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de Besançon
Panagopoulos Cécile. Histoire et dialectique chez Thucydide. In: Rencontres avec l'antiquité classique. Hommages à Jean
Cousin. Besançon : Université de Franche-Comté, 1983. pp. 95-106. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 273);
https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1983_ant_273_1_1060
Université de Franche-Comté
Si j'ai choisi pour introduire ce trop bref essai un titre quelque peu
provocateur, c'est seulement pour attirer l'attention sur un aspect de la
méthode historique de Thucydide qui me semble encore méconnu. Sans
vouloir en rien diminuer le ktêma es aei que constituent d'ores et déjà sur
ce sujet les travaux de la première femme élue au Collège de France, j'ai
voulu montrer que la conception traditionnelle de la dialectique ne suffit
pas à rendre compte de l'apport original de Thucydide à la compréhension
rationnelle des faits humains.
Évoquant à propos des discours antithétiques chez Thucydide
l'enseignement de Protagoras, J. de Romilly définit ainsi le procédé général de
Vagôn logôn : «II s'agit d'affaiblir une argumentation au moyen d'une autre,
qui la réfute ou la compense directement. Ceci implique l'art, non pas
seulement de faire valoir ses arguments, ce qui appartiendrait plutôt à la
rhétorique, mais d'opérer un certain mouvement de pensée, permettant de
substituer à chaque idée une idée de portée inverse. C'est, si l'on veut, une
dialectique» (1). L'analyse qui suit confirme pleinement cette acception de la
dialectique conçue comme choix et mise en forme d'une argumentation. Le
«dialecticien avisé» est celui qui «réfuterait à l'avance les arguments qu'on
pourrait employer contre lui» (2). Sous ses applications les plus variées, le
principe reste identique ; il obéit fidèlement à «la tendance qui veut que,
par annulation, renversement ou rétorsion, on se tienne le plus près possible
des arguments de l'adversaire tout en arrivant à des conclusions opposées,
et c'est sur lui que repose l'originalité de la méthode» (3). Celle-ci se définit
comme une sorte de virtuosité dans le maniement du discours tenu sur un réel
certes complexe, mais considéré comme un ensemble de données en elles-
mêmes simples. Elle «consiste avant tout, en considérant les mêmes
événements, à modifier le point de vue» ; il s'agit «d'obtenir, au prix de la
différence la plus faible dans les données, le renversement le plus grand dans les
conclusions» (4). J. de Romilly voit donc dans la découverte des possibilités
du langage (5), illustrées par l'enseignement des sophistes et notamment
par Antiphon, la source d'une «véritable technique» que Thucydide paraît
«avoir poussée à son point extrême de perfection», et elle s'interroge en
conséquence sur la légitimité de son application chez ce dernier : «Que vient
faire, dans son œuvre d'historien, cet art un peu suspect ?»... «L'instrument
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même est inquiétant, et l'on est plus près avec lui de la rhétorique que de la
logique» (6). Certes, elle affirme ensuite que la méthode antithétique de
Thucydide, loin d'être une simple concession aux styles de pensée en vogue,
s'inscrit dans le mouvement réellement novateur qui va de la sophistique
à l'élaboration de la logique chez Aristote (7), et que, si Thucydide «adopte
la mode et renchérit encore sur les autres, c'est parce que cette mode sert
son intention profonde» (8), qu'elle répond à son goût de l'abstraction et
de la rigueur, dans la mesure où «du rapport entre les deux discours inverses
peut sortir la vérité» (9). Cependant, la nature de cette «vérité» n'est nulle
part explicitée, et le procédé antithétique reste en somme une forme parmi
d'autres de mise en scène intellectuelle. La dialectique ne décolle pas de
l'art - fût -il intérieur - du dialogue : «Le principe de l'antilogie a toujours
paru aux Grecs la condition même de la sagesse et de la compréhension.
L'antilogie, c'est la délibération, c'est peser le pour et le contre»... «Le but
de l'antilogie est en définitive la confrontation de deux thèses» (10).
Or, réduire la méthode antilogique de Thucydide à ses aspects
formels, sans poser directement le problème essentiel pour l'historien des
rapports de la forme à son contenu, c'est laisser de côté le caractère le plus
original et le plus constructif de cette méthode. L'antilogie ne témoigne
pas seulement des pouvoirs «inquiétants» du langage : si «cette forme
d'expression, et elle seule, permettait à Thucydide de satisfaire à la fois aux
deux exigences qui semblent commander à son œuvre - exigences
d'objectivité et de rationalisme» (11), c'est d'abord, en toute raison Thucydidéen-
ne, parce que son objet la lui dictait. Par le débat contradictoire, Thucydide
appréhende et désigne les inquiétantes contradictions de la réalité elle-même,
celles du développement historique des cités grecques. C'est en cela, qu'on
le veuille ou non, que sa démarche est proprement dialectique, et qu'elle
constitue «une puissante méthode d'analyse et de découverte» (12).
En fait c'est bien le réel lui-même que la pensée sophistique, après
les «physiologues» d'Ionie, tend à appréhender comme contradictoire, et
non pas seulement les «thèses» juridiques ou philosophiques éventuellement
en présence, sur les différents aspects de ce réel. Reproduisant la manière
de Gorgias, l'auteur anonyme des Dissoi Logoi cite non sans humour
quelques unes des contradictions tout-à-fait concrètes dont se tisse la vie
quotidienne : «La maladie est un mal pour les malades, mais un bien pour les
médecins. La mort est un mal pour ceux qui meurent, mais un bien pour les
marchands d'articles funéraires et les marbriers. (...) Que le vase soit brisé
est pour les autres un mal, mais un bien pour les potiers. Que le soulier
s'use et se déchire est pour les autres un mal, mais un bien pour le
cordonnier etc.» ; et il ajoute, pour bien montrer que ces contradictions ne se
laissent pas circonscrire dans la médiocre sphère des intérêts individuels :
«A la guerre, pour évoquer d'abord de tout récents événements, les victoires
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des Lacédémoniens remportées sur les Athéniens et leurs alliés, sont pour
les Lacédémoniens un bien, mais un mal pour les Athéniens et leurs alliés»
(13). Un autre morceau, attribuant à Gorgias la thèse de l'identité des
contraires, dans le cas particulier du vrai et du faux, pose explicitement le
problème du rapport entre forme et contenu- du langage : «Lorsqu'un discours
est proféré, si l'événement est conforme au discours tenu, le discours est
vrai, mais si l'événement ne s'accomplit pas, le même discours est faux ;
(...) il est évident que le même discours, quand son contenu est le faux,
est faux, mais vrai, quand son contenu est le vrai (de même que le même
est homme et aussi enfant, jeune homme, adulte et vieillard)» (14). C'est
donc la référence au réel objectif, en tant que recelant l'unité du même
et de l'autre dans son mouvement propre (on se baigne et on ne se baigne
pas deux fois dans le même fleuve, c'est moi et ce n'est pas moi), qui fonde
l'ambivalence d'Un seul et même discours par rapport à la variabilité de son
contenu, et inversement, la possibilité de varier le discours, au point de
produire deux discours opposés, par rapport à ce même contenu, de façon
à «obtenir, au prix de la différence la plus faible dans les données, le
renversement le plus grand dans les conclusions» .
Il devient dès lors légitime de faire remonter le renversement, de
l'examen des conclusions à la conception même des données : celles-ci
comportent intrinsèquement leur rétorsion, comme le fleuve est même et autre,
comme l'arc procède par la négation de lui-même. Ce que nous appelons le
cours des choses, ou la force des choses, - le monde grec après les guerres
Médiques, l'impérialisme athénien, la ligue péloponnésienne, la défection
de Mytilène, l'expédition de Sicile -, ne se laisse que provisoirement définir
en termes fixes d'abstractions classifïcatrices. L'historien Thucydide,
semblant faire sienne l'idée que «la définition réelle est le développement de la
chose même» (15), en reproduit la logique concrète par la mise en lumière
des rapports essentiels qui la constituent. Qu'est-ce en effet que penser dialec-
tiquement ? « Les concepts de l'entendement abstrait nous représentent les
essences comme des choses de l'esprit, et les rapports comme une réalité
seconde, voire inessentielle. La pensée commune est entièrement dominée
par cette façon de voir. Or penser de façon dialectique, c'est opérer d'emblée
un renversement radical de cette relation entre chose et rapport, c'est poser
le rapport comme premier, et comme constitutif de la chose : toute chose
est elle-même rapport, non extérieurement mais au dedans d'elle-même,
non fortuitement et en apparence, mais nécessairement et en son essence.
Autrement dit, le rapport n'est pas simple relation extérieure entre les choses,
il est en elles différence au sein de l'identité, dualité dans l'unité,
contradiction interne. Et c'est delà qu'il faut partir pour concevoir la réalité et sa
vie concrète» (16). Périclès ou Alcibiade, Archidamos ou Sthénélaïdas,
Cléon ou Diodote, Nicias ou Gylippe, sont contradictoirement l'expression
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d'une même nécessité, celle pour les Athéniens d'affirmer leur hégémonie
maritime, celle pour les Péloponnésiens de les tenir en échec : «Toutrapport est
rapport avec d 'autres rapports, formant avec eux un tout organique plus vaste
et plus complexe (...). 'La dialectique est l'étude de la contradiction dans
l'essence même des objets' : cela ne veut pas dire que les contradictions
motrices doivent être cherchées à l'intérieur de chaque objet pris à part,
mais que l'essence concrète de chaque objet inclut en elle-même ses
rapports contradictoires avec d'autres objets» (17). Si donc, comme le souligne
fort justement J. de Romilly, Thucydide est conscient que «du rapport
entre les deux discours inverses peut surgir la vérité», cela ne signifie
nullement que celle-ci devrait consister dans le savant dosage de quelque
compromis entre le «pour» et le «contre» r empruntant de façon nécessairement
arbitraire et subjective des arguments à l'un et l'autre pour les amalgamer
dans un même discours composite. C'est au contraire parce que Thucydide
a le sentiment profond que la vérité historique se situe dans leur opposition
même, comme reflet des antagonismes du réel, qu'il s'abstient d'intervenir
personnellement dans le débat, et qu'il se donne pour tâche de reproduire
au style direct les discours de ses protagonistes, en reconstituant aux yeux
du lecteur le raisonnement de chacun sur une situation donnée, avec une
fidélité intransigeante à l'esprit sinon à la lettre, de leur irréductible
diversité. C'est aussi la raison pour laquelle il inaugure la critique des sources
en fonction non seulement de l'exactitude de la mémoire, mais encore en
fonction de leur sympathie à l'égard de l'un ou l'autre des belligérants (18),
et qu'il recourt systématiquement aux témoignages des adversaires
d'Athènes, auxquels il accorde tout autant d'intérêt qu'à ceux de ses concitoyens
(19).
Les philosophes d'Ionie avaient identifié l'union et la lutte des
contraires - le chaud et le froid, l'humide et le sec, l'amour et la discorde -, au
sein de l'univers physique. L'homme lui-même, en tant que produit de la
nature, n'échappe pas aux vicissitudes de son milieu. On a à juste titre
rapproché par exemple la pensée de Thucydide de celle de son grand
contemporain Hippocrate, et il y a là effectivement une parenté instructive (20).
Hippocrate est un représentant de l'esprit positif, il a la passion de la
description concrète et détaillée de l'organisme humain, des phénomènes de santé
et de maladie, et une conception synthétisante de la recherche des causes,
physiques, psychiques, géographiques, météorologiques, diététiques,
culturelles, qui exclut définitivement le recours aux mythes et aux croyances.
Et l'on pourrait montrer, en transposant l'ordre des phénomènes, que
Thucydide pratique dans le même esprit l'autopsie de l'Empire athénien. Mais
précisément, cette transposition ne va pas de soi, si l'on veut ne pas la
considérer comme relevant de la simple analogie. La pensée ionienne s'est
développée depuis l'époque archaïque dans le cadre de cités déjà évoluées,
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où les couches sociales les plus actives sont familiarisées par l'extension du
commerce avec les voyages et les explorations, l'observation de la nature
et de ses productions, les mœurs étrangères, la comparaison des institutions,
le débat politique. Cependant, pas plus Hippocrate (ce n'était d'ailleurs pas
son objet) que ses illustres prédécesseurs de Milet, d'Ephèse ou de Clazo-
mène; ne sont allés jusqu'à opérer, ou du moins jusqu'à achever, le
déplacement essentiel de l'étude des faits humains, de la biologie et du milieu
naturel où elle se situait principalement, à la sphère historico-sociale, à
ce que J. de Romilly appelle prudemment «une sorte de sociologie» (21).
Les matérialistes ioniens s'intéressaient surtout à la physique, à
l'astronomie, à la cosmogonie, aux lois générales de la nature, à la recherche de ses
principes constitutifs, à la combinaison des éléments, à leurs oppositions
et à leurs transformations les uns dans les autres, à la place de l'homme
dans la hiérarchie des êtres animés et inanimés. De ce point de vue, c'est
plutôt le «modèle Hérodotéen», si justement analysé par G. Nenci comme
une «recherche d'anthropologie culturelle» (22), qui répondrait le mieux
dans le domaine de l'historiographie à l'apport d'un Hippocrate dans celui
de la médecine. C'est seulement avec Thucydide qu'émerge en pleine
lumière l'idée que «l'histoire est la véritable histoire naturelle de l'homme»
(23). Dès l'ouverture de son œuvre, qui comme le dit J. de Romilly, «prend
à bien des égards une allure de manifeste» (24), Thucydide rattache en
effet d'emblée la causalité humaine, conçue comme totalement immanente,
non plus au support biologique de l'humanité - support d'une réalité autre -
mais à sa véritable base, c'est-à-dire à son «archéologie», à l'histoire
concrète des hommes et des groupes humains, à leur création continue au sein
de la vie sociale depuis leur état de faiblesse et de dispersion primitives, et
cela à partir du territoire géographique, mais aussi à partir de la production
des biens nécessaires à leur subsistance, de la pratique du commerce ou de
la piraterie, du développement des échanges et des besoins, de la formation
de réserves monétaires et de l'équipement maritime, des institutions
juridiques ou politiques, des oppositions d'intérêts et d'idées (25). Thucydide,
historien «réaliste», selon le mot de J. de Romilly (26), est tout
naturellement amené, dans sa recherche d'une intelligibilité aussi complète que
possible, à replacer les hommes dans leur problématique réelle, celle du
développement conflictuel de rapports sociaux eux-mêmes conflictuels. Il
n'est dès lors pas surprenant que le récit de l'histoire humaine, ainsi
magistralement conduit en son lieu spécifique, adopte la forme même de son
contenu, c'est-à-dire celle d'une «antilogie en action» (27), se manifestant
en particulier (mais non pas exclusivement, car la contradiction fonctionne
à tous les niveaux du texte, y compris bien sûr entre paroles rapportées
et récits proprement dits) dans ces grands débats antithétiques dont les
institutions mêmes d'Athènes, tant culturelles que juridiques et politiques,
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Cécile PANAGOPOULOS
NOTES
39. The. II, LVI, I : «De fait, si l'on a le choix et que tout aille bien, c'est une
grande folie que d'entrer en guerre ; mais s'il est vrai que l'on devait inévitablement,
ou bien céder et se soumettre aussitôt à autrui, ou bien courir des risques pour
s'assurer l'avantage, alors l'homme à blâmer est celui qui a esquivé le risque, et non pas qui
l'a accepté» ; I, LXIII, 2 : «Cet empire, vous ne pouvez plus vous en démettre (...).
D'ores et déjà, il constitue entre vos mains une tyrannie, dont l'acquisition semble
injuste, mais l'abandon dangereux» .
40. Sur les déterminations logiques du fondamental et du décisif, et leur
interaction réciproque, cf. L. Sève, op. cit., p: 497 - 498.
41. The. I, XL, 6.
42. J. de Romilly, op. cit., p. 51 : «L'être individuel se fond alors dans un
système qui le dépasse et qui met en relation des conditions, des facteurs, des forces»... Avec
le distinguo cependant nécessaire, que l'inclusion ou la prise en compte de l'individu
dans des processus complexes n'est nullement une «fusion».
43. L. Sève, op. cit., p. 208. Sur le nécessaire et le possible et la critique de
leur conception chez Aristote, cf. aussi du même : La catégorie de possibilité, La
Pensée, n° 202, déc. 1978« pp. 132 - 148.