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ETAT D'HOMME ET NATURE D'HOMME,
CHEZ PIERRE ABELARD
En prenant connaissance de la critique adressée par M. L. de Rijk a Youvrage
de M. Martin M. Tweedale sur la théorie abélardienne des universaux,! nous
avons prété une attention particuliére a une phrase importante par laquelle
Abélard conclut une section du texte quill consacre a la signification des termes
universels. Nous souhaitons présenter, a la suite des interprétes récents, le con.
tenu de cette phrase, quelque peu difficile, qui résume bien la portée de la doc.
trine proposée par le Maitre du Pallet, Parti des questions laissées san
réponse par la premiére page de I'/sagoge de Porphyre, notamment de la ques-
tion de savoir si les genres et les espéces subsistent ou sis n'ont d’étre que
celui de conceptions mentales vides, Abélard (1079-1142) propose vers 1120 des
réflexions pénétrantes®, I refuse toutes les formes du réalisme connues de lui;
illes avait entendues de Guillaume de Champeaux, qui enseignait les u
+ saux in re. Il refuse tout autant, sans la citer, la proposition opposée qui déninit
toute portée sémantique a/notre langage et réduisait celui-ci & son seul aspect
physique. La these a été astribuée A Roscelin, qui enseignait les universaux in
voces; cette doctrine extréme ne semble pas avoir survécu A son auteur.
Lexposé d’Abélard reprend au chap. 7 du Peri hermeneias d'Aristote sa défi-
nition de T'universel: «ce qui peut étre prédiqué naturellement de plusieurs», et
il précise «pris un & une (singillatim). Ceci lui permettra de réfuter le réalisme
| sous ses divers visages. Qu’elle explique l'universel comme une réalité en soi
dont les individus ne seraient que des accidents, ou comme la collection des
individus ou encore comme la rencoitre en une méme chose extra-mentale des
divers singuliers, la doctrine réaliste ne peut satisfaire & 'exigence imposée par
Aristote & Tusage du terme universel dans un jugement prédicatif. Le réalisme
magne & des contradictions logiques et: ne peut satisfaire un penseur qui prend
au séri lividualité des étres singuliers®, Abélard, on le remarque, situe
demblée le probléme de l'universel A l'intérieur d'une doctrine du fonction-
nement correct du langage; il ne s‘agit pas d'une spéculation métaphysique sur
la réalité a ebnférer ou non a des idées. I] s'embarque avec quelques présup-
posés: il existe dos individus distinets; la forme fondamentsle du langage est
Ténoneé ppédicatif unissant un sujet et un prédicat grace a la copule «tres; cet
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énoneé utilise des universaux; ce langage fonctionne. Un universel est done
dabord un mit, une vox; mais il posséde, outre le statut physique d'un son
proféré, le statut de terme significatif. Un nom commun désigne des existants
singuliers,
Comme autorité, Abélard accepte celle de Botce, qui lui a fourni la traduction
latine et deux commentaires du texte de Porphyre. Un langage correct doit
engendrer une intellection saine et faire connaitre les choses dans leur situation
réelle, Aussi une prédication acceptable doit-elle attribuer aux choses des
attributs conformes aux natures ou aux propriétés de celles-ci. La question fon-
damentale est celle du titre qui nous autorise a rattacher distributivement des
termes universels & des sujets singuliors dont la distinction est entidre. Cette
Guestion doit étre prise au sérieux, car il y a bien antinomie entre le caractore
commun des termes du langage et le statut individuel des existants concrets
Liantinomie serait insoluble si lon ne pouvait assigner, dans le réel lui-méme,
ce qu’Abélard appelle une «cause communes de l'imposition d'un nom universel,
Il prend exemple du fonctionnement du terme «hommes. Si nous pouvons
utiliser, dans une prédication vraie, le substantif «hommes comme prédicat
attribué a la fois et de manitre univoque, aux étres singuliers que sont Socrate
ot Platon, c'est que Ia singularité n'est pas le dernier mot que Ton puisse énon-
cer a leur propos. Bien que distinets, ils se ressemblent; ils sont hommes, ils se
encontrent «en ce quills sont des hommese (in eo quod homines sunt), «dans
Vétre-hommes (in esse hominem); cest la leur état (status). L’état de "homme est
leur étre-homme commun, Cet étre-homme ne constitue pas une chose (res), ear
il nest de chose qu'individuelle. Nous y reviendrons.
Cette section de exposé d’Abélard se clét par une phrase qui a déja fait
couler beaucoup d'encre®, Bnumérons d'abord quelques traductions qui en sont
Proposées. La ~ ariété de celles-ci permettra deja de voir que la phrase doit sus.
citer certains problémes, liés notamment au fonctionnement simultané de
plusieurs termes au maniement délicat: status, res, natura. Chaque traduction
est affectée d'une lettre majuscule qui peut servir a la désigner. Dans son édi-
tion d'ceuvres choisies, M. M. de Gandillac vient au secours de son lecteur en lui
offrant plus une paraphrase qu'une traduction littérale?. Une traduction lit
érale élégante est fournie par M. J. Jolivet8. Une traduction anglaise classique
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figure dans V'anthologie publige par MM. A. Hyman et J. J. Walsh®, Dans son
ouvrage sur In doctrine abélardienne des universaux, M. M. M. Tweedale sem-
ble avoir eu la main moins heureuse!2, Examinant louvrage de M. Tweedale,
M.L. M. de Rijk y a relevé de nombreuses erreurs de traduction. Il en signale
plusieurs pour notre phrase: fonction de quoque, utilisation d'un article indéfini
(a man) pour traduire status hominis, verbes latins traduits au temps présent,
non au parfait (concepit, imposuit), traduction du non A laquelle nous viendrons
tout de suite, traduction de status par type qui oriente vers la notion d'un
ensemble collectif que le texte antérieur d’Abélard exclut!, et propose une tr
duction différente}2, La traduction de M. Tweedalel®, et elle seule, introduit,
une négation et la fait porter sur le verbe de la proposition principale: « nous ne
pouvons pas appeler». Ce faisant, le traducteur tente, mais de maniére malha- ,
bile, de faire droit a une particularité de la transmission du texte que tous les,
commentatours, y compris M. Tweedale, estiment erronée. Le texte du seul
manuserit dont nous disposions (le M 63 de la Bibliotheque Ambrosienne de
Milan) porte bien un non, non pas devant le verbe possumus, mais devant le
substantif natura; & supposer que les copistes aient tous exécuté leur travail
sans erreur, la régative devrait done porter sur «la nature», non pas sur «nous
pouvons...», ce qui rend le texte tout & fait inintelligible. Aussi les érudits du
XX® sidcle estiment avoir affaire ici & une erreur de copiste; M. Tweedale le
pense aussi, mais i préfere ne pas suivre Geyer qui a introduit une correction
conjecturale du non en in; M. Tweedale croit que cette correction introduit dans
la phrase un sens qui la rend incohérente avec le reste de la doctrine; nous y
viendrons bientot. Mais aimettre a la fois que le texte du manuserit et Geyer
ont tort, sans chercher plus loin, et traduire néanmoins le texte comme si
tenait bien une négation comporte aussi une incohérence qu'il parait difficile de
soutenir. M. de Rijk propose une explication meilleure de la conception
textuelle: un copiste aurait Iu non au lieu de nunc (no-au lieu de ne): il s'agirait
de «res ipsas nune natura (ablatif) hominis statutas», des «choses établies main-
tenant par la nature d’homme». Pareille erreur de copie se rencontrerait au
quelque onze lignes plus haut 03 Geyer a da exclure, en le mettant entre ero-
chets carrés, un non présent dans le manuscrit mais qui enlévétout sens a lex.
pression oi il intervient; M. de Rijk propose aussi de le remplacer par nunc,
«maintenant», qui rend la phrase plausible!4, Cette premitre difficulté levée, il
reste que'la phrase semble inconvenante & un autre titre. Abélard vise & expli
quer ce qu’est un status, un état, en utilisant comme exemple l'état dhomme.
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Liuniversel, prédicat de la proposition, peut étte attribué a plusieurs sujets;
‘ce mot du langage Hosséde la propriété de pouvoir étre rapporté & plusieurs
sujets. Coux-ci Sicient soit immédiatement soit en derniére instance, des
réalités existantes individuelles (Socrate, Pierre). Liuniversel prédicat est done
appliqué & des choses, et en ce sens il n'est pas dépourvu de signification, car il
indique des choses. Mais Iui-méme n’est pas une chose et ne constitue aucun
existant réel; Abélard a combattu toutes les formes de réalisme qu'il connatt: il
existe que des choses individuelles. Mais certaines choses sont semblables, on
Ya rappelé; elles se rencontrent en un état pour lequel on utilise le méme nom:
Socrate est homme, Pierre est homme, et le nom homme est univoque. Ainsi,
outre Ia signification présente dans V'acte par lequel on désigne des sujets exis.
tants, il existe une autre maniére de présenter la signification de Yuniversel,
cest d’énoncer la détermination commune des sujets existants qu'il désigne en
les rassemblant. Cette détermination, qui n’engendre aucune réalité existen.
tielle nouvelle par rapport aux individus rassemblés, déclare un status, un
«état», Liétat d’homme, c'est détre homme (esse hominem), qui n'est pas une
chose. Liesse hominem commun a tous les hommes individuels, c'est. ce
qu’Abélard appelle l'état d’homme; le status hominis est bien la cause commune
(communis causa) de Vimposition du nom «hommes universel & tous les hommes,
existants; sans connoter de réalité nouvelle, cet état justifie l'utilisation du
terme universel comme nom attribué a des existants individuels}®. On ne doit
pas s'étonner qu'une situation qui n'est pas une chose puisse étre présentée
comme la raison (causa) d'un événement qui concerne une chose réelle, Abélard
cite Texemple de quelqu'un qui refuse de se rendre & la place publique et est
puni par un coup. Le refus n’est pas une chose (nulla est essentia); il peut cepen-
dant dtre avaneé comme Ja raison a laquelle celui qui frappe rattache, pour en
fournir la «cause» (origine ou justification), le coup bien réel qu'il asséne!8, Des
exemples analogues seront apportés par Abélard lorsqu'il traitera du péché
dans son aspect domission, de négligence (et done de non-réalisation de quelque
chose) et des conséquences bien réelles que cette
tence peccamineus? du pécheur.
Revenons & notre phrase: Statuin quoque hominis... Le quoque (saussi») la
rattache & ce qui précéde; dans le meilleur latin, quoque ne figure jamais en téte
de phrase et souligne le mot qui Ié précéde, ici: statu. Crest de l'état dhomme
quAbélard va parler & nouveau, — de cet état dhomme qui n'est aucune chose
pas plus que le refus d'aller au forum, — et en proposer une nouvelle descrip:
ation entraine sur lexis.
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tion, «Nous pouvons aussi appeler état d’homme les choses mémes placées dans
(traduction de J. Jolivet}”) la «nature de "homme> ou «par la nature...» (traduc
tion de M. Rijk!8). Le quoque introduit une nouvelle description du status
présonté plus haut. Au substantif status correspond d'ailleurs le participe statu
tas, ce qui peut étre rendu en francais si Yon fait se répondre «état» ot «éta-
blies+19, Mais cette description est déroutante; elle semble méme incompatible
avec Ia présentation du status qu’Abélard a fournie quelques lignes plus haut,
lorsqu'il affirme que le status, cause commune de limposition du nom est «l’étre
homme, qui n'est pas une chose», Comment peut-il présenter comme compor
tant une pluralité de choses (res au pluriel) cet état auquel il a dénié plus haut
a qualité de chose (res, essentia)?1? Cette difficulté n'a pas échappé a la perspi-
cacité des historiens de la pensée d'Abélard2, On ne peut pas supposer chez un
auteur aussi exigeant en logique une incohérence, voire une contradiction, aussi
monumentale. La difficulté ne peut étre levée que si lon remarque, avec les
interprates récents, qu’Abélard utilise le terme res, «chose» — comme aussi cer.
tains autres terme:
fréquemment les ckoses individuelles existantes, comme les atres humains,
‘mais il est utilisé aussi pour désigner, par opposition a V'aspect physique du
‘mot, la signification de celui-ci23, On peut signaler un phénoméne analogue en
frangais, qui emploie le méme mot »chose» pour les «choses de la natures et les
les choses
mémes placées dans la nature de homme, choses dont Yinventeur di nom a congu la
commune similitude
9. Philosophy in, the Middle Ages, ed. by Arthur Hyman and James J. Walsh,
Indianapolis, Tackett, 1973, p. 180: «We can also call the status of man those things
themselves, es ablished in the nature of man, the common likeness of which he who
imposed the word conceived.
10. Martin M. TweRDALe, Abailard on Universals, p. 206: «Also we can not call the type
of man the things themselves established in the nature of man, when he who applies
the word grasps a common likeness of them».
11. LM. De Rux, Martin M, Tweedale on Abailard, Vivarium, 33, 1985, pp. 93-95.
12. Cf. ibid. p. 95: «We can also call the status of man: the things themselves that at pre
sent are established by the nature of man, the common likeness of which was grasped
by the man who has assigned them the word
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