SCIENCES HUMAINES
ETUDES SUR LE LAC TITICACA
Vill
ORIGINE DES POPULATIONS INDIGENES ACTUELLES
DU HAUT PLATEAU
par
J. VELLARD
Dans un travail antérieur (ces Travaux, VI, 1957-1958)
nous nous sommes occupés des caractéres physiques’ du
groupe Uru-Chipaya et des pécheurs du lac Titicaca.
Avant d’aborder Pétude des agriculteurs du haut plateau,
il nous a paru utile de faire une mise au point de nos
connaissances actuelles sur Vorigine de ces diverses popu-
lations.
La répartition des populations indigenes a de tout temps
été trés inégale sur le haut plateau. Trés denses autour du
lac Titicaca et dans les terrains d’alluvions du Nord de
TAltiplano, elles ont loujours été trés clairsemées dans les
terrains salés du Sud.
Sur le lac Titicaca, la péninsule de Have, en territoire
péruvien, alteint 120 habitants au kilométre carré, Les pro-
vinces boliviennes, riveraines' du lac, Umasuyo et Camacho,
ont respectivement 61,2 et 40,4 habitants au km’, mais la pro-
vince de Ingavi, déja plus éloignée, n’atteint’ que 22,4. Plus
au sud, le département de Oruro n’arrive qu’a 3,9 habitants
et Jes régions des salines.tombent 4 moins d’un habitant au
Jam’,2 J. VELLARD
La division linguistique actuelle des habitants du haut
plateau en trois groupes, quitchua, aymara et uru, est loin
de correspondre a la réalité historique ou A une base ethnique.
La diffusion et la vie des idiomes obéissent & d’autres
lois que les caractéres biologiques ou les formes sociales.
L’étude de Paire ancienne de la culture et de Vidiome aymaras
révéle une contraction linguistique progressive en face du
quitchua. Aujourd’hui Vancienne capitale des Collas du Nord,
Hatun-Colla, se trouve en territoire linguistique quitchua,
mais le type physique et les.coutumes des Aymaras prédo-
minent encore dans toute cette région au nord du lac Titicaca.
L’archéologie du haut plateau est loin d’avoir dit son
dernier mot. Elle permet, pour le. moment, de reconstituer
une série de cultures relativement récentes, depuis le Proto-
Tihuanaco jusqu’au Tihuanaco épigonal, suivies de l’époque
assez confuse des cultures du Collao et des Chullpas, en
partie contemporaines de l’époque ineaique.
Nous n’avons aucun renseignement sur les cultures pré-
céramiques du haut plateau, dont l'étude est entigrement a
faire.
A Vautre extrémité de la chronologie, le régime incaique a
de son c6té beaucoup détruit et il est difficile d’établir des
relations exactes entre les populations qui construisirent
Tihuanaco et les populations postérieures qui formaient le
Collao et furent vaincues par les derniers Incas, aprés une
longue résistance. .
A partir de Varrivée des Espagnols, les chroniques et les
archives nous fournissent d’abondants renseignements, qui
pourraient étre encore mieux utilisés, sur les populations
indigénes du haut plateau et leur évolution.
Les premiers chroniqueurs, entre ‘autres Cieza de: Leon,
qui visita personnellement le Collao, Vauteur Anonyme du
siége de Cuzco, Cristobal de Molina ‘et Gareilazo de la Vega,
pour nous limiter aux plus importants, ‘nous ont’ laissé une
bonne description politique de l'ancien €ollao ‘et de sa-con-
quéte par les Incas. Par eux, nous connaissons ‘le nom; la
situation et une partie de Vhistoire des principaux groupesETUDES SUR LE LAC TITICACA 3
indigénes.de ce territoire : @abord les deux plus importants,
les Collas de Hatun-Colla et les Lupacas de Chucuito, dont
la rivalité favorisa la pénétration incaique ; puis une série
de tribus telles que les Canchis, les Pacases, les Quillagas,
les Carangas, les Charcas et d’autres encore.
Fray Martin de Morua, de Vordre de la Merci, qui fut curé
do Capachica et vécut longtemps entre les Indiens du Lac,
nous a laissé des observations trés précieuses sur la vie des
pécheurs. Nous citerons quelques passages de cet auteur :
¢ Mais comme les nations du Pérou sont nombreuses,
trés différentes dans leurs formes et leur langue... elles ne
vivent pas toutes de la méme maniére et n’ont pas les mémes
meurs, mais quelques-uns sont lents et peu habiles, comme
cest le cas dans le Collao ou en quelques autres endroit:
certains vivaient prés de la lagune grande de Titicaca et
se nourrissaient de totoras ct de poissons qui se trouvaient
dans la lagune, et ces gens s’appellent Uros et il y en a encore
aujourd’hui de cette génération ; et parmi les autres Collas
et Puquinas, quelques-uns ou 1a plupart s’occupent d’élever
du bétail et quelques-uns vivent prés de la susdite lagune,
mélangés auxdits Uros ; ces derniers mangent des poissons
crus quils prennent-avee des balsas qu’ils font de totoras ;
et ceux-ci portaient des vétements faits de jones qu’ils ré ol-
taient ef coupaient sur Jes rives de la lagune et qu’ils tis-
saient comme des nattes et ils en faisaient une sorte de tuni-
que qu’ils avaient Vhabitude de porter ; et ils ne sément
rien, ni prennent soin de faire des maisons, et seulement ils
yivent dherbes, bien qu’il y ait chez eux une graine sembla-
ble au millet, qui pousse delle-méme, sans cultiver, et ils
Vappellent quinoa et canagua ; ils en aiment la feuille ct tous
ces Indiens la sangent. >
Ce texte divise les populations indigénes du lac Titicaca
en trois groupes : Urus des totorales, Colas et Puquinas, qui
s'occupaient surtout d’élevage mais dont-un certain nombre
Windividus s*étaient mélangés aux Urus dont ils partageaient
Vexistence. Garcilazo donne une classification peu différente :
« Ainsi les Indiens puquinas, collas, urus, yuncas et autres
nations qui sont rudes et peu habiles... »
il est facile d’identifier les Collas et les Urus, mais les
Puquinas ont constitué longtemps une énigme linguistique
et ethnique.4 J, VECLARD
La documentation sur les Urus est abondante et nous ne
citerons que quelques textes caractéristiques.
Anello Oliva conte que l’Inca « Sinchi Rocea ordonna...
aux Urus qui sont gens grossiers et inutiles que chacun
d’eux donne par mois comme taxe un tube rempli de poux,
ceci pour que personne ne soit oisif >.
Baltazar Ramirez les qualifie de « gens rudes et grossiers
et de mocurs presque bestiales » et indique que le Vice-Roi
Toledo les fit recenser et les envoya coloniser hors du Lac
et « ainsi ils sont utiles et vivent avec un peu d’instruction
et dordre >.
Herrera ct le P. Acosta émettent & peu prés le méme
jugement & leur sujet.
Un mémoire de l’époque du Vice-Roi Toledo, qui nous a
été aimablement communiqué par notre collégue et ami le
D? Raul Porras Barrenechea, conte une premiére tentative
malheureuse faite A ’époque des Incas pour civiliser les Urus
du lac Poopo. Pour son intérét, nous transcrivons ce docu-
ment :
« L’Inca étant au-dessous de Lima envoya vers les mon-
tagnes un de ses capitaines appelé Casiracapa avec heaucoup
Whomnies, afin de voir la terre et de lui rendre compte de ce
qwelle contenait. En parcourant de tous cétés ces régions, il
trouva certaines gens dont le genre de vie était bestial et qui
vivaient comme des animaux au. milicu et autour d’une
grande lagune, mais ils ne mangeaient pas autre chose que
des racines qui poussaient dans cette lagune, et un peu de
poisson quand ils pouvaient en prendre. Le capitaine ayant
vu ces gens envoya un rapport & I’Inca et en recut Vordre
de les faire sortir de leur lagune et. de les distribuer entre
les villages voisins. Ce. qu’il fil. Mais ils commirent tant de
déprédations partout oi ils étaient, volant tout ce qu’ils pou-
vaient, que les habitants, ne pouvant plus les souffrir, deman-
dérent au Casiracapa de les délivrer de ces gens: qui les
volaient, mangeaient leur bétail et n’étaient hommes utiles
en quoi que ce fat. Le capitaine communiqua ces nouvelles
4 VInca et recut Vordre de les remettre dans la lagune d’ot,
il les avait tirés et de les punir de mort s'ils en sortaient de
nouveau. Ces gens dont je parle s’appellent Urus, la lagune
ou ils ont été trouvés est celle de Paria of ils continuent
encore a présent’ leur ancien métier qui est voler et
manger... >ETUDES SUR LE LAC TITICACA 6
L’assimilation des Urus 4 la vie générale des populations
du Lac commence & Vépoque incaique — quelques-uns d’en-
tre eux furent employés comme balseros par les Incas — se
poursuivit pendant toute Vépoque coloniale ainsi que lattes-
tent de nombreux documents de l'administration des vice-
rois el en particulier les Visites réalisées dans la région du
Titicaca.
La Visite de 1577 des Indiens de la province de Chucuito
au nom de Sa Majesté, analysée dans ces Travaux par notre
collaboratrice M' Marie HELMER (III, 1951), a une valeur
exceptionnelle. Pour la premiére fois apparait l'appellation
WAymara au lieu de Colla appliquée aux Indiens du Lac.
En se basant sur les quipus du dernier recensement incai-
que, qui lui furent présentés par le cacique de Hanan-Suyu,
et sur une série d’informations, le Visiteur, Garei Diez de
San. Miguel, de Huamanga, divise la population indigéne en
trois groupes :
D’abord les Aymaras, qui déforment le crane des nou-
veau-nés en l’allongeant ; les hommes étaient vétus d'une
chemise et d'une manta et coiffés du chullo, le bonnet &
oreillettes ; les femmes portent Vanaco.
Les Mitimaes, descendants des colons installés par les
Incas aprés la conquéte de la région, forment le second
groupe.
Le troisiéme groupe est celui des Urus. Les Urus étaient si
pauvres qu’ils n’avaient pas de couvertures pour dormir sur
le sol et si maladroits qu’ils étaient, A cette époque, exemptés
du travail des mines & Potosi pour payer la taxe due au roi,
mais ils devaient assurer le service du tambo : « Pour chaque
Espagnol ils donnent un Indien qui donne de Vherbe toute la
nuit au cheval et dort aux pieds du voyageur ; et un autre
qui entretient le feu; d’autres Indiens leur apportent de
Vherbe et du bois parce que ces deux Indiens qui servent cet
Espagnol et son cheval ne les quittent pas dés leur entrée 4
Vauberge jusqu’A leur sortie... La terre étant trés froide toute
Yannée, les dits Indiens donnent des couvertures pour la nuit
& quelques chevaux et on ne leur paye rien... >
Le total des ‘Indiens du Lac Agés de trente a soixante ans
et sujets au tribut avait été estimé par le dernier recense-
ment incaique A 20.270, pour ensemble. des Aymaras des
deux divisions de Hanan-Suyu et Hurin-Suyu et des Mitimaes6 3,-VELLARD
qui habitaient Ponata et Juli; & ce chiffre il fallait ajouter
4.119 Urus exemptés de tribut.
Le nouveau recensement réduit A 15.404 le nombre total
des Indiens de la province soumis au tribut, auxquels
s'ajoutent 3.700 Urus, 800 a Chucuito, 300 en Acora, 1.400 &
Chilavi, 400 A Juli et 200 A Pomata. Ces chiffres accusent
une diminution de prés de 5.000 Indiens tributaires sur le
dernier recensement incaique. Le rapport de la Visite attribue
cette baisse, d’abord & 3.000 Indiens tués dans les guerres
contre Huascar, puis & Venvoi &-Potosi de 500 Indiens pour
le travail des mines, & une forte mortalité et enfin a la
fuite de divers travailleurs qui s’étaient cachés par crainte
du recensement.
Les recensements postérieurs enrdlérent les Urus pour
le service de la mita de Potosi, mais raison de deux Urus
pour un Aymara. Celui de 1578, par exemple, fait état de
8.546 mitayos urus dont 2.558 originaires du Poopo.
Toutes ces opérations placent la plupart des Urus autour
du lac Poopo (ou lagune de Paria), mais signalent aussi la
présence de groupes nombreux dans les totorales du Titicaca
et du Desaguadero et méme dans des lienx éloignés des
lacs comme Viacha, Ayaviri, Azangaro, Horuro et dans la
lointaine province de Carangas.
Une lettre du facteur de Potosi, Juan Lorenzo Machuea,
datée de 1581, indique Vexistence de 400 Indiens urus dans
YEnsenada de Atacama, d’autres encore dans la région de
Tarapaca et celle d’un millier d’Urus pécheurs dans la juri-
diction d’Arequipa.
Drautres Urus vivaient dans la région actuelle de Lipez
au milieu des Aymaras. Les archives de la ville de Jujuy,
en Argentine, citent & Ia méme époque la présence d’une
tribu uru prés du Cerro Esmoraca, dans le nord de Argentine
actuelle. La chronique augustine du Pére de la Calancha
parle de groupes de la méme race habitant prés de Capinota,
de Charamoco et de Sicaya dans la région de Cochabamba.
De nombreux toponymes actuels, depuis le Cuzco jusqu’au
nord de V’Argentine, rappellent la présence de ces mémes
Urus sur divers points des Andes.
Tous ces documents établissent de fagon indiscutable que
les Urus,-loin d’étre seulement des pécheurs habitant les
totorales de Paltiplano, avaient une distribution trés étendue,ETUDES SUR LE LAC TITICACA 7
mais disséminée, dans les Andes du haut Pérou et .jusque
sur Ia céte du Pacifique.
Les registres de la mita de Potosi pour Vannée 1596
signalent la présence de 8.100 mifayos urus dont 3.038 origi-
naires du Poopo, 632 de Huaqui, 380 de Puno, 515 de
Capachica et les autres d’une trentaine de villages différents.
Ces chiffres apportent la preuve que désla fin du xv1' siécle
un grand nombre d’Urus étaient déja incorporés a Ia vie
économique coloniale.
Le P. Antonio de la Calancha, dans sa < Cronica mora-
lizada >, fait une différence entre les Urus sauvages du lac
Poopo et les Ochozumas du Titicaca, pervertis par leurs
contacts avec des. criminels réfugiés dans leurs totorales.
Il conte la grande révolte de ces Urus du Desaguadero en
1632. Une expédition punitive, conduite par Rodrigo de
Castro, neveu du vice-roi comte de Chinchon, mit deux ans
pour soumettre ces Indiens ; les Urus vaineus durent quitter
leurs totorales et s’établir sur les bords du Desaguadero au
lieu-dit Iru-Itu, o& Jeurs derniers descendants achévent de
s’éteindre. En 1952 ils se souvenaient encore du chatiment
infligé A leurs ancétres et une trés vieille femme me disait :
« Nous autres nous ne sommes pas voleurs, mais nos ancétres,
eux, volaient. Les soldats vinrent et les punirent ».
En 1638 le due de La Palata envoya Vordre Valguacil
mayor et aux juges royaux de la ville de Oruro de faire
une information compléte sur les Urus du lac Poopo, dési-
gnés sous le nom de Wili-Wili. Les commissaires évaluérent
4 environ 200 le nombre des Urus qui habitaient les totorales
de cette région. Il en reste peut-étre 20 aujourd’hui, appelés
moratos ou muratos. Un des témoins interrogés, Fray Nicolas
de Loayza de VOrdre de Saint-Augustin, missionnaire depuis
trente-cing ans dans la région, « enseigne la doctrine chré-
tienne et préche dans les trois langues, la générale, la aymara
et la ura >.
Peu A. peu les Urus disparaissent des documents officiels.
Ils reparaissent plus tard, dans les récits de voyageurs du
xix* siécle et du début du siécle actuel.
Nous ne citerons que quelques faits principaux. En 1880,
Guillermo Billinghurst signale Vexistence d’un groupe d’Urus
dans l'estancia de Sojopaca sur le Desaguadero. En 1910,
José, Toribio Polo publie une. intéressante étude sur-ces Urus
du Desaguadero.; en 1950, grace A Vobligeance d’un distingué8 J. VELLARD
linguiste péruvien, C. Macedo.y Pastor, nous avons pu obtenir
d'un vieillard, Victor Covinos, compagnon de Polo, divers
détails sur ce voyage réalisé en 1897.
Les travaux de voyageurs et d’historiens comme Uhle,
Kiinne, Modesto Basadre, Baudin, et plus prés de nous ceux
de Métraux et de: Palavecino, les recherches de Posnansky
et les études linguistiques de Créqui-Monfort et Rivet forment
presque toute la documentation moderne sur ces Indiens.
Entre 1940 et 1954, avec nos collaborateurs des Universités
de La Paz et de Lima et de I'lnstitut francais d'Etudes
Andines, nous avons réalisé des voyages fréquents & Iru-Itu
et suivi de prés Vextinction progressive de ce groupe réduit
A quelques individus tous trés Agés. Une partie des nombreux
documents recueillis sur Vanthropologie, la linguistique et
la mythologie a été publiée dans ces Travaux et dans d’autres
ouvrages.
Les CoLLAS EY LES PUKINAS
A cété des Urus, les chroniques placent deux autres
groupes ou nations indigenes dans la région du Titicaca :
les Collas et les Pukinas.
Le nom de Colla, appliqué au début a Vensemble des
populations non quichua habitant le haut plateau ou Collao,
ne tarda pas 4 étre remplacé’ par celui, d’Aymara avec un
sens linguistique précis.
La Visite de la province de Chucuito, de 1577, semble étre
le premier document authentique dans lequel apparaisse
Vappellation daymara. Il existe peut-étre un précédent, la
« Relacién del Concilio limense, et primero celebrado, ato
de 1551, con las oraciones y catecismo en la lengua quechua 0
generat del Pert: y Ia traduccién de las oraciones... y en lengua
aymard que, aunque tambien es lengua general se habla en
menos provincias, desde el.Collao a los Charcas... » Mais
cette Relation n’est connue que par une citation postérieure
du P. Juan Melendez, dominicain, dans son « Tesoro verda-
dero de los Indios... », publié en 1681 (Bibliographie des
Langues aymara et kigua par River et Crigui-Monrrort,
I, p. 1, 1951).
Des la fin du xvit sigcle Vappellation d’aymara devient
dun usage courant. Le premier livre imprimé en Amérique