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Ti UNIVERSALIS RACE Eerit par Daniel de COPPET : directeur d'études a I'fcole des hautes études en sciences sociales Universalis Utilisé pour signifier la différence entre les groupes humains (et plus généralement la différence des types au sein d'une espéce animale quelconque), le mot « race » s'attache & des caractéres apparents, le plus souvent immédiatement visibles. Les plus frappantes de ces différences sont chez Vhomme la couleur de la peau, la forme générale du visage avec ses traits distinctifs, le type de chevelure. Ces variations sensibles, sitét reconnues, sont interprétées par le systéme de valeurs propre & chaque culture, Ce comportement, repérable chez les enfants, marque la découverte d'une différence qu'ils demanderont a 'adulte d'expliquer ; ici commence le discours sur les « variétés dans l'espace humaine ». ‘Aux différences physiques visibles s‘ajoutent celles du vétement, de la parure, de la langue et des meeurs. Il est loisible aussitét de les méler toutes en un amalgame significatif d'une distance entre les « gens du soi » et les autres. Plus radicalement en nous opposant, nous les « hommes », aux autres, les « non-hommes ». Ce rapport a l'identité, que tous les peuples élaborent et définissent, par l'interprétation systématique de la différence, place chaque discours culturel et historique particulier dans l'obligation de rendre compte non seulement de la distinction de "homme et de animal, et des hommes entre eux, mais aussi de la relation au surnaturel ; ce faisant, il est chaque fois possible de penser un ordre du monde et de la société sans cesse confronté au réel, mais toujours appuyé sur des idéologies. Cette mise en présence dans le monde place les hommes en face des autres hommes dans une structure d'échange qui constitue autant d’histoires pour dire la vie et Ja mort des sociétés humaines, La question de la race s‘inscrit plus particuliérement, au niveau tant biologique qu'anthropologique, dans le devenir historique propre & !Occident cherchant a dominer tous les peuples de la terre. Dans la langue francaise, le mot « race », dés le Xv" siécle, signifie la différenciation des espéces, mais également celle des classes sociales ou des grandes familles ; la race est considérée comme étant composée des descendants d'une méme lignée et d'un méme ancétre : ainsi chaque dynastie royale constituait-elle en elle-méme une race. On opposait couramment au xvi" siécle la noblesse de race transmise de génération en génération et la noblesse acquise de fraiche date. La race fait donc référence explicite & la lignée généalogique enfermée dans un contexte social, oi elle tient une place déterminée par rapport a toutes les autres ; certains mariages pouvaient faire « dégénérer la race », a tel point que la race se trouvait méme ne plus pouvoir étre estimée en termes de rang social ; de Ja vient que l'on opposait la race aux races serviles, méchantes, infidéles et parjures. Aussi les avatars du concept de race dans les sciences sont-ils d'un grand enseignement, non seulement pour connaitre l'histoire de la méthode scientifique, mais pour comprendre les relations entre le discours scientifique, le discours idéologique et la réalité de 'histoire. Argument scientifique pour légitimer d'abord inégalités et domination sociales, puis de nombreuses © Encyclopaedia Universalis France 1 UNIVERSALIS (9) ‘edu lois eugénistes adoptées au début du xx" siécle, enfin exterminations et génocides, le concept de race s'est brusquement déprécié aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, Sous les auspices de I'U.N.E.S.C.O, une Déclaration d'experts sur les questions de race, adoptée le 14 décembre 1949, dénoncait son utilisation « erronée » et préconisait l'adoption de l'expression de «< groupes ethniques », Spécialement engagée dans la lutte contre le racisme et les préjugés raciaux, cette instance internationale va multiplier sur ce théme déclarations, conférences et campagnes a vocation scientifique et éducative. Ces efforts internationaux et pluridisciplinaires pour tomber d'accord sur la définition d'un concept exposé aux manipulations ont rencontré peu de succes. La France a retenu quant a elle une autre approche, sans doute plus symbolique, qui s'est traduite par la loi du 16 mai 2013 supprimant le mot «race »de sa législation, — Daniel de COPPET, Universalis © Encyclopaedia Universalis France 2 Ti UNIVERSALIS Les critéres biologiques Ce quia d'abord préoccupé les hommes de science au regard de l'humanité, c'est de distinguer parmi les types humains des critéres permettant d'aboutir une classification des races ; pour Linné, l'espéce Homo sapiens pouvait se diviser en six races différentes : sauvage, américaine, européenne, asiatique, africaine et monstrueuse. En réalité, la premiere n‘avait jamais pu étre repérée, et quant & la derniére, il est question ici d'une description purement pathologique. Pour Buffon, au contraire, la variété des races humaines devait étre expliquée par le fait qua partir de la race blanche originelle les types humains se sont trouvés diversifi¢s et modifiés suivant les climats. Peu a peu, certains caractéres particuliérement visibles, telles la couleur de la peau, la forme du cheveu, la forme crinienne et celle du visage, notamment du nez, ont amené les hommes de science a vouloir y trouver des critares pertinents pour la distinction raciale. Ainsi, pour J. F. Blumenbach, il existe cing races a la surface du globe, les races caucasienne ~ c'est-a-dire européenne - mongole, éthiopienne, américaine et malaise. La difficulté, dans ces classifications, consistait surtout a choisir les critéres. En 1842 fut élaboré l'index crénien qui permettait, a partir de plusieurs mensurations, de déterminer divers types ; mais ces différences n’étaient valables, en réalité, que pour des cas extrémes, et, que ce soit la dolichocéphalie, la mésocéphalie ou la brachycéphalie, ces trois catégorles ne permettaient pas de découvrir des « types purs », tels que le voulait la science de ce temps-la. Ces difficultés n'ont pas empéché I'anthropologie physique de compliquer les classifications ; ainsi J. Deniker distingue-til dix-sept races humaines, d'autres aprés lui plusieurs dizaines. Le défaut majeur de ces classifications est qu’elles confondent les notions purement, biologiques avec les traits proprement culturels et sociologiques des différentes nations humaines. Plus on multiplie le nombre des races humaines, plus on les confond inévitablement avec des cultures humaines particuliéres. Les questions que l'on se posait étaient essentiellement, d'une part, Vorigine historique des races et, d'autre part, la distribution des races a la surface du globe. La génétique moderne permit de s'apercevoir que les différences biologiques entre les races, humaines ne pouvaient étre considérées comme absolues et surtout que la hiérarchie que l'on se plaisait établir entre les diverses races ne pouvait avoir aucune justification scientifique : toute Vhumanité posséde un patrimoine héréditaire commun. A la lumiére de la génétique moderne, le concept de race est fondé sur la variabilité de quelques génes parmi les dizaines de milliers que comptent les chromosomes de ‘homme. Certains de ces génes commandent les propriétés sérologiques du sang, ce qui a permis d'individualiser certains groupes humains. Mais une classification fondée sur un aussi petit nombre de génes ne saurait avoir une portée générale. Que penser, en effet, d'une différence certes objective, mais qui trouve son origine dans la variation d'une fraction infime de 'immense fonds génétique de l'humanité ? Pour l'ethnologie moderne, le concept biologique de race n'est pas utilisable. © Encyclopaedia Universalis France 3 UNIVERSALIS (9) ‘edu La perception des différences La tradition hébraique Si la Bible fait bien descendre toute 'humanité du premier homme, Adam, elle attribue aux trois fils du patriarche No¢ l'origine des Européens (Japhet), des Asiatiques (Sem) et des Africains (Cham), « Les fils de Noé qui sortirent de l'arche étaient Sem, Cham et Japhet : Cham est le pére de Canaan, Ces trois-la étaient les fils de Noé et, a partir d'eux, se fit le peuplement de toute la Terre. » (Gen., x, 18-19.) Ainsi, du méme mouvement, se trouvaient affirmées l'unité du genre humain et sa division, Le texte biblique poursuit : « No¢, le cultivateur, commenga de planter la vigne. Ayant bu du vin, il fut enivré et se dénuda a l'intérieur de sa tente. Cham, pére de Canaan, vit la nudité de son pére et avertit ses fréres au-dehors. Mais Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent tous deux sur leurs épaules et, marchant a reculons, couvrirent la nudité de leur pére ; leurs visages étaient tournés en arriére et ils ne virent pas la nudité de leur pare. Lorsque Noé se réveilla de son ivresse, il apprit ce que lui avait fait son fils le plus jeune. Et il dit : « Maudit soit Canaan ! Qu'il soit pour ses fréres le dernier des esclaves ! » Il dit aussi : « Béni soit Yahvé, le Dieu de Sem, et que Canaan soit son esclave ! Que Dieu mette Japhet au large, qu'il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit son esclave ! » (Gen., x, 20-27.) La Bible instaure non seulement la différence, mais encore la hiérarchie entre les trois ancétres qui peuplérent les continents, et la malédiction qui pése sur les fils de Canaan les désigne a la fois comme esclaves de tous les autres, et comme victimes de toutes les, violences. Le Moyen Age reconnaissait en Cham l'ancétre des serfs, en Sem celui des clercs, en Japhet celui des seigneurs. II s'agit toujours de confondre la différence des apparences avec la délimitation des statuts et de la hiérarchie, Pour sa part, la tradition hébraique, fondée sur la loi de Moise, tout en ne faisant pas de référence explicite a la race, affirmait que « la barriére qui devait séparer le peuple élu des nations était destinée a perpétuer sa fonction de peuple prétre » (Léon Poliakov, Le Mythe aryen). On sait que la différence, quand elle n'est pas acceptée, sert souvent de prétexte pour étayer un jugement de valeur, pour appuyer un rapport de force, pour autoriser la violence. Le siécle des Lumiéres Llanthropologie du siécle des Lumiéres est particuliérement significative car elle cherche a rendre compte de l'existence, récemment découverte, des nations sauvages, pour mieux l'opposer a celle du monde européen civilisé. Ce qui intéresse les philosophes, c'est de découvrir le sens des nations européennes. Ce faisant, ils confondent les apparences « raciales » et les « productions sociologiques et psychologiques des cultures humaines » (C. Lévi-Strauss, Race et histoire) et cherchent a renvoyer les hommes sauvages parmi les ancétres historiques de l'homme moderne. Cet. ordre historique créait du méme coup l'ordre des valeurs Dés 1749, Buffon, dans son Histoire naturelle de l'homme, marquait trés nettement la séparation entre homme et l'animal. Cependant, il cherchait en méme temps a expliquer les causes des «variations dans l'espéce humaine ». Les critéres que reconnaissait Buffon sont la couleur de la peau, la forme et la taille, enfin ce qu'il nomme le naturel. Si les deux premiers critéres sont d'emblée corporels et visibles, le « naturel » renvoie & l'interprétation des comportements culturels, © Encyclopaedia Universalis France 4 Ti UNIVERSALIS Mais, pour expliquer les variations tout en posant I'unité du phénoméne humain, il faut croire qu’a partir d'un modéle originel les hommes se sont peu a peu distingués de lui pour « dégénérer » au fur et a mesure quills s'éloignaient de la zone tempérée, Car, écrit Buffon, « c'est sous ce climat qu'on doit prendre le modéle ou I'unité & laquelle il faut rapporter toutes les autres nuances de couleur et de beauté ». Ce sont donc des causes accidentelles qui font varier les nations qui peuplent la Terre, creusant ainsi l'écart entre l'Europe civilisée et le monde sauvage. Celle-a, par le progrés qu'elle manifeste, se doit de convaincre les sauvages de réintégrer la nature de 'homme. Et Buffon se félicite de ce que les sauvages « sont venus souvent d'eux-mémes demander connaitre la loi qui rendait les hommes si parfaits ». Ainsi l'Europe se voit offrir, en raison de la dégénérescence des sauvages, la mission de les ramener sous sa loi supérieure. Ce devait étre l'alibi des conquétes coloniales. Sila démarche de Voltaire est autre, ses conclusions rejoignent celles de Buffon en ce qu'il place Europe au sommet de la civilisation. Il voit entre les peuples de la Terre de telles différences qu'il croit d'une autre espéce les hommes sauvages. II distingue des degrés qui vont de la « stupidité » et de I'« imbécillité » a la « raison commencée », pour atteindre chez certains peuples le stade de la «raison perfectionnée » qui suppose la reconnaissance du vrai Dieu. C'est sur « ces différents degrés de génie et ces caractéres des nations qu'on voit si rarement changer » que Voltaire proclame la supériorité des nations policées et la logique de leur domination partout dans le monde. Et sil proteste contre les atrocités des conquérants, c'est qu'il voudrait voir triompher la civilisation non par la violence, mais seulement par le droit et la raison. Avec Rousseau, la différence manifeste entre les peuples est complétement dégagée des déterminations raciales et de l'histoire naturelle des espéces. A l'opposé de tous les animaux, Vhomme, de par sa supériorité, peut vivre selon un « état de nature » puisque, tout en restant isolé, il peut commander en méme temps a cette nature qui l'environne. L'homme ne dépend pas des autres hommes dans l'état de pure nature, il est libre et par la se distingue de l'animal. Mais, en usant de cette liberté, il invente & chaque moment son histoire. Celle-ci peut manifester diverses formes selon que les hommes vivent dans l'état de nature ou quills se constituent en sociétés. « Celui qui voulut que l'homme fat sociable, écrit Rousseau, toucha du doigt 'axe du globe et I'inclina sur Vaxe de l'univers. A ce léger mouvement, je vois changer la face de la terre et décider la vocation du genre humain, » L'état de nature, « qui n'a peut-étre pas existé », laisse ouverte la possibilité dexistence aux sociétés politiques fondées sur l'inégalité au service des plus forts. L'homme est donc renvoyé d'abord & sa liberté originelle et puis, de révolution en révolution, a son destin politique qu'il doit maitriser pour y réintroduire sa liberté. L'homme connait ici sa pleine dimension, quill soit sauvage ou bien lié par le contrat social. Cependant, les auteurs du siécle des Lumiéres n'accordent aux peuples sauvages qu'une représentation mythique en regard de quoi ils élaborent l'idéologie de leur propre société et celle de ses transformations. L'homme sauvage est toujours opposé a l'homme civilisé et, le plus souvent, réduit & la qualité de « primitif ». L’histoire ainsi orientée renvoie les peuples sauvages dans Venfance de "humanité, et désigne l'Europe comme missionnaire de la civilisation aprés l'avoir été de la religion. C'est au nom de la « supériorité » du civilisé qu'il ui revient d'imposer le progrés et son ordre. © Encyclopaedia Universalis France 5 Ti UNIVERSALIS L'affirmation de la supériorité aryenne Le privilége de la race blanche, et plus précisément de la nation aryenne, a été réaffirmé au xix’ siécle pour en faire une idée recue avec d’autant plus de conviction qu'elle convenait aux prises de possession et aux conquétes de I'Europe partout dans le monde. Par son Essai sur I'inégalité des races humaines, le comte de Gobineau allait dés 1853 proposer une théorie qui satisfaisait les besoins inconscients de l’éite européenne. Lui-méme le constatait dans la préface qu'il écrivit pour Ja seconde édition de son ouvrage en 1882 : « Des écrivains [...], qui possédent aujourd'hui une grande réputation, en ont fait entrer incognito, sans l'avouer, les principes et méme des parties entiéres dans leurs ceuvres et, en somme, [...] on s'en servait plus souvent et plus largement qu'on n’était disposé & en convenir, » Gobineau ne faisait en réalité que reprendre et systématiser les idées de son siécle et de la classe politique de son temps. « Une des idées maitresses de cet ouvrage, écrit- il, clest la grande influence des mélanges ethniques, autrement dit des mariages entre les races diverses [...] on présenta cet axiome que tant valait le mélange obtenu, tant valait la variété humaine produit de ce mélange et que les progrés et les reculs des sociétés ne sont autre chose que les effets de ce rapprochement. » Sa thése est d'une grande netteté puisque les civilisations n’existent qu'en fonction de la plus ou moins grande influence de la race aryenne sur le reste du peuplement. Les dix civilisations reconnues par Gobineau sont donc l'indienne, l'égyptienne, l'assyrienne, la grecque, la chinoise, l'italienne, la germanique et puis, loin derriére, trois civilisations américaines. Il résume sa démonstration d'une maniére péremptoire : « Point de civilisation véritable chez les nations européennes, quand les rameaux aryens n'ont pas dominé, » La vision de Gobineau promet & Vhumanité un sort d'autant plus misérable que le mélange des races y sera plus complet : « Le dermier terme de la médiocrité dans tous les genres », puisque « l'espéce blanche a désormais disparu de la face du monde » et que « la part du sang aryen, subdivisée déja tant de fois, qui existe encore dans nos contrées, et qui seule soutient I'édifice de notre société, s'achemine vers les termes extrémes de son absorption ». Cette vision a servi de réponse a la culpabilité des peuples européens devant l'implacable domination qu'ils réussissaient a étendre sur toute la Terre, Les chauvinismes, Jes nationalismes, les impérialismes trouvaient la des prétextes a l'exercice de la violence. Le fascisme européen, sous ses formes nazie, mussolinienne, franquiste, devait porter & son paroxysme Ja justification, par le moyen du concept de race, de la haine et du meurtre des races « inférieures » ou « cosmopolites » © Encyclopaedia Universalis France 6 Ti UNIVERSALIS Race et pouvoir La fortune du mot « race », chaque fois que se manifestent la violence et plus précisément extermination, pose le difficile probleme du rapport entre la violence perpétrée par un pouvoir et la définition de la victime en terme de groupe humain, généalogiquement défini, c'est-&-dire « racial ». ‘Tout au long du devenir de I'humanité, la découverte des peuples étrangers, le commerce qui s‘instaurait entre nations et les rapports de forces qui se manifestaient obligeaient a des interprétations de caractére idéologique capables de rendre compte des faits vécus. A partir de la diversité de fait que chacun peut constater a I'ceil nu entre les groupes humains, il existe deux attitudes fondamentales aisément repérables qui conduisent toutes deux, quoique par des chemins opposés, & légitimer la violence d'un groupe sur l'autre. En réalité ces deux attitudes ont en commun une méme négation de la différence. Elle supposent la discrimination et, par la méme, l'affirmation exclusive de soi Un faux évolutionnisme La premiere attitude est « une tentative pour supprimer la diversité des cultures, tout en feignant de la reconnaitre pleinement. Car, si l'on traite les différents états oit se trouvent les sociétés humaines, tant anciennes que lointaines, comme des stades ou des étapes d'"un développement unique qui, partant du méme point, doit les faire converger vers le méme but, on voit bien que la diversité n'est qu'apparente, L'humanité devient une et identique a elle-méme ; seulement, cette unité et cette identité ne peuvent se réaliser que progressivement et la variété des cultures illustre Jes moments d'un processus qui dissimule une réalité plus profonde ou en retarde la manifestation » (Lévi-Strauss, op. cit.), Privilégier ce processus de nature historique c'est vouloir écrire dans les faits une histoire pour soi, une histoire pour l'Europe, une histoire pour le Blanc. La référence historique est contraignante pour les autres, exaltante pour soi puisqu‘on est toujours a l'aboutissement du devenir historique comme @ la pointe significative du présent, Seul est reconnu « actuel », c'est-a- dire pertinent, le présent de sa propre société, et seul est valorisé, dans le futur, son propre projet. Cest ce faux évolutionnisme qui a permis de réduire la diversité des cultures en la rendant moins inquiétante et de sauvegarder une précieuse et rassurante image de soi. Il est clair que le pouvoir trouve ici raison de nier la différence et de vouloir réduire la diversité en forcant l'autre a 'identité. Cest ne réhabiliter l'autre qu’en en faisant un autre soi-méme ; et pour cela la force est dans « le » sens de l'histoire. Toutes les techniques d’« assimilation », d'intégration, de méme que toutes les contraintes allant jusqu’a I'extermination physique ou culturelle sont légitimées. La « pureté » de la race La seconde attitude n'admet la différence des cultures que pour mieux la valoriser en termes de rapport de forces. On postule une hiérarchie des groupes humains selon des critéres qui sont favorables aux « gens du soi ». La valeur ne peut étre préservée que par le maintien d'une distance infranchissable entre soi et les autres. Maintenir la « pureté » dela race contre les mélanges qui la font dégénérer devient la préoccupation obsédante et la tche essentielle du pouvoir. A partir d'une © Encyclopaedia Universalis France 7 Ti UNIVERSALIS différence, on institue une discrimination qui devient la charte du pouvoir, de V'ordre et de la sécurité. Peu importe la maniére dont est reconnue la supériorité congénitale d'une fraction de espace humaine, elle est un dogme. Cette discrimination fondamentale a pour conséquence logique de désigner l'autre pour victime. Ce faisant, l'exercice de la violence et du meurtre est une tentative d'identification a l'autre par le sacrifice méme qu'on lui inflige. Le refus d'acceptation de la différence ne supporte que l'identification foreée, par le moyen du meurtre. L'affirmation de soi passe ici par la négation de l'autre, et ce meurtre est une protestation d'identité avec la victime. Rien n'est plus frappant que de constater combien ce désir d'incorporer la victime suppose qu'on en ait fait d'abord son double pour mieux la nier et mieux la détruire. Hitler, dans son livre Mein Kampf, ne cesse de s'en prendre aux juifs qu'il accuse « de vouloir détruire par l'abatardissement résultant du métissage cette race blanche quiils haissent, la faire choir du haut niveau de civilisation et d'organisation politique auquel elle s'est élevée et devenir ses maitres », Pour Hitler, la supériorité de la race aryenne des seigneurs et son combat pour défendre la pureté de cette race trouvent leur pendant dans la description qu'il fait du peuple juif. Il écrit : « [Le juif] empoisonne le sang des autres, mais préserve le sien de toute altération [...]. Par tous les moyens il cherche a ruiner les bases sur lesquelles repose la race du peuple qu'il veut subjuguer. » Hitler désigne la victime en la transformant en un modale qu'il voudrait voir suivre par les siens : préserver a tout prix son sang de toute altération ! Faute de pouvoir accepter la différence, la volont d'identité transforme l'autre en victime d'un sacrifice qui, a l'échelle parfois de tout un peuple, prend la forme de l'extermination. Ainsi, la discrimination, qui correspond au refus d'accorder existence a l'autre, est une affirmation exclusive de soi. Cette attitude d'identification forcée de l'autre a soi entraine le massacre de l'autre au nom de quelque chose de supérieur. Le peuple victime n'est autre que soi-méme offert en sacrifice en I'honneur d'une puissance supérieure qu'il importe de vénérer. Tous les génocides que Vhistoire a portés ont suivi cette réduction de l'autre & soi-méme. La terrible violence exterminatrice supprime les victimes, allége le poids de la culpabilité et purifie. Il ne faut pas s'étonner que le mot «race », qui fait référence a un lien généalogique avec I'ancétre, ait toujours servi de support au discours qui prélude a l'extermination des peuples. Car son contenu biologique et la référence constante a l'engendrement viennent désigner l'instance supérieure au nom de quoi le sacrifice est perpétré, Violence ou rencontre des cultures Ainsi les deux attitudes du faux évolutionnisme, d'une part, et du combat pour la préservation d'une pureté raciale, d'autre part, conduisent-elles au méme refus de la différence, a une méme volonté d'identification de l'autre, ramené au méme. La violence en sera la conséquence certaine, qu'elle prenne la forme du génocide ou celle plus subtile de lethnocide. Le faux évolutionnisme aurait plutét tendance a recourir a la réduction de l'autre par la négation de sa culture et de ses formes de relation avec le monde, tandis que le génocide serait plus souvent la conséquence d'une volonté de sauvegarde de la pureté originelle et généalogique. A Yopposé, V'acceptation de l'autre, sans besoin d'appuyer un jugement de valeur sur la différence constatée, permet de s'engager dans une collaboration des cultures entre elles, chacune ayant la liberté de déterminer le contenu de I'échange. En ce sens, il est impossible et ridicule de chercher & établir une « supériorité » entre telle ou telle culture. C'est par la fréquence des échanges et des relations que les sociétés qui ont eu la chance de vivre ensemble parviennent a majorer leur entente et a surmonter la tension résultant des nouveaux rapports de forces. Comme l'écrit Lévi-Strauss, © Encyclopaedia Universalis France 8 UNIVERSALIS (9) ‘edu «unique tare qui puisse affliger un groupe humain et l'empécher de réaliser pleinement sa nature, c'est d'étre seul ». La coalition des cultures est une donnée essentielle du progrés, mais elle entraine unification, Celle-ci conduit & une civilisation mondiale dont le contenu serait trés pauvre s'il n'était que la réduction des différences. Au contraire, l'acceptation de la différence chaque fois qu'elle apparait doit permettre de maintenir la diversité, Cette contradiction fixe les limites du destin de Vhumanité, — Daniel de COPPET BIBLIOGRAPHIE F. Boas, The Mind of Primitive Man, New York, 1911, éd. rev. 1963 W. C. Boy, Genetics and the Races of Man, Boston (Mass.), 1950 G. DE BUFFON, De homme, Paris, 1749, rééd. M. Duchet, Maspero, Paris, 1971 J. Comas, Racial Myths, rééd. New York, 1965 G. DaHLBERG, Race. Reason and Rubbish, Londres - New York, 1946 M. Ducuer, Anthropologie et histoire au siécle des Lumiéres, Maspero, 1971 F. Jaco, La Logique du vivant. Une histoire de I'hérédité, Gallimard, Paris, 1970 ‘A. JACQUARD, Eloge de la différence. La génétique et les hommes, Seuil, Paris, 1981 ‘A. KRIEGEL, La Race perdue : science et racisme, P.U-F., Paris, 1983 M. Leinis, Race et civilisation, U.N.E.S.C.O., Paris, 1951 ‘A. 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