HELENE BOREL Elements de biographie d'Emmanuel Nunes
donné l’argent pour ces achats, mais sans partager cet
engouement.
Comme il lisait tous les jours les annonces des
journaux, il y a trouvé un professeur de piano pour son
fils, une Frangaise assez 4gée, qui lui a appris les notes,
mais ne voulait jamais lui jouer les morceaux qu'il
devait étudier, si bien qu’au bout de trois mois il nen
a plus voulu.
Une autre est venue, qui jouait aussi du violon
et de alto, et qui est restée pendant cing ans. Ila donc
appris la musique avec elle de douze a dix-sept ans,
et, de fagon assez systématique, le solftge, les huit
clés ct la théoric.
Vers Page de treize ans, ayant vu une publicité dans
le journal pour un disque pas cher, Emmanuel s'achéte
son premier disque, quil a encore, et qui contient
quatre piéces de compositeurs célébres : la Petite musi-
que de nuit de Mozart, la 8 symphonie de Beethoven,
la Grande Polonaise de Chopin, et La Chevauchée des
Walkyries de Wagner. Celle-ci lui paraissait la plus
étrange, par rapport a ce qui entourait incessamment
ses oreilles d’habitude. Auparavant, il avait commencé
découter un peu de musique classique 4 la radio,
mais scul, presque jalouscment, sans partager avec ses
parents, qui cependant ny étaient pas hostiles, mais
seulement indifférents. Il dit: «Je ne voulais pas
qu’on écoute cela sans y croire, prenant conscience
trés précisément que c’était sacté. » Ce premier disque,
il Pa beaucoup écouté.
Le professeur de piano et son mari étaient de
grands amateurs d’opéra, allant méme & l’étranger pour
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en voir, et elle lui racontait ces spectacles. Un jour
quelle ne pouvait y aller, elle lui a donné son billet.
Emmanuel avait quinze ans ct, pour la premiére fois de
sa vie, ila vu une salle d’opéra, une scéne, un orchestre.
Cérait au théatre Sao Carlos, qui est une copie magni-
fique de la Scala de Milan, et on y jouait ce jour-la
Hansel et Gretel de Humperdinck. Ce fut un spectacle
merveilleux, et il voulut aussitét un abonnement, mais
tout était déa réservé pour plusieurs années !
Lannée suivante cependant, Emmanuel finit par
obtenir un abonnement au poilailler, par lintermé-
diaire d'une vendeuse du magasin de sa mére qui se
trouvait érre la niéce du chef électricien de ce theatre.
Il a toujours gardé cet abonnement, jusqu’a ce quil
quitte le Portugal cn 1964, & Page de 23 ans. A partir
de ce jour, il a vu absolument tous les opéras présentés,
le dimanche aprés midi. Il y en avait douze ou quatorze
par an, joués deux fois chacun. D’octobre 4 décembre,
était les opéras allemands, ensuite les italiens et les
frangais.
Au début, Emmanuel ne se préoccupait pas de
savoir qui était auteur, ni qui jouait ou chantait. De la
méme facon quil écoutait son disque, il écourait et
regardait un opéra comme on contemple un tableau,
sans avoir la notion qu'il pouvait exister plusieurs inter-
prétations possibles d’une méme ceuvre. C’était comme
un livre ou un film. Le premier, Hansel et Gretel, Ya
yéritablement saisi, émerveillé, du point de vue du
spectacle, et la musique, il I’a aimée en bloc. Il allait &
Lopéra, et il les voyait tous, religieusement. II faisait en
tram le trajet qui durait prés d'une heure, sur la ligne
14FE BOREL Elements de biographie d'Emmanuel Nunes
24 qui existait encore récemment. II n’avait alors au-
cune idée sur les compositeurs ou les interprétes, com-
mengant par lire le programme et par écouter ce qui se
disait autour de lui a P'entracte, parlant un peu avec ses
voisins quil finissait par connaitre car, avec l'abonne-
ment, Cétaient toujours les mémes. Il entendait des
conversations qui lui semblaient venir d'un autre
monde : « Ce ténor a moins bien chanté qu’Un Tel il
y a deux ans!» et d’autres propos et commentaites
révélant une variété Pécoutes et de discours insoup-
connée.
Assez vite, aprés lémerveillement sans discerne-
ment devant un beau spectacle, s’est fait jour un senti-
ment critique de la musique. Dans beaucoup d’opéras
italiens, certains passages lui plaisaient infiniment, mais
le reste lennuyait souvent. Ceux qui l’emmenaient
d'un bout 4 l’autre sans ennui, avec une certaine unité
dramatique, étaient ceux de Puccini. Et puis il a été
véritablement fasciné par Mozart, Wagner, Strauss,
Pelléas et Mélisande de Debussy, avec une mise en scéne
et des décors de Cocteau. Enfin plus tard, Wozzeck l’'a
vraiment bouleversé. Wozzeck, dont c était la toute
premiére représentation au Portugal, sous la direction
de Pedro de Freitas Branco, un chef que Ravel avait
bien connu et apprécié.
Devenu familier du thé4tre, il est aussi allé écouter
tous les concerts qui y étaient donnés. Entrant par la
porte de service 4 l’arriére, il allait serrer la main au chef
électricien, et sinstallait dans une des petites loges
qui se trouvent au bord de la scéne, tout en haut, cété
jardin, juste au dessus de lorchestre ou du pianiste
qui jouaicnt alors sur la sctne.
15HELENE BOREL Eltéments de biographie d' Emmanuel Nunes
Pendant ces années d’adolescence, Emmanuel pre-
nait régulitrement des cours de piano, mais avait peu
de dialogues vrais sur la musique avec son professeur 5
Cest toujours lui qui posait mille et une questions et
voulait tour savoir. Quand & quinze ans, il a voulu
apprendre I’harmonie, elle 'a envoyé a un vieux maitre
qui lui a donné Vimpression d’étre plongé dans le
xix¢ sicle, autant & cause de son allure physique que
de ses maniéres. Pendant un an, il a travaillé avec ce
vieil homme qui lui faisait apprendre par cocur tous
les accords class¢s, sans jamais les jouer, et il les con-
naissait tous par coeur sams jamais savoir & quoi cela
correspondait.
Ensuite, Emmanuel a commencé d’avoir la velléité
de composer, mais il a abandonné les cours d@harmo-
nie, et méme les cours de piano. C’était la derniére
année de lycée et en fait, aprés le bac, pendant Pété
1958 od il a cu dix-sept ans, il a fait la connaissance
@un ami qui lisait beaucoup, et comme c était la pre-
mitre fois quEmmanuel rencontrait quelquun de
son Age s'intéressant A la littérature et a Part, ils sont
devenus ues proches. C’était l'année de l'échec, de
Pérude solitaire, la période noire. Il écoutait beaucoup
de musique et lisait beaucoup de livres sur la musique.
Cest & cette époque quil a décidé de devenir compo-
siteur. Son grand probléme était : comment démarret,
et avec qui? Son ami venait souvent le voir et ils par-
laient longuement ensemble, évoquant un personnage
mythique pour eux, un compositeur portugais profon-
dément influencé par Bartok et Ravel, qui s'appelait
Lopes Graga:HELENE BOREL Eléments de biographie d'Emmanuel Nimes
Un jour, en arrivant chez lui, son ami lui annonce
quil a rencontré quelqu'un qui connait Lopes Graga :
celui-ci dirige un choeus, il faudrait aller 2 une répéti-
tion et demander & lui parler 4 la pause. Ce musicien
était au Parti Communiste Portugais et poursuivi par
les fascistes. Le gouvernement lui avait supprimé
son poste de professeur de piano au conservatoire de
Lisbonne, et interdit tout enseignement officiel.
Emmanuel se rendit donc & Académie de Musi-
que, institution privée ob Lopes Graga faisait travailler
son cheeur d’amateurs, et lui dit: « Jaimerais devenir
compositeur, je ne connais rien a la musique de notre
temps, pourtiez-vous me conseiller des livres ou me
donner des cours?» « Qu’avez-vous étudié cn musi-
que?» « Rien!» Etant alors interdit @enscignement,
Lopes Graca lui propose de sinscrire a I’Académie
pour étudier Pharmonie et le contrepoint, en souli-
gnant que l’on ne peut comprendre la musique
moderne si Pon ne connait pas celle du passé.
En novembre 1959, Emmanuel sinscrit donc &
PAcadémie de Musique ot il étudiera pendant quatre
ans avec un professeur belge, Francine Benoit, formée a
la Schola Cantorum de Paris de fagon trés académique,
mais qui était elle-méme extrémement ouverte. Ainsi,
il a démarré & dix-huit ans une premitre formation
professionnelle.
Pendant ces années-la, Lopes Graga lui préte
beaucoup de livres de musique, parmi lesquels le
fameux manuel d’harmonie de Schoenberg, dans son
édition américaine, qu'il a gardé et travaillé pendant
un an et demi.