société, en expliquant


l’homme et par l’amour du notamment toujours mieux les
Beau. Leur rencontre et leurs apports souvent mal connus de
échanges mutuels, mais ses applications dans la qualité
aussi avec les participants de notre vie. C’est l’objectif de
du colloque, sont retrans- cet ouvrage qui appartient à
crits dans les chapitres de la collection « Chimie et… »,
cet ouvrage, dans lesquels qui, sur des thèmes transdis-
sciences, art et culture sont ciplinaires et d’intérêt sociétal
intimement mêlés. Je tiens à majeur, réunit les meilleurs
tous les remercier pour avoir spécialistes des domaines
accepté notre invitation et y choisis pour débattre sur ce
avoir répondu si généreuse- que les concepts, méthodes et
ment par de superbes contri- applications de la chimie leur
butions, avec une mention apportent ou pourront leur
particulière pour les artistes apporter.
qui ont accepté de se plier J’espère que cet ouvrage sur
au jeu inhabituel pour eux de La Chimie et l’Art sera pour
coopérer étroitement avec les chacun de ses lecteurs tout
scientifiques à la rédaction à la fois agréable et enrichis-
d’un ouvrage destiné à des sant, et qu’il illustrera l’intérêt
lecteurs non spécialisés. et la richesse du dialogue
La Fondation de la Maison entre les disciplines.
de la Chimie a l’objectif et
la volonté d’apporter à un
large public, et aux jeunes en Bernard Bigot
particulier, une image aussi Président de la Fondation
exacte que possible du rôle Internationale de
des sciences de la chimie dans La Maison de la Chimie

12
Philippe Walter Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
Aglaé, ou

la Beauté
vue la par

Science un accélérateur
de particules au Louvre
depuis 20 ans

Ce chapitre est dédié à la mémoire


de Joseph Salomon, physicien,
responsable d’AGLAÉ de 1989 à 2009,
décédé le 3 février 2009.

La matière constituant un œuvres… et offrir un nouveau


objet d’art ou d’archéologie regard sur leur histoire.
recèle de nombreux indices Mais comment est-il pos-
très utiles pour leur étude. sible d’analyser des objets de
En particulier, sa composition musées sans effectuer de pré-
chimique permet d’identifier le lèvement ? Comment a-t-on
matériau, sa provenance, les pu ainsi résoudre des énigmes
recettes de fabrication et ses cachées derrière des œuvres
éventuelles altérations. L’ac- d’art et des objets archéolo-
célérateur de particules Aglaé giques ? Racontons l’histoire
a été installé au Palais du et l’évolution d’un instrument
Louvre à Paris (Figure 1) pour exceptionnel, créé par les
permettre le développement scientifiques au service de
de l’analyse non invasive des l’Art…
La chimie et l’art

essentiels dans le domaine


muséologique :
− opérer d’une manière non
destructive sur des œuvres ou
sur des échantillons, évitant
ainsi la multiplication des
prélèvements ;
− présenter une grande sen-
sibilité, augmentant considé-
rablement le nombre d’élé-
ments chimiques décelés
simultanément, même ceux
présents à l’état de traces.
Car les plus infimes d’entre
elles peuvent se révéler déter-
minantes pour fournir des
Figure 1 critères de caractérisation de
L’accélérateur de particules la provenance, de l’époque ou

1
Aglaé trône dans les laboratoires de l’authenticité des objets !
souterrains du musée du Louvre
La naissance
et travaille pour donner vie aux d’Aglaé et sa − permettre d’effectuer très
œuvres d’art. gestation rapidement l’étude de séries
d’objets pour établir des
Depuis décembre 1987 rapprochements chronolo-
est installé au Centre de giques, technologiques ou
recherche et de restaura- esthétiques, que l’on met
tion des musées de France en évidence simultanément
(C2RMF) un accélérateur grâce aux traitements des
d’ions qui a été baptisé Aglaé données par ordinateur.
(Figure 1). C’est le nom
d’une des trois Grâces de la
Grèce ancienne, associée à Pour répondre à ces critères,
la beauté, mais cet acronyme les chercheurs du C2RMF ont
signifie également Accéléra- développé une ligne expéri-
teur Grand Louvre d’Analyse mentale spécifique à Aglaé,
Élémentaire. Un tel appareil que l’on appelle le micro-
permet de mettre à dispo- faisceau extrait à l’air. Ce
sition des responsables des dispositif original, dont nous
collections de musées, des allons décrire le principe
scientifiques et des restau- (paragraphe 3), a atteint un
rateurs, un ensemble de très haut degré de sophistica-
techniques dites d’analyse tion. Depuis quelques années,
par faisceau d’ions énergé- l’intérêt de cette approche a
tiques (Ion Beam Analysis, d’ailleurs conduit des équipes
IBA), couramment utilisées européennes à demander
en physique des solides et des l’accès de l’accélérateur dans
matériaux, et plus récemment le cadre de l’infrastructure
en biologie. intégrée Eu-ARTECH1.
Cette installation perfec-
1. Eu-ARTECH est un projet ins-
tionnée, complexe et perfor-
crit dans le 6e programme cadre
mante pour analyser les de recherche et développement
matériaux a été choisie pour européen, et coordonné par l’uni-
14 répondre à trois critères versité de Pérouse (Italie). Treize
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
Aglaé a vingt ans aujourd’hui, la conservation des œuvres et
et sous son faisceau d’ions en les documentant, notam-
sont passés des matériaux ment à l’occasion d’exposi-
aussi divers que des bijoux en tions.
or et en argent, des objets en
alliage cuivreux, des gemmes,
Retour sur vingt ans de vie
des objets en verre et des
pour Aglaé…
céramiques couvertes de
glaçure, des encres et des
pigments, et aussi des pierres, 1.1. Un pari ambitieux
des os et de l’ivoire, ou encore
des produits de restauration Le pari fait en 1980 d’installer
ou de corrosion, pour ne pas un accélérateur de particules
tout citer... au Laboratoire de recherche
C’est pour fournir des infor- des musées de France (LRMF,
mations précieuses aux ancien nom du laboratoire du
chercheurs au cours de C2RMF. Encart « Le C2RMF,
leurs études, dont les enjeux un grand laboratoire dédié
sont de taille : comprendre au Patrimoine »), était fondé
les techniques de fabrica- sur l’idée que les techniques
tion, étudier les provenances d’analyse par faisceaux d’ions,
des matériaux, rechercher couramment utilisées en
des critères pour authen- sciences des matériaux,
tifier et dater des œuvres, devaient permettre des avan-
comprendre le vieillissement cées importantes dans la
des matériaux ou les condi- connaissance du Patrimoine,
tions d’altération, en vue de en répondant aux interro-
leur conservation et parfois gations des conservateurs,
leur restauration. Autant de historiens de l’art et archéolo-
démarches qui contribuent gues. L’enjeu était de réaliser
à l’histoire de l’art, à l’his- de 3 000 à 5 000 analyses
toire des techniques, à l’ar- par an sur des objets, des
chéologie – en permettant de prélèvements mais égale-
mieux comprendre les modes ment des aérosols pour des
de vie des anciens à partir de études environnementales
l’étude du matériel – et à la dans les musées. L’avantage
muséologie, en contribuant à des méthodes d’analyses par
faisceaux d’ions était leur
facilité d’utilisation pour des
structures de recherche de huit
pays d’Europe, toutes concernées analyses panoramiques non
par la conservation et la connais- destructives, en série, quelles
sance des œuvres d’art, sont les que soient les natures des
partenaires de ce projet qui a matériaux constituants les
démarré en juin 2004 pour durer œuvres d’art et les objets
cinq ans. Les institutions parte-
archéologiques.
naires de Eu-ARTECH collaborent
à des programmes qui réunissent
physiciens, chimistes, spécia-
listes des matériaux, conserva- 1.2. Un projet se dessine
teurs, archéologues, historiens de
Un projet, nommé PIXE
l’art et restaurateurs. Ces institu-
tions sont, dans leur pays, des ré- (Particle Induced X-ray Emis-
férences en matière d’étude et de sion) dans un premier temps,
conservation du patrimoine. fut lancé et reçut rapidement 15
La chimie et l’art

LE C2RMF, UN GRAND LABORATOIRE


DÉDIÉ AU PATRIMOINE

L’histoire d’un grand laboratoire de musées n’aurait pas existé sans la découverte fonda-
mentale des rayons X par Röntgen en 1895. On mesure combien l’analyse par rayons X a
révolutionné le monde de la physique, puis le domaine de la santé. Mais son intérêt dans le
domaine de l’art a été mis en évidence pour la première fois en 1920 par André Chéron, qui
réalisa au musée du Louvre une radiographie du tableau Enfant en prière de Jean Hey, et
montra qu’il était possible d’analyser les œuvres d’art en profondeur : mettre en évidence les
dégradations, déterminer la composition des pigments utilisés, etc. La physique et la chimie
allaient devenir des alliés précieux pour le patrimoine : comprendre les œuvres et objets
archéologiques, les authentifier, les conserver, les restaurer…
C’est alors qu’est né en 1968 le Laboratoire de recherche des musées de France (LRMF),
destiné à l’étude scientifique des œuvres d’art. En 1998, il fusionna avec le Service de restau-
ration des musées de France, pour donner naissance au Centre de recherche et de restau-
ration des musées de France (C2RMF) actuel (Figure 2).

Figure 2
Les locaux du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) (A), installés au
Grand Louvre (B).

le soutien de la communauté Le LRMF fut donc désigné


scientifique, même si les maître d’œuvre en 1983 et
conditions initiales n’étaient il commença à développer
pas des plus favorables. Mais des contacts étroits avec
l’enthousiasme de la petite différents laboratoires du
équipe des origines allait CNRS2, de l’Université, du
compenser certaines insuf-
fisances (taille réduite de 2. Centre national de la recherche
16 l’équipe, budget limité, etc.). scientifique.
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
CEA3 et de l’IN2P34. C’est cahier des charges de l’opé-
en Comité interministériel ration, G. Amsel et M. Menu
de la recherche scientifique ont assuré la direction scien-
et technique, fin 1982, tifique et technique du projet
qu’une première enveloppe et constitué une équipe locale
budgétaire fut décidée, puis compétente en installant les
complétée en 1983 par le premiers équipements d’Aglaé
Ministère de la Recherche, et sur l’accélérateur du campus
les années suivantes par le de Jussieu [1].
Ministère de la Culture (sur le La décision d’aller de l’avant
budget civil de la recherche et a définitivement été prise en
du développement). Laurent 1985 à la suite de la publica-
Fabius, Jack Lang et Hubert tion par Roger Bird [2] d’une
Curien ont chacun, dans leurs étude exhaustive sur les
ministères respectifs, joué un applications des techniques
rôle décisif dans la décision de d’analyse par faisceaux
renforcer un champ discipli- d’ions à l’art et à l’archéo-
naire, considéré prometteur logie, suivie d’un colloque
pour l’étude et la conserva- international portant sur ce
tion scientifiques des biens même thème, organisé par
culturels. Les directeurs des le LRMF à l’Abbaye de Pont-
musées de France successifs à-Mousson début 1985 [3],
furent eux aussi convaincus grâce au soutien de l’OTAN et
de l’effet d’entraînement d’un du Conseil de l’Europe. Dans
tel système d’analyse pour un le même temps, l’utilisation
laboratoire de musées. du PIXE s’imposait pour de
Il fallait donc le lancer, ce telles études dans d’autres
projet PIXE… laboratoires de physique et
la possibilité d’étudier direc-
tement les documents était
Sa mise en œuvre a réelle-
démontrée sur des œuvres
ment démarré à l’automne
aussi célèbres que la Bible de
1983, avec l’aide de Georges
Gutenberg par Thomas Cahill
Amsel, directeur du système
et Bruce Kuzko au Crocker
d’analyse par faisceau d’ions
Nuclear Laboratory de l’Uni-
(accélérateur Van de Graaf)
versité de Californie [4].
du Groupe de Physique des
Solides de l’Université Paris
VII et du CNRS au campus de 1.3. L’installation, enfin…
Jussieu (Encart : « Aglaé et ses
pères »). Expert international Après quelques péripéties,
de ces méthodes, aidé par l’installation d’Aglaé dans
Michel Menu dès 1984, il les locaux souterrains du
fut désigné comme chef de laboratoire fut décidée ; le
projet au LRMF. Un groupe gros œuvre du bâtiment fut
d’experts fut simultanément réalisé en 1987 sous l’au-
constitué pour préciser le torité de l’établissement
public du Grand Louvre, ainsi
que l’aménagement d’une
3. Commissariat à l’énergie ato-
première tranche de locaux
mique.
4. IN2P3 : Institut national de phy- pour l’accélérateur Aglaé
sique nucléaire et de physique des (Figure 3) : une salle pour l’ac-
particules, un institut du CNRS. célérateur, d’une dimension 17
La chimie et l’art

AGLAÉ ET SES PÈRES

La conception de la machine et le choix de l’accélérateur ont été réalisés en relation avec


le Groupe de Physique des Solides de Jussieu, sous la direction de Georges Amsel : l’accé-
lérateur lui-même est un modèle électrostatique tandem de 2 millions de volts Pelletron 6
SDH-2 acquis auprès de la société National Electrostatic Corp. (Middletown, Wisconsin), aux
États-Unis. Il permet d’accélérer des protons jusqu’à 4 MeV, des particules alpha jusqu’à
6 MeV, ainsi que des ions plus lourds (O, N, etc.). Il a été équipé dès l’origine d’une source
d’ions Alphatross qui présentait l’avantage de permettre la production de particules variées
(protons, deutons, 3He, 4He, 15N). C’est une source à cellule d’échange de charge avec une
vapeur de rubidium, dont le fonctionnement est apparu par la suite assez capricieux. Elle
a été complétée par la suite, en 1995, par une source radiofréquence à haute brillance
Duoplasmatron plus adaptée pour la production des protons et deutons, brillante, stable
dans le temps et plus simple à mettre en œuvre [5].

Avec l’arrivée du physicien Joseph Salomon en 1985, puis de Thomas Calligaro en 1986,
tous deux physiciens nucléaires formés au Centre de recherche nucléaire de Strasbourg, le
cœur de l’équipe technique de l’accélérateur était en place. Cette équipe a été complétée par
Jacques Moulin, ingénieur au Groupe de Physique des Solides de Jussieu. À partir de 1989,
et grâce à l’action des directeurs du laboratoire, Maurice Bernard puis Jean-Pierre Mohen,
et de leur adjoint Jean-Michel Dupouy, puis de Jean-Claude Dran, responsable du groupe
Aglaé de 1995 à 2003, l’équipe se renforcera par l’arrivée de deux ingénieurs d’études, un
pour les développements mécaniques et l’autre pour ceux liés à l’électronique et à la détec-
tion. Aujourd’hui, cette équipe est constituée de Lucile Beck (physicienne, responsable du
groupe), Brice Moignard (mécanique et machine), Laurent Pichon (acquisition et électro-
nique) et Thiery Guillou (mécanique et sécurité).

de 15 x 30 mètres, sans pilier, roulante en béton de 80 cm


une salle de contrôle accom- d’épaisseur. La distribution
pagnée de pièces techniques et la circulation des effluents
et une salle de réunion. firent également l’objet d’une
La volonté de pouvoir mettre étude particulière : extraction
en œuvre des techniques des gaz polluants et distribu-
utilisant des faisceaux de tion d’eau de refroidissement
deutons5 imposa alors une déminéralisée par des échan-
Figure 3 protection anti-neutrons et geurs branchés sur un réseau
la réalisation autour de la d’eau froide. La distribution du
Salle de la machine avant
salle (murs, sols, plafonds) courant électrique fut séparée
l’installation d’Aglaé.
d’une dalle d’une épaisseur en trois réseaux « accéléra-
d’un mètre de béton, ainsi teur », mesure et domestique
qu’un accès par des chicanes au travers de transformateurs
anti-radiations et une porte d’isolement afin de garantir
des conditions optimales de
mesure des signaux émis lors
5. Un deuton est un noyau du deu- des expériences.
térium (isotope de l’hydrogène),
comprenant un proton et un neu-
Les éléments de l’accéléra-
18 tron. teur furent livrés en décembre
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
1988 (Figure 4) et le montage deux lignes, une à 45° équipée
de la machine réalisé en d’une chambre d’analyse sous
1989. Des réglages, des tests, vide, une à 30° destinée à un
des améliorations techniques faisceau extrait à l’air (cette
furent effectués par l’équipe technique originale sera
Aglaé pendant plus de deux décrite dans le paragraphe 3).
ans. L’accélérateur avait aussi
Aglaé était maintenant été conçu pour permettre
installé : les faisceaux d’ions à terme une diversification, Figure 4
pouvaient entrer en action. avec un microfaisceau, un Livraison de l’accélérateur Aglaé
Place à la physique, place à spectromètre de masse pour au milieu du chantier du Grand
l’analyse des œuvres d’art… la datation radiocarbone, de Louvre.
l’activation neutronique. Seul
le microfaisceau verra le jour ;

2 Les exploits d’Aglaé le dispositif de spectrométrie


de masse pour la datation
radiocarbone sera installé à
2.1. L’analyse par faisceaux
Saclay en 2003, au Labora-
d’ions, ou lire dans la matière
toire de mesure du carbone 14
sans la détruire
(LMC14, UMS 2572 du CNRS).
Avec une pareille équipe et un Très récemment, ce sont
tel équipement dans l’envi- des installations de rayons X
ronnement du Grand Louvre, pour la fluorescence 3D et la
il est devenu possible de dis- microdiffraction des rayons
poser de différentes méthodes X que l’équipe a mis en place
de caractérisation physico- dans ce local pour compléter
chimique de la matière. Ces le dispositif Aglaé.
méthodes s’appellent PIXE
(Particle Induced X-ray Emis-
sion), PIGE (Particle Induced 2.2. Quand Aglaé fait parler
Gamma-ray Emission), RBS des œuvres
(Rutherford Backscattering
Spectroscopy), NRA (Nuclear 2.2.1. La méthode PIXE
Reaction Analysis), ou encore apporte des réponses en art
ERDA (Elastic Recoil Diffusion et en archéologie
Analysis)… Engouffrons-nous La méthode PIXE est de loin la
dans la matière, au cœur de plus utilisée avec Aglaé pour
ses atomes, sièges d’interac- identifier des matériaux, des
tions entre les noyaux et leurs techniques et rechercher les
cortèges d’électrons : l’Encart origines de l’objet étudié. Elle
« Les faisceaux d’ions font a, par exemple, été employée
parler la matière » nous décrit pour caractériser la nature
les phénomènes qui ont lieu des métaux et des incrusta-
lorsque l’on expose une œuvre tions de trois pectoraux égyp-
d’art à un faisceau d’ions. tiens de l’époque ramesside6
Afin de mettre en œuvre conservés au musée du Louvre
toutes ces méthodes d’ana-
lyse approfondies, l’équipe 6. L’époque ramesside est une
époque de l’Égypte ancienne
d’Aglaé devait solidement
s’étendant de 1295 à 1069 av. J.-C.
armer l’accélérateur. L’en- (soit de la XIXe à la XXe dynastie),
semble d’analyse a été équipé caractérisée par l’abondance des
dans un premier temps avec rois portant le nom de Ramsès. 19
La chimie et l’art

LES FAISCEAUX D’IONS FONT PARLER LA MATIÈRE


Lire dans la matière sans la détruire
L’œuvre d’art ou l’objet archéologique est disposé face à l’œil d’Aglaé (Figure 5), qui l’irradie
alors avec un faisceau d’ions. Que se passe-t-il dès lors que les particules ioniques pénètrent
le matériau ? Comment ce faisceau arrache-t-il à l’objet une réponse ?
Selon la nature de l’irradiation, la matière va répondre d’une certaine manière via des phéno-
mènes physiques à l’échelle de l’atome, où entrent en action diverses particules : protons,
deutons, particules α… Les scientifiques en décodent ensuite le message, à savoir la compo-
sition chimique du matériau.

Figure 5
L’objet d’art à analyser (ici le lustre d’une céramique) est placé devant l’œil d’Aglaé qui le sonde.
Pour ce faire, l’accélérateur envoie un faisceau de particules ioniques qui bombardent l’objet et le font parler.

20
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
La méthode PIXE
La méthode PIXE (Particle Induced X-ray Emission ou émission de rayons X induite par des
particules chargées), est la principale méthode utilisée pour mesurer la composition des
matériaux en éléments chimiques majeurs, mineurs et sous forme de traces.

PIXE, comment ça marche ?


Lorsque les particules du faisceau d’Aglaé bombardent le matériau, les atomes de ce dernier
sont stimulés et émettent un rayonnement X, caractéristique de chaque élément chimique.
Ce phénomène se produit en trois phases (Figure 6) :
1) en pénétrant dans l’objet à analyser, une particule du faisceau éjecte un électron proche
du noyau d’un atome du matériau ;
2) l’atome ne reste pas dans cet état instable et excité : le trou laissé est aussitôt comblé par
un électron d’une orbite plus extérieure de l’atome ;
3) lors de ce réarrangement, l’atome émet un rayon X pour libérer son excès d’énergie. Selon
la nature des couches électroniques impliquées, les rayons X produits correspondent aux
raies d’émission K, L et M. À chaque élément chimique correspond une énergie de rayon X
bien déterminée.
Il reste alors à détecter ce rayon X caractéristique et d’en déduire la composition de la
matière.

Figure 6
La méthode PIXE utilise la propriété de la
matière d’émettre des rayons X sous l’effet
d’un faisceau d’ions.

Ainsi, la méthode PIXE fait parler la matière, sans prélèvement. Plusieurs conditions sont
néanmoins requises : en pratique, les particules le plus souvent employées sont des protons
peu énergétiques, de 1,5 à 4 MeV (eV = électronvolt). Le courant de particules est choisi suffi-
samment faible pour ne pas endommager la matière : de quelques centaines de picoampères
– pour les matériaux fragiles tels que les papiers – à 50 nanoampères pour les métaux.
Un petit historique
Ce phénomène, selon lequel des rayons X sont émis sous l’impact d’un faisceau de particules,
a été observé dès 1912. Pourtant, il a fallu attendre plus de 50 ans, avec le développement
de détecteurs de rayons X à semi-conducteurs (diodes de silicium dopé au lithium Si(Li)), la
disponibilité de petits accélérateurs et l’avènement d’ordinateurs pour pouvoir l’employer à
des fins d’analyse chimique. En 1970, l’équipe de Johansson jette les fondements de cette
technique qu’il dénomme PIXE [6]. L’interprétation des spectres X permettant de remonter
aux concentrations des constituants de la cible est basée sur l’emploi de codes de calcul,
aujourd’hui sur le logiciel GUPIX de J. L. Campbell [7].
21
La chimie et l’art

Avantages et inconvénients de PIXE


La méthode PIXE est dite quantitative et panoramique car elle permet de doser avec
une bonne précision et simultanément des éléments du tableau périodique de Mende-
leïev compris entre le sodium Na (Z = 11) et l’uranium U (Z = 92), soit près de quatre-vingt
éléments chimiques !
Autre atout de cette méthode d’analyse, sa sensibilité, car elle est capable de détecter des
éléments présents dans de très faibles teneurs (de l’ordre de la partie par million). Qui plus
est, c’est une méthode rapide : en quelques minutes, la réponse est donnée !
PIXE présente néanmoins quelques limitations. Le Tableau 1 résume les avantages et incon-
vénients de PIXE.

Tableau 1
Avantages et inconvénients de la méthode PIXE.

Avantages Inconvénients
• non destructive, sans prélèvement • ne mesure pas le carbone, l’oxygène,
• panoramique : mesure simultanée du l’azote
sodium à l’uranium • pas d’information sur les liaisons
• sensible : mieux que 10 ppm pour 20<Z<30 chimiques
• rapide (quelques minutes) : rendement X • méthode d’analyse de surface
élevé • pas d’information sur la répartition en
• précise : résultats à ± 5 % profondeur
• absolue (sans étalons) • impose une cible homogène et plane
• analyse de zones microscopiques (micro-
sonde)
• analyse à pression atmosphérique possible
• se combine aisément à d’autres méthodes
d’analyse par faisceaux d’ions

La méthode RBS
Outil d’analyse très courant en sciences des matériaux, la spectrométrie de rétrodiffusion
élastique (Rutherford Backscattering Spectrometry) permet de sonder la distribution des
éléments chimiques, notamment des impuretés lourdes, sous la surface du matériau (voir
le paragraphe 2.2.2 sur l’analyse d’objets métalliques).

RBS, comment ça marche ?


On irradie l’objet à analyser avec un faisceau de particules α* ou de protons ; il se produit
alors des interactions avec les noyaux des atomes qui les conduisent à changer d’énergie et
de direction (mesurée par l’angle θ) : c’est le phénomène de rétrodiffusion (Figure 7).
Un détecteur de silicium à barrière de surface compte et mesure l’énergie des ions rétrodif-
fusés à l’angle θ. L’énergie maximale correspond à une interaction à la surface de la matière
avec un coefficient de proportionnalité avec l’énergie initiale des particules appelé facteur
cinématique. Celui-ci dépend du numéro atomique Z de l’élément chimique. Au-delà de
ce front apparaissent les ions rétrodiffusés après avoir pénétré dans l’échantillon et pour
lesquels l’énergie est d’autant plus faible qu’ils ont pénétré profondément. Un programme
de simulation permet ensuite de calculer la distribution de la concentration des éléments
chimiques dans l’échantillon analysé.
22
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
Figure 7
La méthode RBS utilise la propriété
de la matière de « rétrodiffuser »
les particules qui la bombardent en
émettant un rayonnement dans une
direction θ.

*Les particules α sont constituées de deux protons et de deux


neutrons. Elles sont typiquement émises par des noyaux radioactifs
comme l’uranium ou le radium.

Les méthodes NRA et PIGE


On affine encore les analyses grâce à la méthode NRA (Nuclear Reaction Analysis) : elle permet
de sonder plus spécialement les isotopes des éléments légers (de l’hydrogène au sodium).

NRA, comment ça marche ?


On envoie un faisceau d’ions de haute énergie sur l’échantillon : leurs noyaux interagissent
avec les noyaux des atomes de l’échantillon, ce qui a pour conséquence de produire un rayon-
nement électromagnétique γ*, ou une émission de protons ou particules α (Figure 8).
Il peut parfois exister, pour des valeurs précises de l’énergie des particules incidentes et sur
un intervalle très étroit, de brusques augmentations de la probabilité de réactions appelées
résonances. En faisant varier l’énergie du faisceau, il devient alors possible de mesurer des
gradients de concentration de l’élément sondé. C’est le cas par exemple de certaines réac-
tions utilisées pour mesurer des diffusions du fluor ou de l’hydrogène durant l’altération du
silex ou du quartz [8].
Quant à l’analyse PIGE (Particle Induced Gamma-ray Emission), elle est très utile pour déter-
miner la composition en éléments légers dans le cœur des matériaux, et elle est sensible à
la nature des isotopes (Figure 8).

PIGE, comment ça marche ?


La méthode PIGE implique le plus souvent un faisceau de protons de 1 à 4 MeV, qui induit
une excitation des noyaux des atomes irradiés. Les spectres de raies γ obtenus s’éten-
dent entre environ 100 keV et 8 MeV. Les profondeurs concernées par les mesures sont de
plusieurs dizaines de micromètres et la détermination quantitative des concentrations passe
la comparaison avec des standards parfaitement connus. Cette méthode est très complé-
mentaire du PIXE et souvent réalisée simultanément.
23
La chimie et l’art

Un faisceau de deutons peut également être employé pour exciter les noyaux des atomes.
Il s’est avéré très sensible à la détection de l’oxygène, du carbone et de l’azote. Une étude
systématique entreprise avec Aglaé pour mesurer le rendement d’émission de raies γ
induites par deutons sur des cibles épaisses a montré la bonne sensibilité pour les éléments
sodium, silicium, soufre, chlore et potassium, mais aussi pour le carbone et l’oxygène [9].
Cette méthode a ainsi été employée pour caractériser des éléments légers dans des objets
en bronze et obtenir des informations nouvelles sur les technologies d’élaboration utilisées
dans les toutes premières métallurgies.

Figure 8
Les méthodes NRA et PIGE : on envoie
un faisceau d’ions de haute énergie et
l’on sonde les noyaux des atomes.

*Un rayonnement γ est une émission de photons de haute énergie.

La méthode ERDA
L’analyse par détection des atomes de recul ERDA (Elastic Recoil Detection Analysis) est
utilisée principalement pour le dosage d’éléments légers comme l’hydrogène.
ERDA, comment ça marche ?
Cette méthode a été initialement mise au point au moyen d’un faisceau d’ions incidents rela-
tivement lourds (35Cl de 30 MeV), et par la suite a été optimisée afin de doser l’hydrogène à
l’aide d’un faisceau d’hélium de quelques MeV. La cinématique est la même que pour la RBS
mais cette fois-ci, on s’intéresse non plus aux particules rétrodiffusées mais aux « atomes de
recul » émis aux angles avant.
Dans le cas du dosage de l’hydrogène, le faisceau incident de particules α induit des protons
de recul mais aussi un nombre important de particules α diffusées vers l’avant. Il faut donc
séparer ces contributions qui se superposent sur le plan énergétique en plaçant devant le
détecteur un mince film de polymère qui stoppe les particules les plus lourdes.
Cette technique permet de mesurer des phénomènes d’hydratation à la suite d’altération de
verre ou de quartz dans des milieux archéologiques ou dans les musées [10].

24
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
[11]. Ces pendentifs provien- minces cloisons de métal
nent de la tombe d’un taureau ont reçu des incrustations de
Apis enterré au Sérapéum de verre coloré imitant les pierres
Saqqara, site fouillé au milieu fines. L’harmonie des couleurs
du XIXe siècle par Auguste est difficile à estimer car les
Mariette. Les résultats ont teintes de certaines incrus-
permis de montrer des diffé- tations de verre ont pu virer
rences entre les différents avec le temps. Cette étude
objets. Le pectoral à tête de témoigne de la richesse des
bélier a été fabriqué avec un or techniques et de l’importance
très pur à 99,5 %, fait rarissime du verre coloré à cette époque.
dans l’orfèvrerie égyptienne. Concernant l’origine des
La face supérieure, cloisonnée, matières premières, diffé-
est d’une rare perfection rentes recherches furent et
technique puisque son décor sont toujours effectuées sur
comprend quelques trois cents des matériaux variés, pierres
cellules. Toutes les incrus- précieuses, silex, céramiques,
tations sont faites de pierres roches, etc. La nature des
semi-précieuses : turquoise, incrustations rouges des yeux
lapis-lazuli et cornaline. La et du nombril d’une statuette
qualité des matériaux va de parthe de déesse nue (Baby-
pair avec la finesse de l’exécu- lone, Mésopotamie, Musée du
tion, le dessin des cloisons est Louvre, Antiquités orientales,
harmonieux, souple et varié, AO 20217) a été déterminée
et sur le revers, la gravure de par PIXE [12]. Il s’agit de
la feuille d’or est délicate et rubis provenant de Birmanie,
détaillée. d’après la comparaison des
Un autre pectoral au nom éléments traces présents (fer,
de Ramsès II (Figure 9) a été vanadium, titane, gallium…)
fabriqué avec un alliage d’ar- avec ceux de rubis des rares
gent (62 %) et d’or (35 %) conte- mines existantes en Asie. Ces
nant un peu de cuivre, mélange rubis sont les plus anciens Figure 9
formant de l’électrum. Une des trouvés au Moyen-Orient.
Ils témoignent d’une route Pectoral au nom du pharaon
faces est simplement décorée
Ramsès II. Nouvel Empire,
par gravure de la feuille de des pierres précieuses entre 19e dynastie, Égypte, Saqqara,
métal tandis que l’autre est la Mésopotamie et l’Asie du Sérapéum, tombe de l’Apis mort
travaillée en cloisonné. Les Sut-Est quelques siècles en l’an 26 de Ramsès II. Musée du
alvéoles déterminées par les avant notre ère. Louvre, Inv. E79 et E80.

25
La chimie et l’art

Plusieurs programmes de du support de ces œuvres au


recherche ont également été gisement d’Ucaréo, situé dans
menés pour retrouver l’ori- l’état de Michoacán, au centre
gine d’objets ou d’outils en du Mexique. Ce résultat reste
obsidienne, un verre volca- surprenant si l’on considère
nique. L’obsidienne est une que Murillo a vécu à Séville
roche acide, pratiquement qu’il n’a quitté qu’occasionnel-
dépourvue de cristaux ; sa lement pour se rendre dans les
composition chimique élé- pays voisins. Il a probablement
mentaire est par conséquent eu accès à un matériau exo-
très homogène sur l’ensemble tique dans ce port où arrivaient
de la coulée, y compris en élé- les marchandises du Nouveau
ments traces qui deviennent Monde, dont cette obsidienne,
alors des traceurs d’origine. dont la teinte noire et brillante
En analysant les matières est particulièrement adaptée à
découvertes sur leur site d’ori- la représentation de scènes de
gine, on peut créer une base la Passion.
de données qui permet d’at-
L’identification des pigments
tribuer une origine à un objet
des tableaux n’a été que très
découvert dans un contexte
peu réalisée avec Aglaé. Le
archéologique. Ses proprié-
problème est que, dans ces
tés intrinsèques (sa couleur
cas, les études ne nécessi-
et son aspect particulier, sa
tent pas toujours une analyse
cassure lisse et conchoïdale
PIXE : la spectrométrie de
se prêtant bien aux opéra-
fluorescence des rayons X est
tions de taille) ont conduit
en effet généralement suffi-
les hommes préhistoriques à
sante pour de telles expertises
l’employer pour fabriquer des
(à propos des rayons X, voir le
outils ; les archéologues ont
Chapitre de K. Janssens) et ne
remarqué qu’elle pouvait être
pose pas les problèmes de
retrouvée loin de toute source
de matière première [13]. Une dégradation7 du vernis ou de
application de ces travaux a certains pigments qui l’on voit
été réalisée pour comprendre
7. De nombreuses études des
la nature et l’origine de sup- dommages induits par les fais-
ports en obsidienne employés ceaux d’ions dans les matériaux
par Bartolomé Esteban Murillo picturaux ont été entreprises,
(1617-1682) pour la réalisation notamment à partir de 1993 [14],
de plusieurs de ses œuvres puis en 2006 par Lucile Beck dans
(Figure 10). La composition de le cadre d’un partenariat avec
le CEA. Des vernis, des liants
ces supports obtenue par PIXE
(huile, œuf), des pigments mi-
a montré une grande simili- néraux et organiques à l’huile
tude avec une série d’objets ont été irradiés en faisant varier
archéologiques rectangulaires les paramètres dose, courant et
du Muséum National d’His- énergie. Les dommages visuels
toire Naturelle à Paris appe- ont été relevés uniquement pour
quelques produits et des analyses
lés « miroirs fumants » et
colorimétriques et chimiques ont
supposés précolombiens. La été effectuées. Cependant, ces
comparaison avec une base de résultats expliquent pourquoi peu
données de composition d’ob- de tableaux ont été étudiés avec
sidiennes a permis d’attribuer Aglaé, même si les éventuelles
sans ambiguïté la provenance traces d’analyse sont trop petites
26 pour être vues à l’œil nu.
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
A
B

Spectre PIXE
haute énergie
d’éléments traces

Spectre PIXE basse énergie


d’éléments majeurs

parfois apparaître sous l’effet fourreau en or, cristal de Figure 10


d’un faisceau de protons. roche et lapis-lazuli ont été
commandés par le Direc- A) Le Christ à la colonne,
2.2.2. La méthode RBS, pour Bartolomé Esteban Murillo ;
toire pour en faire cadeau
les objets d’art métalliques H. : 0,33 m ; L. : 0,30 m ; Musée
au général Bonaparte, vain- du Louvre, Départements des
L’utilisation de la technique queur des Autrichiens en peintures, Inv. 932. B) Spectres
RBS a été développée sur Italie, après le traité de PIXE avec deux détecteurs pour la
Aglaé pour la caractérisation Campo-Formio (1797). L’ho- détection des éléments majeurs et
des alliages métalliques. La mogénéité de l’alliage sur des traces.
caractérisation des maté- toute la profondeur analysée
riaux du « sabre des empe- (de l’ordre de 10 μm) a été
reurs » conservé au Musée clairement démontrée par
du Château de Fontainebleau RBS : il ne s’agit pas d’argent Figure 11
en est une bonne illustration doré comme on pouvait éven- A) Sabre des Empereurs, ayant
(Figure 11). Ce sabre, certai- tuellement le penser mais appartenu à Napoléon Ier ; lame
nement le plus beau de tous d’un objet en or massif. allemande du XVIIe siècle, gravée du
ceux ayant appartenu à Napo- nom des Empereurs romains et du
léon, est dit sabre des Empe- 2.2.3. Combiner PIXE et PIGE, Saint Empire romain germanique
reurs en raison des noms pour analyser la peinture (Inv. F1996.1(1)), 1797, L. : 0,950 m.
B) Spectres RBS montrant
des empereurs romains et C’est en combinant les
l’épaisseur importante de l’or
du Saint-Empire gravés en méthodes d’analyse PIXE et dans le sabre des empereurs ;
allemand sur la lame. La PIGE qu’il a été possible pour en comparaison, mesure sur une
somptueuse monture et le les chercheurs de l’équipe de statuette khmère en bronze doré.

Énergie (MeV)
A B 1,0 1,5 2,0 2,5 3,0
20
Fourreau, sabre
Statuette khmère
Rendement normalisé

15

10

He CuAu
0
100 200 300 400 500
Canal 27
La chimie et l’art

mieux comprendre les tech- Les peintures ne nous sont


niques picturales employées parvenues que sous forme
pour réaliser la peinture de fragmentaire. L’analyse de
stèles hellénistiques décou- minuscules prélèvements au
vertes à Alexandrie (Égypte), microscope électronique à
Figure 12 datées du IIIe siècle av. J.-C. balayage n’a été possible que
et conservées au Musée du dans de rares cas, essen-
A) Stèle hellénistique d’Alexandrie, Louvre et au Musée d’ar-
Musée du Louvre (MA3645). tiellement pour la couleur
B) Localisation des points
chéologie nationale à Saint- de fond. La diffraction des
d’analyse par PIXE/PIGE sur Germain en Laye [15]. Il
rayons X a précisé les phases
une stèle permettant ensuite s’agit de stèles funéraires
minérales.
une reconstitution virtuelle des (Figure 12) de forme rectan-
couleurs originelles. C) Exemple gulaire en calcaire où était Pour documenter plus pré-
de spectre PIXE. D) Exemple de représenté le mort dans cisément cet ensemble
spectre PIGE. On observe les d’œuvres très altérées, seule
raies d’émission du soufre et
une situation de la vie quoti-
de l’oxygène lorsque l’on est en dienne : homme ou femme une méthode non invasive
présence d’un sulfate (ici, sulfate au banquet, mercenaire en pouvait être employée : des
de strontium = célestine). arme avec un serviteur, etc. mesures ont été effectuées

A B

C Célestine de
D
la tunique
marron +
oxyde de fer
sur plâtre de
gypse
Rendement (log)

Rendement

Manteau rouge
oxyde de fer
sur plâtre de
gypse

Carbonate
de plomb du
vêtement gris +
bleu égyptien

Énergie Énergie (kev)

28
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
directement en PIXE et PIGE
à l’aide d’un faisceau extrait
de deutons afin de détermi-
3 Aglaé grandit :
le développement
d’une ligne de faisceau
ner les pigments employés extrait à l’air
à partir de la composition
en éléments légers (C, O, S)
et plus lourds (en particulier Durant les dix premières
les métaux présents dans années d’Aglaé, les cher-
les pigments). Ces analyses cheurs du LRMF se sont
ont montré l’utilisation d’une efforcés d’adapter cet accé-
technique inédite employant lérateur de particules à
très fréquemment du sulfate l’analyse des œuvres des
de strontium (appelé céles- musées. C’est ainsi que,
tine) mélangé à différents pas à pas, ils ont modifié
pigments classiques (oxyde le dispositif de départ, en
de fer, bleu égyptien (voir vue d’améliorer les perfor-
mances et la facilité d’utili-
le Chapitre d’après la confé-
sation de l’appareil.
rence de J.-P. Mohen), céruse)
ou plus rares et considérés Dès 1990, la source de
comme coûteux (orpiment rayonnement et le disposi-
As2S3 et cinabre HgS), ou tif d’injection ont été trans-
jamais identifiés jusqu’à pré- formés pour obtenir une
sent (mimétite et vanadinite, meilleure fiabilité et déli-
un arséniate et un vanadate vrer les intensités de cou-
de plomb). rant de faisceau suffisantes
pour exploiter les techniques
Ces différentes matières
d’analyse par faisceaux d’ions
permettaient aux artisans
(Encart « Les faisceaux d’ions
d’obtenir des couleurs très
font parler la matière »). En
variées et lumineuses. Par-
parallèle débutait un projet
fois, la céruse et la célestine
de microsonde nucléaire qui
étaient mélangées aux pig-
avait pour but de caracté-
ments, sans doute pour obte-
riser des échantillons avec
nir des nuances plus douces
une résolution de l’ordre du
et plus nombreuses. Le fond
micromètre, une sensibilité
des peintures pouvait être
bien supérieure à celle d’un
clair ou coloré en bleu, vert,
microscope électronique et
jaune vif, orange vif, etc. Les
la possibilité de coupler les
analyses ont permis de tenter
méthodes d’analyse par fais-
une reconstitution de l’aspect
ceaux d’ions.
originel de ces œuvres et don-
nent une vision nouvelle de la Ce sont ces développements
peinture alexandrine, connue qui ont conduit à la réalisa-
essentiellement par les cri- tion d’un dispositif original :
tiques de certains auteurs le micro-faisceau extrait
antiques qui lui reprochaient à l’air. Nous allons décrire
son aspect clinquant. Il est ici les grandes étapes de
ainsi possible de mieux com- cette réalisation : tout a
prendre comment cette pein- débuté avec le macrofais-
ture a marqué un tournant ceau extrait, suivi de la ligne
entre les œuvres des artistes micro-faisceau sous vide,
grecs de la période classique puis finalement la fusion de
et la peinture romaine. ces lignes... 29
La chimie et l’art

3.1. La ligne de faisceau matière permet de maintenir


extrait à l’air : un dispositif le vide dans l’accélérateur
original tout en laissant les parti-
cules sortir dans l’air : pour
3.1.1. Les premières sources les protons, on emploie dans
de rayonnement d’Aglaé un premier temps un film de
Au tout début, Aglaé possé- kapton (un polymère stable
dait deux lignes de faisceau : et fin, de 8 μm d’épaisseur) ;
la première était dotée d’une pour les deutons, des feuilles
chambre sous vide. Mais métalliques de zirconium (de
pour analyser des objets trop 2 μm d’épaisseur).
Figure 13 fragiles ou trop encombrants La ligne de faisceau extrait
pour être placés dans cette à l’air est décrite en détail
L’analyse par faisceau extrait
du scribe accroupi du musée du
chambre sous vide, il en fallait dans l’Encart « Le faisceau
Louvre a permis de déterminer la une autre : ce qu’on appelle extrait à l’air : comment ça
nature des pigments, enduits et la ligne de faisceau extrait marche ? ».
constituants de l’œil et du visage. (Figure 13). Une fine feuille de
3.1.2. Des mesures de plus
en plus précises
Les ingénieurs et chercheurs
ont par la suite amélioré le
transport du faisceau jusqu’à
l’objet à analyser. Pour ce
faire, ils ont remplacé l’air
sur le chemin des particules
extraites par de l’hélium. Ce
développement fut conduit
en 1995, simultanément
avec une amélioration de la
géométrie d’extraction, grâce
à la conception d’un nouveau
système plus compact, réalisé
en laiton (au lieu du dural dans
les cas précédents), ce qui a
permis de limiter le bruit de
fond lors de l’utilisation d’un
faisceau de deutons. L’extré-
mité fut équipée d’une pièce
conique creuse en aluminium,
chemisée en carbone pour
éviter également le signal de
fluorescence des rayons X
produit par les éléments
lourds présents dans l’alliage.
Cette dernière pièce assure
un flux continu d’hélium sur
le trajet aller du faisceau ;
elle comportait également
une micro-vanne à boisseau
télécommandée qui permet
30 de contrôler régulièrement
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
LE FAISCEAU EXTRAIT À L’AIR : COMMENT ÇA MARCHE ?
Pour analyser des objets fragiles et de grande taille
La première version de cette ligne de faisceau extrait à l’air a permis des analyses avec
un faisceau de 1 mm de diamètre, le positionnement des objets ou des échantillons étant
effectué à partir de moteurs X, Y, Z placés sur un chevalet permettant le déplacement d’ob-
jets relativement volumineux. La zone analysée est visualisée depuis la salle de contrôle
par un marqueur vidéo superposé à l’image de l’objet. Le problème principal pour utiliser
ce dispositif à des fins d’analyse quantitative résidait, jusqu’en 1993, dans la difficulté de
mesurer le courant reçu par l’échantillon. De multiples solutions avaient été développées
dans divers laboratoires (chopper, raie de l’argon, cage de Faraday dans l’air pour des objets
minces). Dans notre cas, nous avons mis au point une méthode de mesure de l’intensité du
faisceau à partir du nombre de particules rétrodiffusées par la feuille de sortie, et recueillies
par un détecteur à barrière de surface (Figure 14, détecteur P3). Avec ce dispositif, on mesure
aisément des courants aussi faibles que la dizaine de picoampères. L’échantillon se trouve à
22 mm de la feuille de sortie. Le diamètre du faisceau extrait est défini par un collimateur de
diamètre compris entre 100 μm et 2,5 mm.

A B

Figure 14
A) Schéma de principe du système PIXE, avec deux détecteur Si(Li), l’un d’entre eux, le détecteur X1, est
protégé des particules rétrodiffusées par un déflecteur magnétique (aimant permanent) et de l’hélium
est flué sur le trajet des rayons X pour faciliter la détection des éléments légers. Le détecteur X2, de plus
grandes dimensions, permet la détection des traces. B) Dessin du « nez » d’extraction du faisceau à l’air
(échelle de 5 cm).

le flux de particules reçu par de l’analyse des éléments


l’échantillon. légers, un flux régulier d’hé-
Par ailleurs, pour diminuer lium (deux litres par minute)
l’atténuation des rayons X est amené sur la zone du
de faible énergie et donc point d’analyse. Ce rempla-
augmenter la sensibilité cement de l’air par l’hélium 31
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
3.2. La ligne de micro-
faisceau, pour des analyses LA LIGNE DE MICRO-FAISCEAU : UNE TECHNOLOGIE
encore plus fines TRÈS AVANCÉE
Mais ingénieurs et chercheurs Les choix techniques pour la conception de cette micro-
ont encore amélioré Aglaé, en sonde ont fait largement appel à des solutions éprouvées
développant un tout nouveau et standardisées : fentes, lentilles et chambre d’Oxford
dispositif : la ligne de micro- Microbeams pour la focalisation avec la mise en place d’un
faisceau (voir la description partenariat de recherche avec Geoff Grime, Université
dans l’Encart « La ligne de d’Oxford). Une attention particulière a été portée sur le
micro-faisceau : une tech- système anti-vibrations afin d’isoler le système de focali-
nologie très avancée »). Ce sation, la chambre d’analyse et les fentes objets des vibra-
dispositif élaboré a permis de tions hautes fréquences produites par les pompes à vide.
focaliser le faisceau d’ions sur Dans notre dispositif, les fentes objets sont séparées du
tout objet placé sous vide, avec système de focalisation et de la chambre d’analyse par une
une taille aussi minuscule que distance de 6 mètres. Chacun de ces éléments repose sur
le micromètre ! Cette ligne fut deux blocs de calcaire massif (600 kg) entre lesquels sont
installée en 1991 et le premier insérées des plaques de polystyrène de 25 mm d’épaisseur.
micro-faisceau a été produit Cet ensemble constitue un filtre en fréquence mécanique
début mai 1992. destiné à absorber les vibrations externes (Figure 15).
Il est alors non seulement
possible d’utiliser les diffé-
rentes méthodes d’analyse
par faisceaux d’ions, mais
aussi de détecter les élec-
trons secondaires émis pour
obtenir une image topogra-
phique de l’objet, comme
dans un microscope électro-
nique à balayage. Il est égale-
ment possible d’effectuer de
la microscopie à balayage par
transmission d’ions (STIM)
dans le cas d’échantillons très
minces, de quelques micro-
mètres.

3.3. La construction d’une Figure 15


ligne nouvelle de micro-
La ligne de micro-faisceau dans les laboratoires du Louvre.
faisceau extrait

Malgré ses performances et


son intérêt, le micro-faisceau
était très peu utilisé jusqu’en En revanche, on utilisait plus
1997 (1 % du temps de fais- volontiers la ligne de faisceau
ceau en 1995). Cette désaffec- extrait, du fait de sa parfaite
tion s’expliquait en partie par adéquation aux contraintes
les défauts du dispositif : le inhérentes aux objets de
système d’acquisition présen- musées. La nécessité d’éviter
tait certaines défaillances et il tous les prélèvements ou
était difficile de pointer le fais- mise sous vide des objets
ceau sur l’échantillon étudié. avait conduit à développer 33
La chimie et l’art

d’Aglaé, notamment en termes


de résolution : en utilisant
comme fenêtre de sortie
une fine feuille d’aluminium
(0,75 μm), on est parvenu à
diminuer le diamètre du fais-
ceau à environ 20 μm en rou-
tine, en plaçant l’objet à 3 mm
de la fenêtre, sous une atmos-
phère d’hélium. Une telle taille
de faisceau permet désor-
mais d’analyser de plus petits
détails tels que des inclusions
dans les gemmes ou les enlu-
minures.

3.3.2. Une diversification


des méthodes d’analyse
de très haute résolution
Ce nouveau dispositif a
également permis de
mettre en œuvre les
autres techniques d’ana-
lyse par faisceaux d’ions :
RBS avec faisceau de parti-
cules α, NRA avec des deu-
tons et même ERDA avec des
α. Il a pour cela été nécessaire
de réduire encore la quantité
de matière employée pour la
Figure 16 une ligne expérimentale fenêtre d’extraction du fais-
spécifique, dont les évolu- ceau. En effet, la traversée par
Le physicien Joseph Salomon met tions ont été décrites précé-
en place un objet dans le dispositif les particules d’une fenêtre
demment. d’extraction de quelques
de faisceau extrait à l’air.
En 1997, le peu d’intérêt micromètres d’épaisseur in-
rencontré par la ligne micro- duit une forte dispersion de
sonde et l’intérêt d’amé- leur énergie et une augmenta-
liorer la résolution spatiale tion du diamètre du faisceau.
des analyses sur la ligne de La disponibilité de fenêtres
faisceau extrait a conduit de sortie de faisceau ultra
l’équipe à fusionner les deux minces de nitrure de silicium
lignes, afin d’obtenir un (100 nm d’épaisseur) a permis
micro-faisceau extrait d’une de réaliser des mesures RBS
taille de l’ordre de 50 μm, à pression atmosphérique
bien mieux adapté à l’analyse avec un faisceau d’ions d’hé-
locale des objets de musées lium d’énergie de 2 à 6 MeV,
(Figure 16). avec une résolution en énergie
satisfaisante (quelques dizai-
3.3.1. Des mesures nes de keV avec un détecteur
encore plus fines au silicium à barrière de sur-
Cette fusion fut un progrès face courant, contre environ
34 décisif pour les performances 15 keV sous vide).
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
A B Énergie (MeV)
1,0 1,5 2,0 2,5 3,0
200
Référence non exposée
exposition de 6 mois

150

Rendement normalisé
100

50

0
100 200 300 400 500
Canal

3.3.3. Le dispositif fait 3.3.4. Dresser des Figure 17


ses preuves dans le domaine cartographies des
de l’Art A) Sceau en plomb du Pape
œuvres d’art
Honorius III, Archives Nationales
Ce nouveau dispositif s’est Et si l’on pouvait recueillir de France. B) Spectres RBS
révélé être un outil inté- à la sortie d’Aglaé, non plus (3He2+ 3 MeV) de deux coupons de
ressant pour l’histoire des plomb, l’un juste nettoyé, l’autre
des signaux ou des spectres
œuvres d’art, mais égale- exposé six mois à la corrosion
complexes, mais une image atmosphérique : on observe la
ment pour leur conservation. sur laquelle apparaîtrait formation d’une couche oxydée de
Au cours de ses premières directement l’œuvre d’art ? quelques micromètres d’épaisseur.
applications, il a permis de Ceci est maintenant possible
caractériser des patines car l’équipe est parvenue
formées sur des alliages à réaliser une microsonde
cuivreux (voir le Chapitre de capable d’effectuer des carto-
S. Descamps-Lequime), ainsi graphies de répartition d’élé-
que l’altération de sceaux en ments, grâce à un système
plomb associés aux bulles des d’acquisition multiparamé-
Papes d’Avignon (Figure 17A) trique, et il suffit alors de
et conservés aux Archives déplacer l’objet pas à pas
Nationales [16]. Il est devenu devant le faisceau.
possible, au moyen de moni-
teurs en plomb placés dans Cette trouvaille ingénieuse
les vitrines, de diagnosti- a été appliquée à des pein-
quer préventivement l’altéra- tures murales (Figure 18) ou
tion des objets métalliques, des papyrus égyptiens, des
de comprendre certains exemples parmi bien d’autres.
mécanismes de corrosion Dans de tels cas, la durée
atmosphérique et d’évaluer d’une acquisition est comprise
l’influence des micro-climats entre une et trois heures, pour
et des polluants de l’air inté- des zones pouvant être très
rieur sur les œuvres pour petites (de l’ordre du milli-
sélectionner les meilleures mètre) ou de plus grande
conditions de conservation taille (quelques dizaines de
(Figure 17B). centimètres de côté). 35
La chimie et l’art

Figure 18 L’archéologie s’est trouvée d’un miroir parabolique


également bien servie par chauffant une plaque métal-
Cartographie PIXE des pigments lique dans laquelle est logé
cette possibilité de carto-
sur une représentation romaine de
graphier les objets. L’étude l’échantillon face au faisceau
visage (Musée de Metz) : l’analyse
révèle les quantités de pigments des fards égyptiens en est extrait.
jaunes et rouges employés pour une illustration intéressante.
réaliser les nuances de couleur, Comme nous le voyons en
mais aussi la présence d’un
pigment à base de cuivre (bleu
égyptien) sur les paupières
détail dans le Chapitre de
C. Amatore, la galène (PbS) est
un minéral naturel reconnu
4 Aglaé aujourd’hui
inférieures. Des problèmes de Grâce aux nombreux dévelop-
conservation rendent invisibles ces comme une matière première
pements que nous venons de
traces de pigments. Un exemple importante des cosmétiques
mieux conservé et comparable a voir, et qui n’ont cessé d’aug-
égyptiens. Le but des cher-
été retrouvé à Pompéi. menter le champ d’étude des
cheurs est de reconstituer
œuvres des musées, Aglaé
pour comprendre certaines
fournit aujourd’hui jusqu’à
recettes de préparation des 10 000 analyses par an aux
fards égyptiens. En brûlant chercheurs français et euro-
un textile imbibé d’huile, les péens, parfois sur les œuvres
anciens modifiaient la surface les plus précieuses des
de la galène par oxydation, et musées !
des phénomènes d’irisation
apparaissaient, conférant à De nombreux chercheurs se
la poudre grise un joli aspect partagent l’utilisation de cette
doré ou bleuté selon l’épais- machine, unique au monde et
seur de la couche de sulfate particulièrement sollicitée :
[17]. Afin d’étudier la vitesse • 35 % pour les utilisateurs du
d’oxydation de la galène à C2RMF sur programme ;
l’air, on a construit un four
• 20 % pour les activités
pouvant atteindre 700 °C, et
de service du C2RMF (sans
des analyses par RBS ont pu
programmation) ;
être effectuées. Ce dispositif
consiste essentiellement en • 15 % pour la maintenance
36 une lampe halogène munie de l’accélérateur ;
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
• 10 % pour des chercheurs
français extérieurs au
C2RMF ;
• 20 % pour les projets en
accès transnational financés
par l’intermédiaire des
programmes européens
Eu-Artech et Charisma.
Les activités non program-
mées correspondent notam-
ment à des études visant à
authentifier certains objets.
Ce fut le cas notamment pour
l’analyse d’une tête en verre
bleu coiffée d’une perruque
bleu foncé du Musée du
Louvre, estimée datant de la
fin de la XVIIIe dynastie (inv.
E11568) (Figure 19). Depuis
son entrée au Louvre en 1923,
en pleine « toutânkhamo-
manie », la sculpture, d’une
grande séduction, conquit
immédiatement le public et
devint un fleuron du dépar-
tement des Antiquités égyp- deux verres de la tête bleue Figure 19
tiennes. Sa notoriété fut présente en effet toutes les
caractéristiques des verres Analyse d’une tête en verre bleue
très grande. Cependant, son par faisceau extrait à l’air.
analyse stylistique s’avérait modernes employés à partir
complexe avec une ambiguïté du XVIIIe siècle. Ces verres
du style, qui participait à la sont des silicates alcalins
fois de l’esprit du style Toutân- essentiellement sodiques
khamon et de l’art amarnien8. possédant de fortes teneurs
en plomb et en arsenic. Les
Grâce aux analyses par PIXE sources sodiques ne sont
associées au PIGE (pour pas d’origine végétale et ces
accéder à la mesure de la verres sont opacifiés princi-
teneur d’origine en sodium du palement par de très petits
verre authentique), le doute cristaux d’arséniates de
a pu être levé et cette œuvre plomb répartis avec une très
doit désormais être consi- forte densité dans la matrice
dérée comme moderne. La vitreuse. Si cet objet avait
composition chimique des été authentique, on n’aurait
trouvé ni arsenic ni plomb en
8. L’art amarnien se caractérise
si grande quantité, ni opaci-
par une représentation des per-
sonnages, surtout de la famille fiant d’antimonate de calcium
royale, qu’on a qualifiée d’expres- [18]. Par ailleurs, les réac-
sionniste ou de caricaturale. La tions nucléaires produites
période amarnienne correspond sur le noyau de fluor ont
au règne du pharaon Akhénaton permis de montrer que le
(vers 1355 à 1337 av. J.-C.), tandis
faussaire avait employé de
que le règne de Toutânkhamon
s’étend de 1345 à 1327 av. J.-C. l’acide fluorhydrique pour 37
La chimie et l’art

modifier l’état de surface expertise a également conduit


du visage et le rendre plus Aglaé à devenir un instrument
rugueux et sombre – lui d’accès européen, ouvert aux
conférant ainsi un aspect chercheurs, conservateurs,
ancien ! (voir aussi l’encart restaurateurs, archéologues
« La chimie « dénonce » l’ar- et scientifiques qui apportent
tifice, la découverte d’un et partagent autour d’Aglaé
faux », du Chapitre d’après la leurs expertises et leurs
conférence de J.-P. Mohen). problématiques. Des cher-
La procédure d’acquisition cheurs étrangers, provenant
des données développée par d’une quinzaine de pays diffé-
l’ingénieur Laurent Pichon rents ont ainsi été accueillis
permet aujourd’hui un accès depuis 2005. Cette action,
rapide au dispositif analy- menée dans le cadre du 6e
tique, et des non-experts des programme pour la recherche
techniques peuvent aisément de l’Union Européenne, est un
réaliser leurs mesures. La des fondements de l’infras-
géométrie du système de tructure intégrée Eu-Artech,
faisceau extrait et l’électro- qui se poursuit maintenant
nique d’acquisition multivoies sous la forme de la nouvelle
est telle qu’on peut faire en infrastructure CHARISMA
simultané une mesure PIXE, jusqu’à fin 2013.
PIGE, RBS ou NRA à condition En parallèle de ces dévelop-
que la physique le permette, pements et du service offert
réduisant ainsi le temps d’ir- aux utilisateurs, l’équipe
radiation sur un même point Aglaé s’est engagée depuis
et ainsi les dommages poten- une dizaine d’année dans
tiels sur l’œuvre. d’autres projets de construc-
tion de prototypes originaux,
Ces innovations sont très
tels que la fluorescence des
importantes dans le domaine
rayons X portable, la diffrac-
général de l’analyse par fais-
tion des rayons portable, la
ceaux d’ions, au-delà de l’ap-
microdiffraction X, la fluores-
plication aux matériaux du
patrimoine culturel. cence X 3D. Ces instruments,
installés dans la salle de l’ac-
célérateur, ont bénéficié du

5 Aglaé s’exporte et savoir-faire déployé lors de


s’agrandit encore la construction de la ligne de
faisceau extrait à l’air.
L’expérience acquise par
l’équipe est reconnue du point
de vue technique et amène
les chercheurs et ingénieurs 6 Aglaé demain
du groupe à être sollicités Aglaé et la salle où il se trouve
pour conseiller des labora- ont aujourd’hui vingt ans et
toires souhaitant développer doivent être rénovés. À cette
de telles activités dans le occasion, Aglaé pourrait être
domaine de la caractérisation complété dans les prochaines
des matériaux anciens, par années par une nouvelle
exemple récemment en Italie, machine, appelée ThomX,
en Autriche, en Belgique, en basée sur l’effet « Compton
38 Grèce ou aux États-Unis. Cette inverse » (l’interaction entre
Aglaé, ou la Beauté vue par la Science
un paquet d’électrons et un en janvier 2009 son soutien
« pulse laser » intense). Cette envers le plan de modernisa-
nouvelle installation serait tion de l’accélérateur Aglaé et
constituée d’un accélérateur du complexe instrumental qui
d’électrons avec un anneau l’entoure, ainsi que la co-loca-
compact de stockage et une lisation dans ce laboratoire de
cavité optique laser pour la source ThomX, permettant
obtenir toute une gamme de le développement de capa-
rayons X monochromatiques cités uniques dans l’imagerie,
et cohérents allant de 6 keV ainsi que l’analyse de struc-
à 90 keV [19]. ThomX est en ture et chimique. Il lui est
cours de conception par le apparu que la combinaison
Laboratoire de l’accélérateur de ces deux accélérateurs, au
linéaire d’Orsay (LAL, CNRS- sein d’un laboratoire unique
UMR8607) et le Synchro-
dédié à l’analyse non invasive
tron Soleil avec notamment
des œuvres d’art et installé
le CELIA (CNRS-UMR5107,
dans l’enceinte de sécurité
Université de Bordeaux) et
du Musée du Louvre, créerait
THALES. Sa construction
les conditions du développe-
bénéficierait de l’avance tech-
ment d’une nouvelle méthode
nologique française dans le
domaine des cavités lasers de d’examen tridimensionnelle
haute puissance. des œuvres des musées,
couplée à la science des maté-
Ce projet global de moderni-
riaux. Cette approche scienti-
sation, appelé Aglaé 2, a été
fique permettra de réaliser
défini à la suite de l’étude, par
de nouvelles études décisives
un comité scientifique interna-
pour la compréhension des
tional constitué en juin 2007,
techniques des artistes, pour
de différentes propositions de
développement des installa- l’expertise en histoire de l’art
tions d’analyse non invasive et pour la conservation des
au Centre de recherche et de œuvres les plus précieuses.
restauration des musées de On ne peut que souhaiter
France. Ce comité a apporté longue vie à Aglaé…

39
La chimie et l’art

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40
Michel Menu et Rose Agnès Jacquesy, d’après la présentation de Sarkis
Trésors de la mémoire et mode opératoire des œuvres
Trésors de

la mémoire
et mode opératoire
des œuvres

1 L’historien,
le restaurateur,
le chimiste et l’artiste
− Le restaurateur, s’il cherche
par son intervention à remettre
en fonction un produit de l’ac-
tivité humaine, dans le cas de
La vision des œuvres par un l’œuvre d’art, il prend en consi-
artiste est singulière. Elle se dération, selon Cesare Brandi
distingue de celle de l’histo- [2], non seulement la matière
rien d’art, de celle du restau- par laquelle l’œuvre d’art
rateur, de celle du chimiste. subsiste mais aussi la bipola-
Sa vision se distingue, mais rité (esthétique et historique) à
ne s’oppose pas. Elle s’ajoute travers laquelle l’œuvre s’offre
sur l’œuvre comme une strate à la conscience.
de signification. − Le chimiste ou le physi-
Chaque regard sur une œuvre cien, le scientifique de labo-
d’art, sur une peinture en ratoire dans un musée,
particulier, est habilité à examine, radiographie, ana–
proposer sa vérité pour en lyse l’œuvre à différentes
approfondir la connaissance, échelles, jusqu’au micron
confrontation de la liberté et désormais encore à des
de l’artiste et de la liberté du échelles mille fois plus petites
spectateur. jusqu’au nanomètre. Le but
− L’historien d’art, avec une du chimiste est de connaître
méthode historique, analyse la matière, les propriétés de
et décompose, classe, rap- celle-ci et d’y retrouver les
proche et compare : « (L’his- traces qui sont imprimées,
toire de l’art cherche) à quel traces qui sont des témoins
événement ou à quelle loi de la présence et de l’activité
obéissent ces mutations humaine, témoins de la tech-
qui font que soudain les nique de l’artiste.
choses ne sont plus perçues, − L’artiste possède sa vision
décrites, énoncées, caracté- propre, vision du monde,
risées, classées et sues de qui va lui permettre, par les
la même façon », dit Michel œuvres qu’il crée, de proposer
Foucault [1]. une vérité. Il offre par son
La chimie et l’art

regard des blocs de sensa- outils, expérimenter les


tions et nous fait comprendre matériaux, imaginer leur
le but de l’art qui, avec les transformation et leur
moyens physiques (peinture transmission jusqu’à nous.
ou autre medium), arrache Historiens de l’art, archéo-
de la perception à partir logues, chimistes contri-
des sensations. Ce sont ces buent ensemble à éclairer les
sensations qui rendent la figures découvertes sur les
matière expressive. parois des grottes, les sculp-
Les théories explicatives tures sur os ou sur ivoire,
de l’art sont le plus souvent les gravures sur plaquettes
révélatrices de l’évolution des qui transmettent un signal
idées en sciences humaines si subtil de la vie de nos loin-
et, en conséquence, ne font tains ancêtres [3, 4].
jamais longtemps l’unani- Sarkis est cet artisan de
mité, excluant tout espoir la mémoire, qu’il poétise :
d’explication globale et défi- « Mon travail est toujours lié
nitive. Étudiant la préhistoire à la mémoire. Tout mon vécu
de l’art occidental, André est dedans. Mais l’histoire est
Leroi-Gourhan a imposé une comme un trésor. Elle nous
analyse de la structure des appartient. Tout ce qui est fait
images pour échafauder un dans l’histoire nous appartient…
langage des signes, et en tout ce qui est fait par des êtres
déterminer ainsi la « chaîne- humains, dans la souffrance et
opératoire ». (Ce concept ne dans l’amour, c’est en nous et
se réduit pas à la description c’est notre plus grand trésor. Et
des différents gestes mais vise tout ce que j’ai vécu et que j’ai
également à en comprendre fait, c’est aussi mon trésor. Et
les sens, symboliques, écono- quand tu concrétises cela dans
miques, etc.). La difficulté une œuvre d’art, que tu le rends
vient de ce que le peintre peut visible et pénétrable, tu peux
partir d’une image mentale voyager avec les formes. Tu
qui est, comme telle, incom- peux ouvrir les frontières au lieu
municable et de ce que, à la de les fermer » [5]. La symbo-
fin de son travail, il livre au lique est un danger pour l’art,
public un objet que chacun dit-il également. Il exige au
peut contempler. On pense contraire une inspiration libre
alors qu’il y a eu passage de et spontanée, chargée de ses
l’imaginaire au réel. Mais émotions et des trésors qu’il
cela n’est point vrai. Ce a accumulés, offrant un éclai-
qui est réel, il ne faut pas
rage nouveau, dressant des
se lasser de l’affirmer, ce
perspectives nouvelles.
sont les coups de pinceau,
l’empâtement de la toile, À seize ans, à Istanbul où il
son grain, le vernis qu’on a est né, Sarkis « tombe » sur le
passé sur les couleurs. Mais Cri, le tableau le plus célèbre
précisément tout cela ne fait de Munch. C’est ce qui décide
point l’objet d’appréciations de sa vocation d’artiste.
esthétiques… Pour aborder À la fin de l’année 1997 et au
l’art naissant, il nous faut début de l’année 1998, Sarkis
ainsi revenir aux commen- est accueilli en résidence à
42 cements : la recherche des Saché dans l’atelier de Calder.
Trésors de la mémoire et mode opératoire des œuvres
Dans cet immense atelier mant dans une même coulée
de 300 m2, il décide de n’oc- – une même durée – l’ombre
cuper que 5 m2 et d’y réaliser en couleur liquide et la couleur
de tout petits films, 25 films liquide en flammes » [6].
vidéo, dont « Au commence- Cette invention, l’aquarelle
ment, le cri » où les couleurs dans l’eau, Sarkis la retrace
vont se mélanger, comme à travers plusieurs œuvres de
une voix, comme un cri. C’est maîtres anciens : Mantegna,
là qu’il invente un nouveau Hokusai, Munch… C’est aussi
médium : la peinture dans cette invention qui illustrera
l’eau, les pinceaux chargés des phénomènes primaires, le
d’aquarelle, bleue, rouge, son, la chaleur…
verte, jaune ou ocre navi-
En intitulant ses films Au
guent dans de simples réci-
commencement, … et en
pients remplis d’eau pure (ou
substituant l’action au
de lait) et tracent dans l’onde
verbe, Sarkis ne détourne-
un parcours singulier où la
t-il pas l’aspect religieux de la
couleur acquiert une véritable
construction pour lui rendre
autonomie. Il s’agit bien d’une
sa dimension profondément
invention puisque personne
humaine ?
avant lui ne s’était aventuré
aussi loin dans ce monde. Il

2 Au
organise des écoles pour les
enfants dans chacune de ses commencement…
expositions pour initier les
plus jeunes à l’émerveille- Il fut un temps (avant le
ment de la couleur dans l’eau, XVIIe siècle) où ne se posait pas
aux mouvements délicats de la question d’une distance,
la peinture dans le courant donc de la recherche d’un
liquide, à la couleur réinventée rapprochement, entre art et
et surtout réenchantée. Le science. À la Renaissance, les
monde que Sarkis a pénétré artistes étaient les scienti-
doit être à chaque fois retracé, fiques : ils étaient ingénieurs,
redécouvert. Ainsi, il ne architectes, peintres, sculp-
souhaite pas figer un moment teurs. Les peintres faisaient
précis du parcours du pinceau partie de la corporation des
dans un bol, il ne souhaite pas apothicaires, pharmaciens
solidifier tout à coup le liquide et médecins. Galilée était un
pour congeler une image, musicien, concertiste réputé ;
aussi belle et aussi riche de Grünewald, ingénieur hydrau-
rêve soit-elle. licien. Arts et Techné étaient le
Dans la plupart des films même mot, avaient le même
de Sarkis, il n’y a pas de sens, l’un en latin, l’autre en
coupure, pas d’obstacle pour grec.
briser la continuité, conti- Les films de Sarkis sont
nuité de temps autant que réalisés avec des matériaux
de matériau. Il n’y a qu’un très simples, un bol, de l’eau,
seul matériau, fluide et indé- du lait… et des pigments.
coupable par nature, l’eau de Après avoir fait des aqua-
l’aquarelle. Ce matériau « est relles sur papier, il voulait
capable de métamorphoser faire parler les propriétés
tout ce qu’il touche, transfor- spécifiques des couleurs, la 43
La chimie et l’art

dynamique propre à chacune Dans les musées, les œuvres


d’elles, jouer avec la flui- sont achevées, figées, défini-
dité de l’onde et choisir la tives. « Je voulais montrer la
granulométrie du pigment, création en œuvre, l’artiste en
la soie du pinceau, plus ou chemin », dit Sarkis. Quelques
moins humidifiée, plus ou cinéastes, comme Clouzot
moins chargée en couleur. dans son film sur Picasso
Dans « Au commencement, les ou le film réalisé sur et avec
couleurs dans l’eau », une de Pollock, avaient approché
ses toutes premières expé- cette idée. Mais il s’agis-
riences, il tente de fixer dans sait davantage de montrer
le liquide la couleur et d’en le geste de la création plus
percevoir en même temps les que l’opératoire de la créa-
mouvements, mouvements tion elle-même. Pour Sarkis,
qui dépendent des propriétés le mouvement dans l’image
chimiques des pigments, est réglé comme une danse,
de l’angle et de l’impulsion comme le spectateur devant
donnés au pinceau chargé de l’œuvre, avance, recule, s’im-
matière colorée. mobilise et repart, et produit
sa propre chorégraphie.
En inventant un nouveau
medium artistique, Sarkis
ouvre ainsi la perspective d’un 2.1. Au commencement, le cri
nouveau lieu où le chimiste
pourrait trouver son inspira-
tion.
Cependant, « je crois qu’entre
un chimiste ou un physicien et
moi, il y a une différence fonda-
mentale : les premiers décou-
vrent ce qui existe ; l’artiste
découvre dans l’art des choses
qui n’existent, n’existaient
pas », dit Sarkis [7]. L’œuvre Le premier film projeté s’in-
d’art est un « bloc de sensa- titule « Au commencement,
tions ». Mais il n’exclut pas le le cri ». Il est inspiré par le
discours technique, simple- tableau d’Edvard Munch
ment la technique n’est pas réalisé en 1893 (voir Encart
la finalité de l’art, elle ne peut « Munch : l’origine du cri »).
résumer à elle seule les inten- « Je suis tombé dans l’art
tions de l’artiste. La vérité après avoir vu une reproduc-
étant supposée réservée à la tion de cette œuvre. Exac-
science et la beauté à l’art, tement comme on tombe
d’éminents scientifiques ont amoureux… », nous dit Sarkis.
célébré la splendeur de telle J’avais seize ans, c’était à
équation ou la grâce de telle Istambul :
expérience, érigeant ainsi
l’esthétique, en se l’appro-
« Sur une sorte de pont,
priant, au rang de principe
méthodologique : la beauté, un enfant ou un jeune homme,
selon certains, serait un gage la bouche ouverte,
44 de validité [8]… a l’air de crier.
Trésors de la mémoire et mode opératoire des œuvres
MUNCH : L’ORIGINE DU CRI

Là commence une histoire


L’éruption du Krakatoa le 27 août 1883, une des plus violentes de mémoire d’homme, fit
plusieurs dizaines de milliers de victimes et engendra un tsunami dont les vagues furent
perceptibles jusqu’en Europe. Les cendres émises lors de l’explosion du volcan provoquèrent
des couchers de soleil flamboyants. Edvard Munch, peintre norvégien, né le 12 décembre
1863 à Loten, raconte : « je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait –
tout d’un coup le ciel devint rouge sang – je m’arrêtais fatigué, et je m’appuyais sur une clôture – il
y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu noir de la ville – mes amis continuè-
rent, et je restais tremblant d’anxiété – je sentais un cri infini qui se passait à travers l’univers ».
De cet événement, Edvard Munch exécuta quatre versions de son œuvre la plus connue. Le
Cri est une des pièces de la série La Frise de la Vie, que Munch a assemblée au tournant du
siècle, série dans laquelle il traite d’une manière récurrente des thèmes de la vie, l’amour,
la peur et la mort. Les nazis, jugeant son œuvre « art dégénéré », retirèrent ses tableaux des
musées allemands. Munch en fut profondément affecté, lui qui s’était installé en Allemagne
depuis 1892.
Le Cri représente un être, titubant contre la balustrade d’un pont qui domine la mer soulevée
comme un spasme, de couleur bleu nuit ; un être hagard, tordu de douleur, se serrant les
tempes à deux mains et criant sous un ciel couleur sang et fauve. Deux personnages, vus de
dos, s’éloignent dans le lointain, le haut-de-forme sur la tête. Le tableau est le commence-
ment d’une longue histoire, il inspira de nombreux artistes depuis Die Brücke jusqu’à Georg
Baselitz (Homme avec voilier-Munch, 1982, Stadtsgalerie, Stuttgart) en passant par Cobra,
Francis Bacon, Willem de Kooning.
Les tableaux de cette époque montrent des scènes fortement figées, comparables à celles
d’un tableau final d’une pièce d’Ibsen, résonant aussi avec L’Île des Morts du peintre germano-
suisse Arnold Böcklin.

Le ciel est rouge mais il se À droite, un bol empli d’eau


confond avec l’eau… recouvre une petite partie de
Ce cri semble muet, suspendu l’image du tableau. Le film
dure 3 minutes et 5 secondes,
dans la couleur du ciel… » [9]
démarre exactement au son
du tintement d’une cloche,
Tout est dit, alles ist vollbracht. d’un gong, exactement le son
Le cri de l’homme central, le consécutif à la percussion sur
ciel rouge et fauve, l’eau bleu un bol népalais en bronze.
nuit, le chemin de la couleur
du ciel.
« Le bol blanc rempli d’eau est
« Au commencement, le cri » à droite de la reproduction
est le 24e film que réalise du Cri de Munch.
Sarkis à Saché, le 24 février
Il dépose dans l’eau avec un
1998. Un livre est ouvert à
pinceau des couleurs proches
la page où est représentée
du Cri…
une reproduction photogra-
phique de l’œuvre de Munch, Les couleurs se mélangent
il occupe les deux tiers de comme une voix… » [9]
la partie gauche du champ. 45
La chimie et l’art

Huit séquences se succèdent généreusement le bol. Puis,


dans le film pendant lequel, troisièmement, les nuages
comme seule bande son, on ocre jaune esquissés par un
perçoit des bruits d’eau, des pinceau irradiant, pourtant la
bruits de pinceau que l’on couleur disparaît bientôt pour
rince, mêlés à d’autres bruits ne laisser qu’une ligne plus
indéfinissables, indétermi- fine. Quatrièmement, le violet
nables (Figure 1). rouge du chemin où disparais-
Figure 1 La première apparition du sent dans le tableau de Munch
Au commencement, le cri. pinceau, ce sont les nuages les deux amis. Le pinceau
« Le bol blanc rempli d’eau est à ocre-violet, une ligne fine qui en pénétrant dans le liquide
droite de la reproduction du Cri se résume en trois petites écarte toutes les autres
de Munch. couleurs dans une transpa-
taches qui s’évanouissent.
Il dépose dans l’eau avec un rence accrue et retrouve enfin
pinceau des couleurs proches du
En deuxième lieu, les nuages
rouges, épais, sombres, la ligne du chemin.
Cri …
Les couleurs se mélangent compacts, qui prennent Cinquièmement, le peintre, le
comme une voix… » toute la couleur, emplissent cri du peintre d’une couleur
chair, ocre-jaune avec un
peu de rouge vermillon : la
couleur diffuse, tourbillonne,
vrille et donne fugacement
l’idée de deux orbites grandes
ouvertes, yeux exorbités d’une
stupeur insupportable. Sixiè-
mement, le bleu violet qui
traîne et laisse deux taches
sombres filandreuses. En
sept, le bleu de la mer plus
sombre encore, presque noir
(nettoiement alors du pinceau,
on perçoit distinctement le
bruit d’un pinceau qu’on rince
dans une eau plus claire).
Huitièmement, enfin, l’ocre
jaune encore, l’île que l’on
voit depuis la colline d’Eke-
berg en regardant Oslo. L’île,
le sable, ou bien le cri encore,
au milieu la tête du peintre, la
main sur les oreilles, la pein-
ture fait des spirales, part en
tourbillonnant, la vrille du
cri avant le noir, « …ce cri, …,
muet, suspendu dans la couleur
du ciel »…
Avec « Au commencement… le
cri », une nouvelle voie s’ouvre
à l’expression artistique :
les images sont convoquées
d’une telle façon qu’elles
46 fuient entre les doigts,
Trésors de la mémoire et mode opératoire des œuvres
qu’elles dessinent des volutes
colorées à la surface et dans
l’épaisseur de l’eau.
Jusqu’alors, dit Sarkis, « je
n’avais pas pensé que les
couleurs puissent avoir une
vitesse, chacune la sienne. La
technologie actuelle permet de
voir en direct sur le moniteur, le
poids des couleurs, leur varia-
tion de concentration, de diffu- « En plan rapproché
sion, leur mouvement et de les on voit qu’il peint avec
faire parler. Ce ne sont pas des l’aquarelle rouge.
films documentaires mais des Tout l’espace est fraîchement
films sur la création… Je filme rouge.
moi-même, seul, en haute défi- Le pinceau disparaît.
nition, avec une caméra digi-
On entend le craquement d’une
tale. Le son qui accompagne le
allumette en hors champ.
geste est généralement enre-
gistré en direct. Les sons sont L’allumette entre dans l’image
propulsés en direct, ils entrent et tombe sur l’aquarelle rouge.
en direct dans l’image. À la fin, On entend son souffle…
ça arrive à être une œuvre, ou La musique de Arvo Pärt
ça n’y arrive pas ! » accompagne tout le film. » [9]
Ces films sont le fruit achevé
de ses expériences sur la
L’écran est envahi d’une masse
couleur, sur l’aquarelle, sur
rouge, épaisse, que le pinceau
la beauté des couleurs, sur la
va malaxer, triturer pour
fugacité fluide de la peinture
amorcer la métamorphose.
dans l’eau. Tous portent le
titre qui décline « Au commen- Le rouge est la couleur de
cement… », pas très éloigné prédilection de Sarkis. Le
du « il était une fois… » des rouge exaltant le rouge, il
contes ; suivent ensuite le évoque les terribles passions
lieu d’exécution, la date en humaines.
chiffres, comme les peintures La révolte, le sang du sacri-
conceptuelles d’On Kawara, fice, le « Kriegsschatz »
la durée enfin en minutes et (trésors de guerre, trésors de
en secondes, durée du voyage la mémoire, Figure 2), tous
dans l’œuvre, dans le tableau les sens métaphoriques sont
qui l’a inspiré. présents dans le rouge. La
couleur, la lumière, sont un
support de mémoire, support
2.2. Au commencement, flottant, variable dans ses
deux chaleurs aspects, chaud, changeant,
subjectif, poétique. Il possède
Le 24.2.2005, 1 minute, atelier donc toutes les propriétés de
Sarkis Villejuif. la mémoire même, sa plasti-
Musique de Arvo Pärt (Kanon cité. Au commencement, il y
Pokajanen), Estonian Philar- a la mémoire : pour Sarkis, la
monic, Chamber Choir, Tômu mémoire est essentielle ; son
Kaljuste. trésor de guerre, c’est ce qui 47
La chimie et l’art

La couleur irradie comme dans


un atelier de métallurgiste.
L’artiste entre en scène, au bout
de son pouce une allumette
enflammée. La caméra regarde
la scène, crée une attente
(Figure 3).
La lumière éclaire son travail.
Et la lumière, tous les scien-
tifiques le savent, contient et
émet du rayonnement infra-
rouge. Et Sarkis chauffe son
travail avec sa propre chaleur.
Il joue avec le feu, il brûle,
consume des allumettes pour
voir, non pour détruire. Il
« met le feu » pour réellement
retrouver le feu intérieur des
permet une invention perpé- œuvres qui semblait étouffé.
Figure 2 Si le musée est un conser-
tuelle, une création perma-
Kriegsschatz : les trésors, nente. La mémoire est un vatoire au sens « archives »,
de guerre ou de souffrance, cela ne fonctionnera pas. Il
vecteur nécessaire, indispen-
accumulés au cours des années, devrait être un endroit où s’al-
constituent la substance de sable, permanent du travail.
Souci permanent de rendre lume le feu, où agit la folie de
l’inspiration de Sarkis.
Le rouge exaltant le rouge, il compte de cette dimension des la mémoire. « Il faut allumer
évoque les terribles passions œuvres, du monde, Sarkis a le feu pour déclencher la
humaines. toujours cherché à proposer un mémoire. Je l’ai fait au Musée
autre regard, un regard issu de des Beaux Arts de Nantes en
l’intérieur de sa vision, tentant 1997, qui conserve des œuvres
en permanence de bâtir un du XIVe au XXe siècle. J’ai créé
pont entre les œuvres du passé une énorme sculpture et le
et le monde contemporain. feu démarre par la friction des
choses les unes avec les autres,
Un recueil de textes publié
en 1998 sur la théorie de la et alors le temps s’ouvre. » [12]
mémoire de Platon à Derrida, L’allumette enflammée s’ap-
Les trésors de la Mnémosyne proche lentement de la plage
[10], et un essai en image brillante, s’écrase, s’étale noire
(constitué de fragments d’au- au milieu de cette lumière, de
teurs, philosophes, historiens, cette masse rouge (Figure 3).
écrivains, sociologues de l’an- Le rouge c’est le danger, l’in-
tiquité à aujourd’hui, choisis terdiction. Le travail de la
avec Uwe Fleckner), ouvrage mémoire transforme l’énergie
anthologique sur la théorie de de la souffrance humaine en
la mémoire et livre d’artistes, une création artistique [12].
ce sont désormais là que Les trésors de guerre des
gisent des trésors, de guerre musées sont des prises de
ou de souffrance, Kriegsschatz guerre qui ont été figées. Ce
et Leidschatz, leitmotivs qui n’est pas un trésor, et pour
parcourent l’œuvre de Sarkis. Sarkis, les œuvres souffrent.
Au centre de la masse rouge, Au contraire, doit être suscitée
48 un reflet, une plage brillante. la création permanente de
Trésors de la mémoire et mode opératoire des œuvres
regards, qui font vivre l’œuvre blement présent. Une cuillère Figure 3
et lui font traverser le temps. pleine d’un liquide sombre
avance dans le champ. En Au commencement, deux chaleurs.
L’allumette enflammée s’approche
arrière plan, un bec Bunsen lentement de la plage brillante,
2.3. Au commencement,
chuinte continûment. s’écrase, s’étale noire au milieu
le son de la rencontre
Un geste vif, le plomb en de cette lumière, de cette masse
Le 1.10.2004, 2 minutes fusion fait exploser un son rouge.
9 secondes, atelier Villejuif. comme une déchirure. Une
rencontre n’est jamais inno-
cente (Figure 4).
Le plomb brutalement soli-
difié brille, masse d’argent
torturée, au fond de l’eau à
nouveau paisible. Quelque
chose s’est passé, une
alchimie, une pratique divi-
D’abord, un long plan fixe. natoire qui a transformé le
C’est ensuite seulement sombre en lumière, le fluide
que l’image commence à en figé : la chymia médié-
s’animer. La caméra regarde vale, l’art de transformer les
la scène, crée un suspense, métaux, avait-elle pour origine
une tension. Un bol népalais le grec khumeia « fusion » ou
au centre, couleur bronze, le grec tardif khémeia « magie
mat, sans reflets, il est terri- noire » ? 49
La chimie et l’art

Figure 4 « Du plomb fondu est jeté dans 2.4. Au commencement, le lait


l’eau d’un petit bol tibétain.
Au commencement, le son de la 11 minutes.
rencontre. Le bruit dans l’eau.
« Du plomb fondu est jeté dans Le plomb se solidifie.
l’eau d’un petit bol tibétain. Le bruit
dans l’eau. Le plomb se solidifie. Il
Il arrive avec un pinceau et
arrive avec un pinceau et dépose dépose dans l’eau de l’aqua-
dans l’eau de l’aquarelle rouge. » relle rouge. » [9]

L’aquarelle rouge suit déli-


catement le bord du bol et
avance, voile léger mais inexo-
rable, jusqu’à envahir tout le À Saché, Sarkis a pris comme
liquide. Seul est immuable le support deux œuvres de
son du chalumeau. Mantegna (1431-1506), deux
L’œil et le son tressent des éléments du retable dit de
des codes, des références, San Zenon. « Au commence-
construisent une combina- ment, l’entrée », sur le Christ
toire nouvelle. Et si le mot au jardin des oliviers, réalisé
« chimie » n’était pas plutôt le 23 février 1998, est accom-
d’origine hébraïque, kïmiyä, pagné par la musique de Giya
et ne signifierait-il pas que Kancheli, « Mourned by the
cette science vient de Dieu wind » ; « Au commencement,
50 vivant ? l’aura » sur la Résurrection,
Trésors de la mémoire et mode opératoire des œuvres
réalisé le 28 décembre dans le monde du quattrocento
1997, est accompagné par la de Mantegna.
musique de György Kurtàg, Dans les trois films, corres-
« Ligatura ». pondant chacun à un des
En 2001, Sarkis a réalisé éléments de la prédelle,
« Au commencement, le lait » les copies des œuvres ont
sur le troisième tableau de basculé, sont devenues hori-
la même prédelle, la Cruci- zontales, comme des plateaux
fixion, conservée au Musée du destinés à l’offrande et non
Louvre. L’accompagnement plus une fenêtre, une ouver-
sonore du film est un enre- ture sur le monde. Dans la
gistrement qu’il a lui-même Crucifixion, deux hommes
réalisé du cri des mouettes apparaissent coupés au
de l’Île de Vedoya à Rostland. niveau du cadre, comme s’ils
Les mouettes y nichent depuis quittaient le monde réel, celui
des siècles, des millénaires, du spectateur… Ce bascule-
depuis le début et jusqu’à ment en une nouvelle surface
la fin du monde. C’est cette de travail, comme pour penser
permanence que dit le cri des une installation, ce socle sert
mouettes. Le son témoigne à passer d’un monde à un
aussi du tourbillon du temps autre, préparation à une céré-
et des émotions, dans le monie initiatique, rituelle, au
mélange cacophonique de cours de laquelle des blocs
toutes les paroles de tous de sensations s’échangent
les hommes et de toutes les entre les artistes d’hier et
femmes, Babel d’hier et d’au- d’aujourd’hui, témoins de
jourd’hui, qui couvre mainte- leur temps et passeurs de
nant et toujours, les drames mémoire.
humains. Référence contem- Sur la copie de la Crucifixion,
poraine au bruit assourdis- deux bols blancs sont placés
sant de tous les moyens de sur la croix du Christ. Le
communication, le cri des premier sur le corps du Christ
mouettes étouffe chucho- est vide, le second sur le crâne
tements et plaintes, rend d’Adam au pied de la croix
inaudible toute subtilité du (Golgotha veut dire colline
discours ? des crânes) est rempli d’eau.
Le bleu qui s’étire est un lien La main droite entre dans le
vivant avant, pendant et après champ de l’image et remplit
la crucifixion. La couleur successivement le bol du haut
bleue est celle de la robe de la avec du lait (du lait entier) et
Vierge, et aussi celle du ciel, et dépose la couleur bleue avec
la peinture qui se dissout dans un pinceau. Progressivement,
l’eau le reflet du mouvement le bol du haut se remplit puis
des nuages dans le blanc du déborde, jusqu’à ce que le lait
bol. La couleur matérialise le recouvre la scène, comme
tourbillon de l’aura religieuse, pour préparer une nouvelle
longtemps étouffée, et main- naissance de l’œuvre, l’ins-
tenant retrouvée, dans lequel tant précédant la création,
se perd le regard, fasciné dans celui où rien encore n’existe
le moment présent, passage (Figure 5) : le lait est plus que
entre un passé et un avenir, le lait, il recrée le support de
entre l’alpha et l’oméga vivace bois enduit de gesso, la toile 51
La chimie et l’art

encore vierge, le mur enduit Marguerite Yourcenar conte


pour accueillir la fresque... la parabole de la femme,
Les Anciens peignaient au emmurée vivante en sacri-
lait ; le lait caillé, le fromage fice expiatoire, dont le sein a
servaient à préparer les fonds été laissé à l’air pour qu’elle
de panneaux d’autel et à les puisse allaiter son enfant et
coller. Le lait servait de liant qui continuera, miraculeuse-
pigmentaire, la pittura con ment, au-delà de la mort, de
latte en Italie du Nord. donner du lait [13].
Le lait, entier, est aussi réfé- Abolition du temps, après la
rence à la vierge qui non crucifixion, la résurrection
seulement a nourri l’en- en promesse ? Ou la rémi-
Figure 5 fant-dieu, mais protège et niscence, assimilation des
nourrit de son lait débordant trésors de la mémoire collec-
Au commencement, le lait. l’humanité entière, s’étend tive et individuelle, forme un
Progressivement, le bol du haut
progressivement à tous les pont qui de la Grèce antique
se remplit puis déborde, jusqu’à
ce que le lait recouvre la scène. La êtres. Liquide nourricier, il est dont s’inspire Mantegna
couleur bleue se dissout dans l’eau aussi, au Moyen Âge, remède à aujourd’hui, traduit une
le reflet du mouvement des nuages à toutes sortes de maux. Dans mémoire qui s’étire (voir
dans le blanc du bol. son récit Le lait de la mort, Encart « MANTEGNA »).

52
Trésors de la mémoire et mode opératoire des œuvres
MANTEGNA [14, 15]
Le parcours artistique d’Andrea Mantegna, né en 1431, commence à Padoue, où, fils d’un
menuisier campagnard, il arriva enfant dans les années 1440. À cette époque, œuvraient à
Padoue, à l’ombre d’une prestigieuse université, un peintre et entrepreneur remarquable,
Francesco Squarcione, et le plus grand sculpteur du siècle, le florentin Donatello, égale-
ment peintre. La ville est le siège d’un bouillonnement intellectuel et esthétique, un véri-
table brassage cosmopolite, dont Mantegna, élève puis « fils adoptif » de Squarcione devient,
très jeune, un des centres, comme en témoignent les éloges en vers et en prose qui lui
sont destinés. Dans l’école de Squarcione, on s’exerçait alors aux techniques permettant
de représenter la réalité selon les règles de la perspective sur des surfaces planes, murs,
toiles, retables, sans toujours d’ailleurs les critères scientifiques mis en œuvre par l’école
de Florence à travers l’étude de la géométrie et des mathématiques. On y faisait aussi de la
sculpture, souvent à l’antique. Des ouvrages de l’époque mettent l’accent sur les liens étroits
existant entre les peintres, toujours plus cultivés, et les savants.
Mantegna se définit lui-même comme artiste obsessionnel : propension à l’illusionnisme,
intérêt pour l’Antiquité, prédilection pour les pierres, goût pour les inscriptions, jeux d’esprit
amers et rapprochements insolites, voire iconoclastes…
À l’automne 1455, il est en contact avec le marquis de Mantoue, Ludovico Gonzaga, qui fera
de Mantegna l’artiste de cour des Gonzague, de 1460 à sa mort en 1506.
Andrea Mantagna réalisa entre 1457 et 1460 une œuvre monumentale sur bois de près de
5 mètres sur 4,50 mètres, le grand retable destiné à l’abbaye bénédictine de San Zénon à
Vérone. Cette œuvre lui a été commandée par Gregorio Correr, protonotaire apostolique,
grand humaniste, et comprend une Madone avec l’Enfant entourée d’anges et de saints,
surmontant la prédelle constituée de trois tableaux décrivant la passion du Christ, conservés
désormais en France à la suite des guerres napoléoniennes. L’œuvre fut démembrée, la
partie supérieure restituée en 1815, et désormais exposée à Vérone avec des copies sur toile
des trois tableaux de la prédelle. Les trois originaux se trouvent pour deux d’entre eux (le
Christ au jardin des oliviers et la Résurrection) au musée des Beaux-Arts de Tours et pour le
troisième (la Crucifixion) au Musée du Louvre.
Mantegna réalisait là le premier exemple de retable « moderne » dans le nord de l’Italie. La
nouveauté est déjà apparente avec le cadre de menuiserie peinte d’or et d’azur, structure
architecturale identique à la façade d’un édifice classique à quatre colonnes. Les colonnes en
bois de l’encadrement font comme une « fenêtre » renvoyant le spectateur hors de l’espace
du tableau, ouvert sur tous les côtés. Les formes de l’architecture peinte et de l’architecture
sculptée qui s’y adosse donnent « l’illusion d’un espace en trois dimensions, où le lien entre
l’espace du spectateur et le temple peint est précisément représenté par le cadre » : les deux
pilastres centraux du petit temple cachent à la vue une partie des figures des saints Zenon et
Benoît, invention en perspective de Mantegna, loin du schéma traditionnel.
Dans la Crucifixion, Mantegna calcule l’espace en perspective selon un point de fuite unique :
au premier plan, deux gradins en diagonale forment des lignes spatiales auxquelles répon-
dent les bras des croix des larrons représentés de profil et deux rangées de figures, les
soldats à droite, Marie et les saints à gauche. La croix du Crucifié est exactement au centre,
le corps tendu, comme sculpté dans la pierre, s’élève sur le ciel, mis en parallèle avec un pic
rocheux, éternel comme le Christ.
Cette œuvre de Mantegna avait à l’origine une dimension religieuse, témoignage de la foi et
de la piété des commanditaires, et destinée à l’éducation et à l’élévation des foules. Ils ne
sont plus dans les lieux de culte, objets de dévotion, de crainte et d’espoir de rédemption.
Accrochés aux cimaises des musées, les tableaux changent de nature le rapport à l’image,
au sens, s’est modifié.
53
La chimie et l’art

2.5. D’après Hokusaï, (images du monde flottant)


l’Adonis, rosée sur les herbes s’y exprime. Ces albums
de l’amour circulaient souvent « sous la
manche » (nous dirions « sous
1 minute 58 secondes 5.9.2008
le manteau »). Le thème du
atelier Sarkis Villejuif.
voyeur y était très fréquent.
Plaisir volé, séduction de ce
qui est observé à la dérobée.

Ici, l’artiste s’est fait voyeur.


Relais du regard du spec-
tateur, il le fait participer,
complicité visuelle, et érotise
encore la scène. Sarkis nous
invite dans un théâtre subrep-
Deux estampes, dans des tons ticement ouvert, surpris, épié,
doux de jaune pâle et de vert savouré par un spectateur tapi
tendre, occupent la partie dans l’ombre, comme le mari
gauche de l’écran ; à droite, du tableau « L’escarpolette »
un bol blanc, rempli d’eau de Watteau.
claire. L’image est immobile, La présence de Hokusaï dans
longuement. Aucun son pour le Panthéon, le Kriegsschatz
accompagner le film. Attente. de Sarkis est-il surprenant ?
Et lentement, très lentement, Ce « fou du dessin », comme
un pinceau chargé d’aquarelle il se surnommait lui-même
à peine teintée vient caresser (voir Encart « HOKUSAÏ »),
l’eau, s’y introduit en créant était un virtuose du pinceau
de délicates et voluptueuses et un remarquable coloriste.
volutes. Un geste plus vif et À l’âge de 88 ans, en 1848, il
Figure 6 une tache se forme au fond du publie Le traité illustré des
Hokusaï. Et lentement, très
bol. Un mouvement de retrait couleurs, texte essentiel pour
lentement, un pinceau chargé et l’image se fige encore sa description scientifique
d’aquarelle à peine teintée vient un instant, comme apaisée et technique [16], à l’usage
caresser l’eau, s’y introduit en (Figure 6). notamment des enfants,
créant de délicates et voluptueuses comme Sarkis organise
Les shunga, estampes éro-
volutes. Un geste plus vif et une autour de ses expositions des
tache se forme au fond du bol. Un tiques japonaises, allient
raffinement et charme à ateliers pour les jeunes.
mouvement de retrait et l’image
se fige encore un instant, comme une précision quasi-scienti- La dernière œuvre d’Hokusaï,
apaisée. fique. Tout l’art de l’Ukiyo-e dont l’objectif est si évidem-

54
Trésors de la mémoire et mode opératoire des œuvres
HOKUSAÏ

Hokusaï naît de parents inconnus en 1760. Il est adopté vers l’âge de trois ou quatre ans par
une famille d’artisans, fabriquant des miroirs pour la cour du shogun. Très tôt, il manifeste
des dons pour le dessin et s’intéresse à la peinture.
En 1778, il entre dans l’atelier d’un peintre d’estampes ukiyo-e, spécialiste des portraits
d’acteurs. Il y produira une série de ces portraits très réussis. Hokusaï connaît ensuite une
période de grande pauvreté, durant laquelle il étudie les techniques de diverses écoles japo-
naises, subit l’influence de l’art occidental et découvre la perspective grâce à un artiste japo-
nais, Shiba Kokan, qui fréquente les Hollandais, seuls autorisés à amarrer à Nagasaki.
En 1795, il illustre sous le nom de Sori le recueil poétique Kyoka Edo no Murasaki qui lui vaut
son premier succès. De 1796 à 1799 il produit un grand nombre d’albums et d’estampes en
feuilles séparées appelées surimono. C’est à cette époque qu’il adoptera pour la première
fois le nom de Hokusaï et se donne en 1800 le surnom de Gakyojin Hokusaï, « le Fou de
dessin ». En 1804, il peint, dans la cour du temple d’Edo, au moyen d’un balai et d’un seau
d’encre de Chine, un daruma géant de plus de 240 m² que l’on doit hisser jusqu’aux toits pour
permettre à l’assistance de l’admirer. Il réitère cet exploit en 1817 à Nagoya.
En 1812, Hokusaï commence à parcourir le pays, de l’ancienne capitale Kyoto à la ville
nouvelle de Edo (future Tokyo). Il s’arrête à Nagoya, où il publiera deux ans plus tard sa
Manga : recueils de ses innombrables carnets de croquis, d’études originales et marginales.
La publication de cette série de livres d’images s’étend jusqu’en 1834 et comprend douze
volumes. Comme beaucoup d’artistes japonais, Hokusaï produira des estampes érotiques,
les shunga, qui, comme le Kama-sutra indien, pouvaient tenir lieu de manuels d’éducation
avant le mariage. Parmi ses productions, vers 1814, un album à sujet « fantastique », Kinoe-
no-Komatsu.
Âgé de soixante ans, Hokusaï prend le nom de Iitsu pour signifier son passage dans un nouvel
âge et s’adonne alors à l’illustration de livres. De retour à Edo au milieu de 1836, alors que la
capitale connaît l’année de la Grande Famine, il survit grâce à la vente de ses œuvres contre
un peu de nourriture.
Ses œuvres majeures, dont une partie sera exposée lors d’une rétrospective au musée
Guimet en 2008, sont mondialement connues, comme la série d’estampes Fugaku Sanjurokkei
ou Trente-six vues du mont Fuji, les séries des Cascades, des Ponts, des Oiseaux et des
Fantômes, puis la série Fugaku Hyakkei ou les Cent Vues du Mont Fuji, qui reprend au trait tout
son travail sur le paysage. Il se sert rapidement d’une nouvelle couleur, le bleu de Prusse
(bleu bero ai), introduit au Japon en 1829 et obtenu par chimiosynthèse.
On raconte que, chaque matin, il s’efforçait de produire au moins un dessin, rituel auquel il
s’adonna jusqu’à sa mort en 1849.
Ses dernières paroles seront : « Encore cinq ans et je serais devenu un grand artiste ». Il avait
89 ans.
Il laisse derrière lui une œuvre qui comprend 30 000 dessins.

ment didactique, énumère véhicule ses perceptions et


des coloris, des nuances, ses visions intérieures. Alors
des tons, leur origine et leur qu’en Europe, et surtout en
préparation. Par les néolo- France, faisait encore rage à
gismes qu’il crée à cette fin, il cette époque la querelle de
exprime le fait que la couleur, trois siècles opposant dessin
et pas seulement le dessin, et couleur [17, 18], Ingres 55
La chimie et l’art

lui aussi, pourtant opposé à tateur sont sollicités, l’ouïe


Delacroix, comme le fut aupa- par le son de la rencontre, le
ravant Poussin à Rubens, toucher par la chaleur, l’œil
chercha dans la couleur qu’il « invite à faire un voyage »
un moyen à son art, faisant [22]...
éclater une ligne de sépara- « Éclairer le travail par sa
tion d’un académisme désuet. propre lumière », « éclairer
Où commence l’écriture ? l’espace dans lequel le travail
où commence la peinture ?, se trouvait… », capturer « l’ins-
interroge Roland Barthes tant imperceptible et illimité…
[19]. Que le peintre « écrive » qui, d’un geste du pinceau, fait
n’est qu’un retour aux soudainement fusionner l’eau
sources : en grec, graphein, et la couleur »…
exprimait l’action de creuser Ainsi, Sarkis interpelle les
une surface pour y graver, scientifiques. Il pose la ques-
aussi bien des images que tion du temps, de la mémoire,
des lettres ; à Rome, pinguere du mouvement, de l’émotion,
se réfère aux pigments et de la création. Toutes ques-
Pline commence son Histoire tions « philosophiques » qui,
de la peinture par leur inven- après les avoir éloignés les
taire, signifiant ainsi l’essor, uns des autres, désormais
voire l’autonomie, de la rapprochent les chimistes, les
couleur. « Si j’étais né chinois, neurobiologistes, les physi-
je ne serais pas peintre, ciens des artistes, comme en
mais écrivain. J’écrirais mes témoigne l’abondante litté-
tableaux », dit Picasso dans rature récente sur la chimie
ses Propos sur l’art [20]. de l’amour ou la biologie des
Sarkis, en artiste universel, sentiments. Car la chimie
synthétise le signe et la forme, elle aussi, qui s’est constituée
l’écriture et la peinture. Par depuis le XVIIIe siècle comme
l’utilisation de la vidéo pour science de la transformation
suivre la vie de l’aquarelle de la matière, celle qui crée
dans l’eau ou le lait, il restitue son objet, dépouillée de ses
aux images le mouvement valeurs symboliques et ses
qu’elles avaient perdu. Par son intentions magiques, il faut
geste, il insuffle au pinceau et savoir en lire les intentions et
à la couleur l’énergie ryth- les vérités.
mique qui façonne le monde Ouvrir les frontières, inventer
nouveau dans lequel il nous de nouveaux chemins sur
convoque. Il nous aide à voir le lesquels personne ne s’est
visible, ce que Valéry réclame auparavant aventuré, trans-
devant toute œuvre d’art : formation de type magique,
elle « devrait toujours nous alchimique, œuvre au noir, ce
apprendre que nous n’avions sont les mêmes ambitions,
pas vu ce que nous voyons » les mêmes rêves pour tous,
[21]. Tous les sens du spec- artistes et scientifiques.

56
Trésors de la mémoire et mode opératoire des œuvres
Bibliographie à l’épreuve…, Folio Essais, [15] Mantegna (2008).
Gallimard. Catalogue de l’exposition,
[1] Foucault M. (1966). Les Mots [9] Sarkis (2006). Synopsis, Musée du Louvre.
et les choses, Gallimard, 229. Janninck, Paris. [16] Perrin J. (2008). Manuel
[2] Brandi C. (2007). La d’enseignement de la peinture
[10] Fleckner U., Sarkis (1998).
restauration : méthode et étude japonaise. Traduction et
Les trésors de la Mnémosyne,
de cas, Textes choisis par commentaires Le traité illustré
recueil de textes sur la théorie
Giuseppe Basile, traduits par du coloris de HOKUSAI, You
de la mémoire de Platon à
Françoise Laurent et Nathalie Feng.
Derrida, Éd. Uwe Fleckner,
Volle, Éd. Institut National du Verlag des Kunst. [17] Lichtenstein J. (1989). La
Patrimoine et éditions Stratis. couleur éloquente, Flammarion.
[11] Fleckner U. (1995).
[3] Leroi-Gourhan A. (1965). [18] Rubens contre Poussin,
Le trésor de souffrance de
Préhistoire de l’Art Occidental, La querelle du coloris dans
l’humanité devient un bien
Mazenod. la peinture française à la
humain, SARKIS. Warburg
[4] Sartre J.-P. (1940). et la mémoire sociale de fin du XVIIe siècle. Catalogue
L’imaginaire, Gallimard, Paris. l’art, La lumière de l’éclair, Le d’exposition, Musée des Beaux-
[5] Sarkis (1989). Sarkis ou le bruit de tonnerre. Catalogue Arts d’Arras 2004, Éd. Ludion.
drame de l’abandon », entretien d’exposition Musée d’art [19] Barthes R. (2007). L’empire
de l’artiste avec Irmeline Lebeer, moderne Vienne, 43. des signes, Éd. du Seuil.
Catalogue de l’exposition de [12] Au commencement le [20] Picasso P. (1998). Propos
Sarkis « Ma chambre de la son de la lumière à l’arrivée sur l’art, Éd. Marie-Laure
rue Krutenau en Satellite », (1997), Musée des Beaux Arts, Bernadac et Androula Michael,
Strasbourg, 115. Nantes. Et Deepak Ananth, Au Paris, Gallimard.
[6] Didi-Huberman G. (2007). commencement, Le son de la
[21] Valéry P. (1895).
Catalogue d’exposition lumière, A l’arrivée, catalogue
Introduction à la méthode de
2005-2006 FRAC Alsace. Au de l’exposition musée de
Léonard de Vinci, La Nouvelle
commencement, le toucher, Beaux-arts de Nantes, 8
revue 95, 742-770. (dans
Archibooks, 105. mars-19 mai 1997.
Œuvres t.1, 1957, Bibliothèque
[7] Entretien mené par Michel [13] Yourcenar M. (1963). de la Pléiade, éd. Gallimard,
Menu et Valérie Da Costa, Nouvelles Orientales, Gallimard, 1153-1198), 1165.
dans le cadre d’un projet sur la Paris. [22] Sarkis, dans Kiosque pour
mémoire et l’art. [14] De Nicolo Salmazo A. Sarkis (2000). Entretien avec
[8] Lévy-Leblond J.-M. (1996). (2004). Mantegna, Citadelles et Erik Bullot, catalogue Capc,
La Pierre de touche, la science Mazenod. Bordeaux.

57
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Christian Amatore Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
Chimie
analytique,
art et patrimoine,
vers une vision commune

Lors de son exposé magni- celle qui permet de rêver


fique, Sarkis nous a guidés à librement puis d’exprimer ses
travers sa dimension de l’art. visions pour les laisser vivre
Son discours, comme celui de et s’accomplir, et la dimen-
la plupart des artistes, laisse sion scientifique, celle qui
à penser que cette dimen- lui permet de les analyser,
sion est spécifique à l’Artiste les critiquer, et d’en tirer des
et diffère de celle du Scienti- conséquences vérifiables par
fique (Encart « Les différen- l’expérience ou par leur
tes visions du scientifique »). cohérence avec le corpus
Pourtant c’est bien dans établi de la science. Ce sont
cette même dimension que je ces derniers processus qui
crois baigner chaque jour en permettent à la vision initiale
conduisant mes recherches d’acquérir le statut de décou-
au sein de mon laboratoire, verte scientifique. Je ne peux
puis-je même dire mon atelier donc pas croire que le scien-
de science ? tifique puisse correspondre
Bien entendu, la chimie, la à l’image d’Épinal perçue par
plus jeune des sciences, n’a le grand public, celle d’un
acquis son expression scien- « cerveau », d’un surdoué en
tifique que depuis Lavoisier calcul, pesant et comparant
et Boyle, restant longtemps des arguments grâce à des
complètement imbriquée avec expériences souvent incom-
l’art, à la fois au sens de préhensibles pour le public. Ce
Sarkis et de celui de l’artisan. professeur Tournesol serait,
Cependant, je ne pense pas comme nous le dépeint Hergé,
que cela pèse dans l’affirma- peu attiré par la dimension
tion que je viens de faire. À artistique ou les activités dites
mon avis, le véritable scienti- « intellectuelles » dès qu’elles
fique est celui qui, passionné, ne pourraient pas entrer dans
sait jongler constamment une boîte « scientifique » ou
entre la dimension artistique, utilitaire.
La chimie et l’art

Je fais moi-même de la
LES DIFFÉRENTES VISIONS DU SCIENTIFIQUE sculpture en amateur auto-
didacte, et sans vouloir ni
Nietzsche classifia les scientifiques selon une dicho- m’ériger en artiste ni me
tomie qui corrèle plus ou moins avec la vision actuelle des comparer à Galilée, loin de
rôles des hémisphères respectivement gauche et droit du là, je puis vous assurer que je
cerveau : les « Apolloniens » favorisent la logique pure et n’ai jamais fait de différence
évaluent analytiquement et avec une rigueur toute froide les entre une œuvre « scienti-
faits scientifiques (Newton et Lavoisier en sont des arché- fique » que je réalise avec
types), tandis que les « Dionysiens » abordent les problé- les collaborateurs de mon
matiques scientifiques avec une intuition passionnée, laboratoire, et une autre que
artistique et synthétique (Hooke en était le type même). En je réalise avec mes mains en
fait, si cette classification dichotomique est malheureuse- sculptant. C’est exactement
ment implicitement reprise dans l’image que nos sociétés la même volonté lancinante
et nos structures conventionnelles de recherche se font de parvenir à comprendre
aujourd’hui du scientifique, elle laisse de côté une classe une vision fugace, à trouver
numériquement plus faible de scientifiques qui naviguent comment lui donner une
spontanément d’une phase Dionysienne à une phase Apol- forme, puis d’affiner cette
lonienne (Galilée, Faraday et plus près de nous, de Gennes, ébauche afin d’en faire
en constituent des archétypes)… De toutes évidences, émerger toutes les richesses
Sarkis pense plutôt aux « Apolloniens » lorsqu’il compare subtiles qui m’avaient
l’Art à la Science tandis que, comme cela deviendra appa- échappé…
rent au fil de ce texte, je revendique comme la mienne cette Bien sûr, chacune de ces
troisième dimension, que Gell-Mann a baptisée les « Ulys- deux formes d’art a ses
siens » (« Œdysseans »). moyens propres d’expres-
sion, mais les uns ne sont
pas exclusifs des autres. De
la même manière que Sarkis
nous a montré comment il
Bien au contraire, tous les utilise, canalise ou impulse
grands scientifiques, tous avec son pinceau les
ceux qui ont fait naître nos gradients de diffusion, les
sciences occidentales, étaient gradients de concentration,
de grands artistes, souvent le poids des couleurs – ce
des peintres ou des musiciens qui le perturbe beaucoup ;
réputés. Galilée, par exemple, comment une couleur peut-
était un très bon musicien et elle avoir un poids ? –, afin
donnait régulièrement des de leur donner, puis de les
concerts à ses familiers, mais laisser exprimer leur vie
cela n’apparaît jamais quand propre, le scientifique utilise
on enseigne l’histoire du ses outils et ses concepts
pendule. Pourtant le pendule pour donner une réalité à
rythme le temps, si crucial son œuvre.
en musique. Pour lui, s’ex- Un autre aspect de la
primer par la musique ou par recherche, lui aussi est très
la science impliquait la même mal perçu du public, que je
passion. Cette symbiose est tiens à préciser dans cette
parfaitement visible à travers introduction, est qu’à mon
les textes qui nous sont restés sens la beauté de la Science
de lui : il ne faisait pas de ne réside pas dans le fait
différence entre ces deux qu’elle puisse se terminer
60 facettes de sa personnalité. par quelque chose qui soit
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
assimilable à une « fin », mais expérimentales peut de
sur sa capacité constante à concert avec ses instruments
engendrer, comme le Phénix de mesure utiliser des outils
de la fable, de nouveaux entièrement conceptuels,
« débuts ». Une réelle activité mais in fine l’aboutissement
de recherche finit toujours de son travail est contraint
par ouvrir une porte insoup- par la réalité de la nature.
çonnée, poser des ques- Inversement, l’artiste pour
tions que l’on n’imaginait s’exprimer s’appuie sur
pas, peut-être même des des outils et des matériaux
questions encore bien plus contraints par la nature et
redoutables, passionnantes ses propriétés intangibles,
et excitantes que celles mais son œuvre ne l’est abso-
qui lui avaient donné nais- lument pas et il n’a pas à se
sance. De la même manière justifier sur ce point.
que Sarkis nous a montré En fait, cette différence
comment ses couleurs se subtile peut devenir assez
dispersent et acquièrent floue, en particulier lorsque
leur mouvement propre pour le scientifique s’intéresse à
aller dans des directions une expérience ou un fait qui
absolument imprévisibles au ne peut pas être reproduit. Il
départ, certaines jugées par suffit de penser au Big Bang
lui comme bonnes, d’autres ou à la naissance de l’huma-
mauvaises, le scientifique nité pour s’en convaincre.
aboutit rarement du premier C’est aussi le cas lorsque le
coup. Non satisfait par ses scientifique de l’art s’attelle
quarante-neuf premières à comprendre les raisons qui
tentatives infructueuses, il ont pu conduire à une œuvre
va finalement enfin voir la ou une forme de culture à
cinquantième se développer émerger. Dans ce cas, le
pour aller là où il le voulait, scientifique doit s’appuyer
généralement sans vraiment sur ses outils expérimen-
avoir su comment faire – sauf taux, sur la puissance logique
peut-être lorsqu’il le raconte de son raisonnement pour
après coup –, pour que arriver à une proposition qui,
l’œuvre désirée soit enfin là… si elle se doit d’être compa-
Sans cette part de rêve et de tible avec les résultats de
marche à tâtons, la science cette approche duale, restera
ne serait qu’un vaste recueil probablement invérifiable
de problèmes d’agrégation avec certitude.
ennuyeux car ce sont ceux Ce que je viens d’aborder sous
dont on sait qu’ils ont une une forme assez émotion-
solution puisqu’ils ont été nelle relève en réalité d’un
posés et sont dans le « cadre débat bien plus profond
du programme »… sur la signification du mot
Il y a bien sûr une différence « Science ». Ce que nous
manifeste entre science et désignons aujourd’hui par un
art, mais elle n’est certaine- seul et même mot était perçu
ment pas là où on l’imagine depuis les philosophes grecs
en opposant si facilement et jusqu’à l’aube de la révolu-
scientifiques et intellectuels. tion industrielle du XIXe siècle
Le scientifique des sciences comme la juxtaposition de 61
La chimie et l’art

deux activités clairement taliser le monde, même si la


distinctes.9 L’une, la « Philo- technologie de l’époque était
sophie Naturelle », cherchait loin de pouvoir le faire, mais
à comprendre et expliquer le ses collègues reprochèrent
monde, et c’est clairement à Newton de ne pas fournir
de ce côté que je me range d’explication sur la manière
comme vous en avez déjà eu dont la force de gravitation
un aperçu et comme vous se propageait et sur l’origine
pourrez l’apprécier plus « physique » de sa dépen-
complètement dans la suite. dance en raison inverse du
L’autre, pour laquelle je ne carré de la distance. En incise,
connais pas de nom historique il m’est difficile de ne pas faire
sur lequel les scientifiques remarquer que nous sommes
s’accordent, correspond à toujours à la recherche du
l’expression d’une volonté fameux « graviton » bien que
d’instrumentaliser le monde cela ne nous empêche pas
sans nécessairement com- d’envoyer un satellite très
prendre les mécanismes précisément aux confins du
sous-jacents. Cette seconde système solaire. Pour ses
activité n’est cependant pas contemporains, suivant en
ce que nous désignerions cela l’opinion de Huyghens,
aujourd’hui par la techno- Newton n’était pas un « Philo-
logie et j’en veux pour preuve sophe de la Nature » mais
le débat qui s’était instauré à plutôt un mathématicien de
son époque autour de l’œuvre génie qui avait su instrumen-
de Newton. La loi de la gravi- taliser les données astrono-
tation permet d’instrumen- miques en les intégrant dans
une seule équation maîtresse.
9. En fait il s’agit-là de C’est par là que l’on comprend
l’« epistēmē » et de la « technē » mieux la haine vouée par
grecques dont la traduction latine Newton (jugé comme instru-
au Moyen Âge a donné respective-
ment « scientia » (la science) et
mentaliste alors que lui se
« ars » (les arts). « L’epistēmē » voyait philosophe naturel)
était la capacité à démontrer la pour Hooke. Ce dernier ne
vérité tant logiquement qu’em- pouvait être qu’un philosophe
piriquement, ce que nous avons de la Nature car même si ce
conservé aujourd’hui avec la di-
fut lui qui expliqua à Newton
chotomie entre « loi » et « prin-
cipe ». La « technē » était celle, le rôle de la force centripète
très importante, permettant de (et non pas centrifuge comme
manipuler les choses pour les Newton le croyait) et donc le
instrumentaliser même lorsque « mécanisme » qui retenait les
la « technē » ne pouvait pas en corps célestes captifs, il n’a
rendre compte par une interpré-
pas pu « instrumentaliser »
tation logique (auquel cas elle
serait devenue « epistēmē »). On sa découverte par manque
retrouve son sens aujourd’hui de la « technē » nécessaire.
dans la paire « technologie / art » Newton se jugeait supérieur
où « art » est pris aussi bien au à Hooke mais les canons de
sens de l’artiste que de l’artisan. l’époque le plaçaient en posi-
Cette dichotomie insuffle toujours
tion inférieure en privilégiant
la science et ne recouvre absolu-
ment pas celle opposant « fonda- « l’epistēmē », de sorte que
mental » à « appliqué », de créa- le pauvre Hooke cristallisait
62 tion extrêmement récente. sur lui une rage accumulée
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
plus véritablement contre le ses conséquences instru-
système de valeur qui préva- mentales sont tellement
lait. flagrantes.
Un second exemple est celui Il en a été de même pour
de Maxwell dont tous les Langevin et ce qui aurait pu
scientifiques connaissent être sa théorie de la relativité
les équations. Ces équations mais qui l’aurait fait basculer
ont connu deux versions. de « l’epistēmē » dans la
La première, entièrement « technē ». Einstein, obscur
fondée sur l’existence de clerc d’un cabinet de brevet
l’éther, expliquait mécani- pouvait sans crainte privilé-
quement comment ce que gier la « technē », mais sa
nous appelons une onde élec- théorie devait subir l’épreuve
tromagnétique se propage et de la vérification expérimen-
démontrait ainsi que cette tale. On comprend ainsi mieux
explication conduisait in fine toute l’importance qu’a revêtu
aux équations de propagation la fameuse expérience de la
que nous connaissons. À ce mesure de la courbure de
moment, Maxwell était sans la lumière lors de la grande
conteste aucun un « philo- éclipse… Par là même, nous
sophe de la Nature » liant rangeons de manière histori-
élégamment « epistēmē » et quement paradoxale Newton,
« technē ». Pourtant, dans Maxwell, Einstein dans notre
une seconde phase de sa Panthéon de « l’epistēmē » sur
vie, gêné par le fait qu’au- la base d’arguments relevant
cune preuve de l’existence entièrement de la « technē ».
matérielle des rouages De même, le public et les
microscopiques si essen- scientifiques se réfèrent
tiels à sa théorie ne puisse aujourd’hui à la science à
être obtenue, il a souhaité travers son image valori-
« désincarner » ses équa- sante, car intellectuelle, de
tions en les débarrassant de « philosophie naturelle » ; ils
la contrainte de s’appuyer sur n’en acceptent la valeur, et
un modèle mécanique spéci- donc celle de ses acquis et
fique. Ce « reniement » lui de ses enseignements, que
a été grandement reproché sur la base de sa puissance
par la communauté des « instrumentaliste » avérée :
« philosophes naturels » de la science est vraie car fiable
son époque car il avait ainsi puisque ses réalisations
choisi de franchir ce Rubicon fonctionnent à l’évidence, et
invisible pour nous et de cela vaut par exemple même
devenir un « instrumenta- pour nos amis les astrophy-
liste ». Bien au contraire de siciens même s’ils auraient
ses contemporains, nous ne sans doute quelques diffi-
voulons surtout plus faire cultés à instrumentaliser des
aucune allusion à son modèle galaxies... Cela explique pour-
mécanique que nous jugeons quoi de nos jours il est si diffi-
comme un bricolage faux cile de trancher entre science
et inutile. Nous assénons et technologie puisque
donc directement ses équa- cette dichotomie fonction-
tions dont la justesse n’est nelle instaurée par des non-
plus à démontrer puisque scientifiques ne recouvre 63
La chimie et l’art

absolument pas celle qui présumer que ces savoirs


imprègne implicitement toute étaient raisonnés à notre
notre culture scientifique.10 sens, plutôt qu’empiriques et
L’histoire à laquelle je veux raisonnés selon une logique
vous convier va me servir de différente souvent magico-
prétexte à vous faire recon- religieuse. Un bon exemple
naître que, bien utilisée, cette nous est donné par l’agricul-
richesse « schizophrénique » ture. La légende de la fertile
de la science permet à la fois Gaia, doublée de l’acte ferti-
de rêver et d’instrumentaliser liseur du bâton et du dépôt
un même rêve, mais aussi de la graine, résultait bien
de vous faire distinguer les uniquement d’un raisonne-
chemins où la science peut ment empirique magique
avancer catégoriquement et mais pourtant utile car cohé-
avec certitude de ceux où elle rent avec l’observation et les
ne peut que soumettre des faits… Pour devenir science il
conjectures, des suppositions aurait fallu que la réalité de la
fondées car éduquées et non nature vivante de Gaia puisse
gratuites, mais néanmoins des avoir été démontrée. Notons
hypothèses. Cela me semble néanmoins que ce mythe se
important à une époque où réinstalle subrepticement à
nous voyons émerger tant travers des raccourcis équi-
de « fausses sciences » qui voques publicisés par exemple
cachent sous une apparence par les films d’Al Gore ou de
scientifique des opinions arbi- Yann Arthus Bertand…
traires préconçues transgres- Plus proches de nous, la
sant ainsi les fondements et métallurgie, la céramique, la
les codes de la science. technologie du verre (voir le
L’étude des processus Chapitre de J.-C. Lehmann)
chimiques, puisque nous sont elles aussi nées de
sommes en chimie, fournit savoirs et d’observations
les moyens d’expliquer, tout empiriques acquis et transmis
au moins dans certains cas, par des initiés, puis des corpo-
pourquoi des traditions ont pu rations d’artisans, sans que la
se perpétuer de génération vraie nature des phénomènes
en génération, et d’émettre scientifiques qui les condition-
des hypothèses vraisem- naient soit acquise par ceux
blables sur les raisons qui y qui pourtant les mettaient
ont conduit sans pour cela en œuvre avec succès et
talent. Mais leur fonction et
les propriétés recherchées
10. Il est notable que de nos jours, étaient claires car guidées par
la « bonne instrumentalisation » l’économie des besoins. Nous
a implicitement une connotation pouvons les comprendre car
de « philosophie naturelle », tan-
elles nous sont parvenues.
dis que celle qui est jugée comme
« mauvaise » car certaines de ses Ce n’est pas toujours le cas,
conséquences sont jugées ainsi et là le scientifique se trouve
(par exemple l’arme atomique, confronté non seulement
la pollution chimique, etc.) prend à la mise en évidence des
implicitement le sens sous-jacent propriétés mais aussi à faire
« d’instrumentaliste » renvoyant un pari éduqué sur la fonc-
à l’image du savant irresponsable
64 jouant avec le monde.
tion. Le travail du scientifique
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
semble alors transgresser la guée. Les textes retrouvés
vision de rigueur absolutiste montrent qu’il s’agissait
que le public se fait de lui. Or d’une tradition très ancrée
c’est bien là un travail scien- car soutenue par la volonté
tifique répondant à tous les de s’assurer la protection
codes et aux ambitions de la d’Horus. En dessinant sur
science et donc une mission lui-même l’œil magique
tout à fait normale pour lui. Ce d’Oudjat (Figure 1), l’Égyptien
chapitre est un exemple qui à étendait sur lui cette magie
mon avis illustre parfaitement bénéfique. Or, nos compé- Figure 1
ce propos. tences actuelles fondées sur Symbole propitiatoire d’Oudjat.
la microélectrochimie et la Le maquillage en fard noir ne
Pour cela il nous faut tout
biologie permettent de révéler correspondait qu’à la partie
d’abord retourner dans notre centrale du symbole en ne
lointain passé. Il y a au moins aujourd’hui que ce maquillage
dessinant que le contour de l’œil en
quarante-cinq siècles en apportait bien une aide prolongeant exagérément la pliure
Égypte Antique, une grande précieuse contre certaines de la paupière (voir Figure 9), et
partie de la population avait maladies endémiques, et que devenait ainsi la marque de la
pour coutume d’utiliser un cette fonction, certainement protection d’Horus.
fard noir bien déterminé découverte empiriquement,
pour se maquiller. Ce même est peut-être à la base de son
geste cosmétique a perduré institution et de sa pérennité.
au fil des siècles jusqu’à C’est le synopsis des
une époque récente et survit recherches entreprises sur
aujourd’hui à travers le Khôl, ce fard noir qui va être
bien que ce dernier n’en soit raconté maintenant à travers
qu’une version dégénérée nos interrogations succes-
n’ayant retenu que la fonction sives et leur cheminement
décorative du fard noir. d’une hypothèse avortée à la
Bien que l’importante utilisa- suivante. Cependant, comme
tion du Khôl nous prouve le ce cheminement scientifique
contraire, nous interprétons s’appuie crucialement sur le
souvent aujourd’hui ce fard jeu central de deux acteurs
noir comme nous le faisons du monde de la biologie, il
des maquillages de notre me faut tout d’abord vous
époque dans nos sociétés apprendre à les connaître.
occidentales : nous pensons

1 Présentation
implicitement qu’il témoi-
gnait d’une distinction sociale
de
élevée. Il est vrai que nous
nos deux acteurs
sommes plus fréquemment Intéressons-nous d’abord
exposés à des images de aux différents mécanismes
Pharaons et de Pharaonnes qui permettent à un type de
ou de leurs hauts dignitaires leucocytes, nos « globules
parés de ce fard noir si carac- blancs », appelés phagocytes,
téristique qu’à celles de leurs de « digérer » des bactéries,
simples sujets. Or les archéo- des cellules malades ou des
logues savent maintenant que particules étrangères à notre
ce maquillage était porté par organisme. Ceux d’entre eux
la plupart des Égyptiens et ne que l’on appelle macrophages
jouait donc pas le rôle d’un ont pour fonction de détruire
signe extérieur indiquant une tout élément, vivant ou non,
appartenance sociale distin- que notre organisme ne 65
La chimie et l’art

reconnaît pas comme faisant qui échappe à cette déconta-


partie de nous. Ils jouent ainsi mination constitue l’une des
un rôle majeur dans la protec- sources des fameux « radi-
tion de notre organisme et ils caux libres », ces vecteurs
le remplissent en particulier du « stress oxydant » dont on
grâce à deux acteurs princi- entend souvent parler de nos
paux, jouant seuls ou en duo, jours : ce sont les « radicaux
que je dois vous présenter libres qui provoquent rides,
maintenant. vieillissement et cancers »
et qui sont mis à toutes les
sauces en particulier pour
1.1. Notre premier acteur : servir de justification à la
la NADPH-oxydase vente de certaines crèmes de
La NADPH-oxydase, ou nico- beauté ou au choix d’une
tinamide adénine dinucléo- alimentation plus équilibrée.
tide phosphate oxydase, est Il me semble plus juste d’uti-
une enzyme jouant un rôle liser en l’occurrence le terme
de centrale énergétique dans de « stress oxydatif » plutôt
nos cellules. Sa fonction est que de « stress oxydant », car
de catalyser la réaction d’oxy- l’ion superoxyde n’est pas un
dation du NADPH, son subs- bon oxydant par lui-même
trat, en NADP+ qui transfère (en fait c’est un réducteur !).
ensuite l’énergie acquise à Il conduit cependant, par une
d’autres machines cellulaires cascade de réactions, à des
(Figure 2). Au cours de cette oxydants dangereux comme
transformation sont libérés l’eau oxygénée ou le peroxy-
deux électrons dont l’en- nitrite. Le stress initial ne
zyme doit se débarrasser, ce devrait donc pas être qualifié
qu’elle ne peut faire qu’en « d’oxydant » mais « d’oxy-
réduisant quelque chose. datif », ce qui exprime bien
Or l’oxygène est une molé- mieux le caractère potentiel
cule facilement réductible et associé au devenir de ces
présente dans tous les orga- radicaux, plutôt qu’un carac-
nismes aérobiques. Ces deux tère chimique intrinsèque.
électrons sont ainsi facile- D’un point de vue chimique,
ment piégés par deux molé- le rôle de la NADPH-oxydase
cules d’oxygène conduisant peut être résumé par celui
à la formation de deux ions de favoriser cinétiquement,
superoxydes O2°- (Figure 2). c’est-à-dire de catalyser, la
Ces ions superoxydes sont réaction d’oxydo-réduction
des toxiques cellulaires représentée Figure 2.
importants et sont générale- Ce scénario a lieu à chaque
Figure 2 ment décontaminés par leur instant des milliards et
Équation-bilan de la réaction dismutation en oxygène et en milliards de fois dans nos
d’oxydo-réduction catalysée par la eau par une enzyme spécia- cellules, au niveau de leurs
NADPH-oxydase. lisée. Néanmoins, la fraction membranes (Figure 3). Néan-
moins, ces enzymes ne
flottent pas sous forme
Oxydation : NADPH → NADP + + H + + 2e- assemblée dans nos mem-
branes, comme repré-
Réduction (× 2) : O 2 + e - → O 2°-
senté sur cette figure, mais
66 Bilan : NADPH + 2O 2 → NADP+ + H + + 2O °-2 y sont présentes en pièces
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
détachées pré-assemblées. 1.2. Notre second acteur :
Leur assemblage final dépend la NO-synthase
de l’entrée dans la cellule
d’un flux d’ions calcium Ca2+ Le deuxième acteur dont nous
commandé par l’ouverture de allons maintenant examiner
canaux ioniques traversant le jeu est encore une enzyme,
ces membranes. Plus préci- appelée NO-synthase (voir
sément, le véritable assem- l’ouvrage dans la même
blage de l’enzyme implique collection La chimie et la
en première instance des ions santé, au service de l’homme,
phosphate PO42-, présents chapitre de D. Mansuy). C’est
dans le milieu intracellulaire. l’enzyme chargée de synthé-
Cependant, la répulsion élec- tiser le monoxyde d’azote NO°
trostatique due à leurs deux (on dit aussi oxyde nitrique),
charges négatives s’oppose à dans notre corps. Cette petite
ce qu’ils puissent pleinement molécule, bien connue des
jouer leur rôle de clavettes chimistes mais que le reste du
d’assemblage supramolé- monde a longtemps ignorée,
culaire. En permettant la s’est pourtant vue décerner
compensation de ces charges, il y a quelques années le titre
l’entrée d’ions calcium dans la de « molécule de l’année ».
cellule déclenche donc l’as- On s’était ensuite subi-
semblage du complexe enzy- tement aperçu qu’elle se
matique NADPH-oxydase. trouvait partout dans notre
Celui-ci peut alors fonc- organisme ! …et qu’elle y
tionner dès que son substrat, jouait des rôles extrêmement
le NADPH, se présente et importants dont celui qui nous
produire ainsi un flux d’ions intéresse ici…
superoxydes du côté extérieur De la même manière que la
de la membrane cellulaire NADPH-oxydase, pour devenir
(Figure 3). active, la NO-synthase doit

Figure 3
Dès lors que les ions calcium
(Ca2+) pénètrent dans la cellule
par un canal ionique, les ions
phosphate (notés P sur le schéma)
peuvent assembler le complexe
enzymatique NADPH-oxydase à
partir de ses pré-constituants,
et celui-ci se met à l’œuvre.
Le NADPH est alors oxydé en
NADP+ en présence d’oxygène,
libérant par contrecoup des ions
superoxydes O2°- (voir l’équation
bilan de la Figure 2). 67
La chimie et l’art

A B

Figure 4 s’assembler à partir de deux par nature des molécules qui


composantes – les parties possèdent un nombre impair
Le complexe dimérique de la NO- rouge et bleue représen- d’électrons et donc un élec-
synthase (A) produit du monoxyde
d’azote, NO°, en transformant
tées Figure 4. Ceci nécessite tron célibataire (c’est de là
tout d’abord la L-Arginine en encore une fois la présence même qu’ils tirent leur nom).
N-hydroxy-arginine, laquelle est d’ions calcium dans la Les molécules « normales »
ensuite convertie en citrulline cellule. L’enzyme assemblée ont quant à elles un nombre
libérant ainsi le monoxyde se met alors à transformer pair d’électrons. Or, de même
d’azote (B). son substrat de prédilec- que l’addition d’un nombre
tion, la L-Arginine, l’un des impair avec un nombre pair
vingt acides aminés naturels. ne peut conduire qu’à un
Grâce à l’oxygène présent nombre impair plus grand,
dans la cellule, l’enzyme cata- toute réaction entre un radical
lyse alors une cascade de libre et une molécule non
réactions d’oxydo-réduction radicalaire conduit à un autre
complexes conduisant in fine radical libre, celui-ci pouvant
à une molécule de monoxyde même être plus dangereux
d’azote et une molécule de pour une cellule vivante que
citrulline (Figure 4). le premier. Au contraire,
Pourquoi le monoxyde d’azote, comme chacun le sait, l’addi-
bien connu des chimistes tion de deux nombres impairs
auparavant, est-il subitement donne toujours un nombre
devenu une molécule impor- pair, et c’est la même chose
tante pour les biologistes et pour les radicaux libres. De
les médecins ? Un premier plus, pour des raisons que je
point est qu’elle est une molé- n’entends pas aborder ici, la
cule dite radicalaire et sert de réaction entre deux radicaux
piège aux radicaux libres : libres est très rapide en milieu
c’est un antioxydant. Sa faible condensé. Partant, un bon
taille et son caractère aussi chasseur de radicaux libres
bien lipophile que lipophobe est lui-même un radical libre
lui permet de diffuser dans capable de patrouiller partout
tous les compartiments cellu- à la recherche de ses proies
laires et dans tous les tissus radicalaires.
biologiques, et de contribuer Cependant, ce bon chasseur
ainsi à la chasse aux fameux de radicaux se doit aussi de se
radicaux libres que nous avons comporter comme un radical
évoqués plus haut. En effet, uniquement vis-à-vis des
68 tous les radicaux libres sont radicaux et non pas des autres
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
molécules, sinon sa présence est un vasodilatateur impor-
dans l’organisme aurait des tant : il régule le débit de nos
effets analogues à ceux des vaisseaux sanguins. Il y induit
radicaux qu’il chasse. Or la également une perméabilité
réactivité majeure des radi- vasculaire grâce à son effet
caux libres, d’où découle sur l’adhésion cellulaire. NO°
d’ailleurs leur principale noci- permet donc à la fois « d’at-
vité pour les tissus vivants, tirer » des macrophages là
est d’arracher des atomes où il est exprimé, puis de
d’hydrogène (H°) aux biomo- favoriser leur migration vers
lécules, déclenchant par là les tissus au travers des
une cascade de réactions qui parois vasculaires. Bien sûr,
conduisent selon les cas à une il est nécessaire que d’autres
altération de l’information marqueurs biochimiques
génétique (ADN) ou du fonc- adéquats soient aussi synthé-
tionnement des protéines, à tisés par le vaisseau sanguin.
une peroxydation des lipides Néanmoins, lorsque nos
et autres acides gras si essen- tissus subissent une inflam-
tiels à l’architecture de nos mation, les macrophages qui
membranes, etc. Or, NO° est patrouillent constamment
un très mauvais abstracteur dans nos vaisseaux sanguins
d’atome d’hydrogène et est localisent ainsi la position de
donc très peu réactif de ce la zone enflammée, traver-
point de vue. L’ensemble de sent la paroi des vaisseaux et
ces trois qualités est rare- se glissent entre les cellules
ment réuni. NO° constitue l’un saines pour atteindre le
des rares exemples connus site d’inflammation où ils
les possédant toutes les la combattent en digérant
trois ; cela fait donc de lui un les bactéries ou les cellules
antioxydant de choix dans le malades qui lui donnaient
milieu vivant. lieu.
Pour extrêmement important Pour illustrer le rôle vaso-
et bénéfique qu’il soit, ce rôle dilatateur du monoxyde
de NO° n’est pourtant pas le d’azote, prenons l’exemple du
seul qu’il joue. Le monoxyde cerveau. Nos neurones sont
d’azote joue aussi un rôle si spécialisés vis-à-vis des
important dans l’adhésion tâches qu’ils effectuent qu’ils
cellulaire, c’est-à-dire dans ne « savent » pas stocker les
le contact entre les cellules, nutriments transportés par
indispensable à la forma- le sang, ni stocker de l’oxy-
tion, au maintien et au fonc- gène. C’est d’ailleurs pour
tionnement des tissus. Nous cela que le cerveau est le
verrons par la suite comment premier organe à être forte-
cette propriété est impliquée ment endommagé lorsque le
dans notre propos. Il joue cœur s’arrête. Il suffit d’en-
aussi un rôle majeur dans la viron trois minutes d’arrêt
phagocytose (voir plus bas) cardiaque pour y créer des
et dans la régulation sanguine dégâts irréparables alors que
à l’échelle de nos capillaires, nos autres organes résis-
deux autres propriétés essen- tent bien plus longtemps et
tielles à retenir pour la suite. retrouvent généralement leur
Enfin, cette petite molécule vitalité lorsque le cœur repart. 69
La chimie et l’art

Le même phénomène se pourcents dans les régions


produit lorsqu’une région de moins actives du cerveau en
notre cerveau travaille. Les faveur des régions en besoin
neurones ont alors besoin immédiat. C’est précisément
d’un apport accru de glucose ces variations qui permettent
et d’oxygène, ce qui réclame de voir aujourd’hui le cerveau
une augmentation locale fonctionner en les mesurant
quasi instantanée du débit en temps réel grâce à diffé-
sanguin local. Or le sang est rentes méthodes d’imagerie.
transporté dans des capil- Au cours d’un travail réalisé
laires et une augmentation en collaboration avec le
de débit y signifierait une biologiste et professeur Jean
augmentation de pression si Rossier et nos deux groupes,
les capillaires ne modifiaient nous avons finalement pu
pas leur taille. Le cerveau démontrer expérimentale-
est enfermé dans une boîte ment que cette régulation
solide, il n’est donc pas ques- est précisément commandée
Figure 5 tion d’y augmenter la pression par le monoxyde d’azote. En
Lorsqu’ils entrent en activité, les intracrânienne. On connaît effet, il ressort de cette étude
neurones émettent une bouffée bien malheureusement toutes que lorsqu’un neurone fonc-
de monoxyde d’azote NO° dans les conséquences néfastes tionne, il envoie une bouffée
leur environnement immédiat, ce d’une onde de pression locale de NO° qui a pour effet de
qui a pour effet de provoquer une pour les victimes d’attaques
dilatation des vaisseaux sanguins
dilater localement des petites
cérébrales. La trouvaille de restrictions portées par les
chargés d’acheminer le sang qui
les alimente. On peut aujourd’hui
la nature a été de répartir les vaisseaux sanguins passant
mesurer simultanément et corréler débits sanguins dans l’en- dans son voisinage (micro-
en temps réel l’augmentation semble du cerveau comme photographies de la Figure 5).
locale de la concentration de NO° le font nos ingénieurs de Cet ensemble joue le même
(courbe du haut) et la dilation de l’EDF en délestant certaines rôle que celui de l’ouverture
restrictions locales portées par « lignes » peu consomma-
les vaisseaux sanguins (courbe
d’un robinet dans nos plom-
trices à un moment donné sur beries et permet donc à un
du bas et photographies). C’est ce
phénomène qui permet aujourd’hui
celles qui ont besoin d’une débit plus grand de sang de
de voir fonctionner le cerveau « puissance » plus impor- venir alimenter ce neurone
grâce à plusieurs techniques tante. La circulation de sang sans modification drastique
d’imagerie. diminue ainsi de quelques de l’ensemble. Après coup, la
concentration de NO° retombe
et la restriction se referme
(courbes de la Figure 5), dimi-
nuant ainsi le débit sanguin
local.

1.3. Le duo de nos deux


acteurs : la phagocytose
La phagocytose est le phéno-
mène par lequel notre orga-
nisme se défend contre tout
corps étranger qui nous
pénètre (bactéries, virus,
levures, etc.). Elle se déroule
selon un scénario biochimique
70 que l’on peut observer sur la
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
Figure 6. Lorsqu’un macro- les réactifs qui y sont engen-
phage détecte une bactérie, drés par le macrophage celui
une cellule endommagée, de nos sucs gastriques. La
un débris de taille micromé- différence ici est qu’il ne s’agit
trique, etc., il l’entoure en pas d’acide mais de ciseaux
étendant sa propre membrane chimiques constitués par un
grâce à l’action mécanique cocktail de stress oxydatif
de son cytosquelette (voir la bien plus efficace et créé par
microphotographie centrale l’action concertée des deux
de la Figure 7). La poche ainsi complexes enzymatiques que
constituée se referme autour nous venons de découvrir.
de la bactérie puis se résorbe En effet, la membrane du
en une vésicule, appelée phagosome contient à la fois
phagosome, transférée au les deux types d’enzymes
sein du cytoplasme (Figure 7). que nous avons présentées
Le macrophage commence ci-dessus et celles-ci sont
alors à digérer l’intrus. Mais activées simultanément par
Figure 6
comment fait-il ? Contraire- la présence d’ions calcium
ment à un organisme vivant lorsque commence la « diges- Nos deux acteurs, NADPH-
qui peut briser mécanique- tion » de la bactérie (Figure 7). oxydase et NO-synthase (NOS),
fonctionnant en duo dans la
ment un objet grâce à l’appli- Les NADPH-oxydases y déver-
membrane d’une vésicule
cation de pressions intenses sent alors des ions supe- phagocytotique (phagosome, voir
(mâchoires, pinces, etc.), le roxydes O2°-, tandis que les Figure 7) de macrophage après
macrophage en est incapable. NO-synthases y produisent du leur activation par les ions calcium.
Les cellules, c’est-à-dire le monoxyde d’azote NO°. Ces Ils produisent simultanément O2°-
macrophage aussi bien que deux radicaux libres, formés et NO° à l’intérieur de la vésicule
simultanément et à fortes (partie haute du schéma). Ces
l’intrus à digérer, sont essen-
deux molécules qui constituent
tiellement fluides et toute concentrations dans la vési-
le « stress oxydatif » primaire
pression qui pourrait être cule, se combinent ainsi très évoluent rapidement pour donner
créée par un moyen quel- rapidement entre eux pour un coktail chimique secondaire
conque par le macrophage former des ions peroxynitrite, (ONOO-, H2O2, NO° et NO2-)
conduirait en premier lieu à selon l’équation chimique : permettant aux macrophages de
son propre éclatement. La « digérer » les bactéries piègées
dans leurs phagosomes (voir
nature a résolu ce problème O2°- + NO° → ONOO- Figure 7).
en dotant le macrophage de
« poinçons chimiques » avec
lesquels il perfore littérale-
ment la membrane de l’intrus
d’une telle infinité de trous
microscopiques que la cellule
soumise à ce traitement
chimique perd sa membrane
et se « vide » dans la vési-
NADPH-
oxydase

cule qui la contient. Dès lors,


les composants chimiques et
biochimiques de l’intrus sont
assimilés et la vésicule se
résorbe. Ce scénario est donc
assez semblable à celui réalisé
par notre estomac lors de la
digestion, la vésicule jouant le
rôle de la poche stomacale, et 71
La chimie et l’art

membrane. Celle-ci finit par


littéralement exploser sous
l’effet de sa propre pression
osmotique, libérant ainsi le
contenu de la bactérie dans
le phagosome. Les ions NO+
réagissent entre autres avec
les protéines et l’ADN de
la bactérie rendus acces-
sibles par l’éclatement de ses
membranes. Ce processus
continue de proche en proche
et « grignote » véritablement
la bactérie. Celle-ci se trouve
ainsi rapidement « démontée »
en pièces moléculaires inertes
qui seront ensuite recyclées
par le macrophage ou rejetées
dans le milieu extérieur lors
de la résorption du phago-
some par fusion avec la paroi
membranaire du macrophage.
L’ensemble constitue le phéno-
mène de phagocytose par
lequel les macrophages nous
débarrassent de bactéries ou
de nos cellules endommagées
ou mutées. Une infection ou
un cancer survient lorsque,
pour une raison ou une autre,
Figure 7 Au pH intracellulaire, ces ions ce processus ne peut pas se
peroxynitrite sont des espèces dérouler avec succès.
Principe de la phagocytose de
très réactives. Il est admis
bactéries par un macrophage. Sur Les grandes lignes de ce
la partie gauche sont représentées
que par différentes cascades
chimiques assez compli- processus complexe sont
des vues microscopiques d’un maintenant bien comprises,
macrophage (lignée RAW 264.7) quées, ils peuvent se décom-
poser en fournissant selon le bien qu’il nous reste encore
à l’état de « repos » (à gauche)
ou après son activation (par un cas des radicaux hydroxyles beaucoup d’études à réaliser
mélange interféron-γ / OH°, qui sont les espèces qui pour en préciser tous les
lipopolysaccharide-α). La réagissent le plus facilement détails. Par exemple, le rôle
microphotographie centrale
avec tout type de liaison C-H fondamental du peroxyni-
(macrophage activé) met trite n’a été compris que
en évidence les extensions (présentes dans quasiment
toutes les molécules des orga- très récemment. On pensait
cytoplasmiques permettant au
nismes vivants), ou des ions précédemment que l’essen-
macrophage d’encercler des
bactéries puis de les enfermer NO+ qui sont des électrophiles tiel du découpage chimique
au sein de ses vésicules oxydants très réactifs avec les de la bactérie était dû à l’eau
phagocytotiques (taches circulaires protéines. Les radicaux OH° oxygénée (H2O2), un oxydant
blanches sur la photographie). conduisent à une peroxyda- puissant qui, dans certaines
Le schéma de droite représente
tion en chaîne des lipides de conditions11, peut aussi
une de ces vésicules (phagosome)
pendant la phase de digestion, la membrane de la bactérie
c’est-à-dire lorsque les NADPH- enfermée dans le phagosome, 11. Via la réaction dite de Fenton,
oxydases et les NO-synthases ont avec pour conséquence de en présence de catalyseurs à
72 été activées par les ions calcium. perforer la structure de cette centres métalliques.
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
produire des radicaux OH°. n’est présente. Le macro-
Ce sont d’ailleurs ces deux phage se débarrasse ensuite
propriétés qui sont à la base de ces phagosomes activés en
du caractère désinfectant provoquant la fusion de leur
bien connu de l’eau oxygénée membrane avec sa propre
ou de son action décolorante membrane cellulaire, ce qui
sur les cheveux. En fait, H2O2 a pour conséquence d’ex-
serait bien produite par la pulser leur contenu dans l’es-
dismutation spontanée des pace extracellulaire où il peut
ions superoxydes si ceux-ci ainsi être analysé à l’échelle
ne réagissaient pas préféren- de la cellule unique grâce
tiellement et beaucoup plus à des ultramicroélectrodes
rapidement avec le monoxyde (Encart « Des ultramicroélec-
d’azote présent en concentra- trodes à fibres de carbone, des
tion similaire : synapses artificielles »).
2 O2°-+ 2 H+ → H2O2 + O2.
Grâce aux mesures effec-
Nous étudions depuis
tuées au laboratoire il est
quelques années ces méca-
possible de détecter chaque
nismes de la phagocytose,
type de molécule relâchée par
et bien que beaucoup reste
le macrophage (ONOO-, H2O2,
encore à faire pour parvenir à
NO° et NO2-) dans ces condi-
une vision totalement détaillée
tions et de remonter ensuite
et rigoureuse de ce phéno-
par simple considération des
mène extrêmement complexe,
stoechiométries des réac-
il est possible d’affirmer que
tions conduisant à leur forma-
les ions superoxydes et les
tion (voir plus bas, Figure 20)
radicaux monoxyde d’azote
aux flux primaires d’ion
sont produits avec des flux
comparables par les macro- superoxyde et de monoxyde
phages activés (Figures 6 et d’azote. Il est donc possible de
7). Partant, les deux espèces mesurer in fine l’activité indi-
se combinent pour produire viduelle des deux types d’en-
du peroxynitrite ; la frac- zymes à l’échelle d’une cellule
tion d’ions superoxyde non unique et en temps réel.
capturée par le monoxyde Des protocoles expérimentaux
d’azote dismute en eau similaires (voir l’encart « Des
oxygénée laissant ainsi une ultramicroélectrodes à fibres
quantité de monoxyde d’azote de carbone, des synapses arti-
excédentaire. Finalement, une ficielles ») nous ont permis
partie du peroxynitrite produit de démontrer que ce type
se décompose en ion nitrites. de mécanisme est aussi
Ces études sont réalisées actif dans des cellules non
en activant artificiellement phagocytaires, à l’exception
des macrophages12, de telle près que ces dernières ne le
sorte qu’ils produisent des confinent pas à l’intérieur de
phagosomes opérationnels, phagosomes dont elles sont
même si aucune bactérie dépourvues. Il semble que ce
soit donc là un mécanisme de
12. L’activation des macrophages
défense générale des cellules
est réalisée grâce à des « effec-
teurs biochimiques » classiques aérobiques, les macrophages
(interféron-γ, etc. ; Figure 7 au l’ayant en quelque sorte
centre). optimisé pour conduire des 73
La chimie et l’art

DES ULTRAMICROÉLECTRODES À FIBRES DE CARBONE, DES SYNAPSES ARTIFICIELLES

Ces électrodes micrométriques sont en fibres de carbone, le même matériau qui sert à
armer le plastique des skis ou des raquettes de tennis dits « en fibres de carbone ». Ces
fibres, d’environ 10 μm – un micron ou micromètre (μm) représente un millième de milli-
mètre ; par comparaison un cheveu normal fait environ 50 μm d’épaisseur – sont insérées
individuellement dans une gaine en verre puis étirées et scellées à chaud. La portion de fibre
qui dépasse de la gaine de verre est alors taillée en pointe chimiquement afin d’obtenir un
embout conique de 1-5 μm de surface active ; cette dimension est choisie selon la taille des
cellules à étudier. Même si leur géométrie est alors parfaitement adéquate, ces électrodes
sont peu actives par rapport aux espèces que l’on désire détecter au cours des mesures
concernées par ce travail (ONOO-, H2O2, NO° et NO2-) et il faut y déposer du noir de platine
afin d’obtenir les propriétés électrochimiques nécessaires (Figure 8).
La surface active de ces ultramicroélectrodes de carbone platiné est alors disposée à quelques
microns au-dessus de la surface d’un macrophage, créant ainsi une « synapse artificielle ».
L’assemblage « cellule/film liquide/électrode » fonctionne en effet comme une synapse neuro-
nale où la cellule joue le rôle du neurone émetteur en évacuant dans l’espace synaptique les
composés à détecter. La surface platinée de l’ultramicroélectrode détecte électrochimique-
ment les espèces émises comme le ferait un neurone récepteur dans une synapse réelle. La
seule vraie différence de principe par rapport à une synapse naturelle est qu’ici la sélecti-
vité, c’est-à-dire la capacité à reconnaître chaque type de molécule émise par le macrophage,
est assurée par le potentiel de l’électrode, plutôt que par une protéine spécifique. En effet,
chacune des molécules cibles s’oxydant à un potentiel bien déterminé dans nos conditions,
elle peut être caractérisée par cette propriété. Son courant d’oxydation constitue alors une
mesure directe de son flux tel qu’il est émis par le macrophage en temps réel. Il est ainsi
possible de « voir en direct » ce qu’une cellule émet avec une résolution de l’ordre du millier
de molécules par milliseconde, pourvu que les espèces soient électroréactives.

Figure 8
Une ultramicroélectrode à fibre de carbone. Le schéma de principe à gauche illustre les différentes
composantes de l’ultramicroélectrode. La microphotographie du haut à droite montre le détail de la
pointe platinée, et celle du bas représente une ultramicroélectrode placée en situation de « synapse
artificielle » au-dessus d’un macrophage de la lignée RAW 264.7 (voir Figure 7, gauche). Une micropipette
de stimulation figure aussi sur la partie gauche de la même microphotographie.
74
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
actions « offensives » plutôt
que « défensives ».
Cela est bien sûr très intéres-
2 Chimie et Art pour
la santé en Égypte
Antique
sant en soi puisque aucune
autre méthode ne permet de 2.1. La tradition du fard noir
faire ce type de mesures pour-
tant cruciales car elles portent Nous avons tous présent en
sur un élément clé de notre tête le fameux maquillage noir
système immunitaire. L’autre à la forme si caractéristique
très grand intérêt est que que portaient Néfertiti ou les
disposant de mesures sélec- Pharaons (Figure 1). Incons-
tives, fiables et quantitatives ciemment, comme la plupart
des flux primaires de O2°- et des non-spécialistes, j’attri-
NO°, il devient possible d’exa- buais à ce maquillage porté
miner leurs variations selon depuis au moins quarante-
les conditions auxquelles cinq siècles en Égypte Antique
ont été soumises les cellules la fonction d’une marque
qui les engendrent. On peut distinctive de leur pouvoir ou
alors comparer en détail le d’une distinction religieuse
rôle des NADPH-oxydases faisant référence à Horus.
et des NO-synthases dans En effet, dans nos sociétés,
plusieurs types de cellules ou, au moins depuis la Rome
pour un type donné, examiner Antique, les maquillages
l’effet de différents facteurs portés dans la vie civile ont
exogènes modulant ce stress une double fonction : d’une
oxydatif comme nous le part enrichir la beauté de celui
montrerons plus tard pour les ou celle qui le porte selon
ions Pb2+ à propos des kéra- les canons du moment mais
tinocytes. En effet, comme aussi, comme les vêtements,
nous le disions plus haut, d’afficher la classe sociale
nos travaux ont montré que et le statut des individus. Ils
la capacité des macrophages ont aussi d’autres fonctions
à engendrer des bouffées de rituelles et religieuses même
stress oxydatif ne leur est si ces dernières ont générale-
absolument pas propre et que ment disparu à notre époque.
beaucoup d’autres cellules de Quelle n’a donc pas été ma
notre corps, les fibroblastes surprise lorsque mon ami
ou les kératinocytes par Philippe Walter du C2RMF13,
exemple, font de même. qui travaillait sur la composi-
Pour nécessaire qu’elle soit tion chimique de ce fard, m’a
car elle a permis de mettre en révélé que cette vision implicite
place les rôles et les jeux d’ac-
teurs de deux intervenants
13. C2RMF : Centre de recherche
biologiques majeurs dans et de restauration des Musées de
ce qui va suivre, cette partie France (UMR 171 ; CNRS, Louvre
nous a éloignés de notre véri- et Ministère de la Culture). Le tra-
table sujet. Nous allons nous vail décrit dans ce chapitre résulte
y replonger maintenant en d’une collaboration entre mon
découvrant comment ces deux laboratoire et celui de Philippe
Walter du C2RMF (voir l’encart :
acteurs interviennent dans les « Le C2RMF, un grand laboratoire
propriétés du fameux fard noir dédié au patrimoine » du Chapitre
des anciens Égyptiens. de P. Walter). 75
La chimie et l’art

était entièrement fausse : loin Pharaon… Donc exit la théorie


d’être restreint à Pharaon d’une marque distinctive liée à
et à ses haut dignitaires, ce l’importance du statut social…
fard noir était porté tous les Bien que cela ne soit qu’une
jours par la grande majorité anecdote personnelle, je
de la population de l’Égypte tenais tout de même à la
Antique. Il m’a démontré rappeler car elle témoigne
comment nous savons cela à la fois de cet imaginaire
à travers les fresques et dans lequel naît la science,
les statuettes représentant celui auquel je faisais réfé-
les gens du peuple qui figu- rence dans l’introduction de
Figure 9 rent dans de nombreuses ce chapitre, mais aussi du rôle
tombes prestigieuses ou de l’expérience et des diffé-
Portrait d’une porteuse d’eau
maquillée avec le fard noir. Bois
plus communes. La Figure 9 rents savoirs accumulés par
polychrome datant d’environ 2 000 témoigne par exemple que les différentes branches de la
av. J.-C. conservé au musée du même une simple porteuse science. Eux seuls permettent
Louvre. d’eau se maquillait comme de contrôler et de canaliser cet
imaginaire afin de s’approcher
avec une certitude scientifique
de la vérité. Comme toujours
en science, tout au moins
tant que les scientifiques
conserveront leur liberté de
création, la recherche d’un
autre modèle s’imposait
donc. Il semblait que cela
puisse être celui d’une fonc-
tion magique rituelle. Cette
prémisse de théorie s’ac-
cordait bien avec le fait que
l’ensemble de la population
portait ce maquillage, et que
selon certains textes il était
censé conférer à son porteur
toute la protection d’Horus.
C’est en fait « l’œil protec-
teur de Oudjat » (Figure 1)
censé garder celui qui le porte
contre les puissances malé-
fiques, et que l’on retrouve
d’ailleurs, peint avec le même
but, sur la proue des bateaux
tout d’abord égyptiens puis
de l’ensemble du monde
méditerranéen antique. Cette
fonction de talisman contre
les forces du mal était en
particulier importante dans
la vie après la mort, où les
âmes des défunts se retrou-
vaient démunies et en péril.
76 Par exemple, le masque d’or
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
de Toutankhamon le repré-
sente ainsi maquillé. Non
seulement le maquillage
lui-même et son caractère
protecteur étaient ainsi repré-
sentés sur les fresques des
tombeaux, mais comme l’il-
lustre la fresque retrouvée
dans la sépulture de la prin-
cesse Nefertiabet (Figure 10)
le flacon de fard noir, son
mode d’emploi et même la
« garantie » de la protection
assurée par Horus l’étaient
aussi afin de permettre à
l’âme de se maquiller chaque
jour de son éternité.
Si donc la protection des car elles résultent d’une Figure 10
dieux n’était pas réservée à optimisation globale. L’effica-
Fresque du tombeau de la
la caste royale et à sa maison cité recherchée ne peut être
Princesse Nefertiabet (cimetière
mais appelait une protec- apportée que par quelques de GIZA, 2 600 av. J.-C.) destinée
tion magico-religieuse, il classes de molécules ou à doter l’âme de la princesse
était parfaitement logique matériaux chimiques. Des du nécessaire pour sa vie dans
de retrouver ce maquillage facteurs économiques (coûts l’au-delà. La zone agrandie
porté par toutes les couches de production, disponibi- concerne les fards noir et vert. On
de la société. Néanmoins, et lité des précurseurs, facilité y distingue sur la partie gauche
le flacon contenant le fard vert,
comme souvent en science, du transport des matières décrit en hiéroglyphes comme
les travaux de Philippe Walter, premières et des procédés une poudre verte pour l’œil
Jacques Castaing et leurs de transformation, taille du (avec la représentation d’un œil
nombreux collaborateurs du marché, etc.), éthiques (par maquillé et du signe correspond
C2RMF sur la nature chimique exemple l’emploi de la graisse à la couleur) ; à gauche figurent
du fard sont venus ques- de porc est évité dans certains le nom du maquillage noir (en fait
tionner cette conviction, tout « une poudre pour rendre l’œil
savons du fait d’interdits reli-
expressif »).
au moins en nous montrant gieux) ou même plus récem-
qu’elle était peut-être logique ment écologiques (il suffit de
mais certainement trop penser à la vogue actuelle
simpliste… Entrons donc dans de l’huile d’Argan) viennent
la chimie du maquillage. restreindre l’offre chimique
potentielle à un nombre bien
plus réduit de possibilités.
2.2. La chimie du maquillage Souvent, une seule d’entre
L’efficacité des cosmétiques elles peut ainsi être retenue
et des produits de toilette et figure alors dans la plupart
s’appuie de manière générale des produits vendus dans le
sur une très petite série de commerce. C’est par exemple
molécules ou de matériaux le cas pour de nombreux
chimiques bien déterminés shampoings malgré le spectre
qui constituent la base du quasiment infini de marques
produit et sont à l’origine de sa et de prix que nous connais-
fonction. Ces bases chimiques sons tous. En effet, chaque
varient généralement très marque se contente généra-
peu d’une marque à l’autre lement d’associer à une base 77
La chimie et l’art

variait en fonction de la
qualité sociale et du statut du
défunt. C’est là que se retrou-
vait réellement la distinction
sociale du propriétaire. Il
devait en être de même dans
la vraie vie. Les analyses
chimiques et par rayons X des
résidus de fard contenus dans
ces différents flacons ont très
vite révélé que, contrairement
aux usages de notre époque
en termes de cosmétiques,
la composition chimique et
la nature des cristaux miné-
active commune ou très simi- raux étaient assez semblables
Figure 11
laire une série d’éléments non seulement entre tombes
Le fard noir était commercialisé de statuts sociaux pourtant
annexes (parfum, couleur,
dans divers flacons adaptés
texture, etc.) souvent inutiles très différents, mais aussi à
aux moyens et aux goûts de la
clientèle, depuis un simple tube du point de vue de la fonc- travers les siècles.
de bambou (en haut) jusqu’à des tion physico-chimique visée On y trouve toujours deux
pots de belle facture en matériaux mais qui apporte une visibi- composants majeurs, à
plus nobles (en bas). Les fouilles lité commerciale ciblée vers savoir : la galène (ou sulfure
archéologiques ont permis de une classe de consomma- de plomb, PbS), qui est noire,
retrouver ces divers flacons en
de très nombreux exemplaires
teurs, lesquels ne font alors bien cristallisée, parfois cali-
dont certains conservés au musée pas vraiment la différence brée par broyage contrôlé
du Louvre contenaient encore entre le ou les principes actifs en grains facettés micros-
suffisamment de matière pour réels et le produit acheté. Il en copiques, et d’autre part un
permettre des prélèvements aux est de même pour les autres mélange d’aspect blanchâtre
fins d’analyses par le C2RMF. facteurs de rêve que consti- formé de grains d’apparence
tuent emballages et flacons, peu cristalline constitué de
depuis le simple berlingot cérusite (ou carbonate de
plastique des shampoings de plomb PbCO3), de phosgénite
mon enfance jusqu’au flacon (Pb2Cl2CO3) et de laurionite
en véritable cristal de roche… (Pb(OH)Cl) (Figure 12). L’en-
Les fards noirs égyptiens semble était dans certains cas
ne dérogeaient pas à cette intimement mélangé au sein
règle, tout au moins en appa- d’une substance grasse, afin
rence, ce qui montre que les de réaliser une pâte permet-
procédés de marketing fondés tant l’application sur le bord
sur le rêve du consomma- des paupières (Figures 1 et 9).
teur ne datent pas d’hier…
En effet, les tombeaux regor- 2.2.1. Les deux composants
gent de flacons contenant naturels du maquillage :
des produits essentiels à un galène et cérusite
usage dans l’au-delà, et parmi Galène et cérusite sont
ceux-ci figurent en très bonne deux minerais naturels. Les
place les flacons de fard noir. analyses fondées sur les
Comme l’on s’y attend, la teneurs en impuretés réali-
qualité matérielle (simple sées par le C2RMF permettent
tube de bambou, albâtre, etc.) même de préciser que l’un
78 et artistique de ces flacons et l’autre étaient extraits de
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
A B C

mines parfaitement identifiées Figure 12


et localisées à Gebel el-Zeit à
côté de la Mer Rouge. Les cris- Microphotographies des composants isolés des fards égyptiens noir
et gris ne contenant pas de liant gras. A) Composant noir constitué de
taux de galène, relativement
grains microscopiques brillants de galène (PbS) ; B) Vue au microscope
bien calibrés en taille par un électronique de l’un de ces grains de galène ; C) Composant blanc,
broyage expert et minutieux, mélange de cérusite (PbCO3), phosgénite (Pb2Cl2CO3) et laurionite (Pb(OH)
procurent au fard sa qualité Cl). P. Walter et al. (1999). Nature, 387 : 483. Nota Bene : les échelles
de « gloss » comme on le dit diffèrent d’une microphotographie à l’autre.
aujourd’hui, c’est-à-dire sa
brillance iridescente. Celle-ci
est due aux facettes régulières diverses substances odorantes Figure 13
de ses cristaux qui réfléchis- (Figure 13).
Le khôl moderne est un maquillage
sent excellemment bien les On peut penser que grâce à noir qui poursuit la tradition du
lumières incidentes comme leur couleur blanche et leur fard noir de l’Égypte Antique sans
le font les cristaux artificiels aspect poreux, les grains de toutefois contenir de laurionite mais
de nos maquillages actuels. cérusite servaient à réguler principalement de la galène toujours
Le même type de cristaux de la texture du produit afin d’at- recherchée pour son effet « gloss ».
galène se retrouve d’ailleurs teindre l’effet visuel désiré, À gauche, étuis de confections de
et sans doute d’absorbant khôl ; à droite, dépliant vantant les
aujourd’hui notamment dans
propriétés ophtalmologiques telles
les khôls largement utilisés d’ancrage pour les molécules
que la tradition les a transmises
dans les pays du Maghreb, grasses constituant le support depuis l’époque pharaonique, au
mais la poudre de galène y est pâteux de l’onguent. C’est fait près que, religion monothéiste
parfois simplement mélangée d’ailleurs l’usage traditionnel oblige, la référence à la protection
à une substance grasse et à de ce matériau connu depuis d’Horus a disparu.

79
La chimie et l’art

l’Antiquité sous le nom de d’ailleurs lors d’une simple


blanc de céruse où son impor- inspection visuelle (Figure 12,
tance était telle qu’en absence vue de droite).
de sources naturelles locales Ils paraissent donc n’avoir
il était importé à grands frais aucune utilité technique parti-
à Rome ou même synthétisé à culière par rapport à la seule
partir de plomb et de vinaigre cérusite. Cela est d’autant
(acide acétique, source du plus surprenant qu’il s’agis-
carbonate dans la réaction sait non seulement de l’uti-
globale d’oxydo-réduction). liser mais surtout d’inventer
le premier procédé chimique
2.2.2. Les deux composants
connu afin de le produire
non naturels du maquillage :
en masse. Vu la nécessité
phosgénite et laurionite
d’alimenter en fard noir une
En revanche, la phosgénite grande partie de la population
et la laurionite ne sont pas égyptienne, il fallait mener
des composés naturels, et à bien sa production sur des
ont donc nécessairement été quantités qui représentaient
fabriqués par l’homme.14 Ils pour l’époque la mise en
sont présents dans le fard œuvre d’une véritable indus-
sous forme de grains clairs trie lourde et donc d’inves-
de forme non cristalline tissements économiques et
tout comme la cérusite avec humains importants.
laquelle ils se confondent
Ce double constat pose une
question de fond sur la nature
14. Le nom de la laurionite vient des raisons qui auraient pu
des mines d’argent de Laurion conduire les Égyptiens à
d’où Athènes a tiré la grande ri- rechercher et synthétiser
chesse qui lui a permis d’étendre en masse ces composés
sa suprématie sur l’ensemble de puisqu’il aurait, semble-t-il,
la Grèce puis d’en devenir le phare
politique et intellectuel que nous
suffit d’augmenter la dose de
révérons. En effet, les parties cérusite qui était facilement
pauvres en argent du minerai ex- disponible par simple extrac-
trait de ces mines étaient rejetées tion minière. L’explication
et amoncelées sur un déversoir magico-religieuse à laquelle
plongeant sur la mer. Le plomb nous étions arrivés plus haut
contenu dans ce minerai pauvre
ne paraît donc plus convenir
pouvait ainsi réagir avec l’eau de
mer lors de tempêtes donnant in aussi bien qu’elle le semblait,
fine de la laurionite par un procé- avant que les analyses
dé chimique « accidentel » analo- chimiques ne révèlent ce
gue à celui qui va être décrit ici. problème. On conçoit en effet
Néanmoins, et bien que pour nous assez mal que la nécessité
la laurionite des mines de Laurion
de conférer des propriétés
ait été connue et analysée par la
chimie moderne bien avant le fard magiques au fard noir afin
noir, cette laurionite est très pos- d’attirer la protection d’Horus
térieure à la naissance des fards ait pu aller jusqu’à devoir
noirs, et à ma connaissance n’a inventer et surtout produire
jamais été utilisée dans l’Anti- en masse des composés
quité. Les Égyptiens n’ont donc non-naturels en les mainte-
pas pu s’inspirer de ce procédé
naturel mais ont bien dû inventer
nant à l’identique pendant des
de toutes pièces une méthode de dizaines de siècles, alors que
80 synthèse. leur apparence et leur nature
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
pour un Égyptien devaient blions pas que les premiers
être très similaires à celle de fards noir datent d’il y a au
la cérusite. moins quarante-cinq siècles !
L’existence d’une fabrication Le procédé de synthèse de
à grande échelle du fard noir la laurionite a été décrit par
est donc illogique et préoc- Dioscoride, un scientifique et
cupante. Après tout, même médecin grec, dans un recueil
si sa pratique quotidienne médical du premier siècle.
était certainement différente La recette qu’il y donne en
à plusieurs égards de la remarquant par ailleurs sa
nôtre, l’économie égyptienne très grande ancienneté est
devait respecter des règles directement transcrite des
assez similaires à celles que enseignements transmis par
nous connaissons afin de les Grands Prêtres Égyptiens.
conduire à une société riche Elle est si précise qu’elle peut
et suffisamment stable pour être parfaitement traduite
résister à plus de siècles aujourd’hui en termes
que la nôtre n’en a encore chimiques (Encart « La recette
connu. Il semble donc invrai- antique de la laurionite, par
semblable d’imaginer qu’ait Dioscoride ») et reproduite au
pu s’imposer sans véritable laboratoire en la suivant scru-
motif ce qui à ce stade appa- puleusement comme cela a
raît être une coûteuse aber- été démontré au C2RMF.
ration économique. À titre
de comparaison, l’autre très
grande industrie magico- 2.3. Chimie et médecine
religieuse égyptienne, celle dans l’Égypte Antique
de l’embaumement, elle Une piste permettant de
aussi liée à conférer une réconcilier l’ensemble des
protection, fournit un contre- faits que notre enquête a
exemple manifeste. Même révélé jusqu’à présent nous
si les recettes des embau- est de nouveau soumise
meurs étaient certainement par Dioscoride. Son travail
très complexes et variables, de « documentaliste » sur
nous savons aujourd’hui la synthèse de la laurionite
qu’elles ne mettaient vrai- s’insérait dans une préoccu-
semblablement en œuvre pation plus large touchant
que des dessicants naturels aux pratiques et savoir-
(par exemple le natron, un faire médicaux de l’Égypte
carbonate de sodium hydraté Antique ; son ouvrage s’inti-
extrait du lit de lacs assé- tulait d’ailleurs « de Materia
chés) ou extraits de plantes Medica ». Il y notait que la
(résines). laurionite était « un très bon
Néanmoins, avant de nous onguent pour la protection des
intéresser directement à cette yeux, pour les plaies infectées,
question essentielle, il nous la réduction des rides, et le
faut apprendre comment les soin de bien d’autres parties
Égyptiens parvenaient à fabri- du corps » (Nota bene : il est
quer la laurionite à partir de intéressant de comparer au
composés naturels et avec dépliant de la Figure 13).
les technologies disponibles Aujourd’hui, on écrirait que
à leur époque puisque n’ou- ce composé possède – ou 81
La chimie et l’art

LA RECETTE ANTIQUE DE LA LAURIONITE, PAR DIOSCORIDE


« Après avoir mélangé une livre d’écume d’argent [PbO] à cinq drachmes de sel de roche [NaCl],
verser dessus de l’eau tiède, et remuer très vigoureusement trois fois par jour […] Laisser le
mélange reposer, éliminer l’excès d’eau, puis ajouter du sel de roche et de l’eau tiède. Répéter
l’ensemble de ces opérations trois fois par jour pendant trente jours jusqu’à ce que la solution ait
perdu toute sa causticité. »

La recette de la laurionite, telle que décrite ci-dessus par Dioscoride (De Materia Medica,
Livre 5, 102 ; traduction : Georges Tsoucaris, C2RMF) peut se traduire aujourd’hui par une
équation chimique (Figure 14) qui revient à formuler un déplacement d’équilibre selon la loi
de Le Chatelier.

Figure 14
Synthèse de la laurionite telle
que décrite par Dioscoride mais
traduite en équation chimique
moderne.

Cependant, à y regarder de plus près, la recette de Dioscoride pose un sérieux problème


chimique, que les anciens Égyptiens avaient bien perçu et résolu empiriquement mais
pourtant de manière optimale compte tenu de leurs moyens technologiques. Nous pouvons
le comprendre scientifiquement aujourd’hui mais il faut bien reconnaître que cela n’est
possible que grâce aux principes de la chimie analytique introduits par Pourbaix juste avant
la Seconde Guerre Mondiale !
En effet, le diagramme de Pourbaix de la laurionite (Figure 15) montre que dans les condi-
tions de sa synthèse (Figure 14), son domaine de stabilité est très limité, en particulier en ce
qui concerne le rôle du pH qui doit être maintenu dans une fourchette étroite. Or, l’équation
chimique de la Figure 14 montre qu’à côté de la laurionite désirée elle conduit à la forma-
tion de soude (NaOH). Dès lors, plus on forme de laurionite, plus le milieu devient basique
(augmentation du pH). Si on laissait faire, la laurionite produite deviendrait instable et condui-
rait spontanément à un autre composé du plomb, la blixite, Pb2Cl(O,OH)2.
Nos ancêtres chimistes égyptiens ont donc dû trouver une parade afin de convertir entièrement
la litharge (PbO) en laurionite par « simple » déplacement vers la droite de l’équilibre de la
Figure 14 (suivant une loi qu’ils avaient dû observer empiriquement mais qui n’a été formulée
– d’ailleurs uniquement sous forme d’un principe – par Le Chatelier qu’en 1888 !) tout en élimi-
nant au fur et à mesure la soude formée. Or la soude est soluble et donc inextricablement
mélangée à la solution de chlorure de sodium ! Comment ont-ils donc résolu ce problème ?
La solution imaginée par les Égyptiens consistait à laisser la réaction avancer jusqu’à un
certain degré en la brassant énergétiquement afin de favoriser le contact entre la saumure et
les grains de litharge. En suivant la montée en pH (vraisemblablement par une simple appré-
ciation au toucher de la causticité de la solution), ils détectaient la proximité du point où la
laurionite allait commencer à se convertir en blixite. À ce stade, ils laissaient donc reposer le
mélange, ce qui avait pour but d’arrêter la réaction en faisant sédimenter la litharge restante
et la laurionite formée. Le liquide surnageant contenant l’excès de chlorure de sodium et la
soude formée était alors soutiré. Il suffisait de rajouter au mélange solide de l’eau chaude
et saturée en sel et de reprendre le brassage. Ce cycle était répété trois fois par jour. Il était
poursuivi jusqu’à ce que toute la litharge soit consommée, ce qui était mis en évidence par
le simple fait que la causticité de la solution n’augmentait plus, signe que plus aucune quan-
tité de soude n’était produite. On laissait alors reposer la solution afin de soutirer le liquide
surnageant et de filtrer les grains de laurionite pure qu’il suffisait de laisser sécher au soleil
puis de broyer afin d’atteindre la granulométrie nécessaire à son incorporation dans la pâte
de fard noir.
82
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
Figure 15
Diagramme de Pourbaix des
chlorures de plomb. En jaune
est représenté le domaine de
stabilité de la laurionite. Ce
diagramme indique que pour
que la laurionite reste stable
pendant sa synthèse, le pH ne
doit pas s’élever au-delà de
7,5-8. Le point rouge figure
quant à lui les conditions
qui prévalent dans le liquide
lacrymal (concentration
0,1 molaire en chlorures, pH = 7)
lorsque le fard noir est appliqué.

Les fards noirs égyptiens et la naissance de la chimie ?


Selon Dioscoride l’ensemble de ce procédé synthétique prenait trente jours ! Cela donne une
idée de la quantité de temps et de main d’œuvre entraînée nécessités par une production en
masse de laurionite…
Cela correspondait pourtant à une véritable industrie lourde dont on sait qu’elle a été mise
en œuvre dès 2 500 av. J.-C. Elle représente certainement l’acte de naissance de la chimie.
En fait, certains pensent que le mot « chimie » provient étymologiquement de l’Égyptien
« kēme » qui signifie terre noire (avec l’acception de « minéral noir » ; « khem », de même
racine, signifiant quant à lui « terre noire nourricière » des alluvions) et qui nous a été
transmis par les grecs (« chemeia » désignait ainsi « l’Art Égyptien » selon les uns, ou les
« résultats de mélanges forcés » selon les autres, les deux sens renvoyant de toute manière
à la chimie). L’Arabe nous l’a finalement donné avec « alchimie ». Il n’est donc pas déraison-
nable de penser que la chimie soit née du savoir-faire que les Égyptiens de l’Antiquité ont
inventé afin de produire la laurionite du maquillage noir !

induit – des propriétés anti- les dires de Dioscoride sont


bactériennes et/ou antioxy- à prendre au pied de la lettre,
dantes. Cela nous ramène de comprendre pourquoi les
au sujet que nous abordions Égyptiens avaient délibé-
au début de ce chapitre en rément créé une véritable
présentant les fonctions industrie de la laurionite et
biologiques et chimiques pourquoi ce qui nous semblait
des produits de la NADPH- être une aberration écono-
oxydase et de la NO-synthase ! mique n’en était peut-être pas
Notons aussi que cela est une.
parfaitement cohérent avec la Pour cela nous devons
tradition conférant au porteur commencer par oublier notre
du maquillage noir la protec- vision « touristique » actuelle
tion d’Horus contre l’action de l’Égypte. Les pyramides, le
de Seth, en l’occurrence afin Sphinx, la Vallée des Rois, les
d’éviter la maladie. tombeaux, les cités dégagées
Ce constat nous offre une des sables, etc., sont autant
piste séduisante permettant de clichés qui nous imposent
peut-être, tout au moins si inconsciemment une vision 83
La chimie et l’art

« saharienne » de ce pays. côté une productivité enviée


Or, dans l’Égypte Antique et une stabilité récurrente à
comme aujourd’hui d’ailleurs, l’agriculture égyptienne qui
l’essentiel de la population permit l’épanouissement de
sédentarisée vivait le long du populations nombreuses,
Nil et sur son delta, et n’avait semble assez contradictoire
donc rien de commun avec avec l’émergence d’une civi-
les bédouins des déserts qui lisation brillante impliquant
l’encadrent. Ces populations la concentration d’une grande
vivaient dans un environne- partie de ces populations
ment fortement humide et au sein de quelques centres
tropical, riche en nutriments urbains denses. Pour s’en
organiques, en d’autres convaincre, il suffit de s’in-
termes en plein milieu d’une terroger sur le nombre de
véritable « soupe bacté- grandes civilisations appa-
rienne ». Il est donc certain rues sur terre dans de tels
que ces populations étaient environnements…
potentiellement soumises à Or, nous savons par l’analyse
des infections endémiques des maladies endémiques
analogues à celles que nous sévissant de nos jours dans
observons aujourd’hui dans les zones tropicales que,
tous les milieux semblables lorsqu’elles ne sont pas trans-
de notre planète. Cela était mises par des parasites, elles
encore même accentué par résultent souvent de la conta-
les crues du Nil (Figure 16) qui mination des populations
envahissaient avec une régu- suite à une simple projection
larité de métronome les zones de gouttes d’eau infectée dans
habitées y apportant la pros- les yeux (Figure 17). En effet,
périté par leurs limons riches la surface de l’œil offre un
(la « khem », voir l’encart « La terrain extrêmement propice
recette antique de la laurionite, (le film lacrymal constitue un
par Dioscoride ») mais simul- milieu physiologique parfait !)
tanément une eau stagnante, au développement rapide de
tiède et enrichie en sédiments colonies bactériennes et un
minéraux et organiques point d’entrée facile dans le
Figure 16 grâce auxquels les bactéries corps.
Photographie prise pendant une devaient prospérer. Cet état
Tout cela mis bout à bout
crue du Nil entre 1924 et 1930. de fait, même s’il offrait d’un
conduit à émettre une hypo-
thèse a priori encore fantas-
tique. Supposons pour
quelques instants que le
maquillage noir, via la laurio-
nite qu’il contenait, aurait
bien eu des propriétés anti-
bactériennes et antioxydantes
comme Dioscoride nous l’a
affirmé. Il aurait alors protégé
par un mécanisme encore
mystérieux l’œil de celui ou
celle qui le portait, lui assurant
cette fois-ci au sens littéral et
84 non plus magico-religieux,
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
la protection d’Horus. Alors, fortuites leur permettant Goutte d’eau contaminée
l’ensemble des informa- d’associer empiriquement à
tions a priori contradictoires la laurionite l’effet protecteur
que nous avons recueillies bien réel que nous venons
jusqu’à présent prendrait un d’imaginer. Pour continuer,
véritable sens. En particulier commençons donc à nous
Paupières
le fort investissement indus- pencher brièvement sur ce gonflées
triel qui nous avait semblé que nous savons de la méde- Inflammarion de la scléra

être si aberrant deviendrait cine égyptienne afin de véri-


alors un ressort économique Figure 17
fier si cela a pu être le cas.
formidable de la croissance Principe de la contamination de
de centres urbains indus- 2.3.1. Une médecine très l’œil par une goutte d’eau infectée.
trieux dont l’activité écono- avancée
mique l’aurait amplement Parmi les divers papyrus
remboursé. regroupant des remèdes
Bien sûr cela supposerait médicaux qui nous sont
l’existence chez les Égyptiens parvenus, deux sont parti-
de l’Antiquité d’une médecine culièrement importants : le
peut-être empirique mais papyrus d’Ebers (Figure 18),
suffisamment avancée pour datant de 1 600 av. J.-C.
réaliser et intégrer la portée soit six sept siècles avant
d’observations médicales Dioscoride, est un véritable

Figure 18
Extrait du papyrus d’Ebers, le plus
ancien des traités scientifiques
connus. Conservé à Leipzig et daté
de 1 550 av. J.-C., il comporte des
passages recopiés remontant au
début du troisième millénaire av.
J.-C. (2 670-2 160). Traité médical,
il contient des notions d’anatomie,
un exposé de cas pathologiques et
les traitements correspondants,
ainsi que près d’un millier de
recettes de médicaments. 85
La chimie et l’art

traité médical ; il recueille la Science et à la Médecine,


877 « recettes » destinées à tout Grec s’engageant dans
reconnaître et à traiter une des recherches médicales se
grande variété de maladies devait de visiter les temples
et de symptômes. Le papyrus égyptiens afin d’y recueillir
de Smith, plus court, est une les enseignements de leurs
copie d’un traité bien plus Grands Prêtres, comme ce fut
ancien remontant au moins à d’ailleurs le cas de Diosco-
l’âge des pyramides, mélan- ride. Notre mémoire collec-
geant incantations magico- tive l’a oublié, ne retenant que
religieuses et pratiques la connexion avec le folklore
chirurgicales très élaborées magique et divin. Cela a aussi
fondées sur des cas d’école. été le cas pour la chimie :
Vade-mecum ou traités médi- combien de temps nous
caux destinés à l’usage des a-t-il fallu pour que la chimie
praticiens, ces deux manus- élimine ce folklore pour rede-
crits témoignent bien de venir avec Boyle et Lavoisier
l’existence d’une médecine une science véritable ? En fait
égyptienne, certainement très c’est là le sort de toutes les
empirique et glissant souvent technologies fondées unique-
vers l’incantatoire mais pour- ment sur l’observation (Encart
tant très approfondie et suffi- « Science et technologie ») ;
samment développée pour il suffit de se rappeler que
établir des relations de cause la métallurgie du fer avait
à effet avérées n’ayant rien été donnée aux hommes
à voir avec des pratiques par Héphaïstos-Vulcain et
magiques. En d’autres que Homère consacre de
termes, même s’ils nous nombreux vers à décrire l’axe
démontrent que les pratiques de fer du char d’Hector, signe
médicales de l’époque se de l’alliance divine de Troie.
paraient (ou se garantis-
Pour revenir au papyrus
saient culturellement ?) de
d’Ebers qui nous intéresse
rites mystiques, elles nous
plus particulièrement vu
transmettent les traces de
le sujet de ce chapitre, une
l’existence dans l’Égypte la
centaine de recettes – gouttes
plus antique d’une véritable
et fards, dont le fard
technologie médicale fondée
noir – destinées à des traite-
sur des séries d’observations
ments médicaux ou préven-
empiriques remarquables. Ils
tifs concernant les yeux ou
nous donnent la certitude que
le traitement de plaies infec-
les connaissances médicales,
tées y sont décrites. De tous
anatomiques et physiolo-
ces traitements nous dirions
giques des Égyptiens avaient
aujourd’hui qu’ils mettent en
atteint un niveau que nous
œuvre des approches antibac-
soupçonnons rarement, et
tériennes ou antioxydantes.
cela au moins deux mille ans
Ces papyrus nous démontrent
avant Hippocrate, que nous
donc que les Égyptiens avaient
révérons pourtant comme le
su développer dès l’Antiquité
fondateur de la médecine.
une médecine opération-
Ils expliquent aussi pour- nelle d’un niveau rarement
quoi, dès lors que la Grèce soupçonné, associée à de
86 commença à s’intéresser à nombreux traitements, dont
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
SCIENCE ET TECHNOLOGIE
Demandons-nous combien de nos concitoyens, nous-mêmes y compris, comprennent, même
uniquement grosso modo, la science et la technologie qu’ils mettent en œuvre en surfant
sur Internet ou en utilisant leur lecteur de CD ? Leur vision de l’électronique, de l’informa-
tique, des ondes, des lasers est-elle vraiment si différente d’une référence culturelle plus ou
moins magique ? Le dieu Internet n’a-t-il pas quelque part remplacé le brave Hermès ? La
réponse évidente à cette question nous apporte un élément précieux sur la manière irrévo-
cable dont peut se perdre une technologie fondée et transmise dans un cadre culturel pur
sans le support conceptuel que lui offre aujourd’hui la science.
Contrairement à la conception en vigueur dans nos sociétés depuis les années soixante-
dix, la plupart des technologies ne sont pas nées de la science mais d’observations souvent
fortuites, remarquées puis affinées et jalousement conservées du fait de l’avantage écono-
mique qu’elles apportaient à leurs détenteurs. Il nous suffit de penser à la verrerie de Venise
et aux peines encourues par quiconque en divulguerait les secrets. Plus proche de nous, les
machines à vapeur en sont un autre exemple : de nombreuses mines anglaises étaient équi-
pées de pompes à vapeur avant que Lord Kelvin et Carnot viennent en expliquer le fonction-
nement, fondant ainsi la science de la thermodynamique. En outre, et la thermodynamique
en est un excellent exemple, la technologie arrive rarement seule à son maximum sans que
la science qu’elle stimule et enrichit ne vienne à son secours et en décuple les possibilités.
Pour utiles qu’elles puissent avoir été, les premières pompes à vapeur des mines anglaises
étaient extrêmement peu puissantes et peu efficaces, mais la science de Carnot et Kelvin a
très rapidement conduit à des moteurs à vapeur capables de tirer un train à grande vitesse
pour l’époque ou de donner naissance à la révolution industrielle du XIXe siècle.
De cette symbiose entre technologie et science, stimulée et entretenue par des volontés
généralement économiques, naissent des cycles vertueux dont notre société nous offre des
myriades d’exemples. Au contraire, sans la science toute technologie est vouée à se perdre
du fait même de la pratique du secret et de la transmission de ses savoir-faire sous une
forme culturelle non conceptualisée rigoureusement. La seule référence à une dimension
culturelle voire souvent magique sur laquelle elle doit alors s’appuyer en absence de science
la condamne dès lors que cette dimension culturelle change. Par exemple, sans être un
érudit, il nous est difficile de comprendre pourquoi la notion d’atome, puis celle de molécule
ont été rejetées jusqu’aux expériences de Jean Perrin au début du XXe siècle. Nous pensons
dans un autre cadre culturel et les objections pourtant émises par de grands scientifiques
de l’époque nous semblent ridicules car il est facile de se moquer ce que l’on ne comprend
pas (ou plus).
On admet alors mieux comment l’effondrement de l’empire égyptien n’entraîne pas seule-
ment notre incapacité à lire les hiéroglyphes jusqu’à Champollion, mais prive aussi les
cultures « relais » entre celle de l’Égypte Antique et la nôtre de la capacité à transmettre les
connaissances antiques acquises tant en médecine qu’en chimie. Il faut alors attendre qu’à
l’image de Champollion des scientifiques se penchent enfin sur les textes de Dioscoride, par
exemple, comme nous l’avons fait plus haut ou sur les papyrus d’Ebers ou de Smith afin de
les débarrasser de leur folklore mystique et d’en restituer la véritable teneur scientifique
dans un cadre culturel actuel.

plusieurs destinés à la protec- culture scientifique actuelle


tion des yeux. Cela témoigne peut sembler douteux car
en premier lieu de leur souci généralement intimement
de protéger les yeux de toute imbriqué avec des concepts
infection, signe que notre culturels et magico-religieux
hypothèse précédente n’est que nous rejetons allègre-
peut-être pas si infondée. ment aujourd’hui – d’ailleurs
Ce savoir vu à travers notre depuis peu ; il suffit de voir 87
La chimie et l’art

combien de grands scienti- empêcher la multiplication


fiques ont combattu Pasteur des bactéries et empêcher
et son rejet de la généra- toutes les infections qui en
tion spontanée ! Il n’en reste résultent. La virulence d’une
pas moins vrai que ce savoir infection bactérienne dépend
existait et qu’il justifie pleine- de la capacité du premier
ment que les antiques Égyp- foyer de bactéries à se multi-
tiens possédaient toutes les plier dans l’organisme hôte.
compétences leur permet- Nous savons aujourd’hui,
tant de s’apercevoir que cette malheureusement surtout
composition du fard noir grâce aux tests en vraie gran-
offrait une protection préven- deur accumulés en vue de
tive des populations. mettre au point des armes
bactériologiques, qu’au-
2.3.2. Maquillage et médecine delà d’un certain nombre de
Nous venons de voir qu’il est bactéries – dépendant de la
donc plus que vraisemblable bactérie concernée –, l’infec-
que la composition du fard noir tion est irrémédiable après un
ait pu être voulue et motivée délai d’incubation en fonction
par l’observation empirique du type de bactérie et du type
de ses propriétés préventives de contamination. Or, dans
contre l’infection des yeux. un milieu de culture adéquat
Néanmoins, la seule logique comme le liquide lacrymal,
de ce qui précède ne peut pas une population bactérienne
nous suffire : ce ne serait pas a tendance à croître expo-
une attitude scientifique ! Il nentiellement15 de sorte que
nous faut comprendre si cela ce seuil est très rapidement
était effectivement possible atteint et dépassé dès lors
et démontrer si l’un des que son voisinage est atteint.
ingrédients, la laurionite sur En absence de traitement
laquelle nous nous sommes antibiotique, la seule défense
focalisés, conférait bien une de l’organisme consiste donc
protection à l’œil. à « attirer » sur place dès
Par définition, la laurionite est le début de la colonisation
un minéral. Elle ne peut donc bactérienne une quantité
provoquer une attaque anti- suffisante de macrophages de
bactérienne directe comme telle manière que la vitesse à
nos antibiotiques actuels. Si laquelle ils peuvent détruire
elle a bien une fonction anti- les bactéries excède celle de
bactérienne, celle-ci ne peut leur reproduction. Le seuil
impliquer qu’une stimulation fatidique n’est ainsi jamais
efficace des propres défenses atteint et l’infection ne se
de notre organisme. Il nous met pas en place. Ce type
faut donc nous consacrer en de mécanisme est le même
premier lieu à la recherche pour les cellules mutées et
d’un lien possible entre la la mise en place de cancers.
laurionite et ces défenses. C’est l’une des raisons pour
Les macrophages, présentés
dans la première partie de ce 15. Tout au moins tant que les
conditions d’extinction malthu-
chapitre, jouent à travers la sienne (prélèvement trop impor-
phagocytose qu’ils mettent en tant de la colonie sur le milieu) ne
88 œuvre un rôle primordial pour sont pas atteintes.
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
lesquelles nos macrophages très réduite (voir l’encart « La
« patrouillent » constamment recette antique de la laurionite,
dans tout notre organisme par Dioscoride », Figure 15) –,
à travers le réseau de notre libérant ainsi continûment
circulation sanguine. une très faible concentration
Se pourrait-il donc que fard d’ions Pb2+comme nous allons
noir égyptien, et en particulier le voir.
la laurionite, dont nous avons Par conséquent, si une
vu qu’elle donnait lieu à une relation spécifique entre
production industrielle sans la laurionite et les macro-
pour autant avoir de fonction phages est envisagée, elle ne
que ne rempliraient pas les peut s’exprimer qu’à travers
deux composés naturels, la les ions Pb2+. Or, les condi-
galène (pour le « gloss ») et tions qui prévalent dans le
la cérusite (comme diluant et liquide lacrymal (pH ≈ 7, [Cl-]
fixateur poreux de la compo- ≈ 0,1 molaire) permettent de
sante grasse de l’onguent), prévoir à partir du diagramme
possède la propriété d’attirer de Pourbaix de la Figure 15
préventivement de nombreux qu’à l’équilibre thermody-
macrophages au niveau de namique, la concentration
l’œil ? Si tel était le cas, on en ions plomb y serait de
pourrait envisager avec raison l’ordre de 10-4 molaire. Il s’agit
la manière dont s’y prenait là d’une borne maximale
Horus afin de protéger celui puisque le recyclage continu
qui l’honorait en portant son du liquide lacrymal par l’œil
symbole… rend improbable que l’équi-
La composante grasse ne peut libre de dissolution puisse être
avoir aucun rôle biologique et atteint. Cela est d’autant plus
ne servait donc que de liant vrai que la surface de laurio-
permettant l’application du nite en contact avec le liquide
maquillage sur le bord de la lacrymal est extrêmement
paupière (Figure 9) comme réduite puisque le maquillage
c’est le cas aujourd’hui pour est déposé sur le bord de la
le khôl et la plupart de nos paupière. Partant, même si
maquillages. Pour trois en l’absence d’un modèle
d’entre eux (galène, cérusite, cinétique, physico-chimique
phosgénite), les composés et mécanique du système
minéraux sont totalement considérant le film lacrymal,
insolubles dans le liquide le balayage de la surface de
lacrymal et ils ne peuvent l’œil par la paupière, le méca-
donc pas avoir d’effet sur la nisme et vitesse de dissolu-
surface de l’oeil. La laurio- tion de la laurionite, etc., il
nite Pb(OH)Cl présente quant est impossible de connaître
à elle une solubilité partielle avec certitude la concentra-
en milieu salin16 – bien que tion stationnaire des ions
Pb2+ ; il est probable qu’elle
16. La concentration en ions ne dépasse pas quelques
chlorures [Cl-] dans le liquide
lacrymal est tamponnée à 0,1 hydroxydes OH-, qui constituent le
molaire et n’est donc pas modi- second contre-ion du plomb dans
fiée significativement par la très la laurionite, Pb(OH)Cl, sont neu-
faible capacité de dissolution de tralisés par le maintien du pH aux
la laurionite. De même, les ions environs de 7. 89
La chimie et l’art

pourcents de la valeur d’équi- et potassium K+. Ce constat


libre thermodynamique, c’est- justifie donc que l’on puisse
à-dire qu’elle se situe vrai- imaginer que de très faibles
semblablement dans une concentrations d’ions Pb2+
gamme micromolaire (μM) au aient des actions assez simi-
maximum.17 Si donc la laurio- laires à celles des ions Ca2+
nite présente bien une action sur notre système immuni-
du type de celle que nous taire puisque eux aussi agis-
avons évoquée plus haut, sent à des concentrations
celle-ci ne peut impliquer micromolaires.
que des ions Pb2+ dans cette Pour nous en assurer, nous
gamme de concentration ou avons entrepris une étude
même en deçà. C’est ce que de microélectrochimie biolo-
nous allons essayer d’exa- gique grâce aux ultrami-
miner maintenant. croélectrodes décrites dans
Tout d’abord, et c’est l’encart « Des ultramicroé-
d’ailleurs l’un des fondements lectrodes à fibres de carbone,
présumés de la toxicité du des synapses artificielles »).
plomb, nous devons remar- Pour cela, nous avons stimulé
quer que l’ion Pb2+ est souvent des kératinocytes isolés en
confondu par les enzymes et utilisant des concentrations
les canaux ioniques avec l’ion submicromolaires d’ions Pb2+
calcium Ca2+ dont nous avons et cherché à détecter leur
vu lors de la présentation de réponse de stress oxydatif.
la NADPH-oxydase et de la La Figure 19 montre que des
NO-synthase qu’il était un kératinocytes soumis à ce
effecteur puissant du système traitement produisent bien
immunitaire dans la gamme une réponse de stress oxydatif
micromolaire. Cette confu- spontanée dès lors qu’ils sont
sion provient de leurs charges soumis à un environnement
identiques (2+), des nombres submicromolaire en ions Pb2+,
identiques de molécules d’eau et que cette réponse est d’au-
qu’ils peuvent lier dans leur tant plus forte que la concen-
sphère de solvatation (6, 8 ou tration en ions Pb2+ utilisée est
10) et de leurs rayons ioniques plus grande.
très voisins. Par ailleurs, au Les réponses mesurées
cours du processus de sélec- ainsi intègrent de manière
tion des machineries cellu- globale les signaux éventuels
laires la nature n’a pas été des quatre espèces (H2O2,
exposée aux ions Pb2+ puisque ONO2-, NO° et NO2-) sans
la plupart des composés du qu’il soit possible de savoir
plomb sont insolubles. Elle lesquelles sont effectivement
n’a donc pas eu à développer produites. Pour les distin-
des systèmes sélectifs contre guer nous avons eu recourt à
les ions Pb2+ comme elle a une seconde méthode fondée
par exemple su le faire dans sur le fait que chacune de ces
le cas des ions sodium, Na+, espèces est oxydée à partir
d’un seuil de potentiel élec-
17. Les contraintes liées à la toxi- trochimique différent. Elles
cité du plomb (saturnisme, voir
conclusion) font qu’une mesure
peuvent ainsi être caractéri-
expérimentale sur un(e) volon- sées individuellement et leur
90 taire est inenvisageable. flux quantifié au sein de la
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
Figure 19
Bouffées de stress oxydatif
produites par un kératinocyte
unique stimulé par deux
concentrations de Pb2+ injectées
par une micropipette autour de la
cellule (voir schéma de gauche).
Ces réponses sont mesurées par
une ultramicroélectrode à fibre de
carbone platinée dont le potentiel est
réglé pour permettre la détection de
l’ensemble des composantes de la
réponse cellulaire (H2O2, ONO2- , NO°
et NO2-). Le principe du dispositif
expérimental est représenté sur
le schéma de gauche. Nota Bene :
les échelles de courant des deux
courbes ne sont pas identiques ;
une concentration 0,4 μM en Pb2+
provoque donc une réponse environ
trois fois plus intense qu’une
réponse globale (Figure 19) O2°-, et de monoxyde d’azote
concentration 0,2 μM.
de stress oxydatif provo- NO°, et de les comparer en
quée chez les kératinocytes. absence et en présence de
Comme nous l’avions expliqué Pb2+. La Figure 20 montre
plus haut à propos du même ainsi que si la présence d’ions
type d’étude sur les macro- Pb2+ en quantité sub-micro-
phages, ces données indivi- molaire conduit à une légère
duelles sur les flux de H2O2, décroissance de la production
ONO2-, NO° et NO2- permettent d’ion superoxyde par les kéra-
de remonter aux productions tinocytes, en revanche elle
primaires d’ion superoxyde, provoque une augmentation

Figure 20
Comparaison quantitative des intensités des composantes primaires (NO° et O2°-) des réponses de stress
oxydatif produites par des kératinocytes stimulés ou non par Pb2+. Les flux des deux composantes primaires
sont déterminés à partir du relevé des réponses moyennées (trente cellules à chaque potentiel de mesure)
mesurées séparément à quatre potentiels afin de quantifier les flux de chaque composante secondaire (H2O2 ,
ONO2-, NO° et NO2-) et d’en déduire ceux de NO° et O2°- par l’application des stoechiométries de leurs productions
(1 H2O2 = 2 O2°- ; 1 ONO2- = 1 O2°- + 1 NO° ; 1 NO2- = 1 O2°- + 1 NO°). 91
La chimie et l’art

massive (240 % !) de celle de servations empiriques, les


monoxyde d’azote. Égyptiens – nous avons vu que
Or, nous avons vu plus haut que leur médecine était suffisam-
NO° est un messager impor- ment avancée pour cela – ont
tant du système immunitaire, observé que l’incorporation
augmentant la vascularité sans doute accidentelle de
sanguine, stimulant l’arrivée laurionite dans ce qui devait
des macrophages et favorisant n’être à l’origine qu’un simple
leur passage à travers la paroi cosmétique ou un signe pure-
des capillaires et vaisseaux ment votif, conférait à cette
sanguins. En d’autres termes, préparation la capacité de
ces expériences démontrent protéger son porteur contre
qu’un œil baigné par un liquide les maladies endémiques
lacrymal enrichi en ions Pb2+ dont la population égyptienne
par la dissolution faible mais devait être potentiellement
constante des grains de laurio- victime, vu son implantation
nite contenus dans le fard en milieu tropical, humide et
noir18 devait être spontané- très riche en sédiments orga-
ment patrouillé par une popu- niques. De là à considérer
lation dense de macrophages qu’ils aient alors décidé de
constituant ainsi un envi- synthétiser ce minéral non
ronnement redoutable pour naturel afin de l’incorporer à
toute bactérie qui y aurait été dessein dans le fard noir, il n’y
projetée accidentellement. En a qu’un second pas, quant à lui
d’autres termes, la laurionite certainement beaucoup plus
avait bien un effet antibacté- facile à franchir, au simple vu
rien en mobilisant préventive- des autres inventions tech-
ment les défenses biologiques nologiques que l’humanité
naturelles des Égyptiens qui a su réaliser sans savoir le
portaient le symbole de la moins du monde les prin-
protection d’Horus, que cela cipes chimiques et physiques
ait été voulu ou non. qui les sous-tendaient. Une
série d’observations empi-
Le maquillage : médecine riques accumulées au cours
ou croyance ? des siècles était bien suffi-
L’étude chimique de la laurio- sante dès lors qu’il y avait
nite contenue dans les fards une capacité avérée à faire
Égyptiens nous a démontré ces observations et un intérêt
que ce composé est suscep- économique au sens large.
tible de libérer des quantités De tels exemples sont innom-
submicromolaires d’ions brables dans l’histoire de l’hu-
Pb2+, lesquels conduisent les manité ; il suffit de penser
cellules de la surface de l’œil à la taille des outils paléoli-
à produire massivement du thiques, à la métallurgie du
monoxyde d’azote, ce qui à son bronze puis du fer, à la céra-
tour favorise la présence de mique, à l’industrie du verre,
macrophages. Il semble donc etc., ou plus récemment
normal de franchir le pas en aux machines à vapeur ou à
suggérant qu’à la suite d’ob- l’avion…
Mais jusqu’à quel point
18. Voir la note de bas de page les Égyptiens avaient-ils
92 précédente. conscience des bienfaits
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
protecteurs apportés par La science ne pourra certaine-
leur maquillage noir en tant ment jamais trancher car nous
que tels et non en tant que ne pouvons pas « rejouer »
conséquences « magiques » l’histoire. En absence de tout
d’une recette rituelle destinée papyrus dont on peut rêver qu’il
à leur apporter la protec- serait découvert un jour comme
tion d’Horus ? S’agissait-il ceux d’Ebers ou de Smith et qui
simplement pour eux d’une viendrait prouver l’existence
simple « magie bénéfique », d’un cheminement raisonné
même si nous pouvons ayant conduit à une production
aujourd’hui démontrer sa en masse d’un produit entière-
réalité et en expliquer les ment artificiel, nous ne pour-
principes ? Il est permis d’en rons que rester dans le doute
douter à partir des frag- scientifique. Cependant, si l’on
ments de leur culture médi- compare à l’autre grande indus-
cale que nous ont légués les trie magico-religieuse qu’était
papyrus d’Ebers et de Smith, l’embaumement, on ne peut
véritables preuves d’une que remarquer que la laurionite
médecine avancée bien que était non naturelle et le produit
souvent imbriquée avec des d’une industrie sophistiquée
concepts magico-religieux pour l’époque, tandis que les
et des incantations propitia- produits utilisés massivement
toires. Mais n’en a-t-il pas été pour l’embaumement étaient
toujours de même avec beau- tous naturels. Or pour un Égyp-
coup de médicaments extraits tien la « vie après la mort »
de plantes par des méthodes était tout aussi importante que
souvent sophistiquées et dont la « vraie » vie. Peut-être ce
nous ne connaissons que constat a-t-il donc valeur de
depuis peu de temps la nature ce « chaînon manquant » que
et les mécanismes d’action ? nous évoquions… ?

En guise de fin, il paraît nécessaire d’aborder


la question de la toxicité des sels de plomb.
Nous savons tous aujourd’hui que lorsqu’ils
sont ingérés, ces sels ont des effets désastreux
sur l’organisme, provoquant entre autres le
saturnisme. Certains ont même avancé que c’est
l’une des causes de l’effondrement de l’Empire
Romain ! De nos jours, cela a conduit dans la
plupart des pays occidentaux à une véritable
chasse aux peintures dites « au plomb », au
remplacement des tuyauteries d’adduction
d’eau, au filtrage de l’eau distribuée dans les
habitations, etc. Nous avons évoqué plus haut les
raisons fondamentales de cette toxicité, celle-ci
semblant d’ailleurs plutôt liée au plomb (IV) 93
La chimie et l’art

qu’au plomb (II) comme les ions Pb2+. Elles sont


essentiellement chimiques : la nature n’ayant
été que très peu exposée aux sels de plomb
puisque la plupart des minéraux en contenant
sont extrêmement insolubles, elle n’a pas
sélectionné de systèmes aptes à les distinguer
imparablement des autres cations divalents
dont le plus commun est le calcium Ca2+. Or les
ions calcium sont des effecteurs biologiques
très importants à des doses micromolaires et
nous avons montré que cette confusion par
les NO-synthases – mais pas par les NADPH-
oxydases ! – constitue certainement le principe
de l’action antibactérienne de la laurionite
du fard noir. Or, quelle que soit la réponse à
la question que nous nous posions dans le
paragraphe précédent, il n’en reste pas moins
que la chimie et les découvertes archéologiques
démontrent que ce fard noir était un principe
actif porté par une grande partie de la population
égyptienne. Notre point de vue actuel nous
suggère donc que cette population pouvait ainsi
être exposée chroniquement aux risques liés
à la toxicité du plomb… La protection d’Horus
était-elle donc en fin de compte accordée au
prix d’une malédiction ?
Bien sûr ce raisonnement possède un fond
de vérité mais il est trop rapide et surtout
culturellement biaisé. Dans nos sociétés
occidentales, les plus grandes causes de
mortalité qui frappaient nos ancêtres ont
disparu. Le problème des famines récurrentes
s’est évanoui avec l’invention d’une agriculture
comprise scientifiquement, mécanisée et grâce
aux engrais chimiques si décriés aujourd’hui.
Celui des infections bactériennes n’a pas résisté
à l’hygiène pastorienne, aux campagnes de
vaccination et à notre panoplie d’antibiotiques.
Dès lors, nos semblables peuvent se préoccuper
aujourd’hui de savoir comment vivre encore
94 plus longtemps et encore mieux, et partant de
Chimie analytique, art et patrimoine, vers une vision commune
chercher à éradiquer des problèmes devenus
importants pour nous mais dont l’incidence
ne devait être qu’extrêmement mineure à des
époques où l’état de notre développement
actuel ne pouvait même pas être imaginé.
Rappelons-nous simplement que jusqu’à
l’invention des antibiotiques, on mourrait
en France de septicémies ou du tétanos !
Penchons-nous aussi sur le sort actuel des
populations des parties défavorisées du monde
et prenons un seul exemple, parmi tant d’autres
malheureusement. Si les moustiques ne sont
plus pour nous qu’une nuisance lors de nos
soirées estivales, à combien de morts par an la
transmission du paludisme et de bien d’autres
maladies mortelles par ces insectes conduit-elle
ailleurs sur Terre depuis que le DDT est devenu
tabou ? Bien dorlotés dans nos sociétés riches
où les grandes causes de mortalité endémiques
ont été éradiquées, nous pouvons aujourd’hui
nous poser des questions « existentialistes »
sur la nocivité de tel ou tel composé chimique
sur nos chères abeilles, mais nos ancêtres
avaient certainement des préoccupations plus
immédiates… Les nôtres sont certainement
importantes et pleinement justifiées, mais
nous ne sommes plus placés dans les mêmes
conditions… En guise de conclusion, je préfère
citer une supplique prononcée à l’adresse des
délégués occidentaux par le Président Wade
du Sénégal lors de l’ouverture à Dakar des
dernières Journées Francophones de la Chimie
Pan-Africaine : « laissez nous faire les mêmes
Bibliographie
erreurs que vous et affronter tous les dangers
des pesticides car nous avons faim »… Pharaon Tapsoba I., Arbault S., Walter
et ses Grands Prêtres auraient peut-être dit : P., Amatore C. 2010, Finding
Out Egyptian Gods’ Secret
« laissez nous bénéficier de la Protection d’Horus Using Analytical Chemistry:
afin d’arriver à un âge et une époque où la question Biomedical Properties of
Egyptian Black Make-up
du saturnisme nous préoccupera »… Revealed by Amperometry
at Single Cells. Analytical
Chemistry, 82 : 457-460.
95
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Koen Janssens Matériaux du patrimoine et altération
Analyses par rayonnement synchrotron
Matériaux
du patrimoine
et altération
Analyses par rayonnement
synchrotron

1 Le rayonnement
synchrotron,
un nouvel outil
que des peintures ou des
statues (des exemples d’uti-
lisation des rayons X pour
au service de l’Art analyser des œuvres d’art
sont développés dans le Figure 1
À la fin du XIXe siècle, le physi- Chapitre de P. Walter). C’est Wilhelm Röntgen (1845-1923)
cien allemand Röntgen décou- ce que permet en particulier reçut le prix Nobel de physique
vrit les rayons X en réalisant le rayonnement synchro- en 1901 pour sa découverte des
une radiographie de la main tron… mais qu’est-ce qu’un rayons X. Lors de ses premières
de sa femme (Figure 1). synchrotron ? expérimentations, il plaça la main
L’aventure ne faisait que de son épouse sur le parcours des
Un synchrotron revêt la forme rayons, et découvrit l’image de ses
commencer : il fallut attendre
d’une grande machine située os, un doigt décoré par l’alliance.
un siècle d’évolution limitée
dans ce domaine pour que fut
découverte, dans les années
1950, une nouvelle source de
rayons X très performante,
marquant une date majeure
dans l’histoire des rayons X :
le synchrotron.
Aujourd’hui, la technique
de l’analyse aux rayons X
est largement utilisée en
imagerie médicale chez
l’homme. Mais ce que l’on
connait moins, c’est son utili-
sation dans des laboratoires
de musées, pour examiner
des œuvres d’art telles
La chimie et l’art

dans un immense bâtiment énergies très importantes,


Figure 2
(Figures 2 et 3). Dans ces de l’ordre du milliard d’élec-
Le synchrotron Soleil, sur le machines, des paquets trons-volts. Lorsque ces
plateau de Saclay. Les électrons d’électrons évoluent de façon électrons extrêmement éner-
sont maintenus en circulation dans pseudo-circulaire et sont gétiques changent de direc-
l’anneau de stockage, grâce à des
accélérés jusqu’à atteindre tion, ils émettent des rayons
aimants de courbure, puis sont
utilisés dans des lignes de lumière des vitesses non négligeables X, qui sont canalisés dans des
(le synchrotron Soleil possède une devant celle de la lumière, lignes de lumière. L’ensemble
dizaine de lignes de lumière). et donc emmagasinent des des rayons récupérés dans
ces lignes forme le rayonne-
ment synchrotron.
Booster Anneau de stockage
A Si l’on place dans ces lignes de
Linac
lumière un objet à analyser,
comme un tableau d’art, on
Ac

él
c

Cabine optique ér
ate
ur Lignes de a accès à diverses informa-
Cabine d’expérience lumière tions quant à la composition
du matériau constitutif, et ce,
Station de travail Lumière synchrotron
sans l’altérer ! Le rayonne-
ment synchrotron est en fait
connu pour être très péné-
trant et non destructif, ce
qui en fait une technique de
choix pour analyser les objets
précieux de notre patrimoine,
B et un allié efficace pour les
musées.
Il existe trois importants
synchrotrons en Europe, le
synchrotron Soleil (Saclay,
France, Figure 2), l’European
Synchrotron Radiation Facility
(ESRF, Grenoble, Figure 3)
et le Deutsches Elektronen-
Synchrotron (Hambourg,
Allemagne). Tous ont trouvé
une application impor-
tante dans le domaine de la
recherche sur le patrimoine
artistique, et en particulier
C dans l’analyse de matériaux
constitutifs d’œuvres d’art.
Ils ont permis d’étudier :
l’endommagement du papier
ancien par les encres ferro-
galliques, l’altération d’un
pigment comme le jaune de
cadmium, et le secret d’un
tableau de Van Gogh qui en
cache un autre ! Racontons
donc ces trois histoires, où le
synchrotron a été un précieux
98 allié pour les chercheurs…
Matériaux du patrimoine et altération
Figure 3
L’European Synchrotron Radiation
Facility (ESRF) à Grenoble. D’une
circonférence d’un kilomètre,
c’est le plus grand synchrotron
d’Europe, et l’un des plus
performants au monde.

Anneau de stockage

Accélérateurs

Salle d’expérimentation

2 La dégradation
du papier par
les encres ferro-
si l’encre avait brûlé le papier
(Figure 4). Ainsi, une grande
partie de l’œuvre graphique
galliques19 de Léonard de Vinci montre
les signes de cette dégrada-
De nombreux textes anciens
tion, les partitions de Johann
ont été écrits à l’aide d’encres
Sebastian Bach tombent litté-
ferro-galliques. Or, on
ralement en miettes, et de
constate que certains de ces
nombreux écrits de Galilée
documents ont été forte-
sont complètement détruits…
ment endommagés, comme
Comment cela se fait-il ? Les
19. Recherche effectuée par scientifiques se sont efforcés
l’équipe du Professeur K. Jans- d’élucider le mécanisme de
sens, de l’Université d’Anvers cette destruction, grâce à
(Belgique), en collaboration avec des expériences utilisant des
l’équipe du Docteur V. Rouchon,
méthodes physico-chimiques
du Centre de Recherche sur la
Conservation de Collections à non destructives, comme
l’Université Lyon 2 (Ministère de la l’analyse par rayonnement
Culture et de la Communication). synchrotron. 99
La chimie et l’art

tion entre l’acide gallique et


les ions Fe2+ du sulfate de
fer, qui, en présence de l’oxy-
gène ambiant, conduisent à
une oxydation de Fe2+ en ions
Fe3+, avec la formation d’un
complexe dit binucléaire.
Déjà connue dans l’Anti-
quité et très répandue au
Moyen Âge, cette recette s’est
affinée au cours du temps par
l’ajout d’un « liant » tel que la
gomme arabique, dont le rôle
est d’ajuster la viscosité de
l’encre et faciliter l’écriture.

2.1.2. La chimie du papier


Figure 4 2.1. L’encre ferro-gallique Quant au papier sur lequel
et le papier : qu’est-ce que on écrit, il est essentielle-
Des manuscrits anciens ont été c’est ?
abîmés au cours du temps par des ment composé de cellulose.
encres ferro-galliques. La cellulose est un polymère,
2.1.1. La chimie de l’encre
constitué par l’enchaînement
ferro-gallique
d’un très grand nombre de
Les encres ferro-galliques molécules glucose, environ
sont des préparations élabo- 3000 molécules, reliées
rées, comportant bien entre elles par des liaisons
entendu du fer, mais aussi des fortes appelées « liaisons
tanins, ces substances orga-
glycosidiques » (Figure 6). Ce
niques que l’on trouve dans
sont ces longues chaînes
de très nombreux végétaux :
de glucose qui confèrent au
pépins de raisins ou écorces
papier sa souplesse et en font
de chêne ; on les retrouve
la solidité.
typiquement dans le vin, mais
aussi le thé. Un exemple de
précurseur de tanin bien 2.2. Comment l’encre peut-
connu est l’acide gallique, un elle détruire le papier ?
dérivé du phénol présent dans
la noix de galle, d’où le nom Dès lors que l’on écrit, on crée
« ferro-gallique » donné à la rencontre entre deux milieux
l’encre (Figure 5). chimiques qui vont pouvoir
La recette générale des réagir ensemble progressi-
encres ferro-galliques est la vement. Les chimistes ont
suivante (Figure 5) : on prend proposé deux mécanismes
de l’extrait de noix de galle possibles permettant d’ex-
– ce qui revient à en récu- pliquer comment l’encre
pérer l’acide gallique – et on ferro-gallique peut détruire la
le mélange avec du sulfate cellulose du papier :
de fer. On obtient un préci- − La cellulose est hydro-
pité noir qui peut alors être lysée : dans l’encre ferro-
utilisé comme encre. Que se gallique, le fer se trouve en
passe-t-il chimiquement ? Il solution aqueuse sous forme
100 se produit en fait une réac- d’ions ferreux Fe2+ ou ferriques
Matériaux du patrimoine et altération
Figure 5
La recette de l’encre ferro-gallique, cette encre ancienne avec laquelle on
calligraphiait les parchemins à la plume d’oie.

Figure 6
Le papier est fait de cellulose,
un polymère comportant de très
longues chaînes de glucose, qui lui
confèrent sa souplesse. 101
La chimie et l’art

Fe3+, qui tendent à s’asso- mentalement le mécanisme


cier rapidement avec les ions de dégradation dans le temps,
hydroxydes OH- fournis par afin de mieux l’appréhender.
l’eau, formant avec eux des C’est alors que l’on a fait appel
composés stables. Au cours au synchrotron…
de cette réaction sont libérés
des protons H+, responsables
de l’acidification du milieu. Or, 2.3. Décortiquer la
les liaisons glycosidiques de la dégradation du papier :
cellulose sont sensibles aux entrée en jeu du synchrotron
milieux acides, et dans de telles Dès le dépôt de la goutte d’encre
conditions, elles ont tendance sur le papier, que se passe-
à se rompre. Chimiquement, t-il dans les premières heures,
cette rupture est une réac- dans les premiers jours, dans
tion d’hydrolyse de la cellu- les premières semaines et
lose (voir Encart « Derrière la mois ? Que se passe-t-il vérita-
dégradation du papier ancien, la blement dans les premiers cent
chimie »). Ses longues chaînes jours qui suivent la naissance
de glucose en sortent raccour- d’un manuscrit ?
cies, ce qui se traduit par une
perte de la souplesse du papier 2.3.1. Suivre la dégradation en
et une fragilisation. contrôlant les conditions
− La cellulose est oxydée : Pour reproduire ces condi-
dans ces conditions acides, tions au point de départ, on a
l’oxygène ambiant peut lui réalisé une expérience où l’on
aussi intervenir dans le place dans une série d’éprou-
processus de dégradation du vettes des échantillons de
papier. Il peut en effet survenir papier en cellulose20. Sur ces
une réaction entre l’oxygène et échantillons, on a déposé soit
les ions ferreux de l’encre, qui une simple solution de Fe2+,
entraîne des réactions radica- soit une encre ferro-gallique,
laires en cascade, aboutissant contenant donc du fer et
à la formation de radicaux de l’acide gallique. Après
hydroxyles OH° (voir l’Encart séchage, les échantillons ont
« Derrière la dégradation du été stockés pendant plusieurs
papier ancien, la chimie »). mois à température ambiante,
Ces radicaux instables atta- dans différentes conditions
quent les liaisons glycosi- bien contrôlées en humidité
diques de la cellulose ; les et oxygène (Figure 9). Les
chaînes se rompent, la cellu- conditions reproduisant celles
lose se dépolymérise. où les archives sont conser-
C’est ainsi que les chimistes vées correspondent à environ
ont tenté d’expliquer à 50 % d’humidité relative, avec
l’échelle moléculaire pourquoi la quantité d’oxygène usuelle
le papier est endommagé, là dans l’atmosphère. On joue
où l’encre est passée. Afin de sur les conditions expéri-
ne plus se laisser prendre par mentales en supprimant soit
ce phénomène qui dégrade
nos précieux manuscrits
20. Le papier utilisé ici est un
et mène à la perte de notre papier standard récent, en cel-
patrimoine, les scientifiques lulose pure (papier de filtrage
102 ont voulu analyser expéri- Whatman [1]).
Matériaux du patrimoine et altération
DERRIÈRE LA DÉGRADATION DU PAPIER ANCIEN, LA CHIMIE

L’hydrolyse de la cellulose
L’encre ferro-gallique contient des ions ferreux Fe2+ et ferriques Fe3+ qui réagissent avec l’eau
pour former des hydroxydes de fer Fe(OH)2 et Fe(OH)3, ce qui conduit à la libération de protons
H+. Le milieu ainsi acidifié est favorable à la réaction d’hydrolyse de la cellulose, par rupture
de ses liaisons glycosidiques (Figure 7).

Figure 7
En milieu acide, les liaisons glycosidiques qui contribuent au maintien
de la structure de la cellulose se rompent par hydrolyse. Le papier en
sort très fragilisé.

La dépolymérisation oxydative de la cellulose


Les ions ferreux Fe2+ de l’encre réagissent avec l’oxygène ambiant pour générer des espèces
radicalaires instables, qui vont elles-mêmes être engagées dans une succession de réactions
génératrices de nombreux radicaux, notamment les hydroxyles OH°, du fait de l’acidité du
milieu. Ces derniers entrent dans un cycle de réactions où intervient l’oxygène, aboutissant à
l’oxydation de la cellulose (Figure 8).

Figure 8
En présence d’encre ferro-gallique, d’oxygène et en milieu acide, tous les ingrédients
sont réunis pour favoriser le déclenchement d’une cascade de réactions radicalaires,
qui aboutissent à l’oxydation de la cellulose, laquelle se dépolymérise [1].

Si ces mécanismes chimiques peuvent théoriquement permettre de rationaliser les phéno-


mènes de dégradation du papier, aucune relation directe n’a encore été établie entre la quan-
tité d’ions Fe2+, mesurée sur un certain nombre de documents anciens, et l’avancement de la
dégradation. Les conditions d’humidité et d’aération ont aussi leur rôle à jouer.
103
La chimie et l’art

tillons de papier. Pour cela,


il faut en suivre les acteurs
principaux (les ions Fe2+ et
Fe3+) et les effets, c’est-à-
dire les diminutions de taille
des chaînes de polymère de
la cellulose. Pour suivre les
premiers, on fait appel au
rayonnement synchrotron
(Figure 10), qui donne accès
au rapport Fe2+/Fe3+. Pour
suivre les effets, on mesure
la viscosité des échantillons
à l’aide d’un viscosimètre,
puisque l’on sait que les poly-
mères sont d’autant plus
visqueux que les chaînes sont
plus longues.

Figure 9 la présence d’eau, soit la 2.3.3. Les résultats :


présence d’oxygène, afin d’ap- qui est responsable
Des échantillons de papier stockés préhender leurs influences de la dégradation ?
pendant cent jours, soumis au test
respectives sur la dégradation Les acteurs sont a priori
de la dégradation par l’encre.
du papier. nombreux : le fer, l’acide
gallique, l’oxygène, l’eau…
2.3.2. Les techniques pour
L’expérience nous donne des
analyser la dégradation
réponses.
Il s’agit maintenant de suivre
Pour tous les échantillons,
la dégradation des échan-
on s’aperçoit que la longueur
Figure 10
moyenne des chaîne de cellu-
L’équipe du Professeur K. Janssens, en collaboration avec le Docteur lose diminue avec le temps,
V. Rouchon, utilise la spectroscopie d’absorption X au seuil des éléments passant de 3000 à 2000 unités,
légers (« X-ray absorption near-edge spectroscopy », XANES) pour et ce, d’autant plus rapide-
mesurer les quantités de fer présentes dans les échantillons de papier.
ment que l’échantillon est au
Cette technique performante, utilisant le rayonnement synchrotron,
présente l’avantage de ne pas introduire de nouvelle dégradation sur contact avec l’oxygène. On peut
le matériau analysé. Dans un tel projet de recherche, les analyses sont donc conclure que l’oxygène
réalisées par une équipe qui se relaye jour et nuit ! favorise l’endommagement

104
Matériaux du patrimoine et altération
de la cellulose. Pour appuyer à une détérioration plus
cette conclusion, on constate conséquente. Effectivement,
que le taux en ions Fe2+ les chimistes expliquent que
contenus dans les échan- l’acide gallique est lui-même
tillons stockés en présence oxydé en un composé capable
d’oxygène diminue plus rapi- de régénérer ces ions Fe2+.
dement par rapport à ceux Ainsi, le rayonnement syn-
stockés en milieu désaéré. chrotron a été un outil d’ana-
Or, on supposait bien que les lyse non destructive qui a
ions Fe2+ étaient impliqués permis aux scientifiques de
dans les mécanismes d’oxy- comprendre les phénomènes
dation radicalaire de la cellu- responsables de la dégrada-
lose (voir l’encart « Derrière la tion des documents anciens
dégradation du papier ancien, par l’encre ferro-gallique en
la chimie ») ; ainsi, leur dimi- présence d’oxygène. Cette
nution signe bien l’existence connaissance est une aide
d’une réaction d’oxydation. précieuse pour les conser-
Quant à l’eau, on remarque vateurs de musées et de
qu’elle ne joue pratiquement bibliothèques, qui peuvent
aucun rôle dans la dégrada- alors choisir les conditions de
tion du papier. stockage les meilleures pour
Qu’en est-il de l’influence assurer une protection effi-
de l’acide gallique ? Pour le cace de notre patrimoine.
savoir, il faut comparer les Mais le rayonnement synchro-
échantillons mis au contact de tron a rendu encore d’autres
Fe2+ seul, et ceux au contact services à l’Art… Passons au
d’une encre ferro-gallique. On monde de la peinture.
est alors frappé de voir qu’au
bout de quatre-vingt jours, les
ions Fe2+ du premier échan-
tillon ont disparu, alors que
dans le second échantillon,
3 La dégradation des
couleurs : le jaune
de cadmium
sa concentration se main-
tient aux alentours de 40 %, De nombreux nouveaux
et l’on observe une dégrada- pigments ont été développés
tion bien plus importante de par une industrie chimique
la cellulose ! L’encre s’avère émergente à la fin du XIXe siècle
donc être plus dégradante et au début du XXe. Beaucoup
que les seules solutions de de ces nouveaux matériaux
fer. Les mesures montrent surpassaient les pigments
en fait clairement qu’après traditionnels, par l’intensité
quatre-vingt jours, le papier de leur couleur, leur pureté,
imbibé de solution de Fe2+ ne leur pouvoir couvrant et leur
subit plus de dégradation, faible coût. Tous cependant
alors que le phénomène se ne sont pas chimiquement
poursuit sur le papier imbibé stables à long terme.
d’encre. Cela suggère l’idée Au début du XXe siècle, de
d’une régénération des ions nombreux artistes, parmi
Fe2+ dans l’encre, ce qui lui lesquels on peut citer le belge
permet d’agir sur le papier sur James Ensor et le néerlan-
une période beaucoup plus dais Vincent Van Gogh, ont
longue, et donc de conduire utilisé dans leurs tableaux un 105
La chimie et l’art

pigment jaune clair appelé Vincent Van Gogh (1853-


jaune de cadmium, de formule 1890) a également utilisé du
chimique CdS (sulfure de jaune de cadmium, comme
cadmium). Mais en regardant en témoignent les analyses
de près les tableaux utilisant effectuées sur les Bottes de
ce pigment jaune, on découvre foin (Figure 12). Des prélè-
de petites taches blanches vements de ce pigment ont
anormales à la surface de la été réalisés afin de l’étudier ;
peinture. leur examen au microscope a
Pour comprendre la forma- permis d’y observer de petites
tion de ces taches et donc la taches blanches…
perte de couleur du jaune de L’anomalie se retrouve
cadmium dans ces peintures, dans un autre tableau de
les scientifiques ont étudié les J. Ensor, Nature morte au
phénomènes chimiques en chou (Figure 13) : le pigment
jeu grâce à l’outil du synchro- jaune du coin droit en bas du
tron. tableau présente également
des taches blanches, que l’on
distingue bien par contraste
3.1. Un jaune très prisé, mais avec la partie peinte de la toile
problématique que l’on découvre une fois le
Le peintre James Ensor (1860- cadre retiré. En quatre-vingts
1949) a souvent utilisé dans ans, ces taches blanches sont
ses tableaux comme L’Intrigue donc apparues progressi-
(Figure 11) toutes sortes vement, probablement sous
de couleurs très brillantes, l’influence de la lumière et de
telles que le bleu de Prusse l’humidité, alors que la partie
(chapeau bleu), parfois inférieure, non exposée, ne
nommé le « premier pigment présente pas ces signes d’al-
moderne », ou encore le tération.
vert d’émeraude. Ces deux Que s’est-il donc passé avec
pigments sont des dérivés de le jaune de cadmium pour
l’arsenic et sont aujourd’hui qu’apparaissent au fil du
interdits à cause de leur temps ces taches blanches ?
Figure 11 toxicité. Quant au jaune, son Pour comprendre le phéno-
Dans son tableau L’Intrigue, James analyse montre la présence mène, les scientifiques l’ont
Ensor utilisait une large panoplie de chromate de plomb ou de passé à la loupe, à l’échelle
de pigments brillants. sulfure de cadmium. moléculaire.

106
Matériaux du patrimoine et altération
Figure 12
Dans les Bottes de foin, Vincent
Van Gogh a utilisé beaucoup de
jaune de cadmium.

Figure 13
Des taches blanches apparaissent
sur la peinture jaune de Nature
morte au chou (J. Ensor, 1921).
Lorsque l’on soulève le cadre,
on voit que la peinture jaune qui
était couverte est épargnée par la
dégradation. 107
La chimie et l’art

3.2. D’où viennent les taches diverses cartographies ont été


blanches ? Passage au test réalisées sur des échantillons
du synchrotron du pigment.
Des échantillons de ce Que révèlent ces cartogra-
pigment ont été prélevés pour phies ? On observe bien dans
analyse. Le microscope élec- la partie jaune la présence de
cadmium et de soufre, compo-
tronique à balayage a d’abord
sant le sulfure de cadmium
révélé que les taches blanches
CdS du pigment d’origine.
se sont formées sur la surface
Par ailleurs, dans le matériau
du jaune de cadmium, et ne
blanc/transparent que l’on
font pas partie de ce pigment.
voit, on détecte également
L’analyse a ensuite été pous- du cadmium et du soufre, ce
sée au niveau des éléments qui confirme l’hypothèse que
constitutifs de ces taches, les taches blanches se sont
lesquelles se sont cependant formées à partir du pigment
révélées instables sous le jaune. Mais ces éléments ne
faisceau électronique, ren- s’y trouvent probablement pas
dant l’analyse difficile. C’est sous la même forme ; et l’ana-
alors que l’on a fait appel lyse au synchrotron à l’aide
au synchrotron ESRF de de faisceaux de rayons X très
Grenoble, en utilisant en fins va permettre de connaître
particulier une technique en particulier le degré d’oxy-
d’analyse par fluorescence X. dation du soufre : soufre (S),
À la suite d’une collaboration sulfure (S2-) ou sulfate (SO42-) ?
avec le Centre de recherche et Grâce à une spectroscopie
Figure 14 de restauration des musées d’absorption des rayons X,
de France (voir l’encart « Le on a pu d’une part confirmer
L’analyse par le synchrotron a
permis d’élucider très précisément C2RMF, un grand labora- que le soufre contenu dans la
la composition chimique de toire dédié au Patrimoine », partie jaune est toujours bien
l’échantillon de peinture. du Chapitre de P. Walter), sous la forme de sulfure (CdS)

108
Matériaux du patrimoine et altération
et d’autre part on a trouvé de l’oxydation, information
que celui contenu dans la également importante pour
partie blanche se trouve sous les conservateurs de musées.
la forme de sulfate (CdSO4), Dans ce cas précis, il appa-
ce qui correspond à la forme raît que le front d’oxydation
oxydée du soufre (Figure 14). a progressé d’environ d’une
Ce que traduirait ce scénario : dizaine de micromètres en
CdS jaune + 2 O2 → CdSO4 blanc : quatre-vingts années, des
le sulfure du pigment jaune profondeurs de la toile vers la
a été oxydé par l’oxygène de surface.
l’air en sulfate, formant alors
les taches blanches.
On sait désormais de manière
certaine qu’il faut conserver
4 Les dessous d’une
œuvre d’art :
Un coin d’herbe de
les toiles peintes avec le
jaune de cadmium à l’abri de
Van Gogh
l’air, afin d’éviter leur dégra-
dation. 4.1. Quand la peinture parle
sur la vie du peintre
Enfin, grâce aux cartogra- Figure 15
phies, on peut visualiser Au cours de sa courte, mais
Autoportraits de Vincent Van Gogh
jusqu’à quelle profondeur très productive carrière, le (1853-1890). À travers sa courte
l’oxydation du pigment a style de Vincent Van Gogh a carrière, ses tableaux révèlent
eu lieu, et ainsi en déduire évolué de manière radicale une évolution très marquée,
une vitesse de progression (Figure 15). Débutant comme artistiquement et chimiquement.

109
La chimie et l’art

À certains moments de sa
vie, Van Gogh a probablement
considéré ses précédentes
œuvres comme obsolètes,
et choisi de les recouvrir par
de nouvelles compositions.
Un coin d’herbe (Figure 16),
petite toile peinte pendant sa
période parisienne et actuel-
lement conservée au musée
de Kröller-Müller (Otterlo,
Pays-Bas), va nous en donner
une bonne illustration, avec
une merveilleuse surprise
récemment dévoilée par les
scientifiques.
En effet, la radiographie de
cette toile a révélé le portrait
d’une paysanne, caché
Figure 16 peintre conventionnel dans derrière le champ d’herbe
son village natal de Nuenen depuis près d’un siècle ! Ce
Quel secret cache Un coin d’herbe aux Pays-Bas, il a évolué en portrait date probablement
(1887), de Van Gogh ?
dix ans de manière brillante de sa période dite convention-
vers un style totalement nelle, lorsqu’il vivait aux Pays-
personnel. Au cours de ces Bas (Figure 17).
années, une évolution très
claire dans le choix et l’usage
des pigments ne pouvait pas 4.2. Un coin d’herbe sous
échapper à l’œil du chimiste. l’œil du synchrotron
Figure 17 On constate par exemple qu’à
partir de son séjour à Paris, Suite à cette découverte exci-
A) Un coin d’herbe, peint à Paris il a commencé à utiliser les tante, notre équipe a convaincu
en 1887 ; B) Vue par radiographie
mêmes couleurs que les la conservatrice du musée
aux rayons X du portrait d’une
paysanne, probablement peint peintres impressionnistes, où le tableau était conservé
en 1884 à Nuenen (Pays-Bas) ; comme le jaune de cadmium d’aller le faire analyser par
C) Même portrait, vu par dont nous venons de parler le synchrotron de Hambourg.
réflectographie Infrarouge. (paragraphe 2). Le tableau a alors été monté

A B C

110
Matériaux du patrimoine et altération
sur un plateau motorisé, puis pigment est passé au spec-
examiné pour analyse élémen- tromètre d’absorption des
taire par fluorescence X rayons X, afin de savoir sous
(Figure 18). Toutes les précau- quelle forme se trouve l’an-
tions ont été prises pour éviter timoine. L’analyse a révélé
toute dégradation de l’œuvre qu’il s’agit d’un antimonate
pendant l’examen ; ainsi de plomb Pb(SbO), autrement
les analyses ont duré trois dit un pigment connu sous le
secondes par position… mais nom de jaune de Naples. On
pour pas loin de 90 000 posi- a ainsi prouvé que ce pigment
tions ! Cela correspond à était utilisé par Van Gogh, ce
plusieurs jours d’analyse. que confirmeront d’autres
Les spectres obtenus attestent analyses approfondies.
de la présence de nombreux Pour poursuivre l’étude, des
éléments tels que le cuivre analyses spectroscopiques
(Cu), intervenant dans le vert ont été réalisées pour établir
émeraude, ou le cobalt (Co) des cartes de répartition des
contenu dans divers pigments éléments détectés, informa-
bleus, dont Van Gogh s’était tion très riche pour remonter
déjà servi pour ses précédents au travail même du peintre.
tableaux ; mais témoignent Ainsi, des cartographies du
également de la présence Coin d’herbe ont été réalisées
plus inhabituelle d’antimoine pour les différents éléments
(Sb), entrant dans la compo- décelés (Figure 19) et permet-
sition d’un nombre limité de tent de déterminer pour quel
pigments, que l’on ne soup- dessin, l’herbe ou le portrait, Figure 18
çonnait pas être utilisés par les pigments contenant ces Un Coin d’herbe, délicatement
Van Gogh ! divers éléments ont servi. Il analysé par fluorescence des
Cette découverte a intrigué les est apparu que l’antimoine, rayons X. On obtient un spectre qui
révèle l’ensemble des éléments
scientifiques, autant qu’elle au même titre que le mercure
chimiques présents dans la
peut intriguer des histo- et l’arsenic, est un composant peinture. La présence d’antimoine
riens d’art. Pour apporter des pigments utilisés pour (Sb) a particulièrement attiré
une réponse « chimique », le peindre le portrait caché. l’attention des chimistes.
Intensité des rayons X

Énergie (keV)

111
La chimie et l’art

Figure 19 Connaissant maintenant la La découverte d’un nouveau


composition de la peinture tableau de Van Gogh plus
Cartographies de la toile pour cachée, on a pu reconstituer le d’un siècle après sa mort
chacun des éléments constitutifs,
portrait d’une paysanne néer- est sans doute la raison
qui témoignent combien Van
Gogh aimait à utiliser toutes landaise (Figure 20), que Van pour laquelle cette dernière
sortes de pigments. L’antimoine Gogh aurait peint trois années étude, largement saluée
Sb et le mercure Hg composaient avant de le recouvrir par son par la presse, a eu un grand
les pigments du portrait, alors Coin d’herbe. Cette hypothèse retentissement, et ce bien
que le chrome Cr et le cobalt est confortée par des compa- au-delà de la communauté
Co composaient ceux du Coin raisons avec d’autres toiles scientifique. La presse fran-
d’herbe.
du peintre datant de la même çaise écrivait alors : « Un
époque, qui présentent des Van Gogh peut en cacher un
similitudes de style (Figure 21). autre » !

Le synchrotron, un compagnon de l’Art


Au-delà du tournant qu’a marqué le rayonnement
synchrotron dans l’histoire des découvertes
scientifiques, l’essor de la technique d’analyse
associée, non destructive, s’est accompagné
de découvertes intéressantes, susceptibles
112 de servir l’Art : authentification et datation
Matériaux du patrimoine et altération
Figure 20
La révélation, par cartographie
à l’antimoine, au mercure et à
l’arsenic.

Figure 21
Le portrait de la paysanne date
probablement de la période
néerlandaise de Van Gogh. Le style
de cette peinture se rapproche
par exemple des Mangeurs de
pommes de terre, datant de la
même période. On note trois ans
après – ce qui est beaucoup sur les
dix ans de carrière de Van Gogh –
un tournant flagrant au niveau du
style et des couleurs, avec Un coin
d’herbe.

113
La chimie et l’art

d’œuvres pour l’histoire de l’Art (comme nous


l’avons vu avec Van Gogh) ; conservation et
protection du patrimoine culturel dans les
musées ou les archives, face aux altérations
dans le temps, grâce à la compréhension des
mécanismes de dégradation (exemples de
l’encre ferro-gallique, des tableaux d’Ensor
et de Van Gogh) ; restauration d’œuvres d’art,
réalisée dans les laboratoires de musées, tel
que le Centre de recherche et de restauration
des musées de France (C2RMF).
L’accès à un synchrotron reste cependant
coûteux et difficile ; on ne peut y analyser que
les objets qui méritent une analyse approfondie
et qui peuvent ainsi servir de référence pour des
études moins détaillées. De plus, les discussions
sur l’authenticité ne sont pas vraiment l’enjeu
des recherches que les scientifiques entendent
mener pour l’instant, car les techniques
actuellement maîtrisées ne le permettent
pas toujours. C’est pourquoi aucune étude
sur les attributions d’œuvre n’a été soumise
à la puissance d’analyse d’un synchrotron,
mais de telles recherches pourront peut-
être être envisagées d’ici quelques années.
Dans tous les cas, des techniques d’analyses
complémentaires restent nécessaires, comme
la spectrométrie de masse, qui est mieux
adaptée à l’analyse des pigments modernes, de
plus en plus complexes et variés.

Bibliographie

[1] Chevallier E., Durand-


Jolibois R., Meunier N.,
Carlier P., Monod A. (2004).
« Fenton-like » reactions of
methylhydroperoxide and
ethylhydroperoxide with Fe2+ in
liquid aerosols under tropos-
pheric conditions. Atmospheric
Environment, 38 : 921-933.
114
Sophie Descamps-Lequime Couleurs originelles des bronzes grecs et romains
Couleurs
originelles
bronzes
des

grecs et

romains Analyse de laboratoire


et patines intentionnelles antiques

Lors de mes premiers de sélection des œuvres


contacts avec le Laboratoire soient le fruit d’un travail
de recherche des musées de pluridisciplinaire d’équipes
France, il y a une vingtaine associant historiens d’art,
d’années, une question reve- restaurateurs et physico-
nait de manière récurrente : chimistes. Cela implique
fallait-il privilégier les bases que s’instaure, à toutes
de données, établies à partir les étapes de l’étude d’une
de résultats d’analyses de œuvre unique ou de l’élabo-
séries entières, ou déve- ration et de l’enrichissement
lopper plutôt l’étude appro- d’une base de données, un
fondie d’œuvres importantes véritable dialogue entre
mais isolées à cause de leur des spécialistes d’horizons
statut d’objets de musées ? divers, qui, à la lecture de
Cette question demeurait résultats intermédiaires et
sans réponse parce qu’elle en confrontant des connais-
n’était posée que de manière sances encore inédites,
quantitative. Les deux peuvent décider en commun
approches sont, en fait, aussi d’orienter différemment la
nécessaires l’une que l’autre problématique de départ,
et même complémentaires, ou de privilégier un axe de
à condition que la formula- recherche qu’aucun indice
tion des problématiques et matériel visible à l’œil nu ne
l’établissement des critères laissait présager.
La chimie et l’art

Dans le domaine antique, les connaissance des bronzes


œuvres isolées ainsi analy- grecs et romains : il s’agit
sées deviennent les jalons des recherches communes
d’une histoire de la création menées sur les patines
artistique, pour peu que leur intentionnelles antiques22.
provenance, leur apparte- Il convient de rappeler le
nance à un centre de produc- caractère transversal de
tion, leur attribution et leur ce programme scientifique
datation soient précisées par qui, comme tant d’autres,
le conservateur et l’archéo- concerne plusieurs dépar-
logue de terrain. Les bases de tements du Louvre dont les
données offrent, quant à elles, problématiques se complè-
dans un contexte de sélection tent.23
comparable, des références
auxquelles les résultats des
études ultérieures pourront
être confrontés. 1 Les bronzes
antiques
La collaboration du musée du
Louvre avec le C2RMF21, et 1.1. L’épreuve du temps
tout particulièrement, au sein Afin de prendre la mesure de
du département de recherche, cette étude et de comprendre
avec les filières Aglaé et Pierre dans quel contexte et selon
et art du feu (voir le Chapitre quelle problématique de
de P. Walter) a démontré à départ elle a été menée, un
quel point cette démarche bref panorama de la poly-
collective était essentielle chromie des bronzes antiques
pour l’histoire de l’art, pour et de la question de leur
l’évolution et la mise au point patine doit être dressé. La
des méthodes d’analyse au notion de patine intention-
service du patrimoine artis- nelle sur des bronzes grecs
tique, et pour la compréhen-
sion du geste créateur grâce
22. Sophie Descamps a ainsi tra-
au développement notam- vaillé avec Marc Aucouturier,
ment des expérimentations Thierry Borel, François Mathis,
menées par les restaurateurs Benoît Mille, Dominique Robcis et
et les physico-chimistes. Joseph Salomon du C2RMF. Voir
Parmi les domaines explorés, notamment sur la question des
nous nous intéresserons patines antiques : Mathis F. et al.
(2005). Original surface treatment
ici à un dossier récent qui a
of copper alloy in ancient Roman
enrichi considérablement la Empire: chemical patination on a
Roman Strigil. Surface Enginee-
ring, 21 : 346-351. Voir également
21. C2RMF : Centre de recherche le numéro spécial de L’Actualité
et de restauration des musées Chimique : Chimie et patrimoine
de France, créé par arrêté du mi- culturel, oct-nov 2007 et avril
nistre de la culture et de la com- 2008.
munication le 16 décembre 1998, 23. Elisabeth Delange, du dé-
né de la fusion du Laboratoire de partement des Antiquités égyp-
recherche des musées de France tiennes du musée du Louvre,
et du Service de restauration des étudie également la question
musées de France (voir l’encart : des patines antiques avec Marc
« Le C2RMF, un grand laboratoire Aucouturier, mais pour d’autres
dédié au patrimoine » du Chapitre époques et sur des bronzes égyp-
116 de P. Walter). tiens.
Couleurs originellesdes bronzes grecs et romains
et romains est extrêmement
récente, puisque l’on croyait,
il y a quelques années encore,
que de telles patines n’exis-
taient pas.
Les premières recherches
sur la question remontent
au début des années 1990. Il
était admis jusqu’alors que
les bronziers grecs et romains
avaient seulement exploré
des effets de polychromie qui
reposaient essentiellement
sur la présence, en plus de
l’alliage cuivreux de base,
d’ajouts métalliques obtenus
par incrustation, par plaquage
ou par coulée. La palette des
bronzes antiques24, spéci-
fiquement métallique, était
en conséquence limitée à
quelques couleurs. La teinte
générale de l’alliage de base
des statues et de la vais-
selle recherchée par le bron-
zier était proche de celle de
l’or, comme en témoigne le
cratère de Dervéni (Figure 1),
retrouvé en 1962. On pensait
à l’époque, tant son éclat
métallique est exceptionnel, les siècles d’enfouissement Figure 1
qu’il s’agissait d’un bronze des œuvres ont profondé-
doré. En fait, ce cratère a été ment modifié leurs couleurs Le cratère de Dervéni,
IVe siècle av. J.-C., haut de 90,5 cm,
fabriqué à partir d’un alliage à originelles. Il est possible
a été retrouvé en 1962 dans l’une
15 % d’étain. Avec une propor- d’apprécier les effets de la des très riches sépultures du
tion aussi élevée en étain – la corrosion sur l’épiderme tumulus de Dervéni, en Grèce du
teneur moyenne en étain est d’un bronze antique en Nord. Il est conservé au musée
de l’ordre de 10 % – il est diffi- observant par exemple une archéologique de Thessalonique. Si
cile de distinguer le bronze de statuette de Mercure, réplique le bronze paraît doré, c’est à cause
l’or. romaine d’une création de la très forte teneur en étain
(15 %) de l’alliage cuivreux.
L’apparence actuelle des disparue de Polyclète, l’un
bronzes antiques est évidem- des grands sculpteurs grecs
ment trompeuse, puisque les avec Phidias et Myron du
phénomènes de corrosion Ve siècle av. J.-C. (Figure 2).

naturelle survenus durant


1.2. Les techniques des
24. Rappelons que le bronze est bronzes grecs et romains
un alliage de cuivre et d’étain, qui
Certains détails des figures
peut contenir d’autres métaux en
proportions variables. Sur la po- antiques en bronze étaient
lychromie des bronzes antiques, exécutés à partir d’un cuivre
voir [1]. pur, ou d’un alliage très 117
La chimie et l’art

A B teur attique vers 460 av. J.-C.,


ont ainsi été fondues dans
un alliage à forte teneur en
cuivre, donc de couleur rouge,
afin de mettre en valeur les
dents recouvertes d’argent
(voir l’encart « Les techniques
de fonte à la cire perdue »). Or
les poils de la moustache sont
d’une autre couleur que la
lèvre supérieure qu’ils recou-
vrent en partie, car coulés
dans un alliage cuivreux plus
riche en étain.
Il faut noter également la
présence du cuivre rouge pour
les pointes des seins ou pour
l’évocation du sang : sur le
célèbre Pugiliste des Thermes
(Rome, musée national
romain), les blessures du
visage, des oreilles tuméfiées
et des doigts, sont incrustées
de cuivre rouge ; on observe
également la présence d’in-
Figure 2 riche en cuivre, et à partir crustations de cuivre sur le
d’argent. Les rares grands côté droit du corps : ce sont
A) Statuette de Mercure. Réplique bronzes parvenus jusqu’à
romaine d’un athlète tenant le autant de projections de sang,
nous démontrent ainsi que provoquées par un mouve-
disque, d’après un original grec
disparu de Polyclète créé vers les oppositions de couleurs ment brusque de la tête de
460 av. J.-C. H. 21 cm. Musée jouaient sur le rouge du l’athlète En outre, une tumé-
du Louvre, département des cuivre, le jaune plus ou moins faction sous l’œil droit est
Antiquités grecques, étrusques et rosé de l’alliage cuivreux de rendue par une incrustation
romaines. À l’origine, la statuette base et le blanc de l’argent.
avait une couleur proche de celle dans un alliage cuivreux de
Pour les figures humaines, nature différente.
de l’or. Son apparence actuelle
s’explique par les phénomènes de
ces oppositions de couleurs
étaient essentiellement Les jeux de polychromie
corrosion qui ont affecté l’œuvre étaient renforcés par le trai-
durant son enfouissement. La concentrées sur les traits du
présence de cuivre rouge pour les visage. Dès la première moitié tement des yeux, comme en
lèvres et les pointes des seins, et du Ve siècle av. J.-C., la virtuo- témoigne, vers 25 av. J.-C.,
d’argent pour les yeux, témoigne sité des bronziers antiques l’Auguste de Méroé (Londres,
de la volonté d’évoquer les
se révèle exceptionnelle :
techniques de la grande statuaire
en bronze ; B) Restitution des
les lèvres du guerrier A de dotée d’un crochet trouvée à
couleurs originelles de la statuette Riace25, élaboré par un sculp- Olympie, a restitué de manière
de Mercure. convaincante le déroulement
d’une procédure complexe qui
25. Cette statue a été retrouvée en combinait les techniques de fonte
1972, avec un autre grand bronze à la cire perdue sur négatif et sur
(le guerrier B), au large des côtes positif (voir l’encart « Les tech-
de Riace. Elle est conservée au niques de fonte à la cire perdue »),
musée archéologique de Reggio et imposait des interventions
de Calabre. Edilberto Formigli, complémentaires de l’artiste sur
rappelant l’existence de bouches le modèle auxiliaire en cire, à dif-
118 isolées, notamment une bouche férentes étapes de la création.
Couleurs originellesdes bronzes grecs et romains
LES TECHNIQUES DE FONTE À LA CIRE PERDUE
La technique de fonte pleine à la cire perdue consiste à réaliser en cire d’abeille un modèle
positif de l’objet. L’artisan adapte ensuite au modèle un réseau de jets de coulée et d’évents,
sous forme de boudins de cire. Les jets sont reliés à un entonnoir de coulée, également
confectionné en cire. Cette forme est ensuite enveloppée d’argile réfractaire, qui constitue la
chape de coulée. Le dispositif est chauffé pour évacuer la cire ; la cire est ensuite remplacée
par le métal en fusion. Après refroidissement, le moule est cassé et l’objet libéré. La néces-
sité de briser le moule fait de l’œuvre un objet unique. Ce procédé vaut pour les œuvres de
petites dimensions. Les techniques de la grande statuaire en bronze sont celles de la fonte
en creux à la cire perdue.
La technique de fonte en creux à la cire perdue sur positif (procédé direct) consiste à
élaborer un modèle grossier de l’œuvre, en argile réfractaire – le futur noyau – puis à le
recouvrir de cire. La surface de la cire est alors travaillée afin d’approcher au plus près
l’apparence souhaitée pour le bronze (l’épaisseur de la couche de cire sera celle du bronze
une fois coulé). Après la mise en place de clous distanciateurs qui traversent la cire et vont
se ficher dans le noyau, l’artisan procède à celle, en cire, des jets de coulée, des évents et
de l’entonnoir de coulée. Il recouvre l’ensemble d’une chape en argile réfractaire et procède
ensuite comme pour la fonte pleine.
La technique de fonte en creux à la cire perdue sur négatif (procédé indirect) consiste à
modeler l’œuvre en argile puis à mouler le prototype ainsi obtenu afin d’obtenir son empreinte.
Le prototype est retiré du moule. La cire est alors introduite à l’intérieur du moule, puis le
noyau en argile réfractaire à l’intérieur de la cire. Le moule est retiré. Le modèle auxiliaire en
cire est ensuite traité comme dans le cas d’une fonte en creux sur positif. Ce procédé permet
de conserver le prototype et le moule, et de dupliquer éventuellement l’œuvre.

British Museum). Ses yeux,


parmi les mieux conservés,
sont composés d’un globe
2 Les patines
antiques
oculaire de marbre blanc, d’un
iris en différents quartiers 2.1. L’épiderme sombre des
de pâte de verre de couleur bronzes : corrosion ou effet
verte, d’une pupille égale- souhaité ?
ment en pâte de verre mais Selon l’opinion commune,
d’une couleur plus sombre, encore présente dans un
et d’une glande lacrymale en texte de Plutarque au IIe siècle
pâte de verre rouge ; de plus, de notre ère, la patine natu-
l’iris et la pupille sont cerclés relle, c’est-à-dire l’évolu-
de cuivre. tion naturelle de l’épiderme
Ainsi, à l’exception des yeux, des bronzes, était consi-
les nuances et contrastes dérée comme de la crasse
de couleurs des bronzes ou du vert-de-gris [2]. Un
antiques, qui reposaient sur tel parti esthétique imposait
une polychromie essentiel- donc de tenter de ralentir le
lement métallique, étaient processus inéluctable d’alté-
susceptibles de s’altérer rapi- ration à l’air et à l’humidité des
dement. alliages cuivreux. Les sources 119
La chimie et l’art

antiques nous apprennent que meyer26. Et de fait, plusieurs des années 1990 par Ales-
les Anciens disaient savoir patines antiques sont désor- sandra Giumlia-Mair et Paul
retarder les phénomènes de mais identifiées pour les Craddock. Avec un premier
corrosion en huilant la surface bronzes grecs et romains – ouvrage de synthèse paru en
des bronzes ou en l’enduisant telle une patine noire à base 1993, leurs travaux ont mis
de substances bitumineuses. de soufre. D’autres sont en en relation cette patine, que
« Les bronzes », écrivait cours d’étude. l’on appelle « cuivre noir »,
Pline l’Ancien au Ier siècle de L’étude des bronzes de l’épave ou « bronze noir » si l’alliage
notre ère, « se couvrent plus de Mahdia, conservés au contient de l’étain, avec le
vite de vert-de-gris quand on musée du Bardo à Tunis, a moyen d’obtenir le fameux
les nettoie ou quand on les permis de repérer sur un petit « bronze de Corinthe » des
néglige, à moins qu’on ne les nombre de statuettes et d’élé- textes antiques [5]. Plutarque
enduise entièrement d’huile ; ments décoratifs les restes disait du bronze de Corinthe
on dit qu’ils se conservent d’une couverte noir bleuté, qu’il s’agissait d’un « alliage
au mieux dans de la poix composée de sulfure de cuivre merveilleux [qui ne devait
liquide » [3]. Cependant, ces [4], qui n’était pas répartie de pas] la beauté de sa coloration
traitements conservatoires manière aléatoire comme l’au- à l’invention des hommes »
entraînaient un assombris- rait été une patine naturelle [6]. Nous savons par les
sement progressif du bronze, formée dans la mer en milieu témoignages antiques que
parce que l’huile, le bitume anaérobie. La date probable les Romains les plus riches
et la poix se dégradent avec du naufrage, vers 100 av. J.-C., et les empereurs eux-mêmes
le temps. Il fallait nettoyer offre un ancrage chronologique acquéraient pour des sommes
périodiquement les œuvres à cette patine noire intention- exorbitantes ces bronzes de
et renouveler la protection nelle qui serait ainsi attestée Corinthe.
de leur épiderme. Comme il au plus tard dès la seconde Or, la physico-chimiste
n’était pas envisageable d’en- moitié du IIe siècle av. J.-C. Alessandra Giumlia-Mair a
tretenir ainsi des centaines
repris, avec une spécialiste
de bronzes, érigés dans les
du syriaque, Helen Hunter,
sanctuaires ou sur les places 2.2. Les analyses et
la traduction d’un manuscrit
publiques, le processus d’al- découvertes du C2RMF
syrien du XVe siècle, conservé à
tération était inévitable. Les
œuvres antiques en bronze ont 2.2.1. Les écrits de Zosimos la bibliothèque de l’Université
ainsi évolué, sans doute rela- de Cambridge depuis 1632 et
Il existait une autre patine,
tivement rapidement, mais déjà partiellement étudié par
également noire, qui ne
il est très difficile d’évaluer Marcelin Berthelot à la fin
pouvait être obtenue que si
quelle pouvait être leur appa- du XIXe siècle ; ce manuscrit
l’artisan modifiait avant la
rence, quelques siècles seule- reproduit la transposition, en
coulée la nature même de
ment après leur création. syriaque au IXe siècle de notre
l’alliage cuivreux, en ajou-
ère, de textes grecs disparus
Nous admettons aujourd’hui tant volontairement dans sa
parmi lesquels douze des
que cet état intermédiaire lié composition de l’or et/ou de
vingt-huit volumes de l’en-
à l’altération des surfaces a, l’argent.
cyclopédie alchimique de
selon toute vraisemblance, Les premiers témoignages Zosimos, qui vivait en Égypte
modifié dès l’Antiquité le d’une telle patine ont été à Panopolis au IIIe siècle de
regard porté sur les bronzes ; repérés et analysés au début notre ère. Or, dans son livre
et ce changement du goût VI, l’alchimiste traitait du
explique peut-être l’apparition 26. À propos de l’éphèbe de Sala- cuivre, des alliages cuivreux
avant la fin de l’époque hellé- mine, dont le pied droit conserve- et des différentes méthodes
nistique (voir l’axe chronolo- rait les vestiges de la patine an- pour les patiner et leur donner
gique) d’une patine artificielle tique de la statue, voir Heilmeyer
des couleurs allant du vert
intentionnellement sombre, W.D. (1994). Zur oberfläche antiker
Grossbronzen, dans Cat. Expo. Das au noir, du bleu au corail et
une hypothèse formulée en au gris. Alessandra Giumlia-
Wrack. Der antike Schiffsfund fon
120
1994 par Wolf-Dieter Heil- Mahdia (Bonn), Cologne, 801-802. Mair et Helen Hunter ont
Couleurs originellesdes bronzes grecs et romains
UNE ANECDOTE DE PLUTARQUE [8] SUR LA CRÉATION FORTUITE
DU « BRONZE DE CORINTHE »
Un incendie, survenu au moment du sac de la ville de Corinthe par les Romains en 146
av. J.-C., aurait consumé une maison qui contenait un petit dépôt d’or et d’argent et une
beaucoup plus grande quantité de cuivre. L’incendie aurait provoqué la fonte des métaux
qui se seraient mélangés. C’est la raison pour laquelle cet alliage était appelé « bronze de
Corinthe ».

proposé en 2001, au colloque du cuivre dans le « bronze de


international sur les bronzes Corinthe ».
antiques, une traduction
fidèle des écrits de Zosimos
Selon les sources
[7]. Le livre VI donne des
antiques, le « bronze
recettes qui confirment que
de Corinthe » était
le bronze corinthien pouvait
composé d’or, d’argent
être noir. Une prescription
et de cuivre, et c’est
commence ainsi : « Pour faire
l’association des trois
du bronze corinthien noir, il
métaux dans son alliage
faut, pour une mine27 de cuivre
qui permettait ensuite
pur, huit drachmes d’argent
de le patiner en noir, à
et huit drachmes de ferment
l’aide de recettes qui
d’or […] ». Ailleurs, Zosimos
demeurent obscures.
précise : « Les images noires
sont également constituées
d’or, d’argent, de cuivre pur 2.2.2. L’encrier de Vaison-
et d’autres mixtures […] ». Et la-Romaine
si l’on confronte les écrits Les découvertes récentes impo-
de Zosimos aux légendes saient donc de tenter de repérer
rapportées par Plutarque, dans les collections du musée
Pline l’Ancien, Pétrone et du Louvre les bronzes antiques
d’autres auteurs romains sur que les Romains auraient
l’origine fortuite du bronze pu qualifier de « bronzes de
de Corinthe, on s’aperçoit Corinthe », c’est-à-dire ceux qui
que ces anecdotes fabu- présentent encore les vestiges
leuses (voir l’encart « Une d’une patine noire et dont l’al-
anecdote de Plutarque sur la liage contient bien de l’or et/ou
création fortuite du bronze de l’argent.
de Corinthe »), qu’éclairent
C’est dans ce cadre que l’en-
désormais les recherches
crier de Vaison-la-Romaine
scientifiques, insistent de
a été confié au C2RMF [9].
manière récurrente sur l’as-
Sur les parois du petit usten-
sociation de l’or, de l’argent et
sile, Vénus, accompagnée
d’Adonis, de Psyché et d’une
27. Une mine correspondait à
suivante, regarde six petits
100 drachmes. Le système pon-
déral variait suivant les cités. Amours qui miment le retour
Dans l’Athènes classique, la mine de la chasse durant laquelle
équivalait à 457,6 g. Adonis a été mortellement 121
La chimie et l’art

Figure 3 blessé (Figure 3). Les figures, Afin de documenter sa tech-


incrustées d’or et d’argent, nique de fabrication, l’encrier
Encrier de Vaison-la-Romaine,
troisième quart du Ier siècle de comportent des zones d’un a été soumis à un examen
notre ère. Adonis, Psyché, Vénus, noir profond (draperie sur les approfondi au microscope
une suivante et les six Amours. jambes de la déesse, manteau binoculaire et a été radiogra-
d’Adonis, ailes des Amours) phié. Il a également été décidé
qui correspondent bien à de procéder à quelques prélè-
un « cuivre noir ». L’étude vements par microforage
complète de l’objet a permis pour déterminer par ICP-AES
en outre de préciser quels la composition élémentaire
effets de polychromie étaient des alliages de la panse et du
recherchés par les bronziers couvercle. L’encrier a aussi
romains au troisième quart du été analysé de manière non
28
Ier siècle de notre ère .
destructive au moyen de l’ac-
célérateur de particules Aglaé
28. H. 4,4 cm. Musée du Louvre,
département des Antiquités et par diffraction de rayons X
grecques, étrusques et romaines. (les techniques d’analyse par
Descamps-Lequime S., avec la diffraction de rayons X sont
collaboration de M. Aucouturier présentées dans le Chapitre
et de F. Mathis. (2005). L’encrier de K. Janssens ; en particu-
de Vaison-la-Romaine et la patine
volontaire des bronzes antiques. lier l’accélérateur de parti-
Monuments et Mémoires (Fonda- cules Aglaé est décrit dans
122 tion Eugène Piot), 84 : 5-30. le Chapitre de P. Walter)
Couleurs originellesdes bronzes grecs et romains
(Figure 4). Les analyses non-
destructives ont démontré
que la draperie sur les jambes
de Vénus correspond à un
alliage de cuivre qui contient
1,17 % d’or et 3,46 % d’ar-
gent, des teneurs qui confir-
ment des ajouts volontaires.
Des proportions similaires ont
été retrouvées pour les ailes
des Amours et le manteau
d’Adonis. Ce « cuivre noir »
avait pour fonction de mettre
en valeur les incrustations de
fils d’or. En revanche, la panse
de l’encrier est un laiton, qui
contient 14 % de zinc. Une
découverte inattendue29 est
venue s’ajouter aux précé- siècles d’enfouissement subis
dentes : tous les détails du Figure 4
par l’objet (Figure 5).
décor qui paraissaient seule- Analyse de l’encrier au moyen de
Quelques essais expéri- l’accélérateur de particules Aglaé.
ment gravés sur la panse de
mentaux ont été conduits
l’encrier, comme les ailes et
par les chercheurs François
la draperie de Psyché, se sont
Mathis, Benoît Mille et Domi-
révélés correspondre à des
nique Robcis pour tenter de
incrustations de cuivre pur.
comprendre comment se
Le dossier de l’encrier a formait cette patine noire,
permis de saisir quelques- et les raisons de son remar-
unes des particularités tech- quable état de conservation.
niques du bronze de Corinthe, Ces essais ont démontré
cet alliage fameux décrit par que lorsque le laiton est
Pline l’Ancien comme venant soumis au feu, il se forme une
avant l’argent, et presque patine superficielle fragile
même avant l’or [10]. « Le qui disparaît si on la frotte. À
bronze de Corinthe, écrivait l’inverse, un échantillon d’al-
Cicéron, s’oxyde difficilement » liage cuivreux contenant de
[11]. Et on constate en effet l’or développe dans le même
que la panse de l’encrier – qui temps une patine sombre,
est en laiton – est corrodée définitive, qui résiste, semble-
comme les zones en cuivre t-il, à tout frottement.
pur : l’œil ne peut distinguer
aujourd’hui ces différents 2.2.3. Les couleurs
alliages qui présentent exac- Les analyses conduites au
tement la même altération C2RMF ont démontré que le
de surface. En revanche, les décor de l’encrier reposait
plages de « cuivre noir » ne sur la présence de quatre
présentent aucune corrosion. couleurs et permis de recons-
La patine noire, pérenne, tituer l’apparence originelle
n’a pas été attaquée par les de l’ustensile : au noir de l’al-
liage cuivreux patiné répon-
29. Initiée par le restaurateur daient les jaunes de la panse
D. Robcis. en laiton et des fils d’or, le 123
La chimie et l’art

Figure 5
A) Les ailes des Amours : « cuivre
noir » rehaussé de fils d’or ; B) La
draperie sur les jambes de Vénus :
« cuivre noir » rehaussé de fils
d’or ; C-D) Les ailes et la draperie
de Psyché : des incrustations de
cuivre pur corrodées comme le
fond en laiton de l’encrier. Ailes
des Amours (cuivre : 87,5 %, or :
0,91 %, argent : 2,89 %). Draperie
de Vénus (cuivre : 88, 2 %, or :
1,17 %, argent : 3, 46 %).

A B

C D
Figure 6
Couleurs originelles de l’encrier de
Vaison-la-Romaine.

124
Couleurs originellesdes bronzes grecs et romains
rouge du cuivre pur et le blanc duire, au moyen d’incrusta-
de l’argent (Figure 6). tions métalliques et d’une
Pour les historiens d’art, la patine noire, les couleurs
tétrachromie du décor est de base des grands peintres
loin d’être anodine. Grâce à tétrachromatistes.
cette maîtrise des procédés

3
de patinage qui leur permet-
tait d’ajouter le noir au rouge,
La technique
au jaune et au blanc, les bron-
du « cuivre noir 31
»:
ziers du Ier siècle de notre ère
une histoire encore
ont pu inscrire en effet leurs
lacunaire
créations dans une classifi- Les enjeux de la recherche
cation des couleurs propre dans le domaine des patines
au monde antique : les méde- noires sont multiples. Les
cins répertoriaient notam- publications sont encore peu
ment les tempéraments et les nombreuses mais les résul-
humeurs de l’homme en fonc- tats suffisamment probants
tion de ces quatre couleurs. pour alerter la communauté
Et le noir, le jaune, le rouge scientifique et inciter les
et le blanc étaient, pensait-on fouilleurs, les responsables
par ailleurs au Ier siècle de de collections de bronzes et
notre ère, les seules couleurs les restaurateurs à recher-
présentes sur la palette des cher désormais systémati-
plus grands peintres de l’Anti- quement les indices souvent
quité, tel Apelle30. infimes d’une telle pratique
Les études récentes sur et identifier ces « bronzes
les pigments de peintures de Corinthe » qui fascinaient
grecques de la deuxième les Anciens. Il faut égale-
moitié du IVe siècle et du ment reconstituer l’histoire
début du IIIe siècle av. J.-C., du « cuivre noir », qui est
retrouvées en Grèce du Nord, encore lacunaire. Une énigme
démontrent qu’il convient de non résolue concerne par
nuancer cette affirmation. exemple la relation entre le
Mais même si la tradition « cuivre noir » et la cité de
romaine était erronée sur Corinthe : les fouilles, en
ce point, il est important de contradiction avec les textes
rappeler qu’elle avait cours antiques, n’ont livré jusqu’à
au Ier siècle, à l’époque de ce jour aucun « bronze de
Pline l’Ancien. L’encrier de Corinthe ». L’histoire de
Vaison-la-Romaine, ustensile la technique est toutefois
que sa facture rendait parti- progressivement reconstituée
culièrement précieux, appar- grâce à l’analyse d’œuvres
tenait nécessairement à un bien datées, qui présentent
lettré, qui devait lire Pline et des surfaces noires. Les
connaître cette tradition. Il plus anciens témoignages
témoigne d’une production
de luxe qui cherchait à repro- 31. Rappelons que la différence
entre « cuivre noir » et « bronze
noir » repose sur la présence ou
30. Le peintre Apelle était no- non d’étain dans l’alliage cui-
tamment le portraitiste officiel vreux. Elle n’est pas dirimante
d’Alexandre le Grand au IVe siècle pour l’étude et l’histoire de la
av. J.-C. technique. 125
La chimie et l’art

matériels sont égyptiens des félins sont traités dans


et remontent au début du un or jaune (95 % d’or et 5 %
IIe millénaire. Les premières de cuivre) et dans un or plus
mentions de « cuivre noir » rouge pour la crinière (85 %
sont également égyptiennes d’or et 15 % de cuivre).
mais n’apparaissent qu’ulté- La technique du « bronze
rieurement, dans des textes noir » a disparu du monde
de la 18e dynastie. égéen avec le déclin de la civi-
Il y a une quarantaine d’années lisation mycénienne dans le
l’égyptologue J. Cooney avait courant du XIIe siècle av. J.-C.
repéré les hiéroglyphes asso- Elle semble n’avoir été
ciés à cette pratique et s’était maîtrisée à nouveau qu’à
interrogé aussi sur la nature partir de l’époque hellénis-
de la bande médiane sombre tique, si l’on en croit les textes
des dagues des tombes à fosse antiques qui la mettent en
de Mycènes, alors considérée relation avec le sac de la ville
comme exécutée en nielle. Il de Corinthe en 14633.
s’était demandé s’il ne s’agis-
sait pas de « bronze noir » 323-31 avant J.-C. :
mais son hypothèse était alors époque hellénistique.
passée totalement inaperçue.
Son intuition a été confirmée
depuis. Les Minoens et les
Mycéniens maîtrisaient la
technique du « bronze noir », 1400-1200 :
sans doute apprise des Égyp- apogée de la civilisation
tiens, comme le démontrent mycénienne.
des analyses effectuées sur
Vers 1600 :
des dagues et éléments de
tombes à fosse
vaisselle retrouvés dans des
du cercle A de Mycènes.
contextes mycéniens (voir
l’axe chronologique) [12]. La Aucun « cuivre ou bronze noir »
dague, ornée sur chaque face hellénistique n’a été repéré
de trois lions en galop volant32, jusqu’à présent. Ont-ils jamais
témoigne ainsi du raffinement existé ? La question demeure
avec lequel l’artisan a, vers ouverte ainsi que celle des
1 600 avant notre ère, composé
son décor, et de la science des
33. « […] je sais parfaitement bien
alliages dont il a fait preuve.
l’origine des bronzes de Corinthe.
La lame en bronze assez Lors de la prise d’Ilion, Hannibal,
rouge (94 % de cuivre et 5 % ce modèle du fourbe, ce roi des ca-
d’étain) a été évidée dans sa méléons, fit entasser sur un bûcher
partie médiane pour recevoir toutes les statues de bronze et d’ar-
un bandeau de « bronze noir » gent et il y mit le feu ; et les métaux
en fondant se combinèrent en un
(88 % de cuivre ; 3 % d’étain ;
alliage. Puis les fondeurs allèrent
1 % d’or et 5 % d’argent) dans prendre à cette masse, pour faire
lequel les figures des lions des assiettes, des plats et des figu-
sont incrustées. Les corps rines. C’est ainsi qu’est né le bronze
de Corinthe, de toutes sortes de
choses fondues en une seule, ni
32. Mycènes, cercle A, tombe IV. chair ni poisson ». Pétrone, Sati-
Musée archéologique national, ricon, 50 (trad. A. Ernout, Paris,
126 Athènes. éd. Les Belles Lettres, 1990).
Couleurs originellesdes bronzes grecs et romains
origines du procédé. Il faut, côté de l’Orient. Il reste aussi
selon toute vraisemblance, à comprendre la structure
remonter avant le début du même de cette patine noire,
IIe millénaire, tant la tech- à tenter de la reproduire et à
nique était déjà maîtrisée dans mettre en évidence d’autres
l’Égypte de la 12e dynastie, procédés de mise en couleur
et chercher sans doute du des surfaces métalliques.

L’alliance de l’art et de la science,


au service de l’histoire de l’art
La recherche est toutefois suffisamment
avancée dans ce domaine pour que chaque
acteur puisse désormais en commander les
étapes ultérieures.
La collaboration scientifique entre le C2RMF et le
département des Antiquités grecques, étrusques
et romaines du musée du Louvre a abouti à
plusieurs publications et communications
collectives. Il devrait toujours en être ainsi mais
une collaboration pluridisciplinaire est, par
nature, fragile. Elle ne peut se construire que
sur plusieurs années et repose sur la confiance
mutuelle de scientifiques d’horizons divers qui
acceptent de partager leurs connaissances
dans un but commun. Puissent les décisions
politiques à venir préserver un tel dialogue.

Bibliographie schwarze Gold der Alchimisten. [8] Moralia, VI, 395C.


Corinthium aes, Mayence.
[9] S. Descamps-Lequime, avec
[1] Descamps-Lequime S. La
[6] Moralia, 395B-C. la collaboration de M. Aucoutu-
polychromie des bronzes grecs
rier et de F. Mathis, L’encrier de
et romains, dans Rouveret [7] Giumlia-Mair A.R. (2002). Vaison-la-Romaine (collection
A., Dubel S., Naas V. (2006). Zosimos The Alchemist – Solo, 32), Musée du Louvre,
Couleurs et matières dans Manuscript 6.29, Cambridge, Paris, 2006.
l’Antiquité. Textes, techniques et Metallurgical interpretation,
pratiques, Paris, 79-92. dans I Bronzi antichi : [10] Histoire Naturelle, XXXIV, 1.
[2] Moralia, VI, 395 B. Produzione e tecnologia, Atti
[11] Tusculanes, IV, 14, 32.
del XV Congresso internazionale
[3] Histoire Naturelle, XXXIV, 99.
sui Bronzi antichi, Grado- [12] Demakopoulou K. et al.
[4] Willer F. (1994). Fragen zur Aquileia, 22-26 maggio 2001 (1995). Mycenaean Black inlaid
intentionellen Schwarzpatina an (Monographies instrumentum, Metalware in the National Ar-
den Mahdiabronzen, dans Das 21 : 317-323 ; Helen Hunter, chaeological Museum, Athens :
Wrack, op. cit, 8 : 1023-1031. Beautiful black bronzes : a technical examination. The
[5] Giumlia-Mair A.R., Craddock Zosimos’ treatises in Cam. Annual of the British School at
P.T. (1993). Corinthium aes. Das Mm.6.29, ibid. 655-660. Athens, 90 : 137-153, pl 19-22.
127
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Bernard Valeur La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
chimie
La

crée sa

couleur…
sur la palette du peintre

L’homme peint depuis plus Ainsi, la diversité des


de 30 000 ans, motivé par pigments dont disposent les
son désir de reproduire les artistes peintres (Figure 1)
beautés du monde qui l’en- doit beaucoup aux progrès
toure, d’exprimer ses pensées de la chimie au cours des
profondes, de créer des siècles, principalement à
symboles colorés et d’immor- partir de la fin du XVIIIe siècle.
taliser le vécu. Les pigments Les avancées majeures dans
employés sont avant tout natu- le domaine de la chimie au
rels, d’origine minérale, végé- XIXe siècle furent non seule-
tale ou animale. La Nature ment sources de nouveaux
offre en effet une palette colorants pour la teinture et
de couleurs merveilleuse- de nouveaux pigments pour
ment riche de teintes et de la peinture34, mais permirent
nuances. Toutefois, bien des également de réduire le coût
substances naturelles colo- de matières colorantes natu-
rées ne résistent pas suffi- relles en réalisant la synthèse
samment à l’épreuve du du principe colorant ; le
temps, en particulier celles
d’origine végétale qui s’af-
fadissent progressivement. 34. Le mot pigment vient du latin
Pour pallier cette difficulté et pigmentum qui signifie matière
colorante. La différence entre
créer de nouvelles matières
un pigment et un colorant est la
colorantes, il fallut mettre en suivante : un colorant est soluble
œuvre des synthèses de plus dans le milieu où il est dispersé,
en plus élaborées. alors qu’un pigment ne l’est pas.
La chimie et l’art

rarement, il juxtapose des


points de couleurs diffé-
rentes, suffisamment petits
pour que l’œil « mélange »
les couleurs de ces points
(technique du pointillisme).
Le peintre met à profit bien
d’autres produits et maté-
riaux. Il se fait alchimiste de
la couleur lorsqu’il broie les
pigments dans un liant (huile
ou eau), ajoute un diluant et
divers ingrédients (résines
par exemple), dépose une
couche de vernis sur l’œuvre
achevée. Dans ces conditions,
la couleur perçue par l’œil
ne résulte pas seulement de
l’absorption de la lumière par
bleu outremer en est un bel les pigments : cette cause
Figure 1
exemple. Enfin, le XXe siècle chimique de la couleur est
Les pigments dont dispose les apportera son lot de décou- inévitablement associée à
peintres sont d’une grande une cause physique, la diffu-
vertes remarquables : phta-
diversité de teintes. La palette s’est
locyanines, blanc de titane, sion de la lumière, et plus
progressivement enrichie grâce
aux progrès de la chimie. etc. C’est pourquoi, para- précisément la réflexion
phrasant la célèbre expres- diffuse.
sion de Marcelin Berthelot Enfin, l’artiste se fait cher-
« La chimie crée son objet »35 cheur de lumière lorsqu’il
– formulée en 1860 –, nous emploie des pigments dits
pouvons dire que la chimie « lumineux », parce que
crée sa couleur. hautement diffusants, ou bien
Les matières colorantes quand il met à profit la tech-
absorbent la lumière dans nique du glacis pour donner
un domaine de longueur l’impression que la lumière
d’onde qui dépend étroi- provient du fond du tableau.
tement de leur nature Parfois, il met en œuvre des
chimique. De là résulte particules iridescentes ou
leur couleur. À partir des des substances fluorescentes
pigments de sa palette, l’ar- pour créer des effets lumi-
tiste peintre, tel un musi- neux particuliers.
cien des couleurs, crée une
infinité de tonalités et de Après un rappel sur les
nuances en mélangeant inti- origines de la couleur, la
mement des pigments. Plus perception et les moyens
d’en faire la synthèse,
divers pigments particuliè-
rement prisés des peintres
35. Cette citation se poursuit de seront décrits en privilégiant
la façon suivante : « Cette faculté
créatrice, semblable à celle de l’art
ceux qui illustrent l’apport
lui-même, la distingue essentiel- de la chimie et jouent un
lement des sciences naturelles et rôle important dans l’art.
130 historiques ». Mais la chimie intervient
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
de bien d’autres façons, ce 1.1. Comment perçoit-on
que montreront les deux la couleur ?
dernières parties consacrées
S’il est si difficile de par-
au peintre alchimiste de la
ler de couleur, c’est parce
couleur et au peintre cher-
qu’elle n’existe pas en tant
cheur de lumière.
que telle, c’est une sensation
physiologique, c’est-à-dire
une construction de notre

1
cerveau. La lumière visible
Qu’est-ce que
par notre œil ne représente
la couleur ?
qu’une toute petite partie des
ondes électromagnétiques
Examinons tout d’abord
(longueurs d’onde comprises
l’étymologie et la significa-
entre 400 et 700 nanomètres
tion du mot couleur. Ce mot
environ) (Figure 2). Lorsqu’un De toutes les qualités, la couleur est celle
vient du latin color, probable-
photon d’énergie correspon-
ment rattaché au groupe de dont il est le plus difficile de parler.
dant à la longueur d’onde de
celare qui veut dire cacher. Aristote
700 nm, par exemple, frappe
Effectivement, la couleur
la rétine, le premier acte de
appliquée sur un objet le
la vision est chimique, et plus
cache en quelque sorte.
précisément photochimique :
D’ailleurs, au XVIIIe siècle,
il s’agit de l’isomérisation,
le mot couleur avait, au
c’est-à-dire du changement
sens figuré, la signification
de forme d’une molécule (le
d’apparence trompeuse.
rétinal) située dans une pro-
Les couleurs de la coupe
téine (l’opsine), et cette pho-
de Lycurgue qui apparaît
toisomérisation déclenche Figure 2
verte quand on l’éclaire
toute une série de réactions
de l’extérieur, et rouge La lumière visible est constituée
biochimiques dont le résul- d’ondes électromagnétiques dont
de l’intérieur, ne corres-
tat final est la création d’une la longueur d’onde s’étend de
pondent-elles pas à une
impulsion électrique, appe- 400 à 700 nm. À chaque longueur
telle définition ?36 (voir le d’onde correspond une sensation
lée potentiel d’action, qui est
Chapitre de J.-C. Lehmann). colorée différente. L’ensemble du
transmise au cerveau via le
nerf optique. L’interprétation spectre visible (Soleil par exemple)
conduit à la sensation de blanc ; la
par le cerveau de cette suc- lumière blanche est décomposée
cession d’impulsions conduit par un prisme qui permet de voir
à la sensation de rouge. Aux les couleurs composites, celles de
36. On en connaît aujourd’hui autres longueurs d’onde cor- l’arc-en-ciel.
l’explication. Comme il s’agit
d’un verre dopé avec des parti-
cules d’or et d’argent, la couleur
rouge par transmission vient
de l’existence de plasmons de
surface (c’est-à-dire des os-
cillations collectives d’électrons
sous l’effet des ondes électro-
magnétiques) qui absorbent la
lumière dans un domaine de
longueurs d’onde complémen-
taire du rouge. La couleur verte
perçue lors d’un éclairage par
l’extérieur résulte essentielle-
ment de la réflexion diffuse par
la surface du verre. 131
La chimie et l’art

Figure 3 respondent d’autres sensa- blanc (Figure 2). Mais il ne


tions colorées. faut pas s’y tromper, car on
Perception de la couleur d’un objet. voit toutes les couleurs de
Un objet renvoie la lumière qu’il Si à une longueur d’onde
donnée correspond une l’arc-en-ciel en regardant à
reçoit en modifiant la composition
spectrale de cette lumière couleur, l’inverse n’est pas travers un prisme. L’œil est
pour des raisons chimiques toujours vrai : la sensation de donc la palette qui mélange
(absorption sélective de la jaune par exemple résulte de la les couleurs, comme l’avaient
lumière par la matière à certaines perception d’une lumière dont déjà compris les égyptiens à
longueurs d’onde) et physiques l’époque des pharaons.
(réflexion spéculaire et diffuse,
la longueur d’onde se situe
et éventuellement diffraction au voisinage de 580 nm, mais Plus précisément, dans la
et interférences). Le cerveau elle peut aussi avoir d’autres perception de la couleur d’un
reconstruit l’image avec ses origines, comme la percep- objet, trois éléments entrent
couleurs à partir de la succession tion simultanée d’une lumière en jeu : non seulement l’ob-
de potentiels d’actions déclenchés à 700 nm et d’une lumière à servateur, mais aussi la
par l’impact de photons sur les
530 nm qui donneraient sépa- source de lumière et l’objet lui-
photorécepteurs de la rétine qui
sont de trois types (leurs domaines
rément des sensations de même (Figure 3). La lumière
d’absorption sont indiqués par les rouge et de vert. Nous avons blanche qui éclaire l’objet a
courbes bleue, verte et rouge. également une sensation de une composition spectrale
jaune quand le spectre de la différente selon qu’il s’agit du
lumière visible est amputée soleil, d’une lampe à halogène
des longueurs d’onde corres- ou d’un tube fluorescent. Puis
pondant au violet et au bleu. l’objet renvoie la lumière en
En revanche, tout le spectre modifiant cette composition
visible que produit le soleil spectrale : s’il paraît bleu par
132 donne une impression de exemple, c’est parce qu’il
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
LES CAUSES CHIMIQUES DE LA COULEUR

Comment expliquer qu’une substance de nature chimique bien définie absorbe sélective-
ment la lumière à certaines longueurs d’onde ? La physique classique est impuissante à
l’expliquer, et c’est la mécanique quantique – dont la naissance remonte aux années 1920-
1930 – qui permit d’élucider les mécanismes de l’interaction de la lumière avec les atomes et
les molécules. S’appuyant sur les concepts de niveaux d’énergie d’un atome ou d’une molé-
cule, l’absorption de la lumière à certaines longueurs d’onde s’interprète alors en termes de
transitions entre deux niveaux d’énergie induites par l’absorption d’un photon, dont l’énergie
correspond précisément à la différence d’énergie entre les deux niveaux.

Composés minéraux
Les deux causes principales de la couleur des pigments minéraux employés en peinture sont
les suivantes :
• Présence d’impuretés sous forme d’ions isolés dans un cristal. Les ions qui absorbent dans
le domaine visible sont peu nombreux. Il s’agit principalement des métaux de transition :
chrome, manganèse, fer, cobalt, nickel, cuivre, etc. L’absorption dépend non seulement
des caractéristiques de l’ion (nature chimique, charge), mais aussi de son environnement
microscopique (nature et nombre d’atomes liés, notamment). C’est pourquoi un même ion
peut être à l’origine de couleurs différentes. Par exemple la couleur du bleu de cobalt est due
à l’ion Co2+ (qui absorbe à 500-700 nm), mais cet ion dans un autre micro-environnement peut
donner une couleur violette (dans le violet de cobalt) ou rose.
• Transfert de charge entre ions métalliques ou entre l’oxygène et un ion métallique. L’absorp-
tion d’un photon peut faire passer un électron dans une orbitale d’un autre atome que celui
dont il est issu. Par exemple, dans les ocres (hématite et goethite), un électron de valence
des ions O2– ou OH– liés à l’ion Fe3+ (voir le paragraphe 2.1) occupe temporairement une orbi-
tale vide de cet ion.
Le cas du bleu outremer est à mettre à part, car ce n’est pas un métal qui est à l’origine de la
couleur (voir l’encart « L’origine de la couleur du bleu outremer », paragraphe 2.3).

Composés organiques
Les électrons d’une molécule, comme ceux des atomes, peuvent passer dans des niveaux
d’énergie supérieure lorsque la molécule absorbe de l’énergie. Il s’agit de niveaux élec-
troniques, mais, à la différence des atomes, chacun de ces niveaux électroniques possède
des sous-niveaux vibrationnels et rotationnels. Pour les molécules possédant des noyaux
aromatiques, l’écart entre les niveaux d’énergie électroniques est tel qu’elles absorbent
dans l’UV ou le visible. Si l’absorption se situe dans le visible, la substance est colorée. C’est
en particulier le cas des colorants organiques.

absorbe toutes les longueurs lumière que l’objet renvoie est


d’onde, sauf celles corres- caractérisée par le spectre de
pondant au bleu, en raison de réflectance (variations de l’in-
sa nature chimique (Encart tensité de la lumière renvoyée
« Les causes chimiques de la par l’objet en fonction de la
couleur »), et il renvoie les longueur d’onde). Enfin, la
autres par réflexion spécu- rétine de l’œil a une réponse
laire et réflexion diffuse, et spectrale trichromique : elle
éventuellement par diffrac- possède trois types de
tion et interférences (causes photorécepteurs (les cônes)
physiques de la couleur). La sensibles dans le bleu, le vert 133
La chimie et l’art

et le rouge37. Le cerveau reçoit des matières colorantes qui


ainsi une suite de potentiels doivent leur couleur à une
d’action à partir de laquelle il absorption partielle de la
reconstruit l’image de l’objet lumière blanche. C’est sur ce
avec ses couleurs. principe que sont fondées en
particulier la photographie
1.2. Synthèse de la couleur couleur argentique et l’im-
Du fait de la trichromie visuelle, pression papier en trichromie.
il est possible de produire toutes Les trois couleurs primaires
les couleurs par synthèse addi- sont en général bleu-cyan,
tive ou soustractive à partir de rouge-magenta et jaune38.
trois couleurs convenablement Dans le domaine de la pein-
choisies. Le choix doit être tel ture, c’est principalement la
qu’aucune des trois couleurs synthèse soustractive qui est
ne puisse être synthétisée par mise en œuvre par mélanges
combinaison (addition ou sous- de pigments : aquarelle,
traction) des deux autres. Ces gouache, peinture à l’huile.
trois couleurs sont alors dites Dans le tableau de Vermeer,
primaires. Jeune fille lisant une lettre,
La synthèse additive d’une présenté sur la Figure 4A,
couleur s’effectue en super- la couleur verte du rideau a
posant trois lumières colo- été obtenue par un mélange
rées primaires en proportions d’azurite (pigment bleu) et
adéquates. Ce sont générale- de jaune de plomb et d’étain.
ment les couleurs rouge, verte Selon un principe analogue,
et bleue qui sont employées : il les verts anglais sont préparés
s’agit du système RVB (Rouge- en mélangeant du bleu de
Vert-Bleu) de la télévision Prusse et du jaune de chrome.
couleur. C’est de cette façon La technique du pointillisme,
qu’un vidéo-projecteur recons- dont Georges Seurat fut l’ar-
titue les couleurs sur un écran. tisan majeur, relève plutôt de
Un tube fluorescent produit de la synthèse additive. En effet,
la lumière blanche grâce à trois des taches de couleurs sont
luminophores émettant dans le juxtaposées, et leur taille est
rouge, le vert et le bleu. suffisamment petite pour que
La synthèse soustractive l’œil du spectateur ne puisse
d’une couleur repose sur pas les distinguer de loin
l’élimination – c’est-à-dire la (Figure 4B). La couleur perçue
soustraction – de certaines résulte ainsi d’un mélange
longueurs d’onde de la lumière optique réalisé par l’œil.
blanche. Elle est réalisée
par exemple en mélangeant 38. Pour des impressions de qua-
lité, comme pour le présent ou-
vrage, le procédé d’imprimerie
37. La réponse spectrale trichro- emploie en réalité quatre encres
mique de l’œil et le domaine de (tétrachromie), cyan, magenta,
sensibilité s’étendant de 400 à 700 jaune, noir (CMJN), bien qu’en
nm environ sont spécifiques de principe du noir puisse être ob-
l’œil humain. La perception de la tenu en mélangeant des colo-
lumière par les animaux est très rants de couleur cyan, magenta et
différente : certains yeux d’ani- jaune. Les imprimantes couleur
maux sont sensibles dans l’UV, utilisent également ces quatre
134 d’autres dans l’infrarouge. encres.
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
A B

Figure 4
A) Le tableau de Vermeer, Jeune fille lisant une lettre (1657-1659), illustre
la synthèse soustractive de la couleur verte du rideau par mélange d’un
pigment bleu (azurite) et d’un pigment jaune (jaune de plomb et d’étain).
B) Le tableau de Seurat, Le cirque (1891), donne un exemple de la
technique du pointillisme ; la juxtaposition de taches colorées (voir détails
à droite) conduit, dans une vision de loin, à une perception des couleurs
par mélange optique dans l’œil.

Figure 5
Couleurs primaires (bleu-cyan,
rouge-magenta et jaune, marquées
de la lettre P) et couleurs
secondaires ou complémentaires
qui leur correspondent (vert,
orangé et violet, situées de
façon diamétralement opposée).
Ces dernières s’obtiennent
par mélange de deux couleurs
primaires adjacentes. 135
La chimie et l’art

Comme mentionné ci-dessus,


trois couleurs primaires
suffisent pour la synthèse
2 Les pigments
du peintre :
entre science et art
soustractive d’une couleur.
Les couleurs secondaires ou
Il est bien sûr utile de connaître
complémentaires sont obte-
la nature des pigments qu’em-
nues par mélange de deux
ployaient les peintres. Monet,
couleurs primaires (exemple :
justement, y prêtait bien plus
jaune + bleu ⇒ vert) (Figure 5).
attention qu’il ne le laissait
Quant aux couleurs que j’emploie, est-ce Les couleurs primaires et entendre, comme le prouvent
si intéressant que cela ? secondaires jouent un grand ses relations étroites avec les
Claude Monet rôle dans la perception des marchands de couleurs. Inté-
couleurs, et celui qui, le ressante, à propos, cette vieille
premier, l’a bien compris, expression de « marchand
c’est le chimiste Michel de couleurs » : si l’origine
Eugène Chevreul (1786-1889). des couleurs était seulement
Nommé en 1824 directeur de physique, on ne pourrait pas
la Manufacture des Gobelins, vendre des couleurs !
il s’intéressa au problème de
la teinture, donc aux couleurs. Depuis l’Antiquité jusqu’à
Il observa l’influence mutuelle nos jours, la palette des
que des échantillons de tissus peintres s’est progressive-
de couleurs différentes exer- ment enrichie. Le XIXe siècle
çaient sur la perception que constitue un tournant impor-
l’expérimentateur avait de leur tant en raison des avancées
couleur. Chevreul comprit alors majeures en chimie consécu-
l’effet physiologique selon tives à la révolution chimique
lequel chaque couleur perçue de la fin du XVIIIe siècle. De
par notre œil suscite la percep- nouveaux pigments miné-
tion de sa couleur complé- raux sont synthétisés (à
mentaire. Dans un rapport à base de cobalt, de chrome,
l’Académie des sciences, en de cadmium, notamment).
1839, il écrivit : « Mettre de la Parallèlement, divers travaux
couleur sur une toile, ce n’est fournissent à la chimie orga-
pas seulement colorer de cette nique les bases conceptuelles
couleur la partie de la toile sur qui lui manquaient. Des colo-
laquelle le pinceau est appliqué, rants synthétiques pour la
c’est encore colorer de la teinture sont ainsi fabriqués
complémentaire l’espace qui lui et certains donnent lieu à des
est contigu. ». La même année, pigments laqués.
il énonça la loi du contraste La liste des pigments est
simultané des couleurs selon longue et il serait fastidieux
laquelle, lorsqu’on juxtapose de les passer tous en revue.
deux couleurs complémen- C’est pourquoi une attention
taires, elles acquièrent plus particulière sera portée dans
d’éclat. la suite de ce chapitre à ceux
L’influence de Chevreul sur qui offrent le plus d’intérêt au
les peintres sera grande : les regard à la fois de la chimie et
impressionnistes (Monet en de l’art. Le tableau 1 recense
particulier), les post-impres- les principaux pigments
sionnistes (Seurat, Signac), employés par les peintres
136 Robert Delaunay, etc. depuis l’Antiquité.
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
Tableau 1
Principaux pigments d’origine naturelle et/ou synthétique employés en peinture. Les pigments contenant de
l’arsénic, du plomb, du cadmium ou du chrome présentent une toxicité plus ou moins grande.

FORMULE
NOM Nat. Synth. COMMENTAIRES
CHIMIQUE
Ocre jaune* Fe2O3 X Oxyde ferrique ou gœthite.
Orpiment (jaune) * As2S3 X X Employé par les Égyptiens.
Fabriqué au Moyen Âge en
fondant du réalgar (AsS) et du
soufre.
Jaune de plomb Pb2SnO4 X Préparé en chauffant un mélange
d’étain de PbO et SnO2. Deux variétés cris-
tallines différentes : type I et II.
Jaune de Naples* Pb2Sb2O7 X Employé par les verriers égyp-
tiens. Préparé en chauffant un
mélange de PbO et Sb2O3.
Jaune de cadmium CdS.ZnS X Existe en quatre nuances : citron,
clair, moyen, foncé.
Ocre rouge* FeOOH X X Oxyhydroxyde de fer ou hématite.
Naturel ou préparé par chauffage
de la gœthite.
Vermillon (rouge) * HgS X X Nom du minerai : cinabre.
Synthétisé dès le VIIIe siècle en
Perse.
Minium (rouge Pb3O4 X Obtenu dans l’Antiquité (appelé
orangé) * rouge de saturne) en chauffant
du blanc de plomb.
Rouge de cadmium CdS.CdSe X Surtout employé pour la peinture
sur porcelaine.
Laque de garance* Colorant orga- X X Extrait des racines de la garance.
nique : alizarine Fixation sur une poudre minérale
blanche : pigment laqué.
Carmin de Colorant orga- X X Extrait d’un insecte. Pigment
cochenille* nique : acide laqué. Passe à la lumière.
carminique
Malachite * Cu(OH)2.CuCO3 X X Pierre semi précieuse. Ne
pas confondre avec le vert de
malachite qui est un composé
organique.
Vert-de-gris* Cu(CH3COO)2· X Acétate basique de cuivre. Ne
[Cu(OH)2]3·2H2O pas confondre avec le carbonate
hydraté de cuivre qui se forme
sur le cuivre en milieu humide.
Vert Véronèse 3 Cu(AsO2). X Du nom du peintre italien Véro-
Cu(CH3CO2)2 nèse (Paolo Caliari) né à Vérone
en 1528.
Vert oxyde de chrome Cr2O3 X X Préparé par réaction de l’acide
borique avec le bichromate de
potassium. Différent du vert de
chrome.
Vert émeraude Cr2O3.2H2O X Obtenu par hydratation du vert
oxyde de chrome.
Vert de chrome Fe4[Fe(CN)6]3 X Mélange de bleu de Prusse et de
+ PbCrO4.PbSO4 jaune de chrome. Principe des
verts anglais. 137
La chimie et l’art

FORMULE
NOM Nat. Synth. COMMENTAIRES
CHIMIQUE
Azurite (bleu azur)* Cu(OH)2.2CuCO3 X Origine naturelle (gisements de
cuivre).
Outremer (bleu)* (Na,Ca)8[Al6Si6O24] X X Constituant essentiel du lapis-
(SO4,S,Cl) lazuli : lazurite. Outremer de
synthèse obtenu par J.-B. Guimet
en 1828.
Bleu de prusse Fe4[Fe(CN)6]3 X Découvert par hasard par Dippel
à Berlin en 1710.
Bleu de cobalt CoO.Al2O3 X Procédé mis au point par le
chimiste français Thénard en
1802.
Bleu de céruléum Co2SnO4 X Existe depuis les années 1860.
Violet de cobalt Les violets de cobalt sont les
- foncé Co3(PO4)2 X seuls pigments violets solides de
la palette.
- clair Co3(AsO4)2 X
Blanc de plomb* 2 PbCO3.Pb(OH)2 X X Appelé également blanc de
céruse.
Blanc de zinc ZnO X Extrait d’un minerai (blende).
Blanc de titane TiO2 X Pigment très lumineux (indice de
réfraction élevé).
Noir de carbone* C X X Obtenu par calcination. D’origine
animale (noir d’os, noir d’ivoire)
ou végétale (noir de suie).
Oxyde de manga- MnO2 X X
nèse*
Noir de Mars* À base de FeO X X
*Connu depuis l’Antiquité

2.1. La naissance de l’art J.-C. environ. Quels pigments


pictural et les premiers ces artistes de l’ère paléoli-
pigments thique employaient-ils ?
Une grotte découverte en Il n’est pas difficile de
septembre 1940 par quatre deviner que le noir provenait
jeunes périgourdins en balade du charbon minéral. Mais
fut classée monument histo- le charbon d’origine végé-
rique quelques mois après, tale ou animale (obtenu par
sous le nom de grotte de calcination du bois ou des
Lascaux. Le préhistorien Henri os par exemple) était égale-
Breuil l’avait baptisée La ment employé, ainsi que le
chapelle Sixtine du Périgordien. dioxyde de manganèse. Et la
Figure 6 palette des jaunes, orangés
Elle le mérite bien, car les pein-
Les peintures pariétales tures pariétales qui l’ornent et rouges ? Il s’agit des ocres
découvertes dans la grotte de sont des merveilles de beauté dont l’élément essentiel est
Lascaux I révèlent une grande
et d’élégance (Figure 6). Elle le fer (Encart « Les ocres : une
richesse de pigments : charbon,
oxyde de manganèse, ocres de date d’environ 17 000 av. J.-C. belle palette de couleurs »).
diverses teintes (composés à base Encore plus ancienne est la La gœthite (nom choisi pour
138 de fer). grotte Chauvet : 32 000 av. honorer Gœthe, poète alle-
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
mand passionné de miné- d’hématite découverts sur le
ralogie), de couleur jaune, site de Troubat (11 000-6 500
est de l’oxyde de fer hydraté. av. J.-C.) provenaient de
L’hématite, de couleur rouge, la gœthite chauffée. En
est de l’oxyde ferrique. Les revanche, l’hématite retrouvée
artistes de l’époque avaient dans la grotte de Lascaux est
découvert qu’en chauffant la naturelle. C’est l’analyse par
gœthite, la couleur devenait diffraction des rayons X qui
rouge. Ils avaient ainsi, sans le permet de faire la distinction :
savoir, transformé la gœthite les cristaux d’hématite natu-
en hématite. Des chercheurs relle sont plus réguliers que
du Centre de recherche et ceux de l’hématite artificielle.
de restauration des musées La température de chauffage
de France (C2RMF, voir le de la gœthite doit atteindre
Chapitre de P. Walter) ont 950 °C pour la transforma-
prouvé que 25 % des blocs tion complète en hématite,

LES OCRES : UNE BELLE PALETTE DE COULEURS


La goethite est l’oxyhydroxyde de fer (FeOOH) de couleur jaune, et l’hématite l’oxyde ferrique
(Fe2O3) de couleur rouge. Leur point commun est la présence d’un ion ferrique Fe3+ au centre
d’un octaèdre dont les sommets sont occupés par six ions O2– dans le cas de l’hématite, mais
par trois ions O2– et trois ions OH– pour la gœthite (Figure 7). Une telle différence d’environ-
nement de l’ion ferrique est responsable de la différence de couleur des deux composés, car
les longueurs d’onde auxquelles ces derniers absorbent ne sont pas les mêmes.
La déshydratation de la gœthite par chauffage conduit à l’hématite selon la réaction :

2 FeOOH → Fe2O3 + H2O

La température de cuisson a un effet crucial sur la couleur : orange à 300 °C, rouge à 950 °C.
La couleur orangée provient du mélange de gœthite et d’hématite.
Les ocres commerciales offrent ainsi toute une palette de couleurs fort appréciée. L’ajout de
charges minérales blanches (kaolinite, quartz, ou calcite), éclaircit les couleurs.
Les carrières d’ocres du Roussillon (Provence) sont exploitées depuis 1785 et demeurent
l’une des principales sources d’ocres françaises. Leur utilisation dépasse le domaine de l’art
puisqu’elles sont également mises en œuvre dans les peintures en bâtiment, les revête-
ments, les matériaux de construction, etc.

Figure 7
La différence de couleur entre la
gœthite et l’hématite s’explique
par la différence des nombres
d’ions O2– et OH– entourant l’ion
ferrique central.
139
La chimie et l’art

des preuves de sa synthèse au


VIIIe siècle en Perse.

Quels sont les premiers


pigments exclusivement syn-
thétiques ? Mise à part l’hé-
matite obtenue à partir de
gœthite chauffée, ce sont les
fameux bleu et vert égyptiens,
apparus environ en 2 500
av. J.-C. (Figure 8), dont la
synthèse n’a été élucidée que
récemment (Encart « Le bleu
et le vert égyptiens : premiers
pigments synthétiques »).
C’est sous le nom de bleu
d’Alexandrie que le bleu égyp-
Figure 8 mais à des températures
tien sera exporté dans tout
inférieures, la transformation
Les pigments bleu et vert égyptiens l’Empire romain. Les Romains
partielle conduit à une gamme
sont très présents sur la tombe de qui considéraient initialement
de couleurs s’étendant de
Tanethéréret (18e dynastie, 1 552- le bleu comme une couleur
1 306 av. J.-C.). l’orangé au rouge sombre.
dévalorisante réhabilitèrent
Parmi les pigments anciens ainsi cette couleur. Certaines
existant à l’état naturel, peintures murales contiennent
l’orpiment a tenu une place du bleu égyptien à l’état broyé.
importante : il s’agit de
sulfure d’arsenic (As2S3) 2.2. Des pigments
dont le succès s’explique par synthétiques d’un jaune
sa couleur jaune vif imitant lumineux
l’or. Son nom vient préci-
sément du latin, auripig- Les pigments jaunes ont
mentum, qui signifie pigment toujours tenu une place impor-
d’or. Employé dans l’Égypte tante en peinture pour imiter
ancienne dès le Moyen- l’or et créer des effets de
Empire (2 000 av. J.-C.), on lumière (voir le paragraphe 4).
le fabriqua au Moyen Âge Après l’orpiment, précédem-
en fondant du réalgar (AsS) ment évoqué, les peintres
et du soufre. La toxicité de employèrent le jaune de
ce pigment fut rapidement plomb et d’étain du XIVe siècle
reconnue : Cennino Cennini au XVIIIe siècle, et le jaune de
(1360-1440) écrivit « ... garde- Naples du XVIe au XIXe siècle.
toi d’en souiller ta bouche, de Le jaune de plomb et d’étain
peur que ta personne n’en est plus précisément du stan-
pâtisse. ». Néanmoins, il fut nate de plomb (PbSnO4). La
employé jusqu’au XVIIIe siècle. première investigation scien-
Un autre pigment naturel tifique sérieuse de ce pigment
ancien très prisé et très est due à Richard Jacobi en
toxique est le vermillon 1941 [3] qui en fit la synthèse
provenant d’un minerai appelé en chauffant à 740-800 °C un
cinabre. Ce sulfure de mercure mélange d’oxyde de plomb
(HgS), d’un rouge éclatant, PbO et d’oxyde d’étain SnO2
apparut en Égypte à la Basse broyé finement. Puis il fit la
140 Époque (700 av. J.-C.). Il existe comparaison par analyse
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
LE BLEU ET LE VERT ÉGYPTIENS : PREMIERS PIGMENTS SYNTHÉTIQUES
Les textes égyptiens ne donnent aucune information sur le procédé de préparation de ces
pigments dont des pains ont été retrouvés (Figure 9). Les recherches menées au Centre
de recherche et de restauration des musées de France ont permis d’élucider ce procédé
en mettant en œuvre diverses analyses physico-chimiques [1, 2]. Il s’avère qu’un mélange
de composés calcaires, siliceux et cuivreux en certaines proportions est chauffé entre 870
et 1 100 °C pendant plusieurs heures, ce qui conduit à une masse compacte et hétérogène
comportant des cristaux bleus de cuprorivaïte (CaO.CuO.4SiO2) ainsi que de la silice sous
forme de cristaux de quartz et de tridymite. La couleur bleue varie du bleu foncé au bleu
pâle selon les conditions de chauffage. En outre, un broyage modéré est effectué ; il rend la
couleur bleue plus claire si la taille des grains devient inférieure à 20 micromètres.
Quant au vert égyptien, il se prépare avec les mêmes ingrédients que ceux du bleu, mais dans
des proportions différentes, et le chauffage doit se faire sous atmosphère oxydante entre 900
et 1 150 °C. Le vert égyptien est plus riche en sodium et plus pauvre en cuivre que le bleu
égyptien. Dans la phase amorphe sont dispersés des cristaux de parawollastonite (CaSiO3) et
de silice (quartz et/ou tridymite ou cristobalite).

A B

Figure 9
A) Coupe stratigraphique de bleu égyptien synthétisé au Centre de recherche et de restauration des musées
de France montrant encore, avant broyage, les restes de quartz cernés par une couronne colorée mêlant
amorphe et cuprorivaïte donnant sa couleur au matériau. B) Pains bruts de bleu égyptien du Département
des Antiquités Égyptiennes du Musée du Louvre.

spectrale39 de ses échan- avec certitude la présence de


tillons de synthèse avec des jaune de plomb et d’étain dans
fragments prélevés sur des l’œuvre.
tableaux de divers peintres. Des études postérieures
Lorsque le rapport des inten- par diffraction des rayons X
sités de la raie de longueur démontrèrent l’existence de
d’onde 283,3 nm, caractéris- deux variétés de structures
tique du plomb, et de la raie cristallines différentes : la
de longueur d’onde 284,0 nm, première, dite de type I, est
caractéristique de l’étain, obtenue selon le procédé de
était le même, il concluait Jacobi, et la seconde, dite de
type II, se prépare en ajou-
39. L’analyse spectrale consiste à tant de la silice et en chauf-
identifier la nature d’un composé
fant à plus haute température
grâce aux raies caractéristiques
du spectre de la lumière émise (900-950 °C) ; la formule de
par une flamme dans laquelle le ce second type est PbSn1-
composé est introduit. Si O . À titre d’exemple, une
x x 3
141
La chimie et l’art

Figure 10
Le Baptême du Christ, Le
Greco, 1567. Parmi les pigments
employés, figure le jaune de plomb
et d’étain (voir Figure 11).

Figure 11
Vue de dessus sous microscope d’un échantillon prélevé dans
le ciel du tableau Le Baptême du Christ, présenté sur la
Figure 10. Le spectre Raman montre les raies caractéristiques
du jaune de plomb et d’étain de type II. La vue en coupe (au
centre) montre également la présence de cristaux de lapis-
lazuli et un fond de blanc de plomb.
138

277
322

200 400 600 800


142 Nombre d’onde (cm–1)
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
investigation récente [4] a Ce pigment fut baptisé jaune
révélé que, dans le tableau Le de Naples en France au XVIIIe
baptême du Christ (Figure 10), siècle, car il était préparé à
le Greco a employé le jaune partir d’un minerai récolté
de plomb et d’étain pour des sur les pentes du Vésuve.
effets de lumière dans le ciel, En 1758, le chimiste fran-
en association avec du lapis- çais Fougeroux de Bondaroy
lazuli et du blanc de plomb (1732-1789) rapporta un
(voir le paragraphe 2.7) pour échantillon d’Italie. Plusieurs
le fond. Il s’agit de jaune de années lui furent nécessaires
plomb et d’étain de type II, pour retrouver le procédé de
comme le montre le spectre préparation à base d’oxyde
Raman (Figure 11). plomb (PbO), d’oxyde d’anti-
moine (Sb2O3) et de tartrate
Pour quelle raison ce pigment de potassium. Une étude
jaune est-il si lumineux ? récente a permis de préciser
Pour le comprendre, rappe- les conditions expérimentales
lons que l’origine de la requises pour obtenir une
brillance du diamant est son belle couleur jaune [5].
indice de réfraction élevé
Ce pigment connut un franc
(2,4). Ainsi, un rayon lumineux
succès jusque vers les années
pénétrant dans un cristal a de
1850, puis il fut progressive-
fortes chances d’être réfléchi
ment remplacé par le jaune
par réflexion totale interne et
de chrome (voir le para-
ressortir par la face avant. Il
graphe 2.5) et surtout le jaune
en est de même du jaune de
de cadmium existant sous
plomb et d’étain dont l’indice
diverses nuances (citron,
de réfraction est à peine infé-
clair, moyen, foncé).
rieur (2,3). En outre, dans le
tableau présenté ci-dessus, la
lumière qui toutefois traverse 2.3. Le bleu outremer :
les cristaux est renvoyée par une remarquable conquête
la sous-couche de blanc de de la chimie
plomb par réflexion diffuse.
De tous les pigments bleus,
L’antimoniate de plomb c’est sans aucun doute le
(Pb2Sb2O7) est un pigment bleu outremer dont l’histoire
jaune que les verriers égyp- est la plus riche et passion-
tiens (vers 1 450 av. J.-C.) nante. Rarement la saga-
préparaient en calcinant cité des chimistes aura été
du plomb en présence d’un mise autant à rude épreuve
minerai à base d’antimoine. aussi bien pour sa synthèse
Il était également connu en que pour la compréhension
Mésopotamie. Ce n’est qu’au de l’origine de sa superbe
XVIe siècle qu’il réapparut chez couleur : il a fallu attendre
les peintres de la Renaissance les années 1960-1970 pour
italienne sous le nom de Gial- que cette origine soit parfaite-
lorino. Fut-il redécouvert par ment comprise, car la couleur
ces peintres ? Les historiens ne provient pas d’un élément
penchent plutôt vers l’hy- métallique, contrairement
pothèse d’une importation aux autres pigments miné-
du procédé par des verriers raux (Encart « L’origine de la
venant du Moyen-Orient. couleur du bleu outremer »). 143
La chimie et l’art

Figure 12
Le lapis-lazuli est une pierre
semi-précieuse d’où était extrait le
bleu outremer par un procédé très
onéreux.

Figure 13
Le bleu outremer, extrait du
lapis-lazuli, figurait en bonne
place sur la palette du peintre du
Moyen Âge pour la réalisation des
enluminures. À droite : Missel
à l’usage de Nantes (milieu du
XVe siècle).

Jusqu’au premier quart enluminures du Moyen Âge


du XIXe siècle, on extrayait (Figure 13) et les peintures à
le pigment bleu outremer partir du XVIe siècle.
à grand frais d’une pierre Les progrès de l’analyse et de
semi-précieuse : le lapis- la synthèse chimique à la fin
lazuli (du latin lapis = pierre, du XVIIIe siècle et au début du
et du persan lazur = bleu),
XIXe siècle incitaient à préparer
également dénommée pierre
un bleu outremer artificiel.
d’azur (Figure 12)40. Cette
Ainsi, la Société d’encoura-
pierre était importée d’un
gement pour l’industrie natio-
lointain pays, l’Afghanistan,
nale ouvrit un concours en
– d’où le nom d’outremer qui
1824 pour la synthèse d’un
signifie au-delà des mers –,
bleu outremer à moindre coût.
et le procédé d’extraction,
Le lauréat fut Jean-Baptiste
comportant de nombreuses
étapes, était long et difficile. Guimet en 1828. C’est le plus
D’où un coût exorbitant : plus bel exemple de substitution
élevé que l’or ! On dit même d’un pigment naturel par un
que Michel-Ange n’avait pas pigment synthétique grâce
les moyens de se le procurer. aux progrès de la chimie.
Un tel coût justifie pourquoi Nous savons aujourd’hui que
ce pigment était principale- le constituant essentiel du
ment destiné à la peinture de bleu d’outremer est la lazu-
scènes religieuses dans les rite (Na8[Al6Si6O24][SO4,S,Cl]x).
L’origine de la couleur,
40. Les Égyptiens connaissaient complètement élucidée vers
le lapis-lazuli dont ils faisaient
1970, est le radical anion
des bijoux, des statuettes, etc.,
mais ils n’en extrayaient pas un trisulfure (voir l’encart « L’ori-
pigment, préférant leur fameux gine de la couleur du bleu
144 bleu égyptien. outremer »).
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
L’ORIGINE DE LA COULEUR DU BLEU OUTREMER : LE PARADIGME DU MÉTAL
Jusque vers 1760, on pensait que la couleur bleue du lapis-lazuli était due à la présence
d’oxyde de cuivre. Cependant, les progrès de l’analyse chimique permirent à Margraaf en
1768 et à Klaproth en 1795 de montrer l’absence de ce composé, mais la présence d’oxyde
de fer, de carbonate de calcium, de sulfate de calcium, de silice, d’alumine et d’eau. En 1800,
Guyton de Morveau suggéra alors que la couleur est due au sulfure de fer, car aucun oxyde de
fer n’est bleu. Pourtant, en 1806, Charles Bernard Désormes et Nicolas Clément, après une
purification draconienne du pigment, prouvèrent l’absence de fer, mais la présence de silice,
d’alumine, de soude, de soufre et de carbonate de calcium.
En 1814, Tassaert, directeur d’une usine de la Compagnie des Glaces de Saint-Gobain,
découvrit par hasard un échantillon de couleur bleue en démontant un four à soude (ancien
nom donné au carbonate de sodium). Intrigué, il envoya l’échantillon au célèbre chimiste
Vauquelin pour analyse. Il s’avéra que la composition était voisine de celle du bleu outremer
extrait du lapis-lazuli. Malgré les résultats obtenus par Désormes et Clément, Vauquelin
pensa, comme Guyton de Morveau, que la couleur était due au sulfure de fer.
En 1815, Döbereiner émit pour la première fois l’hypothèse que la couleur était uniquement
due au soufre, ce qui se révèlera exact. Toutefois, le paradigme du métal pour expliquer
la couleur des métaux est tellement ancré dans les esprits que Döbereiner supposa que
le soufre provenait d’une substance métallique « sulfogène » (c’est-à-dire génératrice de
soufre), le métal en question n’ayant pas encore été isolé. C’est finalement Richard Phillips
qui, en 1823, mena des expériences qui le conduisirent à l’hypothèse que la couleur était due
à une substance non métallique.
Toutes ces considérations incitèrent la Société d’encouragement pour l’industrie nationale à
ouvrir en 1824 un concours dont le prix récompenserait celui qui réussira la synthèse d’un
bleu outremer bon marché. Le prix fut décerné à Jean-Baptiste Guimet en 1828.
Mais quelle est donc la nature exacte de cette substance bleue à base de soufre ? Ce sont
des expériences de résonance paramagnétique électronique qui ont montré, en 1970, que
la couleur est due au radical anion trisulfure S3• – dans une cage d’aluminosilicate de type
zéolithe (Figure 14). Cette espèce absorbe vers 600-610 nm c’est-à-dire dans le rouge, ce
qui explique sa couleur bleue. Pas étonnant qu’il ait fallu deux siècles pour arriver à cette
interprétation peu évidente a priori !

Figure 14
La couleur du bleu outremer
n’est pas due à une substance
métallique, contrairement à
celle de la plupart des pigments
minéraux, mais au soufre. Plus
précisément, c’est le radical anion
S3• –, constitué de trois atomes de
soufre et emprisonné dans une
cage d’aluminosilicate, qui est à
l’origine de la couleur.

145
La chimie et l’art

2.4. Et bien d’autres pigments la peinture. Toutefois, il ne


bleus synthétiques… Figure pas parmi les grands
pigments bleus. Certains le
Avant d’examiner d’autres
trouvent trop « envahissant ».
pigments bleus synthétiques,
un pigment naturel bleu Le bleu phtalo est un très
mérite d’être cité : l’azurite, beau pigment du XXe siècle.
un carbonate basique de Il fut découvert accidentel-
cuivre 2CuCO3.Cu(OH)2 que lement en 1938 dans l’en-
l’on trouve sous forme de treprise écossaise Scottish
minerai dans les mines de Dyes Ltd. (qui deviendra ICI,
cuivre. Il fut souvent employé Imperial Chemical Industries).
par les peintres jusqu’au Il s’agit d’une phtalocyanine
XVIIe siècle. dont ce n’était pas la première
Un pigment bleu synthétique observation, mais c’était la
largement mis en œuvre première fois qu’on envi-
dans la peinture à l’huile dès sageait son emploi comme
le XVe siècle (sous le nom pigment. Les recherches
d’Azur d’Allemagne) est le aboutirent à la mise sur le
bleu de cobalt (CoO.Al2O3). marché en 1934 du bleu phtalo
En 1802, Thénard mit au point ou bleu monastral qui est
un procédé de synthèse à une phtalocyanine de cuivre
partir de phosphate de cobalt. (Figure 15). La chloration
Lorsqu’il est broyé à l’huile, conduit à un pigment vert, le
ce pigment est d’un bleu peu vert monastral. Ces pigments
lumineux. Néanmoins, les de nature organométallique
mélanges avec des pigments (c’est-à-dire constitués d’un
blancs donnent de très belles ion métallique auquel sont
couleurs. liés des ligands organiques)
Le bleu de Prusse est un sont très résistants à la
colorant minéral synthé- lumière, ainsi qu’aux varia-
tique (ferrocyanure ferrique : tions de température et d’hu-
Fe4[Fe(CN)6]3) découvert par midité. Ils offrent la possibilité
Figure 15 hasard à Berlin en 1710 et d’imiter les pigments anciens,
souvent utilisé pour la tein- notamment en vue de réaliser
Le bleu monastral et le vert
ture. Sa fixation sur un oxyde des glacis.
monastral sont des phtalocyanines
de cuivre possédant d’excellentes métallique comme l’alu- Une question que l’on se pose
propriétés. mine en fait un pigment pour en admirant les tableaux de
Pablo Picasso peints lors de
sa « période bleue » : quels
pigments employait-il ? Il
s’agit du bleu de cobalt et du
bleu de Prusse. Ce dernier
était peu prisé des peintres, ce
qui en fait une caractéristique
de ces œuvres de Picasso.
Le peintre français Yves Klein
(1928-1962) « traversa » éga-
lement une période bleue.
Il peignit des œuvres mono-
chromes dans les années
146 1950-1960 avec son pigment
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
IKB (International Klein Blue),
le fameux bleu Klein, qui l’a
rendu célèbre (Figure 16). La
formule de ce bleu, mise au
point avec l’aide d’un jeune
chimiste, Édouard Adam, a été
enregistrée en 1960 à l’Ins-
titut national de la propriété
industrielle. Le liant n’est ni
de l’huile, ni de l’eau, mais
une pâte fluide originale sur
laquelle du pigment bleu
outremer est fixé.

de baryum (blanc). Toutefois, Figure 16


2.5. Les pigments à base de
ces mélanges se sont souvent
chrome : une belle variété de Anthropométrie de l’époque bleue
révélés instables.
couleurs (1960), Yves Klein.
Contrairement au vert oxyde
Le chrome est un métal qui fut de chrome, le jaune de chrome
isolé pour la première fois par n’est pas recommandable
Vauquelin en 1797, à partir d’un comme pigment : il est peu
minerai découvert dans l’Oural stable à la lumière et noircit au
en 1765 (la crocoïte). Il doit son contact du soufre (formation
nom à la diversité des couleurs de sulfure de plomb).
de ses sels : rouge, jaune, vert
(le mot chrome vient en effet
du grec χρομα/chroma qui 2.6. Les pigments laqués
signifie « la couleur »).
Ces pigments sont à base de
Le vert oxyde de chrome colorants organiques. Pour
(Cr2O3) est un pigment impor- rendre ces colorants inso-
tant, apparu en 1809 (remar- lubles, et ainsi les trans-
quons au passage que les former en pigments, on peut
« billets verts », les dollars, les fixer sur une poudre miné-
lui doivent leur couleur). rale blanche (argile, alumine
Il s’obtient en chauffant à ou calcite) si le colorant
500 °C de l’acide borique et du possède une affinité pour les
chromate de potassium. L’hy- cations métalliques présents
dratation de cet oxyde conduit dans la poudre. Les colo-
au vert émeraude (ou vert rants servant à la fabrication
viridien) Cr2O3, 2H2O. Il ne faut des laques41 sont d’origine
pas confondre le vert oxyde de
chrome et le vert de chrome.
41. La laque est un mot qui a
Ce dernier, fabriqué au
d’autres sens. Il désigne en pre-
XIXe siècle, est un co-précipité
mier lieu le vernis noir ou rouge,
de jaune de chrome (PbCrO4. préparé en Chine ou au Japon
PbSO4) et de bleu de Prusse avec une gomme-résine issue
(voir ci-dessus). C’est le de plantes orientales. Par exten-
constituant principal des verts sion, certaines peintures parti-
culièrement brillantes et lisses
anglais. En 1840, un fabricant
sont qualifiées de laques. Le mot
parisien créa les verts Milori laque au masculin désigne un
associant le jaune de chrome, objet d’Extrême-Orient revêtu de
le bleu de Prusse et le sulfate nombreuses couches de laque. 147
La chimie et l’art

végétale ou animale, ou bien ture, notamment par Michel-


sont synthétiques. Voyons Ange43.
quelques exemples. Enfin, citons la laque géra-
La laque de garance, pigment nium qui doit son nom à sa
laqué de couleur rouge ou couleur et non pas à une
rose, fut employée dès l’Anti- extraction du géranium. Elle
quité, non seulement à des fins est en effet préparée avec
artistiques, notamment par un colorant organique de
les peintres grecs [6], mais synthèse (l’éosine) inventé
aussi en tant que fard rose. La dans les années 1870.
garance est une plante méri- L’inconvénient de la plupart
dionale ; on extrayait de ses des colorants organiques est
racines une matière colorante leur manque de stabilité à la
organique d’un beau rouge lumière. Dans son ouvrage,
vif, principalement consti- La science de la peinture, paru
tuée d’alizarine. La culture en 1891, le peintre Jehan-
fut longtemps intensive, car Georges Vibert recense « les
ce colorant était très employé couleurs bonnes et les couleurs
pour la teinture42, jusqu’au mauvaises ». Il note : « les
jour où des chercheurs alle- seules laques de garance sont
mands, Graebe et Libermann, relativement solides ». Toutes
en réalisèrent la synthèse en les autres, d’origine végétale
1868 (brevet BASF), mettant ou animale, ou bien synthé-
ainsi fin à la culture de la tiques « passent à la lumière ».
garance. Autre bel exemple C’est le cas de la laque géra-
des progrès de la chimie au nium employé par Vincent Van
XIXe siècle. Gogh au début des années
La gaude est une plante qui 1890. La Figure 17 montre
a fourni longtemps un colo- la décoloration de certaines
rant jaune très employé pour zones de son tableau Made-
la teinture, surtout au Moyen moiselle Gachet au jardin : la
Âge. La laque de gaude qui en couleur de la robe, du visage
dérive a eu en revanche peu de et des fleurs s’est affadie [7].
succès en tant que pigment,
car elle est peu stable à la
lumière. 2.7. Les pigments blancs
et noirs
Le carmin de cochenille
(encore appelé rouge coche- Les pigments blancs ont
nille, ou cramoisi) est un toujours tenu une place
colorant organique extrait de de choix sur la palette des
la cochenille, un insecte se peintres, aussi bien pour
reproduisant sur les figuiers réaliser un fond que pour
de barbarie. Sous forme de éclaircir les couleurs (on
laque, il fut employé en pein- dit que ces dernières sont

42. La garance était employée en


particulier pour la teinture des 43. Le rouge cochenille est égale-
pantalons des fantassins et des ment un colorant alimentaire très
cavaliers de l’armée française de répandu encore de nos jours, tout
148 1835 à 1905. particulièrement en charcuterie.
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
A B

« lavées de blanc »). Les trois de blanc de plomb était séparée Figure 17
pigments blancs majeurs sont du métal qui n’a pas réagi, puis
le blanc de plomb, le blanc de A) Tableau de Van Gogh,
broyée et lavée. En France, un
Mademoiselle Gachet au jardin
zinc et le blanc de titane. nouveau procédé mis au point (1890). B) L’analyse chimique de
Le blanc de plomb fut le pig- par Thénard en 1801 facilita la microprélèvements a permis de
ment blanc employé presque production industrielle. repérer les zones qui se sont
exclusivement depuis l’Antiquité décolorées au cours du temps, en
Le blanc de plomb présente
raison de la mauvaise stabilité à
jusqu’au milieu du XIXe siècle de réelles qualités : son la lumière de la laque géranium
(Figure 18). Son usage n’était indice de réfraction élevé (Travaux de Jean-Paul Rioux
pas réservé à la peinture ; il (2,1) lui donne un aspect réalisés au C2RMF).
était en effet couramment uti- lumineux et lui confère un
lisé comme fard dans la Grèce fort pouvoir couvrant ; en
Antique ainsi qu’en France du outre, il augmente la vitesse
XIVe au XVIIIe siècle. Sous l’Ancien de séchage de l’huile en tant
Régime, la blancheur du visage qu’agent siccatif (voir le para-
était un symbole de distinc- graphe 3.3). En revanche,
tion. Le blanc de plomb est un il noircit en présence de
carbonate basique de plomb polluants industriels, car il
(2PbCO3.Pb(OH)2). Le carbonate se transforme en sulfure de
de plomb sous sa forme neutre plomb noir. Les vernis sont
existe à l’état naturel et porte toutefois des protecteurs
le nom de céruse (souvent en
efficaces. Mais le plus grave
mélange avec de la craie). Le
défaut de ce pigment est sa
premier procédé de fabrication
toxicité. Les effets néfastes du
du blanc de plomb remonte à
blanc de plomb sur la santé
l’époque romaine et prévaudra
des ouvriers chargés de le
jusqu’à la fin du XVIIIe siècle :
fabriquer furent reconnus
des feuilles de plomb étaient
dès le Moyen Âge, mais des
exposées pendant plusieurs
mesures de protection ne
semaines à des vapeurs de
vinaigre (acide acétique) dans furent prises qu’au XVIIIe siècle.
un récipient en argile. L’acé- C’est cette toxicité qui
tate de plomb ainsi obtenu était conduisit à proposer de subs-
transformé en carbonate par tituer ce pigment par le blanc
réaction avec du dioxyde de de zinc à partir de la fin du
carbone (CO2) provenant par XVIIIe siècle, sous l’influence du
exemple du fumier. La croûte chimiste Guyton de Morveau. 149
La chimie et l’art

dans ses œuvres, alors que


les impressionnistes l’em-
ployèrent plutôt pour éclaircir
les couleurs.
Enfin, le blanc de titane a
emporté tous les suffrages
dès son apparition en 1919
en raison de ses propriétés
remarquables. Ce pigment
est constitué de dioxyde de
titane TiO2 pouvant exister
sous deux formes cristallines
différentes : le rutile et l’ana-
tase. Il est préparé selon deux
méthodes : procédé au chlore
et procédé au sulfate. En
raison de son indice de réfrac-
tion exceptionnellement élevé
(~2,6), ce pigment est le plus
diffusant de tous les pigments
blancs, c’est-à-dire celui qui
donne le blanc le plus lumi-
neux. Précisons que c’est
la différence entre l’indice
de réfraction du pigment et
celui du liant qui conditionne
l’importance du phénomène
de diffusion de la lumière. Si
l’huile est employée comme
Après avoir réalisé des essais liant, son indice étant de 1,5,
Figure 18
en 1782, ce dernier insista la différence d’indice est
Dans le tableau de Watteau, sur l’absence de toxicité de grande : 1,1.
Pierrot (1718-1719), le blanc de
l’oxyde de zinc (ZnO) dont ce En conséquence, le pouvoir
plomb est présent en abondance.
pigment est constitué. Pour- couvrant du blanc de titane
tant, l’emploi du blanc de zinc est très grand. En outre, il
se fit attendre en raison de ses est utilisable avec des liants
inconvénients : coût quatre à base d’huile ou d’eau, y
fois plus élevé que celui du compris en peinture acrylique
blanc de plomb à l’époque, (voir le paragraphe 3.4), alors
pouvoir couvrant peu élevé, que le blanc de plomb et le
absence de propriétés sicca-
blanc de zinc ne sont pas
tives. En revanche, la trans-
stables dans les émulsions
formation de l’oxyde de
acryliques.
zinc en sulfure de zinc sous
l’influence des polluants Le blanc de titane a été iden-
industriels n’altère pas la tifié notamment dans les
blancheur, car le sulfure de œuvres de Picasso, Poliakoff,
zinc est blanc. La production Pollock, Newman, Miro ou
industrielle ne commença Dubuffet (Figure 19), conser-
qu’en 1845. Van Gogh utilisa vées au Musée national d’art
150 abondamment le blanc de zinc moderne de Paris.
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
Notons au passage que le
dioxyde de titane est employé
dans bien d’autres domaines
que la peinture : il entre dans
la composition de cosmé-
tiques, matières plastiques,
caoutchoucs, fibres synthé-
tiques, papiers, matériaux de
construction, ciments, etc.
Par ailleurs, ses propriétés
photocatalytiques ont permis
de mettre au point des verres
autonettoyants et des revê-
tements pour la dépollution
atmosphérique (ces derniers,
à base de mélanges de TiO2
et de ciment, sont capables
de détruire les oxydes d’azote
provenant de la pollution
automobile). Mais cette réac-
tivité photochimique est un
inconvénient en peinture, car
elle peut induire des réactions
3 Le peintre
alchimiste
de la couleur
Figure 19
Tableau de Jean Dubuffet, Vache
blanche, fond vert (1954) illustrant
de dégradation du liant (fari- Le terme alchimie traduit l’emploi fréquent par les peintres
nage, craquèlement, jaunis- modernes d’un pigment blanc très
ici la suite complexe d’opé-
sement). Pour réduire ces lumineux, le blanc de titane.
rations mettant en œuvre
effets, un procédé d’enrobage diverses substances pour
d’alumine ou de silice a été réaliser une œuvre pictu-
mis au point dans les années rale, depuis le broyage du
1950. pigment brut jusqu’à l’œuvre Il s’était persuadé que, de même qu’on
Enfin, le noir, indispensable achevée. Les procédés peut produire de l’or à partir des métaux
pour le dessin, est beaucoup ont un point commun : les les plus ordinaires, de même on peut
moins employé en peinture. pigments broyés sont toujours
Il était même considéré par dispersés dans un liant (le
transmuter les couleurs – ces minéraux
Delacroix comme « l’en- plus souvent à base d’eau ou de l’esprit – en l’équivalent de l’or,
nemi de toute peinture ». Il d’huile). Au mélange obtenu la lumière.
existe cependant des excep- sont ajoutées d’autres subs- Yves Bonnefoy
tions notoires : le grand tances dont dépend la diver-
peintre contemporain Pierre sité des procédés : résines,
Soulages, par exemple. essences, gomme arabique,
Les pigments noirs sont prin- colle, œuf, cire, etc. [8].
cipalement le noir de carbone Admirez les peintures à l’huile
d’origine animale (noir d’os, des peintres flamands du
noir d’ivoire) ou végétale (noir XVe siècle dont la beauté doit
de suie), le dioxyde manga- beaucoup à la technique des
nèse (déjà employé dans les glacis qu’ils mirent au point !
peintures pariétales), le noir Contemplez l’étonnante fraî-
de Mars (à base d’oxyde de cheur des couleurs dans les
fer) et le noir d’aniline. En tableaux des primitifs italiens,
raison de leur intérêt limité au peints il y a plus de six cents
plan chimique, on ne s’y attar- ans par un procédé à base
dera pas davantage. d’œuf ! Un tel savoir-faire de 151
La chimie et l’art

ces artistes, en absence de grottes des Pyrénées arié-


connaissances scientifiques, geoises. Et si l’eau avait été tout
suscite en effet étonnement simplement le liant ? Dans les
et admiration. Ces procédés grottes dont l’eau est riche en
empiriques et leur optimisa- carbonate de calcium (CaCO3),
tion trouvent aujourd’hui leur on a constaté que des cristaux
justification par la chimie et la de calcite emprisonnaient des
physico-chimie. oxydes de fer et de manganèse
sur les parois. C’est ainsi que
l’on explique l’excellent état de
3.1. La nécessaire dispersion conservation des peintures de
des pigments dans un liant la grotte de Lascaux.
La poudre de pigment n’est Cet emprisonnement des
pas applicable directement pigments était-il alors volon-
sur un support. Pour assurer taire ? En tout cas, il l’était
l’adhérence sur ce dernier, dans la technique de la fresque
les particules de pigments (de l’italien fresco qui signifie
doivent être au préalable frais) employée dès l’Antiquité :
dispersées dans une subs- le mur est enduit d’un mortier
tance appelée liant, terme que de chaux, puis d’une couche de
l’on retrouve d’ailleurs dans le pigments. La réaction de l’hy-
vocabulaire culinaire avec le droxyde de calcium (Ca(OH)2),
même objectif : maintenir en qui migre à la surface, avec
suspension des particules en le dioxyde de carbone de l’air
évitant toute agglomération. conduit à la formation de
Commençons par les artistes carbonate de calcium sous la
de l’ère paléolithique. Quels forme d’une croûte de cristaux
liants employaient-ils ? Les de calcite. Ainsi les pigments
hypothèses ne manquent sont-ils fixés, et de surcroît
pas : huile végétale, graisse protégés par cette couche
animale, sang, urine, crachats, de cristaux qui confère aux
etc. La difficulté à les identi- couleurs une belle vivacité.
fier aujourd’hui vient du fait
Examinons maintenant de
que, lorsque le liant était d’ori-
façon générale les divers
gine organique, il constituait
procédés employant l’eau ou
une nourriture pour les orga-
l’huile comme liant. D’une
Figure 20 nismes vivants, raison pour
façon générale, on distingue
Les techniques de peinture se
laquelle on n’en a guère décelé
de traces. Toutefois, des liants la peinture à l’eau et la pein-
distinguent par la nature du
à base d’huile ont été retrouvés ture à l’huile (Figure 20), sans
liant (eau ou huile) et des divers
ingrédients qui sont ajoutés. par exemple dans certaines pour autant pouvoir dire,
comme le prétend la chanson,
que la peinture à l’huile, c’est
bien plus difficile !
Le vocable peinture à l’eau
recouvre divers procédés.
L’aquarelle et la gouache sont les
techniques les plus familières.
Leur point commun est l’ajout
de gomme arabique (consti-
tuée de molécules de sucres
152 solubles dans l’eau) qui assure
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
la dispersion des pigments et
facilite l’adhérence au support.
La différence réside dans la
quantité de gomme ajoutée :
faible pour l’aquarelle qui offre
des effets de transparence, et
beaucoup plus importante pour
la gouache qui donne de belles
couleurs mates et satinées.
L’aquarelle fut initialement une
simple esquisse préparatoire
d’œuvres picturales. Puis elle
devint, vers la fin du XVIIIe siècle,
un procédé à part entière. Dans
les enluminures des manus-
crits au Moyen Âge, c’est prin-
cipalement la technique de
la gouache qui était mise en
œuvre. En plus de la gomme (Figure 21), ce qui était Figure 21
arabique, les artistes ajoutaient pénible et fastidieux. Les pig-
empiriquement divers ingré- ments noirs étaient particu- Tableau de David III Ryckaert
Atelier du peintre (1638) montrant
dients : blanc d’œuf, vinaigre, lièrement difficiles à broyer,
le broyage de pigments.
sucre candi, etc. De nos jours, d’où l’expression « broyer du
on emploie rationnellement noir ». Opération également
divers composés synthétiques, dangereuse en raison de la
notamment la glycérine pour la toxicité de certains pigments.
souplesse, et la dextrine pour Le broyage avait lieu dans le
l’apport de sucre jouant le rôle liant et les forces de cisaille-
de dispersant. ment assuraient une bonne
Lorsque de la colle ou de l’œuf dispersion des particules de
sont ajoutés à l’eau, les pro- pigments, ainsi qu’un bon
cédés se nomment détrempe mouillage, en évitant l’occlu-
(procédé a tempera lorsque de sion de bulles d’air, ce que
l’œuf est ajouté). Au XXe siècle, n’aurait pas permis un simple
un nouveau procédé à l’eau est malaxage avec une spatule.
inventé : il s’agit de la peinture Remarquons que le broyage
acrylique à base d’émulsions s’accompagne d’un éclaircis- Figure 22
de résines acryliques dans sement des couleurs lorsque Le broyage de pigments conduit à
l’eau. Ces procédés seront les grains de pigments un éclaircissement de la couleur
décrits plus en détail dans deviennent très fins. En effet, quand les grains deviennent très
à la couleur intrinsèque du fins en raison de l’importance
la suite de ce chapitre (para-
croissante de la diffusion de la
graphes 3.3 et 3.5). De même, pigment se superpose un lumière par ces derniers. La
une attention toute particu- effet de diffusion de la lumière démonstration est faite ici avec
lière sera portée à la peinture à blanche par les grains de des cristaux de sulfate de cuivre
l’huile (paragraphe 3.4). pigments (Figure 22). hydraté.

3.2. Le pénible broyage des


pigments
Au Moyen Âge et jusqu’au
XVIIe siècle, les peintres fai-
saient broyer leurs pigments 153
La chimie et l’art

L’ÉLÉMENT CLÉ DE LA TECHNIQUE A TEMPERA : LA LÉCITHINE D’ŒUF

Le jaune d’œuf contient une proportion importante (∼30 %) de lécithine (nom venant du grec
ancien λεκιθος/lekithos qui signifie jaune d’œuf) dont le constituant principal est la phospha-
tidyl choline. Cette molécule appartient à la famille des phospholipides, constituant majeur
des membranes biologiques. Elle possède deux chaînes hydrocarbonées (ou paraffiniques)
constituées d’un enchaînement de groupes –CH2– , mais l’une des deux contient une double
liaison entre deux atomes de carbone (Figure 23). Ces chaînes sont « attachées » à une tête
dite polaire comportant en particulier un motif glycérol, un groupe phosphate chargé négati-
vement et un groupe choline chargé positivement.

Figure 23
La phosphatidylcholine est présente en forte proportion dans le jaune d’œuf. La
composition des chaînes hydrocarbonées varie d’une molécule à l’autre. Cette
molécule stabilise des émulsions H/E (gouttelettes d’huile dans eau) en se plaçant
à l’interface eau/huile.

La tête polaire est hydrophile (elle possède une grande affinité pour l’eau), tandis que les
chaînes paraffiniques sont hydrophobes (elles sont insolubles dans l’eau mais solubles dans
l’huile). Alors, en présence de gouttelettes d’huile dispersées dans l’eau (émulsion huile-
dans-eau, symbolisée par H/E), les molécules de lécithine viennent tout naturellement
tapisser l’interface eau /huile avec leur tête polaire au contact de l’eau et leurs chaînes dans
l’huile. La lécithine est qualifiée d’émulsifiant car ses molécules stabilisent les émulsions en
réduisant considérablement les risques de coalescence (fusion des gouttelettes). La stabilité
de la mayonnaise s’explique de cette façon. De la même façon, nombre de crèmes cosmé-
tiques sont des émulsions stabilisées par des phospholipides (liposomes).
Les particules de pigments qui ont une affinité pour les têtes polaires se trouvent ainsi
dispersés au sein de l’émulsion sans aucune tendance à s’agglomérer.

3.3. Le procédé a tempera ou comme en gastronomie, il


la technique à l’œuf existe une grande variété de
recettes ! Selon les cas, on
Ce procédé – dont le nom emploie le jaune d’œuf avec
vient du mot latin tempe- le blanc ou non, et on ajoute
rare qui signifie détremper bien d’autres ingrédients : une
– sera largement employé huile et/ou un vernis en émul-
jusqu’au XVe siècle avant d’être sion dans l’œuf, parfois un peu
supplanté par la peinture à de cire, du vinaigre, etc. [9].
l’huile (paragraphe 3.4). Il Pourquoi l’œuf ? Encore une
existe diverses variantes de ce raison physico-chimique :
procédé, mais le point commun l’œuf contient en particulier
154 est la présence d’œuf, et de la lécithine qui permet
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
de stabiliser des émulsions l’huile est longue à sécher44, et
dans lesquelles les pigments c’est un inconvénient majeur.
sont dispersés (Encart Xavier de Langlais la qualifie
« L’élément clé de la tech- de « grande paresseuse aux
nique a tempera : la lécithine extraordinaires ressources ».
d’œuf »), tout comme elle Nous allons voir pourquoi.
stabilise une mayonnaise. D’où vient le succès des frères
Le procédé a tempera offre Van Eyck ? Ils ont choisi tout
divers avantages. Les tons d’abord la plus siccative des
sont d’une superbe fraîcheur huiles : l’huile de lin. Et selon
(Figure 24). La conservation une coutume répandue, ils la
en atmosphère sèche est rendaient encore plus sicca-
excellente et le vieillissement tive en la cuisant pendant
ne s’accompagne pas d’un plusieurs heures. Comme elle
jaunissement. La rapidité de avait tendance à jaunir, ils
séchage offre la possibilité Figure 24
l’éclaircissaient en l’exposant
de superposer des couches au soleil pendant plusieurs Exemple de peinture réalisée sur
en un temps raisonnable. En bois par le procédé a tempera :
semaines, voire davantage.
tableau de Liberale da Verona,
revanche, il n’est pas possible Leur secret résidait dans le Vierge à l’enfant (vers 1470).
de travailler longtemps « dans médium qu’ils ajoutaient, et
le frais », comme disent les dont ils gardèrent jalouse-
peintres. Enfin, la grande ment la composition, secret
fragilité en atmosphère qui n’a toujours pas été percé.
humide exige une protection Le médium joue un rôle parti-
par un vernis. culièrement important : il
La beauté des couleurs contient non seulement un
a tempera a conduit des diluant (une essence volatile
peintres modernes, comme comme l’essence de téré-
Serge Poliakoff et Giorgio benthine, par exemple) pour
De Chirico, par exemple, à ajuster la consistance de la
renouer avec cette technique. pâte en vue de l’application
sur un support, mais aussi
des résines apportant de la
3.4. L’essor spectaculaire solidité à la couche colorée et
de la peinture à l’huile au lui conférant des propriétés
XVe siècle optiques particulières. Cer-
Les frères Van Eyck ont révo- tains pensent que c’est le
lutionné la peinture à l’huile baume de térébenthine de
vers 1410, mais ils n’en sont Venise que le frères Van Eyck
pas les inventeurs, contraire- employaient. Ils réalisèrent
ment à ce que l’on voit écrit ainsi des glacis (Figure 25)
parfois. Dans son ouvrage qui ont fait la gloire de ces
de référence, La technique
de la peinture à l’huile [10],
le peintre Xavier de Langlais 44. Contrairement à ce que pour-
mentionne qu’au Xe siècle , rait laisser entendre le mot sé-
Héraclius décrivait des huiles cher, il ne s’agit pas d’un séchage
résineuses pour le broyage des par évaporation d’une substance
(comme l’eau dans le cas de la
couleurs, et qu’au XIe siècle, le
peinture à l’eau), mais de la for-
moine Théophile qualifiait le mation d’un film souple par ré-
procédé à l’huile de « trop long ticulation en présence de dioxy-
et trop ennuyeux ». En effet, gène. 155
La chimie et l’art

métaux jouent en effet le rôle


de catalyseur de certaines
réactions se produisant lors
du séchage.
La couleur jaune de l’huile
est due aux résidus végétaux
qui absorbent dans le violet
et le bleu. L’éclaircissement
de l’huile par ensoleillement
résulte de la destruction par
les UV de ces résidus (photo-
blanchiment).
Examinons plus précisément
la composition des médiums
employés pour la peinture à
l’huile. Ils contiennent d’une
part un diluant qui est une
essence pauvre en résine
(l’essence de térébenthine
provenant de la distillation
d’aiguilles de pin, ou l’essence
d’aspic obtenue par distilla-
tion de grandes lavandes) et
d’autre part une essence riche
en résine (baume de térében-
thine « de Venise » issu de
la distillation du mélèze, ou
Figure 25 peintres flamands (voir le Copal, nom aztèque signi-
paragraphe 4.2). fiant résine d’arbres). Voici
Tableau de Jan Van Eyck, La Vierge
du chancelier Rolin (vers 1390- Qu’est-ce que l’huile de lin un exemple de composition
1431). Les frères Van Eyck ont pour un chimiste ? C’est un d’un médium à peindre. Pour
révolutionné la peinture à l’huile mélange de triglycérides pos- 100 parts de térébenthine :
non seulement par le choix de sédant trois longues chaînes 10 parts de baume (térében-
l’huile de lin cuite et éclaircie, mais hydrocarbonées. Ces der- thine de Venise ou copal) et
aussi par l’addition d’essences et nières possèdent des doubles 15 à 20 d’huile de lin cuite et
de résines pour réaliser des glacis.
liaisons qui sont responsables blanchie.
de la polymérisation et de la Les vernis à retoucher contien-
réticulation en présence de nent les mêmes ingrédients
l’oxygène de l’air, conduisant sauf l’huile de lin. À partir du
à la formation d’un film résis- XIIe siècle, les vernis de fini-
tant et souple (Encart « Les tion étaient à base de résines
secrets de l’huile de lin »). La naturelles (Dammar, Mastic,
réticulation est favorisée par Sandaraque) dissoutes dans
une élévation de température. des essences. Ces vernis ont
On comprend donc pourquoi tendance à jaunir en vieillissant
la méthode ancienne consis- car la dégradation chimique
tait à cuire l’huile de lin en conduit à des espèces qui
présence d’air. absorbent dans le violet et le
Il est possible de rendre l’huile bleu. Pour raviver les couleurs
encore plus siccative en ajou- d’un tableau ancien, il faut
tant des sels de plomb, de le « nettoyer », c’est-à-dire
156 manganèse ou de cobalt. Ces éliminer sa couche de vernis,
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
LES SECRETS DE L’HUILE DE LIN
Le lin est une plante cultivée depuis des milliers d’années, qui donne de jolies fleurs bleues.
On en extrait une huile dont l’emploi en peinture débuta au XVe siècle. Cette huile est princi-
palement constituée d’un mélange de triglycérides, c’est-à-dire de triesters d’un trialcool
unique, le glycérol, et d’acides à longue chaîne hydrocarbonée dits « gras » (principalement
l’acide linolénique, l’acide linoléique, et l’acide oléique). Les chaînes hydrocarbonées de
ces triglycérides sont très majoritairement insaturées, c’est-à-dire qu’elles possèdent une,
deux ou trois doubles liaisons entre deux atomes de carbone (Figure 26). Le nombre élevé
de doubles liaisons, par rapport aux autres huiles, font de l’huile de lin la plus siccative des
huiles, c’est-à-dire celle dont le séchage conduit à un film le plus rapidement.

Figure 26
L’huile de lin est constituée d’un mélange
de triglycérides dont les chaînes peuvent
posséder jusqu’à trois doubles liaisons.
Ces dernières jouent un rôle important
dans le processus de séchage.

Les mécanismes réactionnels impliqués lors du séchage sont complexes [11, 12]. La
présence de doubles liaisons est propice à la formation de radicaux par abstraction d’un
atome d’hydrogène appartenant à un groupe méthylène (CH2) au voisinage d’une double
liaison. Du fait de la présence d’oxygène, il se forme des hydroperoxydes (comportant des
groupes –OOH) (Figure 27). Ces derniers fournissent eux-mêmes des radicaux donnant
notamment des aldéhydes et des cétones (responsables de l’odeur de rancissement des
huiles en général), ainsi que des acides carboxyliques. La recombinaison de radicaux conduit
à la formation de ponts entre les chaînes. Les radicaux sont également impliqués dans des
réactions de polymérisation dites radicalaires. Tous ces processus contribuent à la formation
d’un réseau tridimensionnel (réticulation) qui constitue un film résistant et souple.

Figure 27
Le séchage de l’huile de
lin met en jeu une grande
diversité de réactions
impliquant des radicaux. Ces
derniers sont responsables
de la formation de ponts entre
chaînes et des réactions de
polymérisation. C’est ainsi
par réticulation, c’est-à-dire
par création d’un réseau
tridimensionnel, que se forme
un film résistant et souple.
157
La chimie et l’art

puis appliquer une nouvelle nique de Mexico et mises sur


couche. le marché depuis la fin des
La pâte contenant les années 1950.
pigments dispersés dans Les résines acryliques sont
l’huile était habituellement obtenues par polymérisation
conservée dans un récipient en émulsion d’acrylates, ou
en vessie de porc. Puis en d’autres monomères conte-
1841, survient ce que nous nant le groupe acrylique :
Figure 28 appellerions aujourd’hui une
L’Américain J. Goffe Rand invente innovation technologique :
le tube de peinture en 1841 dont l’Américain J. Goffe Rand
l’enveloppe était une feuille d’étain. invente le tube de peinture
De telles émulsions dans l’eau
dont l’enveloppe est une
présentent de fortes analogies
feuille d’étain (Figure 28).
avec l’ancien procédé a tempera
C’est vers 1850 que ces tubes
(voir le paragraphe 3.2).
deviennent disponibles en
Lorsqu’il peint à l’acrylique,
France. Ils offrent la possibi-
l’artiste dispose de produits
lité de peindre hors ateliers :
commerciaux lui offrant la
une véritable révolution !
possibilité d’agir sur la trans-
Les impressionnistes en
parence, la viscosité et le
particulier ne s’en sont pas
fini en surface. En outre, les
privés. Toutefois, la conser-
propriétés d’application et de
vation de l’huile de lin dans
séchage de la peinture sont
les tubes pose alors deux
modulables par des addi-
problèmes : sa siccativité
interdit une conservation tifs. Le peintre pourra par
longue durée, et elle jaunit exemple réaliser un glacis par
à l’abri de la lumière. C’est le choix judicieux d’une résine
pourquoi il fallut employer acrylique qui, par séchage,
d’autres huiles, comme l’huile donne un film transparent très
d’œillette (extraite de la brillant de rigidité moyenne.
graine de pavot) qui est moins Les couches de peintures
siccative et jaunit beaucoup acryliques ont une très
moins. Toutefois, un siccatif grande élasticité. Leurs
doit ensuite être ajouté. caractéristiques de brillance
sont assez proches de celles
de la peinture à l’huile ; elles
3.5. Une révolution : peuvent être atténuées par
les peintures acryliques adjonction de médiums.
Les peintures acryliques Selon les pigments utilisés,
constituent une révolution l’artiste réalise des couches
dans le domaine de la pein- couvrantes, semi-transpa-
ture en général, et la peinture rentes ou transparentes, avec
artistique en particulier – que des teintes très nuancées, des
certains comparent en impor- couleurs très pures et inalté-
tance à celle de la peinture rables.
à l’huile –, car le liant n’est Outre la facilité de la dilution à
plus de l’huile, mais de l’eau. l’eau, les peintures acryliques
Ces peintures ont été inven- présentent les avantages
tées au Mexique au milieu du d’un séchage rapide et d’une
XXe siècle par des chimistes bonne résistance au vieillis-
158 de l’Institut national polytech- sement. Elles autorisent de
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
Figure 29
Le tableau du peintre français
Bernard Rancillac (1934-), Horloge
indienne (1966), a été réalisé avec
des peintures acryliques.

plus l’utilisation des diverses Les premières miniatures45


techniques classiques ou gothiques sur parchemin
modernes (Figure 29). offrent en effet un caractère
lumineux grâce à l’emploi de
feuilles d’or et d’argent. Dans

4 Le peintre,
chercheur
de lumière
les enluminures du Moyen
Âge, des pigments « lumi-
La couleur est la gloire de la lumière.
Jean Guitton
neux » jaunes et blancs sont
Les artistes ont de tout temps mis en œuvre. En outre, la
cherché à rendre les couleurs clarté de l’image est accen-
de leurs œuvres plus lumi- tuée par l’application minu-
neuses. En effet, les couleurs tieuse de couleurs pures
résultant de l’absorption en motifs rapprochés. C’est
sélective de la lumière par pourquoi, vers le XIIIe siècle, un
des pigments – c’est-à-dire artiste était indifféremment
perçues grâce à la réflexion
diffuse de ce qui n’a pas été 45. Le mot miniature a la même
absorbé – sont loin d’avoir la origine que minium (du latin mi-
niatura). Ce pigment de couleur
luminosité des couleurs de rouge était en effet employé pour
réelles sources lumineuses. peindre les lettrines des manus-
Les enlumineurs, c’est-à-dire crits, puis les bordures , et enfin
les peintres des enluminures les scènes figuratives. Les minia-
tures qui, à l’origine, participaient
– termes qui ont la même
à l’origine à l’enluminure des ma-
origine que le mot lumière nuscrits, désignent d’une façon
(du latin lumen) – ouvrent générale des peintures de petite
la voie à cette recherche. dimension. 159
La chimie et l’art

appelé peintre, enlumineur, couleurs pures par touches


peintre enlumineur, minia- divisées, sans contour précis.
turiste, miniaturiste enlumi- Cette technique a été ratio-
neur. nalisée et employée de façon
À partir de la Renaissance, systématique par Georges
les artistes mettent égale- Seurat, chef de file du poin-
ment à profit des pigments tillisme : de très petites
lumineux jaunes et blancs touches de couleurs pures
afin de conjuguer les effets de sont juxtaposées, de façon
lumière et d’ombre aux lois régulière cette fois, selon les
de la perspective, et renforcer règles de la complémentarité
ainsi le réalisme de leurs chromatique (voir le para-
œuvres. Cette technique du graphe 1.2). À l’exaltation de
clair-obscur, initiée par l’ar- la luminosité s’ajoute ainsi
tiste italien Caravage (v.1573- la synthèse de couleurs par
1610), aura de nombreux mélange optique réalisé dans
adeptes : Rembrandt, Georges l’œil du spectateur.
de La Tour, etc. Ce rôle omniprésent de la
La lumière est également lumière apparaît même dans
une préoccupation majeure les œuvres de Soulages : bien
des impressionnistes. Ils que le noir envahisse nombre
Figure 30 ne cherchent pas à peindre de ses tableaux, ce grand
Pour caractériser une couleur des objets, mais la lumière peintre déclarait en 1990 :
opaque, il faut trois paramètres : que ceux-ci nous renvoient. « […] mon outil n’[est] pas
teinte, saturation, clarté. Les Aussi ces objets n’ont-ils le noir, mais la lumière. Les
teintes pures correspondent à des
pas de contours définis, car tableaux que je fais avec le noir
couleurs dites saturées (périphérie
du disque). La saturation diminue c’est l’impression visuelle ainsi utilisé ne vivent que par la
quand on se rapproche du centre. qui recrée leur forme. C’est lumière qu’ils reçoivent. »
La clarté est portée sur l’axe pourquoi les impressionnistes
Outre l’emploi de pigments
vertical. utilisent instinctivement des
spécifiques, des effets de
lumière sont obtenus en
mettant à profit la diffusion
de la lumière, l’iridescence
et l’émission de lumière par
fluorescence. Avant de décrire
ces effets et leur cause, il
est nécessaire de préciser la
façon dont on caractérise une
couleur et en particulier sa
clarté.

4.1. Caractériser une


couleur : une tâche difficile
Une couleur est caractérisée
par trois paramètres mesu-
rables : teinte, saturation,
clarté. La Figure 30 montre
la représentation spatiale de
ces paramètres fondée sur
160 l’atlas de Munsell. La teinte
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
CARACTÉRISATION D’UNE COULEUR OPAQUE : LE DIAGRAMME *a*b*

La Compagnie internationale de l’éclairage (CIE) a proposé, en 1976, un nouveau système


faisant intervenir la teinte, la clarté et la saturation d’une couleur. Ce système est particu-
lièrement bien adapté à la caractérisation des couleurs des objets opaques, et en particulier
celles des œuvres d’art, notamment les peintures, et particulièrement les glacis (para-
graphe 4.2).

La clarté désignée par L* (initiale du mot anglais lightness) est portée sur un axe vertical
de 0 (noir) à 100 (blanc) vers le haut. Les points représentatifs des couleurs ayant la même
clarté sont sur un plan horizontal. Le paramètre a* est porté sur l’axe des abscisses : il
s’étend du vert (a* < 0) au rouge (a* > 0). Le paramètre b* est porté sur l’axe des ordon-
nées : il varie du bleu (b* < 0) au jaune (b* > 0) (Figure 31). La chroma C* (mot grec qui
signifie couleur) exprime le degré de saturation. Numériquement, c’est la distance du point
représentatif d’une couleur à l’axe vertical : . Enfin, la teinte est définie par
h* (initiale du mot anglais hue = teinte) : h* = arctg(b*/a*).

Figure 31
Diagramme L*a*b* proposé par
la Compagnie internationale
de l’éclairage (CIE) en 1976
pour caractériser une couleur
opaque. Les trois paramètres
sont la clarté L*, la teinte h*
et le chroma C* (degré de
saturation).

distingue les sensations colo- Pour caractériser la couleur


rées, rouge, bleu, vert, etc. Les des œuvres d’art, il commode
teintes pures – c’est-à-dire de disposer d’un appareil
correspondant à une seule mobile. Un goniospectropho-
longueur d’onde – sont répar- tomètre a été mis au point
ties sur la circonférence du dans ce but au Centre de
cercle horizontal et on dit que recherche et de restauration
les couleurs sont saturées. des musée de France [13].
Quand on s’éloigne de la péri-
phérie vers le centre, le degré 4.2. La clarté : une apparence
de saturation diminue : on dit trompeuse
que la couleur est de plus en
plus lavée de blanc. La satu- Précisons tout d’abord que la
ration exprime la pureté d’une perception de la clarté46 d’une
couleur. Quant à la clarté, couleur est parfois trompeuse,
c’est l’intensité lumineuse et il faut se méfier des effets
perçue. On la porte sur un
axe vertical qui va du noir au 46. Le terme clarté n’est en fait
blanc (Encart « Caractérisa- pas employé par les peintres, qui
tion d’une couleur opaque »). préfèrent parler de valeur. 161
La chimie et l’art

Figure 32 subjectifs. Dans le célèbre Comment modifier la clarté


tableau de Monet, Impression d’une couleur ? La méthode
Tableau de Claude Monet, Soleil levant (Figure 32) – la plus simple consiste à
Impression Soleil levant (1873). Le
dont le titre est à l’origine du ajouter simplement des
Soleil et ses reflets n’apparaissent
plus sur la photographie en noir terme impressionnisme –, on pigments blancs ou noirs en
et blanc, ce qui montre que, a la sensation que la clarté quantité adéquate. C’est ainsi
contrairement aux apparences, la de la couleur du soleil est que procédaient les peintres
clarté de la couleur du Soleil est la plus grande que celle du fond. italiens du XVe siècle. Une
même que celle du fond. En fait, il n’en est rien. La autre technique, inventée par
preuve : sur la photographie les peintres flamands (Van
en noir et blanc de l’œuvre, le Eyck, Van der Weyden, etc.) à
soleil et ses reflets dans l’eau la même époque, mérite une
n’apparaissent plus, ce qui attention particulière : c’est
Figure 33 prouve bien que l’intensité de la technique du glacis. Il s’agit
La lumière pénétrant dans la la lumière – que perçoit l’ob- de déposer une couche pictu-
couche picturale très diluée servateur – provenant d’une rale translucide constituée
en pigment est partiellement surface élémentaire dans la d’un pigment unique en faible
absorbée par ces derniers. Cette partie Soleil et dans la partie quantité dans un liant (huile
absorption est responsable de
ciel, c’est-à-dire la clarté, est de lin par exemple) auquel un
la teinte. La partie non absorbée
est diffusée par les particules de la même. Il s’agit typiquement médium est ajouté (essence de
pigments et par la couche de fond. d’un contraste chromatique térébenthine, copal ou baume
La diffusion de la lumière influe pur où la clarté ne joue aucun de térébenthine de Venise).
sur la clarté et la saturation. rôle. Cette couche est déposée sur
un fond blanc. Une partie de
la lumière est absorbée par
les pigments qui sont respon-
sables de la teinte. L’autre
partie est diffusée, c’est-à-
dire ré-émise dans une autre
direction sans changement de
longueur d’onde (Figure 33).
Lorsque la lumière subit
successivement une diffusion
par plusieurs particules, on
parle de diffusion multiple.
La lumière ainsi diffusée est
162 renvoyée par le fond blanc
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
diffusant si la couche pictu-
rale est suffisamment trans-
parente.
Pour diminuer la clarté d’une
couleur, l’artiste dépose de
fines couches successives de
pigment dilué. Cette diminu-
tion de la clarté s’accompagne
dans un premier temps d’une
augmentation de la satura-
tion : la couleur devient plus
profonde car la sélection spec-
trale progressive – via la diffu-
sion multiple par plusieurs
pigments au sein des couches
– « purifie » en quelque
sorte la couleur. La satura-
tion passe par un maximum,
puis diminue lorsque le
nombre de couches augmente
(Figure 34). La saturation que
les glacis confèrent ainsi aux
couleurs est exceptionnelle.
Elle ne peut être atteinte par
les mélanges de pigments.
En outre, la réflexion diffuse
par le fond blanc de la couche
de préparation contribue à
donner l’impression que les
couleurs émanent des profon-
deurs de la couche picturale.
Ainsi s’explique la beauté Figure 34
saisissante des tableaux des
peintres flamands (Figure 35). Dans la technique du glacis consistant à superposer successivement
des couches diluées de pigments, le degré de saturation de la couleur
Il est donc important de souli- (chroma) passe par un maximum. Un simple mélange d’un pigment coloré
gner que notre perception et d’un pigment blanc ne permet pas d’atteindre une telle saturation
des couleurs d’un tableau (courbe rouge). (Résultats obtenus au C2RMF, M. Menu et coll.).
ne résulte pas seulement de
l’absorption sélective de la
lumière par les pigments à
certaines longueurs d’onde.
La diffusion de la lumière Figure 35
joue également un rôle Détail du tableau de Van Eyck
crucial. présenté sur la Figure 24. Les
couleurs les plus foncées des plis
rouges de la robe sont obtenues
4.3. Les peintures acryliques en superposant plusieurs couches
iridescentes d’un pigment unique, et non
pas en mélangeant un pigment
Des effets lumineux colorés rouge et un pigment noir. C’est
sont obtenus avec des pein- le principe de la technique des
tures acryliques contenant, glacis employée par les peintres
outre des pigments, des flamands au XVe siècle. 163
La chimie et l’art

LES TRILOGIES DE LA COULEUR


Il est remarquable que le chiffre 3 apparaisse de façon récurrente dans toutes les considé-
rations sur les couleurs, de la perception à l’expression artistique. Il existe en effet diverses
trilogies :
• Trilogie de la perception de la couleur : la rétine de l’oeil possède trois types de cônes
(sensibles au bleu, au vert et au rouge) ; trois couleurs suffisent pour réaliser une synthèse
additive ou soustractive de la couleur ; trois éléments interviennent dans la perception de
la couleur d’un objet : source, objet, observateur.
• Trilogie de la caractérisation d’une couleur : trois paramètres caractérisent une couleur :
teinte, clarté, saturation.
• Trilogie des causes des couleurs : les couleurs sont d’origine chimique, physique et
physiologique (selon la classification proposée pour la première fois par Gœthe).
• Trilogie des effets physiologiques : contraste de teinte, contraste de clarté, contraste de
saturation.
• Trilogie de la réalisation d’une œuvre picturale : les trois couleurs primaires et les trois
couleurs secondaires jouent un rôle essentiel ; la réalisation d’une œuvre nécessite trois
types d’éléments : pigments, liant et médium.

particules de mica et de 4.4. Les pigments


métal produisant des reflets fluorescents
nacrés et l’iridescence. Les
reflets nacrés du mica sont Des pigments fluorescents en
dus aux interférences de la poudre destinés spécialement
lumière sur des multicouches à la peinture artistique sont
constituées de silicates). Les commercialisés par diverses
couleurs interférentielles sociétés. Il existe également
ainsi observées varient selon des peintures acryliques
l’angle d’observation. contenant des pigments fluo-
rescents, prêts à l’emploi.
Dans sa dernière œuvre,
Il s’agit le plus souvent de
Hommage à Rosa Luxemburg
colorants organiques : rhoda-
(1992), le peintre canadien
mines, coumarines, acridines,
Jean-Paul Riopelle a employé
naphtalimide, etc.
des feuillets de micas sur
lesquels une mince couche Rappelons que la fluores-
d’oxyde métallique a été cence est une émission de
déposée (Figure 36). lumière consécutive à une

Figure 36
Extrait du tableau de Jean-Paul
Riopelle, Hommage à Rosa
Luxemburg (1992). Des couleurs
interférentielles sont dues à
l’emploi de feuillets de mica
recouverts d’une mince couche
d’oxyde métallique.
164
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
Figure 37
Tableau de François Glineur,
Repas de fête pendant une crise
économique (2008). Le bras vert
et la jambe rouge ont été peints à
l’aide de pigments fluorescents en
vue d’attirer le regard.

absorption de lumière et se teur vers certaines parties du


situe à des longueurs d’onde tableau (Figure 37).
plus élevées que celles de Les couleurs par émission
l’absorption. C’est en quelque sont évidemment beaucoup
sorte une émission de lumière plus « lumineuses » que
née de la lumière. les couleurs par absorp-
tion. En outre, les pigments
Certains peintres emploient
fluorescents offrent la
exclusivement des pigments
possibilité de réaliser une
fluorescents et éclairent leurs
véritable synthèse additive
tableaux avec des lampes UV.
des couleurs et devraient dans
D’autres mettent en œuvre l’avenir être davantage mis à
à la fois des pigments clas- profit dans ce but. Toutefois, il
siques et des pigments fluo- convient de porter attention à
rescents. Ainsi, à la lumière un éventuel manque de stabi-
du jour, ces derniers appa- lité des colorants organiques
raissent comme particulière- fluorescents à la lumière. Les
ment lumineux pour réaliser pigments minéraux fluores-
des effets particuliers et pour cents sont à cet égard préfé-
attirer le regard du specta- rables.

Conclusion
La diversité des matières colorantes dont
dispose l’artiste peintre est redevable aux
progrès de la chimie qui « crée » ses couleurs.
Toutefois, la réalisation d’une œuvre picturale
nécessite non seulement des pigments, 165
La chimie et l’art

mais aussi un liant et diverses substances


dont le choix est resté longtemps empirique.
Non seulement les chimistes sont parvenus
à comprendre les raisons du succès de ces
formulations, mais ils en ont proposé d’autres ;
les émulsions acryliques en offrent un bel
exemple. La mise au point de siccatifs (pour la
peinture à l’huile) et de vernis sont également
des objectifs relevant de la chimie.
Le rôle du chimiste ne se limite pas à la synthèse
de pigments et de composés auxiliaires. Il
intervient également dans l’analyse des œuvres
d’art pour identifier les pigments et les vernis
dans les peintures, et pour élucider les procédés
de synthèse d’anciens pigments. Les chimistes
enrichissent ainsi le dialogue entre science et
art.
Les couleurs sont redevables non seulement à la
chimie – chimie des pigments et des techniques
de peinture –, mais aussi à la physique : « les
couleurs sont filles de la lumière » comme disait
Johannes Itten, peintre et enseignant de la
couleur. En effet, la diffusion de la lumière par
la couche picturale, et tout particulièrement
dans les glacis, joue un rôle essentiel. La
compréhension des phénomènes fait appel à
des théories physiques élaborées. D’autres
effets physiques, comme l’iridescence, sont mis
à profit par certains artistes.
Enfin, la sensation colorée relève de la
physiologie, comme le montrent en particulier
les contrastes de teinte, de clarté et de saturation
que nous percevons de façon subjective.
Physique, chimie et physiologie sont les
trois sciences majeures impliquées dans la
compréhension des couleurs. Ces dernières
jouent également un rôle en sociologie,
psychologie et philosophie. Ainsi, sciences
exactes et sciences humaines se conjuguent
166 dans la production de chefs d’œuvre hauts
La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre
en couleurs, pièces essentielles de l’héritage
humain, et précieux témoignages des artistes
et de leurs époques.

La couleur est le plus beau trait d’union


entre la science et l’art, et en particulier
entre la chimie et l’art.

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167
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
M.A. THEBAULT Atelier et athanors
Atelier et

athanors 47

Pour les noms en marron L’objectif – si objectif il y a –


italique, se reporter à l’encart dans ce qui fonde une pratique
« Who’s who » à la fin. 47 artistique, se contracte rare-
ment en un énoncé. Ce désir
de partage d’une approche du
Sculpteur et professeur à
sensible m’invite toutefois à
l’École nationale supérieure
dire que la volonté de retrans-
des arts décoratifs de Paris,
crire une émotion, une sensa-
M.A. THEBAULT expose dans
tion, dans la production d’un
cette conférence les prin-
objet matériel, conditionne
cipes qui régissent son travail.
un ensemble de prises de
Sa recherche l’a conduit vers
décision. L’énergie mentale,
un matériau de synthèse qui
convoquée en ces termes,
répond aux exigences dictées
suppose d’accepter un prin-
par l’œuvre.
cipe actif et immatériel qui
trouve sans doute son point
d’origine dans des émotions

1
premières, oubliées, mais
L’étonnement
inlassablement ravivées, par
ou la naissance
la production d’œuvres, dont
d’une vocation
le statut ou la stature est
« S’il fallait remplir peu à peu proportionnelle à la confiance
l’espace qu’il y a entre le jour conviée et projetée en leurs
et la nuit, on y dépenserait une endroits.
éternité. Mais le soleil se lève, En ce qui me concerne,
et les ombres sont dispersées : ces premières émotions se
un moment suffit à combler un cachent probablement dans
espace infini » – Rabindranath un creux de rocher, à l’abri du
Tagore [1]. vent, d’où il était possible de
prendre mesure et conscience
47. Un athanor est un four en
de toute l’étendue qui nous
terre cuite, en briques ou en mé-
tal utilisé par les alchimistes dans sépare de l’horizon. En ce
le but de fabriquer la fameuse sens, Rabindranath Tagore,
pierre philosophale. par cette seule phrase placée
La chimie et l’art

en ouverture de mon propos, d’autres artistes modernes48


signale en toute simplicité la comme Matisse et Brancusi,
relation objective et somme et leur prolongement dans
toute inconfortable qui existe l’art américain des années
entre les notions d’espace et 1960-1970. Au panthéon de ce
de temps, d’un en soi et d’un Musée Imaginaire49 figurent en
commun partagé. bonne place Rothko (série de
tableaux intitulée Sea lands-
Si les paysages qu’offre le
capes50), Barnett Newman
littoral des Côtes d’Armor
et les acteurs des arts dits
ont de fait occupé mon
minimal et conceptuel (Encart
regard pendant mes années
« Quelques courants artistiques
d’enfance et d’adolescence,
du XXe siècle »).
l’étonnement produit par
la rencontre du peintre Guy La capacité de ces œuvres à
Mahé, au quatrième étage d’un étonner de nouvelles géné-
immeuble à loyer modéré, fut rations est probable si j’en
tout aussi déterminant. La accepte leur portée roman-
porte de son appartement de tique dans le strict respect
la rue Albert Camus à Saint- donné au sens du mot roman-
tisme par Jacques Rancière :
Brieuc ouvrait sur autant de
« le romantisme proclame
tableaux et de livres étranges
le devenir-sensible de toute
– puisqu’en ces temps inac-
pensée et le devenir-pensée
cessibles – qui recelaient
de toute matérialité sensible
tous les standards de la créa-
tion « moderne » dans un
environnement familier. En 48. « L’idée de modernité est une
bonne place sur les étagères notion équivoque qui voudrait tran-
cher dans la configuration com-
d’un lit clos transformé en
plexe du régime esthétique des
bibliothèque, Jean Genet arts, retenir les formes de rupture,
côtoyait le voisin de la rue les gestes iconoclastes, etc., en les
Balzac, Louis Guilloux. C’est séparant du contexte qui les auto-
à l’occasion d’une résidence rise : la reproduction généralisée,
à la Jan Van Eyck Akademie l’histoire, le Musée, le patrimoine…
Elle voudrait qu’il y ait un sens
de Maastricht (Limbourg,
unique alors que la temporalité
Pays-Bas) que l’importance propre du régime esthétique des
de cet environnement initial arts est celle d’une co-présence
– ni rural, ni urbain, simple- de temporalités hétérogènes. »
ment autre – s’est traduite (Jacques Rancière, p. 37, dans Le
dans une pratique artistique partage du sensible [2]).
49. Le musée imaginaire : titre
qui conjugue la sculpture,
d’un ouvrage d’André Malraux qui
la photographie, le dessin et place et décrit sur un même plan
l’écriture comme forme de les esthétiques de l’art du monde
dessin. oriental et occidental.
50. Hostile à l’expressionnisme
L’éloignement, dans son prodi- de l’Action Painting, Mark Rothko
gieux vertige, a sans doute (ainsi que Barnett Newman et
opéré la réactivation de ces Clyfford Still) invente une nouvelle
premières émotions augmen- façon, méditative, de peindre,
que le critique Clement Green-
tées d’un capital culturel que
berg définira comme le Colorfield
représente l’accès à un corpus Painting composées de « champs
d’œuvres, brutalement ressen- colorés » (extrait de The collector’s
170 ties comme majeures. Celles choice).
Atelier et athanors
QUELQUES COURANTS ARTISTIQUES DU XXe SIÈCLE

Art minimal, art conceptuel et constructivisme

Minimal art ou le minimalisme


Dans les années 1960, la sculpture prend une place prépondérante aux États-Unis. Des
artistes comme Carl André ou Richard Serra ont su regarder d’une manière nouvelle la
sculpture de Brancusi. Le terme « minimalism » apparaît avec le slogan « less is more ». C’est
aussi une prise de conscience du lieu et de l’espace d’inscription de la sculpture pensée ni
comme monument ni comme objet (Tony Smith).
« L’objet n’est plus qu’un des termes de la relation qui met en présence l’objet lui-même, l’espace
dans lequel il se trouve, la lumière qui l’éclaire et la situation du spectateur qui y est confronté »
(Robert Morris).*

L’art conceptuel
Le programme minimum qu’énoncent dans leurs travaux les artistes dits conceptuels (Joseph
Kosuth, on Kawara, Robert Barry, Art and Language, Lawrence Weiner…) interroge la pratique et
la limite du fait pictural. L’œuvre nous renvoie sans cesse à son propre processus. « L’art, quel
qu’il soit, est exclusivement politique. S’impose donc l’analyse des limites formelles et culturelles
(et non l’une ou l’autre) à l’intérieur desquelles l’art existe et se débat », constate Daniel Buren
en 1970. Pour Joseph Kosuth, « les propositions artistiques n’ont pas un caractère de fait mais
un caractère linguistique ».*

Le constructivisme
À la suite de la révolution Russe et associé dans ses débuts avec le mouvement marxiste de
la Révolution, le constructivisme est l’expression de cette doctrine qui entend construire une
nouvelle société. Le mot « construction » est l’un des mots les plus fréquemment employés
à l’époque. Le but de l’art constructiviste est d’exclure de l’œuvre le réel et les références au
réel, afin d’accéder à une autre forme de réalité esthétique. Le courant ne se limite pas aux
arts plastiques ; il implique également l’adhésion à l’évolution de la technique moderne et
englobe tous les domaines de la création : architecture, photomontage, design, typographie.

* extraits des fiches de consultation des collections permanentes du Musée national d’art moderne, Centre
Georges Pompidou.

comme le but même de l’acti- mesure où elle unit dans un


vité de la pensée en général. même concept les termes
L’art ainsi redevient un symbole traditionnellement opposés de
du travail. Il anticipe la fin – l’activité fabricatrice et de la
suppression des oppositions – visibilité. Fabriquer voulait dire
que le travail n’est pas encore habiter l’espace-temps privé
en mesure de conquérir par et obscur du travail nourricier.
et pour lui-même. Mais il le Produire unit à l’acte de fabri-
fait dans la mesure où il est quer celui de mettre au jour,
production, identité d’un de définir un rapport nouveau
processus d’effectuation maté- entre le faire et le voir. L’art
rielle et d’une présentation à anticipe le travail parce qu’il en
soi du sens de la communauté. réalise le principe : la transfor-
La production s’affirme comme mation de la matière sensible
le principe d’un nouveau en présentation à soi de la
partage du sensible, dans la communauté » [2]. 171
La chimie et l’art

A Un artiste, dans la période qui capacité de traduire reliefs et


est la nôtre et à la différence accidents. Quelques années
d’autres créateurs, joliment plus tard, la fabrication de
désignés par le même philo- petits modèles d’espace type
sophe d’inventeurs publici- en atelier, m’a permis de
taires51, produit ses propres rendre probante l’articulation
contraintes de travail, en des volumes et des surfaces
assure et en assume la mise à à même de composer une
l’épreuve physique, sociale et image efficace quant à ce
économique (Figure 1). qu’elle contient : l’horizon,
l’étendue, la lumière, l’eau,
la pierre, c’est-à-dire les
éléments constitutifs et suffi-

2 Le travail
ou de la pensée
au concept et du
sants à la restitution d’un
paysage littoral (Figure 2).
Ce passage de la succession
B concept au matériau de plans bidimensionnels
à l’espace de la sculpture a
2.1. Paradoxe 1 aussi conditionné le travail
d’autres artistes comme celui
L’une de mes toutes pre- de Larry Bell qui l’explicite
mières préoccupations était en ces termes : « Après avoir
de trouver un équivalent considéré qu’un tableau était
visuel aux paysages de bord en soi un volume, j’ai fait des
de mer, d’en reconstruire sculptures basées sur la forme
l’occurrence, sans directe- du tableau, qui lui reprenait le
Figure 1 ment souscrire au principe de principe de fenêtre. Il s’agissait
représentation qui caractérise d’œuvres en trois dimensions,
A) Chaise : Transparence écarlate.
la longue histoire du tableau, mais, lorsque je les ai réali-
Designer : Anne Roule, Dacryl®,
mai 2009. B) Motif pays – chaise – des peintures de genre et plus sées, je ne me suis pas rendu
21 × 30 cm. Photographie récemment de la photogra- compte que j’étais en train de
M.A. THEBAULT, 2005. phie. Le recours au dessin qui devenir sculpteur » (Figure 3).
« L’art anticipe le travail parce donne tant de liberté au trait
qu’il en réalise le principe : la me permettait d’ouvrir l’es- Sans doute faut-il voir dans
transformation de la matière pace du plan de la feuille de ces attitudes une forme de
sensible en présentation à soi conditionnement induite ou
papier pour l’en imprégner
de la communauté » (Jacques conduite par une lecture de
Rancière). de cette valeur d’étendue.
La ligne52, qui par définition l’histoire des esthétiques de
est sans épaisseur et sans l’art, telle qu’elle fut promul-
profondeur, pouvait être guée en France notamment
augmentée par assemblage par Pierre Francastel ou
et collage d’autres papiers en aux États-Unis d’Amérique
par Clement Greenberg. Cet
héritage culturel, partagé
51. « … des inventeurs publicitaires
qui ne proposent, eux, aucune révo-
par de nombreux artistes
lution mais seulement une nouvelle de ma génération, suppose
manière de vivre parmi les mots, un déterminisme historique
les images et les marchandises » qui lie périodes et pratiques
(dans Jacques Rancière – Le par- artistiques sans pour autant
tage du sensible). réfuter ou valider l’approche
52. « Il est bien connu qu’il est pos-
sible de faire beaucoup de choses
kantienne qui considère que
bizarres uniquement avec une l’espace n’existe pas en soi
172 ligne » (Albrecht Dürer). mais qu’il n’est qu’une forme
Atelier et athanors
A B C

d’intuition de la subjectivité tence objective du plan du Figure 2


humaine. tableau ou de l’image ce qui
a nécessité la mise au point A) Choisir une pierre, 1987,
Pourtant, sans le recours à Polaroïd 10 × 7cm ;
l’image, la construction de de modèles géométriques
B) L’un défini, version 2, 2006.
la pensée visuelle et l’accès savants créant l’illusion de C) Het terass, 1988. Installation
au sens s’avèrent altérés, la profondeur et qui firent les in situ.
sérieusement contrariés, beaux jours de l’histoire de Trouver un équivalent visuel aux
voire amputés. Construction la peinture pendant plus de paysages de bord de mer.
mentale par excellence, la cinq siècles. Matisse en aura
notion de paysage n’existe déjoué l’autorité en quelques
que par le truchement d’une tableaux qui prenaient pour
représentation picturale ou sujet la fenêtre (vieille méta-
photographique. Celle-ci phore de la peinture) depuis
privilégie la notion de cadrage lesquels, malicieusement,
qui précise le choix d’un point nombres d’autres portes
de vue. La frontalité et la d’accès à l’art furent déver-
surface conditionnent l’exis- rouillées (Figure 4).

A B Figure 3
A) Larry Bell, Cube #14 (Amber/
Clear), 2005 ; B) Larry Bell, Cube
#5 (Blue), 2004-2005. Verre coloré
et Inconel®. 50,8 × 50,8 × 50,8 cm.
Pièces uniques.
« Après avoir considéré qu’un
tableau était en soi un volume,
j’ai fait des sculptures basées
sur la forme du tableau, qui lui
reprenait le principe de fenêtre.
Il s’agissait d’œuvres en trois
dimensions, mais, lorsque je les
ai réalisées, je ne me suis pas
rendu compte que j’étais en train
de devenir sculpteur » (Larry
Bell). 173
La chimie et l’art

d’invisible, fait basculer dans


une scène publique un espace
privé et réciproquement un
espace public dans une scène
privée.
De même, mes travaux usant
de l’archétype archaïque53 des
levers ou couchers de soleil
s’inscrivent dans la perspec-
tive de cristalliser ces « étant
donnés » ou préalables, c’est-
à-dire ce qui fonde l’extrême
complexité de la relation
entre l’espace et le temps
ou plutôt les espaces et les
« temps donnés », ceux du
temps de la vie – acception du
Figure 4 2.2. Paradoxe 2 mot latin saeculum.
À gauche, vue de Notre Dame, L’alternance entre pratique Selon Martin Heidegger,
Henri Matisse, 1914. Huile sur toile photographique, graphique « l’essence de l’espace est
147 × 94 cm (MoMA, New-York). et inscription de proposition tiré de sa limite, limite à partir
À droite, porte-fenêtre à Collioure, de laquelle commence son
visuelle en trois dimensions
Henri Matisse, 1914. Huile sur essence » [4]. La justesse de
toile 116 × 89 cm (Centre Georges dans l’espace aura ainsi
rythmé mes procédés de cette remarque est intelli-
Pompidou)
La notion de cadrage précise le production et leurs mises en gible pour un germanophone
choix d’un point de vue. œuvre depuis 1977. qui connaît le sens étymolo-
gique du mot der Raum, qui se
Pointe ici un second paradoxe
que seul le travail pouvait
subjuguer. La vacuité et la
profondeur sont de fait des
concepts antagonistes qui 53.« La contemporanéité s’inscrit,
en fait, dans le présent en le signa-
méritent d’être intériorisés. lant avant tout comme archaïque,
Un après-midi en plein été, et seul celui qui perçoit dans les
l’ombre portée d’une mai- choses les plus modernes et les
plus récentes les indices ou la si-
son sur une rue goudron- gnature de l’archaïsme peut être un
Figure 5 née, brillante d’une pluie contemporain. Archaïque signifie
fraîchement tombée, exprime proche de l’arcké, c’est-à-dire de
Ombre Saint-Brieuc,
M.A. THEBAULT, 1977. ce paradoxe (Figure 5). Cette l’origine. Mais l’origine n’est pas
maison fut mienne. J’ai sou- seulement située dans un passé
Photographie N&B, 21 × 30 cm.
haité conserver cet instan- chronologique : elle est contempo-
J’aime cette efficacité de
raine du devenir historique et ne
l’ombre qui annonce une forme tané. J’aime cette efficacité
cesse pas d’agir à travers lui, tout
d’existence au monde, dépouillée de l’ombre qui annonce une comme l’embryon continue de vivre
de toute exemplarité de l’histoire forme d’existence au monde, dans les tissus de l’organisme par-
ou tout autre récit.
dépouillée de toute exempla- venu à maturité… L’écart – et tout
rité de l’histoire ou tout autre ensemble l’immanence – qui défi-
récit : « tous les temps sont obs- nit la contemporanéité trouve son
fondement dans cette proximité
curs pour ceux qui en éprouvent
avec l’origine, qui ne perce nulle
la contemporanéité », rappelle part avec plus de force que dans le
Giorgio Agamben. Cette image présent » (Giorgio Agamben dans
photographique contient une Qu’est-ce que le contemporain ?
174 part équivalente de visible et p. 33 [3]).
Atelier et athanors
A B

traduit en français par le mot extensibles ou rétractables, à Figure 6


espace. Der Raum désigne un la manière d’un cœur qui bat.
espace ouvert par dégage- A) À fleur d’ombre, détail,
La volonté de trouver des M.A. THEBAULT, 1990. Sculpture,
ment et délimitation puisque, points de passage entre 125 × 23 × 23 cm, chêne, granit,
à l’origine, il concerne la place site, situation et sculpture étain ; B) Ombre, M.A. THEBAULT,
faite en vue de l’établissement n’est rien d’autre que le fruit Le Crotoy, 2004. Document
d’un camp. d’un enchaînement expé- photographique.
Cette conscience de l’es- rimental qui inclut divers « Personne n’a jamais vu un
lieu autrement qu’en un certain
pace qui accorde beaucoup media au service d’une temps, ni un temps autrement
de crédits au dessin d’un expression visuelle. Un prin- qu’en un certain lieu… De la
contour, ce à quoi je suis cipe de métamorphose s’est présente heure l’espace en soi et
réceptif, et qui a conditionné imposé à l’exemple de cette le temps en soi doivent descendre
mon intérêt pour les artistes image photographique d’une au royaume des ombres ; seule
du « Hard Edge », méritait paroi de montagne glacée, leur combinaison conserve
dédoublée par effet de miroir une existence indépendante »
d’inventer une façon de faire
(Herman Minkowsky).
imploser le ou les cadres pour gauche/droite, et qui trouve
donner forme à une certaine son prolongement dans la
visibilité déplacée de l’enca- production d’une sculpture
drement (Figure 7). mate intitulée « soleil de
La sculpture qui, dans ses plomb » (Figure 8). Figure 7
modes d’appréhension et Le déploiement dans l’es- A) Sujet, M.A. THEBAULT, 1992.
d’appréciation, est aussi la pace de cette surface de Sculpture, 75 × 75 × 95 cm, Carton,
conséquence d’une relation plomb était une première épingles ; B) Tableau,
entre l’ombre et la lumière, manière de rendre compte M.A. THEBAULT, 1992. Sculpture,
120 × 57 × 57 cm, granit, chêne.
révèle à l’œil la forme de la notion d’étendue. De
« L’art dit Stephen, c’est la façon
physique et matérielle de plus, ces œuvres parvenaient humaine de disposer la matière
son existence. En ce sens, à traduire une présence sensible ou intelligible dans un
ce mode d’expression m’est physique suffisante de la dessein esthétique » (James
apparu adapté à l’exigence lumière en dépit du choix de Joyce, dans Dedalus).
qu’impose une tentative de
réconciliation entre deux A B
mouvements antagonistes :
celui de l’extension et celui de
la rétraction. Ceci m’a amené
à concevoir simultanément
sculptures, photographies et
productions graphiques pour
constituer des ensembles
ou assemblées littéralement 175
La chimie et l’art B

Figure 8 ce matériau qui la contenait, de verre, plaques de cuivre


l’absorbait. « Cela signifie que rouge, flaques d’eau, dans
A) Ardennes luxembourgeoises, le contemporain n’est pas celui des espaces résiduels et
M.A. THEBAULT, 1987.
qui, en percevant l’obscurité du périphériques à mon atelier
Photographie N&B, 12 × 32 cm ;
B) Soleil de plomb, Marc Thebault, présent, en cerne l’inaccessible (Figure 9).
1987. Sculpture, 325 × 125 × 70 cm, lumière ; il est aussi celui qui, Ces dispositifs fabriqués à
plomb, acier et bois. par la division et l’interpolation l’échelle 1 sans maquette
« L’origine n’est pas seulement du temps, est en mesure de le préalable, par leur rencontre
située dans un passé transformer et de le mettre en
chronologique : elle est
avec les rayonnements lumi-
relation avec d’autres temps, neux, d’intensité variable mais
contemporaine du devenir
historique » (Giorgio Agamben).
de lire l’histoire d’une manière puissants à certaines heures,
inédite, de la « citer », en et le choix de leurs inscrip-
fonction d’une nécessité qui tions spatiales (toit, terrasse,
ne doit absolument rien à son remise) n’étaient saisissables
arbitraire, mais provient d’une qu’in situ et nécessitaient
exigence à laquelle il ne peut à nouveau le secours du
pas ne pas répondre », précise medium photographique pour
Giorgio Agamben dans son les documenter.
texte Qu’est-ce que le contem-
L’obsession de parvenir à
porain ? [3].
donner une présence visible
Figure 9
à la lumière dans un objet
A) Zonsondergang, 1988, dispositif matériel m’a invité à dessiner
in situ, Jan van Eyck Akademie
2.3. Paradoxe 3
des structures qui l’encadrent
Maastricht. J’ai ensuite entrepris d’im- et la conduisent afin de la
B) Miroir, 2008. Sculpture,
pliquer la relation lumière/ révéler.
175 × 135 × 30 cm, Dacryl®, miroir
et bois. Col. Privée. étendue par l’inscription de
Par définition, la sculpture
Encadrer la lumière consiste à surface réalisée dans des
est suggestion d’un objet
donner une limite matérielle à matières à fort pouvoir réflé-
dans l’espace. Mon propos
un vide. chissant tels que cristaux
vise à inverser les termes de
cette proposition : suggérer un
A B espace par un objet.
Encadrer la lumière consistait
en effet à donner une limite
matérielle à un vide.
Les sculptures Cadre de
lumière, Retenue de lumière et
Pierre de la Clarté témoignent
de ce travail (Figure 10).
Le choix de l’épaisseur des
matériaux, les modes d’as-
semblage et la qualité de
finition des surfaces de
176 cuivre rouge visaient à valo-
Atelier et athanors
A B C

riser la circulation des vides à partir de laquelle peut être Figure 10


contenus et désignés dans pensé l’espace.
chacune de ces sculptures A) Cadre de lumière, 1990.
Un premier niveau de lecture Sculpture, 240 × 110 × 35 cm.
et que je considérais comme pourrait laisser croire que Cuivre, plexiglas®, chêne ;
l’expression de la représen- l’essence de l’être artiste est B) Retenue de lumière, 1990.
tation de l’espace pour lui- une condition suffisante à Sculpture, 240 × 240 × 35 cm.
même. l’essence de l’art par le simple Cuivre, mica, chêne ;
Une lettre de Martin Heidegger fait (Ereignis, soit l’idée d’un C) Pierre de la Clarté. Sculpture,
125 × 210 × 7 cm. Granit,
à sa femme Elfride, datée du surgissement de l’événement plexiglas®, chêne. Col. privée.
6 octobre 1932, donne dans comme avènement) que le « Suggérer un espace par un
toute sa puissance émotion- travail de l’artiste stimule et objet. Encadrer la lumière ».
nelle, un formidable écho à promulgue un espace singu-
ce qui s’apparente à un indi- lier et actif comme exten-
cible et qu’il contracte en sion tridimensionnelle de
une expression : l’essence de son propre corps. Si je n’en
l’espace. « Tu m’as demandé : rejette pas l’hypothèse, je
mais à proprement parler que me considère peu habilité à
fais-tu ? Rassembler et clari- en juger, bien que la phrase
fier le vouloir propre et à cette de conclusion de l’allocution
fin préparer les blocs du travail de Martin Heidegger, donnée
à venir. Je taille déjà l’un d’entre à l’occasion de l’inaugura-
eux – je n’en parle à personne : tion de l’exposition du sculp-
c’est l’essence de l’espace – teur Bernhard Heiliger le
je découvre et pressens qu’il 3 octobre 1964, semble sans
est plus et autre chose que appel : « Plus philosophique
ce en qualité de quoi, jusqu’à que la science et plus rigou-
présent, on le considérait à reux, c’est-à-dire plus proche
savoir la forme ou le conte- de l’essence de la chose même
nant des choses et de leurs – est l’art. »
dimensions… mais il est autre. Le travail de l’art n’est certai-
À partir de là le « temps » nement pas étranger à ces
se modifie aussi et tout est préceptes, mais son impact
en transformation – et nulle relève le plus souvent d’un
pierre ne demeure sur l’autre. visible différé.
Il faut d’abord en trouver et en
dégager de nouvelles. »
2.4. Paradoxe 4
Selon Didier Franck, s’es-
quisse dans ce courrier une Sur le chemin de la création,
profonde remise en cause l’une des meilleures direc-
des déterminations ontolo- tions de l’engagement artis-
giques et donc temporelles de tique passe par des manières
l’espace au profit de la seule de radicalité. Le concept
vérité de l’essence de l’être, de paysage, familièrement 177
La chimie et l’art

A B

Figure 11 attaché à celui de nature, peut J’ai opté pour une élaboration
conduire à des interprétations de formes prégnantes, dessi-
Vitrine paysage, 1989. contradictoires et malve- nées, douces, actives pour
M.A. THEBAULT. Sculpture,
nues sur la place de l’homme elles-mêmes dans leurs prin-
110 × 60 × 90 cm. Granit,
plexiglas®, chêne, eau, plexiglas®. dans son environnement, cipes d’immanence. De plus,
(Vue du dessus (B)). du bon usage de ce dernier par le choix de contenir en un
et des priorités politiques objet les termes constitutifs
qui s’y adjoignent pour en du paysage, j’ai souhaité obli-
réguler le cours ou satisfaire térer toute forme de hiérar-
à de nouvelles opportunités chisation entre les matières
économiques. « Nous sommes et matériaux d’origine natu-
des hommes, nous sommes relle ou culturelle, liquide et
des rois, nous réclamons notre solide… et ainsi cherché à
tribut. Dès le jour où nous déplacer le débat qui vise à
sommes apparus sur la terre, opposer nature et culture.
nous l’avons dévalisée » [1]. L’emploi du PMMA, connu
Capter et restituer la lumière le plus souvent par la dési-
par des matériaux que seuls gnation d’une marque
les procédés industriels commerciale à l’exemple
Figure 12 permettent de produire (acier, du Plexiglas®, s’est avéré
Flaques, 1988. Sculpture murale, cuivre rouge, verre, matériaux répondre, dans mon cas,
30 × 12 × 7cm. Plexiglas®, chêne, de synthèse) peut contrarier aux contraintes objectives
eau, polaroïd. les valeurs nouvellement induites par cette volonté
« Sans eux (les hommes), elle conquises de protection de de trouver une alternative
(la terre) serait encore perdue la nature. Ces valeurs sont à la question de l’évocation
dans le désert, ignorante d’elle
même, les portes de son cœur à
certes nécessaires, à condi- du paysage par les moyens
jamais closes, ses perles et ses tion de ne pas en subir une de la sculpture en évitant
diamants enfermés loin de la forme d’ostracisme réaction- soigneusement le médium
lumière » (Rabindranath Tagore). naire (Figure 11). de la lumière de source élec-
trique et la posture d’une
organisation scénographique
de l’espace par le biais d’ins-
tallations in situ. L’emploi
d’un verre synthétique, plus
savamment appelé polymé-
thacrylate de méthyle (Encart
« PMMA, quesako ? »), m’a
permis de réaliser des pièces
murales tridimensionnelles
(Figure 12) contenant de l’eau
178 dessinant une ligne d’horizon.
Atelier et athanors
LE PMMA : QUESAKO ?
« Produit de synthèse chimique, le plastique est le matériau du XXe siècle. L’extrême diversifi-
cation des résines de base a fait du plastique le passe partout idéal, l’élément clef de toutes les
substitutions » (Pierre Restany) [5].

Le PMMA, ou polyméthacrylate de méthyle, est un matériau plastique synthétisé par l’in-


dustrie chimique sous la marque Dacryl® ou encore Plexiglas®. Il est apprécié pour ses
nombreuses propriétés : outre sa grande rigidité, le PMMA possède une excellente capacité
à transmettre la lumière, et peut être utilisé pour remplacer le verre dans la fabrication de
vitres.
D’un point de vue chimique, il s’agit d’un polymère dont le motif de base a pour formule
(Figure 13) :

Figure 13
Le PMMA.

Sur les polymères dans l’art


Rappelons qu’un polymère est une molécule se présentant sous forme d’une longue chaîne,
formée par l’enchaînement répétitif d’un motif élémentaire appelé monomère.
D’origine naturelle ou synthétique, une résine est un type de polymère usuellement utilisé
comme matière de base pour fabriquer des peintures, laques et vernis (vernis cellulosique
pour les « gommes-laques », vernis acrylique pour vernir les œuvres modernes peintes à la
peinture acrylique, etc.).
D’utilisation plus récente en art, les matières plastiques modelables sont un autre type de
résine qui a vite séduit nombre de sculpteurs contemporains. Parmi ces résines, on peut
citer les résines époxy – polymères formés à partir de motifs « époxydes » (deux atomes de
carbone voisins liés par un pont oxygène) –, qui sont usuellement employées pour la finition
de sols industriels et décoratifs, dans l’agro-alimentaire et les sports nautiques (fabrication
de planches), grâce à leurs propriétés de résistance aux contraintes chimiques et méca-
niques. Les résines polyester sont également très répandues : elles connu un fort dévelop-
pement industriel dès les années 1950. Obtenues à partir de l’éthylène et du benzène, ces
résines sont surtout employées pour les stratifiés composites avec de la fibre de verre, ou
pour réaliser par coulée des objets opaques ou transparents.

Une adéquation perceptible, Libavius en 1595 n’aura évidem-


mais non immédiatement ment pas imaginé le devenir
intelligible, s’opère ainsi entre d’une expérience qui consista
deux états de matière, l’un à distiller du sucre de plomb
liquide (eau) et l’autre solide et qui lui permit d’obtenir de
(PMMA) sans doute puisque l’acétone. Sans doute en est-il
ce dernier avant polyméri- de même pour Berthelot qui en
sation (voir l’encart « PMMA, soumettant aux étincelles élec-
quesako ? ») se présente triques un mélange d’azote et
également sous forme liquide d’acétylène obtint l’acide cyan-
et incolore. hydrique en 1868. Le premier 179
La chimie et l’art

acide méthacrylique fut obtenu L’histoire n’est assurément


par Fitting en 1877, à partir du pas une affaire de boucle, ni
chlore et de l’acide succinique, de trajectoire programmable.
qui probablement, ne soupçon- Le passage du XIXe au XXe siècle
nait pas que les méthacrylates opère une rupture à vif dans
(combinaisons d’acide métha- les modes de construction des
crylique et d’alcools) étaient systèmes de pensée et la diver-
polymérisables. Otto Röhm, sité des attitudes et produc-
suite à de multiples études tions artistiques se fait l’écho
conduites depuis 1901, réussit de tous ces grondements.
en 1933 à couler du polymétha- Peter Szondi en vient à penser
crylate de méthyle entre deux que « du point de vue de la fin de
plaques de verre et le polymé- siècle, il ne peut exister d’espoir
riser. Un an plus tard la société qu’au passé ». Je préfère consi-
Röhm Gmbh commercialisait dérer que le présent réactive,
les premières plaques de plexi- re-soumet à celui qui regarde,
glas®. un déjà pensé à réajuster sur
l’établi de notre propre contem-
Au début du XXe siècle, de
poranéité.
nombreux matériaux issus
des recherches scienti- Au début des années 1990,
fiques ont permis des appli- j’ai développé des projets
cations et des procédés de de sculpture à fort potentiel
mises en production indus- d’inscription dans les espaces
trielle. Ils sont aussi de fait domestiques intérieurs et
entrés dans la composition extérieurs.
de tableaux, reliefs ou sculp-
Des articulations objectives
tures. Je pense plus préci-
avec le champ du design ont
sément à certaines œuvres
pu s’établir. L’exposition à
d’artistes russes appartenant
la galerie Alessandro Vivas
initialement au mouvement
(Paris, 1997), que j’avais
constructiviste (voir l’encart :
intitulée L’ornement pas, fit
« Quelques courants artis-
doublement état de ces préoc-
tiques du XXe siècle ») comme
cupations puisqu’elle présen-
les frères Pesvner et Gabo.
tait simultanément le travail
Ils furent aussi parmi les tous
réalisé au Cirva (Marseille)
premiers sculpteurs à utiliser
par le designer Nestor Perkal,
des matières plastiques
et plusieurs de mes travaux
dès 1916 tel que le cellu-
conçus dans la perspective
loïd. Moholy-Nagy, hongrois
d’affermir et d’assumer leur
et professeur au Bauhaus,
dimension pleinement déco-
utilisa également des feuilles
rative.
de méthacrylate de méthyle
au début des années 1920. Ainsi, un kit de sept éléments
La sculpture par assemblage, en résine polychrome (voir
imaginée dans le prolonge- l’encart « PMMA, quesako ? »),
ment des premiers collages chacun d’entre eux pouvant
et reliefs de Picasso, s’est peu être reproduit en nombre,
à peu imposée, augmentant autorisait la production de
le champ des possibilités de motifs qui évoquent des carac-
mise en œuvre de la sculp- téristiques architectoniques
ture jusqu’à lors limitée à la récurrentes (balustrade, fleur,
180 statuaire. volutes) (Figure 14).
Atelier et athanors
« Pourquoi le plastique,
élément – conditionneur – de
tous nos objets de consom-
mation, ne nous aiderait-il pas
à conditionner aussi, selon
des types de structuration
appropriés, nos états d’âme
et introspection, les moments
faibles et les temps forts de
notre conscience critique,
la réflexion de l’art sur lui-
même ? » [5].
En contrepoint, j’ai cherché
à explorer et exploiter les
possibilités de mise en œuvre
de sculptures pour jardin
d’agrément.
Configurations et objets et du temps, et un impé- Figure 14
de référence offraient une tueux désir de se libérer des
contraintes de style et autres L’ornement pas, résine polychrome
variété de typologies formelles
15 × 12 cm. M.A. THEBAULT, 1996.
savantes ou populaires contingences limitatives et
(bassins, barrière, blanche- conventionnelles. L’articula-
neige, bouquet, bambi, tion de matières dites nobles
bordure, bifurcation). Les (pierre, bois) et de maté-
matériaux retenus comme la riaux de synthèse dans une
fonte d’aluminium, le béton même proposition visuelle
blanc, la faïence émaillée ou m’ont ouvert de nouvelles
la résine polyester (voir l’en- perspectives expressives
cart « PMMA, quesako ? »), par les possibilités de conju-
exprimaient différents états gaison des transparences
de densité des matières qui et des opacités fondues au
structurent et imprègnent même creuset de la couleur.
ces espaces. Ils répondaient « Produit de synthèse chimique,
tous aux mêmes procédures le plastique est le matériau du
techniques de moulage et de XXe siècle. L’extrême diversifica-
coulage, garantissant une tion des résines de base a fait
structure morphologique du plastique le passe-partout
idéal, l’élément clef de toutes Figure 15
homogène en dépit des écarts
formels et stylistiques volontai- les substitutions » (Pierre Bassin, 1997. Sculpture, 75 × 75
rement accentués (Figure 15). Restany) [5]. × 57 cm. Résine polychrome. Col.
Privée.
« Pour que le recours technique Le très grand nombre d’ar- Les techniques de coulage et de
soit qualifié comme appartenant tistes à s’être saisi de ces moulage ouvrent sur une grande
à l’art, il faut d’abord que son matériaux de synthèse tout variété de formes.
sujet le soit », rappelle Jacques
Rancière.
Sans doute faut-il voir, dans
les intitulés de ces proposi-
tions, somme toute expéri-
mentales, Cadres de séjour,
Des petits lots, L’ornement
pas, autant de tentatives
de contraction de l’espace 181
La chimie et l’art
A B

force réside dans un paysage


d’arrière plan formé par les
collines du Toulois.
Ma première intention était
d’imaginer un lien fort entre
le dessin d’une forme et son
inscription visuelle dans ce
Figure 16 au long du siècle dernier paysage à découvert. Pour
entraîne une aussi grande cet espace continu et infini,
A) Compression, César, 1971. diversité dans les pratiques et
Diam. 7 cm. Méthacrylate de j’ai entrepris les premières
méthyle ; B) Champ de 10 lentilles,
approche sensible de la ques- recherches graphiques jouant
Sarah Holt, 1971. Résine de tion de l’art (Figure 16). de l’étirement des formes et
polyester. J’ai plaisir à me saisir d’un du respect des ponctuations
« Pour que le recours technique dernier paradoxe, celui de visuelles telles que : ligne
soit qualifié comme appartenant d’horizon, masse d’arbres,
l’évidence de la discontinuité
à l’art, il faut d’abord que son
qui régit actes et actions plans colorés des champs.
sujet le soit » (Jacques Rancière).
individuelles et collectives… Ces dessins m’ont permis
discontinuité des fragments de vérifier les articulations
épars que le déroulé du temps formelles possibles entre la
reprend, augmente et peut verticalité de la sculpture et la
sceller en un tout cohérent. ligne d’horizon et de dégager
un registre de formes simples
capables de supporter toute
En forme de conclusion... variation d’échelle ou de
format.

3
Dans la première version
L’enchantement de ce projet, l’objet sculp-
du cœur, ture présentait des contours
les sculptures partiellement modelés en
environnementales transparence colorée par
À la fin de l’année 2005, j’ai inclusion de blocs réalisés en
été invité par Jean-Jacques PMMA (Figure 17).
Michel, directeur de l’École À cet effet, j’avais pris contact
Supérieure des Arts et Tech- avec la société Dacryl® qui
niques (ESAT) d’Allamps produit un polyméthacrylate
en Meurthe et Moselle, à de méthyle dix fois plus
imaginer un projet de sculp- résistant aux chocs et deux
ture qui devait prendre lieu fois plus léger que le verre.
et place sur le site de cette Cette matière m’a permis
Figure 17 entreprise. À l’occasion de de prolonger notamment le
L’un Défini, 2006-2007. Travaux mes premières visites, j’ai travail engagé sur la question
préparatoires. ESAT d’Allamps. découvert un espace dont la de la circulation de la lumière,

182
Atelier et athanors
de l’objet à l’espace alentour. transparence des plaques Figure 18
La rencontre avec Gilbert était reconquise par l’ombre.
Ama-chronies, 2006. Sculpture,
Meyer, directeur de cette J’ai également conduit diffé- env. 100 m2, Dacryl® – inclusion
société, s’est traduite par la rentes expérimentations en métal.
possibilité d’explorer à ma atelier dans le but de tenter de La transparence des plaques de
convenance les possibilités donner une forme visuelle au Dacryl® embuées est reconquise
expressives de ce matériau : temps. Pour en suspendre le par l’ombre.
un enchantement… cours, j’ai retourné et placé la
Pour beaucoup d’artistes l’em- figure d’un battant de cloche
ploi du plastique apparaît dans une structure en bois aux
proportions des anciennes
comme une extension logique
horloges (Figure 19A). La
de leur démarche, notait en
désuétude du passé est indi-
1973 Pierre Restany [5]. Je
quée par la présence de deux
souscris toutefois à l’idée
plaques roses dans lesquelles
émise par ce même critique se trouve inclus un tissu qui
d’art que « l’incidence du n’est pas sans évoquer le Figure 19
matériau est quasi nulle ou tout motif qui apparaît dans le
du moins secondaire, complé- A) Temps suspendu, 2008.
tableau La desserte rouge de Sculpture, études d’atelier,
mentaire pour ainsi dire, sur Matisse (Figure 19B). 225 × 24 × 35 cm. Bois, dacryl-
la structure morphologique de inclusion textile. B) La desserte
L’évocation poétique vise aussi
l’œuvre. » à conjurer la fuite irrépa- rouge, Henri Matisse, 1908, huile
sur toile, 180 × 220 cm. Musée de
Sollicité par Anne Malherbe rable du temps : « que l’heure l’Ermitage.
pour intervenir dans la cour sonne, que l’aiguille tombe, L’évocation poétique vise aussi à
de l’hôtel de Sauroy en 2006, que le temps n’existe plus pour conjurer la fuite irréparable du
j’ai choisi de traiter l’étendue moi », écrivait Goethe. temps.
du sol en le recouvrant de
plaque de Dacryl® (Figure 18). A B
Ces plaques présentaient
la particularité de disposer
de fines bandes de métal
incluses dans la matière,
formant le motif de lignes
d’ondes évoquant le passage
d’une énergie virtuelle. Sous
l’action du soleil, l’effet loupe
des plaques provoquait l’éva-
poration de l’eau, donnant à
l’étendue du jardin, l’impres-
sion d’une surface givrée. La 183
La chimie et l’art

Figure 20 En ce sens, la dernière nement dans son acception


version pour le projet destiné physique et symbolique.
L’un Défini, 2008/20090. Sculpture, à l’ESAT d’Allamps, intitulée
350 × 275 × 35 cm. Dacryl et béton Silhouette colorée et dressée,
L’un Défini (2008/2009), privi- elle signale et signe un désir
blanc, ESAT d’Allamps.
légie l’aplomb de l’axe trans- d’appropriation, un opus par-
parent du temps. En proposer tagé. Toutes les conditions sont
un dessein, contraint au aujourd’hui réunies pour expri-
dessin d’une forme nette, mer les articulations fines qui
accessible. Celle d’un battant sous-tendent et fondent le pro-
de cloche s’est aussi ici jet artistique. Une manière, sans
imposée, par ricochet et doute, d’augmenter les cercles
point de passage objectif funambules, d’en garantir leur
entre recherche d’atelier valeur d’utopie, soupçonnée
et inscription dans l’espace par tous ceux, reconnaissant en
public (Figure 20). l’autre, le reflet de leur propre
D’ordinaire suspendu et caché, transparence. La matérialité
la lisibilité reconquise du physique de la sculpture entre
battant de cloche vise à quali- délicatement en conflit avec
fier ici un lieu et son environ- l’immatérialité de la lumière.

184
Atelier et athanors
WHO’S WHO
Quelques éléments biographiques utiles

Giorgio Agamben (1942) : philosophe italien, essentiellement spécialiste de la pensée de


Walter Benjamin et de Heidegger, mais aussi particulièrement versé en philosophie médiévale
et dans l’étude généalogique des catégories du droit. Après avoir enseigné successivement
à l’Université de Macerata et à celle de Vérone, il est depuis 2003 professeur d’Esthétique à
l’Université IUAV de Venise. Il tient aussi un séminaire au Collège international de philosophie
à Paris. En 2006, Giorgio Agamben a reçu le prestigieux Prix Européen de l’Essai Charles
Veillon pour l’ensemble de son œuvre.*
* extraits de Wikipédia, biographie.

Larry Bell (1939) : l’apparente sobriété des œuvres de Larry Bell est immédiatement court-
circuitée par la coloration irisée de leur surface. Contrebalançant la sévérité de la forme, elle
introduit une labilité de l’expérience sensible qui contraste avec l’exigence de clarté formelle
poursuivie par le minimalisme. C’est en faisant chauffer de l’aluminium dans une cuve où il
place également les sculptures que l’artiste produit le revêtement métallique qui les colore.
Par ce procédé, les faces du cube, toujours transparentes, sont également réfléchissantes et
filtrent la lumière, provoquant des reflets à l’intérieur du volume. Ce qui paraissait si stable
au premier regard prend une apparence confuse. Lorsqu’on regarde l’intérieur du cube, les
faces semblent s’être détachées pour y flotter sans attache.*
* extraits de Marguerite Pilven dans Paris Art. com.

Clement Greenberg (1909-1994) : son livre Art and Culture, paru en 1961, obtint un grand
succès parmi les artistes minimalistes pour sa critique de l’expressionnisme. Greenberg
conçoit l’histoire de l’art de façon purement formelle comme une suite de révolutions en
rapport aux conventions historiques du medium. Dans le cas de la peinture, la tendance
serait une orientation vers la planéité. La planéité et la délimitation de la planéité suffisent à
définir la peinture. Greenberg conçoit deux catégories de peintres dans le courant de la pein-
ture moderne américaine, les peintres du Hard-Edge, peinture de la forme et des angles :
Ellsworth Kelly, Frank Stella, et les peintres du Color-Field, champs de couleur.*
* extraits de Wikipédia, biographie.

Louis Guilloux (1899-1980) : écrivain français né à Saint-Brieuc. Dans toutes ses œuvres, il
montre la détresse des êtres confrontés à l’injustice, à la guerre, à la solitude, au mal de
vivre, de l’enfance à la vieillesse. Mais s’il peint le caractère tragique ou dérisoire de la condi-
tion humaine, il en souligne aussi la grandeur.*
* extraits de la société des amis de Louis Guilloux.

Jacques Rancière (1940) : philosophe, professeur émérite à l’Université de Paris VIII (Saint-
Denis). Il a animé la revue Les Révoltes logiques de 1975 à 1985. Il a publié notamment La
Nuit des prolétaires (Fayard, 1981), Le Philosophe et ses pauvres (Fayard, 1983), La Mésentente,
Politique et philosophie (Galilée, 1995), Aux bords du politique (La Fabrique, 1998), Le Partage
du sensible, Esthétique et politique (La Fabrique, 2000), La Fable cinématographique (Seuil,
2001), Malaise dans l’esthétique (Galilée, 2004), La Haine de la démocratie (La Fabrique, 2005).*
* extraits de Multitudes samizdat. net (revue politique, artistique, philosophique).

Mark Rothko (1903-1970) : peintre américain, faisant partie des artistes de l’expressionnisme
abstrait américain – même s’il refusait cette catégorisation aliénante. Dans ses toiles, il s’ex-
prime exclusivement par le moyen de la couleur qu’il pose sur la toile en aplats à bords
indécis, en surfaces mouvantes, parfois monochromes et parfois composées de bandes
diversement colorées. Il atteint ainsi une dimension spirituelle particulièrement sensible.*
* extraits de The collector’s choice.
185
La chimie et l’art

Rabindranath Tagore (1861-1941) : écrivain et pédagogue, prix Nobel de littérature en 1913.


À sa naissance, son père déclara magnifiquement : « Il s’appellera Robindra, le soleil. Comme
lui, il ira par le monde et le monde sera illuminé ». À l’époque de la naissance de Rabindra-
nath, le Bengale était le théâtre d’importantes transformations. Iswar Chandra Vidyasagar
avait essayé de changer la situation des femmes dans la société. Tagore était accablé par
la misère économique, sociale et politique des paysans. Voici ce qu’il écrivit plus tard à ce
propos : « Nos prétendues classes responsables vivent dans l’aisance parce que l’homme ordi-
naire n’a pas encore compris sa situation. Voilà pourquoi le propriétaire le bat, le prêteur sur
gages le tient à la gorge, le contremaître le maltraite, l’agent de police l’escroque, le prêtre l’ex-
ploite et le magistrat lui fait les poches »*.
Tagore était convaincu que l’on ne changerait pas cette situation en faisant appel aux senti-
ments religieux du propriétaire, de l’agent de police ou du prêteur sur gages. Dans la société,
ce n’est pas la charité qui fait loi mais la nécessité. Il faut donc avant tout que les êtres
perçoivent le lien qui fait d’eux une société.**
* Tagore R., Social Work [Travail social], 1915 ; traduit en anglais par B.N. Ganguli pour le Séminaire sur
« Le facteur humain dans la croissance de l’économie rurale », dans Visva Bharati Quarterly (Santinike-
tan), vol. VII, 1961, p. 19 à 30.
** extraits de l’encyclopédie de l’Agora.

Bibliographie Éd. Rivages Poche/Petite


Bibliothèque.
[1] Tagore R. (1921). La maison [4] Heidegger M. (2009).
et le monde, Coll. Petite Remarques sur art-sculpture-
Bibliothèque Payot, 1991. espace, Éd. Rivages Poche/
[2] Rancière J. (2000). Le partage Petite Bibliothèque.
du sensible, Éd. La Fabrique. [5] Restany P. (1973). Le
[3] Agamben G. (2008). plastique dans l’art, Éd. André
Qu’est-ce que le contemporain ?, Sauret.

186
Rose Agnès Jacquesy et Anne Bouquillon, d’après la conférence de Jean-Pierre Mohen
Faïence et verre de la protohistoire à l’histoire ancienne
Faïence
et verre
de la protohistoire
à l’histoire ancienne

Ce qu’il y a de certain, c’est que la Chimie


n’a point fait de découverte depuis celle
des métaux, plus merveilleuse et plus
utile que la découverte du verre.
Diderot et d’Alembert,
l’Encyclopédie, 1751-1772

Prométhée, en volant le lurgie, Âges du Cuivre, du


feu divin, fonde l’humanité. Bronze puis du Fer. L’abon-
Pendant plus de deux millions dance et la variété de leurs
d’années, l’homme taille vestiges en ont permis très
le silex pour fabriquer ses tôt l’étude. C’est plus difficile
outils et ses armes. Ce n’est pour le verre et plus généra-
qu’avec la possession du feu lement les matières vitreuses,
qu’il a pu utiliser les mine- qui sont plus fragiles, s’altè-
rais, mais aussi cuire l’argile rent et sont donc plus rares.
pour façonner des poteries ou Leurs premières études
fondre le sable pour faire du scientifiques datent des
verre. années 1870, voire du début
du XIXe siècle (Salvetat, Bron-
Maîtrise du feu, arts du feu
gniart), mais les méthodes
furent ainsi les étapes fonda-
très élaborées, disponibles
trices de la progression de la
depuis peu (comme celles
civilisation.
non destructives utilisant les
Après le paléolithique et le rayons X, présentées dans
néolithique, qui ont connu le les Chapitres de K. Janssens
travail de la pierre, de l’os, et P. Walter), permettent d’en
de l’argile, mais aussi l’art mieux percer les mystères :
pariétal, les grands stades méthodes de fabrication et
du développement de l’hu- technologies mises en œuvre,
manité ont été définis sur la origine géographique, data-
base des progrès de la métal- tion…
La chimie et l’art

Figure 1 Les premiers matériaux régions, on a trouvé des objets


vitreux artificiels (faïence, façonnés par l’homme à la
Localisation des principaux foyers glaçures, verre…) ont été fin du Ve millénaire av. J.-C. :
d’émergence de la glaçure sur
inventés très tôt, il y a de petite taille, souvent des
pierre.
environ 7 000 ans. Même si perles, leur base est la stéa-
l’Égypte ancienne est souvent tite, une forme compacte
présentée comme seule pion- de talc, c’est-à-dire un sili-
nière en la matière, on pense cate de magnésium hydraté
maintenant, notamment sur (Mg3Si4O10(OH)2) (Figure 2A).
la base d’études chimiques L’avantage de la stéatite sur les
approfondies, que les inven- matériaux cristallins comme
tions et les technologies ont le quartz, également utilisé,
été produites simultanément est que c’est un minéral très
et indépendamment dans la tendre et facile à travailler. À
vallée de l’Indus, en Égypte et la cuisson, une transformation
au Proche-Orient (Figure 1). chimique se produit, l’eau du
Un des enjeux de la recherche silicate hydraté est éliminée, et
archéologique actuelle est de la stéatite initiale est convertie
savoir où, quand, comment en enstatite (MgSiO3, Figure 2B)
ces matériaux ont été déve- et cristobalite (forme haute
loppés et comment leur fabri- température de la silice). La
cation a évolué. surface de l’objet devient très
dure (sa dureté passe de l’in-
dice 1 pour la stéatite à l’in-

1 Au
dice 7). Quand on applique en
commencement… surface un mélange de silice,
de fondants et d’oxydes colo-
rants, les objets se couvrent,
1.1. D’abord la stéatite
après cuisson, d’une pellicule
Dans les sites de fouille vitrifiée : ils sont dits glaçurés
188 explorés dans ces trois (Figure 2C).
Faïence et verre de la protohistoire à l’histoire ancienne
A B C

Il s’agit de technologies très chimique permettent alors de Figure 2


élaborées, car il est impos- faire la différence, le taux de
sible, à ces époques, d’at- sodium étant bien plus élevé A) Cristaux de talc (la stéatite est
une forme compacte de talc) ;
teindre directement les dans le premier cas. Dans la B) Bloc d’enstatite prélevé sur
températures nécessaires vallée de l’Indus, la glaçura- le mont St Hélène, en Californie
à la fusion des silicates et tion se faisait, semble-t-il, par (États-Unis) ; C) Perles en stéatite
la vitrification de la silice l’application directe sur chaque glaçurée du site de Mehrgarh.
(plus de 1 300 °C). Il a donc objet d’un mélange visqueux Avec l’aimable autorisation de
fallu découvrir que l’ajout de relativement complexe, riche Dominique Bagault.
fondants alcalins permettait en calcium et aluminium. En
d’abaisser cette température Égypte, par contre, les objets
jusqu’à 900 ou 1 000 °C. auraient été glaçurés plus
Le succès des objets glaçurés simplement en les plongeant
viendra de leur aspect dans un pot rempli d’une
brillant et coloré, même si poudre fine contenant tous les
cette couleur bleu turquoise constituants de la glaçure. Le
n’évolue pratiquement pas récipient est chauffé, et une
pendant longtemps. En effet, partie de la poudre glaçu-
l’adjonction de colorant à rante réagit avec la surface
base d’oxyde de cuivre se de l’objet ; cette technique
retrouve également dans les appelée cémentation permettra
objets issus des trois régions une production quasi indus-
– Indus, Égypte et Proche- trielle. Une troisième tech-
Orient. Il semble d’ailleurs nique, l’efflorescence, basée
très probable que, dans ces sur la migration en surface
trois régions, existe un lien des ingrédients, était égale-
entre l’invention de la tech- ment largement utilisée sur la
nologie de la glaçure et les faïence. Ces techniques seront
débuts de la production d’al- appliquées aussi bien sur la
liages à base de cuivre. stéatite que, plus tard, sur la
Même si les composants de faïence (Encart « Quelques
base sont les mêmes, des définitions et techniques »).
différences significatives sont L’émergence simultanée et
observées dans les recettes probablement indépendante de
utilisées. Par exemple, le l’innovation que constitue l’utili-
fondant alcalin peut être soit sation de la stéatite glaçurée est
des cendres végétales, soit liée à un certain état de civilisa-
de la soude (le natron antique tion et de niveau de savoir-faire ;
notamment, voir le Chapitre de elle évoluera différemment
J.-C. Lehmann), ou encore des selon les régions, en fonction
sels alcalins potassiques ; les de divers facteurs, échanges,
proportions de potassium et abondance des matières
de sodium dans la composition premières, croyances... 189
La chimie et l’art

QUELQUES DÉFINITIONS ET TECHNIQUES


La faïence (au singulier) est un matériau composite dont le corps, fait d’une pâte siliceuse
est recouvert d’une glaçure. La pâte peut être composée de grains de quartz ou de silex
finement pulvérisés ou de sable ; les grains sont cimentés par une phase vitreuse contenant
des alcalins (provenant du natron ou de cendres végétales) et de la chaux. Ces fondants alca-
lins permettent d’abaisser la température de fusion du quartz ; au cours de la cuisson vers
900-1000 °C, une petite partie de la silice fond, une substance vitreuse se forme qui cimente
les grains non fondus du corps. Dans un verre en revanche, tous les ingrédients doivent être
fondus au chauffage. La coloration est obtenue par l’ajout d’oxydes métalliques.
La glaçure est une fine couche vitreuse de surface, terme retenu par les archéologues de
préférence à celui d’émail utilisé pour la céramique contemporaine et pour le verre appliqué
sur le métal. La glaçure peut être appliquée sur divers supports, pâte siliceuse, argileuse,
roches… (Figure 3). Alcalines, utilisant la soude et la potasse comme fondant, les glaçures
sont utilisées durant toute l’Antiquité en Égypte et au Proche-Orient. Les glaçures au plomb,
puis les glaçures opaques n’apparaîtront qu’à la fin de l’Antiquité.

Figure 3
Glaçure sur stéatite (2 900-2 000 av. J.-C.).
Zoom × 15 à droite. Avec l’aimable autorisation de Dominique Bagault.

La fritte ou frittage se distingue des faïences par l’absence de glaçure. Dans l’Antiquité, il
s’agit essentiellement de mixtures calcinées de sable et de fondants grossièrement broyés,
souvent colorées à cœur. Cuite à relativement basse température, elle peut se trouver sous
forme de pains bruts, utilisés comme pigment, ou réduits en poudre, moulés et re-chauffés
pour la fabrication de petits objets colorés à cœur. Le bleu égyptien est une fritte composée
de quartz et d’un silicate mixte de cuivre et de calcium. Cette terminologie, classique, n’est
pas scientifiquement fondée, car il n’est pas une exclusivité de l’Égypte (Encart « Le royaume
d’Ougarit et le bleu égyptien »).
Le verre est un matériau homogène, obtenu par refroidissement d’un silicate totalement
fondu et conservant des propriétés particulières caractéristiques des liquides. Par chauf-
fage, le verre devenu malléable, peut être travaillé et recyclé pour de nouvelles utilisations.
Il peut être coloré par l’ajout d’oxydes.
L’émail stricto sensu est une poudre de verre fondu, appliquée sur du métal ; il ne semble pas
avoir été connu dans l’Égypte et la Mésopotamie antiques.

La pose de la glaçure
Les procédés mis en œuvre ont évolué au cours du temps. Les plus simples sont le trempage
et l’application. L’objet façonné et séché est plongé dans un mélange aqueux plus ou moins
liquide, constitué de quartz, de chaux et d’alcalins finement broyés. L’application peut se
faire soit par trempage, soit avec une brosse ou un pinceau. Selon la composition du mélange
190
Faïence et verre de la protohistoire à l’histoire ancienne
glaçurant, sa viscosité, la température de cuisson, la porosité de l’objet, il est possible
de créer des effets décoratifs, par exemple des coulures ou des gouttes.
Des procédés plus complexes ont été observés et reconstitués expérimentalement. Le
glaçurage par efflorescence consiste à mélanger dans la pâte brute initiale tous les
constituants et du corps et de la future glaçure. Au cours du séchage, l’eau contenue
dans la pâte migre vers la surface, avec une partie des alcalins et des oxydes colorants,
souvent à base de cuivre. Ils vont former une couche superficielle qui va réagir avec la
silice du corps de l’objet à la cuisson pour donner une glaçure très fine. Cet « autogla-
çurage » est le procédé le plus fréquemment utilisé dans l’Antiquité.
Le glaçurage par cémentation s’obtient en cuisant l’objet dans un pot renfermant une
poudre glaçurante très riche en fondants. Une partie de la poudre fond, des réactions
chimiques se produisent à la surface de la pièce à glaçurer. L’excès de poudre n’ayant
pas réagi est facilement éliminé, et il ne reste que l’objet glaçuré.
Ces procédés, probablement utilisés concurremment, ne permettent généralement
pas de déterminer l’origine des objets ni d’aider à leur datation.

D’après le catalogue de l’exposition Faïences de l’Antiquité. De l’Égypte à l’Iran. Musée du Louvre


2005.

En Égypte, bien que conti- av. J.-C. ; la faïence de silice Figure 4


nuant à être produite jusque ne semble pas y être repré-
vers les années 600 av. J.-C. Figurines de Thot à tête d’ibis
sentée avant le IIIe millénaire.
(Hauteur 14 cm) – 664-332 av. J.-C.
et même au-delà, elle sera La différence tient peut-être à (XVIe-XXXe dynastie).
rapidement supplantée par la valeur symbolique de la stéa- Ces statuettes, souvent des
la faïence (Figure 4), apparue tite ; en effet, de petits sachets représentations divines,
dès 4 000 av. J.-C. (période à usage prophylactique sont appartiennent au monde des
prédynastique). encore en vente aujourd’hui vivants et font office d’amulettes ;
les plus petites étaient portées.
À contrario, dans la vallée de sur les marchés de Kandahar.
Des amulettes particulières, plus
l’Indus, la stéatite, glaçurée D’ailleurs, l’existence d’une sommaires, sont des plaquettes de
ou non, restera le matériau de forme intermédiaire, la faïence cousues sur les linceuls et
prédilection jusqu’au déclin faïence de stéatite, dont on appartiennent au monde des morts.
de cette civilisation vers 1 900 n’a découvert aucun exemple Avec l’aimable autorisation de Céline
Rebière-Plé (Musée du Louvre).

191
La chimie et l’art

jusqu’à présent en Égypte ou techniques inconnues à


en Mésopotamie, va bien dans l’époque qui nous intéresse.
le sens d’une connotation L’usage du plomb comme
magique de la stéatite dans fondant principal n’apparaîtra
la vallée de l’Indus (Encart : en Orient et en Occident que
« La mystérieuse vallée de vers le Ie siècle av. J.-C, l’étain
l’Indus »). plus tard encore, vers 700
Les éléments scientifiques après J.-C.
concernant le Proche-Orient La faïence (de silice) antique,
et notamment la Mésopo- quant à elle, est constituée
tamie ne permettent pas, d’un mélange de sable et de
pour l’instant, d’exclure ou fondants qu’une cuisson à très
de confirmer l’existence haute température a vitrifié,
d’échanges avec la vallée de mais partiellement seule-
l’Indus ; en revanche, de tels ment, la phase vitreuse assu-
Figure 5 échanges sont prouvés entre rant la cohésion de l’ensemble
A) Dans les fouilles des couches l’Indus et l’actuel Israël. (voir l’encart « Quelques défi-
du IVe millénaire av. J.-C. de Cependant, il semble bien que nitions et techniques »). Elle
l’Acropole de Suse, environ les pierres semi-précieuses est recouverte d’une glaçure
2000 perles de cornaline ont été comme la cornaline aient calco-alcaline ou alcaline
dénombrées et étudiées. Les généralement colorée. Le
fait l’objet d’échanges très
grandes perles (6 à 8 cm) n’ont
actifs entre l’Iran ancien et un corps contient jusqu’à 95 % de
pu être faites localement étant
donné l’absence de gros galets important site commercial de silice, est hétérogène, et son
en Mésopotamie et de déchets la Vallée de l’Indus (Figure 5). façonnage exige des artisans
de taille : elles ont été importées hautement expérimentés, car
de l’Indus. En ce qui concerne les les craquelures sont un acci-
petites perles, la seule production 1.2. …puis la faïence dent fréquent au séchage et à
attestée localement est de qualité la cuisson, le matériau étant
médiocre, celles caractérisées La faïence archéologique n’a
rigide, peu malléable… et les
par un savoir-faire élaboré ont été rien à voir avec notre faïence
importées ; B) Sphéroïde côtelé techniques de refroidisse-
moderne, dont le nom vient
en cornaline, trouvé dans le site ment difficiles à maîtriser.
de la ville italienne Faenza.
archéologique de Nausharo. Dans
Les fameuses majoliques Si la technologie des maté-
la région indo-pakistanaise, les
premiers éléments de parure italiennes de la Renaissance riaux vitreux apparaît très tôt
en cornaline apparaissent sont des faïences, terres dans l’histoire des arts du feu
au Néolithique dès la fin du cuites à glaçure plombifère sous la forme de glaçures sur
VIIe millénaire. opacifiée à l’oxyde d’étain, pierre, vers 5 000-4 500 av. J.-C.,

192
Faïence et verre de la protohistoire à l’histoire ancienne
LA MYSTÉRIEUSE VALLÉE DE L’INDUS
À la découverte d’une civilisation étonnante
La mise au jour fortuite, vers 1920, de vestiges à Harappa et à Mohenjo-daro est à l’origine
de la découverte d’une civilisation remarquable, la civilisation de la vallée de l’Indus, qui reste
mystérieuse. Elle se développe sur un très vaste territoire, incluant l’Indus et le Pendjab,
le Pakistan actuel, le sud-est de l’Afghanistan et une grande partie de l’est du Baluchistan
(Figure 6A). Ce peuple d’artisans et de marchands, qu’on pense très pacifique, parlait une
langue inconnue, et utilisait une écriture qui n’est toujours pas déchiffrée. Le système de
mesure était unifié et semble avoir été décimal. Cette civilisation a construit, parfois sur des
collines artificielles, d’immenses cités, probablement les plus peuplées de l’époque, organi-
sées en quartiers et dont la logique urbanistique nous échappe ; la plus importante semble
être Mohenjo-daro, s’étalant sur une superficie de 100 à 200 hectares !
Une mission française, sous la direction de Jean-François Jarrige, a particulièrement étudié,
entre 1965 et 1996, les sites de Mehrgarh et de Nausharo au sud-ouest de Harappa (Figure 6).
Schématiquement, l’évolution de la civilisation dite Harappa peut être divisée en 4 grandes
périodes : entre 8 000 et 5 000 avant notre ère, les techniques de la métallurgie diffusent dans
toute l’Eurasie ; entre 4 000 et 2 600 avant notre ère, l’agriculture et le commerce enrichis-
sent la population et les villages deviennent de véritables villes (près d’un millier de villes
sont répertoriées), et une identité culturelle spécifique se développe ; entre 2 600 et 1 900, les
archéologues parlent d’une « époque d’intégration », durant laquelle cet immense territoire
(d’un rayon de quelques milliers de kilomètres) se dote d’une culture homogène (langue,
écriture, système de mesure….) ; entre 1 900 et 1 600, les villes sont progressivement aban-
données, l’écriture est négligée et des techniques tombent en désuétude.

A B

Figure 6
A) Carte des sites de l’Indus. 976 sites à la phase urbaine harappéenne ont
été recensés, dont 7 grands sites (superficie supérieure à 80 ha) ; B) Site
archéologique de Harappa, IIIe millénaire av. J.-C., civilisation de l’Indus.

La stéatite dans la vallée de l’Indus


Les premiers objets répertoriés en stéatite (noire en Indus) sont des perles, des ornements,
principalement des colliers constitués de centaines d’anneaux cylindriques, dont les plus
anciens datant du Bronze ancien (7 000 av. J.-C.), ne sont ni cuits ni glaçurés (Figure 7).

193
La chimie et l’art

Figure 7
Collier en perles de stéatite noire brute découvert dans une tombe
à Mehrgarh. Les premiers objets en stéatite répertoriés dans la
vallée de l’Indus sont des perles, principalement des colliers
constitués de centaines d’anneaux cylindriques. Les plus anciens,
datant du Néolithique (7 000 av. J.-C.), ne sont ni cuits ni glaçurés.
Les perles noires sont spécifiques de la production de la vallée de
l’Indus. Avec l’aimable autorisation de Dominique Bagault.

Dès la phase plus récente du néolithique, la stéatite a été cuite et c’est durant la période
du Chalcolithique (environ 4 500 à 3 500 av. J.-C.), que les objets de stéatite sont chauffés
et glaçurés (Figures 2 et 8), comme la détection de traces de cuivre sur la surface altérée
des perles semble l’indiquer (site de Mehrgarh). Au cours de la période suivante (pré-Indus,
environ 3 500 à 2 500 av. J.-C.), le glaçurage semble avoir été moins fréquent. Il sera à
nouveau utilisé dans la période dite Indus (entre 2 500 et 2 000 av. J.-C. environ, site de Naus-
haro) (Figure 8), puis abandonné au moment du déclin des grandes cités c’est à dire à partir
de 1 900 av. J.-C. environ.
L’étude analytique détaillée de ces stéatites quand elles sont glaçurées semble plutôt accré-
diter une méthode de glaçuration par application directe, et l’utilisation de cendres riches en
sodium. Les différences entre Mehrgarh et Nausharo résident surtout dans le taux d’alumi-
nium et de résidu d’argile, particulièrement élevé dans les premiers.

Figure 8
Stéatites glaçurées Nausharo, 2 400-2 000 av. J.-C.
Avec l’aimable autorisation de Dominique Bagault.

On trouve, sur les mêmes sites, quelques rares objets en « faïence de stéatite », c’est-à-dire
fabriqués à partir de poudre de stéatite et glaçurés (Figure 9) ; ils ont les mêmes caractéris-
tiques techniques que les objets en stéatite « massive ». On a découvert à Nausharo de très
nombreuses faïences traditionnelles bleu-vert, colorées au cuivre, mais aussi des faïences
de stéatite très particulières, brunes, couleur due à un mélange de manganèse, de fer, de
cobalt et d’un peu de plomb.
194
Faïence et verre de la protohistoire à l’histoire ancienne
Figure 9

Perles de stéatite (env.


2 300-2 000 av. J.-C.) – site
de Mehrgarh.
Détail de leurs
microstructures observées
au microscope électronique à
balayage
Avec l’aimable autorisation de
D. Bagault et B. Barthélémy.

Des ateliers ont été découverts, notamment dans la cité d’Harappa ; on y taillait et gravait
aussi des pierres dures, cornaline (Figure 5), jaspe et agate, ainsi que du lapis-lazuli, proba-
blement avec des outils à base de cuivre.

La faïence de silice dans la vallée de l’Indus


Bien qu’il y ait eu probablement des liens entre la production de stéatite dans le Moyen-
Orient et celle dans la vallée de l’Indus, les différences en matière de production de
faïence restent importantes : au Moyen-Orient, la production de faïence commence au
moins au IVe millénaire av. J.-C. et continue jusqu’à la fin de la période sassanide (637 de
notre ère) ; dans la vallée de l’Indus, en revanche, la production de faïence est beaucoup
plus tardive, aux environs de 2 800 av. J.-C. et n’a probablement pas duré au-delà de 1 900
av. J.-C.
Comme pour la production d’objets en stéatite, la production de faïences était contrôlée par
les élites, pour qui en posséder et en offrir était signe de puissance et de pouvoir.
Nous avons actuellement des données analytiques pour les faïences de quelques sites,
notamment Harappa (et Chanu-Daro) et Nausharo.

La fabrication des faïences de Harappa, Chanu-Daro et Mohenjo-Daro :


le cas particulier des bracelets en « grès »
L’étude de leur composition chimique et de leur microstructure montre que ces matériaux
sont très homogènes, leur fabrication a pu être reproduite en laboratoire. Ces faïences résul-
tent d’une succession d’étapes de frittage et de broyage, de chauffage et de refroidissement
jusqu’à obtention d’une poudre homogène constituée de quartz, de cendres de plantes riches
en sodium (comme le ghar qu’on trouve au Pakistan) et de colorant à base de cuivre. Après
un dernier broyage, et avant la fabrication de l’objet lui-même, une petite quantité de cendres
est ajoutée pour permettre, lors de la cuisson finale, la formation d’une couche d’efflores-
cence qui formera la glaçure (voir l’encart : « Quelques définitions et techniques »).
Ces faïences sont particulièrement résistantes car les fêlures s’y propagent mal, probable-
ment parce que les particules de quartz sont très fines et la porosité de la pâte faible, résultat
des phases alternées de chauffage et de refroidissement.
Les méthodes de fabrication n’ont peut-être pas beaucoup changé depuis cette époque. En
effet, on trouve toujours dans la vallée de l’Indus, des bracelets (stoneware bangles) empilés
dans des jarres cylindriques en céramique scellées ou munies d’un couvercle, et véritable-
ment « brûlées » à feu vif dans un four.
195
La chimie et l’art

La fabrication des faïences de Nausharo


Au contraire de l’homogénéité observée précédemment, la composition chimique et la poro-
sité de surface de ces faïences montrent une réelle hétérogénéité. Certaines semblent être
glaçurées par application ou cémentation, d’autres plutôt par efflorescence (voir l’encart
« Quelques définitions et techniques »). La grande majorité est couleur turquoise, avec une
faible quantité de cuivre (CuO : 0,7 à 2,5 %) dans l’interphase comme dans les faïences de
Harappa, alors que le taux de cuivre est nettement plus élevé dans les stéatites de Mehrgarh
(5-12 %). On trouve aussi une perle bleu foncé, colorée par un mélange cobalt-manganèse,
et un groupe d’objets contenant de faibles quantités de plomb, ce qui est tout à fait excep-
tionnel.
Qu’il s’agisse de stéatites ou de faïences, la présence d’objets ayant des microstructures et
des compositions chimiques clairement identifiées semble bien indiquer que certains d’entre
eux furent importés de Harappa à Nausharo.
En conclusion, si la civilisation de l’Indus reste encore très mystérieuse, l’analyse chimique et
physico-chimique des vestiges en matière vitreuse trouvés dans divers sites permet de tirer
quelques indications concernant leur artisanat et leurs échanges.

Pour en savoir plus…


Tite M.S., Bouquillon A., Kaczmarczyk A., Vandiver P., dans Production technology of faïence and related
early vitreous materials, Tite M.S, Shortland A.J., Oxford University School of Archaeology: monograph 72,
décembre 2008.
Jarrige J.-F., commissaire général de l’exposition (Musée Guimet). Les cités oubliées de l’Indus.
Archéologie du Pakistan. Association française d’action artistique. Éd. Paris 1988.
Kenoyer J.M. (1998). Ancient cities of the Indus Valley Civilisation. Oxford University Press 2003 –
Uncovering the keys to the lost Indus cities – Scientific American, 289 : 59-67.
Kingery W.D. (1990). Massimo Vitale, dans Ceramics and civilization, vol. 5, Ed. American Ceramic
Society, “stoneware industry of the indus civilization: an evolutionary dead-end in the history of ceramic
technology”.
McCarthy B., Vandiver P. (1991). Ancient high strength ceramics: fritted faience bracelet manufacture at
Harrappa (Pakistan), circa 2300-1800 BC, dans Materials Issues in Art and Archaeology II (Éd. Vandiver P.B.,
Druzik J.R., Wheeler G.S., Pittsburgh), 185 : 495-510.

la faïence est apparue plus simples, s’enhardissent au


tard, dès 4 000 av. J.-C., au début du IIe millénaire. À côté
Proche-Orient et tout de suite de très nombreuses perles,
après en Égypte. Des expé- qui sont des copies ou des
rimentations, effectuées en substituts de perles d’or et de
laboratoire, montrent qu’une pierres précieuses et semi-
température de 800-900 °C est précieuses, de nouvelles
suffisante pour « cimenter » figurines apparaissent en
les ingrédients de la pâte sili- Mésopotamie : ce sont des
ceuse et obtenir la glaçure, en « déesses nues », du même
une seule cuisson. Ce n’est modèle que les terres cuites
qu’au IIe millénaire que sont moulées contemporaines,
créées les premières œuvres et des figurines animales
moulées en plusieurs pièces symboliques – lions, taureaux
assemblées avant cuisson. – animaux attributs de dieux
Les artisans, limités au et de déesses. Le même
départ à la fabrication de développement spectaculaire
petites pièces en faïence s’observe en Égypte avec,
196 réalisées dans des moules par exemple, la production
Faïence et verre de la protohistoire à l’histoire ancienne
d’hippopotames bleus qui ont,
dans la pensée égyptienne,
une signification symbolique
liée à l’action fécondante du
Nil (Figure 10).
Les bijoux de faïence étaient
réellement portés et on
pense même que tous les
Égyptiens et Égyptiennes ou
presque possédaient des
bagues. Non seulement on en
trouve aux doigts des momies,
mais aussi dans les débris
retrouvés près des habitats.
Ce sont des ornements, mais
aussi et surtout, ils jouent le
rôle d’amulettes. On trouvera
aussi des boîtes à cosmé- La maestria des artisans Figure 10
tiques (pyxides) et divers royaux égyptiens s’exprimera
dans leur capacité à créer Hippopotame en faïence de silice
autres objets de parure. glaçurée. Égypte, Moyen Empire
des pièces à la polychromie
Les objets réalisés avec cette (vers 2 033-1 710 av. J.-C.).
impeccable. Pour cela, ils Figure symbolique de l’action
technique ont donc forte- développèrent une technique fécondante du Nil ou selon d’autres
ment évolué avec le temps très élaborée d’incrustations auteurs du Bien et du Mal.
et les savoir-faire. L’indus- de faïence dans la faïence : la
trie des matières vitreuses pâte d’une couleur contrastée
connaît une véritable révo- était insérée entre des canaux
lution en Mésopotamie, en excisés sur la surface de
Égypte et au Levant dans la l’objet à décorer, évitant
seconde moitié du IIe millé- ainsi les débordements de la
naire (Figure 11). L’ana- couleur.
lyse physico-chimique de
ces faïences polychromes Des exemples de gobelets
révèle l’existence d’ateliers de faïence remarquablement
multiples et de recettes décorés ont été mis au jour
variées, dont certaines très sur des sites très distants, à
Figure 11
répandues, comme l’utili- Chypre, à Ougarit (voir l’en-
cart : « Le royaume d’Ougarit A) Coupe égyptienne en faïence à
sation du cobalt en tant que décor nilotique, Ras Shamra, Âge
colorant dès 2 100 av. J.-C. et le bleu égyptien »), à Tell
du Bronze récent, Musée national
en Mésopotamie puis vers le Abou Hawan (près de Haïfa)
de Damas ; B) Coupe en faïence
XVIe siècle av. J.-C. en Egypte.
et à Assour en Elam. Toutes polychrome à décor floral, Minet
La maîtrise des propriétés ces œuvres ont en commun el-Beida, Âge du Bronze récent,
physico-chimiques et méca- les yeux fardés de noir, les Musée du Louvre. Avec l’aimable
niques des mélanges utilisés boucles en accroche-cœur, les autorisation de Valérie Matoïan.
s’améliore au cours du
temps. C’est ainsi que des A B
artisans utiliseront une tech-
nique particulière, n’exigeant
pas une température aussi
élevée que pour la faïence, la
fritte, dès le IVe millénaire av.
J.-C. (voir l’encart « Quelques
définitions et techniques »). 197
La chimie et l’art

A B gine, des « spécialistes » et


des artistes qui favorisent le
renouveau des arts dans leur
pays d’adoption.

1.3. Enfin, le verre


Le développement de la
glaçure, à partir notamment
du Chalcolithique (chalcos
= cuivre, lithos = pierre),
Figure 12 boucles d’oreilles multiples.
c’est-à-dire du Ve millénaire,
Ainsi le masque féminin fardé
A) Coupe en faïence à décor constitue une étape impor-
se retrouve sur des gobelets,
hathorique, Minet el-Beida, Âge du tante dans l’histoire des arts
sur des pendentifs en faïence
Bronze récent, Musée du Louvre. du feu et préfigure l’invention
B) Gobelet en faïence à décor du découverts sur une vaste aire
ultérieure du verre.
visage féminin, Minet el-Beida, géographique s’étendant de
Âge du Bronze récent, Musée du Chypre à l’Iran (Figure 12). La faïence glaçurée ne néces-
Louvre. Avec l’aimable autorisation site qu’une fusion partielle de
Enfin, la technique des
de Valérie Matoïan. la silice. Avant l’invention du
matières vitreuses trouvera
verre, on connaît en Égypte
une application spectaculaire
et en Mésopotamie une étape
dans l’architecture monu-
intermédiaire, la « glassy
Figure 13 mentale, dans les « briques »
faïence », où la phase vitreuse
Brique en faïence polychrome ornementales des monu-
est extrêmement développée.
provenant du décor du palais de ments égyptiens (par exemple
Pour parvenir au verre, il
Séthi Ier à Qantir – XIXe dynastie. le Palais de Séthi Ier à Qantir,
Musée du Louvre - inv. 11518.
sera nécessaire d’obtenir la
Figure 13) ou en Mésopo-
fusion complète du mélange,
tamie (briques du Palais de
donc une température du
Darius Ier à Suse).
four dépassant les 1 000 °C.
Ces échanges de savoir-faire Il faudra ensuite être capable
prouvent, que durant toute la de manier la matière en
période s’étendant du XVe au fusion, la travailler en mainte-
XIIe siècle av. J.-C., les routes nant une viscosité adéquate,
commerciales sont largement et donc être capable de la
ouvertes entre zones géogra- chauffer et de la refroidir à
phiques éloignées, incluant volonté. La technique du souf-
l’Afghanistan et l’Inde. Le flage ne sera inventée que
royaume d’Ougarit sur la côte beaucoup plus tard, vers le
syrienne en tirera une grande Ier siècle de notre ère. Une des
prospérité. On y trouve des méthodes utilisées pour créer
milliers d’objets en matériaux malgré tout des objets creux,
vitreux, dont d’innombrables comme les coupes, consis-
pièces bleues, en faïence, en tera à déposer un « boudin »
« bleu égyptien » et en verre de verre autour d’une forme
(voir l’encart « Le royaume en réfractaire (noyau), puis
d’Ougarit et le bleu égyp- en déposer un deuxième, un
tien »). troisième… en chauffant régu-
Dans les palais, les prin- lièrement l’ensemble pour
cesses étrangères richement assurer la malléabilité et l’ad-
dotées, enjeux d’alliances hésion nécessaire entre les
diplomatiques, invitent à leur couches. On élimine ensuite
198 suite depuis leur pays d’ori- le noyau central en terre par
Faïence et verre de la protohistoire à l’histoire ancienne
LE ROYAUME D’OUGARIT ET LE BLEU ÉGYPTIEN
Qu’est-ce que le « bleu égyptien » ?
Le « bleu égyptien » désigne, dans la littérature archéologique et technologique, un matériau
artificiel qui peut être utilisé comme pigment ou matière constitutive d’objets. Il s’agit du plus
ancien pigment synthétique et de l’un des premiers matériaux de l’Antiquité étudié par des
méthodes scientifiques, dès le début du XIXe siècle.
La diffraction des rayons X (méthode d’analyse abordée dans les Chapitres de K. Janssens et
P. Walter) a permis l’identification de la cuprorivaïte (silicate double de cuivre et de calcium
CuCaSi4O10), principal élément constitutif du « bleu égyptien » (Figure 14).
Le qualificatif d’ « égyptien » est fort ambigu, car il laisse entendre un lien étroit avec l’Égypte,
alors que la recherche archéologique a montré que ce matériau a été fabriqué dans d’autres
régions que l’Égypte, notamment au Proche-Orient.

A B C

Figure 14
A) Pain de bleu égyptien trouvé à Ougarit ; B) Surface du matériau vue à
la loupe binoculaire. Avec l’aimable autorisation de Dominique Bagault ;
C) Microstuctures d’un objet en BE montrant les gros cristaux de
cuprorivaite (gris clair) dans une matrice vitreuse altérée.

Importance de la couleur bleue à Ougarit


« Pour l’historien comme pour l’anthropologue, la couleur ne se définit pas tant par ses
considérations optiques, physiques ou chimiques mais, plus largement, par ce qu’en fait
l’homme vivant en société », écrit Michel Pastoureau. Dans les mondes anciens du Proche et
du Moyen-Orient, le bleu est une couleur primordiale. C’est la couleur du lapis-lazuli, roche
semi-précieuse recherchée dès la plus haute Antiquité et importée depuis les régions loin-
taines d’Asie centrale (Figure 15).
La valeur symbolique du lapis-lazuli, et par extension du bleu, est attestée notamment dans
un texte poétique d’Ougarit, la Légende de Kéret, dans lequel la pierre sert à décrire la beauté
de la femme idéale « dont les prunelles sont des gemmes de lapis-lazuli ». Symbole de
pouvoir et de richesse, la roche constitue un cadeau diplomatique de choix. Les textes d’Ou-
garit rapportent l’obligation du roi d’Ougarit à en fournir aux Hittites dont il est le vassal.
Par sa dimension symbolique, sa beauté, sa rareté et son coût, le lapis-lazuli a inspiré une
recherche de « substituts ». Il est sans doute un élément important dans le développement
des matériaux et pigments synthétiques, bleu coloré au cobalt et bleu égyptien. La lettre d’un
ambassadeur raconte que le souverain d’Ougarit cherchait parfois à se soustraire à ses obli-
gations, en envoyant du faux lapis-lazuli, dont la nature n’est pas précisée : minéral, roche,
ou matériau artificiel comme verre ou « bleu égyptien ».
199
La chimie et l’art

Figure 15
Lapis-Lazuli venant de
Sar-e-Sang (Afganistan).

Le royaume d’Ougarit
État modeste et prospère du Proche-Orient, Ougarit est l’un des royaumes levantins de
l’Âge du Bronze récent les mieux connus, grâce notamment à la découverte de nombreuses
archives. Sa prospérité repose notamment sur sa localisation sur la côte méditerranéenne,
au carrefour des voies de circulation, lui assurant relations diplomatiques, échanges cultu-
rels et commerce avec la Méditerranée orientale (Palestine, Égée, Chypre, Anatolie, Égypte),
la Syrie intérieure et la Mésopotamie.
Ougarit sera sous la domination hittite depuis 1 350 av. J.-C. jusqu’à sa destruction par les
mystérieux Peuples de la Mer vers 1 190-1 185 av. J.-C.
Le site de Ras Shamra (à 10 km environ de Lattaquié en Syrie du Nord), est étudié depuis
1929. Par la richesse des découvertes qui y ont été faites, il est primordial pour la connais-
sance du Levant ancien.
Pour en savoir plus : www.ras-shamra.ougarit.mom.fr

Les objets bleus d’Ougarit


Les objets de couleur bleue exhumés à Ougarit sont de diverses natures et d’une grande
variété typologique : éléments de parure, sceaux-cylindres, cachets, scarabées, pions de
jeux, figurines, incrustations, vases…
Le lapis-lazuli est le seul matériau naturel de couleur bleue identifié à Ougarit, et les décou-
vertes y sont rares, quelques perles, pendeloques et incrustations décoratives.
La grande majorité des objets de couleur bleue (plusieurs milliers) sont façonnés dans des
matériaux fabriqués par l’homme : faïence, « bleu égyptien », verre, céramique argileuse à
glaçure. Tous relèvent de l’art du feu et témoignent de techniques complexes et élaborées.
Pour la faïence, le « bleu égyptien » et le verre, les constituants sont les mêmes, mais leurs
proportions et les modes opératoires diffèrent. La silice, quartz ou sable, est l’ingrédient
principal. La coloration est obtenue grâce à l’ajout d’oxydes métalliques. Dans le cas du bleu,
il s’agit d’oxyde de cuivre ou d’oxyde de cobalt (voir le paragraphe 1) (Figure 16).

Figure 16
Perle en bleu égyptien en forme de Cauri,
décorée de la représentation d’un Dieu
combattant – AO14725 – Musée du Louvre.
Avec l’aimable autorisation de Dominique
Bagault.
200
Faïence et verre de la protohistoire à l’histoire ancienne
Pour la céramique argileuse à glaçure, l’argile est le composant principal. Le corps est une
terre cuite marneuse et seul l’enduit superficiel, la glaçure, est vitrifié. Il s’agit d’un véritable
exploit technique, les problèmes d’accord entre la pâte et la glaçure étant beaucoup plus
difficiles à maîtriser sur l’argile que sur la faïence.
Les quatre matériaux sont bien distincts. Le verre et le « bleu égyptien » sont colorés dans la
masse, tandis que pour la faïence antique et la céramique glaçurée, dans la grande majorité
des cas, seule la couverte de surface – la glaçure – est colorée en bleu.

D’après l’exposition Ougarit blues ou les matières bleues de l’antique cité d’Ougarit. Lyon juin-
juillet 2005. Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux et C2RMF - Valérie
Matoïan et Anne Bouquillon.

grattage pour ne garder que le des modes et le renouvelle-


verre façonné (Figure 17). ment de l’inspiration artis-
La technologie mise en œuvre tique. Mais à cette époque, le
dans l’industrie du verre s’ap- verre est et reste un produit
parente à celle de la métal- de luxe, réservé à l’élite.
lurgie, et la maîtrise des Glaçures et verres vont conti-
verriers à celle des fondeurs. nuer leur évolution indépen-
Une différence essentielle damment, souvent pour des
entre technologie du verre et raisons liées davantage au
métallurgie réside dans l’uti- respect des traditions plutôt
lisation de nouveaux oxydes qu’à une incapacité à inventer
colorants, qui rapproche au ou à profiter des révolutions
contraire verriers et « faïen- technologiques : en Méso-
ciers ». Ces derniers, en potamie, un progrès consi-
introduisant dans leurs fabri- dérable va connaître une
cations les couleurs des expansion majeure, l’applica-
verriers, renouvelleront l’as- tion de la glaçure sur argile
pect des faïences, créeront (qui découle certainement
un nouveau style polychrome de la technique du verre sur
promis à un bel et long avenir. noyau de terre) alors qu’en
Le travail du verre comme Égypte, on continuera à privi-
matériau à part entière légier faïences et glaçures.
est attesté à partir du Les terres cuites glaçurées
XVIe siècle av. J.-C. en Méso- n’apparaîtront en Égypte que
potamie du Nord et dans le beaucoup plus tard, avec les
nord de la Syrie. En Égypte, Romains. La mise œuvre
c’est plus tardivement, sous d’une couverte vitrifiée sur
le règne de Thoutmosis III argile représente un véritable
(1 479-1 425 av. J.-C.), qu’ap- exploit technique, car réaliser
paraît cette technique. Les l’adhérence entre pâte et
expéditions répétées au glaçure exige une grande
Moyen-Orient ont certaine- maîtrise, très supérieure à
celle demandée dans le cas Figure 17
ment contribué à son déve-
loppement, par un transfert de la faïence (voir l’encart « Le Flacon de verre : fond bleu foncé
de savoir-faire. Les mariages royaume d’Ougarit et le bleu au cobalt, incrusté de festons
égyptien »). blancs, jaunes et bleu clair au
et les accords diplomatiques cuivre. XVIIIe dynastie, vers 1 450-
ont, comme nous l’avons déjà Pour les verres stricto sensu, 1 350 av. J.-C. Musée du Louvre
noté, également permis de les matériaux sont très (inv AF 2622). Avec l’aimable
tels échanges, une circulation proches dans toutes les autorisation de Dominique Bagault. 201
La chimie et l’art

régions, même si les objets l’origine un bleu turquoise qui


sont l’expression de civilisa- s’altère peu dans les zones
tions différentes… les contacts désertiques d’Égypte, mais
permanents entre Égypte qui vire au vert, voire au jaune,
et Proche Orient expliquent quand la couleur est soumise
peut-être ces similitudes. à un environnement plus
humide comme au Proche
Orient.

2 La couleur, ou
quand la chimie
nourrit l’art
De plus, à partir de la période
du Bronze ancien, le cuivre
est parfois associé à l’étain,
Les influences réciproques et ce qui indique que c’est alors
les échanges de savoir-faire du bronze qui est la source du
ont été nombreux, et l’art de la colorant.
faïence a bénéficié des inno- Le « bleu égyptien » est le
vations des verriers, comme plus ancien pigment synthé-
nous l’avons vu. L’invention tique connu. Il s’agit d’un
des faïences polychromes a mélange assez complexe de
permis la création d’œuvres cuprorivaïte, silicate double
somptueuses, dans lesquelles de cuivre et de calcium
les mélanges subtils de CuCaSi4010, de silice et d’une
colorants témoignent de la phase vitreuse (voir l’encart
maîtrise des artisans. « Le royaume d’Ougarit et le
L’étude analytique appro- bleu égyptien »).
fondie d’un nombre important Le cobalt, colorant bleu
d’objets en faïence glaçurée foncé : le plus ancien témoi-
originaires de Syrie, de Méso- gnage analysé est un bloc
potamie et d’Iran, s’étalant sur de verre brut découvert à
une période de temps allant du Eridu, datant, semble-t-il, du
IIIe millénaire av. J.-C. jusqu’à XXIe siècle av. J.-C. ! En Égypte,
l’époque ptolémaïque, permet son emploi n’est attesté qu’à
souvent de différencier l’ori- partir du XVe siècle. Pour
gine des pigments, la période obtenir des nuances de bleu
de fabrication des objets et les foncé, allant jusqu’au violet,
Figure 18
méthodes employées par les les artisans jouaient sur la
Petit personnage à glaçure artisans. concentration en cobalt, mais
bleue colorée au cobalt – E10867
– Département des antiquités Le cuivre, colorant bleu-vert : ajoutaient aussi du cuivre
égyptiennes du Louvre. Avec l’oxyde de cuivre est le colo- en proportion variable pour
l’aimable autorisation de rant principal trouvé dans la atteindre des nuances plus
Dominique Bagault. faïence glaçurée. Il donne à pâles (Figure 18).

Figure 19 A B
A) Gourde en faïence, Ras Shamra,
Âge du Bronze récent, Musée
national de Damas. B) Vase (?)
zoomorphe en faïence polychrome,
Minet el-Beida, Âge du Bronze
récent, Musée du Louvre. Avec
l’aimable autorisation de Valérie
202 Matoïan.
Faïence et verre de la protohistoire à l’histoire ancienne
LA CHIMIE « DÉNONCE » L’ARTIFICE, LA DÉCOUVERTE D’UN FAUX
En 1923, le Musée du Louvre faisait l’acquisition d’une ravissante tête égyptienne en verre
bleu (Figure 20). Pendant 80 ans, elle a été considérée comme un des chefs-d’œuvre, univer-
sellement admiré, de l’art de la XVIIIe dynastie. Le raffinement des deux couleurs de bleu, le
style du visage, ont conduit les spécialistes à l’attribuer soit au règne d’Aménophis III (vers
1 391-1 353 av. J.-C.), soit à celui de Toutankhamon (vers 1 336-1 327 av. J.-C.).

Figure 20
Tête égyptienne en verre bleu.
Musée du Louvre N° inv E11658.
Avec l’aimable autorisation de
Dominique Bagault.

La tête fut achetée quelques mois seulement avant la découverte du tombeau de Toutan-
khamon, et les discussions savantes ont tourné autour de l’attribution de la tête : le pharaon ?
une princesse ? Son authenticité n’était pas mise en doute. Au moins jusqu’aux années 1960-
1970. On s’aperçut en effet qu’entre les deux Guerres mondiales, le marché de l’art avait été
infesté par de nombreux faux, essentiellement des têtes isolées, toutes attribuées à la fin
de la XVIIIe dynastie. Les faussaires s’inspiraient d’une collection authentique de têtes de
référence provenant de l’atelier de sculpture royale découvert en 1912 sur le site d’Amarna,
capitale du roi Akhénaton dont le règne fut encadré par ceux des pharaons cités ci-dessus.
Le verre, création de l’homme, porte donc sa signature : nature, origine et proportion des
matières premières, procédés de fabrication. En cas de doute sur l’authenticité d’un objet, il
« suffit » de mener l’enquête avec les moyens techniques adaptés, et d’avoir à disposition des
références analytiques parfaitement certifiées.
La composition chimique élémentaire des deux sortes de verres, bleu clair pour le visage,
bleu foncé pour la perruque, comparée avec celle d’une trentaine d’objets de la période et
prenant en compte vingt éléments différents, montre sans ambiguïté qu’il s’agit de verre
moderne. En effet, les verres de la tête contiennent une forte proportion de plomb (25 à 28 %
en poids d’oxyde) et d’arsenic (4 à 6 %). Les verres de la XVIIIe dynastie n’en contiennent
pratiquement pas (pas plus de 0,5 % de plomb pour le bleu turquoise et 0,06 % pour le bleu
foncé ; pas d’arsenic, parfois des traces de l’ordre du ppm). Les deux verres de la tête sont
colorés au cobalt, alors que le bleu clair ancien est toujours coloré au cuivre. De plus, le
colorant au cobalt de la perruque est associé à l’aluminium et au nickel, alors que celui des
verres de référence contiennent manganèse, nickel et zinc. Enfin, alors que les verres bleus
de la XVIIIe dynastie sont opacifiés avec des antimoniates de calcium, ceux de la tête sont
opacifiés avec de minuscules cristaux d’arséniates de plomb, inventés par les verriers véni-
tiens du XVIIe siècle de notre ère ! La technique de fabrication, étudiée en détail, confirmera
le faux.
Pour obtenir toutes ces informations analytiques, extrêmement précises et portant sur des
pourcentages infimes d’ions et d’oxydes métalliques, il aurait fallu, il y a encore quelques
années, des quantités importantes de matière à analyser. En d’autres termes, il aurait
fallu détruire en partie l’objet à étudier… Les techniques modernes, comme l’utilisation du
203
La chimie et l’art

faisceau d’ions d’un accélérateur de particules, sont heureusement non destructives.


Le faisceau, de haute énergie, frappe la surface de l’objet, identifie et analyse quanti-
tativement les éléments chimiques constitutifs de la matière par l’émission résultante
de rayons X. Les « compétences » d’Aglaé, l’accélérateur de particules spécialisé dans
l’étude des œuvres d’art, sont expliquées et détaillées dans le Chapitre de P. Walter.
Dans le cas de la tête bleue du Louvre, le faussaire, très professionnel par ailleurs, ne
pouvait pas deviner que les progrès de la Science permettraient de différencier des
matériaux apparemment très proches. Il n’a donc pas jugé utile de compliquer sa tâche
en utilisant des verres de composition chimique semblable à celle d’originaux.
D’après Biron I., Pierrat-Bonnefois G. (2007). L’Act. Chim. 312-313 : 47-52.

Au cours du Bronze récent, rieurs à deux sont trouvés en


le cobalt avait probablement Égypte pré-ptolémaïque ; ils
deux origines. L’un était sont inférieurs à un en Méso-
extrait des aluns des oasis potamie et en Iran.
du désert occidental égyp-
La couleur rouge, très rare,
tien et contenait aluminium,
est due à l’hématite, une
manganèse, magnésium,
forme particulière d’oxyde
fer, nickel et zinc. C’est lui
ferrique.
qui colore les productions
égyptiennes en bleu sombre L’antimoniate de plomb,
jusqu’au VIIe siècle av. J.-C. jaune-vert opaque : à partir
Un cobalt plus pur est origi- de l’Âge du Bronze récent, ce
naire des mines d’Iran. Il est colorant, de formule géné-
utilisé en Mésopotamie dès rale Pb2Sb2O7, sera utilisé
l’origine et en Égypte à partir pour produire la faïence
du VIIe siècle. À Ougarit, les glaçurée opaque jaune ;
deux colorants coexistent mélangé au cuivre bleu, il
ce qui permet de différen- produira les glaçures vertes,
cier les produits importés trouvées surtout en Égypte.
des productions locales. Ces À nouveau, la teneur en anti-
précisions sont importantes moine est caractéristique
parce qu’elles peuvent servir de l’origine géographique
à détecter des faux, même de l’objet, mais aussi, pour
très élaborés (Encart « La une part, de la période de
chimie « dénonce » l’artifice, production. Par exemple, les
la découverte d’un faux »). teneurs en antimoine sont
Le manganèse et le fer, globalement toujours supé-
colorants bruns, noir-rouge rieures au IIe millénaire av.
et violets : l’intensité de la J.-C. par rapport à celles du
couleur dépend fortement Ie millénaire, que ce soit en
de l’épaisseur de la couche Égypte ou au Proche Orient.
de pigment, le pourpre des Le pigment est plus abondant
pigments à haute teneur en dans les pièces de Syrie et de
manganèse apparaissant Mésopotamie que dans celles
noir (Figure 19). Dans ce cas d’Égypte et de Chypre. Dans
également, la composition ce cas particulier, le rapport
chimique du pigment « noir » antimoine/plomb, également
est spécifique de l’origine variable, permet de signer les
de l’objet. Par exemple, des différentes pratiques artisa-
204 rapports MnO/Fe2O3 supé- nales de la glaçure.
Faïence et verre de la protohistoire à l’histoire ancienne
Conclusion
La naissance, dès le Ve millénaire, et l’évolution
des matériaux vitreux durant toute l’Antiquité,
constituent un chapitre fascinant, éclatant,
de l’Histoire des Civilisations. Les œuvres
qui sont parvenues jusqu’à nous témoignent,
à travers l’affinement des techniques, des
progrès incessants de l’intelligence humaine,
de l’adaptation aux environnements et aux
modes de vie et de la diffusion des savoir-faire
et des cultures. L’évolution se poursuit ; elle
crée encore à l’aube du XXIe siècle des matériaux
essentiels à notre vie (voir le Chapitre de
J.-C. Lehmann).

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Matoïan V. (2007). Faïences et nouvelles sur le verre en Syrie
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zyk A., Vandiver P.B., 93-109. siers d’archéologie, 14 : 63.
205
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Jean-Claude Lehmann L’art du verrier : des nanotechnologies depuis l’Antiquité !
L’art du

verrier :
des nanotechnologies
depuis l’Antiquité !

Le verre est l’un des maté-


riaux les plus anciens du
monde et il est toujours
1 Au commencement
du verre
utilisé massivement dans les Un document original
sociétés modernes. À travers (Figure 1) montre une scène
l’évolution de l’art du verrier où, selon le récit de Pline
et des applications du verre l’Ancien54, du verre aurait
depuis l’Antiquité jusqu’à nos été produit pour la première
jours, nous montrerons que, fois de manière acciden-
même si pour comprendre telle par des marchands de
et maîtriser les propriétés natron [1]. Il raconte qu’il y
d’un verre, il est néces- a environ 3 500 ans av. J.-C.,
saire d’entrer dans l’univers des marchands phéniciens
des nanotechnologies – tech- circulaient autour de la Médi-
nologies réalisées à l’échelle terranée pour vendre du
du milliardième de mètre ! –
et des techniques qui y sont 54. Pline l’Ancien (23 après J.-C.
associées, cette maîtrise de – 79 après J.-C.) était un écrivain
l’art a été réussie de manière et naturaliste romain, auteur d’une
empirique depuis des temps monumentale encyclopédie intitu-
très anciens. lée Histoire naturelle, qui compte
trente sept volumes. Ce document
Parlons donc de nanotechno- a longtemps été la référence en
logie, à travers une histoire de matière de connaissances scienti-
l’art du verre… fiques et techniques.
La chimie et l’art

fiques. Le verre est issu de la


fusion de la silice SiO2, prin-
cipal constituant du sable, qui
ne fond qu’à une température
très élevée (1 800 °C), difficile
à atteindre dans un four clas-
sique et donc encore plus à
cette époque, ce qui aurait dû
présenter la principale limita-
tion à la production du verre.
Mais en ajoutant du natron,
celui-ci abaisse la tempéra-
ture de fusion de la silice vers
1 300 °C, jouant ainsi un rôle
de fondant du verre. Ainsi, en
lisant le récit de Pline l’Ancien,
on comprend que sous l’action
du feu, le sodium du natron
avait réagi avec la silice du
sable pour former du verre.

Figure 1 natron. Rappelons qu’à cette


2 Et l’on maîtrisa peu
à peu la coloration
du verre
époque, la momification était
D’après la légende, le verre une industrie florissante non
serait né il y a environ 3 500 ans 2.1. Des verres de plus en
seulement en Égypte mais
av. J.-C. en Mésopotamie, par plus transparents
chauffage du sable et du natron également tout autour de la
sur un feu de bois. « […] un navire Méditerranée, et nécessitait Bien que le verre ait été décou-
portant des marchands de nitre des apports réguliers d’un sel vert de manière fortuite, les
vint y aborder, et, comme les desséchant tel que le natron, techniques de fabrication se
marchands dispersés sur le c’est-à-dire du carbonate sont ensuite très rapidement
rivage préparaient leur repas de sodium hydraté (Na2CO3,
et ne trouvaient pas de pierres
développées et ont connu de
pour rehausser leurs marmites,
10H2O). Sur le document, on nombreuses applications, en
ils les remplacèrent par des voit ces marchands campant particulier esthétiques. On a
mottes de nitre [natron] tirées de sur une plage et utilisant ainsi retrouvé de nombreux
leur cargaison. Quand celles-ci des blocs de natron pour produits verriers phéniciens
furent embrasées, mêlées avec supporter la marmite dans datant du VIe siècle av. J.-C.
le sable du rivage, des ruisseaux laquelle ils faisaient bouillir Pour la plupart, ces objets
translucides d’un liquide inconnu
de la soupe. C’est alors qu’ils étaient très colorés mais peu
se mirent à couler et telle fut
l’origine du verre », Pline l’Ancien
virent couler un liquide trans- transparents (Figure 2). Mais
[1]. Photo : découverte de la lucide, qui n’était autre que du rapidement, les verriers ont
vitrification – Les arts et métiers verre fondu ! développé de nouvelles tech-
illustrés, Jules Rouff et Cie La vraisemblance de ce récit niques permettant de rendre
éditeurs, Paris, 1890-1900. le verre transparent et de
a été confirmée par une expé-
rience similaire pratiquée il y maîtriser sa coloration. Plus
a quelques années, prouvant tard, à l’époque romaine,
qu’on pouvait observer ce la technique du soufflage
phénomène avec un simple feu du verre a permis une plus
de bois. Ceci est aujourd’hui grande maîtrise des formes
208 bien expliqué par les scienti- (Figure 3).
L’art du verrier : des nanotechnologies depuis l’antiquité !
Figure 2 Figure 3
Les verres phéniciens étaient très Verrerie romaine (musée de Toulouse), une
colorés et peu transparents. verrerie transparente et aux formes élaborées

Le verre est constitué essen- des mélanges et la progres-


tiellement de silice ; les sion de la discipline, comme
autres ingrédients ajoutés au en témoigne la beauté de la
mélange de base permettent verrerie romaine exposée au
d’abaisser sa température de musée de Toulouse (Figure 3),
fusion (le fondant), d’obtenir à la fois transparente, très
sa coloration et de contrôler mince et avec des couleurs
toutes sortes d’autres proprié- relativement variées, ou
tés. L’utilisation de matières encore plus tard les vitraux
premières purifiées a permis de la cathédrale de Chartres
la maîtrise de la composition (XIIIe siècle) (Figure 4).

Figure 4
Les vitraux de la cathédrale de Chartres,
XIIIe siècle. Une impressionnante maîtrise de la
coloration du verre. 209
La chimie et l’art

2.2. La chimie, pour des


effets de couleurs inédits 3 La coloration
du verre par
les agrégats
La richesse des couleurs est
obtenue par une technique métalliques… place
aujourd’hui encore large- à la nanotechnologie
ment utilisée, qui consiste Mais il ne tarda pas à appa-
à introduire dans la matrice raître d’autres types de
verrière des ions métalliques colorations séduisantes et
de la famille des métaux de intrigantes, colorations que
transition, tels que le cuivre, l’on ne pas obtenir tradi-
le titane, le vanadium… La tionnellement avec les ions
coloration obtenue dépend de métaux de transition. À
non seulement de la nature l’origine de ces colorations
du métal ajouté mais aussi de se cachent des agrégats de
son degré d’oxydation. très petite taille, de l’ordre
Pour expliquer le phéno- du nanomètre ; ce sont donc
mène, lorsque les ions métal- des nanoparticules ayant
liques reçoivent de la lumière, la propriété de donner au
ils absorbent une partie de verre une coloration très
l’énergie transportée par les particulière… mais par quel
photons lumineux, provo- miracle ? Examinons à la
quant une excitation des loupe plusieurs objets d’art
électrons de leurs couches auxquels la nanotechnologie a
superficielles. Ces électrons donné naissance.
évoluent alors de leur état
d’énergie fondamental vers
des niveaux d’énergie supé- 3.1. Des effets de coloration
rieure. En fonction des écarts extraordinaires : exemples
entre les niveaux d’énergie, historiques
l’ion absorbera une certaine
fréquence de la lumière reçue, 3.1.1. La coupe de Lycurgue
puis réémettra la couleur La coupe de Lycurgue, datée
complémentaire. Donc autant du IVe siècle, présente des
d’écarts d’énergie possibles, propriétés optiques surpre-
autant de couleurs possibles, nantes et une coloration que
ce qui contribue à la richesse l’on n’obtiendrait pas par
de la palette de couleurs ajout d’ions de métaux de
pouvant être obtenue par cette transition. Lorsqu’elle est
méthode (pour aller plus loin éclairée depuis l’extérieur elle
sur la perception de la couleur, apparaît verte (Figure 5), alors
voir le Chapitre de B. Valeur). qu’éclairée de l’intérieur elle
Typiquement, le cuivre permet est de couleur rouge !
de faire des verres bleus, Le fait d’obtenir une coloration
le titane permet le violet, différente selon le mode d’ob-
le vanadium pour le vert, le servation s’explique par les
chrome pour le vert ou jaune, propriétés optiques du verre.
le nickel pour le brun, etc. Quand celui-ci est éclairé de
Les verriers ont toute une l’intérieur, la partie verte du
panoplie de technologies rayonnement est réfléchie et
d’introduction de métaux de reste emprisonnée à l’inté-
transition pour produire les rieur ; il ne sort donc que le
210 couleurs qu’ils veulent. rouge, la couleur complémen-
L’art du verrier : des nanotechnologies depuis l’antiquité !
taire du vert, celle que nous
voyons de l’extérieur. Puis
le phénomène est inversé si
on éclaire la coupe de l’ex-
térieur. Mais de là à obtenir
une différence de coloration
aussi marquée, cela est tout
à fait spectaculaire ; et le fait
d’avoir pu obtenir empirique-
ment cet effet au IVe siècle est
encore plus remarquable.
Les scientifiques savent main-
tenant que cet effet résulte Son secret est le même que Figure 5
d’une méthode originale de celui de la coupe de Lycurgue,
fabrication du verre de la mais il a été complètement De l’or et de l’argent étaient
introduits dans la composition de
coupe : le verre est coloré par perdu pendant la période du
la coupe de Lycurgue (IVe siècle).
adjonction d’or et d’argent, IVe au XVIIe siècle, avant d’être
Éclairée de l’intérieur, elle apparaît
introduits dans la composi- redécouvert en Bohème, puis verte ; éclairée de l’extérieur, elle
tion lors de sa fabrication, et développé dans plusieurs apparaît rouge.
surtout à des conditions de villes productrices de produits
recuit du verre assez parti- verriers. La technique de sa
culières, qui conduisent à la fabrication a été décrite de
formation de petits agrégats manière très détaillée en
d’or et d’argent, état physique 1612 dans l’Arte Vetraria, un
de la matière totalement ouvrage écrit par Antonio
inconnu à cette époque, et Neri pour les vénitiens, et que
dont la technique de produc- les verriers considèrent en
tion était pourtant maîtrisée quelque sorte comme la Bible
empiriquement. de leur métier. Ce livre fournit
de nombreux détails sur la
3.1.2. Le verre « ruby » façon de colorer le verre,
Plus récemment sont apparus notamment le verre ruby à
sur le marché des objets en l’or, principalement fabriqué à
verre d’une coloration très
particulière également, déve-
loppés entre autres par les
verriers de Murano55. C’est
le cas du « verre ruby ».
Le flacon de la Figure 6 est
caractérisé par sa couleur
rouge sombre, très profonde,
qu’il est impossible à obtenir
en utilisant une technique
de coloration par les ions de
métaux de transition. Quel
secret cache-t-il ?

55. Les artisans de l’île de Mura-


no, située au nord de Venise, sont
spécialisés dans le soufflage du Figure 6
verre et ont une renommée inter-
nationale. Le « verre ruby » de Murano. 211
La chimie et l’art

Figure 7
A) Le « cranberry glass », de
couleur moins profonde que le
« verre ruby », était très apprécié
dans l’Angleterre du XIXe siècle.
B) Leur teinte rappelle la couleur
de la canneberge.

Venise, mais aussi à Gibraltar, berry glass ? La réponse


en Nouvelle-Zélande, ou est à trouver dans les agré-
encore au Japon et en Chine. gats nanoparticulaires qui
Au XIXe siècle, est apparue les composent. Explorons la
une variante du verre ruby : structure de ces verres.
le verre ruby Victorien ou
3.2.1. Des agrégats
« cranberry glass », très
nanométriques
appréciée en Angleterre.
Ce type de verre ruby se Au moment de la fabrica-
démarque de son ancêtre par tion de ces verres, de l’or56 a
une teinte rouge plus légère, été introduit dans la matrice
qui rappelle la couleur de la verrière. L’ensemble a ensuite
canneberge (« cranberry » en été fondu à 1 300 °C, de sorte
anglais). Il s’agit d’un fruit que que le métal se répartisse de
l’on trouve essentiellement en manière homogène dans le
Amérique du Nord, portant mélange, après un traitement
une couleur rose très parti- préalable à l’eau régale (trai-
culière. Les Figure 7 donnent tement acide de l’or).
des exemples typiques de Puis le liquide obtenu a été
produits en cranberry glass. lentement refroidi. À un
certain moment, aux alen-
tours de 600 à 800 °C, le
3.2. Quelle chimie se cache
derrière ces couleurs ?
56. On peut également envisager
Quelle chimie explique d’introduire d’autres métaux dans
couleurs aussi remarquables la matrice verrière, comme le
212 que le verre ruby ou le cran- cuivre ou l’argent.
L’art du verrier : des nanotechnologies depuis l’antiquité !
verre devient visqueux, ce Ces agrégats constituent dès Figure 8
qui offre toute la possibilité lors la structure molécu-
de le travailler, le souffler, et laire particulière des fameux Le célèbre flacon de parfum
pour homme Fahrenheit est
donc lui donner toute forme verres ruby et des cranberry
constitué d’agrégats de cuivre. Le
souhaitée. Cet état a été glass. Mais qu’en est-il chimi- microscope électronique permet
maintenu pendant un certain quement et physiquement de de distinguer des centaines
temps avec une température leur couleur si particulière ? d’atomes de cuivre (au milieu) ou
constante, état qui permet de de molécules d’oxyde de cuivre (à
relâcher toute tension existant 3.2.2. Le secret de droite), ayant des tailles de 5-6 nm.
au sein du verre. Il s’agit-là de la coloration « ruby »
la phase dite de « recuit ». Il suffit d’admirer certains
Cette phase est très impor- flacons de parfum pour
tante, car si au contraire le comprendre à quel point la
verre était refroidi trop bruta- dimension et la nature des
lement, par plongée dans agrégats métalliques sont
un liquide froid, on obtien- cruciales pour la teinte du
drait du verre dit « trempé », verre. Le célèbre flacon de
qui se casse facilement. En parfum pour homme Fahren-
revanche, la phase de recuit heit en est un bel exemple : il
permet aux atomes d’or de se présente une teinte dont l’in-
déplacer encore légèrement tensité varie de haut en bas du
dans le verre, puis lorsqu’ils flacon (Figure 8). Son histoire
se rencontrent, ils s’accro- est insolite : le premier flacon
chent les uns aux autres, et de a été recuit chez Saint-Gobain
là se produit une croissance dans un four mal réglé : la
cristalline conduisant petit à température n’était pas la
petit à la formation d’agrégats même en haut et en bas du
de plusieurs centaines voire four ! Par conséquent les
de quelques milliers d’atomes agrégats qui se sont formés
métalliques.57 au cours du recuit étaient plus
gros en haut et plus petits en
bas. À la vue de ce résultat
57. Notons que d’autres tech- inattendu, la Société Dior,
niques pour former de tels agré- qui en a apprécié la beauté,
gats ont été développées plus
a demandé que cet échan-
récemment, tels que l’implanta-
tion ionique, l’échange d’ions ou tillon soit reproduit à l’iden-
encore l’irradiation laser. tique pour tous les flacons 213
La chimie et l’art

Fahrenheit… or, il n’a pas été métal), et se produit générale-


évident de reproduire à l’iden- ment à des longueurs d’ondes
tique ce résultat accidentel. assez lointaines, vers l’ultra-
Afin d’expliquer pourquoi la violet (entre 10 et 400 nano-
taille des agrégats métal- mètres).
liques influence la couleur du Autre phénomène : comme
verre au sein duquel ils sont les agrégats sont petits, le
dispersés, il faut regarder de nombre d’atome en surface
près leurs structures et s’in- est important par rapport au
téresser à leurs propriétés nombre d’atomes à l’intérieur
optiques. On a ici non plus de la particule métallique.
une absorption atomique de Ceci a pour conséquence que
la lumière (absorption par les atomes en surface forment
des atomes de métaux ou ions avec leurs électrons libres une
métalliques, comme nous sorte de gaz, capable d’en-
l’avons vu dans le paragraphe trer en résonance avec tout
2.2.), mais une absorption rayonnement magnétique, en
optique très particulière par l’occurrence la lumière, et de
des agrégats entiers cette produire ce qu’on appelle une
fois, et reposant en fait sur « résonance plasmon ». Pour
deux phénomènes concur- schématiser, les électrons
rents. se mettent à vibrer collecti-
D’une part, il faut voir qu’un vement et permettent à l’en-
agrégat d’atomes de métal, semble d’absorber la lumière
c’est un métal, et à ce à une longueur d’onde bien
titre, il absorbe la lumière particulière, qui, associée
d’une manière qui est bien à l’absorption inter-bande,
connue des métallurgistes : conduit aux teintes observées
c’est ce que l’on appelle en pour le verre ruby.
physique l’« absorption inter- Des calculs précis ont été
bandes ». Elle a lieu dans le effectués pour quantifier ces
Figure 9 volume de l’agrégat (on a une absorptions par effet plasmon
Absorption par effet plasmon, en transition électronique entre en fonction de la longueur
fonction de la longueur d’onde la bande dite de valence et la d’onde de la lumière et de
absorbée de la lumière. bande dite de conduction du la quantité d’agrégats qui
absorbe. Dans un exemple
1,0 de verre constitué d’agré-
gats d’argent, on observe que
lorsque la proportion d’ar-
0,8 0,0005 % gent est faible (0,0005 %),
la bande d’absorption a une
Transmission

0,0014 %
0,6
Ag allure plutôt classique pour
0,005 % les scientifiques, alors que
0,4 0,01 %
lorsque l’on en augmente la
proportion (0,14 %), la bande
0,05 % d’absorption s’apparente
0,2
à une marche d’escalier
0,14 % (Figure 9). C’est cette absorp-
0,0 tion en marche d’escalier qui
400 450 500 550 600 650 700 750 donne la coloration si parti-
Longueur d’onde (nm)
culière que présentent les
214 verres ruby.
L’art du verrier : des nanotechnologies depuis l’antiquité !
4 Les applications
actuelles des
nanotechnologies dans
Le vitrage est constitué de
deux plaques de verre, entre
lesquelles on a introduit une
l’industrie du verre lame de polymère (plastique)
contenant de petites gouttes
L’histoire des nanotechnologies de cristaux liquides. Or, ces
du verre a vu le jour très tôt, gouttes de cristaux liquides
comme en témoignent les agré- son capables de s’orienter
gats métalliques des verres dans un sens précis sous
ruby. Mais elle n’est pas encore l’effet d’un champ électrique.
finie : l’industrie actuelle du Afin de pouvoir créer ce
verre utilise à son tour d’autres champ entre les deux plaques
types de nanotechnologies, de de verre, on recouvre le verre
plus en plus maîtrisées, et l’on d’une couche conductrice
sait maintenant que l’on fait transparente. Au moment
de la nanotechnologie… pour d’appliquer le champ, les
notre bien-être. gouttes de cristaux liquides
vont toutes adopter la même
4.1. Le vitrage à translucidité
orientation, c’est-à-dire celle
contrôlée
parallèle au champ élec-
Un vitrage dénommé Privalite trique. C’est en contrôlant
a été développé pour l’utiliser la taille des gouttes de cris-
de manière très astucieuse taux liquides, de manière
dans les bureaux modernes : à ce qu’ils acquièrent le
il est au départ translucide, même indice de réfraction
c’est-à-dire ne laisse passer que celui du polymère où ils
qu’une lumière diffuse, sans baignent, que l’obtient un
permettre de distinguer les milieu homogène. Autrement
objets au travers ; puis il suffit dit, l’ensemble laisse parfai-
d’appuyer sur un bouton de tement passer la lumière :
télécommande pour qu’il on a un vitrage transparent.
devienne transparent, cette En l’absence de champ élec-
manœuvre étant réversible trique, les cristaux liquides Figure 10
(Figure 10). Quelle technique reprennent une orientation Privalite, le vitrage translucide
se cache derrière ce tour de aléatoire, donc leur indice de (A), qui devient transparent en un
passe-passe ? réfraction devient différent de simple clic (B).

A B

215
La chimie et l’art

Figure 11 celui du polymère : le milieu verre une couche d’anatase


est alors dispersif et trans- de l’ordre d’une centaine de
Le verre autonettoyant se lucide, comme l’est un verre nanomètres, qui permet la
débarrasse des dépôts de graisse
dépoli. décomposition catalytique
par une réaction catalytique sous
le simple effet de la lumière : au Ce principe est utilisé par des des graisses (Figure 11).
cours d’une expérience, la partie artistes qui cherchent à faire
gauche de la vitre n’a pas été apparaître des figures sur la
traitée, et se trouve au bout d’un surface du verre. C’est aussi 4.3. Le vitrage moderne :
an recouverte de salissure, tandis un filtre sophistiqué
que la partie droite qui a été traitée
celui utilisé pour l’affichage
reste intacte. Le miracle provient par cristaux liquides que l’on Afin d’obtenir de nouvelles
de la présence de nanoparticules trouve dans nombreux appa- propriétés adaptées aux
d’oxyde de titane TiO2 anatase. reils comme les réveils, les besoins de l’architecture et
ordinateurs, ou encore des du confort modernes, le déve-
panneaux d’annonces dans loppement des verres actuels
les gares, etc. passe par la recherche
de filtres sophistiqués à
4.2. Le verre autonettoyant propriétés spécifiques. Ces
Le principe du verre auto- filtres sont constitués par la
nettoyant repose sur une superposition de différentes
propriété caractéristique couches très minces (nano-
de l’oxyde de titane TiO2 couches) de métal, tel que
quand il est sous la forme l’argent, et d’oxydes métal-
cristalline appelée anatase. liques déposés sur le verre.
En effet, l’oxyde de titane Ces couches ont une épais-
anatase est un « photo- seur de l’ordre de quelques
catalyseur », c’est-à-dire dizaines de nanomètres et
que toute tache de graisse peuvent aller jusqu’à une
déposée sur sa surface se centaine de nanomètres.
décompose quand elle est On peut superposer jusqu’à
éclairée par un rayonne- plus de vingt couches pour
ment ultraviolet ou même former un filtre interférentiel,
visible. Cette réaction ne calculé et ajusté pour obtenir
détériore ni l’oxyde de titane les propriétés recherchées
ni le verre sur lequel ce (Figure 12).
catalyseur est déposé. Afin Ceci a permis de développer
de créer un verre autonet- plusieurs types d’applica-
216 toyant, on dépose donc sur le tions.
L’art du verrier : des nanotechnologies depuis l’antiquité !
Figure 12
Micrographie d’un vitrage
moderne : sur le verre sont
déposées sept couches
superposées.

4.3.1. Le contrôle solaire : verre il ne pénètre à l’inté-


un filtre aux rayonnements rieur du bâtiment et donc la
de l’infrarouge proche chaleur non plus. Ce type de
Le contrôle solaire a pour verre permet donc de dimi-
objectif la fabrication d’un nuer considérablement les
verre capable de réfléchir dépenses en matière de
les radiations lumineuses de climatisation en particulier
l’infrarouge proche (longueur pour les immeubles d’en-
d’onde 0,78 à 1,4 micro- treprises, qui comportent
mètres). Ces verres sont souvent de grandes façades
obtenus par la superposi- vitrées (Figure 13).
tion de couches métalliques
formant un filtre sophistiqué. 4.3.2. Le contrôle solaire
La majeure partie de l’énergie et thermique
solaire est contenue dans En revanche, le vitrage de la
son rayonnement infrarouge. Figure 14 a été conçu avec
Si le rayonnement solaire d’autres types de couches,
est réfléchi à la surface du de telle sorte qu’il acquiert

Figure 13
Le vitrage de ce bâtiment joue un
rôle important dans le contrôle
thermique pour ses occupants ! 217
La chimie et l’art

4.3.3. Le vitrage anti-reflet


Ce dernier exemple illustre
la multitude de propriétés
pouvant être obtenues grâce
à la confection de ces filtres
interférentiels. L’obtention de
ces verres est toujours basée
sur le principe du dépôt de
nanocouches de matériaux
adaptés, superposées à la
surface du verre et permet-
tant d’éviter le phénomène
de réflexion d’une partie de
la lumière visible, souvent
observé sur la surface d’une
vitre, et donc l’effet miroir qui
y est associé (Figure 15).
Figure 14 la propriété de réfléchir
D’autres types de vitrages ont
des rayonnements situés
Un vitrage qui maintient les étés également développés
dans l’infrarouge lointain
habitant bien au chaud en hiver. qui permettent de répondre
(vers 10 micromètres), ce
à des besoins de plus en plus
qui correspond au rayonne-
divers (Encart : « L’anecdote
ment des corps noirs à 20 °C.
du verre anti-agression »).
C’est ainsi que lorsque l’on
chauffe les pièces à 20 °C en
hiver, la chaleur ainsi émise L’ANECDOTE DU VERRE
sous forme de rayonnement ANTI-AGRESSION
est réfléchie par la vitre vers
l’intérieur, ce qui permet de La société Saint-Gobain
conserver la chaleur. D’où des voulant tester un
économies de chauffage en verre anti-agression a
hiver ! demandé à l’ouvrier le
Aujourd’hui, on est capable plus costaud de l’usine
Figure 15 de fabriquer des vitrages de frapper sur la vitre
dont le filtre réalise à la fois avec une hache. Celle-ci
La partie gauche est un vitrage
antireflet, contrairement à la partie un contrôle thermique et un est restée plantée dans
droite. contrôle solaire. le verre.

218
L’art du verrier : des nanotechnologies depuis l’antiquité !
La nanotechnologie
et l’avenir des verres
Le verre est l’un des matériaux les plus anciens
élaboré par l’homme, et, depuis l’Antiquité,
celui-ci cherche empiriquement a en contrôler
et à en maîtriser les propriétés optiques,
alors même que ces propriétés dépendent
de la structure de ces matériaux à l’échelle
nanométrique : elles ne se comprennent et ne
se maîtrisent normalement qu’au moyen des
plus récentes découvertes de la physique et de la
chimie. Pourtant, grâce au génie créatif de leur
imagination, à la transmission d’un savoir-faire
accumulé depuis des millénaires et transmis à
travers le brassage des diverses cultures, les
maîtres verriers ont su très tôt, pour la beauté
de l’art, réaliser des innovations technologiques
extraordinaires par une approche purement
empirique leur permettant en particulier la
maîtrise parfaite de la coloration des verres,
bien que cette propriété optique dépende
de paramètres physiques et chimiques très
complexes dont ils ignoraient totalement
l’existence.
Ce génie de la manipulation de la matière
vitreuse s’est perpétué à travers les siècles et
les cultures jusqu’aux maîtres verrier d’art
modernes qui jouent expérimentalement avec
les propriétés optiques des verres et de leurs
interfaces avec les matériaux les plus divers,
avec la subtilité des mélanges ajoutés aux
pâtes vitreuses, avec la science des recuits
et réussissent à fabriquer de fabuleux objets
d’art aux couleurs et aux propriétés optiques
extraordinaires. Qu’obtiendraient-ils encore
donc si ces artistes maîtres verriers étaient en
plus chimistes ou physiciens ?
Pourtant, cette collaboration des chimistes et
des physiciens, qui a permis la compréhension et
la maîtrise de la structure des verres à l’échelle 219
nanométrique, a révolutionné l’industrie du
verre et l’a transformée en une industrie de
haute technologie dont les applications se
développent de plus en plus, non seulement
dans la construction et l’habitat, comme cela
a été décrit dans ce chapitre, mais dans les
transports, l’électronique, la sécurité… Les
« verres intelligents » au service de l’homme
ont donc encore un grand avenir.

Bibliographie

[1] Pline l’Ancien, Histoire


naturelle, Livre XXXVI, LXV, Les
Belles Lettres, 1919.
Glossaire
Glossaire

Aérobique : se dit d’une Dioscoride (Pedanius) (40-


cellule ou d’un organisme 90) : est né à Anazarbe
respirant de l’oxygène afin en Cilicie (dans l’actuelle
d’oxyder les nutriments en Turquie). Il était médecin,
dioxyde de carbone et en eau pharmacologue et bota-
comme le fait un moteur à niste et exerçait à Rome. Son
essence, et utilisant l’énergie œuvre, intitulée De Materia
dégagée par les combustions Medica, a été le principal fond
ménagées mises en jeu pour de connaissance en matière
assurer son métabolisme. de plantes et composés médi-
Boyle (Robert) (1627-1691) : cinaux durant l’Antiquité. Elle
bien que ses traités conser- fut rédigée après un grand
vent une tradition alchimique tour de l’Égypte et utilisée
certaine, les éléments et les jusqu’au XVIe siècle.
concepts qu’il y introduit le Einstein (Albert) (1879-1955) :
font considérer comme l’un physicien théoricien, il nous
des précurseurs de la chimie offrit une nouvelle vision de
moderne. l’univers à travers ses théo-
Cristal liquide : état de la ries de la relativité restreinte
matière qui combine des et générale. Il reçut le Prix
propriétés d’un liquide et celle Nobel de physique en 1921
d’un solide cristallisé. pour sa théorie de l’effet
photoélectrique.
de Gennes (Pierre-Gilles)
(1932-2007) : l’un de nos très Émulsion : suspension de
grands physiciens modernes, gouttelettes d’un liquide au
qui fonda la physique de la sein d’un autre liquide non
matière molle et condensée. miscible au premier.
Il reçut le prix Nobel de Endémique : se dit d’une
physique en 1991. maladie qui se manifeste
Diluant : liquide ajouté à la en permanence dans une
peinture ou au vernis pour région déterminée. Dans le
rendre la viscosité adéquate. cas présent, nous nous inté-
Essence (de térébenthine ressons aux maladies engen-
ou autre) pour la peinture à drées par la présence d’une
l’huile. Eau pour la peinture zone marécageuse tropicale.
à l’eau (aquarelle, gouache, Faraday (Michael) (1791-
détrempe, acrylique). 1867) : fut un chimiste et un
La chimie et l’art

physicien anglais d’une créa- système solaire, mais est


tivité extraordinaire rare- aussi considéré comme l’un
ment égalée en sciences. Il des fondateurs des sciences
contribua en particulier aux expérimentales modernes.
disciplines de l’électromagné-
Gell-Mann (Murray) (1929-) :
tisme, où il est l’inventeur de
il reçut le Prix Nobel de
la notion de lignes de force
physique en 1969 pour ses
ou de ligne de champ (on lui
travaux sur les particules
doit la fameuse expérience de
élémentaires.
la visualisation des lignes de
champ magnétique par des Glacis : fine couche picturale
grains de limaille de fer, ou le translucide constituée d’un
concept du moteur électrique pigment unique dispersé en
et de la dynamo), et donna à faible quantité dans un liant.
l’électrochimie ses princi- Hooke (Robert) (1635-1703) :
paux concepts (il est l’inven- est l’une des figures clés
teur des noms « anode » et de la révolution scienti-
« cathode »). Il eu aussi l’in- fique de l’époque moderne.
tuition des nanosciences à Ses travaux ont porté sur
travers ses expériences sur la biologie (description de
les dépôts métalliques par cellules végétales), l’optique,
réduction électrochimique. la mécanique et l’astronomie
Fluorescence X : la spec- (télescope reflétant grégo-
trométrie de fluorescence X rien).
est une méthode d’analyse
Horus : une des plus
chimique élémentaire utili-
anciennes divinités égyp-
sant une propriété physique
tiennes. Il est le plus souvent
de la matière, la fluorescence
représenté par un faucon ou
des rayons X. Lorsque l’on
un homme à tête de faucon.
bombarde de la matière avec
Horus représentait l’ordre et
des rayons X, elle réémet de
le maintien de la vie opposés
l’énergie sous la forme, entre
au chaos personnifié par Seth.
autres, de rayons X : c’est la
Pharaon était ainsi consi-
fluorescence X, ou émission
déré comme la manifestation
secondaire de rayons X. Le
d’Horus pendant sa vie puis
spectre des rayons X émis
celle d’Osiris après sa mort.
par la matière est caracté-
ristique de la composition de Huyghens (Christiaan) (1629-
l’échantillon. En analysant ce 1695) : fut un éminent mathé-
spectre, on peut en déduire maticien et physicien, ainsi
la composition élémentaire, qu’un astronome réputé. Ses
c’est-à-dire les concentra- travaux concernaient prin-
tions massiques en éléments cipalement la fabrication et
chimiques. l’utilisation de télescopes,
l’optique et la mesure du
Galilée (Galileo Galileii)
temps.
(1564-1642) : physicien et
astronome italien, il est non Indice de réfraction : para-
seulement célèbre pour mètre qui caractérise la façon
avoir donné aux sciences dont un rayon lumineux est
mécaniques leurs fonde- dévié lorsqu’il passe d’un
ments et sa défense obstinée milieu à un autre. Il est égal
222 du modèle copernicien du au rapport de la célérité de la
Glossaire
lumière dans le vide et dans le Ligand : atome ou groupe
milieu considéré. d’atomes lié à un atome
central (en général un ion
Kératinocyte : ce type cellu-
métallique).
laire représente plus de 95 %
des cellules de l’épiderme. Macrophage : du grec : makro
= grand, phagein = manger,
Lavoisier (Antoine-Laurent cellule produite dans le sang et
de) (1743-1794) : père de la impliquée dans notre système
chimie moderne à laquelle il a de défense immunitaire, elle
donné ses fondements scien- a le pouvoir de détruire des
tifiques. organismes pathogènes, des
Le Chatelier (loi de) : cette cellules mortes ou mutées ou
loi chimique est également des débris cellulaires en les
appelée loi générale de ingérant.
modération. Elle se démontre Maxwell (James Clerk) (1831-
aujourd’hui d’où son nom de 1879) : il fut un célèbre
« loi » mais a été introduite mathématicien et physicien
en 1888 tant que « principe » écossais. Son travail le plus
par Le Chatelier (1888) à reconnu concerne la théorie
partir d’observations expé- du champ électromagnétique.
rimentales. Elle s’énonce Ses fameuses équations (les
aujourd’hui de la manière équations de Maxwell) ont
suivante : « Lorsque les modi- unifié les concepts de l’élec-
fications extérieures apportées tricité, du magnétisme et de
à un système physico-chimique la lumière à travers celui,
en équilibre provoquent une unique, de champ électroma-
évolution vers un nouvel état gnétique.
d’équilibre, l’évolution s’op- Médium : liquide constitué
pose aux perturbations qui d’un diluant et d’autres ingré-
l’ont engendrée et en modère dients (essences et résines
l’effet ». par exemple pour la peinture
Leucocyte : nom scientifique à l’huile). Il est ajouté pour
des globules blancs de notre donner la consistance voulue
système immunitaire. Un litre de la pâte en vue de l’ap-
de notre sang en contient plication sur un support, et
environ sept milliards. L’aug- pour apporter de la solidité à
mentation de leur nombre est la couche picturale une fois
généralement le signe d’une sèche.
infection ou d’une maladie. Microscope électronique à
Liant : liquide dans lequel les balayage (MEB) : un MEB
pigments sont maintenus à envoie un faisceau d’élec-
l’état dispersé. Pour la pein- trons qui balaie la surface de
ture à l’huile : huile de lin, l’échantillon à analyser. Les
huile d’oeillette, etc. Pour atomes constituant la surface
les procédés à la détrempe : réémettent alors des parti-
eau additionnée de colle ou cules, dont l’analyse permet
d’œuf. Pour l’aquarelle et la de reconstruire une image
gouache : eau additionnée en trois dimensions de la
de gomme arabique. Pour la surface.
peinture acrylique : eau addi- Newton (Isaac) (1643-1727) :
tionnée de résines acryliques. il est considéré aujourd’hui 223
La chimie et l’art

comme l’un des pères des Réflectographie Infrarouge :


sciences modernes. Son méthode d’examen des pein-
ouvrage Philosophiæ Naturalis tures permettant d’accéder
Principia Mathematica, publié à des dessins se trouvant
en 1687, fonda la mécanique sous la couche picturale, en
en décrivant les trois lois du réduisant l’opacité de cette
mouvement et celle de la dernière.
gravitation universelle qui Réflexion diffuse : réflexion
ont dominé les visions scien- dans un grand nombre de
tifiques jusqu’à l’orée du directions qui se produit
XXe siècle. lorsque la lumière atteint une
Ondes électromagnétiques : surface irrégulière.
ondes constituées d’un Réticulation : formation de
champ électrique et d’un liaisons chimiques entre des
champ magnétique oscillant chaînes de polymères ou des
en phase dans une direction chaînes hydrocarbonées dans
perpendiculaire à la direction diverses directions de l’es-
de propagation. La longueur pace.
d’onde est la distance sépa-
Vernis : substance liquide que
rant deux crêtes successives
l’on applique sur une couche
de l’onde qui se propage.
picturale et qui, en séchant,
Phagocyte : cellule possédant forme un film protecteur.
le pouvoir d’absorber et de
Seth : (on trouve aussi Set,
digérer des particules étran-
Seteh ou Sutekh) est l’un
gères.
des plus anciens dieux de
Polymère : macromolécule l’Égypte. Il était à l’origine
constituée d’un enchaînement le dieu du Chaos, du noir
d’unités moléculaires répé- (la nuit), du désert et des
titives appelées monomères. orages. Il mène un combat
La polymérisation est la réac- continu avec Horus où ce
tion chimique conduisant à la dernier prévaut toujours bien
formation d’un polymère. que difficilement en réinstal-
Pourbaix (diagramme de) : lant l’ordre, la sérénité et la
aussi appelés diagrammes lumière (le jour).
potentiel-pH, les diagrammes Spectre : variations d’un para-
de Pourbaix furent initiale- mètre (intensité lumineuse
ment développés par Marcel par exemple) en fonction de la
Pourbaix en 1938. Ils repré- longueur d’onde.
sentent dans un plan poten-
Spectroscopie d’absorption
tiel-pH (ou d’autres axes, ici :
des rayons X : méthode d’ana-
log[Cl-]-pH) les domaines
lyse de la structure des maté-
d’existence ou de prédomi-
riaux. Lorsque des rayons
nance d’une espèce chimique.
X de grande énergie sont
Pouvoir couvrant : aptitude envoyés sur de la matière,
à couvrir une surface d’une celle-ci absorbe une partie du
couche opaque. rayonnement. Comme l’ab-
Rayons X : rayonnement sorption est caractéristique
électromagnétique à haute de la composition du maté-
fréquence créé par des riau, l’analyse du rayonne-
photons produits par les élec- ment absorbé donne accès à
224 trons des atomes. cette composition.
Glossaire
Spectroscopie de masse : organisés en fonction de leur
technique d’analyse permet- configuration électronique,
tant de détecter et d’iden- sous-tend leurs propriétés
tifier des molécules en chimiques.
mesurant leurs masses et/ou
les masses de leurs fragments Wade (Abdoulaye) (1926-) :
constitutifs. Les molécules le troisième Président du
sont ionisées puis divisées en Sénégal, élu depuis 2000.
fragments chargés, qui sont Avant de s’engager en poli-
classés en fonction du rapport tique, il a acquis deux docto-
de leur masse sur leur charge. rats (l’un en Droit, l’autre en
Tableau périodique : le tableau Économie) et occupé les fonc-
périodique des éléments (ou tions de Doyen de la faculté de
classification périodique des droit et d’économie de l’uni-
éléments) est dû au chimiste versité de Dakar. Il s’agit donc
russe Dmitri Mendeleïev de l’un des rares hommes
(1869) ; cette classification politiques actuels ayant une
systématique des éléments réelle capacité à comprendre
chimiques, ordonnés par directement la démarche de
numéro atomique croissant et la science.

225
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Crédits photographiques
Crédits
photographiques

CHAPITRE 1 CHAPITRE 6
Fig. 5 : CNRS Photothèque/ Fig. 4A : BPK, Berlin, Dist. RMN/
C2RMF/C. Alexis, UMR 171 Elke Estel/Hans-Peter Kluth.
– Laboratoire du centre de Fig.4B : Musée d’Orsay, Dist.
recherche et de restauration des RMN/Patrice Schmidt.
musées de France – Paris.
Fig. 9A : CNRS Photothèque/
Pages – C. Sandrine, UMR
CHAPITRE 3 171 – Laboratoire du centre de
Fig. 9 : C2RMF/D. Bagault. recherche et de restauration des
musées de France – Paris.
Fig. 10 : RMN/Les frères
Chuzeville, Paris, musée du Fig. 9B : CNRS Photothèque/
Louvre. Département des Antiquités
Égyptiennes du Musée du
Fig. 11 : C2RMF/D. Vigears.
Louvre, UMR 171 – Laboratoire
Fig. 12 : C2RMF. du centre de recherche et de
Fig. 16 : Lehnert & Landrock, Le restauration des musées de
Caire. France – Paris.
Fig. 10 : With kind permission
from Springer Science + Business
CHAPITRE 4
edia : Applied Physics A, Daniilia
Fig. 2B : EPSIM 3D/JF Santarelli, S. (2008) 90 (3).
Synchrotron Soleil.
Fig. 16 : ADAGP. Paris, musée
Fig. 2C : Synchrotron Soleil. national d’Art moderne – Centre
Georges Pompidou, Dist. RMN/A.
CHAPITRE 5 Rzepka.
Fig. 1 : Athens, Ministry of Culture, Fig. 18 : RMN/Jean-Gilles Berizzi.
Archaeological Receipts Fund. Fig. 19 et 29 : ADAGP. Paris,
Fig. 2A : RMN/H. Lewandowski. musée national d’Art moderne –
Centre Georges Pompidou, Dist.
Fig. 2B : C. Bastien. RMN/P. Migeat.
Fig. 3 : Louvre/P. Lebaube. Fig. 21 : Erich Lessing/
Fig. 4 : M. Aucouturier. akg-images.
Fig. 5 : C2RMF/D. Bagault. Fig. 24 : Lindenau-Museum.
Fig. 6 : C. Bastien. Figs. 25,35 : RMN/Christian Jean.
La chimie et l’art

Fig. 36 : ADAGP/photographes Fig. 6A : CNRS Photothèque/G.


Kedl. Monthel, UMR 7055 – Préhistoire
et technologie – Nanterre.
CHAPITRE 7 Fig. 6B : CNRS Photothèque/ M.-L.
Fig. 3 : Tutti/Huet. Avec l’aimable Inizan, UMR 7055 – Préhistoire et
autorisation de l’artiste et de la technologie – Nanterre.
Galerie Daniel Templon, Paris. Fig. 9 : C2RMF/D. Bagault,
Fig. 4A, 4B et 19B : Succession B. Barthélémy de Saizieu.
H. Matisse. Fig. 10 : RMN/H. Lewandowski.
Fig. 16A et 16B : ADAGP, Paris Musée du Louvre.
2010.
Fig. 11, 12 et 19 : @ Mission de Ras
Shamra/V. Matoïan.
CHAPITRE 8
Fig. 13 : C2RMF/D. Vigears.
Fig. 2A : D. Descouens.
Fig. 14C : C2RMF/A. Bouquillon.
Fig. 2C, 3, 7, 8, 14B, 16, 17, 18 et
20 : C2RMF/D. Bagault.
Fig. 4 : Musée du Louvre/C. CHAPITRE 9
Rebière-Plé.
Fig. 5 : The Trustees of the British
Fig. 5A : CNRS Photothèque/ A. Museum.
Lebrun, UMR 7055 – Préhistoire
et technologie – Nanterre. Fig. 10 : d’après Coloration des
verres par des nanoparticules, par
Fig. 5B : CNRS Photothèque/B.
Jacques Lafait «Verre» vol.12,
Barthélémy de Saizieu, UMR
N°4 Août 2006.
7055 – Préhistoire et technologie
Nanterre. Fig. 11, 12, 14 et 15 : Saint Gobain.

228

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