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Annales littéraires de l'Université

de Besançon

Histoire et dialectique chez Thucydide


Cécile Panagopoulos

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Panagopoulos Cécile. Histoire et dialectique chez Thucydide. In: Rencontres avec l'antiquité classique. Hommages à Jean
Cousin. Besançon : Université de Franche-Comté, 1983. pp. 95-106. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 273);

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Cécile PANAGOPOULOS

Université de Franche-Comté

HISTOIRE ET DIALECTIQUE CHEZ THUCYDIDE

Si j'ai choisi pour introduire ce trop bref essai un titre quelque peu
provocateur, c'est seulement pour attirer l'attention sur un aspect de la
méthode historique de Thucydide qui me semble encore méconnu. Sans
vouloir en rien diminuer le ktêma es aei que constituent d'ores et déjà sur
ce sujet les travaux de la première femme élue au Collège de France, j'ai
voulu montrer que la conception traditionnelle de la dialectique ne suffit
pas à rendre compte de l'apport original de Thucydide à la compréhension
rationnelle des faits humains.
Évoquant à propos des discours antithétiques chez Thucydide
l'enseignement de Protagoras, J. de Romilly définit ainsi le procédé général de
Vagôn logôn : «II s'agit d'affaiblir une argumentation au moyen d'une autre,
qui la réfute ou la compense directement. Ceci implique l'art, non pas
seulement de faire valoir ses arguments, ce qui appartiendrait plutôt à la
rhétorique, mais d'opérer un certain mouvement de pensée, permettant de
substituer à chaque idée une idée de portée inverse. C'est, si l'on veut, une
dialectique» (1). L'analyse qui suit confirme pleinement cette acception de la
dialectique conçue comme choix et mise en forme d'une argumentation. Le
«dialecticien avisé» est celui qui «réfuterait à l'avance les arguments qu'on
pourrait employer contre lui» (2). Sous ses applications les plus variées, le
principe reste identique ; il obéit fidèlement à «la tendance qui veut que,
par annulation, renversement ou rétorsion, on se tienne le plus près possible
des arguments de l'adversaire tout en arrivant à des conclusions opposées,
et c'est sur lui que repose l'originalité de la méthode» (3). Celle-ci se définit
comme une sorte de virtuosité dans le maniement du discours tenu sur un réel
certes complexe, mais considéré comme un ensemble de données en elles-
mêmes simples. Elle «consiste avant tout, en considérant les mêmes
événements, à modifier le point de vue» ; il s'agit «d'obtenir, au prix de la
différence la plus faible dans les données, le renversement le plus grand dans les
conclusions» (4). J. de Romilly voit donc dans la découverte des possibilités
du langage (5), illustrées par l'enseignement des sophistes et notamment
par Antiphon, la source d'une «véritable technique» que Thucydide paraît
«avoir poussée à son point extrême de perfection», et elle s'interroge en
conséquence sur la légitimité de son application chez ce dernier : «Que vient
faire, dans son œuvre d'historien, cet art un peu suspect ?»... «L'instrument
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même est inquiétant, et l'on est plus près avec lui de la rhétorique que de la
logique» (6). Certes, elle affirme ensuite que la méthode antithétique de
Thucydide, loin d'être une simple concession aux styles de pensée en vogue,
s'inscrit dans le mouvement réellement novateur qui va de la sophistique
à l'élaboration de la logique chez Aristote (7), et que, si Thucydide «adopte
la mode et renchérit encore sur les autres, c'est parce que cette mode sert
son intention profonde» (8), qu'elle répond à son goût de l'abstraction et
de la rigueur, dans la mesure où «du rapport entre les deux discours inverses
peut sortir la vérité» (9). Cependant, la nature de cette «vérité» n'est nulle
part explicitée, et le procédé antithétique reste en somme une forme parmi
d'autres de mise en scène intellectuelle. La dialectique ne décolle pas de
l'art - fût -il intérieur - du dialogue : «Le principe de l'antilogie a toujours
paru aux Grecs la condition même de la sagesse et de la compréhension.
L'antilogie, c'est la délibération, c'est peser le pour et le contre»... «Le but
de l'antilogie est en définitive la confrontation de deux thèses» (10).
Or, réduire la méthode antilogique de Thucydide à ses aspects
formels, sans poser directement le problème essentiel pour l'historien des
rapports de la forme à son contenu, c'est laisser de côté le caractère le plus
original et le plus constructif de cette méthode. L'antilogie ne témoigne
pas seulement des pouvoirs «inquiétants» du langage : si «cette forme
d'expression, et elle seule, permettait à Thucydide de satisfaire à la fois aux
deux exigences qui semblent commander à son œuvre - exigences
d'objectivité et de rationalisme» (11), c'est d'abord, en toute raison Thucydidéen-
ne, parce que son objet la lui dictait. Par le débat contradictoire, Thucydide
appréhende et désigne les inquiétantes contradictions de la réalité elle-même,
celles du développement historique des cités grecques. C'est en cela, qu'on
le veuille ou non, que sa démarche est proprement dialectique, et qu'elle
constitue «une puissante méthode d'analyse et de découverte» (12).
En fait c'est bien le réel lui-même que la pensée sophistique, après
les «physiologues» d'Ionie, tend à appréhender comme contradictoire, et
non pas seulement les «thèses» juridiques ou philosophiques éventuellement
en présence, sur les différents aspects de ce réel. Reproduisant la manière
de Gorgias, l'auteur anonyme des Dissoi Logoi cite non sans humour
quelques unes des contradictions tout-à-fait concrètes dont se tisse la vie
quotidienne : «La maladie est un mal pour les malades, mais un bien pour les
médecins. La mort est un mal pour ceux qui meurent, mais un bien pour les
marchands d'articles funéraires et les marbriers. (...) Que le vase soit brisé
est pour les autres un mal, mais un bien pour les potiers. Que le soulier
s'use et se déchire est pour les autres un mal, mais un bien pour le
cordonnier etc.» ; et il ajoute, pour bien montrer que ces contradictions ne se
laissent pas circonscrire dans la médiocre sphère des intérêts individuels :
«A la guerre, pour évoquer d'abord de tout récents événements, les victoires
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des Lacédémoniens remportées sur les Athéniens et leurs alliés, sont pour
les Lacédémoniens un bien, mais un mal pour les Athéniens et leurs alliés»
(13). Un autre morceau, attribuant à Gorgias la thèse de l'identité des
contraires, dans le cas particulier du vrai et du faux, pose explicitement le
problème du rapport entre forme et contenu- du langage : «Lorsqu'un discours
est proféré, si l'événement est conforme au discours tenu, le discours est
vrai, mais si l'événement ne s'accomplit pas, le même discours est faux ;
(...) il est évident que le même discours, quand son contenu est le faux,
est faux, mais vrai, quand son contenu est le vrai (de même que le même
est homme et aussi enfant, jeune homme, adulte et vieillard)» (14). C'est
donc la référence au réel objectif, en tant que recelant l'unité du même
et de l'autre dans son mouvement propre (on se baigne et on ne se baigne
pas deux fois dans le même fleuve, c'est moi et ce n'est pas moi), qui fonde
l'ambivalence d'Un seul et même discours par rapport à la variabilité de son
contenu, et inversement, la possibilité de varier le discours, au point de
produire deux discours opposés, par rapport à ce même contenu, de façon
à «obtenir, au prix de la différence la plus faible dans les données, le
renversement le plus grand dans les conclusions» .
Il devient dès lors légitime de faire remonter le renversement, de
l'examen des conclusions à la conception même des données : celles-ci
comportent intrinsèquement leur rétorsion, comme le fleuve est même et autre,
comme l'arc procède par la négation de lui-même. Ce que nous appelons le
cours des choses, ou la force des choses, - le monde grec après les guerres
Médiques, l'impérialisme athénien, la ligue péloponnésienne, la défection
de Mytilène, l'expédition de Sicile -, ne se laisse que provisoirement définir
en termes fixes d'abstractions classifïcatrices. L'historien Thucydide,
semblant faire sienne l'idée que «la définition réelle est le développement de la
chose même» (15), en reproduit la logique concrète par la mise en lumière
des rapports essentiels qui la constituent. Qu'est-ce en effet que penser dialec-
tiquement ? « Les concepts de l'entendement abstrait nous représentent les
essences comme des choses de l'esprit, et les rapports comme une réalité
seconde, voire inessentielle. La pensée commune est entièrement dominée
par cette façon de voir. Or penser de façon dialectique, c'est opérer d'emblée
un renversement radical de cette relation entre chose et rapport, c'est poser
le rapport comme premier, et comme constitutif de la chose : toute chose
est elle-même rapport, non extérieurement mais au dedans d'elle-même,
non fortuitement et en apparence, mais nécessairement et en son essence.
Autrement dit, le rapport n'est pas simple relation extérieure entre les choses,
il est en elles différence au sein de l'identité, dualité dans l'unité,
contradiction interne. Et c'est delà qu'il faut partir pour concevoir la réalité et sa
vie concrète» (16). Périclès ou Alcibiade, Archidamos ou Sthénélaïdas,
Cléon ou Diodote, Nicias ou Gylippe, sont contradictoirement l'expression
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d'une même nécessité, celle pour les Athéniens d'affirmer leur hégémonie
maritime, celle pour les Péloponnésiens de les tenir en échec : «Toutrapport est
rapport avec d 'autres rapports, formant avec eux un tout organique plus vaste
et plus complexe (...). 'La dialectique est l'étude de la contradiction dans
l'essence même des objets' : cela ne veut pas dire que les contradictions
motrices doivent être cherchées à l'intérieur de chaque objet pris à part,
mais que l'essence concrète de chaque objet inclut en elle-même ses
rapports contradictoires avec d'autres objets» (17). Si donc, comme le souligne
fort justement J. de Romilly, Thucydide est conscient que «du rapport
entre les deux discours inverses peut surgir la vérité», cela ne signifie
nullement que celle-ci devrait consister dans le savant dosage de quelque
compromis entre le «pour» et le «contre» r empruntant de façon nécessairement
arbitraire et subjective des arguments à l'un et l'autre pour les amalgamer
dans un même discours composite. C'est au contraire parce que Thucydide
a le sentiment profond que la vérité historique se situe dans leur opposition
même, comme reflet des antagonismes du réel, qu'il s'abstient d'intervenir
personnellement dans le débat, et qu'il se donne pour tâche de reproduire
au style direct les discours de ses protagonistes, en reconstituant aux yeux
du lecteur le raisonnement de chacun sur une situation donnée, avec une
fidélité intransigeante à l'esprit sinon à la lettre, de leur irréductible
diversité. C'est aussi la raison pour laquelle il inaugure la critique des sources
en fonction non seulement de l'exactitude de la mémoire, mais encore en
fonction de leur sympathie à l'égard de l'un ou l'autre des belligérants (18),
et qu'il recourt systématiquement aux témoignages des adversaires
d'Athènes, auxquels il accorde tout autant d'intérêt qu'à ceux de ses concitoyens
(19).
Les philosophes d'Ionie avaient identifié l'union et la lutte des
contraires - le chaud et le froid, l'humide et le sec, l'amour et la discorde -, au
sein de l'univers physique. L'homme lui-même, en tant que produit de la
nature, n'échappe pas aux vicissitudes de son milieu. On a à juste titre
rapproché par exemple la pensée de Thucydide de celle de son grand
contemporain Hippocrate, et il y a là effectivement une parenté instructive (20).
Hippocrate est un représentant de l'esprit positif, il a la passion de la
description concrète et détaillée de l'organisme humain, des phénomènes de santé
et de maladie, et une conception synthétisante de la recherche des causes,
physiques, psychiques, géographiques, météorologiques, diététiques,
culturelles, qui exclut définitivement le recours aux mythes et aux croyances.
Et l'on pourrait montrer, en transposant l'ordre des phénomènes, que
Thucydide pratique dans le même esprit l'autopsie de l'Empire athénien. Mais
précisément, cette transposition ne va pas de soi, si l'on veut ne pas la
considérer comme relevant de la simple analogie. La pensée ionienne s'est
développée depuis l'époque archaïque dans le cadre de cités déjà évoluées,
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où les couches sociales les plus actives sont familiarisées par l'extension du
commerce avec les voyages et les explorations, l'observation de la nature
et de ses productions, les mœurs étrangères, la comparaison des institutions,
le débat politique. Cependant, pas plus Hippocrate (ce n'était d'ailleurs pas
son objet) que ses illustres prédécesseurs de Milet, d'Ephèse ou de Clazo-
mène; ne sont allés jusqu'à opérer, ou du moins jusqu'à achever, le
déplacement essentiel de l'étude des faits humains, de la biologie et du milieu
naturel où elle se situait principalement, à la sphère historico-sociale, à
ce que J. de Romilly appelle prudemment «une sorte de sociologie» (21).
Les matérialistes ioniens s'intéressaient surtout à la physique, à
l'astronomie, à la cosmogonie, aux lois générales de la nature, à la recherche de ses
principes constitutifs, à la combinaison des éléments, à leurs oppositions
et à leurs transformations les uns dans les autres, à la place de l'homme
dans la hiérarchie des êtres animés et inanimés. De ce point de vue, c'est
plutôt le «modèle Hérodotéen», si justement analysé par G. Nenci comme
une «recherche d'anthropologie culturelle» (22), qui répondrait le mieux
dans le domaine de l'historiographie à l'apport d'un Hippocrate dans celui
de la médecine. C'est seulement avec Thucydide qu'émerge en pleine
lumière l'idée que «l'histoire est la véritable histoire naturelle de l'homme»
(23). Dès l'ouverture de son œuvre, qui comme le dit J. de Romilly, «prend
à bien des égards une allure de manifeste» (24), Thucydide rattache en
effet d'emblée la causalité humaine, conçue comme totalement immanente,
non plus au support biologique de l'humanité - support d'une réalité autre -
mais à sa véritable base, c'est-à-dire à son «archéologie», à l'histoire
concrète des hommes et des groupes humains, à leur création continue au sein
de la vie sociale depuis leur état de faiblesse et de dispersion primitives, et
cela à partir du territoire géographique, mais aussi à partir de la production
des biens nécessaires à leur subsistance, de la pratique du commerce ou de
la piraterie, du développement des échanges et des besoins, de la formation
de réserves monétaires et de l'équipement maritime, des institutions
juridiques ou politiques, des oppositions d'intérêts et d'idées (25). Thucydide,
historien «réaliste», selon le mot de J. de Romilly (26), est tout
naturellement amené, dans sa recherche d'une intelligibilité aussi complète que
possible, à replacer les hommes dans leur problématique réelle, celle du
développement conflictuel de rapports sociaux eux-mêmes conflictuels. Il
n'est dès lors pas surprenant que le récit de l'histoire humaine, ainsi
magistralement conduit en son lieu spécifique, adopte la forme même de son
contenu, c'est-à-dire celle d'une «antilogie en action» (27), se manifestant
en particulier (mais non pas exclusivement, car la contradiction fonctionne
à tous les niveaux du texte, y compris bien sûr entre paroles rapportées
et récits proprement dits) dans ces grands débats antithétiques dont les
institutions mêmes d'Athènes, tant culturelles que juridiques et politiques,
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avaient développé le goût. Thucydide restitue ainsi à la réalité pensée la vie


de la réalité elle-même, et ce que l'on dénonce parfois comme un élément
superfétatoire ou même étranger à l'œuvre de l'historien, se trouve être
au contraire son aspect le plus fidèlement historique.
Que est en effet, le contenu de l'œuvre ? C'est l'histoire d'une guerre,
mais non pas, Thucydide nous en avertit expressément, de n'importe quelle
guerre. Thucydide est pleinement conscient que l'on ne peut plus écrire
l'histoire de la guerre du Péloponnèse, et expliquer «d'où sortit, entre les
Grecs, une guerre pareille» (28), comme on récita l'épopée Achéenne, ni
même comme on déclama les histoires des guerres Médiques. Résolvant
par avance l'une des apories majeures d'Aristote, l'histoire telle que la
conçoit Thucydide prouve le mouvement en marchant, et se présente d'emblée
comme science du singulier, ce qui n'exclut pas, mais au contraire explique
pleinement, son caractère d'universalité (29). Thucydide lui-même insiste
à plusieurs reprises dans l'introduction de son œuvre sur le caractère original
de son sujet : sans entrer dans le détail d'analyses déjà fort bien faites, il faut
en rappeler les principaux aspects. Alors que, dans les périodes antérieures,
«rien ne prit de grandes proportions», cette guerre «fut bien la plus grande
crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna, pour
ainsi dire, la majeure partie de l'humanité» (30). Il s'agit, d'abord, d'une
guerre entre les cités grecques elles-mêmes, pourtant unies par leur
appartenance à la communauté hellénique. Et quand les ambassadeurs athéniens,
s'efforçant de justifier devant les Spartiates leurs interventions de Corcyre
et de Potidée, et plus généralement le maintien de leur thalassocratie,
rappellent le rôle d'Athènes dans les guerres Médiques, ils ne semblent pas se douter
(mais le lecteur sait avec Thucydide (31) ) que quelques années plus tard
leur cité se trouvera réduite à solliciter l'alliance Perse, et que, devancée
par Sparte, elle devra affronter l'aide apportée à Sparte par Cyrus comme
l'un des facteurs décisifs de sa défaite. Il s'agit ensuite d'une guerre
«impérialiste» des deux côtés, mettant aux prises des cités parvenues au plein
développement de leur puissance économique et politique, tant par la
constitution des fameuses «réserves monétaires» qui manquaient aux temps
primitifs et de forces militaires et navales expérimentées, que par celle de
systèmes hégémoniques au fonctionnement déjà éprouvé, quoique déjà aussi
manifestement conflictuel (32). Il s'agit, enfin d'une guerre dont le
développement et l'intensité furent tels, qu'elle «comporta pour la Grèce des
bouleversements comme on n'en vit jamais dans un égal laps de temps. Jamais il n'y
eut tant de villes prises et dépeuplées, (...) jamais non plus tant d'exils et
de massacres, soit liés à la guerre elle-même, soit provoqués par les luttes
intérieures» (33). Ce changement quantitatif que marque la guerre du
Péloponnèse par rapport aux événements antérieurs, est aussi et du même
mouvement un changement qualitatif de l'histoire tant individuelle que collective.
HISTOIRE ET DIALECTIQUE CHEZ THUCYDIDE 101

La guerre apparaît désormais en toute clarté comme un nœud de


contradictions imbriquées les unes dans les autres et à l'œuvre les unes dans les autres,
évoluant par éclatements successifs entre les deux camps et à l'intérieur
de chaque camp : «Tel fut en effet le degré de cruauté qu'atteignit la guerre
civile, et il fut plus sensible parce qu'elle était dés toutes premières ; car
ensuite, le mouvement gagna pour ainsi dire le monde grec tout entier,
où des différends opposaient dans chaque ville les chefs du peuple,
partisans d'appeler les Athéniens, et les aristocrates, qui tenaient pour les Lacé-
démoniens. En temps de paix, il n'y aurait pas eu de prétexte et l'on n'osait
donc pas les faire venir, mais une fois en guerre, du même coup, l'appel
à des alliances, tant pour nuire à l'adversaire que pour se renforcer soi-
même, devenait un procédé facile de part et d'autre pour ceux qui voulaient
un changement de régime» (34). Aucun événement de l'histoire grecque
n'avait encore si profondément atteint tous les aspects de la vie sociale,
la guerre se doublant donc d'une remise en question du fonctionnement
économique des cités et de leurs institutions, de leur équilibre social et
de leurs valeurs morales, des rapports entre les peuples et du
comportement individuel. De ce point de vue, les avatars au cours de la guerre d'un
personnage comme Alcibiade, déployant ses talents exemplaires tantôt pour
le salut d'Athènes et tantôt pour sa perte, ou les retournements d'alliance
dans les cités selon la faction au pouvoir et la proximité de telles ou telles
troupes, illustrent de façon frappante le caractère contradictoire de
l'évolution du monde grec dans ce dernier tiers de siècle. Jamais non plus ne
s'était encore posé avec une telle acuité le problème des rapports entre
histoire militaire et histoire politique : la guerre, continuation de la
politique par d'autres moyens, devient antagonisme interne-externe permanent
et endémique de la cité. Avec le déclenchement de la guerre du
Péloponnèse, on assiste donc à l'éclatement consécutif du concept même de guerre,
qui se trouve brutalement élargi et transformé tant en extension qu'en
compréhension ; et Thucydide, l'historien de cette guerre, est du même
mouvement l'artisan principal de ce réajustement logique. D'où la nécessité
pour lui, avec les moyens dont il peut disposer, de «bricoler», au sens le
plus audacieux que l'ethnographie moderne a pu donner à ce terme, une
nouvelle méthode, à la fois plus rigoureuse et plus souple, d'investigation
et d'exposition du réel humain. Ainsi, non seulement l'avènement de
l'histoire rationnelle, mais encore la forme antilogique dans laquelle il se produit,
sont inséparables du contenu même de cette histoire, et par là l'œuvre de
Thucydide, dans sa particularité concrète, se trouve définir les conditions
universelles de l'objectivité historique.
Que l'histoire de la guerre du Péloponnèse consiste essentiellement
dans l'inventaire logico-chronologique des contradictions principales et
secondaires dont l'évolution détermine tout le déroulement des faits, cela
apparaît dès le début de l'œuvre et dès les préliminaires du conflit. L'anta-
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gonisme fondamental, tel qu'il se manifestait déjà dans la Grèce archaïque,


est ici celui qui oppose des cités-États à régimes sociaux différents ; depuis
l'échec des premières tentatives panhelléniques de Périclès, cet antagonisme
a atteint son point de maturité : «Sparte avait sous son hégémonie des alliés
qui ne payaient pas de tribut, mais chez qui elle prenait soin de faire régner
une oligarchie répondant à sa seule commodité» (35) ; Athènes au contraire
soutenait partout les factions populaires et favorisait l'avènement de régimes
démocratiques, mais prélevait sur ses alliés un tribut en navires et surtout en
argent, dont, elle aussi, usait «à sa seule commodité» (36). Les Lacédémo-
niens avaient finalement accepté avec elle une coexistence relativement
pacifique : «cela dura jusqu'à ce que la puissance athénienne prît un essor
manifeste et qu'Athènes touchât à leurs alliés ; à ce moment, la situation
leur parut inadmissible : ils étaient d'avis d'agir résolument et d'abattre,
s'ils pouvaient, la force d'Athènes, en déclenchant la guerre qui nous occupe»
(37). C'est que le maintien des structures sociales rigides et fermées de Sparte,
qui assuraient aux Spartiates le revenu des terres les plus fertiles de leur
territoire, tout en les contraignant déjà à un mode de vie de camp retranché,
était devenu incompatible avec l'expansion monétaire, commerciale, politique
et culturelle d'Athènes. Sparte, seule cité du monde grec à contenir dans un
état de servage dégradant un très grand nombre d'autres Grecs, les hilotes
Messéniens, ne pouvait se permettre de laisser une autre cité entamer la
cohésion de la ligue péloponnésienne , ni d'envisager le risque de voir une
armée supérieure à la sienne menacer la Laconie et la Messénie (38). De
l'autre côté, c'est pour Athènes une nécessité que de préserver et de
développer son empise, sur l'unité et la prospérité duquel repose en grande
partie le bon fonctionnement de la démocratie elle-même. Elle doit le faire
même au prix d'une guerre, comme l'explique Périclès dans deux passages
décisifs de son second discours (39). Or cette même nécessité implique
aussi qu'Athènes ne se laisse pas entraîner dans des guerres continuelles,
dont elle sort, quelle qu'en soit l'issue provisoire, épuisée économiquement
et affaiblie politiquement. Le problèrne de la sécession des cités alliées durant
toute la guerre du Péloponnèse montre assez la double nécessité pour Athènes
de faire la guerre et de ne pas la faire, comme elle vase trouver bientôt dans la
double nécessité de réprimer et de ne pas réprimer la révolte de Mytilène.
Avec Thucydide, ce même impérialisme qui fonde la grandeur et le
rayonnement d'Athènes découvre en lui-même la cause profonde de sa ruine, comme
l'Oedipe-Roi de Sophocle découvre en lui-même l'origine du fléau, de Γ «Ares»
(v. 190) qui ronge la cité. Et tandis que les cités grecques en proie au
déchirement s'interrogent avec inquiétude sur la fréquence croissante des esclaves
fugitifs, un vieux serviteur vient apporter au roi de Thèbes la révélation de
sa tragique identité.
L'antagonisme entre les deux «camps» qui se partageaient alors les cités
HISTOIRE ET DIALECTIQUE CHEZ THUCYDIDE 103

grecques, et qui partageaient aussi de l'intérieur la plupart des cités elles-


mêmes entre oligarques et partisans de la démocratie, était donc désormais
devenu plus puissant, non seulement que l'unité hellénique face au monde
barbare, mais encore que la nécessaire solidarité entre cités impérialistes
face à l'éventuelle dissidence de leurs alliés respectifs. C'est ce qui apparaît
pleinement avec l'affaire de Corcyre, que Thucydide, après avoir
soigneusement distingué causes fondamentales et déterminations adventices, analyse
comme le prologue décisif de la guerre (40). Avant l'engagement des
hostilités, les Corinthiens s'étaient efforcés de dissuader Athènes d'apporter son
aide à Corcyre, ancienne colonie corinthienne devenue indépendante et
présentement en différend avec Corinthe. Leur discours s'appliquait à
réfuter les arguments des Corcyréens venus solliciter l'alliance d'Athènes, et
faisait ressortir, outre l'inconvénient pour Athènes de rompre à ses risques
et périls le traité de 446, l'intérêt commun qui doit lier entre elles les cités
exerçant une hégémonie sur d'autres. C'est alors que les Corinthiens
rappellent leur attitude compréhensive à l'égard d'Athènes, ainsi que celle de la
majorité des Péloponnésiens, lors de la répression de la révolte de Samos :
«Si en effet vous accueillez des gens en faute pour les appuyer, on verra,
à leur tour, certains peuples de chez vous, largement équivalents, venir à
nous ; et la règle que vous poserez vous touchera plus que nous» (41).
Répondant à la requête en même temps qu'aux offres de services des
Corcyréens, la protestation de Corinthe plonge les Athéniens dans la
perplexité. Mais «du rapport entre les deux discours inverses peut surgir la
vérité» : du point de vue de l'intérêt d'Athènes, il devient clair qu'il faut et
qu'il ne faut pas apporter son aide à Corcyre. D'où le revirement de la
décision - d'abord favorable à Corinthe, puis à Corcyre - d'un jour sur l'autre,
et le compromis finalement imaginé : envoyer des navires à Corcyre,
dont l'alliance intéresse Athènes à cause de la flotte dont disposent déjà les
Corcyréens et de la situation géographique de l'île sur le chemin de la
Sicile et des cités de l'Ouest, mais ne pas livrer bataille contre les Corinthiens,
sauf attaque de leur part, afin de ne pas prendre l'initiative de la rupture.
Ainsi, dès le premier grand débat introduit dans le cours du récit,
se dessine cette même figure logique constitutive de l'ensemble de l'œuvre :
celle d'une nécessité dont l'essence contradictoire engendre une pluralité
de possibles, pluralité au sein de laquelle retrouvent leur juste place le rôle
des individus et les effets du hasard. Cette intégration dialectique du possible
dans le nécessaire, qui porte elle aussi par avance la critique des catégories
d'Aristote, est partiellement et autrement décrite par J. de Romilly comme
l'approfondissement de la forme causale du ti boulomenos en la forme du
pôs eikos (42) ; c'est un tles aspects les plus constants et les plus frappants
de l'analyse Thucydidéenne, dont je n'ai pu donner ici que quelques brèves
illustrations concrètes. «En fait, la nécessité ne 'se réalise' pas 'à travers'
le possible, mais le mouvement historique, incluant la pratique humaine,
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détermine quel possible se réalisera parmi ceux qui définissaient formellement


le nécessaire. La seule chose nécessaire, c'est que la contradiction, en se
reproduisant, en s'approfondissant, crée les conditions de sa suppression, mais
cette suppression peut se faire sous des formes très diverses : la contradiction
peut trouver telle ou telle solution, passer dans une autre, avorter, éclater
en laissant ses contraires se séparer. Ainsi la contingence n'affecte pas
seulement la forme, mais le cours même du procès historique concret» (43). Et
c'est ainsi que s'engagea la guerre.

Cécile PANAGOPOULOS

NOTES

1. J. de Romilly, Histoire et Raison chez Thucydide, Paris 1967, p. 184 et note 3.


2. Ibid., p. 197.
3. Ibid., p. 202.
4. Ibid., p. 202 et 215.
5 . Cf. ibid., p. 214 ; elle emploie aussi les expressions «subtilités de la dialectique»
(p. 225), « joute dialectique» (p. 234), «roueries dialectiques» (238).
6. Ibid., p. 215 et 216.
7. Ibid., p. 220 : «La rigueur et la subtilité déployées par Thucydide dans ses
antilogies appartiennent donc bien à un effort dont l'aboutissement sera d'instaurer
la logique». Sans nier la valeur théorique de la puissante synthèse aristotélicienne, il
nous semble pourtant que sur certains points, la logique d'Aristote marque un recul
et non pas un progrès par rapport aux catégories logiques telles qu'elles fonctionnent
dans l'œuvre de Thucydide : c'est notamment le cas pour les notions de contradiction,
de nécessité et de possibilité (voir note 43).
8. Ibid., p. 236.
9. Ibid., p. 238.
10. Ibid., p. 222,223.
11. Ibid., p. 235.
12. Ibid., p. 222.
13. J.-P. Dumont, Les Sophistes, fragments et témoignages, PUF 1969, p. 233.
14. Ibid., p. 240.
15. F. Engels, AntiDuhring, Éditions Sociales (1971), p. 391.
16. L, Sève, Une introduction à la philosophie marxiste, Éditions Sociales, 1980,
p. 69 et cf. p. 75 : «Qu'est-ce alors que l'essence dans son acception dialectique
matérialiste ? C'est le rapport fondamental producteur de la chose, le procès fondamental
HISTOIRE ET DIALECTIQUE CHEZ THUCYDIDE 105
où se développe ce rapport, la loi fondamentale de ce développement, au sein de
l'ensemble organique des rapports et procès auquel ils appartiennent. Autrement dit, ni
la généralité abstraite de l'entendement, ni l'essentialité pure de la didactique
spéculative, mais la logique concrète de l'objet concret». N?en déplaise à P. Veyne,
(Foucault révolutionne l'histoire, Éditions du Seuil, 1978, p. 239), M. Foucault, malgré
tous ses mérites, n'est pas l'inventeur du «primat de la relation» ; il est ou ridicule,
ou malhonnête d'attribuer à celui-ci, pour «éviter de tomber dans les apories du
marxisme», la paternité d'une idée qui, effectivement, a révolutionné l'histoire.
17. L. Sève, op. cit., p. 71 ; la définition de la dialectique est ici une citation
de Lénine. Il serait évidemment absurde de faire de Thucydide un «historien
marxiste» ; en revanche, l'approche marxiste de l'œuvre de Thucydide n'est pas sans
légitimité.
18. The. I, XXII, 1-3.
19. The. V, XXVI, 5.
20. Cf. K. Weidauer, Thukydides und die hippokratischen Schriften, Heidel-
berg, 1954.
21 . J. de Romilly, op. cit. , p. 301 .
22. G. Nënci, Économie et société chez Hérodote, Actes du IXème Congrès de
l'Assocaition Guillaume Budé, tome I, p. 133 .
23. K. Marx, Manuscrits de 1844, Éditions Sociales, 1968, p. 138.
24. Collection des Universités de France, Thucydide, tome I, introduction p.
LVI.
25. Sur la distinction logique entre base et support, cf. L. Sève, op. cit., p. 85
et passim.
26 . J . de Romilly, op. cit., p. 262.
27.Ibid.,p.54.
28. The. I, XXIII, 5.
29. Sur l'histoire comme science du singulier et sur Taporie d'Aristote, cf. L.
Sève, op. cit. , p; 23 3 - 236 .
30. The. 1,1, 2.
31. Élément d'ironie tragique rappelé aussi dès II, LXV, 12.
32. The. I, XVIII, 3 et XCVII, I.
33. The. I, XXIII, 2.
34. The. III, LXXXII, I, la guerre civile à Corcyre. La traduction de néôterizein
par «action révolutionnaire», adoptée par J. de Romilly, me paraît ici équivoque,
puisque le verbe concerne l'attitude de l'une et de l'autre des factions.
35. The. I, XIX.
36. Une claire appréciation dé l'impérialisme athénien me paraît être portée
par C. Mossé, La fin de la démocratie athénienne, PUF 1962, notamment p. 400 sq.
37.Thc.I,CXVHI,2.
38. Cf. G.E.M. de Sainte-Croix, The origins of the Peloponnesian war, New-
York, 1972, p. 291-292 ; l'auteur voit dans ce qu'il appelle «the Helot curse» un élément
majeur de la responsabilité de Sparte dans le déclenchement de la guerre.
106 C. PANAGOPOULOS

39. The. II, LVI, I : «De fait, si l'on a le choix et que tout aille bien, c'est une
grande folie que d'entrer en guerre ; mais s'il est vrai que l'on devait inévitablement,
ou bien céder et se soumettre aussitôt à autrui, ou bien courir des risques pour
s'assurer l'avantage, alors l'homme à blâmer est celui qui a esquivé le risque, et non pas qui
l'a accepté» ; I, LXIII, 2 : «Cet empire, vous ne pouvez plus vous en démettre (...).
D'ores et déjà, il constitue entre vos mains une tyrannie, dont l'acquisition semble
injuste, mais l'abandon dangereux» .
40. Sur les déterminations logiques du fondamental et du décisif, et leur
interaction réciproque, cf. L. Sève, op. cit., p: 497 - 498.
41. The. I, XL, 6.
42. J. de Romilly, op. cit., p. 51 : «L'être individuel se fond alors dans un
système qui le dépasse et qui met en relation des conditions, des facteurs, des forces»... Avec
le distinguo cependant nécessaire, que l'inclusion ou la prise en compte de l'individu
dans des processus complexes n'est nullement une «fusion».
43. L. Sève, op. cit., p. 208. Sur le nécessaire et le possible et la critique de
leur conception chez Aristote, cf. aussi du même : La catégorie de possibilité, La
Pensée, n° 202, déc. 1978« pp. 132 - 148.

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