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artistique et littéraire
Il est un autre ensemble de questions que l'on trouve dans les traités d'esthétique, qui, bien qu'elles y
soient opportunément placées, appartiennent de façon intrinsèque à la logique et à la théorie de
l'historiographie : ce sont celles qui concernent le jugement esthétique et l'histoire de la poésie et
des arts. L'esthétique, en démontrant que l'activité esthétique ou l'art est une des formes de l'esprit,
une valeur, une catégorie, quelque nom que l'on veuille lui donner et non (comme l'ont pensé les
théoriciens de diverses écoles) un concept empirique que l'on peut rapporter à une certaine classe de
faits utilitaires ou mixtes, a donc, en établissant l'autonomie de la valeur esthétique, démontré et
établi par là même qu'elle est l'objet d'un jugement spécial, le jugement esthétique et le sujet d'une
histoire, d'une histoire spéciale, l'histoire de la poésie et des arts, l'historiographie artistique et
littéraire.
Les questions qui ont été agitées autour du jugement esthétique et de l'historiographie artistique et
littéraire se trouvent être au fond, même en ce qui concerne le caractère propre de l'art, les mêmes
questions méthodologiques rencontrées dans tous les domaines de l'historiographie. On s'est
demandé si le jugement esthétique était absolu ou relatif; mais tout jugement historique (et tel est le
jugement esthétique qui affirme la réalité et la qualité des faits esthétiques) est toujours à la fois
absolu et relatif : absolu dans la mesure où la catégorie au moyen de laquelle il se forme possède
une vérité universelle; relatif, dans la mesure où l'objet construit par elle est historiquement
déterminé; c'est pourquoi, dans le jugement historique, la catégorie s'individualise et l'individualité
« s'absolutise ». Ceux qui par le passé niaient le caractère absolu du jugement esthétique
(esthéticiens sensualistes, hédonistes, utilitaires)niaient en fait la qualité et la réalité de l'art, son
autonomie. On s'est demandé si la connaissance d'une époque, de toute l'histoire d'une époque
donnée, est nécessaire au jugement esthétique; or elle l'est certainement car, comme nous le savons,
la création poétique présuppose toutes les autres formes de l'esprit qui la transforment en image
lyrique et chaque création esthétique présuppose toutes les autres créations à un moment historique
donné (passions, sentiments, coutumes, etc.). A partir de là, on voit également combien sont dans
l'erreur tant les partisans d'un pur jugement historique de l'art (les historicistes) que ceux d'un pur
jugement esthétique (les esthétisants) ; car les premiers veulent voir dans l'art tout le reste de
l'histoire (conditions sociales, biographie de l'auteur, etc.) au lieu de voir, en même temps et surtout,
l'histoire propre à l'art, et les seconds veulent juger l'oeuvre d'art en dehors de l'histoire, c'est-à-dire
en la privant de son authenticité et en lui donnant une signification imaginaire ou en la comparant
avec des modèles arbitraires. Finalement une sorte de scepticisme s'est manifesté quant à la
possibilité d'entrer dans un rapport de compréhension avec l'art du passé : scepticisme qui, en ce
cas, devrait s'étendre à tous les autres domaines de l'histoire (celui de la pensée, de la politique, de
la religion, de la moralité) et qui se réfute lui-même par une réduction à l'absurde parce que l'art et
l'histoire que l'on dit modernes ou du présent sont « passés » au même titre que l'art et l'histoire des
époques les plus reculées, comme eux, redeviennent présents mais seulement dans l'âme qui les
ressent et dans l'intelligence qui les comprend. Qu'il y ait par ailleurs des oeuvres et des époques
artistiques qui nous restent obscures, signifie seulement qu'actuellement les conditions pour les
revivre de l'intérieur et pour les comprendre nous font défaut de même que les idées, les coutumes
et les actions de tant de peuples et de périodes. L'humanité comme l'individu se souvient de
certaines choses et en oublie beaucoup d'autres sauf en en réactivant le souvenir quand le cours de
son développement spirituel l'y amène.
Une dernière question se pose qui concerne la forme convenant à l'histoire artistique et littéraire;
celle-ci, à travers le type principalement constitué à l'époque romantique et qui prévaut encore
aujourd'hui, expose l'histoire des oeuvres d'art en fonction des concepts et des besoins sociaux des
différentes époques, comme étant leur expression esthétique en les reliant étroitement à l'histoire
civile : ce qui conduit à négliger et presque à étouffer le caractère propre et individuel des oeuvres
d'art, celui qui les fait oeuvres d'art et interdit de les confondre l'une avec l'autre et de les traiter
comme documents de la vie sociale. Il est vrai que, dans la pratique, cette méthode est corrigée par
cette autre que l'on pourrait dire « individualisante » et qui met en évidence le caractère propre de
chaque oeuvre ; mais ce correctif a le défaut de tout ce qui ressortit à l'éclectisme. Pour en sortir, il
n'y a pas d'autre parti que de développer d'une manière conséquente l'histoire individualisante et de
traiter les oeuvres d'art non pas en relation avec l'histoire sociale mais chacune comme un monde en
soi dans lequel, de temps à autres, se concentre l'histoire tout entière, transfigurée et transcendée,
grâce à la fantaisie, dans l'individualité de l'oeuvre poétique qui est une création et non une
réflexion, un monument et non un document. L'oeuvre de Dante n'est pas seulement un document
sur le Moyen Age ni celle de Shakespeare un document sur l'époque élisabéthaine; pour cette
fonction il existe beaucoup d'autres sources d'informations tout aussi abondantes sinon plus chez les
mauvais poètes et les non-poètes. On a objecté que, par cette méthode, l'histoire artistique et
littéraire prend la forme d'une suite d'essais et de monographies sans lien entre eux; mais il est clair
que le lien est fourni par toute l'histoire humaine constituant un tout dont les personnalités poétiques
forment une part très importante (l'avènement de la poésie shakespearienne n'est pas moins
importante quel'avènement de la Réforme ou de la Révolution française) et c'est justement parce
qu'elles en font partie qu'elles ne doivent pas se plonger et se perdre dans cette histoire, c'est-à-dire
dans les autres parties de cette histoire, mais maintenir leur importance et leurs caractères propres et
originaux.
L'Histoire de l'esthétique
L'histoire de l'esthétique, en raison de son caractère de science philosophique que nous avons déjà
souligné, ne peut être séparée de l'histoire de toute la philosophie qui l'éclaire et en est éclairée. Elle
permet par exemple de voir comment l'orientation dite subjectiviste que la pensée philosophique a
prise avec Descartes, favorisant la recherche autour de la puissance créatrice de l'esprit, a favorisé
aussi indirectement la recherche concernant la puissance esthétique; et, d'autre part, pour ce qui
concerne l'influence exercée par l'esthétique sur le reste de la philosophie, il suffit de rappeler
combien la conscience avancée de la fantaisie créatrice et de la logique poétique contribuèrent à
libérer la logique philosophique du formalisme et de l'intellectualisme traditionnel et, rapprochant le
mouvement de la pensée du mouvement de la poésie, à l'élever à la logique spéculative ou
dialectique dans la philosophie de Schelling et de Hegel. Mais si l'histoire de l'esthétique doit être
intégrée dans l'ensemble de l'histoire de la philosophie, celle-là doit être, à d'autres égards, étendue
au-delà des limites à l'intérieur desquelles elle est maintenue d'ordinaire et où il est d'usage de la
faire coïncider avec la série des oeuvres des philosophes dits de métier et des traités dialectiques
que l'on appelle « systèmes de philosophie ». On retrouve souvent les pensées philosophiques
nouvelles ou leurs germes vivants et dynamiques dans les livres qui ne sont pas le fait de
philosophes professionnels ni d'apparence systématiques; pour l'éthique, dans les livres d'ascètes ou
de religieux, pour la politique dans les livres d'historiens, ou pour l'esthétique, dans ceux des
critiques d'art et ainsi de suite. En outre, on se souvient que, rigoureusement parlant, le sujet de
l'histoire de l'esthétique n'est pas uniquement le problème de la définition de l'art, résolu par cette
définition quand elle a été ou sera trouvée, mais les problèmes infinis qui surgissent toujours à
propos de l'art et parmi lesquels ce seul problème de la définition de l'art est identifié et concrétisé
et seul compte véritablement. Ces remarques qu'il faut garder présentes à l'esprit permettent de
tracer le cadre général d'une histoire de l'esthétique qui puisse servir d'orientation préliminaire sans
courir le risque qu'elle soit comprise d'une façon rigide et simpliste.
Dans ce cadre général, et parce que cela correspond non seulement aux besoins de l'exposition mais
aussi à la vérité historique, il convient d'accepter la proposition commune selon laquelle l'esthétique
est une science moderne. L'antiquité gréco-romaine ne spécula pas, ou très peu, sur l'art mais
s'employa surtout à en créer la didactique : non pas la « philosophie », pourrait-on dire, mais la «
science empirique » de l'art. Tels sont ses traités de « grammaire », de « rhétorique », de « procédés
oratoires », d«< architecture », de « musique », de « peinture » et de « sculpture » ; ils ont posé les
fondements de toutes les didactiques ultérieures et de la nôtre qui a simplifié et interprété ces traités
cum grano salis, mais ne les a pas abandonnés, parce qu'ils sont pratiquement indispensables. La
philosophie de l'art ne trouvait pas de conditions favorables et stimulantes dans la philosophie
antique qui était avant tout « physique » et « métaphysique » et seulement de manière secondaire et
épisodiquement, « psychologie » ou, comme on devrait dire plus exactement, « philosophie de
l'esprit ». Quelques allusions furent faites aux problèmes philosophiques de l'esthétique, sur un
mode négatif avec la négation platonicienne de la valeur de la poésie et, sur un mode positif, avec la
défense aristotélicienne qui voulut assurer à la poésie son propre domaine entre celui de l'histoire et
celui de la philosophie et, d'autre part, avec les spéculations de Plotin qui pour la première fois
joignit et unifia les deux concepts qui erraient séparément, celui de 1«< art » et celui du « Beau ».
Les autres conceptions importantes des anciens furent celles qui ratachaient le « mythos » et non le
« logos » à la poésie et qui distinguaient parmi les propositions les expressions purement «
sémantiques », rhétoriques et virtuellement poétiques, des expressions « apophantiques » ou
logiques. Il a été récemment question d'un nouveau courant de l'esthétique grecque à travers la
doctrine épicurienne exposée par Philodème qui semblait donner à la fantaisie un caractère quasi
romantique. En tout cas ces ébauches demeurèrent peu fécondes et le jugement solide et assuré des
Anciens sur les problèmes de l'art n'a pas été approfondi et n'a jamais constitué une véritable
science philosophique en raison de la limite inhérente au caractère général, objectiviste ou
naturaliste de la philosophie antique ; seul le christianisme en élevant les problèmes de l'âme et en
les plaçant au centre de son intérêt a commencé à les bouleverser ou à préparer les forces qui
opérèrent ce bouleversement.
Cependant, la philosophie chrétienne elle-même, tant en raison de la prééminence accordée à la
transcendance, au mysticisme et à l'ascétisme que de la forme scolastique héritée de la philosophie
antique sur laquelle elle se reposa, si elle a rendu aigus les problèmes moraux et délicat leur
traitement, n'a pas perçu ni approfondi ceux de la fantaisie et du goût, de même qu'elle a reculé
devant ceux (qui sont leur équivalent dans le domaine pratique) de la passion, des intérêts, de
l'utilité, de la politique et de l'économie. De même que la politique et l'économie furent pensés d'un
point de vue moral, de même l'art fut soumis à l'allégorie morale et religieuse; et les concepts
répandus parmi les écrivains gréco-romains restèrent oubliés ou traités superficiellement. La
philosophie de la Renaissance, qui fut à sa manière naturaliste, restaura, interpréta et remit à jour les
anciennes poétiques et les anciennes rhétoriques ; mais quoi-que fort préoccupée par la «
vraisemblance » et le « vrai », 1«( idée », le « beau » et la mystique du beau et de l'amour, par la «
catharsis » ou purgation des passions, par les apories des nouveaux genres traditionnels et des
nouveaux genres littéraires, elle ne parvint pas à mettre en place un principe proprement esthétique.
A la poésie et à l'art fit alors défaut un penseur qui réalisât ce que réalisa Machiavel pour la poli-
tique, c'est-à-dire qui, vigoureusement et non seulement par des propositions incidentes ou des
remarques occasionnelles, en affirmât et en définît la nature originale et l'autonomie.
Dans ce domaine, la pensée de la Renaissance tardive qu'en Italie on appelle « secentismo », «
baroquismo » ou décadence littéraire et artistique, quoique longtemps négligée par les historiens, fut
d'une beaucoup plus grande importance ; car c'est alors que l'on commença à distinguer avec
insistance à côté de 1«intellect », une « faculté » dite « ingegno a », ingenium ou « génie »,
proprement productrice de l'art et, lui correspondant, une faculté de jugement qui n'était pas la
raison ou le jugement logique parce qu'elle jugeait « sans discours », c'est-à-dire « sans concept », et
qui prit le nom de « goût ». Ces expressions étaient renforcées par une autre qui semblait mettre
l'accent sur quelque chose d'impossible à déterminer en termes logiques et apparemment
mystérieux, le nescio quid ou le « je ne sais quoi » : expression qui revenait particulièrement dans le
langage des Italiens et donnait à réfléchir aux étrangers. Alors aussi on célébra la « fantaisie »,
magicienne enchanteresse et le « sensible » ou « sensuel » [sensuoso] qui réside dans les images de
la poésie et, dans la peinture, le miracle de la couleur qui, en comparaison du dessin, semblait
conserver quelque chose de froid et de logique. Quelquefois, ces tendances spirituelles, quelque peu
troubles, se purifiaient, s'élevant au niveau des théories rationnelles, comme ce fut le cas de Zuccolo
b (1623) qui critiqua la métrique eten remplaça les critères par le « jugement du sens » qui était
pour lui non pas l'oeil ou l'oreille, mais « une puissance supérieure, unie aux sens » ; de Mascardi °
(1636) qui niait les divisions objectives et rhétoriques des styles réduisant le style à la manière
particulière et individuelle due au talent [ingegno] de chacun et affirmait qu'il y a autant de styles
que d'écrivains ; de Pallavicino b (1644) qui cri-tiqua la vraisemblance et reconnut comme domaine
propre de la poésie les « appréhensions premières » ou fantaisies, « ni vraies ni fausses » ; de
Tesauro ` (1654) qui chercha à développer une logique rhétorique distincte de la logique dialectique
et étendit les formes rhétoriques, au-delà des formes verbales, aux expressions picturales et
plastiques.
La nouvelle philosophie de Descartes, si elle se montra chez lui comme chez ses successeurs
immédiats hostile à la poésie et à la fantaisie, d'autre part, comme on l'a dit, avec l'enquête qu'il
entreprit sur le sujet ou sur l'esprit, permit à ces éléments épars de se constituer en système et ouvrit
la recherche à un principe auquel les arts pourraient être réduits. Là aussi, les Italiens conservant la
méthode mais non l'intellectualisme rigide de Descartes ni son dédain pour la poésie, les arts et la
fantaisie, comme Calopresod (1691), Gravina ` (1692, 1708), Muratorif (1704) et les autres
établirent la première poétique dans laquelle domina, ou prit une part importante le concept de
fantaisie; et leur influence ne fut pas des moindres sur Bodmer et sur l'école suisse et à travers eux
sur la critique et l'esthétique allemande et européenne en général : si bien que l'on a pu parler ces
dernières années (Robertson) de « l'origine italienne de l'esthétique romantique ».
Le penseur auquel tous ces théoriciens mineurs aboutirent fut G. B. Vico qui, dans la Scienza nuova
(1725-1730), proposa une « logique poétique » en la distinguant de la logique intellectuelle; il
considéra la poésie comme un mode de connaissance ou une forme théorétique précédant la forme
rationalisante et philosophique; il fonda son unique principe sur la fantaisie qui est d'autant plus
forte qu'elle est plus libérée de la raison son ennemi et son principe dissolvant : il sacra père et
prince de tous les vrais poètes le barbare Homère et plaça près de lui, bien qu'il fût troublé par la
culture théologique et scolastique, le semi-barbare Dante et porta son regard, sans réussir à bien la
voir, sur la tragédie anglaise, sur Shakespeare qu'il ignora et qui aurait certainement été, s'il avait pu
le connaître mieux, son troisième barbare et grand poète. Mais Vico, avec cette théorie esthétique
comme avec ses autres théories, ne fit pas école parce qu'il était trop en avance sur son temps mais
aussi parce que sa pensée philosophique était enveloppée dans une sorte de symbolique historique.
La « logique poétique » fit son chemin quand elle réapparut, bien moins profonde, mais dans un
climat plus propice, avec celui qui systématisa l'esthétique leibnizienne quelque peu hybride,
Baumgarten (Meditationes, 1735; Aesthetica, 1750-1758) à qui elle doit des noms divers parmi
lesquels ars analogi rationis, scientia cognitionis sensitivae, gnoseologia inferior et, celui qui devait
lui rester, Aesthetica. L'école de Baumgarten qui distinguait sans vraiment la distinguer la forme «
fantastique » de la forme intellective la considérant comme cognito confusa, dotée par ailleurs de sa
propre perfectio, les spéculations et analyses des esthéticiens anglais (Schaftesbury, Hutcheson,
Hume, Home, Gerard, Burke, Alison) et en général les si nombreux « essais » sur le beau et sur le
goût qui se multiplièrent à cette époque ainsi que les théories et les traités historiques de Lessing et
de Winckelmann, contribuèrent comme stimulant tantôt positif, tantôt négatif, à la formation de
l'autre grande oeuvre esthétique du XVIIIe siècle, la Critique du jugement (1790) d'Emmanuel
Kant, où l'auteur (après en avoir douté dans la première critique) découvrit que le beau et l'art
donnaient matière à une science philosophique particulière : il découvrit, en d'autres termes,
l'autonomie de l'activité esthétique. Contre les utilitaristes il démontra que le Beau plaît «sans
intérêt» (sans intérêt utilitaire), contre les intellectualistes qu'il plaît «sans concept»; de nouveau
contre les uns et les autres qu'il a «la forme de la finalité sans la représentation de la fin» ; contre les
hédonistes qu'il est «objet d'un plaisir universel». Kant en fait n'alla pas au-delà de cette formulation
négative et générale du concept de beau ; de même que dans la Critique de la Raison pratique la loi
morale une fois sauvegardée, il ne dépassa pas la forme générale du devoir. Mais ce qu'il établit
resta établi pour toujours; et après la Critique du jugement les retours aux explications hédonistes et
utilitaristes de l'art et du beau sont bien entendu possibles, et ils n'ont pas manqué mais seulement
parce que les démonstrations kantiennes étaient ignorées de leurs auteurs. Pas même les retours du
leibnizianisme et du baumgarténianisme, c'est-à-dire de la doctrine de l'art comme concept confus et
contaminé par l'image [«immaginoso»], n'auraient plus dû se produire si Kant avait réussi à
rattacher sa théorie du beau plaisant sans concept et qui est une finalité sans représentation de fin à
la théorie vichienne, pleine d'imperfections et d'hésitations mais puissante, pour ce qui concerne la
logique de la fantaisie, théorie qui alors en Allemagne était dans une certaine mesure représentée
par Hamann et Herder. Mais lui-même rouvrait les portes au « concept confus » quans il attribuait
au génie la vertu de combiner l'intellect et l'imagination et distinguait l'art, qu'il définissait comme «
beauté adhérente », de la « beauté pure ».
On assiste justement dans la philosophie post-kantienne à la reprise de la tradition baumgarténienne,
la poésie et l'art étant de nouveau considérés comme une forme de connaissance de l'absolu ou de
l'Idée, tantôt égale à celle de la philosophie, tantôt inférieure ou préparatoire, tantôt supérieure
comme dans la philosophie de Schelling (1800) où elle devient l'organe de l'absolu. Dans l'oeuvre la
plus riche et la plus importante de cette école, dans les Leçons d'esthétique de Hegel (1818 et
suivantes), l'art, avec la religion et la philosophie, est transféré dans «la sphère de l'esprit absolu» où
l'esprit s'affranchit du savoir empirique et du faire pratique et atteint la béatitude dans la pensée de
Dieu ou de l'Idée. Dans la triade ainsi constituée il reste douteux que le premier moment soit l'art ou
la religion parce que sur ce point il y a des variantes dans les exposés qu'a fait Hegel de sa doctrine;
mais il est certain que l'un et l'autre, l'art et la religion, sont dépassés et intégrés dans cette synthèse
finale qui est la philosophie : ce qui signifie que l'art y est traité comme une philosophie inférieure
ou imparfaite, une philosophie contaminée par l'image; une contradiction entre contenu et forme
inadéquate que seule la philosophie résout. Hegel qui tendait à faire coïncider le système de la
philosophie et la dialectique des catégories avec l'histoire réelle parvint de la sorte à son fameux
paradoxe de la mortalité de l'art, forme qui ne correspond plus aux intérêts spirituels les plus élevés
des temps nouveaux.
Cette conception de l'art comme philosophie ou philosophie intuitive ou symbole de la philosophie
et autres choses semblables se retrouve dans toute l'esthétique idéaliste de la première moitié du
XIXe siècle à quelques rares exceptions près telle que celle de Schleiermacher dans ses Leçons
d'esthétique (1825, 1832-1833) qui nous ont été transmises dans une forme assez peu élaborée. Et
malgré leur élévation et leur vibrant enthousiasme pour la poésie et l'art, le principe artificiel qui
gouvernait ces traités ne fut pas la moindre cause de la réaction contre cette esthétique, réaction qui,
dans la seconde moitié du siècle, accompagna la réaction générale contre la philosophie idéaliste
des grands systèmes post-kantiens. Ce mouvement antiphilosophique eut certainement sa
signification en tant que manifestation de mécontentement et besoin de chercher une nouvelle voie
mais ne produisit aucune théorie esthétique corrigeant les erreurs de la précédente et la portant plus
avant. Ce fut en partie une solution de continuité dans la tradition de la pensée ; en partie aussi un
effort désespérépour résoudre les problèmes de l'esthétique qui sont des problèmes spéculatifs selon
la méthode des sciences empiriques (par exemple chez Fechner) ; en partie enfin, une reprise de
l'esthétique hédoniste et utilitaire d'un utilitarisme qui devenait associationisme, évolutionnisme et
biologisme de l'hérédité (comme par exemple chez Spencer). De leur côté, les épigones de
l'idéalisme n'apportèrent rien qui ait une véritable valeur (Vischer, Schaslerh, Carrière, Lotze, etc.)
et pas davantage les tenants des autres écoles de la première moitié du siècle comme celle dite
«forma-liste» de l'herbartisme (Zimmermann), ni les éclectiques et les psychologues qui, comme
tous les autres, travaillaient sur deux abstractions, le «contenu» et la « forme » (les partisans du
contenu et les formalistes) et quelquefois prétendaient les souder l'une et l'autre sans s'apercevoir
que, de deux irréalités, ils en faisaient une troisième. Ce qui s'est pensé de mieux sur l'art à cette
époque, ce n'est pas chez les philosophes et les historiens de profession qu'il faut le chercher mais
chez les critiques de la poésie et de l'art comme De Sanctisg en Italie, Baudelaire et Flaubert en
France, Pater en Angleterre et Hanslick et Fiedler en Allemagne, Julius Langes en Hollande, etc.
Eux seuls nous consolent vraiment de la trivialité esthétique des philosophes positivistes et de la
pénible vacuité de ceux que l'on appelle idéalistes.
L'esthétique a connu un meilleur sort dans les premières décennies du xx e siècle grâce au réveil
général de la pensée spéculative. Il faut noter en particulier l'union qui est en train de se faire entre
l'esthétique et la philosophie du langage encouragée par la crise dans laquelle est entrée la
linguistique «naturaliste» et «positiviste» des lois phonétiques et autres abstractions. Mais la plus
récente production esthétique, justement parce que récente et en voie d'élaboration, ne peut encore
être située historiquement ni jugée.
1: La Poésie, traduction française de «La Poesia» (4e édition, 1946), par D. Dreyfus, Presses
universitaires de France, 1951, p. 8.
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imagination, il y a toute la destinée humaine, toutes les espérances, les illusions, les douleurs et les
joies, les grandeurs et les misères humaines, le drame entier du réel, dans son devenir, dans sa
croissance perpétuelle, sorti de sa propre substance, fait de souffrance et de bonheur.»2
Cela ne veut pas dire que l'art soit une forme vide. Le sentiment vibre encore après cette lutte au
cours de laquelle il a été transformé en image; c'est comme la lueur de l'arrière-saison où resplendit
l'été dans la sérénité automnale. Dans le poème, dit Croce, tremble encore l'émotion comme une
larme dans le sourire qui l'éclairé. «Et puisque, de même que pour toute autre forme, la poésie ne
s'effectue que dans la lutte de l'esprit contre lui-même, et, dans ce cas, dans la lutte contre le
sentiment qui, en lui présentant sa matière, tout à la fois oppose le poids et l'obstacle de la matière,
la victoire où la matière rebelle se convertit en image, trouve son signe dans la sérénité atteinte,
dans laquelle pourtant tremble encore l'émotion, comme une larme dans le sourire qui l'éclairé, et
par le sentiment nouveau et cathartique qui est la joie de la beauté.»3
Le sentiment sans l'intuition est aveugle, l'intuition privée du sentiment est vide. Pour désigner cette
unité concrète et vivante de «contenu » et de «forme», il arrive que Croce ajoute le mot «lyrique» à
l'intuition, notamment à partir de 1913. Il parle d'«intuition lyrique» sans toutefois mettre l'accent
sur le côté émotionnel de ce dernier mot. La création artistique est essentiellement transfiguration
ou intuition - l'expérience vécue des œuvres est contemplation du phénomène transfiguré.
Voici un texte important du «Bréviaire»: «L'intuition artistique est donc toujours une intuition
lyrique, et cette dernière expression n'est point comme une epithète ou un qualificatif de la
première, mais comme un synonyme, l'un des synonymes qu'on peut ajouter à plusieurs autres que
j'ai déjà rappelés et qui désignent tous l'intuition. Et si l'on s'appuie parfois sur le fait que, sous la
forme de synonyme, elle prend la forme grammaticale de l'adjectif, c'est seulement pour faire
comprendre la différence entre l'intuition-image, qui est la combinaison d'images (car ce qu'on
appelle image est toujours une combinaison d'images, puisqu'iln'existe pas d'images-atomes, pas
plus qu'il n'existe de penséesatomes),entre l'intuition vraie, qui constitue un organisme et, comme
organisme, possède son principe vital, lequel est l'organisme lui-même;