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Talent de chanter le roi :

Roland et la chanson de geste

La « geste » implique, d’une part, l’acte du corps, de l’autre, l’acte de parole.


Du haut fait à son reflet, plusieurs métamorphoses sont possibles, selon le talent
(l’intention) du conteur : la geste peut désigner, indifféremment, l’épopée, l’histoire ou la
chronique1.
Du point de vue de la matière, on peut chanter trois types de gestes, comme
l’assure, vers 1180, Bertrand de Bar-sur-Aube dans l’ouverture du poème épique Girart
de Vienne: la première est « la plus seignorie » et traite des rois de France, la seconde est
dédiée au lignage de Doon de Mayence, auquel appartient Ganelon 2, la « tierce » raconte
les chevaleries de Garin de Montglanne et de ses quatre fils.
Autour des faits et des familles se profilent des émotions royales, déloyales,
loyales (dans cet ordre et selon ces critères). Entre la génération héroïque et le genre
épique, la geste est un trésor de légendes—à lire et à sentir.
Charlemagne étant roi, il a la grâce divine ; c’est par rapport à lui que l’on juge du
talent plus ou moins moral des autres. D’un côté, les bons, de l’autre, les mauvais : tous,
fiers héros de chansons.

La Chanson de Roland chante la dernière « geste » d’un chevalier ardent : le


neveu de Charlemagne. Elle fait partie du cycle royal, et s’inscrit sous le signe d’un
certain Turoldus, auteur, chanteur ou copiste du récit : « Ci falt la geste que Turoldul
declinet »3.
L’histoire se présente comme témoignage historique.
Le mot « geste » est évoqué pour renforcer, d’une mise en abyme, la mention des
400 morts païens de l’armée de Marsile4: « Ço dit la Geste e cil ki el camp fut:/ Li ber
1
Voir Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXème au
XVème siècle, tome 4, p. 268, en version électronique, http://www.micmap.org/dicfro/?d=gdf&w=geste.
2
Pour la citation exacte, voir Bertrand de Bar-sur-Aube, Girart de Vienne, vers 8-68, sur le site consacré
aux études médiévales de l’Université de Cornwell,
http://www.arts.cornell.edu/medieval/Resources/Bibliographies/Medieval%20Epic.pdf.
3
Sur les sens possibles de cette « équation algébrique », voir, par exemple, l’article de Herbert K. Stone,
« Decliner », Modern Philology, 1936, vol. XXXIII, p. 337-350, http://www.jstor.org/pss/434284.
4
Sur l’information consignée dans la geste, voir La Chanson de Roland, éd. et trad. Joseph Bédier, Paris,
Union Générale d’Editions, 1982, laisse CLV, v. 2091-2095, p. 174 : « Puis le dist Carles qu’il n’en

1
Gilie, por qui Deus fait vertuz, / E fist la chartre el muster de Loüm. / Ki tant ne set ne
l’ad prod entendut. »5.
Ainsi, la fiabilité de l’information est assurée par trois instances : le document en
soi, présenté comme l’agent du dire (« dit la Geste ») ; le participant à l’événement ; la
« vertuz » (traduite par « miracle ») que Dieu accorde, comme une garantie de crédibilité,
à ce participant devenu chroniqueur.
Quoi qu’il en soit de sa véridicité, la geste est redoutable : rien n’impulse mieux
l’héroïsme des grands que la peur d’une « male chançun »6.

Si le talent de Turoldus reste difficile à spécifier, le lecteur est sensible au talent-


sentiment de celui-ci, qui donne le ton à la réception du texte.
En général, il prise les chrétiens et déprise les païens.
Le premier camp est représenté richement : il comprend d’une part, les hommes,
de l’autre, une femme.
Le repère masculin est Charlemagne, dans l’orbe duquel se meuvent, plus ou
moins spontanément, Roland, Olivier et l’archevêque Turpin.
La présence féminine est assurée par Aude, la fiancée de Roland.
Dans l’autre camp, deux hommes dominent la scène : le roi Marsile et l’émir
Baligant. La femme est vue, quant à elle, comme une force transformatrice : Bramidoine
devient Julienne, la reine païenne, une captive chrétienne.

De part et d’autre, les modèles de « talent » sont divers.


Tout commence et finit par l’image du roi victorieux.
Charlemagne sait maîtriser longuement ses émotions, et en est admiré : quand il
doit prendre une décision, « Li empereres tent ses mains vers Deu, / Baisset sun chef, si
cumencet a penser »7. Il continue dans la laisse suivante, d’un self-control exemplaire.

esparignat nul : / Tels .IIII. cenz i troevet entur lui, / Alquanz nafrez, alquanz par mi ferut, / S’i out d’icels
ki les chefs unt perdut. / Ço dit la Geste… ».
5
Ibid., laisse CLV, v. 2095-2098, p. 176.
6
C’est Roland qui exhorte Olivier à la bataille « forte e aduree » (v. 1460), de ces mémorables paroles :
« Jo i ferrai de Durendal, m’espee, / E vos, compainz, ferrez de Halteclere. / En tanz lius les avum nos
portees ! / Tantes batailles en avum afinees ! / Male chançun n’en deit estre cantee », ibid. , laisse CXII, v ;
1462-1466, p. 124.
7
Ibid., laisses IX-X, v. 137-141, p. 14.

2
Typiquement, Charlemagne prie et réfléchit avant de tourner son « fier […] vis » vers les
interlocuteurs du moment. C’est ainsi qu’il gère son inimitié envers les païens lorsque
leur messager propose une réconciliation-christianisation : « li empereres en tint sun chef
enclin. / De sa parole ne fut mie hastifs : / Sa custume est qu’il parolet a leisir »8.
D’autre part, le narrateur investit Charlemagne d’une puissance qui rime,
brillamment, à la vengeance. Il donne un exemple de « grant ire » autant que de grand
amour. Après la mort de Roland, il mène son deuil si désespérément, qu’un baron lui
conseille de tempérer ses émois : « Ceste dolor ne demenez tant fort ! »9. Pour revenir à
l’équilibre intérieur, il doit massacrer les païens et les mauvais chrétiens de son camp ; le
roi justicier ne saurait se laisser apitoyer. Il fait exécuter non seulement Ganelon, le
traître, mais aussi trente membres de son lignage. C’est seulement quand le sang du
traître rougit l’herbe verte que « esclargiez est la sue grant ire »10.

Roland est, quant à lui, reconnu pour sa démesure11.


La jeunesse et l’ardeur le rendent complémentaire à son roi, dont il représente,
symboliquement, le bras droit.
Quand il accepte l’honneur d’assurer l’arrière-garde de Charlemagne, Roland
réagit de façon contradictoire, se montrant reconnaissant envers le roi et furibond envers
Ganelon.
Quand il accepte le défi d’un combat inégal et fatal, le modèle qu’il propose est
cruellement exemplaire. Le seul talent à cultiver est l’esprit de sacrifice : « Pur sun
seignor deit hom susfrir destreiz/ E endurer e granz chalz e granz freiz »12. Il ne s’agit pas
tellement d’un record physique que d’une performance idéologique, dont Roland tient (et
tend) la clé : « Paien unt tort e chrestiens unt dreit. /Malvaise essample n’en serat ja de
mei »13. Alors, il refuse de demander du renfort car, dit-il, Roland ne sera jamais
« cornant »14.
8
Ibid., laisse X, v. 139-141, p. 14.
9
Ibid., laisse CCXI, v. 2946, p. 244.
10
Ibid., laisse CCXCI, v. 3989, p. 330.
11
Il se reconnaît, d’ailleurs, dans ce portrait de fougueux. D’où son silence lorsque la mission diplomatique
lui est refusée : « -Nu ferez certes’, dist li quens Oliver. / ‘Vostre curages est mult pesmes e fiers : / Jo me
crendreie que vos vos meslisez », ibid., laisse XVIII, v. 255-257, p. 22.
12
Ibid., laisse LXXIX, v. 1010-1011, p. 86.
13
Ibid., laisse LXXIX, v. 1015-1016, p. 86.
14
Ibid., laisse LXXXV, v. 1975, p. 92.

3
En fin de compte, par un spectaculaire renversement de la situation, c’est Roland
qui entreprend de sonner du cor ; sa tempe se déchire, son talent se rend à l’évidence. Il y
a défaite, et le vaincu veut assurer la future victoire. Toutefois, le sentiment dominant
reste l’optimisme chrétien : « Turnat sa teste vers la paiene gent : / Pur ço l’at fait que il
voelt veirement/ Que Carles diet e trestute sa gent, / Li gentilz quens, qu’il fut mort
cunquerant »15. Aucune évidence extérieure ne peut triompher de l’évidence intérieure.
Alors, comme pour glorifier ce paradoxal vainqueur, des anges descendent vers lui. Seul
le paradis peut assouvir le talent de Roland.

Olivier est un chrétien plus raisonnable, plus réaliste que Roland. Face à des
adversaires plus nombreux, il préfère la solution politique la plus efficace : la demande de
renfort. Ce n’est pas l’honneur qui lui semble prioritaire, mais la survie des siens. Ses
sentiments font pendant à ceux de Roland, dans une opposition dramatique.
En fin de compte, il caricature celui-ci, comme si son rôle ultime était celui de
garde-fou ; lorsque le moment vient d’appeler, dudit cor, à la vengeance, Olivier est plus
Roland que Roland : « Quant jel vos dis, n’en feïstes nient ; / Mais nel ferez par le men
loement. /Se vos cornez, n’er mie hardement »16.
En fin de compte, c’est son modèle qui semble s’imposer, puisque Roland se
laisse tancer (et qu’il finit par sonner du cor). Avec Olivier, « vasselage par sens nen est
folie »17.

Ganelon est un sentimental de la hargne.


S’il trahit, ce n’est par lâcheté, mais, simplement, par rancune. Comme il fait
partie de la génération de Charlemagne, et comme son influence parmi les barons est
considérable, il doit être puni exemplairement—et il l’est.

Aude est la femme comme complément de l’homme.

15
Ibid., laisse CLXXIV, v. 2360-2363, p. 198.
16
Ibid., laisse CXXIX, v. 1708-1710, p. 144.
17
Ibid., laisse CXXXI, v. 1724, p. 144.

4
Son plus grand talent est de donner sa vie pour la mort de celui-ci. Et, si aimer à
mourir n’est pas un suicide, c’est qu’elle s’assure le consentement de Dieu : « Ne placet
D'une ses seinz ne ses angles/ Après Rollant que jo vive remaigne ! »18
Du côté des païens, c’est Marsile qui est, sentimentalement, le plus oscillant. De
païen, il fait semblant, ensuite désir vraiment devenir chrétien. Seulement, il n’a pas la
force—physique et psychologique—de mener à bien sa métamorphose. Il préfère tourner
son visage vers la paroi et mourir de désespoir. Les vifs diables font noir accueil à son
âme.
L’émir a, lui aussi, un talent de païen.
Il est aimable, selon Charlemagne, uniquement s’il se convertit, ce qu’il refuse
obstinément (et vaillamment). C’est seulement lorsque le roi de France est secouru par
saint Gabriel que l’émir est abattu efficacement par « l’espee de France ».

Tout est bien qui finit bien, et les chrétiens peuvent se permettre d’aimer une
païenne sinon un païen : la dolente Bramidoine.
Pour une fois, des sentiments humains animent les chevaliers de la foi.
Ils entendent toujours avoir raison de l’ennemi(e), mais en douceur.
Pour vaincre la femme, ce dernier bastion de la résistance sarrasine, ils l’exposent
aux paroles et aux paraboles divines.
Lorsque l’esprit rejoint le cœur, Bramidoine tourne tout son talent vers Dieu ;
volonté et affects se conjuguent sous le signe de la « voire conoisance »19. En fin de
compte, la vaincue est convaincue.

Charlemagne apaise ainsi sa colère, Turoldus achève sa matiere.


Seule la fin remet tout en question : faire le bien n’est pas faire son bonheur.
Le roi des chrétiens, le favori de Dieu, est profondément malheureux.
Quand saint Gabriel l’appelle, une nouvelle fois, à la sainte guerre, son talent est
changé. Aucun désir, aucune vocation ne l’animent désormais : « Li emperere n’i volsist
aller mie: /’Deus’, dist li reis, ‘si penuse est ma vie !’/ Pluret des oilz, sa barbe blanche

18
Ibid., laisse CCLXVIII, v. 3718-3720, p. 308.
19
Ibid., laisse CCXC, v. 3987, p. 330.

5
tiret »20. Avec le Charlemagne du dénouement, c’est le talent chrétien qui échoue :
exemplairement.

Talent de chanter la femme :

Troubadours et trouvères

Chez les troubadours du XIIe siècle, chanter de la femme n’est pas toujours
chanter la femme. Les poètes proclament, unanimement, l’infidélité de la femme, en tant
qu’épouse (le mari faisant corps avec les envieux) ou en tant qu’amie (le jaloux étant
l’amant-poète).
Avec Guillaume IX d’Aquitaine, cette parole est traitée d’ « estraing lati » avant
d’être congédiée ; seul le corps s’avère parlant, et nourrissant : il constitue « la pessa e -l
coutel21» du couple. La femme est alors « Bel Vezi » et l’amour se décline en body
language.
A d’autres moments, il importe que le public note le record masculin, mais aussi
l’appétence féminine : « a pauc no·i rompei mos corretz e mos armes 22 ». Chez
Guillaume, la rumeur de soi joue souvent contre Elle23. Le talent est une question de
performance.
Si Guillaume est devenu un personnage de légende, c’est qu’il a su promouvoir sa
renommée de « trichador de dompnas24». Par la mention de ses records poétiques et
érotiques, le surnom --advenu par ouï-dire-- est perpétué : « Qu'ieu ai nom ‘maiestre
certa’25 ». Son talent est donc l’érotisme—et la promotion de soi26.

20
Ibid., laisse CCXCI, v. 3999-4001, p. 332.
21
Guillaume IX d’Aquitaine, Ab la dolchor del temps novel, A. JEANROY (éd. et trad.), Les Chansons de
Guillaume IX Duc d’Aquitaine, Paris, 1913, p. 26.
22
Guillaume IX d’Aquitaine, Farai un vers pos mi somelh, op.cit., p. 26.
23
Cette misogynie est devenue un cliché de la critique littéraire; dans un chapitre consacré aux « Singers of
Courtly Love », D.D.R. OWEN va jusqu’à accréditer la rumeur comme quoi « Guillaume’s feet were
planted firmly in the age of the predatory male, although his eyes sometimes looked ahead », Noble Lovers,
Londres, 1975, p. 24.
24
M. EGAN (éd. et trad.), Les vies des troubadours, Paris, 1985, p. 96.
25
Guillaume IX d’Aquitaine, Ben vuelh que sapchon li pluzor, op.cit., p. 15.
26
Cette promotion est aussi une évolution, dans la mesure où le « je lyrique » retrace le « passage d’une
érotique grossière (‘gauloise’) à une autre, plus idéalisée, déjà courtoise par endroits », Constantin Pavel,
Genres et techniques littéraires dans la France médiévale, Iasi, Demiurg, 2004, p. 62. Voir aussi Anca-
Maria Rusu, La Poésie française du Moyen Age, Iasi, Timpul, 2008.

6
D’autres voix se prêtent à ce jeu.
Jaufré Rudel, par exemple, aime poser en amant de loin. Son modèle propose une
performance autrement érotique : « Ver ditz qui m’appella lechay/ Ne deziron d’amor de
lonh, / Car nulha autres joys tan no’m play/ Cum jauzimens d’amor de lonh 27». Rien ne
suscite l’émerveillement autant que de dire : « Nuils hom no'ys meravilh de mi/ S'ieu am
so que no veyrai ja28 ». Alors, une comtesse de Tripoli vient incarner cet amour
d’invisibilité. Au XIIIe siècle, on aime croire que le prince de Blaye fut capable de
s’énamourer de cette belle lointaine « per lo ben qu’el n’auzi dire als pelerins que
venguen d’Antiocha29 ». Aimer sans voir, aimer par cœur : tel est son talent.
Avec Raimbaut d’Orange, l’amour à distance frôle le désamour. Dans une tenson,
l’Amie30 déplore l’éloignement et redoute la trahison. Mais ne pas voir la dame, c’est en
sauvegarder la valeur, suggère l’Ami : « Quar ètz la res que mais me val31 ». Le danger
est celui de la rumeur, qui menace l’amour dans sa substance même : « per dich de
lozengier/ notr’amour torne’s en caire32 ». Selon sa vida, le seigneur d’Orange réussit si
bien à éviter sa dame, que celle-ci appelle à de touchantes faveurs : « Don ieu aussi dir ad
ella, qu’era ja morgua, que, c’el i fos venguz, ella l’auria fait plaser d’aitan, qe il agra
sufert q’el com la ma reversa l’agues tocada la camba nuda33 ». Cependant, la réputation
et la jambe de la dame demeurent intouchées, et le troubadour meurt sans héritier mâle34.
Telle est, du moins, la renommée (et le talent publicitaire) du poète qui sa vante d’avoir
perdu ce dont l’homme est le plus fier35.
Bernard de Ventadour préfère s’occuper autrement de sa réputation.

27
Jaufré Rudel, Lanquan li jorn son lonc en may, A. JEANROY (éd. et trad.), Les Chansons de Jaufré
Rudel, Paris, 1915, p. 15. (http://www.trobar.org/troubadours/jaufre_rudel/jaufre_rudel_05.php)
28
Jaufré Rudel, op.cit., p. 16.
29
M. EGAN (éd. et trad.), op.cit., p. 120.
30
Certaines voix affirment qu’il s’agirait de la comtesse de Die ; voir les « Notes » du poème Amics, en
gran cossirier, de Raimbaut d’Orange, P. BEC (éd. et trad.), Anthologie des troubadours, Paris, 1979, p.
159.
31
Raimbaut d’Orange, op.cit., p. 156.
32
Loc.cit.
33
M. EGAN (éd. et trad.), op.cit., p. 170.
34
Loc.cit.
35
Cette allusion au « grand encombrier » du poème Lonc temps ai estat cubertz est vue par J.-Ch.
HUCHET comme un jeu sur la castration ; voir L’amour discourtois. La « Fin’Amors » chez les premiers
troubadours, Toulouse, 1987, p. 137-138.

7
Puisque la femme menace la fama de l’homme, le poète chante le déshonneur
lorsque la dame aime un autre : « Mas eras sai de vertat/ Qu'ilh a autr' amic privat36 ».
Loin de se nourrir d’espoirs lointains, il pense d’abord à ce que l’opinion publique
pourrait dire et médire : « s'eu l'am a dezonor, / Esquerns er a tota gen; /E tenran m'en li
pluzor / Per cornut e per sofren37 ». Ce sont « li pluzor » qui font ici la loi, et qui, souvent,
donnent tort à soi.
Mais qui est la femme ? Avec Bernard, les biographes ont été généreux, et
certaines hautes dames semblent l’avoir été aussi. Si le « Tristan » d’un senhal est réputé
renvoyer à Marguerite de Turenne38, un autre poème est dédié à Eléonore d’Aquitaine,
après son départ pour l’Angleterre. Entre le bruit craint et le bruit désiré, entre parole et
« semblans », Bernard voit sa fama d’amador grandir en boule de neige39. Avec une reine
en posture d’Yseut, la « pena d’amor40 » demeure mémorable, quoi qu’en disent les
mauvaises langues. Tout danger est bravé par celui qui se déclare, en toute saison, « plen
de jòia41 ». Le talent de Bernard de Ventadour est, simplement, le succès d’image.
Pour Cercamon, perdre la réputation, c’est pire que la mort : « Miels li fora ja non
nasqes/ Enans qe'l failliment fezes/ Don er parlat tro en Peitau 42 ». Mais, pour un ami, ce
qui est le plus à craindre est le genre d’intrigue qui amène la rupture. Or, le poète est
capable d’opposer aux mauvaises langues la bonne fama de sa dame : « Ni om de leis non
pot mal dir, /Tant es fin' et esmerada43 ». Aimer, c’est idéaliser : tel est le modèle que
suggère Cercamon.
Le talent de Marcabru est celui de losengier. Il traque partout la « vergoingna
perduda » et se plaît à la débusquer chez les drutz mariés44. Les allusions touchent à des
36
Bernard de Ventadour, Era·m cosselhatz, senhor, J. H. DONALSON, (éd. et trad.), Poems of Bernart de
Ventadorn, Brindin Press, 2004, http://colecizj.easyvserver.com/poven006.htm.
37
Loc.cit.
38
P. BEC (éd. et trad.), op.cit., « Notes », p. 136.
39
Pour J.-Ch. HUCHET, les « biographèmes » qui gravitent autour du poète sont de simples réponses aux
« exigences de l’imaginaire social ». La question de l’identité et du nombre des belles semble alors
manquer de pertinence : « Deux ? trois ? dix …femmes ? Peu importe. (…) Le secret de la réussite de
Bernard de Ventadorn réside dans la reprise incessante de la question de ‘La Femme’, au-delà des femmes
singulières », op.cit., p. 182.
40
« Tan trac pena d’amor/ Qu’a Tristan l’amador/ Non avenc tan de dolor/ Per Izeut la blonda », Bernard
de Ventadour, Tant ai mo cor ple de joia, P. BEC (éd. et trad.), op.cit., p. 138.
41
Ibid., p. 137.
42
Cercamon, Ab lo pascor m’es bel qu’eu chan, A. JEANROY, Les Poésies de Cercamon, Paris, 1922, p. 13.
43
Cercamon, Ab lo temps qe fai refreschar, A. JEANROY, op.cit., p. 5.
44
De tous les troubadours, Marcabru est celui qui, selon R. NELLI, “a fustigé les maris-amants avec le plus
de violence. C’est pour cette raison, sans doute, qu’on l’a presque toujours considéré comme un moraliste

8
espaces précis, sans stigmatiser des faces particulières : « En Castelh' et en Portegal/ Non
trametrai autres salutz,/ Mas Dieus los sal!/ Et en Barcelos 'atretal/ Puois lo Peitavis m'es
failhitz/ Et neis la valor son perdutz45 ». Sa vida le présente en « maldizens », et précise
qu’il est redouté « per sa lenga46 ». Aucune femme ne se montre à sa hauteur ; il ne
s’associe de bon gré qu’à Marcabruna, et à la faillite amoureuse : « Marcabrús, fiilhs
Marcabruna, / Fo engenratz en tal luna/ Qu’el sap d’Amor cum degruna, / --Escutatz !--/
Quez anc non amèt neguna, / Ni d’autra non fo amatz 47 ». On disait au Moyen Age, et on
dit encore aujourd’hui, que Marcabru « ditz mal de las femnas e d’amor48» ; aussi passe-t-
il pour un amant discourtois. Généralement, son intention est la rébellion.
Pour Bernart Marti, c’est le « pretz » de la dame qui fait le prix de l’amant. Ce qui
importe, c’est de faire le bon choix49. Le jeu courtois assure alors la promotion de
l’électeur –élu-- au titre d’empereur : « Quan sui nutz en son repaire/ E sos costatz tenc e
mazan, / Ieu no sai nulh emperador, / Vas me puesca gran pretz culhir/ Ne de fin’amor
aver mas 50». La victoire amoureuse est un triomphe honorifique51 même si aucune vida
n’honore le troubadour. Il se glorifie d’un talent assouvi.
Avec Bertran de Born, l’amour de la guerre s’accorde (parfois) à l’amour de la
dame. Elle est une, et comprend toutes les qualités ; les autres sont appelées à incarner,
une à une, ses perfections. C’est Bels Miraills qui nous concerne ici, car elle « es
reconoguda,/ E no s'en cambia ni.s muda52 ». La reconnaissance, déjà publique, devient
publicité au miroir du poème. Et le poète-guerrier noue les senhals au collier de sa dame,
en offrande de rivales; sa motivation est, simplement, « Qu'amors es desconoguda /Sai e

solitaire, unique en son genre », L’érotique des troubadours. Contribution ethno-sociologique à l’étude des
origines sociales du sentiment et de l’idée d’amour, Toulouse, 1963.
45
Loc.cit.
46
M. EGAN (éd. et trad.), op.cit., p. 125-126.
47
Marcabru, Dirai vos senes duptansa, P. BEC (éd. et trad.), op.cit., p. 94.
48
M. EGAN (éd. et trad.), op.cit., p. 87.
49
« Qui vol aver pretz ni valor/ Adonc deu triar e chausir/ Fal que per lauzengiers no bais », Bernart Marti,
Lancan lo douz temps s’esclaire, P. BEC (éd. et trad.), op.cit., p. 105.
50
Loc.cit.
51
La description de l’amour dit courtois par G. DUBY convient bien à l’érotique de Bernart Marti :
« Comme au tournoi, le jeune homme risque sa vie dans l’intention de se parfaire, d’accroître sa valeur, son
prix, mais aussi de prendre, prendre son plaisir, capturer l’adversaire », « A propos de l’amour qu’on dit
courtois », Mâle Moyen Age. De l’amour et autres essais, Paris, 1988, p. 75-76.
52
Bertran de Born, Domna, pois de mi no·us chal, J. H. DONALSON (éd. et trad.), Poems of Bertran de
Born, Brindin Press, 2005, http://colecizj.easyvserver.com/povb4032.htm.

9
d'aut bas chazeguda53 ». Seul le chant peut fixer les bruits ambiants. Et tous s’orchestrent
à la gloire de la grande absente, qu’aucune vida ne nomme.
Arnaut Daniel a le talent du silence. Il favorise la discrétion face au bruit, car,
dit-il, « la lenga·s feinh, mas lo cors vol /so don dolens si sojorna54 ». En amour, il se veut
alors énigmatique, et paradoxal. Tout ce qui bruit est, simplement, « lengua de
colobra55 ». Et, puisque la rumeur est toujours fautive, il propose sa recette de perfection,
amoureuse et silencieuse : « Arnautz ama e non di nemps56 ». Sa vida voit ce genre de
discrétion comme un signe d’échec et l’auréole d’une fama de mal aimé : « mas non fo
cregut que la domna li fezes plaiser endreit d’amor57 ».
Au seuil du XIIIe siècle, un « gran maestro d’amore58 » n’a plus à dire sa
maîtrise ; c’est son dire qui le révèle, richement59, maître.

Ainsi, de Guillaume d’Aquitaine à Arnaut Daniel, la chanson troubadouresque


s’avère de moins en moins bruyante. Qu’il s’agisse de beauté ou d’immoralité, de
réussites ou d’échecs, la littérature en vient à privilégier une esthétique de la sourdine.
Cette tendance s’affirme encore plus chez les trouvères. La loi du secret va bien
au-delà d’une précaution contre la médisance. Si les poètes du nord recourent
parcimonieusement au senhal ou à la tornada60 et ne font guère état de leurs
performances érotiques, c’est que la discrétion est devenue « le sceau d’une valeur qui
transcende le monde des convenances sociales, (…) le gage d’un amour qui est
incommensurable avec n’importe quelle autre sorte de relation connue61 ». La
performance que l’on demande au fin amant est non seulement d’aimer finement : il doit

53
Loc.cit.
54
Arnaut Daniel, Anc ieu non laic, mas elha m’a, J. H. DONALSON (éd. et trad.), Poems of the 12th
century Provençal Poet Arnaut Daniel, Brindin Press, 2003, http://colecizj.easyvserver.com/povcb202.htm.
55
Loc.cit..
56
Arnaut Daniel, Autet e bas, entr'els prims fuelhs, ibid., http://colecizj.easyvserver.com/povcb204.htm.
57
EGAN (éd. et trad.), op.cit., p. 46.
58
Selon l’expression de Pétrarque, reprise par BEC (éd. et trad.), op.cit., p. 186.
59
Sur la maîtrise de ce représentant du trobar ric, voir, par exemple, H. DAVESON, Les Troubadours, Paris,
Seuil, 1961, p. 72-73. Avec Arnaut Daniel, la poésie est de plus en plus « formelle », et « les chansons
courtoises sont faites pour être des réussites et non des expressions », comme l’affirme R. GUIETTE pour
la lyrique courtoise dans son ensemble, D’une poésie formelle en France au Moyen Age, Paris, 1972, p. 38.
60
J. Ch. PAYEN, Le Moyen Age, I., Paris, 1970, chapitre « La poésie lyrique », p. 144.
61
Ch. BALADIER, Erôs au Moyen Age. Amour, désir et délectation morose, Paris, 1999, p. 169.

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aussi avoir la finesse de taire ses amours62. Pour les poètes musiciens du nord, la poésie
devient alors un exercice de virtuosité plus qu’un bruit d’amour.
Malgré ces silencieuses prémisses, quelques échos se laissent, graduellement,
saisir.

Pour Gace Brulé, dire n’est pas aimer. Il dénonce la « parole vainne63 » et oppose
son cœur à la langue des « faux amanz »64. Les losengiers sont des rivaux de parole :
« J’ain, fait chascuns : grant loisir ont dou dire, / Mais po en voi qui a Amors se rende65 ».
La dame devient un arbitre de vérité avant d’octroyer ses faveurs ; c’est l’acte d’écoute
qui devient discriminatif : « S’el s’en ert entremise/ Tost les avroit mis u tour/ Et moi
hors de juïse66 ». Et le poète remporte le prix de tendresse.
Il y a aussi de (bruyantes!) exceptions à la loi de discrétion. Pour étayer sa renommée,
« Gasses, qui est fins amis/ Et iert tous dis67 », répand le bruit—musical—de la venue de
l’amante dans son lit. En principe, la nouvelle s’adresse au comte par le biais d’un certain
Guillot ; mais le chant peut être intercepté par tout public amateur de nobles potins. Le
but de cette propagation n’est autre que l’amplification de la joie: « Guillot, biaus amis,
di li, / S’iert ma joie creüe, / Qu’il m’est…/ Tel honors avenue/ Qu’en un lit u
m’endormi/ Est ma dame venue68». L’honneur divulgué ne vaut que des honneurs à Gace
Brulé ; au-delà de l’amour-propre, c’est la communauté des fins amants qui se voit
renforcer. La parole de l’un vaut l’enseignement des autres : « Fins amourous, touz jours
di et diroie : / N'est pas amis qui contre Amour guerroie69 ». Le talent du poète est la
solidarité.
Pour le Châtelain de Coucy, la femme éclipse Dieu. Celui-ci paraît même un
peu vilain face à la « simple courtoisie » de la dame. Comme Il entend désunir par sa

62
Sur la quasi-disparition de l’imagerie érotique dans la lyrique du nord, voir TOUBER, op.cit., p. 19.
63
Gace Brulé, Au renoviau de la douçor d'esté, E. BAUMGARTNER et F. FERRAND (éds.), Poèmes d’amour des
XIIe et des XIIIe siècles, Paris, 1983, p. 32.
64
Gace Brulé, Desconfortez, plains de dolor, ibid., p. 40.
65
Loc.cit.
66
Gace Brulé, Quant voi la flor botonner, ibid., p. 56.
67
Ibid., p. 58.
68
Loc.cit., notre italique.
69
Gace Brulé, Ne me sont pas ocheson de chanter, G. HUET (éd.), Chansons de Gace Brulé, Paris, 1902, p.
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parole, le poète le compare aux losengiers : « Merci, Amors, s’onc dieus fist vilenie, / Car
vilains fait bone amor dessevrer70 ».
Seulement, les vrais amis restent unis. Le poète se plaît à jouer sur la métaphore du
cœur : « Coment me puet li cuers el cors durer ? / Quant ne s’en part, certes, mout est
mauvais71 ». A l’image de cette inséparabilité, la rumeur unit les renoms d’un homme et
d’une femme. Au lieu de donner naissance à une vida, elle engendre un roman dont le
protagoniste, mort en croisade, demande que son cœur soit porté à sa dame ; par ruse
maritale, celle-ci est amenée à le manger et se laisse mourir dès qu’elle en apprend le
secret72. Le talent de la femme se traduit, ultimement, par l’appétit.
Avec Conon de Béthune, c’est la beauté qui fait l’amour, et la vieillesse, le
désamour. La réputation féminine a un délai de validité, le talent aussi. Rien n’est plus
vain qu’une rumeur expirée : « Par Dieu, ma dame, j’ai bien oï parler/ De vo biauté, mais
ce n’est ore mie, / Et de Troies rai je oï conter/ Qu’ele fu ja de tres grant signorie : / Or
n’i puet on fors la place trover73 ». La tension du présent est digne de perdurer seulement
quand il s’agit d’amour-propre. L’humiliation de celui qui ne fut pas élevé à Pontoise se
répand en rumeurs courtoises : « Que mon langaige ont blasmé li François/ Et mes
chançons, oiant les Champenois, / E la contese, encor dont plos me poise74 ».
Chanter son talent (son désir) pour une femme revient à chanter son propre
talent (sa vocation). Avec les troubadours et les trouvères du XIIe siècle, le lyrisme est un
culte de l’amour-propre autant que de l’amour.

70
Le Châtelain de Coucy, A vos, Amors, plus q’a nule autre gent, A. MARY (éd.), Anthologie poétique
française. Moyen Age 1, Paris, 1967, p. 206.( http://www.youtube.com/watch?
v=umy86E5YxHQ&feature=related)
71
Loc.cit.
72
Les éditeurs modernes ont beau affirmer que « rien n’autorise à prêter au chansonnier les aventures
arrivées à l’amant de la dame de Faïel », ibid., p. 205 ; au XIIIe siècle français, le nom du châtelain de
Coucy charriait, grâce à Jakemes, la rumeur devenue roman.
73
Conon de Béthune, L’autrier avint en cel autre païs, MARY (éd.), op.cit., p. 218.
74
Conon de Béthune, Mult me semont Amors ke je m’en voise, MARY (éd.), op.cit., p. 219.

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