BOULET. Pour-une-mythologie-du-Moyen-Age PDF

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Collection de l’Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles N° 41 POUR UNE MYTHOLOGIE DU MOYEN AGE Etudes rassemblées par Laurence HARF-LANCNER et Dominique BOUTET ECOLE NORMALE SUPERIEURE 48, BOULEVARD JOURDAN 75690 PARIS CEDEX 14 1988 TRANSPOSITIONS INTRODUCTION LE MOYEN AGE ET LA MYTHOLOGIE ANTIQUE Dans I’héritage gréco-latin qui devait fagonner la pensée des hommes du Moyen Age, figurait une mythologie, c'est 4 dire, pour reprendre la définition de J.P. Vernant, "un ensemble narratif unifié qui représente, par Tétendue de son champ et par sa cohérence interne, un systtme de pensée original, aussi complexe et rigoureux 4 sa fagon que peut Tétre, dans un registre différent, la construction d'un syst&me philosophique" (1). Dans ces récits une société reconnait sa vérité, son "histoire sainte", trouve les réponses aux questions qu'elle se pose. Au Moyen Age, cet ensemble narratif ne semble pas pouvoir exister en dehors du christianisme. Pourtant TOccident médiéval est si bien imprégné de mythologie antique que celle-ci affleure dans toute la littérature, latine et vernaculaire, sous des masques infiniment divers qui cachent des réactions, des interprétations multiples. On a trop souvent tendance & vouloir unifier ces interprétations et a les réduire A Yopposition paganisme / christianisme. La réalité est plus complexe. Les clercs du Moyen Age ont transposé la mythologie gréco-Jatine, l'ont remodelée pour la faire entrer dans leur propre systtme mental, Ls ont hérité a 1a fois d'une matitre mythique et d'une conception du mythe, conception qui domine d'ailleurs encore notre propre représentation. M. Eliade s'en plaint assez, qui accuse la culture grecque, et & sa suite la civilisation occidentale, d'avoir soumis le mythe "a une longue et pénétrante analyse de laquelle il est sorti radicalement démythifié” (2). Mais qu'est-ce que cette "démythification”, sinon la rupture du lien entre le mythe et la tradition orale ? Et n’est-elle pas suivie d'une "remythification", littéraire cette fois ? Le mythe est certes indissociable de la parole chez Homére et Hésiode, qui prolongent une tradition orale, et a ce titre il reléve de la fiction et de Virrationnel, s'opposant a Ja démonstration argumentée du logos, rejeté sous cette forme par Platon et par Thucydide qui l'assimile au fabuleux (to muthodes ). Quant a la fabula, elle prolonge le muthos a la fois par son lien étymologique avec la parole et par sa double connotation d'irréalité et INTRODUCTION drrationalité, Tite-Live reprendra la distinction de Thucydide en opposant la fabula aux res gestae et les grammairiens du Moyen Age définiront la fable ‘comme "ce qui n'est pas arrivé et n'a pas pu arriver" (Fabula est quod neque gestum nec geri potuit) (3). Mais déja les successeurs d'Homeére et d'Hésiode, remarque J.P. Vernant, "font des thémes mythiques une matitre littéraire, ils les utilisent trés librement pour les transformer d'aprés leurs besoins, parfois méme pour les critiquer au nom d'un nouvel idéal éthique ou religieux .(...)Le mythe a pris valeur de paradigme" (4). C'est IA déja la fonction qu'attribueront les hommes du Moyen Age & cet inépuisable réservoir de formes et de supports narratifs. Et le mode d'emploi est fourni avec le matériel, en occurrence trois interprétations dominantes : - linterprétation historique ('evhémérisme) - linterprétation physique et cosmique. - Tinterprétation morale et allégorique. Ainsi Satume, dont J.M. Fritz a analysé les métamorphoses médiévales, devient, a la suite du roman d'Evhémére et de sa traduction latine, un prince qui a régné sur le Latium (5). Et dans le De natura deorum de Cicéron, le stoicien Balbus donne une interprétation cosmologique de I'histoire de Caelus, de Satume et de Jupiter : "Les Grecs croient que Caelus fut mutilé par son fils Saturne et celui-ci enchainé par son fils Jupiter; mais dans ces fables impies se cache un sens physique trés subtil : elles veulent dire que l'élément sublime, éthéré, c'est & dire igné, comme il pcut tout engendrer par lui-méme, n’a que faire des organes de I'accouplement" (6). Enfin la tradition morale qui remonte au moins aux Stoiciens, voit dans Saturne, comme dans les autres dieux, une allégorie d'une vertu. Les interprétations chrétiennes s'inscriront donc dans cette wadition allégorique (7). Varron propose, au ler sitcle av. J.C., une triple interprétation de la mythologie en distinguant une théologie fabuleuse ou poétique, constituée par Timagination des podtes, une théologie physique (les dieux comme allégories des forces naturelles) et une théologie civile (les dieux expriment Jes valeurs de la cité) (8). Cette tradition allégorique aboutit en fait 4 une revalorisation de la fable, que les clercs du Moyen Age ont découverte, en particulier, dans le Commentaire du songe de Scipion de Macrobe, qui en dresse une synthése magistrale. Macrobe construit en effet, aprés une définition de la fable comme "récit qui se donne pour faux" (falsi_professio) , une véritable typologie des fables pour distinguer "celles que la philosophic rejetie" et “celles qu'elle accueilJe" (9). Une premiére distinction est cn effet établic entre: INTRODUCTION 5 - les fables purement plaisantes (conciliandae auribus voluptatis gratia) : Ménandre, Pétrone et Apulée sont ainsi d'emblée “bannis du sanctuaire de la philosophie et abandonnés aux nourrices". ~ les fables qui allient l'utile a l'agréable (adhortationis quoque in bonam frugem gratia ),clles-mémes divisées en : * “fables dont le sujet n'a pas plus de réalité que son développement”, telles celles d'Esope, également exclues du registre philosophique. * “fables dont le sujet est basé sur une vérité embellie par Timagination, qui méritent le titre de "récits fabuleux" (narrationes fabulosae ), Elles-mémes sont réparties en : . fictions non nobles, dédaignées par la philosophie : ainsi "Saturne privant son pére Caelus des organes de la génération", mythe que Macrobe ne se privera pourtant pas d'interpréter dans les Saturnales.; . fictions nobles "qui couvrent d'un chaste voile l'intelligence des choses sacrées”. Seules ces dernitres ont droit d'entrée chez les philosophes, telles, bien sir, le mythe dEr et le songe de Scipion. Et si Guillaume de Lorzis place, dés le prologue, son Roman de la Rose sous l'autorité de Macrobe et du Songe de Scipion, c'est pour s'appuyer sur la double vérité du songe et de Ia fable, ‘tous deux porteurs de sens derrigre des semblances confuses. Du Te au Ve siécles, I'apologétique chrétienne combat vigoureusement la mythologie paienne, ennemie encore dangereuse. Mais des le Vie siécle, Fulgence se propose, dans ses Mitologiae, de dévoiler, “une fois enterrées les inventions fabuleuses de la Gréce mensongére, la signification mystique qu'il faut entendre dans ces choses-la" (10). Son oeuvre et celle des trois mythographes qui la prolongent, entre le VIIle et le ‘Xie siécles, constitueront, avec, bien sir, les Métamorphoses d'Ovide, la base de la culture mythologique des clercs qui, rompus A lexégase des Ecritures, appliquent la méme lecture & la mythologie paienne. La poésie carolingienne donne ainsi des mythes antiques une relecture qui atteste de leur innocuité : les anciens dieux sont bien morts et l'on peut sans risque remédier A l'absence de description de I'Enfer dans le Nouveau Testament par un recours massif aux évocations du Tartare (11), Au XIle siécle, plusieurs facteurs vont favoriser I'’épanouissement de la mythologie antique dans la littérature : - Le développement d'une littérature en langue vernaculaire affirme la montée d'une culture profane qui se veut indépendante de la culture cléricale etcherche une matiére nouvelle qu'elle puisera a une double source : celle de 6 INTRODUCTION T’Antiquité gréco-romaine et celle de la tradition folklorique. Les romans antiques précéderont les romans bretons, - Le triomphe d’Ovide dans la culture du Xe siécle se traduit par une floraison de la mythologie antique dans la littérature latine et francaise, qui exploite les Métamorphoses mais aussi les Mitologiae de Fulgence et les mythographes médiévaux : citons Piramus et Tisbé, le lai de Narcisse, la Philomena de Chrétien de Troyes, ou encore I’étonnant roman de Partonopeu de Blois, qui métamorphose la fable d'Amour et Psyché. - La relative tolérance de I'Eglise & l'égard des survivances du paganisme va permettre l'irruption du merveilleux dans la littérature : le “merveilleux antique" profitera de cette liberté au méme titre que le merveilleux lié 4 un folklore encore vivant, tous deux souvent étroitement liés (12), Les cing premiéres études de ce volume mettent en lumiére un mouvement de reprises et de variations, et la double volonté qui anime les clercs de pérenniser le mythe tout en I'intégrant & un autre imaginaire. Francine Mora interroge trois lectures contemporaines (entre 1150 et 1180) de l'épopée virgilienne, le roman d'Eneas, adaptation romane de TEnéide, et deux textes latins : le commentaire de lEnéide, par Bernard Silvestre et 'Alexandreis de Gautier de Chatillon, épopée médio-latine placée sous le patronage de Virgile. A travers ces trois approches tres différentes, elle dégage le méme souci appropriation de la matire antique. Gautier de Chatillon rénove Je modéle virgilien. Bernard Silvestre et les philosophes chartrains repensent la mythologie gréco-romaine dans la perspective du mythe platonicien et en font un instrument de connaissance. Quant aux romans aftiques, il n'est que le Roman de Thébes pour identifier Apolion et le Sphinx 4 des démons. Encore cette christianisation demeure-t-elle trés superficielle. Le roman s'ouvre, avec l'histoire d'Oedipe, sur le mythe de la naissance du héros, qui s'incarne également dans la figure dEnéas, fils et frére de divinités, chassé de la terre ancestrale pour aller fonder un lignage et une ville, puis (avec I'Historia regum Britanniae de Geoffroi de Monmouth et le Brut de Wace), dans celle de Brut, petit-fils d'Enéas, destiné a fonder le lignage des rois d'Angleterre. Mythe de la gaste terre; omniprésence de Diane sous les traits de Didon vétue en chasseresse, de Silvia la vierge au cerf faé, de Camille : "la mise en scéne de la mythologie antique devient bien alors une interrogation sur I'invisible". L'Architrenius de Jean de Hanville est presque contemporain de Y'Alexandreis et adopte la forme d'un voyage allégorique qui fait la part INTRODUCTION 7 belle a la mythologie antique. Catherine Klaus y dégage "la liberié avec laquelle un intellectuel de la fin du XIe siécle s'approprie une autre culture pour la relier a la sienne", Comme les poétes carolingiens, comme Dante un siécle aprés lui, Jean de Hanville emprunte son évocation d'un Enfer chrétien qui abrite Lucifer, & Virgile et 4 Ovide. La superposition va tes Join, avec cette étonnante assimilation de Lucifer 4 Narcisse, tous deux victimes de leur beauté et de leur orgueil, et, plus loin, la juxtaposition d'Arthur, "second Achille", se battant, avec Gauvain, dans l'armée de Largesse, contre Crassus, chef des troupes d'Avarice, Jean-Marie Fritz met en évidence, avec le traitement du mythe de Saturne, la méme volonté de réinterprétation. A la suite de Fulgence et des mythographes médiévaux, Jean de Meun adopte une interprétation evhémériste qui fait de Satume un roi de Créte émasculé et exilé par son fils Jupiter. Cette lecture historique est d'ailleurs corroborée par l'iconographie médiévale de Saturne (13). Mais cette association de la virilité et du pouvoir Politique rapproche inévitablement, pour un lecteur du XIlle siécle, ce roi Saturne d'un autre roi mythique, le Roi Mehaigné des romans du Graal. En outre, en combinant deux mythes, celui de la castration de Satume et celui de l'age d'or, Jean de Meun leur redonne une vie nouvelle et fait de ce nouveau récit la clef de voiite de son roman. La mythologie est bien l'objet d'une "remythification" littéraire. C'est encore le propos d'Armand Strubel, qui examine, dans le Roman de la Rose de Jean de Meun, I'allégorie comme relais et reformulation du mythe : la mise en scéne allégorique des deux couples antithétiques de Fortune et Raison, de Nature et Mort, "joue un réle comparable, dans l'imaginaire médiéval, A celui que pouvaient avoir les fables sur les dieux, dans T'Antiquité". Il est enfin, dans 'Occident médiéval, une autre mythologie qui constitue un ensemble narratif aussi cohérent que celle du monde gréco-romain : c'est la mythologie nordique. Elle est demeurée bien vivante jusqu’a la christianisation (tardive) de la Scandinavie, a continué & marquer de son empreinte la littérature norroise durant tout le Moyen Age et constitue donc un excellent observatoire du passage du mythe au roman. (selon I'expression de G. Dumézil). Daniel Lacroix dégage en effet deux types d'utilisation qui correspondent 4 deux époques différentes : la mythologie comme instrument d'interprétation du monde, qui reléve de la période paienne, et, aprés la christianisation, la mythologie comme fondement d'une culture nouvelle, enracinée dans la tradition du Nord ancien, en écho a l'irruption du folklore dans la littérature francaise au XIle siécle. 8 INTRODUCTION Linterprétation médiévale de la mythologie antique révéle 1a fois la mouvance des formes, la vitalité des mythes (qui se figeront dans la poésie du XVIe siécle) et la permanence des structures de I'imaginaire. La culture médiévale n'existe que par cette osmose. "Et mon maitre crut bon de m’expliquer encore : ‘Tu vois celui qui tient une épée & la main et marche comme un prince 3 Ja téte des autres : ce souverain podte est le célébre Homere, et celui qui le suit le satizique Horace; le suivant est Ovide, et Je dernier Lucain.(...) Aprés avoir parlé quelques instants entre eux, ils se tourn®rent tous vers moi pour m’accueillir, et mon maitre observait ma mine en souriant. ‘Us me firent alors un honneur bien plus grand, car je fus méme admis parmi leur compagnie, moi sixigme au milieu de ce conseil de sages” (Dante, Enfer IV, 85-102). Laurence HARF-LANCNER NOTES (1) J.P, VERNANT, Mythe et société en Gréce ancienne, Paris , 1974, p. 207. (2) M. ELIADE, "Mythe", Dictionnaire des mythologies, Y. BONNEFOY ed., Paris, 1981, p. 138. (3) Voir P. DEMATS, Fabula, trois études de mythographie antique et médiévale, Gentve, 1973, p. 2. INTRODUCTION 9 (4) JP. VERNANT, op. cit., p. 204-205. (5) Voir J. SEZNEC, La survivance des dieux antiques, Paris, 1980 (lére éd., 1940), p. 17 (6) Cité par P, DEMATS, op. cit., p. 9. (7) Voir J. PEPIN, Mythe et allégorie, Paris, 1958, p. 328-335 et J. SEZNEC, op. cit., p. 82. (8) Voir J. PEPIN, op. cit., p. 276-312. (9) MACROBE, Commentaire du songe de Scipion, ed. 1. WILLIS, Leipzig, 1963, I, 2. Cf J. PEPIN, op. cit., p. 210-214. (10) FULGENCE, Mitologiae, ed, R. HELM, Leipzig, 1898 et 1970, p. 11, cité et traduit par P, DEMATS, op. cit., p. 11. (11) Voir S. VIARRE, "La relecture des mythes antiques dans la poésie carolingienne", La mythologie clef de voite du monde classique, Tours, 1986, p. 161-162. (12) Voir Métamorphose et bestiaire fantastique au Moyen Age, Paris, Collection de I’ ENSJF, 1985; L. HARF-LANCNER, “Froissart et le mythe d'Actéon", Mélanges Charles Foulon, Marche Romane, XXX, 1980, pp.143-152; L, HARF-LANCNER et M.N. POLINO, "Survivances médiévales du mythe de Méduse", Le Moyen Age (a paraitre). GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET LE ROMAN D'ENEAS _: TROIS TENTATIVES D' APPROPRIATION DE LA MYTHOLOGIE ANTIQUE AU Xie SIECLE Aurora cum primo mane tetra noctis dividit Sabbati non iljud fuit sed Saturni dolium De fraterna rupta pace gaudet demon impius. Quand I'Aurore, au petit matin , dissipa les horreurs de la nuit, / Ce ne fut pas le jour du Sabbat, mais le chaudron de Satume. / Le démon impie se réjouit de la rupture de Ja paix entre les fréres (1), L'ouverture du planctus carolingien sur Ja bataille de Fontenoy est exemplaire du statut hybride donné aux dicux du paganisme par la pensée chrétienne : masques du démon faisant bouillir la marmite infernale, figures du Destin rythmant le déroulement inéluctable des jours, ils permettent aussi une transfiguration rhétorique de 1a banalité quotidienne, élevant Yhistoire 4 la dignité du mythe. Cette polyvalence ne va pas parfois sans contradictions flagrantes. Chez Ermold le Noir, auteur d'un poéme épique sur Louis le Pieux, tant6t les dieux paiens prétent leur nom aux idoles qu'adoraient les Danois, et sont raillés dans leur fonction sacrée - le dieu du feu céleste devient dieu des marmites, et le dieu des mers divinité des seaux-, tant6t, par un mouvement inverse, ils viennent par le biais de comparaisons épiques traditionnelles relever le prestige de la Cour impériale : Judith, épouse de Louis, parte "une tunique chargée d'or et de pierres précieuses, comme Minerve en edit pu tisser une", tandis que son fils, le jeune Charles, est, a l'instar d'Enée, comparé 4 “Apollon gravissant les sommets de Délos, faisant lorgueil et la joie de sa mére Latone" (2). Ces contradictions internes rendent bien compte des tensions qu'engendrent, méme au sein de la culture savante, les tentatives d'insertion de la mythologie paienne dans un contexte chrétien, qui refuse a priori la pluralité des dieux, Des vases précieux dont Saint Augustin conseillait de s'emparer peuvent sortir des serpents (3) : cette métaphore connue traduit bien le sentiment complexe du chrétien médiéval devant une culture qui, ses yeux, charrie le meilleur comme le pire. La situation est d’autant plus complexe que la mythologie paienne est 12 GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS déja, et depuis fort longtemps, a la fois discours (técit) du mythe et discours (réflexion) sur le mythe. Ce travail de mise a distance, qui transforme un objet de croyance en instrument d'analyse et d'investigation, fut d'abord, on le sait, 'oeuvre des Stoiciens, premiers exégetes d’'Homére. Ils ont exercé une influence non négligeable sur I'épopée latine tardive, celle de Lucain et de Stace, ot les dieux, quand ils ne disparaissent pas, deviennent des allégories physiques ou morales, et furent relayés & partir du IV° siécle par les néo-platoniciens, Les chrétiens s'inspirérent de cette tradition en la simplifiant. A la fin du IV° siécle, le platonicien Macrobe distingue encore, dans son Commentaire sur le Songe de Scipion, la fabula, récit fabuleux dépourvu de signification véritable, et simplement destiné distraire, de la narratio fabulosa, récit mythique destiné a suggérer Vindicible, sur le modéle du mythe platonicien, Mais un siécle plus tard. environ, le chrétien Fulgence ne fait plus la différence, et propose a ses lecteurs dans les Mitologiae , source de tous les manuels de mythographie médiévaux, le trésor caché des fables du paganisme, mine de révélations morales et cosmiques (4). Le XII? sitcle, époque de "renaissance", c'est-A-dire de gofit résurgent pour la culture antique, parvient-il 4 sortir des contradictions oi se débattait le Haut Moyen Age ? Tout dépend bien sir des milicux culturels et des genres littéraires : Ja chanson de geste, héritiére de la poésie épique carolingienne, continue a voir dans les dieux paiens l'image du démon; mais le roman, probablement destiné & un public plus choisi, et qui opére a ses débuts un retour direct aux textes épiques latins, semble proposer une nouvelle approche des dieux du paganisme antique. Tenter d'étudier cette approche a travers I'exemple de I'Eneas, et la confronter avec d'autres lectures proposées par deux textes médio-latins contemporains, I'Alexandreis de Gautier de Lille (ou de Chatillon) et le Commentum super Eneidem de Bernard Silvestre, tel sera l'objet de cette étude. Liintérét de ces trois textes est d'abord d'étre sensiblement contemporains, et de dater de cette deuxitme moitié du XII° siécle qui voit s'accélérer le mouvement de vulgarisation humaniste amorcé dans la premitre moitié : le commentaire de Bernard Silvestre, le plus ancien et le plus didactique, est généralement daté des environs de 1150 (5), I'Eneas semble avoir été rédigé vers 1156-1160, et l'Alexandreis vers 1180. Ils émanent d'autre part soit du méme milieu, soit de milieux apparentés + 1'Eneas semble avoir éé écrit pour la cour de Henri i Plantagenét, Gautier de Chatillon est resté assez longtemps au service de ce roi (bien que l'Alexandreis ne lui soit pas dédiée), et Bernard Silvestre semble devoir étre GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS 13 rattaché a I'école de Chartres, qui entretenait des relations avec la famille des Plantagenéts(6). Ils relévent enfin tous trois du méme genre littéraire : le Commentum de Bernard est le commentaire allégorique d'une épopée latine, I' Eneas Yadaptation romane de cette méme épopée, et I'Alexandreis une €popée médio-latine que son titre et son prologue placent sous le patronage de Virgile. Or l'ceuvre épique, qui prétend expliquer et transcender l'histoire par le mythe, est un lieu d'accueil privilégié des dieux antiques, surtout quand elle est congue dans une perspective de fidélité A la tradition gréco-latine. Test facile de le vérifier dans Je cas de l'Alexandreis, la phis récente de nos trois oeuvres, mais aussi la plus conservatrice, Ia plus attachée aux ragles de l'épopée "classique", dominée au XII° siécle par fa triade Virgile-Stace-Lucain. Dans ce type d'ouvrage, la mythologie a en principe droit de cité; linconvénient est qu'elle risquait fort d'étre réduite 4 un pur omement rhétorique. En fait, nous allons voir que méme un écrivain aussi traditionaliste que Gautier de Chatillon a su lintégrer & sa propre vision du monde, et cela d’autant plus facilement que la tradition dont il héritait n‘était rien moins qu'homogéne. Virgile déj&, au carrefour de trois courants divergents, s'efforgait de concilier, sans toujours y parvenir, les dieux anthropomorphiques des poétes, les dieux tutélaires de la cité romaine et les divinités allégoriques du stoicisme (7). Lucain refusait en bloc cette tradition hybride, ne laissant subsister, dans une perspective pré-boéthienne, que Ia Fortune, tandis que chez Stace l'allégorie tendait & devenir un simple trope, un procédé métonymique : Mars, c'est la guerre. De méme, dans I'Alexandreis, aucun dieu n'intervient directement dans l'action. Ont pris leur place des abstractions divinisées comme Victoria, Natura et Fortuna, ou Furor et Ira qui accompagnent Mars et Bellone sur le champ de bataille. Dans le chant IV (v.43Oss), de maniére trés significative, deux allégories, Victoria et Quies, jouent auprés d’Alexandre un réle analogue A celui que jouaient dans 'Enéide, auprés de Tumus, deux divinités authentiques : Junon et Allecto; la Victoire envoie le Repos au chef macédonien avant une bataille décisive, la bataille d’Arbéles (8). Mais n'y a-t-il 1 qu'une simple reprise du procédé statien, qui permet d'éliminer les divinités paiennes, génantes pour une conscience chrétienne, et qu'une maniére d’écrire conforme au grand style pique ? En fait, dieux et allégories se distinguent mal dans la religion romaine traditionnelle : au IV° siécle, la grandc querelle entre Symmaque et Prudence a pour objet le maintien a Rome de l'autel de la Victoire, une des derniéres déesses du paganisme latin. Le stylus gravis de Gautier peut donc cacher des intentions autres que rhétoriques. En témoigne d'abord la présence dans son épopée de la déesse Fortune. 14 GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS Héritage de Lucain, parce que Gautier concoit son héros sur le modéle du César de la Pharsale, elle doit quelque chose 4 la tradition des méres tutélaires, et rappelle Thétys ou Vénus tout en annongant la Dame du Lac; Alexandre est son “nourrisson" (alumnum, ch.X,v.205), protégé par elle jusqu’a sa fin tagique. Cependant, elle reste cantonnée dans un réle purement extradiégétique, sans influence directe sur le déroulement des faits, et surtout sans contact personnel avec les acteurs du drame. Jusque dans son apparence physique - on nous la monire "aveugle, assise a terre, s'épuisant 8 tourner la roue”(ch.II,v.185-6) -, elle est bien alors la Fortuna de Boéce, Clest-4-dire la puissance abstraite, le concept qui désigne la part de vérité perceptible aux hommes et qui s‘oppose 4 la Providentia divine, regard synoptique qui, en dehors du temps, couvre l'ensemble des événements. A travers elle commence & se dessiner une vision du monde chrétienne, certes, mais influencée par les grandes philosophies antiques : la rencontre avec Lucain n'est pas fortuite. Les choses sont encore plus nettes dans le cas de Natura. Héroine, au début du chant X, d'un épisode od on la voit descendre aux Enfers demander Taide des puissances infernales contre Alexandre qui menace son empire, elle peut apparaitre, dans la tradition épique, comme une héritiére et un substitut de la Tisiphone statienne ou de l'Allecto de Claudien, Mais ele ne peut que déborder cette fonction purement narrative quand on songe au r6le que lui ont donné les fictions de I’école de Chartres et notamment, vers 1160, le De planctu d'Alain de Lille, Le XII° sitcle redécouvre le concept de Nature, que fera passer dans la littérature romane, au XIII° sidcle, Jean de Meung (9). Bien que Gautier n’ait pas d'intentions philosophiques avouées, sa Natura est une puissante souveraine devant qui chacun s'incline, comme devant un principe de fécondité créatrice et régénératrice : “omnia Naturam digne venerantur, et orant ut sata multiplicet, fetusque, et semina rerum augeat, infuso mistoque humore calori"(X,21-23). En outre, seule capable de mettre fin aux succ’s et aux exc’s d’Alexandre, elle apparait bien comme la grande force régulatrice chargée de maintenir Téquilibre du monde : “illa suis referens grates, servare statutas jussit, et in nullo Naturae excedere metas" (elle remercia ses adorateurs, et leur ordonna de respecter sans jamais les dépasser les bornes qu'elle avait fixées) (X,24-25). GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS a Lintroduction d'allégories dans l'Alexandreis répond donc & des vues autres qu'ornementales, et un dernier exemple va nous le confirmer. Les asires y sont généralement désignés du nom d'un dieu : le soleil y est Phébus ou, comme chez Lucain, Titan, la mer Thétys, la lune Phoebé ou Latonia. On pourrait voir 18, encore et toujours, une simple métonymie. Mais ces astres cherchent parfois 4 conquérir, comme Nature et Fortune, le statut d'actants, en s‘opposant aux décrets du destin . Titan répugne & se lever, le matin fatidique de la mort d'Alexandre, pour ne pas éclairer un spectacle qu'il désapprouve : : ...@t isi provida fati obstaret series, toto conamine currus velle minabatur, flexo temone reverti" (et si la série prévoyante du destin ne s'y était opposé, il menagait de vouloir de toutes ses forces faire demi-tour, aprés avoir tourné son timon) (X,369-70) (10). Latonia avait fait une tentative analogue, juste avant la mort de Darius : “et tantum visura nefas Latonia, terris virgo morabatur roseos ostendere vultus” (sachant qu'elle allait voir se perpétrer une telle impiété, la vierge fille de Latone tardait 4 montrer aux terres son visage humide de tose) (VIL,4-5). Ces résistances astrales cherchent bien sir 4 réintroduire sous une forme atténuée la tension dramatique qui, dans l'épopée virgilienne, naissait des conflits entre les désirs contradictoires des dieux ou des déesses et les arréis des ‘out-puissants Fata, plus ou moins confondus avec Ja volonté de Jupiter. Mais la provida fati series, cette expression oi passent des souvenirs de Lucain (fatorum series) et de Bo&ce (Providentia), nous éloigne du monde virgilien et tend plutét A dessiner Ia figure d'un univers empreint de stoicisme chrétien ob "les destins dirigent les astres"(fata regunt stellas,I11,499) en dépit de leur résistance et of “tout dépend et vient du conseiller supréme des choses (summo consule rerum); sans l'avoir consulté, les astres ne peuvent rien"(1H,515-16). Nous sommes trés proches ici de I'univers des hymnes ronsardiens (Hymne de 'Eternité, Hymne des Astres), de cette Weltanschauung d'origine boéthienne qui a di pendant des siécles étre la pensée vivante de tout le monde savant. Ainsi se confirme que, méme chez un auteur de réputation aussi conventionnelle que Gautier de Chatillon, Ja “survivance des dieux 16 GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS antiques"(11) n'est pas purement omementale. Abstractions divinisées ou figurations astrales, les dieux de l'Antiquité existent bel et bien dans les consciences médiévales : ce sont des forces vivantes, des puissances actives capables d'influer sur le devenir des choses, méme si elles sont soumises en demier recours 4 un ordre supérieur qui se confond avec la prescience divine. “Car Jupiter, Pallas, Apolion sont les noms que Je seul Dieu regoit en maintes nations Pour ses divers effectz que l'on ne peut comprendre ‘Si par mille surnoms on ne les fait entendre” (Hymne de la Justice, v.473-6). Bien qu'il soit antérieur d'une vingtaine d'années & l'Alexandreis, le Commentum de Bernard Silvestre va nous permettre de progresser dans notre analyse. D'abord parce que sa nature méme - un commentaire destiné 4 des étudiants - l'améne a élaborer une réflexion théorique. Ensuite parce que Jes modéles qu'il utilise pour interpréter l'Enéide relevent bien, dans son esprit du moins, de l'épopée, mais d'une épopée qui aurait pleinement conscience de livrer des révélations de nature métaphysique. Ces modéles sont en effet, outre l!Expositio continentiae vergilianae de Fulgence, premiére tentative d'exégése allégorique de I'Endide, les deux grands prosimetra philosophiques du V° et du VI° sidcles, le De Nuptiis Mercuri et Philologiae de Martianus Capella, et la Consolatio Philosophiae de Bo&ce. La filiation reconnue entre Martianus et Boéce est un lieu commun des Accessus médiévaux(12); mais Bernard va plus loin en leur supposant deux ancétres communs, d'abord l'Enéide de Virgile (13), ensuite - tout son commentaire méne a cette conclusion - le Timée de Platon, La mythologie gréco-latine a donc toutes chances d’étre repensée chez hui dans la perspective du mythe platonicien. Si chez Gautier les exigences narratives et les préoccupations rhétoriques jouaient leur réle, pour Bernard en revanche T'épopée virgilienne est avant tout détentrice d'une cosmologie analogue & celle du Timée. ‘Un premier survol de son commentaire est pourtant assez décevant. Assez décousu, suivant la tradition établie par Servius, qui impose une exégése ligne & ligne, il semble surtout vouloir transmettre un savoir éprouvé, et n'aller guére plus loin que l'Expositio, ou les Mitologiae de Fulgence. Il propose souvent, par exemple, une lecture 4 deux niveaux; les tétes renaissantes de I'hydre de Leme figurent ainsi, "ad historiam", dans le rationalisme d'une explication physique, les innombrables ruisseaux que GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS = 17 fait surgir le barrage d'une riviére, mais signifient aussi, "si mistice accipimus", les menaces toujours résurgentes de l'ignorance, que le sage Hercule brie au feu de son esprit (14) . Un tel type de lecture, qui semble avoir été courant dans la pratique de l'enseignement médiéval, et remonte en demiére analyse aux suggestions de Macrobe (15), n'a rien de trés original, et semble de surcroit pour un Jecteur moderne s'accompagner d'un manque de rigueur assez choquant. Bemard Silvestre en convient d'ailleurs ts volontiers : "comme dans d'autres ouvrages porteurs d'un sens secret, il y a dans ce livre des polysémies, et les integumenia renvoient & plusieurs choses. Grace au pouvoir du mot (verbi gratia) , comme dans le livre de Martianus(Capella), par Jupiter tu comprends tantdt le feu supérieur, tantét l'étoile, tantét le Créateur lui-méme, et par Saturne tantét l'’étoile et tantét le temps". On peut donc distinguer 'equivocatio, quand "un méme nom désigne des réalités différentes", et la multivocatio, quand "des noms différents désignent la méme réalité" (par exemple, “lorsque Jupiter et Anchise désignent le Créateur")(16). La od nous pourrions voir une imprécision regrettable, le clere médiéval voit plutét la foisonnante richesse d'une écriture et d'un mythe qui refusent les simplifications abusives : "la vérité ne peut se réduire @ une seule facette"(17). Mais n’est-ce pas alors le régne de Varbitraire ? En fait, l'originalité du systéme repose sur l'emploi qu'il fait de 1'étymologie : tout vient du mot, du verbe (verbi gratia) qui contient en germe I'essence des choses, Chez Gautier de Chatillon, les noms donnés aux abstractions divinisées les rendaient assez transparentes. Ici au contraire, les noms des dieux antiques sont conservés, mais repensés & travers un procédé qui, bien qu'il n’ait en soi rien d'original (18), a été développé et exploité par l'école de Chartres dans des proportions vraiment remarquables. La rigueur y retrouve son compte (mais aussi I'imagination), dans exploration minutieuse des virtualités d'un mot, suivant la double technique de la dérivation et de l'exposition (19). Mercure est a la fois "medius discurrens, mercatorum cura, mercatorum kirios et mentium currus", retrouvant ainsi sa double vocation de maitre de I'éloquence et de patron des marchands. Juno-Héra est tantét aer (lair), tantét novos juvans, celle qui aide les enfants a naitre. Le prestige scientifique y trouve son compte aussi, grace & Temploi intensif du grec : c'est la connaissance approximative de cette langue qui permet de retrouver I'essence méme de I’éloquence dans les noms d'Orphée (oraia phone, bona vox) et de sa mere Calliope (kalli-opé, optima vox) (20). Surtout, ce décryptage savant sert de point de départ 4 une lecture métaphorique qui permet, malgré la fragmentation apparente du 18 GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS commentaire, d'esquisser de vastes ensembles capables de donner son sens 2 TVexégise. L'expositio du livre I propose ainsi une mise en scne cosmique de la naissance de I'ame humaine, Eneas, ennos demas, I'habitant du corps, qui tombe dans le monde au milieu des tempétes, sous I’égide de Junon, novos juvans, celle qui préside aux naissances difficiles, mais aussi aer (Héra), maitresse, comme chez Martianus Capella, du monde sublunaire et des phénoménes atmosphériques qui s'y déroulent. Ses quatorze suivantes, réparties en deux groupes égaux (cf En.,I,71), représentent les sept qualités de l'air et les sept éléments de la tempéte. La plus belle, Déiopée, serenitas, Splendor aeris, est donnée & Eole, c'est-a-dire envoyée a l'enfant qui nait(21). Une allégorie physique de type stoicien est ici trés judicieusement utilisée pour suggérer |'étroite parenté du microcosme et du macrocosme, de Thomme et du cosmos, dans un monisme lui aussi d'allure stoicienne. L'auteur peut ainsi conclure que J'apparition d'Enée, fils de Vénus et d'Anchise, signifie que "I'esprit humain commence A vivre dans Je corps du fait de Dieu grace & l'harmonie universelle"; en effet Anchise, celsa inhabitans, Vhabitant des hauteurs, représente patrem omnium omnibus presidentem, c'est-a-dire Dieu, tandis que Vénus, en vertu du principe de Tequivocatio, peut étre a la fois la concupiscence charnelle et I'harmonie universelle. Enfin la mer, agitée de nombreux remous, figure le corps humain, "prison de I’ame" dans une optique platonicienne (22). Bernard Silvestre va ici beaucoup plus loin que Fulgence, qui se bornait & énoncer cette banale vérité médicale, que toute naissance comporte des risques. Il passe de l'obstétrique a la métaphysique, au début d'un parcours spirituel & bases scientifiques qui doit permettre a I'ame humaine de mienx connaitre son véritable statut : le gnothi seauton est placé en exergue de tout le commentaire, Aprés cette ouverture grandiose digne de Martianus Capella, le retour périodique de quelques personages mythiques achéve d'assurer I'unité du commentaire. Au livre VI de l'Enéide, deux héros, Hercule et Orphée, servaient de modéles 4 Enée dans sa descente aux Enfers. Boéce a son tour, dans la Consolatio, avait proposé ces deux paradigmes mythiques au sage engagé dans sa quéte du souverain bien (23): le passage do lun a l'autre, de Timage de !'échec in extremis a la figure du sage triomphant - réle traditionnel d'Hercule chez les stoiciens - invitait au progrés spiritucl. Les jeux ingénieux de I'étymologie permettent a Bernard Silvestre de retrouver sous ces deux personnages des avatars d'Enée. Orphéc lancé a la poursuite dEurydice, c'est I'ame humaine en quéte de cet “appétit du bien" (eu orexis, boni appetitus) qui méne & Dieu, mais que le serpent a dérobé et dirigé vers les régions infernales des plaisirs sensucls; Hercule par contre, her-cleos (eris-kleos, gloria litis, 1a gloire des combats), c'est l’ame sage qui déuruit GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS 19 Tignorance et sait quitter les Enfers pour retourner vers le ciel (24). D'une figure mythique 4 l'autre, le dualisme néo-platonicien sur lequel est fondé le commentaire s’enrichit de nuances variées. Les philosophes chartrains, persuadés que la métaphore est le seul langage possible quand on aborde un certain ordre de réalités, semblent donc avoir été particuligrement sensibles & la nature métaphorique de la fabula antique. La vérité divine n'est pour eux perceptible que, comme I’écrit Saint Paul, "per speculum in aenigmate" (I Cor.,XTII,9-12), et 'énigme, comme chacun le sait depuis Aristote et Quintilien, se nourrit de métaphores (25) . Dans I'Anticlaudianus d'Alain de Lille, Prudentia, la sagesse humaine, ne peut contempler les réalités célestes qu’a travers un miroir qui lui permet de supporter leur insoutenable éclat (26). Comme Bodce, qui opposait la vraie a la fausse poésie (Consolatio,| pr-1,7-11), comme plus tard Dante, Bernard Silvestre pense que tout poste, créateur/utilisateur de fabulae, est philosophe parce que potte, La fable n'est pas un travestissement rhétorique, mais une exigence intrinséque a la matiére étudiée. La démarche chartraine est donc. assez différente, en fin de compte, de celle des stoiciens : il ne s'agit plus de sauver ou de récupérer d'anciens mythes en voilant leurs aspects scandaleux; Tintérét est a priori donné au contenu. Dl faut intelligere (le mot revient constamment), guidé, comme Enée, par la Sibylle qui est intelligentia, c'est-4-dire compréhension des choses divines (27). Evitons toutefois de faire un contre-sens. La vérité recherchée par les Chartrains, passionnés par le fonctionnement de ‘univers, et la place de Yhomme dans cet univers -d'od leur intérét pour le Timée de Platon -, est essentiellement de nature scientifique ; "cognoscere Creatorem per creaturas” est un des leitmotivs du commentaire, Bien qu'elle Jui soit historiquement apparentée, l'exégdse des fables antiques reste trés en dega de J'exégise biblique. Il ne faut pas confondre la parole de Dieu et celle des poétes; cette demiére peut contenir des vérités, mais pas d'ordre supérieur - c'est-a-dire des vérités philosophiques , et non théologiques (28). Avec le Commentum et l'Alexandreis, en dépit des différences de conception qui les séparent, nous restions dans le domaine de la culture savante. Avec l'Eneas, nous franchissons la frontitre qui sépare les litterati, ceux qui connaissent Ic latin, des illitterati. Ce n'est pas que le clerc auteur de I'Eneas, lecteur de Virgile et de Servius, familier des mythographes, ait ignoré cette langue; mais il écrivait pour un public qui lui, sauf exception, Yignorait. Donc, méme s'il partageait avec Bernard et Gautier certaines connaissances communes 4 tous les clercs, il ne pouvait les faire passer 20 GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS qu'en tenant compte de univers mental de ses auditeurs. On retrouve ainsi, dans le Roman de Thébes comme dans le Roman d’Eneas, trace des conceptions boéthiennes et chartraines, mais sous une forme elliptique et assez simplifiée. Dés le début de l'Eneas, le périple du héros est placé sous Je signe de la roue de Fortune (v.674-92), et Ia mére de Lavine, tout comme la conclusion du Roman de Thebes, rappelle le respect dit aux lois de Nature (v.8596-8608). Si dans Thebes, plus fidéle aux traditions de la chanson de geste, les dieux sont encore particllement assimilés 4 des démons - c'est le cas d'Apollon, aux oracles trompeurs (v.183-196), 'auteur d'Eneas semble avoir renoncé & ce type d'assimilation. Mais il amenuise beaucoup, par rapport 4 Enéide, la fonction diégétique des dieux : Junon disparait tres vite, Jupiter est pratiquement remplacé par fi deu (peut-étre les dei de Lucain); seule Vénus conserve un temps, au début du récit, sa fonction dramatique, avant d€tre remplacée par Amour, de nature beaucoup plus ambigué. Les dieux apparaissent plutét dans des fabulae d'allure extradiégétique, introduites par des formules lourdes et solennelles qui soulignent bien 1a rupture avec le contexte narratif : c'est le cas du Jugement de Paris, ou de l'adultére de Mars et Vénus. Leur maintien semble alors répondre a une intention purement didactique, d'autant que la premiére mention de chaque dieu s'accompagne d'une sorte de notice explicative. Mais on peut voir aussi dans ces fabulae volontairement coupées de la narration, a la maniére de Stace (29), une glose symbolique de I'action humaine, et comme le troisi¢me terme, celui qui établirait la relation signifiant/signifié, reste toujours latent, le didactisme se nuance ici d'un appel a 'interprétation, et 4 la réflexion personnelle de l'auditeur. Le statut des dieux devient alors fort ambigu. Pratiquement privés de toute réalité objective, ils ne sauraient plus étre assimilés 4 des démons, ou a des puissances cosmiques. Mais ce ne sont pas encore des allégories chargées de mettre en scéne la psychologie des héros, Le cas d'Amour est trés significatif; c'est une puissance, dont lefficacité se mesure a I'intensité des réactions physiologiques qu'il déclenche chez ses victimes; mais cette puissance n'est pas localisable : "sor lui n'a seignor en nul leu"(v.8199). C'est pourquoi il n'est pergu qu’A travers sa statue (v.7975ss). Et un dialogue qu’Eneas semblait avoir engagé avec lui se métamorphose insensiblement en dialogue intérieur : "Amors, ne ai vers toi rados. tu ne me lais avoir repost...) -Tais, Eneas, or as tu tort. -Comant ? Ge sui navrez a mort! (...) GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS ar ~Ne sez que diz, ne te tocha(...) ~Ce est tot voir, mais nequedant(...) fame est de molt male voisdie. ~Or ai pensé grant felenie"(v.8940-9014) (30). Ce glissement est révélateur. Le pouvoir d'Amour n'est plus objectivé, mais n'est pas encore intériorisé. Son statut rhétorique demeure fort imprécis, de méme que celui de la fléche envoyée par Lavine a Eneas, "métaphore diégétisée" fondée sur une équivoque (v.8965-73) : le dard invisible d'Amour est fugitivement confondu avec la saiete bien tangible autour de laquelle Lavine avait enroulé son message. Assimilation insoutenable, dont le texte s‘appliqne & démontrer la fausseté, mais qui ressortit an désir de palper l'impalpable. La mise en scéne de la mythologie antique devient alors une interrogation sur I'invisible. Elle est aussi, probablement, une interrogation sur la "merveille", sur ces mirabilia qui passionnaient déja saint Augustin (31), curiosités scientifiques que 'Eneas énumére avec un intérét digne de I'école de Chartres. Car la parenté entre hommes et dieux fait partie de ces merveilles. ‘A sa mere qui accuse Eneas d’avoir des moeurs contre nature, Lavine répond: “n'est Cupido frere Eneas, li deus d'amor qui m'a conquise ?"(v.8630-31). Cette affirmation, si étrange qu'elle ne peut étre formulée que sur un mode interrogatif, réfute les accusations de la reine en donnant une autre explication de I'anormalité qu'elle percoit chez Eneas; monstruosité, certes, que ce statut hybride qui I'apparente au dieu d'Amour et qui Je doue d'une séduction hors du commun, si forte qu’aucune de ses amantes ne peut Pprononcer son nom, mais monstruosité naturelle, et irréfutable, comparable & celle des animaux des bestiaires : "I'amour(...Jest(...)un phénoméne de la nature, comme les crocodiles"(32). Epopée des lettrés désireuse de se démarquer de la chanson de geste, le roman est en outre trés attentif a tout ce qui peut pervertir ou remettre en question I’un des fondements structuraux de cette demniére : les rapports de parenté. D'oit son intérét pour Oedipe, le fils incestueux, et pour Eneas, fils et {rere de divinités, qui posent tous deux le passionnant probléme d'une anormalité garantie par l'autorité de la fable antique : "nous appelons mirabilia (merveilles) les phénoménes qui échappent & notre compréhension bien qu'ils soient naturels". L'auteur d'Eneas aurait pu souscrire & cette affirmation de Gervais de Tilbury (33), et peut-Gtre faut-il voir la comme un écho des théorics chartraines. N'exagérons pas toutefois sa tendance au positivisme. Trés sensible 22 GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS aux multiples suggestions de la mythologie, il sait aussi en préserver le pouvoir évocateur. I] connait les vertus du nom, qu'il utilise avec moins ingéniosité peut-étre que Bernard Silvestre, mais une efficacité non moindre, Une équivoque remarquable se joue par exemple autour du nom de Pallas. De Ja divinité féminine 4 connotations viriles au jeune guerrier féminisé qu'Eneas compare aprés sa mort A une rose, dans un planctus pré-ronsardien (v.6193-96), le glissement s'opére insensiblement, sans jamais toutefois devenir explicite, si bien qu'on ne sait trop A quel(le) Pallas Enée, levant son épée pour porter le coup mortel, voue le cadavre de Turnus (v.9804-14), Comme plus tard Chrétien de Troyes, f'auteur d'Eneas connait Jes vertus du silence, et prélére suggérer qu'imposer, dans un style souvent allusif qui suppose un lecteur & I'écoute. Autre exemple : le motif narratif de la chasse, traditionnellement associé Diane, et déja relié dans I'épisode de Dido/Diene a image de la déesse des bois, réapparait au seuil de l'épisode des guerres italiennes, d'abord dans l'amitié d'une belle jeune fille, Silvia, la fille de la "selve" (cf v.2939-40), pour un animal-faé, le cerf aux bois lumineux, puis dans la cruauté d'un massacre sanglant qui assimile les combatants 4 du gibier (v.3660-68), enfin dans l'apparition d'une vierge farouche, Camille, vouée aux combats plus qu’a l'amour. L'ombre mythique de Diane plane sur cette succession d'épisodes, sans que jamais toutefois la déesse soit nommée. Les débris de Ja mythologie gréco-latine semblent ici, comme plus tard chez Chrétien de Troyes ceux de la mythologie celtique, servir 4 inventer un nouveau langage capable de traduire les aspirations et les réves encore confus d'une noblesse qui cherche A s'affranchir, au moins partiellement, de Ja culture cléricale. La mythologie antique est donc au XII° sigcle une mythologie vivante. En témoigne d'ailleurs la méfiance que certains affichent encore a son égard, au sein méme des milieux savants : Arnoul d'Orléans, commentateur de Lucain, sé voit reprocher par Alexandre de Villedicu son gofit excessif pour la littérature et les diewx paiens (34). Si la fabula n'est plus objet de foi, elle reste outil d'investigation, instrument d'analyse, et mode d'expression incontournable. Intimement repensée et digérée par une culture médiévale qui n'a pas vraiment eu conscience d'une rupture avec la civilisation de l'Antiquité, elle offre, dans un contexte essentiellcment chrétien, une échappée vers d'autres horizons : vers le passé de la GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS 23 philosophie antique, qu’elle évoque et résume sous une forme imagée, comme vers le futur d'une pensée laique qui, en partie grace a ellle, s‘essaie & sortir des limbes. Francine MORA-LEBRUN NOTES (1) D. NORBERG, Manuel pratique de latin médiéval, Paris, Picard, 1968/1980, p.166-67. (2) ERMOLD LE NOIR, Jn honorem Hludowici, éd.E.FARAL, Paris, les Belles-Lettres, 1964, v.2334-37, v.2268-70 et v.2414-15. (3) P. RICHE, Ecoles et enseignement dans le Haut Moyen Age, Paris, Aubier, 1979, p.379, et D, COMPARETTI, Virgilio nel Medio Evo, Firenze, 1872, tI, ch. VI (cauchemar de saint Odon). (4) Sur I'exégése antique des mythes, voir la belle synthése de J. PEPIN, Mythe et allégorie, Paris, Aubier, 1958, et aussi l'étude de P, DEMATS, Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale, Gentve, 1973. (5) A moins que I'on n'accepte I'hypothése de ses derniers éditeurs (G.W.JONES et EF.JONES, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1977), qui l'attribuent & Bernard de Chartres. Il faudrait alors le vieillir d'une trentaine d'années environ. (6) Voir R.R. BEZZOLA, Les origines et la formation de Ia littérature courtoise en Occident, Paris, Champion, 1958/63, t.III. (7) P. BOYANCE, La religion de Virgile, Paris, PUF, 1963 (ch.1I : dei ). 2 GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS (8) Sur l'Alexandreis, on peut consulter l'étude de H. CHRISTENSEN (Das Alexanderlied Walters von Chatillon, Halle, 1905) et celle de C. GIORDANO (Alexandreis, poema di Gautier da Chatillon, Naples, 1917). Tai pu également avoir accés & un mémoire obligeamment prété par M.Y. Lefevre, et qui m'a été fort utile (B. MARACHE, Gautier de Chatillon auteur épique, Bordeaux, 1968). L'édition employée est celle de la Patrologie Latine de Migne, .209. (9) Sur l'idée de Nature au XII° sitcle, voir M.D. CHENU, La théologie au XII° siécle, Paris, Vrin, 1976 (18 partie, ch.), et G. RAYNAUD DE LAGE, Alain de Lille, poéte du XII° siécle, Paris, Vrin, 1951 (géme partie). (10) De méme, chez LUCAIN (Bellum civile, L.VII, v.1-6), le soleil hésite & se lever, refusant d’éclairer la bataille de Pharsale. (11) C£J. SEZNEC, La survivance des dieux antiques, Londres, Wartburg Institute, 1940, 1ére partie, ch.I. (12) Voir introduction de I'éd. HUYGHENS du Dialogus super Auctores de CONRAD DE HIRSAU, Latomus, t. 17, Bruxelles, 1955 (p.9). (13) Enée conduit par la Sibylle, Mercure conduit par la Vertu, Botce guidé par la Philosophie, “que quidem wes figure fere idem exprimunt. Imitatur ergo Marcianus Maronem, Boecius Martianum". Passage cité par E. JEAUNEAU, "Note sur I’école de Chartres", Studi Medievali, déc.1964, p.857. (14) Ed. JONES, p.71 (En.,VI1,287). (15) Voir note 4. C'est ce que les Chartrains appelaient integumentum ou involucrum, Voir E. JEAUNEAU, "L'usage de la notion d'integumentum & travers les gloses de Guillaume de Conches", Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen-Age, 1.32, 1957. (16) Ed.JONES, p.9-10. (17) "In una vero veritas stare non poterit” (ibid.). (18) Procédé d'origine stoicienne, transmis au Moyen-Age par Fulgence et Isidore de Séville. GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS 25 (19) S‘emprunte ce terme 4B. GUENEE, Histoire et culture historique dans l'Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980, p.184ss (passion de I'étymologie chez les historiens). (20) Ed.JONES, p.25 (En., fin du LIV), p4 (début du L.D et p.54 (VI119). (21) Ed.JONES, p.5-8 (En.1,72). (22) Ed.JONES, p.9-10 et p.5. (23) BOECE, Consolatio Philosophiae, L.III, metr.12, et L.IV, mew.7. (24) Ed.JONES, p.54-55 (En.,V1,119), et p.56, 71 et 87 (En.,VI,123,287 et 392). (25) ARISTOTE, Poétique, ch.22, 58a, et QUINTILIEN, Institutiones, VUI,6,52. (26) ALAIN DE LILLE, Anticlaudianus, 6d. R.Bossuat, Paris, Vrin, 1955, LVI, v.116-123. (27) Voir P. DRONKE, Fabula. Explorations into the uses of myth in medieval platonism, Leiden et Kiln, Brill, 1974 (surtout ch.I et IV), et le Commentum, éd.Jones, p.41. (28) "L'allegoria, récit historique, conceme la théologie (exemple : combat de Jacob). Liintegumentum, récit fabuleux, concemne la philosophic (exemple : Orphée)", écrit Bernard Silvestre dans son Commentaire sur Martianus Capella (cité par E. JEAUNEAU, "Note..." p.856). (29) Voir Y'analyse que fait D. VESSEY, Statius and the Thebaid, Cambridge, 1973, ch.III, du mythe de Linus et Coroebus, au début de la Thébaide. (30) Cf MR. JUNG, Etudes sur le poeme allégorique en France au Moyen-Age, Berne,Francke, 1971 (p.170-191, et surtout p.175-178). G1) HI. MARROU, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, De Boccard, 1938, t1, p.136-146. 26 GAUTIER DE CHATILLON, BERNARD SILVESTRE ET ENEAS (32) M. ZINK, "Héritage rhétorique et nouveauté littéraire dans le roman antique en France au Moyen-Age”, Romania, t.105, 1984, p.262. (3) Dans les Otia imperialia; phrase citée et traduite par J. LE GOFF, Limaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, ch.l, p.27. (34) ARNOUL D'ORLEANS, Glosule super Lucanum, éd, et intr. de B.M. MARTI, Rome, 1958, p.XXV. DE L'ENFER AU PARADIS ... ET RETOUR, DANS L'ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE L'Architrenius est Vhistoire d'un voyage: le héros - ce jeune homme qui donne son nom au podme - parcourt le monde 4 la recherche de la déesse Nature (1). Ses tapes sont des lieux réels (Paris, ville des étudiants), imaginaires (Le palais de Vénus), allégoriques (le champ du combat entre Arthur et Crassus, c'est-a-dire entre la largesse et I'avarice) ou "composites" (Pella, capitale historique d'Alexandre, batie sur les flancs de la montagne de l'Ambition). Le sens de ce voyage et de ses différentes étapes se nourrit de mythes antiques et de figures chrétiennes. Le monde se divise et s‘organise en lieux : I'Enfer, la terre, le paradis terrestre de J'lle de Tylos; la succession des Ages permet de comprendre 'histoire des hommes: I'age de fer a succédé a V'age d'or, la modernité a l'antiquité. Architrenius cherche & connaitre le monde afin de comprendre la place qu'il y occupe et la conduite quiil doit y tenir. Cette réflexion s'appuie, non sur un raisonnement abstrait, mais sur des mythes empruntés & des cultures différentes et tansformés par une perspective propre a I'auteur; ils deviennent ainsi les éléments d'une satire, d'une analyse psychologique et morale, ou les ornements recommandés par un art poétique. L'étude du réseau d'images que tissent ces éléments mythiques peut permettre d'apprécier la liberté avec laquelle un clerc de fa fin du XIle siécte s'approprie une autre culture pour la relier a la sienne. Jean de Hanville était un intellectuel,convaincu de défendre des valeurs quelque peu négligées par la société qui le nourrissait et dont il dépendait, comme il dépendait de son mécéne. En ceci, il appartient a la famille de ces clercs curiaux partagés entre Ia fascination et la répulsion devant les moeurs de la cour(2). Son poéme, farci de citations antiques et relativement pauvre en allusions contemporaines, nous fait cependant comprendre comment un clere pouvait, 4 travers une organisation mythique de lieux et de temps, se représenter - et donc penser - Ja place qu'il occupait ou voulait occuper dans Je présent. NARCISSE OU LUCIFER ? L'Enfer n'a pas toujours existé: seule la folie d'un ange "Porte-lumiére", Lucifer, a divisé le monde en deux royaumes irréconciliables. Jean de Hanville décrit ta naissance de cette guerre en 28 ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE illustration aux méfaits de l'orgueil (Superbia) (3). Poussé par cette "foudre de \'4me", Lucifer ordonne que "Borée s'attache aux royaumes concus dans son coeur insensé, abandonnant avec dédain I'Auster sous les pieds de Jupiter" (Architrenius, V, v.182sq). Ce monde d’avant la chute de Lucifer connait la division entre Je haut et la bas, identifiés ici - puisque la terre se tient immobile au centre du monde - au nord (Borée) et au sud ('Auster). La faute de Lucifer va transformer ces repéres géographiques et neutres en royaumes du Bien et du Mal. Lucifer, tel un Titan, a voulu conquérir les hauts-lieux: il est puni en recevant pour prison le "bas" qu'il destinait & son adversaire. Cette représentation d'un ange en révolte contre son créateur laisse deviner en arritre-plan le mythe des Géants en révolte contre les dieux: ils s‘élancent a l'assaut de l'Olympe, échouent et sont précipités dans les profondeurs de la terre qu'il leur arrive encore de secouer, en se retournant. Mais la superposition de I'ange et du Géant demeure implicite: Tauteur, voulant insister sur la cause (l'orgueil), encore plus que sur l'acte assaut), choisit un autre mythe en écho a l'histoire de Lucifer. O malheureux, dont lorgueil est tombé sous le coup de la foudre ! O douce gloire, laissant couler des larmes améres ! O lumiére auguste palissanr dans les ténébres profondes, reflet du tréne celeste, délices du ciel, enfant trop confiant dans sa substance éternelle, revétu de tout le pouvoir de laa beauté, - les eaux du Flégéton le brilent, le fond de I'Averne Je tient, il boit le Cocyte, abime de deuil. Heureux Lucifer, s'il ne s‘était reconnu dans la fontaine de tant de biens ! Tel Narcisse pour les beautés de son visage et les Jarmes sur son destin. Puisse ce méme sort les consoler et le poids d'une malédiction commune alléger la charge de chacun. Malheureux celui-ci, mais encore cet autre qui, plus qu'il n'est permis, aima étourdiment sa beauté, parce qu'il avait vue (4). ‘Les deux histoires se reflétent chacune dans le miroir de l'autre: leurs traits se mélent et s'unifient, Narcisse , fils du fleuve Céphise et d'une nymphe des eaux, fat séduit par sa propre image (5). Méme si Ovide nous dit que “regu dans l'infernal séjour, il se contemplait encore dans l'eau du Styx", nous retenons plutét de lui cette "fleur jaune safran dont le coeur est entouré de feuilles blanches" que les nymphes trouvérent a sa place, et nous ne Vimaginons guére supplicié entre Sisyphe et Ixion, Mais, si Jean de Hanville ajoute une simple note pathétique au destin de Narcisse, le parallélisme établi entre le mythe paien et le mythe chrétien modifie plus ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE. 29 profondément la figure de Lucifer. Narcisse devient la métaphore de Lucifer, une métaphore active, qui explique et qui porte le sens. Le mythe antique s'impose au premier plan , car c'est lui qui révéle la véritable raison de la chute: consulté sur le destin de Narcisse, le devin Tirésias répondit qu'il aurait longue vie "s'il ne se voyait pas” ( "Fatidicus vates: "Si non se viderit" inquit") (6). C'est donc a Tirésias, le devin par excellence, que Jean de Hanville laisse le dernier mot : "Heureux Lucifer, s'il ne s'était pas reconnu dans la fontaine de tant de biens Malheureux(...)qui(...Jaima étourdiment sa beauté, parce qu'il l'avait vue.(Quam vidit).” Dans cette superposition d'un mythe antique 4 une figure biblique, il est permis de reconnaitre un ornement littéraire et un procédé de développement, La "chute de Lucifer" est un lieu commun que I'on peut traiter en exploitant Jes caractéres qui lui sont propres on, au contraire, en lui juxtaposant des sujets voisins qui créent un jeu d'échos proches ou lointains (Narcisse, la Gigantomachie). Jean de Hanville a choisi cette deuxiéme maniére. Mais il est intéressant de constater que I'effet obtenu Test pas statique ou purement rhétorique : I'accent se déplace entre le th8me. principal (Lucifer) et le théme secondaire qui lui sert de métaphore (Narcisse). Les deux figures se risquent l'une vers l'autre : cet ornement n'est donc pas insignifiant. Il révéle en outre chez l'auteur la volonté "humaniste" d'unir deux cultures séparées par I'histoire, en relevant leurs points de rencontre. La rhétorique permet cette coexistence, figurée concrétement (et peut-étre avec une touche d'humour ?) par les consolations que s'apportent au fond de 1Enfer Narcisse et Lucifer : "Puisse ce méme sort les consoler et le poids d'une malédiction commune alléger la charge de chacun !" DE L'ENFER A LA TERRE. La chute de Lucifer a donc créé l'Enfer comme lieu séparé et maudit, lieu éloigné certes, mais qui est comme une menace pour les vivants et un réservoir de supplices. Jean de Hanville le décrit en reprenant bien sér toute a géographie infernale des Anciens. Il cite avec précision ses fleuves (7) : le Styx, garant des serments, le Cocyte, fleuve des lamentations, le Phlegeton qui roule des flots de flammes et se jette dans l'Achéron. L'Enfer est soumis & ses juges (8), habits par ces Harpyes ou "Ravisseuses" (9), que Virgile place dans le vestibule. On y retrouve aussi les Parques (10) et surtout les Furies ou Erinyes (11) décrites avec leurs attributs traditionnels : armées de fouets, elles sont aussi des chiennes qui attaquent et qui aboient. Le sombre royaume est encore un lieu de tourments que Jean de Hanville 30 ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE évoque d'aprés Ovide (12) ou Virgile (13), en reprenant la série “classique” des suppliciés : Sisyphe, Ixion, Tithyon, les Danaides, Tantale. Qui saurait rouler, Sisyphe, ta charge qui retombe en roulant ? Qui vondrait tourner sur la roue et sur I'essiew d'Ixion, tant de fois joué sur un méme cercle ? Qui guérira les entrailles tant de fois mangées ? Qui, perdu sur les eaux, saurait employer sa peine, qu'il perd comme de l'eau ? qui voudrait mordre le vide d'un fruit qui recule et toujours le trompe, avoir soif au milieu du fleuve oi il fit naufrage 2(14). Tout cela est connu et bien fait pour donner au po&me une couleur et un ton televé, Mais I'Enfer n'est pas seulement cet envers du monde, redoutable certes, mais "ailleurs" : dans I'Architrenius, l'Enfer n'a de cesse de remonter sur la terre, - par quelle route ? Aprés s'@tre arrété a Paris - of il a pu constater la misére des étudiants et le mépris dont Jes puissants les accablent (15) - Architrenius poursuit son voyage et parvient 4 la montagne de I'Ambition qui domine Pella, capitale macédonienne d'Alexandre (16), Sur cette montagne se dresse un palais, oi se tient la cour de I'Ambition, Ce palais n'est pas un ouvrage commun mais une tour immense : La cour, haute.demeure des rois, se souléve du sol et son faite audacieux va se loger dans le palais des dieux. Mais sa base pése sur les ombres et couvre les royaumes silencieux, jusqu'aux retraits du Tartare. Les racines de Youvrage, de peur que la charge trop haute ne s‘effondre, vont puiser aux eaux de Styx. L'homme, déja citoyen du Tartare et habitant du Styx, y parvient sans attendre le lacet de la mort; la force de homme ne lui est dérobée qu'au moment ultime mais, librement, il préfére devancer les ordres du destin plutét que de les suivre. Déja, par un sentier aveugle, il s‘ouvre un chemin vers le Styx: le vivant peine pour aller oii le défunt arrive. Le palais fixé au centre du monde, appuyé sur l'axe médiant, descend jusqu'au fond (17). Cet ouvrage orgueilleux fait d'abord songer & la tour de Babel ; "BAtissons une ville et une tour dont le sommet pénatre dans les cieux” (Genése, 11,4). Le projet est semblable, mais la tour décrite par Jean de Hanville ne fut pas détuite ! Elle dure toujours, - doi les lamentations d'Architrenius - grace ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE. 31 peut-tre 4 de meilleures fondations. En effet, cette tour a un second modéle, Je chéne auquel Virgile compare la volonté d'Enée, inébranlable devant les plaintes de Didon : Ipsa (quercus) haeret scopulis et, quantum vertice ad auras Aetherias, tantum radice in Tartara tendit. (Enéide, IV,v.445-6) “IL s'accroche aux rochers : sa cime touche au ciel et ses racines au Tartare ", Jean de Hanville a gardé l'idée d'un objet puissant (tour ou chéne) accroché aux rochers et surtout, l'image des racines : radices operis"(Architrenius, IV, v.162). Les fondations de la tour ne sont plus faites de pierres lourdes et compactes ; ce sont des racines vivantes oii la séve circule. Ces racines vont “puiser aux eaux du Styx” une nourriture qu'elles vont amener jusqu’'a Yextrémité des feuilles, a I’air libre, et donc sur la terre. LEnfer n'est plus ce royaume dont on ne revient pas : les hommes y circulent comme chez eux. Seule a surimpression de image végétale sur I'allégorie architecturale permet d’en saisir la logique : homme est déja “citoyen du Tartare” ("Tartareus jam civis homo", v.169), parce que le Tartare est ouvert et vient jusqu’a lui. Ce glissement d'images souligne I'ambivalence de V"Enfer : la tour qui s'appuie sur le royaume des ombres ("umbras/fundamenta premunt", v.160), en devient curieusement le prolongement. Le Tartare se déplace, s'étend et, de lieu de supplice, devient un lieu habitable pour les hommes. Le traitement d'un lieu mythique comme le Tartare s'appuie ici sur le traitement poétique d'images littéraires et concrétes: Jean de Hanville s'est laissé guidé par la logique poétique des images et des métaphores autant que par la logique plus abstraite de Fallégorie. Mais I'Enfer a perdu en route plus d'un de ses attributs traditionnels : le lieu clos, obscur, parcouru de fleuves aux eaux lourdes, s'est mué en une matiére instable et fluide, en un décor ou un climat que les hommes remarquent a peine, tant ils y sont habitués : il faut qu'un poéte leur rappelle qu'ils sont en Enfer ! Ce jeu sur les licux, qui Jes métamorphose et inverse leur sens - l'absent devient présent, la nuit plein jour, 'horreur quotidienne - est avant tout le moyen d'une satire. En fait Jean de Hanville s'intéresse moins au royaume des ombres qu’a la terre des vivants. Il semblerait d'ailleurs que les “puissants" officicls des Enfers partagent sa préoccupation : tourmenter Jes ombres ne leur suffit pas, et 32 ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE, "Méggre et Mort vont des Enfers chez les puissants” (titre du chapitre VI du livre VI) : Mégére va son chemin et emporte tout l'Enfer avec elle. Tout ce que le royaume de Pluton a créé d'impur, les vices innombrables, progéniture funeste de Ja Nuit, étreignent leur mére et sortent de son sein. Ils aspergent les cours assoiffées de Yeau croupie du Styx. On les appelle plus prés et ils assistent toute décision, Mais quand Je flot d’ordure est assez haut et que les taches couvrent la terre, - et la mauvaise foi ne permet pas auriches d'’échapper au Riche (18) - voici la Mort : dernier soir des jours, elle avance tout A coup, avec son manteau pale, tenant une branche allumée au Phlegeton sec et qui, coupée pour le biicher, parfume le vent , ultime gloire des hommes riches. La chouette, héraut du destin, va devant, Elle annonce Ja chute prochaine et la mort qui se hate. Voici le hibou, prophéte de malheur, Atropos qui déchire le temps en douces années ct accompagne toujours le cours du destin. Larmes et Plaintes les suivent, et Gémissement, et Séparation, le visage baigné de larmes; Hurlement, compagnon des funérailles, Souffrance au poil hérissé ...(19). Le cortége infernal se compose de personnages mythiques (Erinyes et Parques ici dans leur réle traditionnel), mais aussi d'abstractions personnifiées : le mythe entraine I'allégorie qui permet V'analyse d'une situation morale. Cette “moralisation” du myrthe est encore plus nette dans un passage décrivant le réle particulier des trois Furies ou Euménides. Trois Furies s¢ partagent l'homme ct s'arrachent ses sentiments, ses actes et ses paroles. Allecto souille l'esprit, désormais serf dans une étable : elle jette dehors le feu sacré. Mégére détourne le sens de l'équité et les mains égarées se prennent dans les replis du crime. Tisiphone agite les langues : aurige de la parole, elle enfonce son char dans Je marais des vices(20). "Dira sibi uiplex..." : les trois Erinyes semblent ici ne faire qu'une scule Furie. Les trois figures féminines deviennent l'allégoric de trois points faibles des humains. L’étymologic est le biais qui permet cette “moralisation"; Fulgence en propose cette interpretation: ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE 33 Allecto signifie en grec "sans repos"; Tisiphone, tuton phone, signifie "leur voix" ; Mégére est A peu pres Megale, c'est-a-dire “grand combat"; sans arrét en effet la fureur nait, puis éclate dans la voix, enfin alimente la querelle (21). Cette interprétation associe aux Erinyes aussi bien les trois temps d'un accés de fureur (naissance, manifestation, action), que ses trois aspects simultanés dans une méme personne (lesprit, la voix, les mains). Les étymologies de Fulgence sont évidemment fantaisistes, méme si elles ont pu convaincre Jean de Hanville. Le nom de Tisiphone, par exemple, signifie “celle qui punit le meurtre" , et sa fonction principale était en effet de poursuivre les meurtriers. Cependant, la description qu’en fait Ovide peut expliquer d'une autre fagon - non par I’étymologie, mais par une association d'images - le trait("linguas agitat") noté par Jean de Hanville (Architrenius, VII, v.259). Voici la description d'Ovide : La funeste Erinye leur barra la route et s'installa devant la porte puis, étirant les bras hors des noeuds de viperes qui les enlacent, elle secoua en les éparpillant ses cheveux. Agitées, les couleuvres bruirent ; les unes sont allongées sur ses épaules, les autres , qui pendent autour de sa poitrine, sifflent, épanchent Jeur bave, dardent une langue menacante (22). "Linguas coruscant..." méme dans ce cas extréme , ott Ja force concréte du mythe semble se dissoudre dans l'abstraction d'une analyse psychologique, certaines images (ici, la langue d'un serpent véritable devient celle d'un homme furieux) gardent un pouvoir de suggestion, - une logique poétique prond la reléve du mythe. La chute de Lucifer a rompu I'unité du monde, désormais divisé en deux royaumes, Mais la frontiére est incertaine : le terre, envahie par le Tartare, est devenue un lieu invivable au sens fort, un lieu de mort. L'homme vivant se trompe sur Ini-méme : il est déja mort, “civis tartareus"... L'Enfer n'a plus ici la fonction d'un lieu mythique, né d'un découpage qui organise le monde et son ordre ; il est devenu I'hyperbole de la souffrance morale présente et le signe du désordre du monde. L'Enfer a changé de sens, porté par le chéne de Virgile. 3h ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE L'EMBARQUEMENT POUR TYLOS. Apres avoir visité en détail la cour de I'Ambition, Architrenius passe sur la colline de la Présomption (livre V) : il y observe divers exemples dorgueil et quelques figures extraordinaires, dont le monstre Cupidité. Effrayé par ce spectacle, il redescend dans la plaine : 1a, un bruit affreux attire son attention. Une bataille fait rage , mais un chevalier s'arréte un instant de combattre pour donner au jeune homme les explications qu'il demande. Ce chevalier est Gauvain; il combat dans l'armée de la Largesse, commandée par Arthur, “le second Achille", contre l'armée de l'Avarice et son général Crassus. Mais le combat est loin d’étre fini et Gauvain s‘en va. Architrenius, qui n'a que faire de se battre - il est bien "chevalier", mais aux ordres de Phébus, "miles Phebi", et donc avide de sagesse plus que de gloire - s'enfuit.Ce champ de bataille est donc I'ultime étape de son voyage terrestre (23). Puisque la terre est invivable, il faut partir : il s'embarque et parvient a f'ile de Tylos (24), nouveau licu séparé od il retrouve tous les philosophes antiques : c'est une ile du passé dans la mer du présent. Il parvient & Tylos, lit fleuri du monde et demeure du printemps oi jamais la beauté n'est autre que parfaite. Ici I'écléat des roses est durable, l'age n’atteint pas les lis 4 peine ouverts, le froid et la chaleur ne les font pas vieillir, le divin printemps, éternel et natif du lieu, offre aux fleurs une jeunesse sans fin. La of la plaine s'incurve et forme un cercle ouvert, il apercoit une assemblée de philosophes devant Ia quelle Architas explique les défauts divers de la colére et décrit les peines que l'on souffre quand cette Furie trouble l'esprit (25). Cette ile évoque d'abord le Paradis terrestre, le jardin primitif qui ne connait pas la mort. Mais son printemps éternel rappelle aussi l'age d'or tel que le peint Ovide dans son tableau des quatre Ages au début des Métamorphoses + “Le printemps était éternel, les tranquilles zéphyrs caressaient de feur souffle tiéde les fleurs nées sans semence" (26). Mais qui sont les bienheureux a qui ce refuge a été donné ? Devant les yeux émerveillés d'Architrenius, apparait une "école", une assemblée de philosophes en conversation qui possédent un trésor : toute Ja culture du monde connu. Ils sont "I'Antiquité", mais pas n'importe laquelle : pas Yantiquité historique, celle d'Alexandre ¢t de Crassus, tout juste bonne & fournir son lot d'exempla abominables. On n'y trouve pas non plus de philosophe dévoyé, tel Aristippe de Cyréne (27), commensal de Denys de ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE 38 Syracuse, philosophe de cour moqué par Diog&ne qui, lui, se trouve a Tylos et gratifiera Architrenius d'un beau discours sur le mépris du monde. Nous sommes donc en présence d'une antiquité choisie, faite de sages et de philosophes éprouvés , une antiquité purement livresque quia la force d'un mythe : ces philosophes coexistent dans un méme passé, dans un temps séparé qui n'est plus le temps historique et qui est figuré par la coexistence dans un méme lieu. Si la terre est un lieu de mort, cette antiquité "passée" et perdue, est le lieu méme de la vie : son printemps est éternel, - Architrenius n'y lit pas de livre mais y écoute des voix qui lui parlent, lui expliquant ce qu'il est et ce qu'il doit faire. Nous sommes bien de retour dans I'univers mythique. Cependant, par une curieuse fatalité, ce jardin ne se suffit pas a lui-méme : il n'est en fait qu'un lieu de passage. De méme que l'Enfer envahissait la terre, ces derniers témoins d'un Age d'or de la sagesse, ont constamment le souci de l'age de fer qui est tout le présent : La rage commande que les enfants plongent leurs bras dans la gorge des parents; elle emporte les péres contre les fils et I'épée du frére boit le sang qu’elles versent tour A tour et rompt par le glaive les liens de la Nature (Architrenius, VI,v.48-52). Pronongant ces mots, Architas reprend les termes d'Ovide : On vit de rapt; I'h6te n'est pas en sécurité auprés de son héte, ni Je gendre auprés de son beau-pére ; entre fréres méme, la bonne entente est rare (Métamorphoses, I, v.). Mais la mise en scéne de Jean de Hanville transforme le mythe ovidien : elle substitue une simultanéité des Ages A leur succession et le récit des origines c&de la place & une analyse morale. En effet, au dela du réve sur un passé mythique, intention morale et didactique de Jean de Hanville se découvre bien vite : cet 4ge d'or séparé, an-historique, n'a d'intérét que pour comprendre le présent. Jean de Hanville néglige la nostalgie suggérée par le mythe antique en juxtaposant 4 l'ancienne division en Ages un autre couple susceptible d'organiser le temps et l'histoire : antiquité/modemité. Il se présente en effet comme un défenseur des modernes et un moderne lui-méme, tant pour sa poésic que pour la somme de connaissances nouvelles qu'il veut transmettre : Je n'ai pas vu la mer de Deucalion ni les ages engloutis dc 36 ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE Pyrtha, les eaux que l'aurige flambloyant, aux chevaux solaires, dessécha de son rayon. Je ne prétends pas avoir vécu caché aux jours anciens, avoir partagé Ja vie du vieillard de Méonie...Jean offre modestement a boire la coupe de Cyrrha (28). Cette modestie est aussi ‘affirmation d'une valeur et d'un savoir propres ct, quand Jean de Hanville, suivant en cela la mode de son temps, versifie un traité arabe d'astronomie qu'une traduction relativement récente lui a fait connaitre, il le fait pour accroitre la valeur de son oeuvre grace 4 une science nouvelle (29). On ne saurait affirmer cependant que Jean de Hanville tranche entre deux fagons d'organiser le temps et I'histoire ; des deux oppositions entre lage d'or et l'age de fer , entre l'antiquité et la modemité, aucune ne domine vraiment. En fait, l'intention satirique s'appuie sur la nostalgie de l'age d'or, et I'intention didactique sur une vision exaltante du présent. Un mot, un nom propre, résume & lui seul toutes ces ambiguités : Jupiter. On pourrait y voir une simple coquetterie de clerc antiquisant, un équivalent pédant de "deus". Pourtant Jean de Hanville tire parti des différentes facettes de la figure olympienne. Jupiter est en effet le dieu du monde présent, le dieu de 'age de fer, d'un monde dur et invivable. Et tant6t , Tauteur se laisse aller & la nostalgie des "tendres années de Jupiter" (30), ce temps oi Satume régnait, I'age d'or ; tantét, Jupiter représente le dieu des "temps modemes", seul capable de garantir l'ordre et les lois naturelles dans un monde définitivement sorti d'un chaos dont il ne subsiste plus que quelques traces, tel le géant Goémagog, tué par Corineus, nouvel Hercule et héros éponyme de la Comouaille(31). ‘Au terme de ce voyage entre l'Enfer, la Terre et le Paradis, les mythes antiques semblent avoir perdu beaucoup de leur force ; ils sont rarement autre chose que des moyens, parfaitement soumis & la perspective choisie (satirique, psychologique, didactique), et intégrés dans une pensée “humaniste" qui leur est étrangére. Mais s'il y a ici une actualité, et la présence active d'un véritable mythe - et donc, peut-étre, moins visible comme tel - on peut sans doute Ja trouver dans la localisation d'une ile de la sagesse, dans cette confiance accordée & une antiquité révée dont les voix ne seraient jamais des "paroles gelées". ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE 37 Notre interrogation sur les mythes s'est prudemment transformée en lexploration d'un réseau d'images, qui ne sont pas toujours de simples omements rhétoriques et figés : l'Enfer se sépare puis revient, Tylos est une ile toujours printaniére qui, toujours, se tourne vers le continent oi passent les saisons. Plus qu'un imaginaire, le fil directeur est ici une volonté de conscience et de clarté. Jean de Hanville s'attache a représenter la place instable et menacée qu'occupe un clerc : rejeté de Ia terre oi régnent d'autres valeurs que les siennes (aspect satirique), il se réfugie dans une ile en marge et, de 1a, cherche par tous les moyens ( éloge d'un mécéne, aspect didactique), 4 revenir. I témoigne ainsi des interrogations de ces clercs, et des ambiguités de la situation d'intellectuel dans I'Université naissante, - dépendant certes d'une société qui le nourrit et le juge, mais persuadé que la science et la sagesse Ini feront voir un jour Je cercle immense qui enclot le monde, si on nomme cercle ce qui ne connait pas de lien ni de fin. (Architrenius, Il, v.135-6). Catherine KLAUS NOTES (1) L’Architrenius de JEAN DE HANVILLE, édité par P.G. SCHMIDT, Munich, 1974, po&me en neuf chants d'environ cing cents vers chacun, offert & Gauthier de Coutance, ex-archevéque de Lincoln, pour son intronisation a Rouen en 1184, (2) cf.L. HARF-LANCNER, "L'Enfer de la cour : la cour d'Henri IT Plantagenet et la Mesnie Hellequin, (dans I'oeuvre de Jean de Salisbury, Gautier Map, Pierre de Blois et Giraud de Barri)", 4 paraitre dans les Actes de la Table Ronde C.N.R.S. tenue a Oxford du 25 au 28-9-86 sur "L'Etat et les aristocraties en France et en Angleterre, XIIfe-XVUe siécles. (3) Architrenius, V, Chap.7 "De casu Luciferi", v.177-219. 38 ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE (4) Architrenius, V v.206-219. O miserum civem, cujus sub fulminis ictu detumuit flatus! O gloria dulcis amaras Eliciens lacrimas ! O lux augusta profundis Pallescens tenebris, soli pictura superni, Delicie celi, precio solidata perhennis Materie proles, omni circumflua forme ImperioFlegetontis aquis assatur,Aveni Fundamenta tenens, Cochiti sorbet abyssum Luctificam. felix, nisi se tot fonte bonorum Lucifer agnosset ! alter Narcisus et oris Dotibus et fati lacrimis.solacia concors Prebeat eventus communis sarcina dampni Pondus utrumque levet. Miser ille, sed ille, quod ultra, quam liceat, temere speciem, quam vidit, amavit. (5) OVIDE, Métamorphoses, If, v.339-510. (© OVIDE Métamorphoses, Ul v.348. (7) Architrenius, II], v.314-16 ; VIL, v.250. (8) Architrenius, VU, v.240 sq : "O quelle triste assemblée se tient auprés de l'urne du juge noir ! Elle attend que Minos prononce ses fermes sentences, que Ie vengeur des dieux mesure les peines aux égarements, affite les lois sur se bouche rigide. Hélas ! Quel juge terrible, inébranlable ! Qu'ils sont durs pour Jes hommes, Minos, Eaque et Rhadamante !” (9) Architrenius, VI, v.115 : Celeno ou Celaeno, "TObscure”. (10)Architrenius, VI, v.162 ; v.223, etc. (11) Architrenius, VI, v.81 sq; "dente gravis", v.83 ; "lugubre canens", v.87. (12) OVIDE, Métamorphoses, IV, v.455 sq. (13)VIRGILE, Enéide, VL, v.595 sq. (14) Architrenius, VIL, v.235-41. Quis potcrit volvisse wum revolubile pondus, ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE 39 Sisyphe ? quisve polos et eosdem Ixionis axes Circinet et tociens uno nugetur in orbe ? Viscera quis reparet tociens peritura ? quis undis Perditus impendat operam, quam perdat ut undas 7 Quis tociens lusus pomi cedentis inane Mordeat et siciat, in quo fit naufraguus, amnem? (15) Tout le livre II est consacré a la vie des étudiants et & leur “cursus” ; cf. C. KLAUS, "La vie des étudiants 4 Paris au Xlle siécle, d'aprés TArchitrenius de Jean de Hanville", colloque "Histoire et Littérature”, Amiens, mars 1985 (a paraitre). (16) Architrenius, 1V, v9. (17) Architrenius, v.157-70. Tollitur alta solo regum domus aula deumque Sedibus audaci se vertice mandat ; at umbras Fundamenta premunt, regnisque silentibus instat Ultima Tartareos equans structura recessus. Radices operis, ne verticis ardua preceps Sarcina subsidat, Stygias demittit ad undas, Tartareus jam civis homo, Stygis incola, mortis Non expectato laqueo venit, illa supremo Vis rapitur fato : mavult precedere liber Fatorum quam jussa sequi, jam tramite ceco Ad Styga rumpit iter, vivus venisse laborat, Quo defunctus eat. descendit ad infima mundi Centro fixa domus medioque innititur axi. (18) Ditem evadere dites : Dis, "le Riche", est le dieu des Enfers, le Pluton romain. Le jeu de mots permis par ce surnom est plusieurs fois employé par Jean de Hanville. Cf. Architrenius, VI, v.445 ; Dives apud Ditem veniam non impetrat auro (Un riche ne peut acheter au Riche son pardon & prix dor). (19) Architrenius, VI, v.145-66 : cap.6, De transitu Megere et Mortis ab inferis in potentes, Hac solitum decurrit iter totumque Megera Advehit infermum ; quicquid Plutonius axis Educat immundum, viciorum turba, sinistra 40 ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE Progenies noctis, matrem complexa feruntur Emerguntque sinus, bibulasque paludibus aulas Aspergunt Stygiis, propiusque vocantur et omni Assunt consilio, verum cum sorde fluenti Polluti satis est et fuse lacius orbem Afficiunt macule - nec Ditem evadere dites Dant delicta fidem -, Mors ecce, extrema dierum Vespera, pallenti subito procedit amictu Accensamque tenet sicco Flegetonte cupressum, Que decisa rogis pigmentet odoribus auras, Divitibus supremus honos.prenuncia Fati Noctua precedit, properanti Morte propinquos Occasus infausta canens, buboque sinistri Augurii vates ; evumque in dulcibus annis Atropos abrumpens Fati comitatur euntis Indivisa vias,Lacrime Planctusque sequuntur Et Gemitus, fletuque madens Decisio vultus, Funeribus comes Ululatus et horrida crinis Arduitas... (20) Architrenius, VII, v.253-60. Dira sibi triplex hominem partitur et omnes Distrahit humanos affectus, facta, loquelas : Inguinat Allecto serve presepia mentis Affectus pios, sacrumque forinsecat ignem ; Juris precipitat equum in declive Megera Errantesque manus enormibus implicat actis ; Thesiphone linguas agitat scelerumque palude Inficit eloquii currus auriga loquendi. (21) FULGENCE, Mitologiae, 1,7 ; texte latin cité par P. G. Schmidt, op.cit., p.36. (22) OVIDE, Métamorphoses, TV, v.489 sq. Seule demeure l'image de la “langue dardée”, mais pour des raisons fort différentes ! (23) Cette bataifle entre les troupes de la Largesse et celle de l'Avarice apparait comme la transposition allégorique de la grande bataille de la Siésia, décrite par Geoffrey de Monmouth. Aprés les {6tes du couronnement, des ambassadeurs viennent présenter au roi “une lettre de Lucius Hiberius, procurateur de la république, qui somme Arthur de comparaitre a Rome avant ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE 4. Je mois d'aoiit, lui reprochant de ne plus payer le tribut et de s'étre emparé de provinces romaines” (cf. E. FARAL, La légende arthurienne, Etudes et documents. Bibliothtque des Hautes Etudes, Paris, 1929, t.JI, p.281,) Le combat s‘engage dans la plaine de la Siésia, entre Langres et Autun ; Arthur et Gauvain s'y distinguent particulitrement (cf. E. FARAL, op. cit., p.291) Jean de Hanville a conservé certains traits de l'histoire de Geoffrey ; le motif de la guerre (méme si le paiement d'un impot se transforme en vice de cupidité ...), la violence de la bataille, le role d'Arthur et de Gauvain ; mais il marque le caractire allégorique de son tableau en remplagant Lucius Hiberius par Crassus, général malheureux et , surtout, exemple traditionnel d' avarice. (24) Tylos (aujourd'hui Barhein, semble-t-il) est décrite en ces termes par Pline l'Ancien : "I'ile de Tylos, située dans le méme golfe (Le golfe Persique) est couverte de foréts dans sa partie qui regarde l'orient, et ot elle est aussi baignée par la marée (...) ; la méme ile porte aussi des palmiers, des oliviers, des vignes, des figuiers et toute autre espéce d'arbre a fruits. Aucun de ces arbres n'a de feuilles caduques ; elle est arrosée par des sources fraiches et les eaux qu'elle recoit" (Histoire Naturelle, XII, 37-41, passim). Cette remarque a sans doute suggéré I'idée d'un “printemps étemel", image de l'age d'or. Il semble par ailleurs qu'une confusion se soit faite entre Tylos et Thule, limite septentrionale du monde habité. (25) Architrenius, VI, v.19-29. Floridulum mundi thalamum Verisque penates Advenit usque Tylon, ubi numquam Jabitur - absque Preterito presens - plus quam perfecta venustas. Perpetuatur honos rosulis, intacta senecte Lilia pubescunt, senium nec bruma nec estas Advehit et veris eternativa iuventam Floribus ipsa loci deitas nativa perhennat, Hic, ubi planities patulum lunatur in orbem Philosophos serie iunctos circumspicit ; in qua Architas varios excessus explicat ire Et docet, hac mentem Furia vexante, labores. (26) OVIDE, Métamorphoses, I, v.89-150. (27) Architrenius, V1, v.269 sq. : " (Diogéne) préféra un légume blanchi & eau plutét que d'aller tel Aristippe adoucir le tyran de Sicile avec le clinquant de sa langue" Cette remarque s'inspire sans doute d'une anecdote contée par Valére-Maxime (IV, 3, ext.4) : "Pendant son séjour a Syracuse, 42 ARCHITRENIUS DE JEAN DE HANVILLE Aristippe , le voyant laver ses légumes, s'avisa de lui dire : "Si tu voulais faire la cour 4 Denys, tu ne prendrais pas une pareille nourriture ! " - "Et toi-méme, répliqua Diogéne, si tu voulais prendre pareille nourriture, tu ne ferais pas la cour a Denys." (28) Architrenius, I, v.71 sq, Deucalioneum pelagus vel naufraga Pirre Secula non vidi vel, quas solaribus ardens Vector equis radio sicienti sorbuit, undas ; Non me preteritis iacto latuisse diebus Meoniumque senem michi convixisse (...) Johannes (...) Cirre modicum de fonte propinat. Deucalion et sa femme Pyrrha furent les survivants du Déluge ; CF OVIDE, Métamorphoses, 1, v.313-415. Le "vieillard de Méonie" est bien entendu Homére. Cyrtha est une fontaine consacrée 4 Apollon, symbole ici de la sagesse et des arts. (29) Architrenius, VII, v.324 - IX, v.148, passage oi l'on peut reconnaitre la versification d'un traité arabe d'astronomie. S'il est vrai que "la mode de la science musulmane (était) devenue telle en Chrétienté que I'un d'eux, Adélard de Bath, déclara que, pour imposer ses idées personnelles, il les a souvent attribuées aux Arabes" (J. LE GOFF, La civilisation de L’Occident Médiéval, Paris, 1982, 28me édition, p.121), il s'agit bien ici d'un véritable traité, le Liber in scientia astrorum et indicibus motuum caelestium d'Al Fergani (dit Alfraganus) traduit en 1134 & Toléde par Jean Hispalensis de Luna (cf. P, DUHEM, Le systéme du monde, Paris, 1915, t.3, p.178). (30) Architrenius, V, v.279 : “tenerosque Jovis...annos”. (31) Architrenius, V, v.384-429 ; Jean de Hanville s'inspire encore de THistoria regum Britanniae, de Geoffrey de Monmouth. Ce dernier, & partir du Corynaeus de Virgile, (Enéide, VIL, v.227 sq. ; XII, v.289 sq.) invente Corineus, descendant d'Anténor, qui se met a la suite de Brutus lors de son passage en Espagne et va fonder la Comouaille. (cf. E. FARAL, op. cit., t. 1, p.82 sq.). Corineus est un nouvel Hercule, tout occupé a détruire les monstres et les géants qui habitent alors la Bretagne, en particulier Goemagog, "haut de trois fois quatre coudées(...) ; il jeta ce nouvel Anthée du rocher dans la mer : Thetis but le sang qu'il Jui donnait ct s’enivra de ce flot. La mer emporta son corps et Cerbére son ombre", Sur lorigine de ce redoutable géant, cf. E. FARAL, op. cit., t. 1, p. 90. DU DIEU EMASCULATEUR AU ROTEMASCULE: METAMORPHOSES DE SATURNE AU MOYEN AGE. Avec le Roman de la Rose de Jean de Meun, le mythe de l'age d'or fait subitement son entrée dans la littérature frangaise a travers la bouche de Raison, d'Ami et de Genius (1), et le débat critique qu'il a suscité a porté sur Ja dimension subversive du mythe. Pour certains, comme F. Miiller, il tahit une influence averroiste sur Jean de Meun; d'autres, comme P.B, Milan, y voient au contraire un lieu commun de la patristique et du droit médiéval : l'égalité des hommes dans le jus naturale ; enfin, H.G. Walther a analysé le discours d'Ami sur l'age d'or comme une critique indirecte de Thomas d'Aquin, qui, & la suite d'Aristote, inscrit le pouvoir d'hommes sur d'autres hommes dans la nature méme de l'homme (2). Interrogations donc sur la portée du discours mythique (lieu commun ou innovation?) et sur ce qu'il révéle de la personnalité de l'auteur (averroisme, augustinisme...?) et non sur la construction méme de ce discours. Or I'originalité de Jean de Meun réside ici moins dans la description de I'age d'or, qu'il emprunte pour une bonne part & Ovide et & Boéce, que dans son habileté 4 combiner plusieurs mythes: aetas aurea, castration de Saturne, régne de Jupiter, naissance de Vénus. De plus, chez Jean de Meun, au rebours de toute la tradition antique, c'est Jupiter qui émascule Saturne (3), geste qui tout a la fois marque Ia fin de I'age d'or et donne naissance 4 Vénus. Jean de Meun joue de deux maniéres sur les mythes que lui légue l'Antiquité : alliance nouvelle d'éléments jusque-la épars (age d'or et mythe de castration-naissance) et déplacement du geste mythique (ici de la génération du pare A celle du fils). Le mythe hésiodique de l'émasculation d'Ouranos par Cronos (Théogonie, v.176 sq.) parcourt toute I'Antiquité jusqu'aux Commentaires de Servius, en passant par les premiers Peres (4). C'est encore la version que connait Isidore de Séville (5). Or trés curieusement, les auteurs du Moyen Age dans leur grande majorité (Jean de Meun ici ne fait pas figure de novateur) l'ignoreront pour faire de Saturne un roi émasculé par Jupiter. Ce glissement a son origine, du moins pour les écrivains médiévaux, dans les Mythologiae de Fulgence (autour de 500) : Saturne, dit-on, est fils de Pollux, mari d'Ops; c'est un vieillard, ilala téte voilée et porte une faux; ses parties viriles coupées fh METAMORPHOSES DE SATURNE et jetées dans la mer donnérent naissance & Vénus. Ecoutons donc ce qu’en pense Philosophia : Saturne, dit-elle, fut le premier & régner en Italie...(6). Fulgence inspire directement le Mythographus I du Vatican (1, §105), recucil vraisemblablement précarolingien, et un potme mythologique fragmentaire de Baudri de Bourgueil (7). Le Mythographus I , écrit , semble -t-il, dans l'entourage de Rémi d'Auxerre, est le dernier texte occidental & s'en tenir & la seule version hésiodique et classique. Désormais, chez des auteurs aussi différents que Bernard Silvestre, Geoffroy de Viterbe, Jean de Garlande ou Barthélémy I'Anglais (8), sans oublier Jean de Meun, Saturne prend figure de roi, sinon de dieu émasculé. Fulgence a pour ainsi dire prévalu sur tous les auctores : Servius, Augustin, Isidore. Ce qui est important ici pour le devenir de la mythologie au Moyen Age, et cela pourrait se vérifier 4 propos d'autres mythes que celui de Saturne (9), c'est précisément l'absence de toute autorité, qui figerait le discours mythique. Le mythographe médiéval ne cherche pas & retrouver une vérité de la figure de Saturne, qui serait celle de Virgile ou d'Ovide qu'il connait pourtant bien; mais, sous une écriture éloignée de toute préoccupation "archéologique", le mythe vit, se transforme jusqu’a contredire les modéles antiques. Ce n'est peut-étre qu’a la Renaissance que le mythe mourra vraiment, fixé 4 jamais dans les grands ouvrages mythographiques de Giraldi, Conti ou Cartari, qui renouent, nostalgiques, avec I'Antiquité, avec Hésiode et Virgile. Nostalgie qu'ignorait le Moyen Age , parce que I’Antiquité n'y était pas morte, mais y vivait, sourde, menagante et diffuse, 4 ravers Virgile et Ovide, Platon et plus tard Aristote, lus, commentés et glosés sans relache dans les écoles et les universités médiévales (10). Cependant, si les humanistes italiens retrouvent le mythe originel -un exemple célébre figure dans les Stanze de Poliziano-, le Moyen Age n'est pas totalement mort pour eux, et le Saturne émasculé de Fulgence et de Jean de Meun prend place dans Conti ou Giraldi a cété du Cronos hésiodique (11). Inversement, une oeuvre du XIle siécle, le Mythographus I1I d'Albéric de Londres, annonce déja la Renaissance par son souci de prendre en considération toutes les versions du mythe: Selon certains récits (fabulae), Saturne coupa les parties viriles de son pére Caelus et les jeta dans la mer; de leur sang et de Técume de la mer naquit Vénus; ou bien, selon d'autres, il fut Iui-méme castré par son fils et de ses parties viriles jetées dans la mer, Vénus vint au monde. Sur ces contradictions, notre point de vue est cependant identique : qu'il s'agisse des testicules METAMORPHOSES DE SATURNE 45 de Caelus ou de ceux de Saturne, ils représentent, Fulgence en est garant, les fruits de la nature, produits par le temps... Le mythographe continue, en faisant appel & Macrobe, Servius et aux Physici (les Stoiciens) pour expliquer le mythe (12). Ainsi plutdt que d'opposer Moyen Age et Renaissance, il conviendrait de distinguer une tradition savante qui, de Rémi d'Auxerre & Giraldi en passant par le Mythographus II! et Boccace, met en paralléle les deux versions, et une tradition vulgaire, une vulgate en quelque sorte, qui au Moyen Age suit Fulgence et 4 la Renaissance renoue avec Hésiode. Quel sens le Moyen Age a-t-il donné a 'émasculation de Saturne et pourquoi avoir "oublié" si massivement le récit de la Théogenie ? Il faut d'abord noter que le mythe de la mutilation de Cronos par Zeus apparait bien avant Fulgence. Lycophron et Timée I'Historien mentionnent tous deux I'ile de Drépane (Corcyre), ott se trouve la fanx qui aurait mutilé Cronos (13). Mais ce sont les fragments orphiques conservés chez Porphyre et Proclus qui donnent au mythe son plus grand développement. Zeus, sur les conseils de la Nuit, "enivre de miel” Cronos (le vin n'existait pas alors) et profite de son ivresse pour le mutiler (14), Plut6t que d’écart par rapport au mythe hésiodique, il faudrait parler de redoublement du geste mythique : Cronos subit de la part de son fils ce qu'il a fait subir 4 son pére Ouranos, loi du talion en quelque sorte (15). On ne peut donc dire que Fulgence s'inscrit directement dans la tradition orphique, puisqu'il ignore délibérément le crime de Cronos qui est la cause de son chatiment. Ce qui frappe d'emblée a la lecture des Mythologiae de Fulgence, c'est le travail de schématisation qu'il opére sur les mythes antiques. Le portrait de Satume cité plus haut est de ce point de vue éloquent : la figure du pére (Caelus-Ouranos) disparait pour faire place 4 I'énigmatique Pollus ou Pollux (16). Celui-ci n'est en fait qu'un doublet de Saturne, Fulgence expliquant ce nom par I'étymologie Pollus-pollere qui renvoie a l'idée d'abondance et de fertilité attachée & Satume (A saturando Saturnus dictus est ). Elimination de la figure du pére, mais aussi de celle du fils : Jupiter, l'auteur de la mutilation d'aprés les textes orphiques, n'est pas nommé; seul le résultat (cujus virilia abscisa ) compte et la naissance de Vénus. A la structure binaire du mythe hésiodique (Ouranos-Cronos) et temaire du mythe orphique (Ouranos-Cronos-Zeus), Fulgence substitue une figure solitaire et stylisée. En ce sens, il annonce les deux premiers Mythographi Vaticani , ov les dieux et personnages mythologiques se succédent dans leur singularité, juxtaposés a la maniére des animaux d'un Bestiaire ou pierres d'un Lapidaire. 46 METAMORPHOSES DE SATURNE Cette version du mythe présente done sur la version traditionnelle T"avantage” de faire l'économie du dieu Caelus-Uranus, que le Moyen Age oubliera ou presque. En méme temps, et ceci est plus important et explique en partie le tiomphe de Fulgence jusqu’a la Renaissance, cette transformation du mythe assure et renforce la cohérence du personnage de Saturne. Le Saturne médiéval est en effet d'abord un roi de Créte déchu, exilé par Jupiter et condamné a se réfugier dans le Latium (17), roi triste et mélancolique (18). L'masculation s'accorde donc parfaitement au caracttre général du dieu au Moyen Age, a la différence du vieux mythe hésiodique. Le Mythographus! réintroduit la figure de Jupiter, que Fulgence avait effacée, et associe pour la premiére fois exil, émasculation et fin de lage dor: Jupiter, devenu grand, alors qu'un jour Satume sortit pour se soulager, prit son couteau, lui coupa les parties naturelles et les jeta dans la mer; c'est d'elles que naquit Vénus, et bientét Jupiter chassa son pére du tréne. Mais Saturne s'enfuit dans le Latium, en Italie, oii il se cacha (Jatuit ); et, sous le pouvoir de Jupiter, le monde cessa d’étre dans l'age d'or, que jusqu’a lui on avait appelé ainsi A cause de la simplicité de la vie des hommes(19). La perte du pouvoir sexuel n'est qu'un prélude a la perte du pouvoir politique. De plus, ce roi doublement dépossédé est en harmonie avec la planéte Satume, comme chez Rémi d'Auxerre: Satume est représenté avec une tristesse extréme, soit parce qu'il a €1é chassé de son royaume et castré par son fils, soit parce que sa planéte est extrémement lente, accomplissant sa révolution pendant trente ans (20). Discours mythologique et discours astonomique se rejoignent autour de la figure du roi mutilé et triste. Si le Moyen Age soumet les mythes de I'Antiquité & un travail de stylisation, s'il cherche & harmoniser les différents visages du dieu Saturne pour Jui donner la cohérence d'un individu, c'est en vue de le moraliser. La schématisation est a la fois le prélude et la condition de la moralisation. Le texte de Fulgence est ici encore révélateur : le portrait de Saturne - le "on dit" (dicitur) - laisse place & un discours technique, qui est & Ia fois un jeu sur les étymologies (1a parenté entre Saturne, Pollus son pére et Ops son épouse est sémantique avant d’étre mythique), un exposé evhémériste (Saturne, le premier roi d'Ttalie) et une allégorisation naturaliste 4 la maniére. METAMORPHOSES DE SATURNE. 47 stoicienne (Saturne comme allégorie des fruits de la terre). La Fabula cide la parole & Philosophia , ou, pour reprendre une terminologie grecque que J.P. Vernant a abondamment explicitée, le muthos s'efface devant le togos(21). C'est déja la distinction que fait Macrobe au sujet du méme Saturae, lorsqu'il oppose les mythici qui par leurs fictions écartélent la figure du dieu en tous sens - Saturnum fictionibus distrahunt - aux physici qui cherchent 4 la ramener A une certaine vraisemblance - ad quamdam verisimilitudinem revocant (22). C'est bien ce souci de la verisimilitudo qui explique le succés de la métamorphose de Saturne en roi émasculé au Moyen Age et ouvre la voie & sa moralisation. Comment moraliser ce geste castrateur? Comment et de quoi le rendre exemplaire? L’Antiquilé, ici encore, a fait les premiers pas et nous retrouvons chez les écrivains latins les échos des théses stoiciennes qui assimilent les dieux aux forces de la nature, La castration de Caelus offre ainsi des explications variées et méme opposées; selon le De Natura Deorum de Ciceron (23), elle est signe d'une génération autonome: Caelus, qui est le Feu, engendre tout par lui-méme, sans avoir besoin de la copulation et de l'organe de la génération. Varron, au contraire, y voit une image de la stérilité du Ciel en opposition Ia figure de Saturne, dieu agraire; chez, Servius (24), la mutilation de Caelus est comme la condition de toute création (Nisi umor de caelo in terras descenderit, nihil creatur). Méme si le Moyen Age connait ces conceptions a travers Isidore, il ne les reprendra et ne les developpera guére pour la simple raison qu'en écartant, & la suite de Fulgence, la figure de Caclus, il se privera de ces spéculations cosmologiques. Quant a la moralisation de Philosophia chez Fulgence, elle est en un sens encore plus fantaisiste que la fabula elle-méme: Voici pourquoi l'on dit que Saturne a été castré : toute la force contenue dans les fruits, lorsqu'on les a coupés et jetés dans les humeurs du corps, ne peut que donner naissance au plaisir, tout comme dans la mer est née Vénus (25). Fulgence cite plus loin le vers de Térence qui élucide ce passage : Sine Cerere et Baccho friget Venus (26). Baudri de Bourgueil, Bernard Silvestre, le Mythographus II] et méme Boccace reprendront telles quelles ces considérations gastriques plutét surprenantes a propos d'un mythe de castration (27). En fait, il faudra attendre l'Ovide Moralisé pour que le mythe retrouve une dimension cosmologique, malgré I'absence de Caelus. Lantagonisme entre Satume et Jupiter est d'abord astronomique; 4 Saturne, quiest de froide complexion et de nuisible nature soppose Jupiter : 48 METAMORPHOSES DE SATURNE Cil est plains de benignité Et d'atempree qualité: Pour ce fu la fable trouvee Quill aa ses sougés donee Loy de vivre a lor franc voloir. Cil seult amendir et toloir La malice et la cruauté De Saturnus, plains de manté, Quar il li tault lengendreiire: De noif, de grelle et de froidure, Quant il est prez voisins de Jui : Ce dist le livre ou je le lui. Pour ce faint Ja fable, sans faille, Que les genitaires li taille (28). Ce qui y a d'intéressant dans cette allégoric, c'est que le mythe que I'auteur moralise est totalement absent des Métamorphoses; autrement dit, le développement de Ja glose est tel qu'elle n'est plus un simple produit du mythe (ici du mythe ovidien), mais elle est elle-méme productrice de mythes nouveaux. Ce "dépassement" du mythe par la glose ne fera que s'accentuer an fur et 4 mesure que Je clerc de Troyes avancera dans son entreprise de moralisation, les fables et les mythes adjacents étouffant littéralement le texte d’'Ovide (29). Deux écrivains contemporains de I' Ovide Moralisé abordent le mythe dans une optique différente et méme nouvelle, tout en l'insérant dans un cadre analogue, celui de 1a glose d'un texte antique : le franciscain d'Oxford J. Ridewall dans son Fulgentius Metaforalis (v.1330) et Pierre Bersuire dans son Ovidius Moralizatus (v.1342). Chez Ridewall, la moralisation obéit 2 une méthode stricte, presque scholastique; aprés avoir exposé les caractéristiques ( proprietates ) des divinités paiennes sous forme de petits vers caractéristiques qu'il emprunte & Martianus Capella et & Fulgence, il les analyse et moralise une & une selon une allégorie directrice ( Saturne- Prudentia et ses trois enfants: Junon-Memoria, Neptune-/ntelligentia, Pluton-Providentia ). La castration de Saturne, qui est une des sept “propriétés" du dieu, devient ainsi le refus de la voluptas carnis par Prudentia : le sage doit étre chaste (30); point extréme de la moralisation, oi la mutilation devient par un renversemént complct, l'image d'une vertu chrétienne, oii le mythe est vidé de sa substance au profit d'un discours sans originalité sur les qualités du sage et les facultés de esprit, Bersuire (31), tout en repronant Ridewall - Saturnus prudenciam METAMORPHOSES DE SATURNE, 4g signat (...), castratus debet esse quia actus venereos debet horrere -, dépasse en méme temps ce quiil y a d’artificiel et d'extérieur chez son prédécesseur pour retrouver un sens profond au mythe et ce sens, chez lui, sera politique. Bersuire, aprés avoir distingué quatre types d'exégése: litteraliter (Saturne la planéte), naturaliter (Saturne le Temps & partir de Cronos-Chronos), historialiter (Saturne roi de Créte) et enfin allegorice, développe longuement cette derniére : Satume est alors Ja figure d'un prélat ou tyran puissant et injuste, dépossédé de son pouvoir par un de ses ministres ou sujets; cette allégorie peut trés bien étre inversée et ainsi Saturne devient la figure du roi juste privé de son pouvoir par des sujets injustes. Le jeu allégorique 4 double sens auquel se livre Bersuire, ne fait que refléter ambivalence de la figure de Saturne a travers tout le Moyen Age : Saturne malveillant de I'astrologie, Saturne roi bienveillant de J'age d'or. Quant 4 Texégése politique du mythe d'émasculation-éviction de Satume par Jupiter, Bersuire n'est pas non plus le premier A la pratiquer, le Roman de la Rose en témoigne (32). L'on peut méme dire que le Moyen Age, en faisant du couple Saturne-Jupiter (et non plus Caelus-Saturne) les acteurs du geste mythique, déplace le sens général du mythe du cosmologique au politique. Cette lecture politique du mythe s'explique d'abord par I'importance de l’évhémérisme au Moyen Age. Des trois grandes traditions -historique, physique, morale- que les écrivains médiévaux ont suivies pour expliquer les mythes et dieux paiens (33), c'est bien la premiére qui a triomphé. Satumme et Jupiter, avant d'étre le Temps et le Feu de Fulgence ou la Prudentia et la Benevolentia de Ridewall et Bersuire, sont d'abord des rois bien réels. Cronos, dans Ja mythologie grecque, est le prototype méme du basileus , celui qui a précédé Zeus dans la domination du monde; il est le premier a étre couronné selon Tertullien, dans son De Corona (34). De plus, le livre VIM de I'Enéide joue, on I'a vu, un r6le essentiel dans la conception évhémériste du Saturne médiéval : Saturne fuit son pére et se réfugie dans le Latium pour y rgner et y instaurer 'aurea aeias . Saturne préfigure a la fois Enée fuyant Troie en flammes et Auguste, dont le régne sera un nouvel Age d'or. Le Saturne de Virgile, qui, il faut le noter, disparait d' Eneas , est donc bien un souverain temporel, le premier qui rassembla les populations éparses du Latium et leur donna des lois (composuit legesque dedit ). Primanté de Saturne dans l'ordre de la royauté qui I'a fait souvent mettre en paralléle avec Adam, premier homme. Dans la célébre Ecloga du pseudo-Theodulus (35), qui ne serait autre que Godescalc (milicu du IXe si&cle), un débat, arbitré par Fronesis, met aux prises Pscustis, qui expose des mythes paicns, et Alithia, qui lui oppose des événements analogues 50 METAMORPHOSES DE SATURNE, tirés de la Bible; le dialogue s‘ouvre sur l'exil de Satumne, auquel Alithia répond par l'expulsion d'Adam du Paradis. Bernard d'Utrecht (dernier quart du Xie siecle), dans son commentaire de 'Ecloga, précise la relation entre ces deux figures primordiales : En premier lieu sont donc introduits Saturne et Adam, qui furent les premiers 4 commettre une faute, celui-la d'idolatrie et celui-ci de désobéissance, et ils perdirent ainsi, l'un la royauté terrestre A cause de son fils, et I'autre Ja royauté céleste a cause de son épouse (36). Idolatrie de Satume, car, selon les Péres et la doctrine évhémériste, il s'est fait adorer par ses sujets comme Dieu lui-méme, d'oti sa divinisation; de plus une vieille tradition, transmise par Isidore (37), assimile Saturne @ Belus (Baal), premier roi des Assyriens et premier a s‘étre fait représenter et adorer sous forme de statue, Cette mise en paralléle d'Adam et de Saturne, du Paradis et de l'Age d'Or, que nous retrouvons encore dans I'Ovide Moralisé (v.801sq.), n'est pas le seul type de rapports qu'entretiennent ces deux figures au cours du Moyen Age. Chez Geoffroy de Viterbe en effet, le lien est génétique. Dans ses deux grandes oeuvres de généalogie a la gloire de Frédéric I, dont il était le chapelain, et du nouvel impérialisme, le Speculum Regum et le Pantheon (38), Geoffroy donne libre cours 4 un fantaisisme délirant : Nemrod, descendant d'Adam par Noé, est le premier roi (il regne 4 Babylone) et a huit fils dont Crés, roi €ponyme de Ia Créte; Crés engendre Célius, contemporain d'Isaac, Célius Saturne, Saturne Jupiter (primus rex Atheniensis ) et ainsi de suite jusqu’a Frédéric I, en passant par Dardanus, Enée, Jules César, Charlemagne... Le rapport ici n'est plus horizontal, mais vertical : Adam n'est plus un autre Satume, ou un Saturne moralisé, mais il devient son ancétre. Saturne n'est plus, comme dans I'Ecloga Theoduli, rejeté dans la fansseté de la fabula (discours de Pseustis) par la vérité de 'historia (discours d'Alithia sur Adam), mais il est lui-méme intégré dans une dynastie royale, absorbé dans une histoire. La castration nest plus qu'une péripétie dans la succession au trone, une ruse de Jupiter pour éliminer tout héritier potentiel et s'assurer ainsi le pouvoir (Patrem suum Saturnum castravit, ut sic heredem alium generare non posset ). Mais ce que la figure de Satume gagne en vérité et en réalité concréte, elle le perd en primanté; projeté dans une histoire, qui est celle d'une race, celle des rois, Satume devient un souverain parmi d'autres et perd sa place primordiale mythique au profit de Nemrod, & qui Dieu a confié la royauté, pour qu'il punisse les coupables et venge Dieu sur terre (39). Renard le Contrefait (40) METAMORPHOSES DE SATURNE 51 hérite de ces traditions diverses : le roi civilisateur, qui est en méme temps un roi maudit, parce qu'il met fin a l'age d'or, est tantét Nemrod (v.8125sq_), tant6t Satumne (v.19877), voire méme Saiil: Le poeuple requist roy avoir, Combien qu'il ne fist pas sgavoir : Ung grant vilain entre eulx eslirent, Et tous ensenble en accord dirent Qui fu roy, et ot nom Sai. Mieulx leur vaulsist estre teti : De toutes libertés s'osterent, Et en servages se bouterent (v.3399-3406).. Ce grand vilain nous rappelle le vers fameux du Roman de la Rose : Un grant vilain entr’eus eslurent (v.9579), mais malgré cet Echo manifeste a Jean de Meun, la perspective, nous le verrons, a changé. Si nous confrontons le mythe de la mutilation de Saturne par Jupiter dans le Roman de la Rose la triple tradition physique, historique et morale de ses exégétes médiévaux, l'originalité de Jean de Meun apparait immédiatement (41). Saturne n’est ni le Temps, ni une allégorie des fruits de la terre, comme chez Fulgence. L'émasculation n'est pas un mythe cosmologique de fertilité retrouvée ou de stérilité brisée, a la maniére des Stoiciens. Saturne n'est pas plus une allégorie de la Sagesse ou de la Prudence, comme le développe Neckham (42) ou Ridewall, mame si Raison et Génius défendent, chacun A sa maniére , Saturne contre Jupiter; Jean de ‘Meun juxtapose les figures mythiques et les dieux antiques aux personnages proprement allégoriques, sans chercher a les faire coincider et comme pour nous décourager de toute lecture allégorique des premiers. Enfin la perspective historique fait totalement défaut @ Jean de Meun. Dans le discours de Raison, Saturne n'est pas méme présenté comme un roi; c'est la Justice qui régne et Satume ne sert que de repére chronologique : Joutice, qui jadis regnoit, Au tens que Saturus vivoit, Cui Jupiter coupa les coilles, Ses filz, con se fussent andoilles (Mout ot ci dur filz et amer), Puis les gita dedanz la mer, Done Venus la deesse issi (v.5505-5511)(43). 52 METAMORPHOSES DE SATURNE Dans le discours de Genius, Saturne est un roi, mais un roi qui tenoit les dorez aages (v.20003); ce n'est le roi d'aucun pays, et 'indétermination se prolonge avec Jupiter qui est sires du monde (v. 20058). Jean de Meun refuse en bloc toute Ja tradition évhémériste et virgilienne d'un Saturne exilé de Créte en Italie, L'auteur de Renart le Contrefait , en reprenant ce mythe & son prédécesseur, l'intégre dans un cadre historique et géographique précis : Saturne, mutilé par son fils, quitte la Gréce (ou Macedone) oi il régnait, Povre, mendiant et moult vil. Et s'en fuy en la contrée Ou Romme fu premier fondée. (.) Ainsi rengna en Ytalie Saturnus trestoute sa vye. Aprez sa mort, rengna Titus Qui ot esté filz Saturnus, Qu'il ot avec lui amené De Grece, quant il fu pené. Aprez Titus son filz Janus En seignourie fu tenus. Salomon en ce temps rengnoit; Roy de Jherusalem estoit (v. 19882-19884; v.19943-19952), Histoire profane et histoire sacrée se rejoignent et se superposent : Salomon est contemporain de Janus, David de Titus et Saiil de Saturne; la royauté apparait ainsi au méme moment en Italie et en Israél (44). Jean de Meun, en refusant 4 Saturne et a Jupiter tout enracinement spatial ou temporel, redonne au mythe une force qu'il avait perdue chez Fulgence et ses successeurs médiévaux ou chez les historiographes comme Geoffroy de Viterbe : Saturne ne peut étre réduit 4 une allégorie physique ou morale, ou A un roi d'Ttalie. Le mythe de la mutilation, que Jean de Meun associe indissolublement a celui de la fin de I'age d'or -combinaison qu’avait esquissée avant lui, on I'a vu, le Mythographus I - occupe une place essentielle dans le Roman de la Rose : inséré dans les deux grands discours qui encadrent l'oeuvre, celui de Raison et celui de Genius, il est rappelé en filigrane par Ami (v.8325 sq.) et la Vieille (v.13845sq.), sans que Saturne soit directement évoqué. Le mythe de la fin de l'age d'or n'est ainsi le privilége d’aucun camp : les quatre personnages se rejoignent, malgré leur rivalité, sur I'éloge de la vie et des amours primitives, éloignées de toute use ou convoitise. Si le mythe réalise 'unanimité des différents METAMORPHOSES DE SATURNE 53 protagonistes du Roman de la Rose, alors méme qu'il est en porte-a-faux par rapport aux explications allégoriques et historiques traditionnelles au XIe sitcle, c'est qu'il a pour Jean de Meun une valeur génétique. Le mythe n'a pas un sens a l'intérieur de la sphére de la Nature, de la Morale, du Politique ou dé I'Histoire, mais il explique comment les trois demiéres apparaissent partir de la premiére et contre elle. L'émasculation est en quelque sorte le degré zéro de l'atteinte a l'ordre de la Nature : Ainz porroie ma langue user Que I'escoilleiir escuser De tel pechié, de tel forfet, Tanta vers Nature forfet. (v.20049-20052) Liégalité naturelle entre les hommes disparait et fait place & I'injustice : juges et rois sont nécessaires pour punir les coupables et faire régner la Justice, mais eux-mémes abusent de leur pouvoir, comme le montre Thistoire de Virginie (v.5559 sq.). La Loi s'impose & tous, celle de Jupiter, sires du monde (v.20065-20270), celle qui a condicionnees les femmes, Qui les oste de leur franchises Ou Nature les avoit mises (v.13847-13848). L'age d'or, pour Jean de Meun, est un Age sans roi ni loi, et ceci explique le refus de toute la tradition évhémériste du Saturne venu de Gréce civiliser les Italiens, leur apprendre I'agriculture, I'usage de la monnaie, de I'écriture et leur donner des lois. L'auteur transfére tous ces aspects sur Jupiter et fait de Saturne un roi sans royaume et sans pouvoir, régnant sur un ge ( les dorez aages ) et non sur un espace. Avec Jupiter et la royauté, naissent la Morale et la Justice, car les hommes sont devenus injustes, nait I'Histoire, qui est d'abord celle des rois, de leurs guerres suscitées par leurs convoitises et leurs désirs: Jadis au temps Helene furent Batailles que li con esmurent Dont cil a grant douleur perirent Qui por eus les batailles firent (v.13893-13896). Enfin, avec Jupiter, le Temps et la Nature elle-méme sont soumis & une division : au printemps éternel et sans histoire de l'age d'or, Jupiter substitue les quatre saisons. Ainsi le geste de la mutilation est répété pour tout ce qui constituait l'age de Satume : la terre est brisée par le soc des Sh METAMORPHOSES DE SATURNE, charrues, la mer par la prove des navires, et Jupiter «Quant au regne s'a Les aages d'or depeca (v.20167-20168). Segmentation, dépécement, démembrement du temps, de l'espace, de Thumanité, qui n'est que !'autre versant de la loi de Jupiter : le nomos grec étant a la fois la loi ct la division, le décret et le découpage. Jean de Meun occupe donc une place parfaitement originale dans la mythographie médiévale du dieu Sature. Il dépasse a la fois le schématisme allégorique de Fulgence, de Ridewall ou de !Ovide Moralisé , et la fantaisie des généalogies de Geoffroy de Viterbe. Chez eux, qu'ils soient ses prédécesseurs ou ses successeurs, le mythe est en quelque sorte absorbé dans un discours sur la nature, sur la sagesse ou sur les planetes, ou dans un récit pseudo-historique : I'allégorie ou I'historiographie nie le mythe dans le moment méme oii elle s'en empare; le logos étouffe le mythos. Chez Jean de Meun, le mythe retrouve une fonction proprement platonicienne : dire ce qui est en dega ou au dela du logos , et ici plus précisément dire ce qui est avant I'Histoire, avant la Loi, avant la Morale, pour montrer comment et par quelles mutilations elles sont advenues. Singularité de Jean de Meun, qui est encore renforcée, si l'on met en paralléle les vers du Roman dela Rose avec un autre grand mythe d’émasculation de la littérature francaise des XTle et XIlle siécles, celui du roi gardien du Graal, Roi Pécheur le plus souvent, mythe aux contours flous, comme si le silence de Perceval pesait sur sa formulation. Certes, chez le roi du Graal, comme chez Saturne, la perte du pouvoir sexuel n'est qu'un redoublement de celle du pouvoir royal, la terre du Roi Pécheur perd sa fertilité et est livrée & Ja guerre et aux aventures douloureuses tout comme le royaume de I'age d'or. Mais la ressemblance s‘arréte 1a : le Roi Pécheur attend son rédempteur, Perceval, qui par sa parole et ses questions lui apportera la guérison, alors que Saturne est & jamais mutilé, Du Graal a la Rose le rapport du discours au mythe s'est inversé : la mutilation du Roi Pécheur brise un ordre que le logos de Perceval devra restaurer; celle de Saturne instaure un ordre, celui du logos de Jupiter, discours du pouvoir et discours primordial aprés un Age d'or sans histoire et sans parole (ce n'est que Jupiter gui mist nons et nombre aus esteles, v.20110 ), discours du commandement METAMORPHOSES DE SATURNE 55 et du commencement, "archéologie" en somme, que Jean de Meun oppose & Teschatologie des romans du Graal. Jean Marie FRITZ NOTES (1) JEAN DE MEUN, Le Roman de. la Rose, ed. F. LECOY, Paris, CEMA, 1965-1970, v.5505 sq.; v.8325 sq.; v.20002 sq. SIMUND DE FREINE, 8 la fin du XIle siécle, évoque rapidement le mythe dans le Roman de Philosophie (v.653-663 de I'éd. J.-F, MATZKE, Paris, 1909), mais il s'agit d'une adaptation libre du De Consolatione de BOECE (en Yoccurrence du metrum V du livre ID) plutot que d'une oeuvre originale. (2) F. MUELLER, Der Rosenroman und der lateinische Averrotsmus des 13. Jahrhunderts, Frankfurt, 1947. PB. MILAN, The Golden Age and the Political Theory of Jean de Meun : A Myth in Rose Scholarship, dans Symposium, 23, 1969, p.137-149. H.G. WALTHER, Utopische Gesellschaftskritik oder satirische Ironie ? Jean de Meun und die Lehre des Aquinaten idber die Entstehung menschlicher Herrschaft,, dans Miscellanea Mediaevalia 12 (Soziale Ordnungen im Selbstverstandnis des Mitelalters ), Berlin - New-York, 1979, p.84-105. (3) Dans le discours de Raison (v.5506-5507) et celui de Genius (v. 20006). (4) SERVIUS, Jn Verg. Georg. , Il, 406 (éd. G. THILO, Leipzig, 1887), In Verg. Aen. , Ill, 707 et V, 801 (éd. G. THILO- H. HAGEN, 2 vol., Leipzig, 1881-1884). TERTULLIEN, Ad Nationes , Ul, 12 (PL 1, c. 674); LACTANCE, Divinae Institutiones ,I, 12 (éd. S. BRANDT - G. LAUBMANN, CSEL 19, Wien, 1890 , p. 48 ); AUGUSTIN, De Civitate Dei, Vil, 19 (6d. B. DOMBART - A. KALB, Bibl. August. 34, Paris, 1959, p.174 ). (5) ISIDORE, Etymotogiae , VII, 1, § 32 et § 77-79 (6d. M. LINDSAY, Oxford, 1911), repris tel quel par RABAN MAUR dans son De Rerum Naturis XV, 6 (PL 111, ¢. 428 et 432). 56 METAMORPHOSES DE SATURNE (6) Saturnus Polluris filius dicitur, Opis maritus, senior, velato capite, falcem ferens; cujus virilia abscisa et in mari projecta Venerem genuerunt. Ttaque quid sibi de hoc Philosophia sentiat, audiamus. Tum illa : Saturnus primus in Italia regnum obtinuit...(éd. R. HELM, Leipzig, 1898, p. 17). Sur le probléme des deux Fulgence, voir P. LANGLOIS, "Les oeuvres de Fulgence, le Mythographe et le probléme des deux Fulgence", dans Jahrbuch fiir Antike und Christentum , VII, 1964, p. 94-105, qui soutient la thése de I'unicité, (7) G.H. BODE éd., Scriptores rerum mythicarum Latini tres Romae nuper reperti , Cellis, 1834, BAUDRI DE BOURGUEIL, Poéme CCXVI de Yéd. P. ABRAHAMS, Paris, 1926, p.274. (8) Myth.{I 30 (Bode, p. 84 ). BERNARD SILVESTRE, Commentum super sex libros Eneidos Virgilii (6d. J. W. JONES et E.R. JONES-LINCOLN, London, 1977, p. 10). GEOFFROY DE VITERBE, Speculum Regum, v. 105 (éd. G. WAITZ dans Mon. Germ. Hist. , SS XXII, Hannover, 1872, p.36 ). JEAN DE GARLANDE, Integumenia Ovidii, v. 71-72 (6d. F. GHISALBERTI, Messina- Milano, 1933, p.40). BARTHELEMY L'ANGLAIS, De Rerum Proprietatibus, VII, 23 (Frankfurt, 1601, reprint 1964, p.400). (9) Irait dans le méme sens le prologue du Roman de Troie (éd. L. CONSTANS, 6 vol., Paris, 1904-1912 ), qui condamne Homére ( Ne dist pas sis livres veir , v. 51) pour réhabiliter le soi-disant témoin oculaire de la guerre de Troie, Darés (De l'estoire le veir escrist , v. 116). (10) Sur cette survivance sourde de l'Antiquité au Moyen Age, voir E. PANOFSKY, La Renaissance et ses avant-courriers dans l'art d'Occident,, Paris, 1976 (Stockholm, 1960 pour I’éd. anglaise originale), p. 91-95. (11) A. POLIZIANO, Stanze per la giostra di Giuliano de‘Medici ,1, st. 97-99 (éd. V. PERNICONE, Torino, 1954, p.46-47) : castration de Célius et naissance de Vénus. L. G. GIRALDI , De deis gentium varia et multiplex historia (64. J. JENSIUS, Leyde, 1696, p. 135). N. CONTI, Mythologiae (Venise, 1568, p. 28 ). (12) Habent quoque fabulze, vel hunc patris sui Caeli virilia abscidisse, et abscissa in mare jecisse, et ex ipsorum cruore spumaque maris Venerem natam esse; vel ipsum a filio castratum fuisse, et de ipsius itidem virilibus, in mare missis, Venerem provenisse. De hac tamen diversitate nonnisi idem METAMORPHOSES DE SATURNE. 57 sentimus; iesticuli utriuslibet abscissi fructus naturales, quos tempora producunt, teste Fulgentio, designant ( Myth. III , 1,7; Bode, p.155). Pour une mise au point et une bibliographie récente sur les auteurs et les dates des trois Mythographi Vaticani , voir Yarticle de R. M. KRILL dans Manuscripta , 23, 1979, p.173-177. REMI D'AUXERRE déja juxtaposait les deux versions dans son Commentaire de Martianus Capella (éd, CE. LUTZ, 2 t., Leiden, 1962-1965): t. I, p.73 pour la version de Saturne émasculé et t. II, p. 65 pour la version de Saturne émasculateur. (13) LYCOPHRON, Alexandra , 6d. C. VON HOLZINGER, Leipzig, 1895, v.761-763. TIMEE L'HISTORIEN, dans Scholia in Apollonii Argonautica ,1V, 984 (éd. C. WENDEL, Berlin, 1935, p.302). (14) Fragment 154 de l'éd, O, KERN, Orphicorum fragmenta , Berlin, 1922. J. Letrouit, que je remercie ici, a porté mon attention sur un témoin encore plus ancien, un commentaire & une Théologie d'Orphée rédigé dans la seconde moitié du IVe sidcle av. J.C. et retrouvé sur un papyrus & Derveni en 1962 (éd. pirate hors pagin. a la fin de la Zeitschrift fiir Papyrologie und Epigraphik , 47, 1982, en partic. col. 1X). (15) Cronos est temndn kai temnomenos dans Orphée-Proclus (6d. Kern, fragment 137 ). Les Scholies au vers 273 de I'Ibis d'OVIDE (éd. A. LA PENNA, Firenze, 1959, p.34) citent les-vers d'un obscur Callixto ou Callisthenes , qui vont dans le méme sens: Saturmus, credens unum laesisse parentem, Tres, non tantum unum, laeserat ille patres. Non impune tamen: nam parte est laesus eadem Poenamque a nato, quam dedit, ipse tulit. (16) Plusieurs explications ont été proposées : altération de Polus , le Ciel (Ouranos ); corruption de Tellus , la Terre (Gé ), mere de Cronos... (17) Le texte fondamental pour les écrivains médiévaux et pour la tradition évhémériste est évidemment le livre VIII de l'Enéide (v.319 sq). (18) Sur Satume et la mélancolie au Moyen Age et a la Renaissance, voir surtout R, KLIBANSKY, E. PANOFSKY et F. SAXL, Saturn and Melancholy. Studies in the History of Natural Philosophy, Religion and Art , London, 1964. Cette étude n’aborde cependant pas Ja tradition orphique et médiévale du Saturne mutilé par son fils. 58 METAMORPHOSES DE SATURNE (19) Juppiter adultus, quum Saturnus quodam die ad usum corporis exiret, illato cultro amputavit naturalia ejus, quae in mare projecit, ex quibus Venus nata est; et mox Juppiter patrem regno expulit. Sed Saturnus in Latium in Italiam fugit, et ibi latuit, et desierunt aurea esse saecula sub Jovis imperio, quae usque ad eum, ob simplicem vitam hominis, aurea dicta fuerant ( MythI , §105; Bode, p.34). (20) Maestissimus autem fingitur vel quia pulsus regno est et castratus a filio, vel etiam quia sidus ejus tardissimum est, nam XXX annis suum circulum peragit (Commentum in Martianum Capellam, t. I, p.73). (21) Voir en particulier J-P. VERNANT, Mythe et société en Gréce ancienne, Paris, 1981, p.196-217. (22) MACROBE, Saturnalia, I, 8, §6 (éd. J. WILLIS, Leipzig, 1970). (23) CICERON, De Natura Deorum , Il, 64 (6d. et trad. de M. VAN DEN BRUWAENE, Latomus 154, Bruxelles, 1978, p.91) : Caelestem enim altissimam aetheriamque naturam id est igneam quae per sese omnia gigneret vacare voluerunt (Graeci) ea parte corporis quae conjunctione alterius egeret ad procreandum, (24) VARRON est cité par AUGUSTIN, De Civitate Dei ,VI, 19 (Ed. citée, p.174). Voir aussi ISIDORE, Etym., VIM, 11, §32 (d. citée) : Hunc Coeli patris abscidisse genitalia dicunt, quia nihil in caelo de seminibus nascitur. SERVIUS, In Verg. Georg. , Il, 406 (6d. citée) est repris par le méme ISIDORE (VII, 11, §77-79). MACROBE (Sat.,1, 8, §8-9, éd, citée) présente une version plus élaborée : la castration de Caelus et le la naissance de Vénus signifient le passage de la fertilité par Tumor venu du ciel a la génération per coitum . (25) Castratus dicitur, quod omnes fructuum vires abscisae atque in humoribus viscerum velut in mare projectae, sicut illic Venerem, ita et libidinem gignant necesse est (FULGENCE, éd. citée, p.18 ). (26) FULGENCE, ibid., p.40. TERENCE, Eun., 732. Sur le caractére hétéroclite et le cours hasardeux des moralisations de FULGENCE, voir P. DEMATS, Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale , Genéve, 1973, p.55-60. (27) Pour les trois premiers auteurs , voir les notes (7), (8) et (12). Pour METAMORPHOSES DE SATURNE. 59 BOCCACE, voir Genealogia deorum gentilium , III, 23 (éd. V. ROMANO, 2t, Bari, 1951; tI, p.150). (28) Ovide Moralisé , I, v.777-790 (6d. C. DE BOER, 5 vol., Amsterdam, 1915-1938; vol.I, p.78). GUILLAUME DE CONCHES, dans son De Philosophia Mundi, avait déja esquissé une interprétation astrologique de Texil de Saturne par Jupiter (PL 172, col.63). (29) Sur ce dépassement du mythe par la glose, voir P. DEMATS, op. cit., p.61-105 (p.102-103 pour le mythe de ‘Saturne). (30) Fulgentius Metaforalis, éd. H. LIEBESCHUETZ, Leipzig, 1926, p.77-78. (31) BERSUIRE, Ovidius Moralizatus, étude et éd. partielle de F. GHISALBERTI dans Studi Romanzi, 23, 1933, p.5-136. Pour la moralisation de Satume, voir p.90-94. (32) De plus, Jean MOLINET, dans son Roman de la Rose Moralisé , reprend Bersuire, comme suffit 4 le montrer le titre du chapitre XXVII : histoire de Jupiter qui couppa les genitores de Saturne son pere est semblable aux modernes coadjuteurs de nos prelats, ausquels ils ostent, detrenchent et decouppent leur virile substance (£°39 de Véd, de Lyon, 1503). (33) Voir J, SEZNEC, La survivance des dieux antiques , Londres, 1939, p.13 sq. (rééd. Paris, 1980). (34) TERTULLIEN, De Corona, VII : Saturnum Pherecydes ante omnes refert coronatum (PL 2, col. 85A). (35) Ed. dans R.P.H. GREEN, Seven Versions of Carolingian Pastoral, Reading , 1980, p.26-35. (36) BERNARD D'UTRECHT, Commentum in Theoduli Eclogam, éd. R.B. HUYGENS, Spoleto, 1977, p.32 : Primi igitur inducuntur Saturnus et Adam, qui primi errorum causa fuerunt, hic idolatriae, ille inobedientiae, et regnum amiserunt, alter terrenum per filium, alter celeste per conjugem. (37) ISIDORE, Etym., VII, 11, §23 : Bel idolum Babylonium est, quod interpretatur vetus. Fuit enim hic Belus pater Nini, primus rex Assyriorum, quem quidam Saturnum appelant. Voir aussi JEAN DE GARLANDE, op. 60 METAMORPHOSES DE SATURNE cit., v-79-80 : Primo formavit statuam sibi Belus ut illam Servus adoraret, paruit ergo timor. (38) GEOFFROY DE VITERBE, Speculum regum . éd. citée, v.100-135 (p.36-37) pour la figure de Satume. (39) Ultor ut ipse Dei puniat acta rei / Sic regi dat regna Deus ( Speculum Regum , v.18-19). (40) Ed. G. RAYNAUD- H. LEMAITRE, 2 vol., Paris, 1914, (41) Le mythe de Ia castration de Satume a fait Tobjet de deux articles récents : T,D, HILL, "Narcissus, Pygmalion and the castration of Saturn. Two mythographical themes in the Roman de la Rose", dans Studies in Philology , LXXI, 1974, p. 404-426 et R. KAUKE, “Jupiter et Satume chez Jean de Meun", dans Romanistische Zeitschrift fir Literatur geschichte, U1, 1978, p.258-263; mais ni I'un, ni l'autre ne resitue Je texte de Jean de Meun par rapport aux exégéses de ses prédécesseurs ou contemporains. (42) Alexandre NECKHAM, De naturis rerum , 1,7 (éd. T. WRIGHT, London, 1863, p.41), qui met en paralléle les sept planétes et les sept dons du Saint-Esprit. L'origine en est néo-platonicienne (voir KLIBANSKY-PANOFSKY-SAXL, op. cit., p.166). (43) Nous choisissons pour le vers 5506 la version du man, BN fr 25523 (celui de I'éd. D. POIRION, Paris, 1974), vivoit , plut6t que celle de I'éd. LECOY, regne ot (BN fr 1573) . (44) Voir P.-Y, BADEL , Le roman de la Rose au XIVe siécle. Etude de la réception de Voeuvre , Genve, 1980, p.232-235. LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE, AVATAR DU MYTHE: FORTUNE, RAISON, NATURE ET MORT CHEZ JEAN DE MEUN Les rapports entre mythe et allégorie sont anciens (1). La rationalisation du mythe est la fonction originelle de l'allégorése, depuis Tuponoia des Grecs qui adaptent les fables sur les dieux aux exigences de la philosophie, jusqu’a lintegumentum du XIle sidcle, qui relit les podtes antiques selon celles de la théologie. Mais face au mythe, I'allégorie n'est pas uniquement réductrice. Sa mise en scéne totalisante, par la métaphore et la personnification, en fait le mode d'expression privilégié des concepts et images qui relévent généralement de la pensée mythique, lorsque le mythe en tant que tel n'a plus de place. Les forces obscures aux effets souvent inquiétants mais visibles -le cours absurde du destin- et les lois mystéricuses du cosmos -génération et mort- sont le domaine par excellence du mythe. Elles se rencontrent au XIe siécle dans les spéculations théologiques et dans les constructions allégoriques des podtes. Les images d'Alain de Lille et de Bernard Silvestre -ceux qui justement développent la théorie de l'integwnentum- ne suscitent guére d’écho dans Ia production en langue vernaculaire, en dehors de l'ceuvre de Jean de Meun, oii se trouvent réunies Fortune et Raison, Nature et Mort, Le Roman de la Rose constitue, a cet égard, un remarquable champ d'observation pour le fonctionnement de lallégorie comme relais, reformulation, du mythe. Les quatre figures s'organisent en deux oppositions : |"'amour de Fortune" contre I"amour de Raison", la "forge de Nature" et la "chasse de Mort", respectivement situées au début (discours de Raison) et 4 la fin, pour marquer les limites et la portée idéologique du potme. Leur richesse de signification, a l'époque de Jean, est variable : Fortune est en train d'acquérir une grande importance dans l'imaginaire courtois, bénéficiant, par Textension de sa topique, d'un véritable effet mythique; Nature et Mort ont du mala créer un schéma d'insertion métaphorique pertinent; Raison occupe une position ambigiie entre la valeur de la fin’amor et la notion philosophique. Leur degré d'abstraction -d'extension du concept- est élevé; seule, Mort correspond 4 une expérience familiére et concréte. Les réseaux d'images que ces personnifications peuvent engendrer n'ont pas la densité de ceux qu'Amour, les Vices et les Vertus, évoquent. Des termes simples de la 62 LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE, thétorique suffisent & la description : 'apostrophe et la prosopopée en fournissent les procédés de base. LE REGNE DE FORTUNE Fortune et Amour ont connu une évolution comparable : mineures du Panthéon romain, elles ont été adaptées par la littérature allégorique du XTIle siécle, au prix de réaménagements, car il faut leur accorder un mode d'action compatible avec la doctrine. Le “paradis” d'Amour et les coups de Fortune conservent a c6té du Paradis et de la Providence un héritage paien difficile & ajuster. A l'instar d'Amour, Fortune existe comme abstractum agens dans la littérature, surtout romanesque, avant d'étre au centre de montages allégoriques. Un lien étroit s'établit entre les deux dans la deuxiéme moitié du siécle (Dit de la Panthére, Roman de la Poire, Prison Amour.) Emblématisme : la roue et la demeure. Né de la métaphore latine qui désigne la succession des heurs et malheurs ("fortuna volvitur") et présent des I'Antiquité (2), I'attribut de Fortune est la rouc, La Renaissance renoue avec le type ancien de la Némésis ailée 4 la come d'abondance. Méme quand elle n'est pas montrée, la roue est une référence implicite du discours sur Fortune (oppositions “haut"/"bas", "dessus"/"dessous", “amont"/"aval")(3). Les éléments essentiels du schéma narratif et descriptif de Fortune se trouvent dans la Mort Artu (4), dans le songe du roi : apparition de la "dame", dialogue, suite rapide de la gloire et de la chute, explication de I'embléme. Le motif définit Je registre d'écriture : commentaires du narrateur sur I'alternance absurde des succés et des échecs (Eneas), apostrophe de la victime (Chevalier de la Charrette), planctus, conversation dans laquelle Fortune expose la vanité des biens de ce monde (Mort Artu, De Pierre de Broce qui despute a Fortune_par devant Reson). Tous ces schémas ne sont pas 4 proprement parler allégoriques, car, s'ils reposent sur la détermination métaphorique fondamentale de Fortune-la puissance-, le poids de I'embléme empéche le développement narratif, et le discours autour de Fortune oscille entre la description iconographique et la prédication, comme dans le Dit de Fortune Moniot (5), qui débute par un commentaire d'image (v.18 : "Prenez garde entor li comment ele est escrite") et continue par les avertissements inévitables (du v.41 au v.84 : "gardez-vous..."). La roue offre un canevas pratique pour rendre compte des événements déconcertants de I'actualité (Morgue et Magloire, chez Adam de la Halle, s'en servent pour expliquer & LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE 63 Crokesos les inégalités des situations dans Ia ville)(6) ; quand arrive, dans T'intrigue romanesque ou le destin individuel, un retournement brutal, Fortune se dévoile : le sort de Pierre de la Broce en 1278 multiple les dits sur ce th8me. La Complainte de Pierre de Broce et la Roue de Fortune se cantonnent dans ce registre : la roue fonctionne moins comme un motif allégorique, que comme un exemple. Fortune se réduit & un nom, destinataire sans visage des griefs humains ou support de réflexions générales sur le destin. Dans le débat entre Pierre et la dame, la combinaison de l'apostrophe et de la prosopopée reproduit celle de la Consolatio de Boce, oi Fortune apparait a J'instigation de Philosophie pour raisonner le prisonnier (7). Il ne s'agit pas d'un débat-conflit de personnifications, mais d'un jeu de questions et réponses qui permet l'énumération des legons données par les coups de Fortune (8). L'intégration de la roue & la topique allégorique est tardive et lige a deux themes dominants de la deuxiéme moitié du siécle : le triomphe du Vice et le pouvoir menacé d'Amour. Avec I'apothéose du goupil (Renart le Nouvel) et la déconfiture de Largesse du Conte du Pelican, la roue n'est plus un simple prétexte de sermons; elle fournit 4 des personnifications une. assise métaphorique, mais dans les deux cas, la signification de Vembléme-la roue toujours en mouvement- se retrouve faussée, Chez Baudouin de Condé, c'est la matérialisation de la victoire du Vice et de la défaite de la Vertu qui est mise en image : “haut” et "bas" cessent d'étre les moments passagers d'une alternance, et le sort de Largesse est définitivement scellé (9). L'idée d'une Fortune bloquée au bénéfice du Vice est encore plus nette dans Renart (10).. La dame vient sur son palefroi (v. 7668 sqq.) avec un équipement discrétement emblématisé (“fait et fourré d'aventure", v. 7673); le dialogue se déroule selon le rdle traditionnel de chaque figure, et quand le goupil est invité, tel Arthur, & monter sur Ja roue (v. 7679-7681), il décline I'honneur car sa “nature” rusée et méfiante Yempéche de tomber dans le pidge des naifs : "(...) se vostre roe tornés De si haut si bas m'asserrés” (v.7689-90) Fortune se soumet et renonce & sa fonction : "Jamais au tans ki ore va N'ert toumee un seul tour par mi.” Le potme s'acheve sur la représentation de la roue immobilisée (“escotee"), instrument du triomphe de Renart et de ses acolytes : une miniature illustre 54 LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE Je scandale, et les deniers vers en sont le commentaire. La discordance entre la tradition iconographique et la topique allégorique est remarquable. Le passage de I'embléme dans les schémas narratifs de l'allégorie se fait au prix de sa neutralisation. Le mouvement, base de l'image, est sacrifié au paradigme de la dualité, du conflit, de la symétrie. La dimension temporelle du symbole (le devenir) ne peut entrer dans un montage allégorique, car le seul type de métaphore matrice susceptible d'intégrer une chronologie est celui de la quéte. Mais la roue représente un mouvement sur place, qui est le contraire de la progression. L’éternel retour est Ja forme statique du changement. C'est pour cela que Fortune apparait plus souvent dans un cadre mieux approprié 4 exprimer ce paradoxe, et plus familier 4 l'allégorie, la demeure, que Jean de Meun emprunte & Alain de Lille (Anticlaudianus) (11). L'innovation de Jean, reprise par Nicole de Margival, Messire Thibaut et Baudoin de Condé, est la connection de la maison de Fortune et de la topique courtoise. Le début de la séquence de Jean est une traduction des vers d'Alain de Lille : rocher au milieu des flots, double forét, fleaves, maison menagant Tuine, autant de traits qui doivent rendre deux notions, celle de précarité et celle de duplicité. La description de la demeure (v, 6049-6087) (12) est Tamplification de ces motifs : d'un cété lor, les pierreries, de l'autre les crevasses et la boue; le vétement et le comportement de la propriétaire font écho. La senefiance de ce tableau ne différe pas de celle de la roue, les mémes valeurs y sont projetées; la roue n'est pourtant qu'évoquée, dans les propos de Raison (v. 5815-5816) selon 1a formule banale du conseil : “Et ne priseras une prune Toute la roe de Fortune.” ‘Une nuance cependant : le “haut” et le "bas", la prospérité et 1a misére sont associées directement a la personnification, sans détour par les effets sur ses victimes. La séquence est surdéterminée par la référence & la temptte -l'le battue par les vents-elle aussi venue d’Alain de Lille (ibid., VII, v. 405 sqq.)-; elle renvoie & un autre réseau métaphorique peu exploité mais présent dans le Miroir du Monde, celui du vent de Fortune (13). La scéne s'inscrit dans un discours d'avertissement qui, comme dans les dits, vise & mettre les hommes en garde contre celle qu'ils prennent pour une déesse ; Ies Iegons sont accompagnées d'une série d'exemples (v. 6145-6870), dans lesquels Ia signification de la roue -& défaut de I'image- se projette a travers des destins concrets, de 'histoire ou de la mythologie. Jean ne se contente pas de constater les effets pervers de Fortune. L’évocation de son empire fait partie d'un plaidoyer d'une autre "dame", LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE 65 Raison. L'incarnation de la sagesse et de la mesure retrouve 1a le réle confié par Botce & Philosophie : dénoncer I'absurdité d'un univers régi par Fortune n'est pas une fin en soi, mais un moment pédagogique, car les caprices de la princesse du monde sublunaire n'ont aucune prise sur ceux qui suivent les préceptes de la Raison comme Socrate, Héraclite ou Diogéne (v. 5817-5844). Deux formes d’ "amour" sont en balance, celui de Fortune qui s‘attache aux vaines possessions terrestres, et celui de Raison, qui fait accéder aux vraies valeurs. La dame de Guillaume de Lorris, qui tenait des Propos moralisateurs sur les folies de la jeunesse et de l'amour, "maladie de pensée" (v.4348), change de fonction : en s’opposant a Fortune, elle rejoint Amour et Nature au panthéon des forces organisatrices de I'univers. Mais plus que le lien entre Fortune et Raison, c'est celui qui réunit Fortune et Amour, qui ouvre une voie nouvelle : "le dieu leras qui t'a ci mis". Les vv. 5813-5816 assimilent le chemin de I'amour et le cours de Fortune : Amour collabore avec la dame redoutable, et s'en faire le serviteur, c'est s'exposer & Tinstabilité des choses. La méme idée est sous-jacente dans I'imagerie de la Prison d’Amour(14), dont I'édifice comporte deux étages reliés par une roue, celle de Fortune, qui hérite des charges d'Amour, car c'est elle qui choisit de faire séjourner I'amant dans la partie inférieure ("les maus d'amour") ou dans la partie supérieure ("les hautes joies del palais" détaillées par le narrateur). Amour est ici une “dame” bien discréte, malgré le titre, et son réle consiste essentiellement & conduire a la prison de Fortune. La rivalité entre les figures s'exacerbe dans le Dit de la Panthére (15) od le dieu Amour reconnait, devant I'insistance du narrateur, les limites de son action et ladresse a plus fort que lui, Fortune (v. 1922-1925); le schéma de la double demeure intervient encore, de méme que celui de la précarité (maison sur la glace avec deux moitiés, Prospérité et Adversité, tenues par deux "sergens”, Eiirs et Meseiirs, et dont Fortune, aveugle, n'est que la portiére). Mais si la puissance qui gouverne les hommes est capable de se substituer A Amour, elle ne se gouverne pas elle-méme: cette soumission d'Amour a une force qui le dépasse, qu'il ne contréle pas et ne se contréle pas elle-méme, témoigne d'un pessimisme nouveau a J'égard du paradis d'Amour, Le double patronage est traité de fagon originale dans le Roman de la Poire (16): avant le récit, des poémes, jouant le role du prologue, évoquent des amants célébres; parmi ces piéces, il en est deux, vérilables commentaires iconographiques, qui présentent Amour et Fortune. Le dieu, A son habitude, définit I'étendue de son pouvoir, mais le met en synchronie avec celui de Fortune(v. 29-34). La concurrence se fait, ici, complémentarité : la roue relaie les faveurs du dieu archer ("Cels que de mon dart toche met haut sur la roe", v. 31); quant 4 la dame elle se qualifie de “reine (.,.) del mont” (v. 80) 66 LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE, et décrit son inquiétante puissance : "quanque chascuns aune, en poi d'ore deffaz." (v.78). Amour n’ose s'appeler roi, il occupe une moindre place dans Tunivers, bénéficiant simplement d'une faveur : l'arbitraire de la roue ne joue pas pour ses serviteurs, seuls a étre toisés selon le mérite; la roue traduit concrétement le pouvoir d'Amour, avec la bienveillance de Fortune. Amour moralise le mouvement insensé de Tinstrument, et I'on se retrouve une fois encore avec un embléme vidé de sa signification ; I'attribut par excellence de l'irrationnalité devient, grace 4 Amour, I'expression d'une sagesse. Ainsi, dans la littérature allégorique, Fortune existe comme personification, mais uniquement par la vertn des moyens typiques de Yallégorie, les montages métaphoriques 4 partir des paradigmes de lopposition et de I'énumération: elle est en conflit avec d'autres personnifications (Amour, Raison), elle se définit en passant en revue ses effets ou ses victimes, L'embléme -la roue- n’a plus son réle fondamental de support de la senefiance (le mouvement absurde du destin) et ne sert plus que de signal de reconnaissance. Quand il est mis en scéne, son symbolisme. est contredit par le sens du passage, que la roue soit bloquée ou transformée en instrument de justice. L'imagerie attachée a la roue (“haut"/"bas") est transférée & d'autres schémas plus aptes 4 l'analyse métaphorique ('édifice). Le décalage entre la tradition iconographique et I'usage allégorique de Fortune est di a la difficulté d'intégrer un mythe fondamentalement paien 2 Ja vision du monde chrétienne, dans laquelle le mouvement, méme absurde, de I'Histoire, est pris en charge par la Providence divine. Senefiances : Fortune et la providence. L'imagerie médiévale de Fortune se rattache, comme celle des Vices et Vertus ou des Arts, & un texte de fa fin de I'Antiquité : la Consolatio de Boéce. Dans le dialogue entre le prisonnier et sa consolatrice, Philosophie, la relation de 'individu & Fortune prend la forme qui lui sera spécifique pour Je Moyen Age : plainte et résignation (le narrateur qui a connu la puissance et la gloire se retrouve au cachot-l'expérience traumatisante de la chute de Rome, comme chez Augustin, n'est pas étrangére @ la naissance de la thématique). Fortune renvoie & la destinée des individus et des nations, dont Tapparente absurdité cache une justice imperceptible & celui qui est sous le coup, du moins quand ce n'est pas Job. Dés Boéce, la dame a des rapports privilégiés avec d'autres figures : elle vient a l'appel de Philosophie, préludant a la confrontation de Fortune et Raison chez Jean de Meun, traducteur de Bo&ce, Dés Bodce aussi se manifeste le souci de hiérarchiser les puissances et de concilier les héritages. La tradition de ce texte -Botce a une LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE 67 place importante chez les auctores- assure le succés du théme : dans un manuscrit de la Consolatio apparait la premiére reproduction de 1a roue, vers 1100 (17). Le deuxiéme relais est l'Anticlaudianus. Le motif de la roue y est accessoire, n'intervenant qu’aprés la description de I'édifice et de la propriétaire, pour introduire une série d'exemples. La fin de la séquence -longue digression de 200 vers (Nobilitas va consulter sa mére Fortune avant d'apporter sa contribution au juvenis)- met en présence Fortune et Nature. Fortune avoue que le domaine de Nature ne reléve pas de ses compétences (“Quid poterit casus ubi casu nulla reguntur?", VIII, v.82) et accepte de collaborer & I'entreprise sous la haute surveillance de Raison, qui lui imposera la mesure (v. 140-143); Jes limites de l'action de Fortune sont posées, elle sévit 14 of ne régnent ni Nature ni Raison. Ce souci d'une juste répartition des secteurs d'activité caractérise Thistoire de Fortune. La roue inquitte. Embléme des revirements du sort et de la succession incompréhensible des événements, elle perpétue a Vintérieur d'une pensée qui n'est pas préte a l'accueillir, l'archétype du temps cyclique, sans début ni fin, l’éternel retour du méme, contraire de l'idée chrétienne du temps linéaire, orienté et limité, dans lequel I'événement ne se produit qu'une seule fois, sauf s'il entre dans un processus de préfiguration et d'accomplissement, la typologie. Le mythe porte un sens que l'allégorie, fidéle & sa fonction d'allégorése, réduit et neutralise, avec des moyens thétoriques (systémes d'opposition et de complémentarité avec d'autres figures). La richesse du courant de la fuga mundi offre dés lors une vaste sphere aux activités de Fortune : le malheur envoyé par Dieu pour guérir de Tamour illusoire des biens terrestres, dont les rois tour & tour couronnés et détrénés de Ia roue sont I'exemple le plus frappant; selon Honorius dit d'Autun, la roue est "la gloire du monde qui est emportée dans un mouvement perpétuel” (18). Le régne de Fortune c'est I'histoire : elle en fait un désordre, sans loi mais non sans signification, une série ininterrompue d'exempla, dont le sens toujours identique est la vanitas. Servante de la providence (Dante, Inferno, VIL, v. 67-96), elle est le reméde de lorgueil. Ses caprices ne sont percus comme tels que dans I'ignorance coupable du grand dessein. Lorsque Raison s'adresse a la victime, c'est en renvoyant le plaignant a sa propre responsabilité, 4 son erreur, qui est de prendre I'éphémére pour I'éternel. Le glissement du mythe de Fortune est en relation avec celui du monde d'Amour : Jean de Meun fait du dieu le serviteur de Nature et du “deduit" Ja ruse de la génération; la aussi, ce qui aurait pu devenir un mythe rival de celui du Paradis, est neutralisé, redressé (sermon de Genius) et fondu dans une perspective plus vaste, en harmonie avec la doctrine, 68 LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE NATURE ET MORT : LA SUCCESSION ININTERROMPUE DES ETRES VIVANTS Comme Fortune et Raison pour l'individu, Nature et Mort se complétent et s'opposent, mais pour la Création. Nature est réguligrement invoquée dans le roman, comme origine de la beauté féminine, mais n'a pas d'existence comme personnification autonome; il en va de méme avec Mort, exemple typique de l'abstractum agens pour Geoffroy de Vinsauf (Poetria Nova, v. 386-389) (19), destinataire d'apostrophes ou source unique d'effets multiples (cf. Hélinant, Vers de la Mort) et susceptible, comme Fortune, d'une exploitation pathétique ("trois morts et trois vifs", a la fin du siécle). Si l'on excepte une image furtive du Roman de Miserere (str. CCXV), de Mort jouant aux dés avec les hommes, la littérature allégorique n'a pas découvert a ce moment de formule satisfaisante pour insérer la figure dans un schéma énumératif, dramatique ou comparatif (Ia parabole, dans le Dit de l'Unicorne, recourt au symbolisme de l'animal pour la représenter; un poéme proche de la parabole comme le Songe du Castel la donne comme senefiance du cavalier noir, monté sur un cheval noir, qui détruit l'édifice). Le probléme de la mise en scéne se pose dans les mémes termes pour Mort et Nature : “en choisissant de personnifier la mort clle-méme, la métaphore qui s’y attachait ne pouvait étre que I'univers entier" (P. Zumthor, Essai de Poétique Médiévale, p.408). Le discours sur la mort se réduit en général & Tinventaire de ses actions, toujours identiques, sans qu'émerge une véritable présence “humaine”, condition de la personnification, Nature, mater generationis, incarnation de la cause premiére, ne réussira son entrée en littérature qu'au XIVe siécle. Le Roman de la Rose se termine par les discours de Nature et Genius, qui exposent les arguments de la vie selon Yordre naturel : la procréation en est le théme principal, selon Ja définition méme de Nature. Si la figure existe surtout par son discours, Jean lui donne néanmoins une consistance minimale, par un systéme de trois personnifications qui délimitent, par opposition, "extension du concept (Nature/Mort, Nature/Art), et une situation métaphorique embryonnaire (la forge.) La difficulté de l'insertion dans le schéma narratif du Roman se révéle & l'artifice de la transition avec les péripéties de la conquéte de la tour de Jalousie : Nature “entend” le serment de l'armée d'Amour (v.15861-15865). Jean enrichit le concept en I'évoquant & travers l'image du conflit incessant contre Mort dans la perpétuation des especes (v.15866-15974), course-poursuite od I'une tente de "forger” plus de pitces que l'autre n'cn LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE 69 prend et tue de sa massue. C'est 14 le seul tableau allégorique des effets de Mort, dramatisés par la métaphore de la chasse impitoyable (leitmotiv : “fuir"/"poursuivre” : cf. v.15884, "corre aprés", v.15881, "atraper”, v.15884, v.15886, v.15893, v.15895, v.15902, v.15906, v.15911, v.15913, “eschaper", etc...). L'action métaphorique se réfere 4 deux activités familiéres, celle du forgeron ("marteler", "tailler l'empreinte") et celle de la chasse, qui fournissent Je vocabulaire. La scéne est complétée par I'opposition statique entre Nature et Art, condensée en véritable miniature (Art 4 genoux, en mendiant, v.15990 et 15992). Ainsi se précise le registre de la personnification, entre l'imitation et la destruction. Mais Nature n'est engagée dans aucune action qui la mette directement en rapport avec d'autres figures : la lutte avec Mort laisse chaque adversaire de son cété, sans affrontement immédiat; il n'y a pas d'échange avec Art, qui se contente de regarder. La description ne peut pas suppléer aux insuffisances de I'imagerie, et le motif traditionnel de l'impossible évocation des beautés de la dame (v,16135-16218) n'est pas uniquement une coquetterie de style ou une prétérition hyperbolique : elle refléte la difficulté a fixer en images une notion aussi générale. Il ne reste donc que le discours d’autodéfinition, que Jean place en situation quasi-métaphorique, dans le dialogue avec le “chapelain", qui tient son "livre". Encore faut-il un prétexte a cette prise de parole : le motif du planctus hérité d'Alain de Lille le procure. Le discours de Nature ne ressemble pas a celui des autres personnifications qui font état de leur puissance (Amour, Fortune), elle a pour régne I'univers entier. Sa “confession” (v.16696) est un sermon sur Tordre du monde et sur sa position face au Créateur, dont elle se déclare la servante et gardienne de la "chaine dorée" (v.16755). L’artifice de la plainte offre un cadre commode a I'inventaire des mécanismes de la nature et a la réflexion sur les problémes posés par I'cxistence d'une cause premitre. L'unique relation entre ces développements est dans la répétition de la formule “je ne me plains pas de...". Ainsi, apres une bréve existence comme personnification allégorique, Nature revient 4 ses origines de concept théologique, et Jean reste dans les limites fixées par les postes chartrains, chez qui elle occupe une place privilégiée, en particulier chez Alain de Lille (De Planctu Naturae) qui en avait tenté la description (tee couronnée d'étoiles, vétements couverts de représentations d'animaux et de végétaux). Nature est un cas limite de la personification. L'extension du concept est infinie, sa compréhension presque nulle. L’énumération des créatures est sa seule détermination métaphorique possible : en dressant la liste de ses cuvres, on retombe dans la description littérale du monde. Méme au siécle 70 LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE suivant, les pottes auront du mal a sortir des schémas de Ia déploration (Eustache Deschamps), de la hiérarchie des puissances (Nature et Venus dans la Messe des Oiseaux, de Jean de Condé) et de I'enseignement mélé de reproches (Echecs d’Amour) (20). A c6té des grands ensembles thématiques, celui d'Amour et de son “paradis", celui de la Psychomachia et celui des Arts, Fortune, Raison, Nature et Mort constituent un ensemble formellement homogéne de personnifications dont les concepts de référence appartiennent la tradition philosophique, cosmologique. La mise en scéne allégorique, & l'instar de celle d'Amour, en offre une représentation imagée, concréte, qui joue un réle comparable dans I'imaginaire médiéval & celui que pouvaient avoir les fables sur les dieux dans l'Antiquité. Le montage allégorique a ses lois propres : quand un symbole, fat-il aussi riche que celui de la roue, n’entre pas dans Tun des rares schémas canoniques (€numération, puissance d'un Vice, conflit, mariage, quéte), il est escamoté, au profit d'une construction moins suggestive, mais susceptible d'étre amplifiée selon les procédés typiques de Yallégorie. L'embl&me n’a pas de signification propre : pour produire la senefiance, les figures sont intégrées 4 des réseaux d'oppositions qui réduisent leur pouvoir d'évocation originel. Mais l'allégorie rencontre ici ses limites : la roue de Fortune, si elle nest pas niée, bloquée, introduit la tension du mythe subversif d'un temps cyclique, et le texte s'emploie a neutraliser l'image qu'il a créée en cherchant a établir des rapports hiérarchiques entre personnifications. Dans I'évocation de Nature, ce n'est pas I'excés de sens qui fait difficulté : le poéte est dans la position d'Art, cantonné dans les insuffisances de la mimesis. Liallégorie reste en-deca du mythe : processus de catalyse, en favorisant sa transmission, elle est aussi processus réducteur, pliant les virtualités significatives de la figure aux exigences d'une rhétorique. La Remythisierung dont parle H.R.Jauss (21) ne fonctionne que partiellement, dans les marges d'un sens imparfaitement canalisé par les schémas énumératifs ou dramatiques. Le mythe de substitution se trouve vite étouffé, comme I'est le jardin de Déduit dans le discours de Genius, ou vidé de son sens, comme la roue de Fortune immobilisée par Renart. Armand STRUBEL LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE 7 NOTES (1) Cf. J. PEPIN, Mythe et Allégorie, Paris, Montaigne, 1947. (2) Cf. OVIDE, Pontiques, IV. 3, Tristes, V.8; CICERON, In L. Pisonem, 22; TIBULLE, I.5, 70; TACITE, De Oratore, 23. G) Cf. Roman d’Eneas, ed. J. SALVERDA DE GRAVE, Paris, Champion, 1925-1931, 2 vol. v. 671-692 et CHRETIEN DE TROYES, Le Chevalier de la Charrette, ed. M. ROQUES, Paris, Champion, 1970, v.6468 sqq. (4) Cf. La Mort le Roi Artu, ed. J. FRAPPIER, Genéve-Paris, Droz-Minard, 1964, p. 200-201. (6) Cf. Ed. SCHNEEGANS, "Trois potmes de la fin du XIle sigcle sur Pierre de la Broce" Romania, LVIII, 1932, p. 520-550. (©) Cf. ADAM DE LA HALLE, Le Jeu de la Feuillée, ed. A. LANGLOIS, Paris, Champion, 1923 (C.F.M.A.), v. 764 sq. (1) Cf. Philosophiae consolationis Libri Quinque, ed. K, BUECHNER, Heidelberg, K.Winter, 1960, 2e ed, “Traduction de SIMON DE FREINE, Le Roman de Philosophie, ed. J. F. MATZKE, Les Oeuvres de Simund de Freine, Paris 1909. (8) Cf. aussi, HUON LE ROI DE CAMBRAI, Li Regrés Nostre Dame, ed. A. LANGFORS, Thése, Helsinki, 1907, str. 71 et 72. () Cf. A. SCHELER, Dits et Contes de Baudouin de Condé et son fils Jean de Condé, Bruxelles, 1866-1867, 3 vol., tJ, p. 1-16. (10) Cf, JACQUEMART GIELEE, Renart le Nouvel ed. H. ROUSSEL, Renart le Nouvel publié d'aprés le Manuscrit La Valliére, Paris, Picard, 1961 S.A). (11) Cf. ALAIN DE LILLE, Anticlaudianus, ed. R. BOSSUAT, Paris, Vrin, 1955, VIL, v. 405-480 et VIII, v. 1-146. 72 ‘LA PERSONNIFICATION ALLEGORIQUE. (12) Cf. GUILLAUME DE LORRIS et JEAN DE MEUN, Le Roman de Ia Rose, ed. F. LECOY, Paris, Champion, 1965-1970 (C.F.M.A.). (13) Cf. Le Miroir du Monde, ed. F. CHAVANNES, Mémoires de la Société d'Histoire de la Suisse Romande, IV, Lausanne, 1845. (14) Cf, BAUDOUIN DE CONDE, ed. SCHELER, op. cit, tL, p. 267-531. (15) Cf. NICOLE DE MARGIVAL, Le Dit de la Panthére d'Amour, ed. H. A. TODD, Paris, Didot 1883. (16) Cf. MESSIRE THIBAUT, Le Romans de la Poire, ed. C. MARCHELLO-NIZIA, Paris, SATF, 1985. (17) Cf. H. R. PATCH, The Goddess Fortuna in Medieval Literature, Cambridge Mass., 1927; A. DOREN, Fortuna im Mittelalter und in der Renaissance, Vortrage der Bibliothek Wartburg, I, 1922-1923; H.R. PATCH, The Tradition of the Goddess Fortuna in Roman Literature, Smith College Studies, I-IV, 1922. Cf. L'étude de H. ROUSSEL sur Renart le Nouvel (Paris, 1956), et celle de J. FRAPPIER sur la Mort Artu (Genéve, Droz, 1936). (18) Cf. HONORIUS AUGUSTUNODENSIS, Speculum Ecclesiale, Patrologie Latine, ed. MIGNE, t. CLXXI, col. 1057. (19) Cf. GEOFFROY DE VINSAUF, Poetria Nova, in. E. FARAL, Les Arts Poétiques du Xie et du XIle siécle. Recherches et documents sur les techniques littéraires au Moyen Age Paris, Champion, 1923 (Bibl. Ec. Prat., 238). (20) Cf. P.-Y.BADEL, Le Roman de la Rose au XIVe siécle. Etude de la réception de Veuvre, Geneve, Droz, 1980, p. 115-134. @1) Cf. H.R. JAUSS, "Allegorie, Remythisierung und neuer Mythos", Terror und Spiet, ed. M. FUHRMANN, Munich, 1971, p. 187-209. LA PLACE DE LA MYTHOLOGIE DANS LA LITTERATURE NORROISE La Scandinavie médiévale connut une grande expansion du IX@ au XIé siécle (1). Cette civilisation (2) présente la particularité dans l'Europe médiévale d'avoir pu se développer alors qu'elle représentait l'un des assauts tardifs de ce que l'Occident chrétien considérait comme barbare, car elle s'appuyait 4 l'origine sur une culture paienne. Quoique la christianisation de ces peuples fit intervenue assez rapidement au [X@ siécle en raison de leurs contacts extérieurs, leur littérature (3) resta toujours marquée de 'empreinte paienne aussi bien dans la poésie que dans les sagas en prose. Ces pays présentent la particularité au Moyen Age que les vieux mythes indo-européens (4) y ont été longtemps vivants, puis a fleur de mémoire, alors que dans les pays romans on les considérait depuis longtemps comme un systéme d'interprétation du monde en grande partie périmé, La littérature scandinave a bien connu elle aussi une telle évolution, mais celle-ci s'est étendue sur une période relativement courte et assez homogene linguistiquement et historiquement. A des degrés divers la mythologie est partout présente dans cette littérature, et il parait possible de suivre assez précisément dans le monde scandinave ce que Georges Dumézil a appelé le passage du mythe au roman (5). Nous nous proposons donc d'examiner dans une perspective purement littéraire comment la poésie norroise a sans cesse utilisé 1a mythologie, et comment la prose I'a reprise ensuite. En effet, il apparait que dans cette littérature la mythologie a constitué au départ un discours de vérité fragmenté, puis un ensemble de procédés rhétoriques; aprés quoi, un discours métapoétique s'est efforgé de rassembler ces éléments en un syst#me, inaugurant alors une pratique que les auteurs postérieurs devaient conserver. La mythologie nordique a été tout d'abord I'un des matériaux premiers de la poésie eddique, auquel s‘est jointe la matigre héroique; ou plutot c'est cette poésie quia donné a des croyances paiennes une forme littéraire, quia réalisé le passage entre des mythes & valeur religieuse et une mythologie regroupée en un ensemble littéraire - du moins c'est ce que nous pouvons apercevoir dans notre ignorance de ce qu’a pu étre une premiére incarnation littéraire de cette mythologie sous forme orale. Le premier ensemble mythologique connu, qui nous apparait comme la somme littéraire dont sont partis tous les auteurs postérieurs, est ainsi regroupé dans une collection bien définie de textes. ae LA MYTHOLOGIE NORROISE La plus grande partie en est contenue dans le Codex Regius du XUIé sicle, C'est a cet ensemble que I'on donne couramment le nom d'Edda (6). Ce titre, nullement médiéval, reprend celui du traité de poésie de Snorri Sturluson, dont nous pergons mal le sens (comme ce recueil fut attribué autrefois 4 un Saemundr, I'appellation d'Edda de Saemund se trouve dans Jes études anciennes). On y adjoint d'ordinaire d'autres potmes de méme nature que nous livrent d'autres manuscrits ou que nous trouvons insérés dans des sagas. Toute cette poésie présente la caractéristique d'étre difficilement cernable. En effet, ces textes relatent des mythes que l'on trouve dans Tensemble de la Scandinavie, voire de la Germanie (comme les cycles héroiques), mais qui le plus souvent n'ont été conservés que dans leur mise en forme norroise, et dans des manuscrits islandais; ils sont comparables au Beowulf anglais ou au Nibelungenlied allemand. Il n'est pas non plus possible de proposer une datation globale; cette production s'étale du IXé au ‘XM sidcle, et l'on discerne deux périodes en tenant compte de la décadence que connut toute la poésie norroise au XIé siécle a la suite de la christianisation de ces pays: aux IXé et Xé siécles auraient donc été composés les poémes mythologiques et héroiques les plus archafques; par la suite, l'intérét renaissant des érudits, surtout islandais, pour le passé légendaire de la Scandinavie, aurait donné lieu a la composition de nouveaux potmes témoignant d'une évolution dans la technique poétique et dans le contenu, car la virtuosité scaldique finit par influencer les anciens métres eddiques et un gofit nouveau pour les personnages féminins, le romanesque, s'y fait jour. Cependant, une perspective historique est peu discernable car les auteurs ne sont ni connus ni situables : la plupart appartiennent au domaine norrois proprement dit (depuis la Norvége jusqu'au Groenland) mais certains poémes héroiques sont d'origine danoise. Cette poésie formule donc la mythologie nordique, mais de maniére partielle, éclatée, et méme divergente. L’on peut cependant tenter une classification de ces po&mes selon leurs sujets: certains, plutat tardifs, rapportent des épisodes de la vie des dieux: Odhinn, Thorr, Baldr etc... apparaissent par exemple dans les Baldrsdraumar ("Les réves de Baldr") (XIlé s.), le Harbardhljodh ("Le lai de Harbardh")(Xé ou Xie s.), la Hymiskvidha ("Le chant de Hymir")(XM& ou XM s.) ou la Thrymskvidha ("Le chant de Thrym")(XIUk s.). Des potmes plus anciens sont d'un plus grand intérét pour I'historien des mythes, et moins littéraires: la Skirnisfér (Le voyage de Skirnir) consacrée 4 Freyr évoque un rite de fécondation; Loki dans la Lokasenna ("Les sarcasmes de Loki ")(vers !'an 1000) insulte Jes dieux tour a tour; la Rigsthula ("Le chant de Rig ")(fin Xé s.) nous présente un voyage de heimdallr au cours duquel la partition de la société en trois classes nous est montrée; le Darradarljodh ("Le lai de la lance ") LA MYTHOLOGIE NORROISE ® présente un tableau saisissant des valkyries tissant les destinées humaines. D'antres textes moins narratifs, reflétant un fond ancien, ont pour fonction premiére de rassembler les fondements de Ia culture paienne et de permettre Jeur perpétuation, souvent par le genre littéraire des questions et réponses. Dans l'Alvissmal ("Le dit d’Alviss ") (XU& ou XIE siécle) la discussion entre Thorr et un nain a pour but de dévoiler les diverses dénominations des réalités les plus simples. Quelques oeuvres constituent méme une véritable somme de la connaissance et de la poésie paiennes - qui sont presque une seule et méme chose dans une tele civilisation : dans le Vafthrudhnismal (Le dit de Fort a! Embrouille ")(début IX s.) Odhinn et un géant évoquent en se questionnant l'ensemble des mythes de maniére didactique; le Havamal ("Les dits du Trés-Haut") (KX siécle) est d'une importance encore supérieure puisque Odhinn lui-méme énonce seul toute l’éthique du monde viking; Odhinn révéle encore dans le Grimnismal ("Le dit de Grimnir ") toute la science qu'il a acquise. Enfin la Voluspa ("La prédiction de la voyante ")(vers l'an 1000) représente le sommet de cette poésie eddique, car tous les mythes s'y trouvent réunis a l'intérieur d'une longue fresque qui s’étend depuis la création jusqu’a la fin du monde. La culture paienne dans tous ces textes semble avoir pris conscience d'elle-méme comme d'un ensemble de connaissances et de mythes constituant une représentation compléte du monde. A ces chefs d'oeuvre nous devons adjoindre des textes qui nous éclairent plus précisément sur les croyances et les pratiques qui circulaient dans Je monde paien: le Vélsa thattr ("Le dit de Volsi “) décrit un rite cultuel, et le Grogaldr ("L'incantation de Groa ") contient des charmes magiques. Ces derniers textes évoquent bien le monde divin, mais paraissent plutot étre les dépositaires d'un savoir humain utile a l'homme dans la vie courants. Les anciens podmes héroiques de I'Edda_exaltent au contraire la dimension surhumaine de Vhumanité dans un contexte épique, reoulé historiquement, ot les dieux fréquentent les hommes. Par exemple, la Hervarar saga ok Heidhreks ("La saga de Hervor et de Heidhrek"), pouriant tardive, contient quelques podmes qui gardent le souvenir d'une époque taine devenue mythique: dans les Enigmes de Gestumblindi , Odhinn lui-méme est venu questioner le roi Heidhrek; la Hlédhskvidha ("Le chant de Hlédh") (IX® s.) met aux prises deux héros; enfin dans la Hervararkvidha ("Le chant de Hervor "), Hervér recourt 4 la magie incantatoire. Les po&mes héroiques plus récents sont en général d'une nature composite: Ia mise en forme du XIIé sitcle ne fausse pas complétement une matiére qui remonte aul paganisme, ou méme au plus ancien fond germanique commun, comme dans la Vélundarkvidha ("Le chant de Vélund ") qui allie des motifs mythiques archaiques et des pratiques magiques a une intrigue romanesque. Crest dans la méme catégorie qu'il faut placer les po&mes du grand cycle de uo LA MYTHOLOGIE NORROISE Sigurdhr meurtrier de Fafnir (Siegfried en Allemagne) que Ton trouve soit dans l'Edda , soit dans la Vélsunga saga ("La saga des Vélsungar ") tardive, qui a intégré uncertain nombre de ceux-ci dans un récit en prose (7). Ces poémes héroiques se différencient donc sensiblement de la poésie mythologique, méme s'ils sont bien ancrés dans la culture paienne et noublient jamais le cadre de la religion ancienne. Le second ensemble poétique qu'a produit 1a littérature norroise va retenir moins longtemps notre attention. En effet, la poésie scaldique (8) (skald signifie "poéte") est d'une nature bien différente de la poésie eddique, et leurs caractéristiques s'‘opposent parfois tout & fait, alors pourtant que ces denx poésies sont pratiquement contemporaines, puisque les po’mes scaldiques furent composés du IX@ au XIN@ siécles : cette poésie (9) n' plus consacrée aux dieux et aux héros, mais s'intéresse surtout 4 ce qui fait la valeur des grands hommes. C'est pourquoi elle est profondément inscrite dans l'histoire : les scaldes sont le plus souvent connus, car ils étaient au service de grands seigneurs norvégiens dont ils célébraient les hauts faits dans une forme littéraire précieuse capable de faire rejaillir sur le seigneur une gloire qui devait perdurer éternellement; plus tard, quand la culture norroise se fut déplacée vers I'lslande, c'est auprés des grands chefs de famille que cette poésie fut composée. Comme cette poésie est de circonstance, les événements que tel ou tel poéme évoque nous permettent souvent d'en préciser la date, notamment en recourant aux sagas qui ont inséré un grand nombre de ces poémes a leur place dans l'ordre d'un récit, Cette poésie apparait donc complétement tournée vers I'histoire, voire la petite histoire, et non vers la religion. En réalité, ce qui en fait l'intérét, ce ne sont pas les sujets fort banals en général, mais la mise en oeuvre littéraire dont la complexité débouche souvent sur une obscurité qui est dorigine & la fois métrique et rhétorique: la métrique tres contraignante améne Ia dislocation de la syntaxe, et des exigences tres strictes pésent sur l'emploi des substantifs. En effet, les mots importants du poéme doivent tre remplacés soit terme a terme par un Aeiti (substitution), soit par une formule & deux termes ou plus qui est la kenning (périphrase). Or un bon nombre de ces figures, du moins Ics plus élaborées, utilisent abondarnment la mythologie qui parait avoir constitué un véritable uésor de mots et d'images, un intertexte anquel la référence allait de soi puisque cette poésie eddique réunissait en un texte toute la conception que les anciens Scandinaves se faisaient du monde. Les scaldes ont donc utilisé cette somme mythologique comme une matiére premiére dont ils tiraient profit pour la composition d'oeuvres toutes littéraires; ils ont par 1a méme modifié la nature profonde de ces mythes en les extrayant de leur contexte religieux pour les reprendre comme un matériau littéraire, wansformant des LA MYTHOLOGIE NORROISE. ae éléments d'interprétation du monde en omements du style. Cependant, nous ne décrivons pas 1a une évolution dans le temps, mais constatons une ambivalence dans l'utilisation de cette mythologie a l'intérieur d'une méme époque. Prenons quelques exemples qui éclaireront l'utilisation faite de la matiére eddique dans la poésie scaldique. Les noms des dieux tiennent une place privilégiée dans les heiti parce que d'une part les scaldes font beaucoup référence 4 eux directement sous toutes leurs dénominations qui apparaissent dans I'Edda, d'autre part parce qu'ils substituent a tel représentant d'une fonction humaine le dieu qui illustre celle-ci: des dieux ou des rois mythiques de la mer peuvent remplacer Ie terme "marin". Mais cest plutat I'usage de la kenning qui se préte a la référence mythologique, car trs souvent les noms des choses, des étres ou des dieux sont remplacés par une périphrase qui reprend la fonction qu'ils avaient dans tel contexte mythologique. Ainsi I' "or" peut étre remplacé par la formule "la farine de Frodhi", car le roi Frodhi fit moudre par ses esclaves de Vor & un moulin magique, ce que le Grottaséngr ("La chanson de Grotti ") nous rapporte - sans que Frodhi joue le moindre réle dans la strophe scaldique en question. De méme, le nom d'un dieu auquel on adjoint une détermination peut étre utilisé pour désigner n'importe quel personage: "Tyr de Ia bataille” ou "Tyr des pendus" ne qualifient pas le dieu Tyr, mais Odhinn, puisque les déterminants accolés au nom de Tyr s‘appliquent normalement 4 Odhinn. Au total, nous nous apercevons que la connaissance de la mythologie est absolument requise pour qui veut comprendre cette poésie. Ainsi, quoique la mythologie soit un sujet par lui-méme secondaire dans la poésie scaldique, elle tient pourtant un réle capital dans la constitution de ce langage poétique tres codifié qui fait le grain véritable de ces textes. Nous devons cependant replacer ce réle dans le cadre de I’évolution qu'a connue cette poésie sur plusieurs siécles. En effet, cette poésie tient une place importante dans les po&mes composés durant l'époque paicnne aux IXé-Xé siécles. Mais la christianisation qui intervint au XIé siécle s'accompagna bien évidemment d'une lutte contre les pratiques et les croyances anciennes, et par la méme contre l'utilisation littéraire de la mythologie. La poésie scaldique ne disparut pas alors, mais connut une sorte de décadence, car les formes strophiques ont survécu tandis que le style a da s'épurer des figures traditionnelles. Cependant, dans le cadre du goat pour l'antiquité qui a ressurgi aux XUl&-XIIé sigcles, elles réapparaissent avec une valeur ornementale sans plus aucun répondant vivant dans la culture: l'art scaldique moribond n'est plus pratiqué et défendu que par des spécialistes qui connaissent parfaitement une mythologie qui n'a plus alors de validité religieuse, et s‘integre dans un ensemble de procédés littéraires dont la connaissance préalable est nécessaire pour lire la poésie 28 LAMYTHOLOGIE NORROISE ancienne ou tenter de l'imiter. Au XTVé siécle, un moine augustin consacre a la Vierge un poeme dans lequel il ne recourt plus du tout aux figures traditionnelles, mais revendique un langage limpide. Le christianisme a donc fini par chasser la mythologie de la poésie scaldique, dont peu a peu Voriginalité n'a pu survivre dans un contexte culturel différent du paganisme. Toutefois la volonté conservatrice et protectrice du passé nordique, qui a animé beaucoup de lettrés islandais, s'est employée a une survie artificielle de cette poésie et de ses fondements mythologiques, dans le cadre d'une esthétique de I'imitation permetiant surtout de sauvegarder la production scaldique des sidcles paiens. C'est dans ce cadre que I'Edda de Snorri fut composée (10). Snorri Sturluson (1179-1241) est exemple par excellence de ces lettrés laics qui s'intéressérent de prés aux antiquités scandinaves, et on le tient pour le plus grand écrivain de langue norroise car son activité s‘étendit a la fois a la poésie et a la prose, Devant le déclin de la poésie scaldique, il composa un traité de poésie dans un but pédagogique. Ainsi, 'Edda constitue un témoignage inestimable, car elle fait le point de la poésie scaldique et de la mythologie nordique 4 un moment oii son auteur pouvait encore avoir accés A des sources - surtout orales - que nous avons perdues : sans elle, non seulement une grande partie de cette mythologie eit &é perdue, mais un grand nombre de poémes scaldiques ne seraient plus lisibles pour nous, faute d'en posséder la clé d'interprétation. L' Edda aurait donc été composée par Snorri & partir de 1220. Lion pense que la dernitre partie aurait vu le jour en premier: le Hattatal ("Le dénombrement des métres ") est un exercice de clavis metrica dans lequel Snorri illustre les cent deux types de strophes scaldiques. La deuxitme partie, le Skaldskaparmal ("Traité d'art scaldique "), nous intéresse davantage: Snorri a entrepris 1a une étude de synthése sur le heiti et la Kenning ; or Vorigine patenne de cet art I'a amené a replacer ces figures dans Tintertexte mythologique oi elles prenaient sens. Le savoir poétique n'est pas exposé d'une maniére didactique, mais Snorri gardant a l'esprit que cette poésie était d'origine divine, place au début la matiére qu'il traite dans la bouche des dieux Bragi et Aegir. Outre le cadre, une partie du contenu est mythologique puisque pour expliciter les images qui se rencontrent dans la poésie scaldique - dont Snorri cite beaucoup d'extraits -, 'auteur n’a pas hésité A intégrer des récits mythologiques, afin de rendre compte de ces formules obscures. Enfin, dans la Gylfaginning ("La tromperie de Gyifi") placée en premitre position, Snorri présente cette fois un traité complet de mythologie nous racontant toute l'histoire des dieux depuis leurs origines jusqu’a leur fin: les récits paraissent présentés pour eux-mémes, dans leur ordre propre, sans plus de rapport avec des formulations poétiques. LA MYTHOLOGIE NORROISE 78 Indépendamment de son utilité pour la composition de po&mes, cette partie témoigne plutét du souci de Snorri de sauvegarder des mythes, réalisations brillantes de la culture payenne. Mais il ne faut pas s'y romper, Snorri demeurait un chrétien, et il n'a pas rassemblé cette mythologie sans prendre de précaution. Son traité est tout d'abord précédé d'un prologue dans lequel il explique que les dieux paiens seraient des descendants de Troyens venus en Scandinavie ot on les aurait pris pour des dieux: “Odin avait le don de prophétie, ainsi que sa femme, et grace a ce don, il apprit que son nom serait connu a travers toute la partie septentrionale du monde, oi il serait honoré plus que tous les autres rois. Pour cette raison, il se hata de quitter la Turquie et de se diriger vers le nord, avec une nombreuse escorte (....). Partout oi ils allaient, de pays en pays leur réputation croissait, leurs exploits étaient célébres, de sorte qu'ils étaient tenus davantage pour des dieux que pour des hommes" (11). Dans ce cadre évhémériste, Snorri_ne s'attribue pas a lui-méme les récits mythologiques, mais les préte a trois de ces étrangers que questionne le roi Gylfi et qui finissent par s'attribuer a eux-mémes ce qu'ils racontent ; ils transposeraient dans des fables des événements de la guerre de Troie, mais c'est une phrase isolée trés discutée qui pourrait suggérer cette interprétation. Snorri précise méme par Ja suite sa position face a des récits qui semblent bien avoir une valeur seulement littéraire: "Il ne faut pas oublier ou mettre en doute ces récits et dépouiller alors l'art scaldique des anciennes kenningar qu'ont employées les grands scaldes. Toutefois, les chrétiens n'ont pas A croire aux dieux paiens ou & la véracité de ces récits autrement. que de la fagon qui a été indiquée au début de ce livre” (12). Plus profondément, la culture chrétienne de Snorri a pu influencer sa perspective sans qu'il en efit conscience, Ainsi, la volonté de réunir des légendes paiennes en un texte cohérent s'étendant de la création & la fin du monde, peut se comprendre par rapport a un modéle biblique. Cependant Yattitade de Snorri face & la mythologie a ceci de profondément original qu'elle n'est pas empreinte d'animosité, et qu'elle ne vise pas au premier chef & la récupération de celle-ci au profit du christianisme: en effet, une fois prises les précautions oratoires, Snorri parait bien raconter ces mythes pour leur intérét propre, non sans ironie, mais surtout sans s’atiacher & les interpréter allégoriquement, dans une forme parfois proche de nos contes. 80 LA MYTHOLOGIE NORROISE Ainsi, dans un méme passage (13), les dieux confrontés 4 un géant ont do mal A cuire un boeuf, vieillissent parce qu’ils sont privés de leurs pommes de jouvence, offrent l'un des leurs en mariage a une géante, enfin Loki doit faire le pitre pour apaiser celle-ci. Or cette attention désintéressée 4 la mythologie paienne peut se comprendre par le contexte religieux propre a I'Islande, mais s‘éclaire surtout par le fait que la mythologie avait alors perdu toute dimension religieuse vivante et ne constituait plus qu'une matiére littéraire précieuse qui témoignait d'une conception du monde dépassée, mais pouvant encore susciter l'intérét. Ainsi Snorri part des grands textes eddiques dont il cite des fragments, voire de potmes scaldiques, ou encore de sources aujourd'hui perdues. Et il semble probable qu'il ait di retoucher par moment sa matiére afin de la rendre cohérente ou plus attrayante auprés de son public. Au total, Snorri a repris dans un contexte érudit et littéraire une mythologie qui, dans la poésie eddique, gardait une valeur religieuse, comme I'avaient fait les scaldes, mais afin cette fois de constituer un traité en prose sans équivalent qui fit aussi une oeuvre de valeur. L'Edda de Snorri Sturluson n’aboutit pas 4 un renouvellement réel de Yart scaldique, mais contribua du moins a assurer la survie de ces poémes en rappelant leurs fondements paiens. En tout cas, l'on doit constater que la poésic scaldique et eddique n'a pas cessé de hanter les oeuvres en prose qui furent produites aux XIIJ&-XIVe siécles. Nous venons de parler de Snorri Sturloson pour son Edda mais il est aussi 'un des premiers rédacteurs de sagas (14), en particulier pour I'un des chefs d’ocuvre du genre: la Heimskringla ("L’orbe du monde ") qui rassemble sous cet incipit seize sagas royales (15). C'est 4 un ouvrage proprement historique, composé autour de 1230, qui retrace la vie des souverains de Norvége depuis les temps mythiques jusqu'en 1177, dans lequel Snorri ne prend guére de liberté avec sa matiére; pourtant la mythologie y occupe une certaine place sans fausser la méthode historique, apparaissant sous deux aspects. Tout d'abord, Snorri reprend le mode d'écriture de I'Edda_: la prose est soutenue par Tinsertion de strophes qui servent A cautionner, par I'autorité que leur confére leur antiquité, ce que l'auteur affirme. Ainsi Snorti cite des passages extraits de po’mes scaldiques comme documents historiques d’époque authentifiant la véracité de son récit; comme il retrace la vie des rois de Norvage, il a en effet a sa disposition la production des scaldes qui traitéront des événements de leurs régnes: la mythologie sinscrit donc ici dans Ie récit historique de manitre détournée et marginale, & l'occasion des figures rhétoriques contenues dans ces strophes scaldiques. Toutefois, la mythologie joue encore un autre réle a Vintérieur méme de la narration historique, car Snorri commence son récit au méme point LA MYTHOLOGIE NORROISE 81 que le prologue de I'Edda, les premiers souverains n'étant en effet autres que ces chefs guerriers venus des confins de I'Europe et de I'Asie: ainsi les premiers chapitres de I'Ynglinga saga ("La saga des Ynglingar "), qui est la premiére de la Heimskringla, sont entitrement mythologiques et sont suivis d'un certain nombre d'autres chapitres légendaires, jusqu’a ce que le récit parvienne a des événements historiques mieux attestés. L'attitude de Snorri face a la mythologie s'avére donc plus complexe qu'on pouvait le croire la seule lecture de 'Edda : cette mythologie n'est pas seulement une matiére littéraire puisqu'elle prend place dans un récit historique que Snorri cherche a mener avec une objectivité et un rationalisme rares au Moyen Age. Il semble donc considérer que la mythologie devait refléter le passé de la Scandinavie ancienne et que I’historien a le droit de la réinterpréter afin déclairer l'histoire, Or cette conception de la mythologie devait bien étre générale dans Ia Scandinavie médiévale, puisque nous la retrouvons sous une forme proche chez le danois Saxo Grammaticus, qui pourtant écrivait en Jatin et se trouvait beaucoup plus proche des grands centres de la civilisation occidentale: les premiers livres de ses Gesta Danorum (16) sont aussi mythologiques. Le réle de la mythologie est donc multiple chez Snorri, mais se laisse tout de méme assez bien déméler du fait que dans I'Edda et dans TYnglinga saga elle a un réle délibérément prépondérant, et constitue & certains moments le centre de la réflexion. II n'en est pas de méme pour la majorité des autres sagas pour lesquelles nous ignorons parfois tout du contexte de leur composition. Nous constatons en tout cas qu'elles laissent une place variable a la mythologie dans la mesure oii elles citent d’anciens po&mes. Par exemple, les Islendingasdgur ("sagas des Islandais "), en Tesquelles on voit le sommet littéraire de cette production, conservent une prétention et une dimension historiques certaines; elles relatent la vie des premitres familles islandaises des X8-XI@ sitcles, parmi lesquelles se trouvaient des scaldes dont les strophes sont encore insérées dans le récit en prose 4 titre de caution historique, et indéniablement aussi d'ornement littéraire. La place de la mythologie est ainsi tout a fait réduite, se limitant au poéme scaldique cité; le mythe ne tient donc I aucun réle délibéré, mais se voit attribuer la place qui était la sienne dans la culture paienne de lépoque évoquée, c’est-&-dire dans la poésie ou dans des pratiques paiennes que les auteurs ne censurent pas. L'on peut cependant discerner dans quelques cas des utilisations plus élaborées de la poésie, par conséquent de la mythologie. Ainsi dans Brennu-Njals saga ("La saga de Njall le britlé") (17) (fin XUIé si&cle), que Yon tient pour la plus grande de toutes, l'on trouve un poéme eddique vers la fin de ce trés long récit: le Darradarljodh dont nous avons déja parlé. Un personnage est en effet censé voir le spectacle que décrit le po&me: les 82 LA MYTHOLOGIE NORROISE valkyries tissant les destinées humaines. La mythologie, outre son réle encore une fois purement ornemental, redevient ici un procédé littéraire au premier degré, intervenant dans le récit et dans la constitution du sens de la saga: en effet, apres cette longue série de meurtres et de vengeances, on a impression que ce dévoilement final du Destin introduit une dimension métaphysique dépassant le simple récit historique contingent auquel cette révélation peut seule donner toute sa signification. Ce texte relativement tardif ne défend pas expressément des conceptions paiennes; il semble cependant que la réutilisation de la mythologie ne se soit pas limitée strictement au cadre neutre de l'’omementation littéraire, mais qu’a l'intérieur de cet ensemble paien de représentations, les valeurs qui l'avaient autrefois supporté aient pu ressurgir et étre réactivées dans un texte, a l'insu peut-étre de son auteur. Il existe enfin un groupe de sagas oi la matitre héroique eddiqque redevient le centre d'intérét premier du texte. En effet, les tardives fornaldarsdgur ("sagas des temps anciens ") abandonnent le modéle de la chronique historique pour retracer de maniére systématique de grands cycles héroiques dont les poémes eddiques ne traitaient que des fragments. Ainsi la Vélsunga saga ("La saga des Vélsungar ")(18) reconstiue la légende de Sigurdhr en s'appuyant sur des poémes eddiques parfois cités, ou encore la Hervarar saga ok Heidhreks rassemble tous les podmes tres archaiques dont. nous avons déja parlé (19). Tous ces textes ne traitent donc pas proprement de la mythologie; de plus, cet ensemble tend alors A perdre de sa spécificité, étant donné que dans cette période de décadence du genre de la saga, les auteurs qui paraissent avoir été & court de matitre vont chercher leur inspiration dans des directions tres différentes, n‘hésitant pas 4 mélanger ce qu'ils trouvent dans les vieux textes eddiques avec ce qu'ils peuvent lire dans les sagas classiques, et dans les traductions ou adaptations d'oeuvres étrangéres. Cependant des réalisations comme les deux sagas que nous venons de mentionner se placent encore dans un contexte scandinave assez pur, et montrent que des récits pourtant vicux de plusieurs siécles constituent toujours une matiére littéraire qui parait - méme au prix d'une vision anachronique - suffisamment vivante au XIVé siécle pour que l'on continue & s‘en inspirer sans trop la bouleverser, ef sans étre géné par son arrigre-plan paien, L'utilisation de la mythologie nordique dans la litéraure norroise nous parait donc étre de deux types que différencient essentiellement deux poques trés différentes. Pendant toute la période paicnne, la production poétique eddique et scaldique a utilisé en quelque sorte la mythologie comme le seul discours qui, dans le cadre de la culture paienne, efit une valeur de référence, en raison de sa dimension d'interprétation véridique du LA MYTHOLOGIE NORROISE 83 monde, et qui fit corroboré par des pratiques, quelles que fussent les visées proprement littéraires de ces poétes. L'on peut méme dire qu’a Torigine la poésie ne pouvait se justifier elle-méme qu’en se fondant sur ce discours, tant les mythes de I'Edda poétique ou les scaldes insistent sur l'origine divine de la parole poétique. La littérature n'a commencé A acquérir vraiment son autonomie qu'avec la poésie scaldique qui a exploité cette mythologie surtout comme un ensemble d'omements empruntés au seul intertexte auquel il fit possible de se référer. Aprés la christianisation, la dimension religieuse des mythes a disparu, mais le développement particulier de Ja littérature norroise, et surtout islandaise, du XIé au XIV siécle a amené la conservation et la réutilisation de cet ensemble poético-mythologique. Il ne semblait pas possible d'inventer de nouvelles formes poétiques; Ia matiére eddique et les procédés scaldiques furent donc mis & profit au point que Snorri Sturluson a éprouvé le besoin de les systématiser en un waité. En outre, les genres en prose ne paraissaient pas pouvoir se développer sans s'appuyer sur la production poétique, si bien qu'elle fait irruption a l'intérieur des récits, ramenant avec elle tout Texotisme de cette ancienne mythologie dont la présence s'imposait pour mieux évoquer des époques paiennes plus ou moins reculées. Au total, le discours mythique était bien mort en tant qu'interprétation du monde, et la mythologie n’avait plus qu'une teneur littéraire. Cependant, comment comprendre que les Islandais se soient & ce point appuyés sur ce passé paien et sur ses productions littéraires pour constituer une culture et une littérature qui leur soient propres aux XI2-XIV8 siécles ? L'on doit admettre que derriére leur intérét conservateur pour un passé riche et glorienx, se trouvait dissimulé le sentiment que cette culture paienne, dont deux des plus belles réalisations avaient été la mythologie et la poésie, recelait encore une dimension de vérité suffisamment vivante pour qu'elle contribuat 4 son échelle - aux cétés de l'apport chrétien, latin et occidental qui fut déterminant - & l'élaboration d'une culture nouvelle, mais pourtant fortement. enracinée dans les traditions du Nord ancien, Daniel LACROIX 84 LA MYTHOLOGIE NORROISE NOTES (1) Cf. dans J'optique de notre étude les bibliographies suivantes: BEKKER-NIELSEN (Hans). - Bibliography of Old Norse-Icelandic Studies (BONIS). - Copenhague: Biblioth@que royale (parution annuelle depuis 1963). BOYER (Régis). - "Oi en sont nos connaissances sur les Vikings? Essai bibliographique", pp.233-270; & “Islande, Bibliographic sélective", pp.271-283, in Inter-Nord n°8. - EPHESS (VI° section), 1966. DILLMANN (Frangois-Xavier). - Culture et civilisation vikings: Une bibliographie de langue francaise. - Caen: Publications du Centre de Recherche sur les Pays du Nord et du Nord-ouest de I'Université de Caen, 1975, (2) Cf. pour un apergu historique en frangais: MUSSET (Lucien). - Les peuples scandinaves au Moyen Age. Paris: PUF, 1951. Pour des approches approfondies: Kulturhistorisk leksikon for nordisk middelalder. - Copenhague, 1956 sq. (20 vol. parus). (3) Cf. pour une vue d’ensemble: DE VRIES (Jan). - Altnordische Literaturgeschichte. - 2 vol, Berlin: 1941-42. (4) Cf sur les mythes et Ja religion eux-mémes: BOYER (Régis). - Yggdrasill. La religion des anciens Scandinaves . - Paris: Payot, 1981. DE VRIES (Jan). - Altgermanische Religionsgeschichte . - 2 vol. 2 éd. Berlin: 1956-57. RENAULD-KRANTZ. - Structures de la mythologie nordique . - Paris: G.P. Maisonneuve & Larose, 1972. (5) Pour le domaine scandinave, cf. les oeuvres suivantes de Georges Dumézil: Du mythe au roman: La saga de Hadingus (Saxo Grammaticus, I, v-viii) et autres essais . Paris: PUF, 1970. Les Dieux des Germain: Paris: PUF, 1959, Les Dieux Souverains des Indo-Européens . - 28 éd. Paris: Gallimard, 1980. Loki . - Nile éd. refondue. Paris: Flammarion, 1986. (© La meilleur éd. en est: Edda. Die Lieder des Codes Regius nebst verwandten Denkmdlern . - Herausgeben von NECKEL (Gustav), I Text, 4te Auflage von KUHN (Hans). Heidelberg: 1962. Cf. pour des traductions francaises: Trad. compléte: BOYER (Régis) & LOT-FALCK (Eveline). - Les Religions de L’Europe du Nord , - Paris: Fayard & Denoél, 1974, Trad. partielle: RENAULD-KRANTZ. - Anthologie de la poésie nordique LA MYTHOLOGIE NORROISE 85 ancienne: Des origines a la fin du Moyen Age. Paris: Gallimard, 1964. (7) Cf. la reconstitution de ce cycle dans: BOYER (Régis) & LOT-FALCK (Eveline). - Op.cit., pp.189-367. (8) Cf. pour la collection compléte en norrois, avec trad. (danoise): FINNUR JONSSON. - Den norsk-islanske Skjaldedigtning.- A 1-II, B J-IL.Copenhague/Kristiania: 1912-15, pour des extraits en norrois, commentés (en anglais): TUR VILLE-PETRE. - Scaldic Poetry . - Oxford: Clarendon Press: 1976, pour des extraits traduits en frangais: RENAULD-KRANTZ. - Op.cit. (9) Les études les plus compl&tes sur cette poésie sont: TURVILLE-PETRE. Op.cit.; HALBERG (Peter). - Old Icelandic Poetry . - Trad. du suédois par SCHACH (Paul) & LINDGRENSON (Sonja). Lincoln/London: University of Nebraska Press, 1975; SEE (Klaus von). - Skaldendichtung: Eine Einfithrung . - Munich/Zarich: 1980. (10) Pour le texte en norrois cf, FINNUR JONSSON. - Edda Snorra Sturlusonar , - Copenhague: 1931, pour des traductions en francais (partielles): BOYER (Régis) & LOT-FALCK (Eveline). - Op. cit. RENAULD-KRANTZ. - Op.cit.; pour une trad. presque compléte, mais vieillie (en anglais): BRODEUR (Arthur Gilchrist), - The prose Edda by Snorri Sturluson . - New-York: The American-Scandinavian Foundation, 1916. (Réimp.1967); pour une trad. récente moins complate (en anglais): FAULKS (Anthony). - Snorri Sturluson, Edda: Prologue and Gylfaginning, Oxford: Clarendon Press, 1982. (1) Prologue, chap. IV. Trad. frang.: BOUCHER (Alan). - Contes et légendes des Vikings. - Paris: F.Nathan, 1968, p.239. (12) Skaldskaparmal, chap.I. Trad, frang.: BOYER (Régis). - La religion des anciens Scandinaves . - Paris: Payot, 1981, p.36. (13) Skaldskaparmal, chap. Cf. BOYER (Régis) & LOT-FALCK (Eveline), - Op.cit. pp. 419-421. (14) Pour une présentation générale du genre cf: BOYER (Régis). - Les sagas islandaises. - Paris: Payot, 1978. (15) La meilleure éd. du texte norrois est : BJARNI ADHALBJARNARSON. - Snorri Sturluson, Heimskringla . - Islensk 86 LA MYTHOLOGIE NORROISE fornrit XXVI-XX VII. Reykjavik: 1941-1951. Cf. pour une trad. compléte (en anglais): HOLLANDER (LEE HL). - Snorri Sturluson, Heimskringla: History of the kings of Norway. - 38 éd. Austin: University of Texas Press, 1977. Il existe également des traductions frangaises récentes de sagas isolées: BOYER (Régis). - La saga de Saint Olaf: tirée de la Heimskringla de Snorri Sturluson. Paris: Payot, 1983. & La saga de Harald l'impitoyable: Haralds saga Sigurdharsonar tirée du (sic) Heimskringla de Snorri Sturluson - Paris: Payot, 1979. (16) Cf. OLRIK (J.), RAEDER (H.), BLATT (F.). - Saxonis Gesta Danorum. \-Il. Copenhague: 1931-1957. (17) CE. pour le texte norrois: EINAR O. SVEINSON, - Brennu-Njals saga . ~ Islensk fornrit, XII. Reykjavik: 1954. Pour une trad. (en frang.): BOYER (Régis). La saga de Njall le briilé . - Paris: Aubier Montaigne, 1976. (18) Cf. pour le texte norrois: Vélsunga saga , in Fornaldarségur Nordhurlanda . - \.Bindi. Reykjavik: Islendingasagnautgafan, 1950. Pour une trad. (en anglais): SCHLAUCH (Margaret). - The saga of the Volsungs, New-York: The American-Scandinavian Foundation, 1930 (réimp. 1964). (19) Cf. pour le texte norrois et une traduction (en anglais): TOLKIEN (C.)., The Saga of King Heidhrek the Wise . - London: 1960. CREATIONS INTRODUCTION MYTHE, LITTERATURE ET SOCIETE “On dirait que les univers mythologiques sont destinés a Gtre pulvérisés 4 peine formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs débris". Cette remarque de F. Boas, mise en exergue par C. Lévi-Strauss (1), convient si bien & notre Moyen Age qu'elle pourrait définir une partie de sa littérature. S'il n'existe plus, & cette époque, de véritable systéme mythologique vivant en dehors du christianisme, il se dégage cependant un ensemble de mythes non religieux, souvent mal coordonnés, nés d'un apparent désordre dai a Ja désorganisation de systémes anciens que la pensée chrétienne s'efforce de récupérer ou d'occulter, vestiges de la réflexion et de la culture de l'ensemble du continent, autour desquels se batissent lentement des schémas nouveaux. Cette mise en place d'un imaginaire, dans une période de profondes mutations sociales, économiques, culturelles, 4 Téchelle de l'Europe, est inséparable de la_naissance et du développement d'une littérature en langue vernaculaire: & pensée neuve, langue nouvelle. Le mythe est au centre de cette littérature. Mais qu'entend-on exactement par ce terme? M. Eliade, considérant les sociétés archaiques (ce que n'est pas, bien évidemment, notre société du XTlé siécle), en énumére les caracttres fondamentaux: les mythes constituent l'histoire des Ewes surnaturels, histoire considérée comme absolument vraie et sacrée; ils se rapportent toujours 4 une création, A une fondation (d'un usage, d'une institution, d'un comportement) et ainsi "constituent les paradigmes de tout acte humain significatif” (2); ils sont un moyen de connaissance que complétent ces moyens d'action que sont les rites, qui permettent a la communauté de les vivre pleinement. "Les mythes révélent que le Monde, Thomme et la vie ont une origine et une histoire surnaturelles, et que cette histoire est significative, précieuse et exemplaire" (3). Sans doute apparait-il que les textes vétéro- et néo-testamentaires épuisent, 4 notre époque (XIle-XVe siécles), cette définition. Nulle part la littérature ne met en scne des étres surnaturels dont elle raconterait l'histoire véridique. Mais l'une des fonctions du mythe est de justifier le réel, de rassurer en l'expliquant. Au Moyen Age, I’écriture historique est congue comme une justification du présent: une intersection entre le mythe et I'Histoire est dés lors inévitable. La chanson de geste se présente comme véridique, et l'on 90 INTRODUCTION, sait que son public considérait comme telles les aventures légendaires qu'on lui débitait. Cette confusion entre légende et Histoire favorise les reconstructions idéologiques qui peuvent, comme le mythe du "Carolus redivivus", donner lieu A de véritables incarnations historiques: Frédéric 1, Vempereur germanique de la premidre moitié du XMM sidcle, a été présenté comme un "Sauveur cosmique", rétablissant la paix universelle, s'opposant a une Eglise corrompue, et l'on prétendait, aprés sa mort, qu'il attendait, comme Arthur selon Gervais de Tilbury, dans I'Ema le jour de son retour(4). Car le mythe n'est pas seulement un récit; pour reprendre les termes de D, Dubuisson, il est “le lieu of se fondent, se combinent une isotopic narrative et une isotopie sémantique, originellement indépendantes Tune de l'autre méme si la seconde est valorisée par la premiére qu'elle remodéle en contrepartie” (5). C'est lisotopie sémantique qui gouverne le mythe, et elle peut se fixer sur d'autres supports qu'un récit, comme en témoignent les travaux de G. Dumézil. Mais il est rare qu'elle ne s'insinue pas aussi dans un récit, ou dans un ensemble de récits. Ainsi, ‘importance, dans l'imaginaire d'une société en train de se construire et qui veut se penser identique & elle-méme et achevée de toute éternité, de thtmes comme ceux du Barbare, de la marginalité inquiétante, aux frontiéres de I'humanité, a trouvé tout naturellement a s'incarner, comme le montre J-M, Boivin, dans cette terre d'extréme Occident encore presque vierge qu’est I'Irlande. Le “mythe de I'lande” sera, avec la Topographia Hibernica de Giraud de Barri, le fruit de la rencontre entre l'isotopie sémantique et le discours géographique, mais il servira une seconde orientation idéologique, plus politique au sens ordinaire du mot: la justification de la conquéte anglo-normande qui seule pourra mettre fin a ce désordre qui fascine et terrific, Le mythe, instrament d'analyse et d'explication du réel par Timaginaire, est ainsi amené a jouer bien souvent un réle d'exutoire. Le présent recueil en présente deux exemples: l'enchanteur d'épopée et le fou. S. Roblin monire parfaitement comment le premier devient le substitut du vassal révolté ordinaire, pour pousser la révolte plus loin que l'état des mentalités ne le permettrait. De fait une seule chanson de geste, profondément remaniée, transmise & nous par un unique manuscrit, ose mener un héros ordinaire au-dela des frontiéres de l'interdit: Raoul de Cambrai. Toutes les autres s’arrétent en-dega, ou, comme Girart de Roussillon (od apparait d'ailleurs un enchanteur), transfigurent finalement le rebelle. Seuls des enchanteuts comme Maugis peuvent se permettre de tourner en dérision I'empereur lui-méme et, derriére lui, le Pouvoir avec ses insignes. Le cas du fou, examiné par F, Sautman, est en un sens analogue (il s'agit de purger la société d'un type inquiétant pour son bon ordre, mais INTRODUCTION a1 cependant indéracinable), bien qu'il présente des modalités trés différentes. L'enchanteur d'épopée n'existe que par les textes: le fou se rencontre dans la vie. On voit donc se poser un nouveau probléme de définition du mythe, Ppuisque les textes littéraires ne sont ici qu'une manifestation mineure: le personnage du fou de cour est a coup sfr le plus fascinant Le "mythe du fou" devra étre dégagé a partir d’'éléments tirés de légendes, de "fagons de dire”, de textes didactiques et de rites populaires, en liaison avec le folklore et les traditions cosmogoniques. Le personnage social du fou de cour, le lien entre folie et transgression du sacré (la féte des Fous), I'élargissement au rdgne animal avec des animaux-symboles (coq, ane, veau, coucou), le débordement vers la sexualité, tout cela conduit penser que la société a investi dans le personage du fou une part d'elle-méme qu'elle est dans Timpossibilité de rejeter vraiment: exutoire d'une société qui se regarde, de son inquiétude et de son interrogation sur le (non)-sens du monde, en dépit d'un sens chrétien par ailleurs toujours réaffirmé. Enfin, tout mythe entretient avec le Temps des relations aussi distantes que possible. Histoire d'avant I'Histoire, le mythe pur est anhistorique. De fait, nos récits mythiques perturbent la dimension temporelle: L. Mathey constate cette "déstabilisation" avec le roi Lear, le mélange d'Antiquité et de Moyen Age contribuant & définir une figure emblématique, extra-temporelle. Si la définition chronologique de héros comme Arthur ou Charlemagne est, 4 nos yeux, plus nette, il n'en est pas moins vrai que la chanson de geste comme le roman s'efforcent de perturber cette perception: le Charles de la Chanson de Roland n’a-t-il pas plus de deux cents ans? Et pourtant, de tels textes se prétendent véridiques -et peut-@tre avons-nous eu le tort de comprendre parfois “historiques". Une structure permanente, idéologique au sens large, coiffe ici la prétendue dimension historique. L'exemple le plus achevé, mais aussi le plus particulier, est sans doute celui de la chanson des Narbonnais telle que I'a magistralement dépecée J-H. Grisward dans sa désormais célébre Archéologie de l’épopée médiévale (6). Le rapport du mythe A la littérature est fondamentalement ambigu. Selon la formule de D. Dubuisson, si le mythe "tire sa chair du récit”, il “meurt de la littérature" (7): discours nécessaire, pur de tout élément extérieur a sa propre logique, il ne peut que redouter les amplifications et les enrichissements thématiques qui sont le propre des oeuvres littéraires. Ainsi progressivement camouflés, plus ou moins altérés jusque dans leur structure, les mythes servent de support a des créations nouvelles, épiques ou romanesques, dont on ne peut toujours distinguer si elles comprennent le sens des débris qu'elles réutilisent. J. de Vries (8) considtre ainsi que les sagas sont tributaires des mythes et non des contes populaires; leur monde. 92 INTRODUCTION renvoie & un univers idéal paralléle & celui des dieux, et il est souvent difficile de savoir si le héros est un personnage historique ou s'il n'est qu'une incarnation littéraire, 4 caractére fictivement historique, d'un type mythique: aprés la Saga de Hadingus exploitée par G. Dumézil (9), nos oeuvres médiévales fournissent une matitre abondante et suscitent des controverses inépuisables sur cette lancinante question (10). La littérature, lorsqu’elle réutilise des éléments mythiques anciens, peut procéder de deux maniéres différentes. La premiére a toujours été parfaitement reconnue par la critique: il s'agit de Ja collation d'éléments pars, dont le sens échappe généralement aux auteurs qui les récupérent. Quill s'agisse des oeuvres d'Ovide, de themes celtiques ou d'éléments du folklore, peu importe: on les considére essentiellement comme de simples matériaux susceptibles de distraire ou de flatter imagination en jouant sur le merveilleux. C'est ainsi que la thése de l'origine celtique du conte du Graal s'est longtemps appliquée & rassembler des références hétéroclites comme la lance du dieu Lug ou celle de Celtchar, le théme de I'Extase Prophétique du Fantéme ou le personnage de Bran le Béni (11).Bref: avec cette méthode, nos auteurs conservent toute leur liberté créatrice, puisqu'ils choisissent leurs matériaux , les combinent selon leur gré et font une oeuvre originale et neuve a tous égards. La seconde fagon de procéder souléve de wut autres problémes: elle consiste en la reprise d'une structure mythique complete, qui se trouve alors simplement transposée dans une forme littéraire nouvelle. Cette formule laisse encore la critique relativement sceptique, car elle ne peut que la plonger dans la perplexité; on comprend en effet aisément comment des débris de syst8mes disparus ont pu étre retrouvés. et réutilisés: mais une structure entiére, intacte? par quelles voies a-t-elle pu échapper aux dégradations, circuler et survivre A travers Ie temps et l'espace? pourquoi a-t-elle été reprise telle quelle? nos auteurs en comprenaient-ils encore le sens? pourquoi, et avec quelle force, s'‘imposait-elle 4 eux ? On sent bien que Je matériau est ici moins malléable, et I'exemple des Narbonnais montre parfaitement que les ajustements n’étaient pas toujours faciles & opérer (12). L'épopée, le roman puisent ainsi dans le mythe, mais on ne peut dire que le mythe se fait épopée ou roman: car, pour tous nos textes, la dimension littéraire ne constitue pas une simple mutation, elle est d'abord un transfert culturel qui doit étre analysé en tant que tel. Certes, on aspire d'abord a connaitre les raisons et les réseaux de ce transfert: mais c'est vouloir aller trop vite en besogne. Seul un travail patient sur chacun de ces textes, sur chacune de ces transformations permettra, & la longue, de discemer les cheminements -lorsque les détails du fonctionnement auront été saisis avec toutes leurs nuances, que les nouveaux réseaux intertextuels auront été élucidés et, avec eux, mieux compris les mécanismes littéraires INTRODUCTION 93 ou idéologiques qui accompagnent ce transfert et lui donnent son sens. Le mythe investit donc le texte liuéraire. Sa rigidité rend sa présence sensible: incohérences ou extravagances incitent involontairement le lecteur /Tauditeur 4 chercher dans un au-dela du texte la justification de telle cellule narrative. C'est ainsi que 'épisode bien connn de la Chanson de Basin (perdue, mais sauvée par d'autres textes) dans lequel un ange commande & Charlemagne de se faire voleur confie Iui-méme sa propre clé. Me fondant sur les remarques de G. Paris qui visaient 4 rapprocher le grand empereur du dieu germanique Odhin, jfavais, lors d'un récent séminaire, émis I'hypothése que cette chanson reprenait un triple aspect de la figure de ce dieu, A savoir Tassociation de la souveraineté, de la magie et du vol (13); mais cette structure idéologique, 4 la fois forte, attirante et inadmissible pour un empereur chrétien, ne pouvait étre employée sans correctif: I'intervention de lange (qui justifie le comportement étrange) et le dédoublement du héros (c'est le larron Basin qui détient le savoir magique, Charlemagne conservant le caractére de la souveraineté) masquent I'insupportable, aux dépens de la cohérence du nouveau discours épique: les voies de Dieu n'en paraissent que plus impénétrables. Le passage du mythe a I'épopée s'accompagne donc d'un phénoméne d'obscurcissement, La contribution de S, Roblin, qui reprend et analyse cette hypothése, montre bien les difficultés que ce phénoméne engendre. Cet obscurcissement peut avoir des causes multiples: l'influence chrétienne, comme on vient de le voir et comme on le redira; la mauvaise compréhension des éléments du mythe, dont Je sens d'ensemble s'est perdu; l'application de valeurs symboliques nouvelles a des objets qui, isolés de la structure a laquelle ils appartenaient, offrent des possibilités polysémiques; des facteurs esthétiques: g6ut du public pour certains themes, agencements caractéristiques d'un genre, échos recherchés avec des oeuvres paralléles, etc.; enfin, un projet idéologique précis et de grande envergure, comme pour le cycle du Lancelot-Graal par exemple. La contribution de J. Taylor présente, a la fin du Moyen Age, un type original de rapport de Ia littérature au mythe: non pas seulement de réutilisation, ni de transformation, mais de "défamiliarisation", c'est-a-dire de réactivation. En effet la danse macabre, mythe encore récent, devenait tellement rebattue qu'elle perdait son cfficacité idéologique primitive; c'est grace aux moyens offerts par la poésie, et maniés par un maitre, que Villon lui rend toute sa vertu initiale. A vrai dire, lorsqu'on évoque les mythes du Moyen Age, on ne pense guére au vieux substrat, classique (avec Ovide et d'autres) ou paien (cellique, germanique...), sur lequel cette littérature s'est développée: on songe plutét 94 INTRODUCTION 4 des formes nouvelles, incarnées dans des personnages comme Tristan et Tseut, Charlemagne, Arthur ou encore au Graal. Ce sont des formes complexes, dont la dimension mythique tient 4 la multiplicité des attestations, c’est-A-dire au succés littéraire de ces héros. L’article de L. Mathey permet, a travers la carriére littéraire du roi Leir / Lear, de cerner les étapes de la formation de ces mythes nouveaux, qui échappent pour une large part aux définitions traditionnelles des anthropologues. Tout d'abord, ils n’existeraient pas sans la littérature; simple personnage de chronique, le roi Leir, comme Arthur, ne retiendrait pas l'attention; avec Wace, le simple récit se fait roman et c'est l'écriture Tomanesque qui constitue l'étape décisive, car c'est elle qui crée les conditions favorables a I'éclosion du mythe: le récit se charge de formes emblématiques et archétypales, Mais le processus n’est pas encore achevé: le mythe est celui du roi Lear , non celui du roi Leir. Il faut donc attendre Shakespeare pour que la légende prenne la valeur d'universalité tragique soulignée par Goethe. De la méme facon, Arthur ne devient un mythe que lorsque de fortes individualités comme Chrétien de Troyes et Robert de Boron en font le support priviligié d'une matiére romanesque: un bon demi-siécle plus t6t, un Guillaume de Malmesbury pouvait encore “expédier" le personnage en quelques lignes parfaitement sceptiques. Lintertextualité est donc au centre de ce processus de formation des mythes. Au Moyen Age, elle est également au coeur de l'écriture épique comme de I'écriture romanesque. Elle revét plusieurs formes: reprise et combinaison de scénes et de thémes qui finissent par constituer des cellules fondamentales, multiplication des "continuations" ("enfances” et moniages épiques, extension des cycles romanesques en prose, amplification et achévement de la littérature du Graal en vers...), floraison d'oeuvres €pisodiques centrées sur des personnages nouveaux (Yder, Deux Epées, etc.) mais qui conservent Ia matiére arthurienne avec ses structures fondamentales, comme la cour, I'aventure, le merveilleux - et ses personnages principaux, inséparables du roi Arthur ou de Charlemagne; enfin, échos précis d'une oeuvre a l'autre, l'inversion des schémas étant un procédé commode de réponse. Des idéologies diverses, voire contradictoires, investissent donc une méme matiére qui devient ainsi étroitement solidaire de la totalité de la société contemporaine. C'est cette solidarité qui, sans transformer le récit en mythe, fait finalement de lui un élément du mythe nouveau. On voit le réle que joue ici la dimension temporelle: une oeuvre unique, si forte soit-elle, ne saurait suffire. Ces mythes d'origine littéraire ne peuvent néanmoins étre considérés comme tout & fait distincts des autres. D'abord, parce que bien souvent ils prennent appui sur des mythes plus anciens; ensuite parce que, comme eux, ils retracent les angoisses d'une civilisation devant son propre destin et INTRODUCTION, 95 veulent se présenter soit comme une justification de I'essence de la société présente, soit comme un rappel de son histoire exemplaire, un récit des origines. Derritre la société se profile l'ordre du monde qui la dépasse et lui donne son sens. On pourrait, dés lors, définir le mythe comme un récit, une image, un ensemble de récits ou d'images par quoi une société exprime ses interrogations et ses terreurs, pour les remodeler en certitudes. Or, en ce Moyen Age, l'interrogation majeure, la terreur majeure, la certitude majeure, c'est le christianisme. S'il s'installe officiellement en "France" dés la fin du Vé siécle, avec le baptéme de Clovis, il ne s‘établit en Suéde qu’'a la fin du Xle siécle. C'est dire l'apreté du combat qu'il a dai mener, par le fer et par la Foi, Ce combat n’a pas pu ne pas laisser de traces, et l'on sait que, pendant de longs siécles encore, des vestiges des croyances paiennes subsisteront. Lattitude de lEglise, si elle est claire dans ses principes, est, dans la réalité, assez ambigiie. Si, aprés avoir récupéré a son profit le schéma social des "trois ordres" (dont lorigine n'a pas encore été établie avec certitude), elle a donné le jour au mythe de la danse Macabré, elle est restée tres prudente a l'égard d'un type comme celui du fou, ou d'une catégorie sociale comme celle des jongleurs. Certains aspects du mythe du fou sont liés 4 la Bible, et le burlesque religieux, of) le théme de la folie’ tient sa place, est toléré pendant longtemps a l'occasion de certaines fétes; mais la Faculté de Théologie de Paris condamne la Féte des Fous le 12 mars 1444. Inversement, les jongleurs sont unanimement décriés dans les textes dorigine ecclésiastique, qui leur reprochent leur vie marginale et dissolue autant que le caractére profane d'une activité qui détourne Ie public de la pensée de Dieu; mais encore ces textes distinguent-ils une catégorie tolérable: celle des jongleurs qui chantent chansons de geste et vies de saints (14), On le voit: la hantise est celle de la marginalité, et le mythe de NIrlande, forgé lui aussi pour une bonne part par des hommes d'Eglise, manifeste clairement cette crainte de tout ce qui échappe a l'ordre, c'est-a-dire A lordre chrétien. La fonction premiére du mythe n’est-clle pas, d'ailleurs, de rationaliser le désordre apparent du monde, d'en rendre compte et de réduire ainsi son altérité, de le ramener 4 l'ordre? L'attitude de I'Eglise 4 légard des mythes ne peut donc échapper 4 l'ambiguité: pour réduire les corps anarchiques ou étrangers, il faut & la fois accepter leur matiére et détourner leur sens, C'est ce que font, 4 leur manitre, Etienne de Bourbon et Humbert de Romans dans les textes examinés par D. Trotter: un théme arthurien, largement redevable au folklore, et apparemment trés apprécié du public, sert de modéle pour inciter les chevaliers de cctte fin du XIIJé siécle & partir en croisade pour venger la mort du Christ. Si la fiction arthurienne est ainsi susceptible ca INTRODUCTION davoir une vertu dynamique, c'est que cette fiction avait acquis une véritable dimension mythique: on rejoint ici le probléme que posent les rémanences de schémas pré-chrétiens dans un certain nombre de nos textes, et qui est celui du choc et de I'assimilation des deux composantes historiques du monde médiéval, mentalités paiennes, barbares, et pensée chrétienne. La chanson de geste elle-méme, derrigre la revendication fréquente d'une inspiration chrétienne, a sans aucun doute pour fonction initiale d'exprimer de facon supportable Jes tendances latentes non-chrétiennes du monde médiéval encore en formation, de retracer, indirectement, métaphoriquement pourrait-on dire, le conflit irrésolu entre christianisme et barbarie (15). Quant & la vaste fresque du Lancelot-Graal, elle conjure les démons étrangers en Jes soumettant a un projet d’évocation eschatologique de la société qui les intégre @ une vision chrétienne du monde, dont ils deviennent ainsi solidaires. A l'extr8me limite du possible, le roman, avec le personnage de Galaad, se fera récriture de ces Ecritures qui seules connaissent les liens avec le Divin qui caractérisent les mythes primitifs. La littérature se livre alors & une étrange entreprise de mimétisme, manifestation supréme d'une civilisation a la recherche de son identité. Dominique BOUTET NOTES (1) C. LEVIE-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 227. (2) M. ELIADE, Aspects du mythe, Gallimard, 1963, p. 30. @) Ibid., p.31. (4) CE. N. COHN, Les Fanatiques de I'Apocalypse, Paris, Payot, 2% é4., 1983, pp. 107 sqq. (5) D, DUBUISSON, "Métaphysique du récit et genése du mythe”, in Le Mythe, son langage et son message, (actes du colloque de Liege et Louvain-la Neuve, 1981), Centre d'Histoire des religions, Louvain, 1983, p. 68. INTRODUCTION 7 (© J-H. GRISWARD, Archéologie de l’épopée médiévale, Paris, Payot, 1981. (1) D. DUBUISSON, art. cit., p. 73. (8) J. DE VRIES, Betrachungen zum Mdrchen, Helsincki, 1954. Cf. T'analyse qu'en donne M. Eliade en appendice a Aspects du mythe, éd. cit., pp. 233-244. (9) G. DUMEZIL, Du Mythe au roman, Paris, P.UF., 1970. (10) Cf. en particulier le débat récemment ouvert entre J. Grisward, R. Louis et J. Batany; en particulier: J. GRISWARD, "Epopée indo-européenne et épopée médiévale: histoires ou histoire?", Perspectives Médiévales, 1982, pp. 125-133; J. BATANY, “Mythes indo-européens ou mythe des indo-européens: le témoignage médiéval", Annales E.S.C., 1985, pp. 412-422. (11) Cf. par exemple J. FRAPPIER, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, Paris, SEDES, 1972, et les ouvrages auxquels il renvoie (de Jean Marx et R.S. Loomis en particulier). (12) Cf, sur cette question mon article "Du mythe a la chanson de geste: le probléme de T'ajustement dans les Narbonnais", a paraitre a 'automne 1987 dans la Revue des Langues Romanes (numéro spécial). (13) G. PARIS, Histoire poétique de Charlemagne, Paris, 1865, p. 434; et G. Dumézil, Les Dieux souverains des indo-européens, Paris, Gallimard, 1977, p. 192. (14) Cf. E, FARAL, Les Jongleurs en France au Moyen Age, Paris, 28 6d., 1926, p. 67. (15) CE. sur ce point que je ne puis développer ici mon article "La politique et I'Histoire dans les chansons de geste", Annales E.S.C., 1976, pp. 1119-1130. LE ROI LEIR CHEZ GEOFFROY DE MONMOUTH ET ‘WACE: LA NAISSANCE D'UNE FIGURE MYTHIQUE Un Roi Lear des steppes (1) : tel est le titre d'une nouvelle de Tourguéniev qui débute par un éloge de Shakespeare, ce dramaturge dont les personnages possédent une "profonde vérité quotidienne". Déterminé par Yarticle indéfini, le roi Lear n'est plus seulement le héros de la pitce de théatre, il est une référence, une figure - type, celle du pére bon mais autoritaire confronté a l'ingratitude de ses filles. Le roi Lear de Shakespeare, qui incarne & travers son histoire des aspects fondamentaux de Ia condition humaine est devenu un mythe. Le récit qui fonde ce mythe shakespearien trouve sa source dans deux textes médiévaux du XII éme siécle (2). Le roi Lear apparait en effet pour la premiére fois en littérature dans |' Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth (1136 - 1138) (3), une chronique qui retrace l'histoire des rois de Bretagne, de Brutus jusqu’a Cadwalladr en passant par Leir (4) et par Tillustre roi Arthur. Quelques années plus tard (1155), nous retrouvons notre roi dans le Roman de Brut de Wace (5) qui est une adaptation en vers du texte latin. Or ces deux textes fondateurs contiennent déja les éléments fondamentaux qui ont permis ou favorisé I'élaboration d'un mythe autour de la figure du roi Lear. Pour définir l'orientation de notre étude, il est possible de partir d'un bref commentaire critique sur la structure du Roi Lear de Shakespeare : "Le théme dramatique est simple et il ressemble celui d'un conte. I] contient aussi une sorte de morale ( ... ) Pourtant, ce texte n'a rien de linéaire et il donne dés I'abord une impression d'immensité cosmique"(6). Deux éléments - la forme du conte, le contenu moral - semblent constituer le fondement de cette vaste construction mythique qu'est la piéce de Shakespeare. Mais ces éléments caractérisent déja les récits du Moyen Age. DELA CHRONIQUE AU CONTE LEGENDAIRE De L'Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth ont surgi deux figures royales appelées & prendre place parmi les grands mythes de la littérature : le roi Arthur et le roi Lear. Mais pourquoi I'histoire du roi Lear 100 LE ROLLEIR a -t-elle connu un tel succés ? Quiest-ce qui dans les textes pouvait laisser présager une telle fortune du personage ? Chez Geoffroy et Wace, l'histoire de Leir se présente d'abord comme Tun des nombreux épisodes d'une chronique des rois bretons. La chronique est au Moyen Age unrecueil de faits rapportés dans l'ordre de leur succession, une codification de ces faits et de leurs dates, année par année, régne par régne dans un récit en général assez succinct. L'Historia et le Brut répondent en partie & cette définition : on y voit se succéder chronologiquement une bonne centaine de rois et le déroulement linéaire de la narration est nettement structuré par ce que B. Guénée appelle la" tyrannie du régne"(7). Le régne de Leir est donc au départ un moment de cette chronique, moment qu'il importe de mieux situer dans l'ensemble. Dans la liste des 110 rois, Leir est le 11me. Il apparait environ 200 ans aprés Brutus, ler roi de Bretagne (le fondateur qui donne son nom au pays) et précéde Arthur de 13 siécles. Son régne débute approximativement cent ans avant la fondation de Rome par Romulus et Remus. Cette datation est rendue possible griice aux repéres historiques qui jalonnent l'Historia et le Brut. Nos deux auteurs souhaitent en effet donner a leurs récits un statut véridique (8). Us se donnent ainsi toutes sortes de cautions et utilisent en particulier un systéme de datation par synchronismes, systéme qui trace un paralléle constant entre les événements racontés et des événements connus empruntés 4 l'histoire judéo-chrétienne et romaine, Dans ce cas précis, le synchronisme n'est pas immédiat, il intervient seulement au moment de Ja mort de Cunedagius, l'un des petits-fils de Leir : “Al tens cestui fist Romulus La cite de Rome e Remus (...) Ezechias lores viveit Ki de Judee reis esteit” (9). En out, dans I'Historia comme dans le Brut, le régne de Leir est de loin le plus long : soixante ans alors que la durée moyenne excéde rarement quarante ans (10). D'autre part, le régne de Leir a en commun avec d'autres un motif récurrent dans les textes, celui du partage du pays. Ce thtme du partage, source de divisions et de guerres, est présent dans de nombreux €pisodes. Mempricius, le fils de Maddan (Séme roi de Bretagne) tue son frére pour obtenir I'héritage; la lutte de Belin et Brenne est célébre : déshérité par son frére, Brenne méne une lutte acharnée contre lui jusqu’a ce que la mére parvienne a réconcilier ses deux fils; les petits-fils de Leir, Margan et ‘Cunedagius s‘opposent également : avide de récupérer la part du royaume qui revient A son frére, Margan lui déclare la guerre, il est tué par Cunedagius LE ROILEIR 101 qui gouverne alors tout le pays; trois générations plus tard Ferrex et Porrex se disputent le pouvoir, ils meurent sans laisser d'héritiers... L'histoire de Leir - méme si son schéma est plus complexe - comporte un motif identique : elle débute par la décision du roi de partager son royaume entre ses trois filles, Gonorilla, Regau, Cordeilla, elle se termine par une guerre de Ia plus jeune des filles alliée & son pére contre les deux ainées. Si l'on en reste au strict niveau de la chronique, il semble donc que Tépisode ne se démarque pas nettement des autres moments de l'histoire bretonne : Leir n'est qu'une figure parmi d'autres, l'un de ces rois dont la plupart vont sombrer dans l'oubli. Pourquoi parvient-il alors jusqu’& nous ? La réponse se dessine lorsqu'on examine de plus prés le statut et la forme du récit, un récit qui glisse de la chronique & l'histoire légendaire, au conte, au “roman”. Le roi Leir est plus qu'une simple figure "historique" de la chronique bretonne, il acquiert une dimension autre. Leir surgit dans un univers marqué par la légende. En effet, dans THistoria et le Brut , Geoffroy et Wace n’écrivent pas l'histoire mais une histoire légendaire, une brillante fiction. Ils inventent a la Bretagne des origines glorieuses, en l'occurrence troyennes et Brutus, l'ancétre de Leir, est le type méme du héros fondateur (11). Bien que nos deux auteurs revendiquent un esprit positif, le merveilleux fait irruption. Le pere de Leir, Bladud, évolue dans un monde magique, il ne cesse de multiplier les enchantements jusqu’au jour oii il essaie - nouvel Icare - de s‘élever dans les airs mais retombe les membres rompus (12). Plus loin, les merveilles de Bretagne sont li¢es au personnage d' Arthur, grand héros mythique de I'épopée bretonne. Au contact de ces figures , notre roi Leir est entrainé dans la sphére Iégendaire. Une analyse du temps du récit va également dans ce sens. Notre épisode marque le début d'une détérioration progressive du cadre historique. Le synchronisme établi a propos des successeurs de Leir ne correspond déja plus & une chronologie cohérente. A ce moment de la narration, il ya décalage, Geoffroy se libérant du souci des dates et de toute logique temporelle (13). Les soixante années du régne de Leir se situent donc dans un temps approximatif od les repéres sont peu rigoureux. En outre , le récit superpose plusieurs niveaux temporels, le temps fait Yobjet d'un montage. L'histoire de Leir baigne dans une atmosphere féodale: le roi, avant que ses filles ainées ne le réduisent a la misére, est entouré d'une cour composée de "milites" chez Geoffroy, de "chevaliers" chez Wace ; les gendres de Leir sont appelés “seigneurs" et lorsqu’ Aganippe - époux de Cordeilla - lance un appel aux armes dans tout son pays pour rétablir le roi dans sa dignité, Jes soldats qu'il rassemble apparaissent bien comme des vassaux du Moyen Age tenus d'assurer @ leur seigneur un soutien militaire. _ LEROILEIR Une telle superposition ajoutée au flou de la datation contribue & déstabiliser Je statut temporel de l'épisode : comme souvent dans I'Historia et le Brut on glisse du temps de la chronique & un temps légendaire. Ainsi, lorsque Holinshed rapporte dans ses Chroniques l'aventure de Leir, il donne une date qui renvoie au temps du mythe : 3105 av. J.C. (14). Shakespeare se plait quant & lui A méler les époques, des temps reculés de I'Antiquité au Moyen Age, au siécle élisabéthain(15); il construit autour du roi un espace historique légendaire, un espace mythique dont le cadre est déja en partie posé dans I'Historia et le Brut. Souverain légendaire, Leir fait lobjet d'une mise en scéne particuligre. Si l'on évalue la proportion des différents régnes dans l'économie du récit, il est clair que ceux de Brutus, Belin et Brenne, Arthur, dépassent de loin celui de Leir par la longueur de la narration. Pourtant -mis a part l'épisode d'Arthur qui occupe un quart de I'Historia et un tiers du Brut - si l'on exclut de tous Jes autres épisodes les copieuses narrations guerriéres, il apparait que Thistoire "personnelle” de Leir est l'une des plus détaillées. Elle échappe au caractére succinct et sommaire du récit de chronique et glisse vers le roman, surtout avec Wace. Le Brut marque en effet, avec le Roman de Thébes, la naissance du genre romanesque au XTléme siécle. Traduction de I'Historia Regum Britanniae, il répond a la premitre définition du roman : un texte en langue vulgaire tiré d'une source latine. Ce Roman de Brut apparait comme une oeuvre charniére entre le roman antique, proche de la littérature historique et le roman breton qui revendique son caractére fictif. Débutant 1 oi se termine Eneas (par un résumé des aventures dEnée apris la guerre de Troie) , il marque le passage de la matiére antique a la matiére de Bretagne (les premiers éléments du merveilleux breton surgissent dans la partie arthurienne du Brut ). Wace utilise la matiére historique sur un mode romanesque et il procéde par amplification. Notre épisode donne quelques exemples frappants de cette tendance & développer le texte latin. Wace se plait A esquisser certains portraits et & décrire le caracttre des personnages. Aprés le renvoi de Cordeilla par son pére, il s'attarde & évoquer la piteuse sitmation de I'héroine, ce que Geoffroy ne fait pas. "Mult huntuse,” "mult anguissuse,” "dolente" : ces adjectifs posent Cordeilla en victime; ajoutés 4 un portrait logieux : "mult esteit bele e gente / E mult en ert grant reparlance", ils portent en creux la condamnation du pére cruel, “fel” (16), Wace use aussi trés fréquemment de la fonction dramatique du discours direct, une fonction toute romanesque. Il multiplie les occasions de paroles et singularise les interventions. Chez Geoffroy, I'épreuve des questions - od le roi interroge ses filles sur l'amour qu’elles Ini portent - est rapportée de manitre indirecte : seules deux LEROILEIR 103 réponses de Leir et la déclaration de Cordeilla sont au style direct. Wace systématise cet emploi : chaque intervention de Leir est parlée, Regau répond directement et I'effet est celui d'une ébauche de dialogue (17). Ailleurs, l'auteur tire son discours direct de la narration Jatine : ainsi lorsqu'il rapporte assez longuement (19 vers) les paroles de Gonorille qui expose & son mari sa décision de réduire la suite de Leir ou lorsqu’il laisse exploser, sur deux vers, la colére du roi, irrité du traitement que lui font subir ses filles (18). Citons enfin un exemple oi Wace amplifie un discours déja présent chez Geoffroy. II s'agit de la fameuse tirade de Leir au moment oi il décide, désespéré par l'ingratitude de Regan et Gonorille, de partir auprés de Cordeilla, sa plus jeune fille qu'il a bannie naguére (19). L'amplification est surtout d'ordre stylistique, I'auteur usant de différentes figures rhétoriques ( chiasmes, jeu d'oppositions et de répétitions ) mais conservant pour thémes essentiels le caractére changeant du destin et le remords du roi comprenant son erreur. Ces différents procédés - ébauche de portraits, usage du discours direct - font glisser I'épisode vers le roman et contribuent 4 donner aux personnages une épaisseur plus grande. L'histoire de Leir bénéficie d'une amplification narrative qui permet & son héros de dépasser le statut linéaire d'un simple acteur de chronique. Le roi Leir de Geoffroy et de Wace a déja une étoffe prometteuse. A cela s'ajoute un autre élément favorable au succés de Leir : dans \'Historia et dans le Brut , son histoire a la forme du conte. St. Thompson répertorie dans sa classification le motif du roi Lear. Dans la rubrique M20, qui correspond aux "jugements a courte vue", figure (M21) le jugement du roi Lear. Flatté par ses ainées et agacé par la réaction de sa plus jeune fille qui lui porte en fait l'amour le plus profond, le roi honore les ainées et bannit la cadette; ce motif correspond au type 510 dans la classification de A. Aarne (20). Le rapprochement avec des histoires indiennes demeure lointain : elles n'ont de commun avec celle de Lear que le motif central de la piété filiale, le plus jeune des enfants ( qui est souvent le troisi¢me ) demeurant fidéle 4 ses parents a la différence des ainés. Plus probants sont les rapprochements que l'on peut établir & partir du motif de '’épreuve. Dans un grand nombre de contes traditionnels, on rencontre l'histoire d'une jeune fille renvoyée pour avoir répondu a son pére qu'elle I'aime comme elle aime le sel (21). Or cette histoire, que M. R. Cox répertorie dans sa classification de toutes les variantes du conte de Cendrillon (22), correspond a celle de note roi Leir. En effet, dans la 4¢me classe définie par M.R. Cox, les 26 représentations qui constituent le troisiéme type reposent toutes sur un méme schéma qui - A quelques variantes prés - est identique A celui de Vhistoire de Leir : un pére veut éprouver l'amour que ses filles lui portent, 104 LEROILEIR Tune d'elles répond en comparant cet amour au sel; en colére, le pére renvoie Sa fille puis la réconciliation intervient aprés qu'il a compris Ja vraie valeur da sel. On ne saurait voir dans I' Historia 1a source de tous ces contes : si Ton considére la grande diversité de leurs origines géographiques, il apparait bien plutét que c'est l'histoire de Geoffroy qui plonge ses racines dans le conte populaire (23). D'un point de vue plus formel, il est en outre possible de décrire les récits de Geoffroy et Wace en utilisant les fonctions définies par ‘V-Propp dans la Morphologie du conte (24). L'histoire a un début typique de conte avec une image de prospérité : “Leir en sa prospérité fist..."(25). Notre récit s‘articule ensuite autour de deux séquences qui vont s‘entrelacer. La premiére débute par un manque qui est Ja vieillesse du roi : Leir y jove le r6le du donateur qui impose l'épreuve des questions, Cordeilla celui de Tbéroine dont le départ est provoqué par une injustice tandis que les deux soeurs représentent I'agresseur. La deuxiéme séquence débute a partir du méfait que constitue le renvoi de Cordeilla. Leir y tient alors le réle du héros soumis a '€preave de I'ingratitude et chassé de son pays; Cordcilla devient le donateur qui fournit au béros le moyen de regagner son royaume et sa dignité; les deux soeurs sont toujours les agresseurs. La fin de T'épisode voit Ja fusion des deux séquences dans un retour commun de Leir et Cordeilla et une réparation des injustices (banissement de Cordeilla - misére de Leir ). Cette fin heurense est également typique. Une telle Jecture met bien en évidence Ja structure de conte de notre épisode, une structure que Ton retrouve dans la pitce de Shakespeare. King Lear réutilise de nombreux motifs du conte (26). Certes Yauteur retravaille les données de histoire qu'il dramatise (avec en particulier le dénoucment tragique dont on analysera plus loin les modalités et les enjeux) mais son point de départ reste la structure fondamentale du conte qu'il reprend et redouble. Avec histoire de Gloucester, Shakespeare ajoutc une intrigue secondaire dont Je shéma calque celui de l'intrigue principale. Abusé par les flatteries d'un manvais fils, Edmond, qui joue le role de lagresseur, Gloucester croit a la traitrise d'Edgar, le bon fils, le héros. Obligé de fuir, Edgar passe par 'épreave de la mistre et de la folie. A la fin, Finjustice est réparée : l'agresseur est tué tandis que Je héros retrouve Yestime de son pére. Ce redoublement correspond, selon les analyses de C.Lévi-Strauss, 4 une dualité du mythe, qui trouve sa signification dans une double relation entre une dimension diachronique (narration linéaire) et une dimension synchronique (récurrence d’éléments thématiques). Or, dans le cas précis du Roi Lear de Shakespeare, l'addition de l'histoire de Gloucester cclic de Leir établit une sorte de dimension synchronique comparable aux répétitions et aux redoublements de l'histoire d'Ocdipe. L’ajout de Vintrigue LE ROILEIR 105 secondaire permet d'universaliser la tragédie et c'est a juste titre que I'on peut parler d'un mythe de Lear. Finalement, il est clair que les motifs et la structure de conte que I'on a pu dégager dans les récits de I'Historia et du Brut constituent le fondement de cette vaste construction mythique qu’est le Roi Lear de Shakespeare. Chez Geoffroy de Monmouth et chez Wace, l'histoire de Leir a donc une forme et un statut narratifs propices a I'élaboration mythique. De plus, i semble que les récits reposent sur des structures symboliques dont la présence signale le mythe. Roi légendaire, héros de conte, le roi Leir est également une figure emblématique. L'EMERGENCE DE STRUCTURES SYMBOLIQUES A travers les personnages et l'orientation du récit, nos deux textes sont porteurs de tout un ensemble de themes fondamentaux, de symboles touchant a la nature et 4 la condition humaines. L’histoire de Leir est un conte moral oi dominent les grands principes de I'Ordre et du Bien. D'un point de vue politique, l'exercice du pouvoir apparait comme un devoir et la légitimité du pouvoir comme un droit inviolable. La décision du roi de partager le royaume est implicitement présentée comme un acte de complaisance envers un besoin sénile de confort; une telle abdication d'autorité semble fondamentalement mauvaise, elle ne peut qu'engendrer le désordre. Au départ, le roi a donc une part de responsabilité dans les troubles 4 venir (27). Toutefois, chez Geoffroy comme chez Wace, Leir n'abandonne pas toute son autorité : il instanre un syst#me de dotation qui lui conserve une partie du royaume mais ses gendres en révolte vont réussir a s'approprier par la force Ja totalité du pouvoir. Cette usurpation est alors nettement condamnée et comme trés souvent dans I'Historia et le Brut, les fauteurs de désordre sont finalement vaincus; les hommes rassemblés par Aganippe - époux de Cordeilla - délivrent la terre de Bretagne, ils 'arrachent aux mains des "feluns gendres" et la restauration de Leir dans sa dignité marque alors un nécessaire retour a l'ordre traditionnel. Plus largement, le récit qui sépare nettement les bons et les méchants culmine avec le triomphe du Bien, Du cété des méchants, on trouve les deux filles ainées de Leir et leurs époux. La noirceur de Gonorille est particulitrement soulignée par Wace, “Gonorille fu mult avere / A grant eschar tint de sun pere" : ces quelques traits négatifs précédent son discours sur la sénilité de Leir et I'inutilité de sa suite, discours que Wace agrémente d'un proverbe en guise de commentaire, "Mult i a poi femes senz vice / E 106 LE ROILEIR senz. racine d'avarice"(28) ! Il excuse presque le mari de Gonorille totalement dépassé par la cruauté de sa femme. A l'opposé, Cordeilla représente le type méme de la bonté. Son portrait est flatteur et Wace, tout comme Geoffroy, insiste sur le bien qu'elle dispense & son pére lorqu'il vient la retrouver en France (29). Leir se situe quant 4 lui dans une position intermédiaire : son caractére évolue en effet de la fierté a I'humilité, de la tyrannie a Ja douceur. Le dénouement voit Ia défaite écrasante des forces du Mal; la réconciliation de Leir et de Cordeilla, leur retour victorieux attestent le triomphe de la piété filiale sur V'ingratitude, de Ja sincérité sur I'hypocrisie. Cette legon morale que véhicule l'histoire de Leir chez Geoffroy et Wace est chargée de réminiscences bibliques. J. Hammer souligne dans I'épisode quelques parallélismes avec les Ecritures. 0 reléve essentiellement des échos verbaux et rapproche par exemple l'expression qui précise la pensée du roi 4 la réponse de Cordeilla : "eam ex abundantia cordis dixisse" de celle, fameuse, des Evangiles : "ex abundantia enim cordis os loquitur" (30). D'un point de vue thématique, il est en outre possible de lire notre épisode comme une illustration du 5éme commandement : "Honore ton pére et ta mére", avec une mise en scéne qui porterait la condamnation des mauvais enfants rebelles a suivre la loi divine, Peut-étre entrevoit-on également dans la scene des retrouvailles de Leir et Cordeilla de vagues échos d'une parabole de Yenfant prodigue dans laquelle on aurait inversé les roles parents/enfants. Toutes ces références renforcent encore la portée morale de l'histoire. Chez Shakespeare, l'opposition fondamentale entre Bien et Mal s'instaure de manitre beaucoup plus subtile, le schéma moral est moins tranché que dans I'Historia et dans le Brut. Le dénouement est dominé par la violence, la mort, le hasard; les méchants (Goneril, Regan, Edmond) meurent mais Lear et Cordeilla disparaissent également. L'auteur n'épargne pas les "bons personages’, il écrit une tragédie dans laquelle les forces du Mal frappent de maniére incontrOlable, atteignant méme les victimes innocentes comme Cordeilla, Shakespeare a pu concevoir I'idée de cette orientation tragique qui fonde toute la construction de son King Lear et lui donne sa force en lisant la terrible fin de Cordeilla dans la suite de V'histoire chez Spenser ou dans le Miroir des Magistrats (31). A la mort de son pere, Cordeilla gouverne le royaume mais ses neveux usurpent le pouvoir; emprisonnée, elle se donne alors la mort. Or cette note tragique provient tout droit de !'Historia et du Brut : Cordeilla "s'ocist en la gaiole/De marrement, si fist que fole"(32). La pice de Shakespeare intdgre, en T'infléchissant dans un sens qui lui est propre, le schéma moral initial posé dans les récits de I'Historia et du Brut, De Geoffroy a Shakespeare, I'affrontement des forces du Bien et du Mal sous-tend toute l'histoire et y introduit des valeurs morales essenticlles, LE ROI LEIR 107 Ces valeurs resteront profondément associées au personnage de Leir et 4 son aventure, Les personnages deviennent emblématiques. C'est particuligrement frappant dans le cas du héros, Leir est en effet une figure symbolique qui incame et révéle, de maniére déja wes nette chez Geoffroy et Wace, de nombreux aspects de la condition humaine. Leir c'est d'abord la figure traditionnelle du pre, un pére tyran et protecteur, tendre et autoritaire. Son histoire illustre les thémes universels de l'amour paternel et de lingratitude filiale. Dans sa pitce, Shakespeare doublera cette image du pére en introduisant Gloucester. Leir c'est aussi l'incarnation de la vieillesse. Dans T'Historia et le Brut, ov il compte parmi les rois dont le régne est le plus long, la fin de sa vie nous est décrite et le theme de la vieillesse revient comme un leit-motiv dans Je récit. Motif narratif, la vieillesse est la cause du partage du royaume : affaibli par les ans, le roi pense & céder ses pouvoirs (33). C'est également par elle et & travers elle que Leir se définit, ainsi dans sa réponse 4 Gonorille qui vient de Jui affirmer qu'elle l'aime plus que sa vie : “Bien te sera guereduné Kar preisee as mielz ma vieilesce. Que ta vie ne ta giesnesce" (34) Plus loin, cette méme Gonorille présente non sans mépris son pére sous les traits d'un vieillard gateux : "Vielz hom est, desormais redote” (35). Opposée aux forces vives de la jeunesse, synonyme d'affaiblissement, la vieillesse apparait ici comme un motif essentiellement négatif. Ce motif est troitement lié & celui de la souffrance. Le traitement infligé 4 Leir par ses deux filles ainées le fait sombrer dans une grande misére matérielle et morale : la longue “tirade” du roi, avant les retrouvailles avec Cordeilla, expose les lamentations profondes d'un homme vieilli qui jette un regard nostalgique sur son passé glorieux et analyse de maniére lucide mais désabusée ses erreurs et I'impasse d'une existence désormais sans avenir. La vieillesse du roi, sa souffrance prennent ainsi une signification universelle. Leir devient le représentant, le modéle de I'homo patiens et surtout de tout "huem ki enveilli" : comme I’écrit Goethe, “Ein alter Mann ist stets ein Konig Lear” (36). Le sort du vicux roi est aux mains de Dame Fortune. Chez Geoffroy de Monmouth, le motif de la fortune apparait sous la simple forme de Tinvocation, "O irrevocabilia scria fatorum", "o irata fortuna" (37) . Wace poétise le motif. Dans le Brut, l'adresse de Leir & la Fortune se développe en ie LEROILEIR trois temps (38). L'auteur reléve d'abord son caractére changeant “tant par es muable” et il introduit l'embléme de la roue "Tant faiz ta roe tost turner / Mult as tost ta colur muee". Puis par de nombreux effets rhétoriques il voque son oeuvre contradictoire et imprévisible; la répétition de 'adverbe “tost", le jeu des oppositions ("chaete/levee", "en grant poeir/a ncient" ) accompagnent les caprices de la Fortune. Enfin, l'auteur souligne la solitude de Leir : il laisse le roi gémir sur la fuite de tous ses amis dés lors que le destin a tourné. Cette traditionnelle évocation de la Fortune favorise Tassimilation du personnage de Leir & tout étre humain. Jouet de Ja fortune, Leir symbolise en effet I'homme aux prises avec la fatalité, 'homme soumis aux humeurs changeantes du destin. La piéce de Shakespeare va développer et élargir cette dimension symbolique du personage, déja tres perceptible chez Geoffroy et Wace. Shakespeare actualise le motif de la Fortune qu'il puise dans la littérature médiévale (39). Il l'intégre a la structure du drame et le lie étroitement & la destinée des personnages. La fortune joue un réle dans la création de l'atmosphére tragique : Lear ne réussit pas & échapper a une fatalité irréversible, sa mort et celle de Cordeilla marquent le triomphe de l'adversité. Chaque protagoniste subit les caprices de la fortune : Lear se définit lui-méme comme “the natural fool of Fortune” et la remarque d'Edmond au dernier acte, alors qu'il a été blessé & mort par Edgar, dépasse son cas particulier : "The wheel is come full circle; I am here"(40). Cet embl&me de la Roue de Fortune confére donc aux personnages et en particulier 4 Lear une dimension universelle, mythique. Relevons un dernier motif symbolique : la folie de Lear. Dans le parcours initiatique du roi elle est une sorte de passage nécessaire qui permet une intuition de la Vérité. Toutefois Lear ne devient fou dans aucune des versions littéraires antéricures 4 Shakespeare (41) et la folie du roi apparait ainsi comme une donnée proprement shakespearienne du mythe de Lear. Pourtant, relevons un détail. Dans la piéce, la premigre étape avant la folic est l'attitude déraisonnable de Lear devenu vieux. A la fin de la premitre scéne de l'acte I, Goneril et Regan commentent la sénilité de leur pére, son obstination de vieillard. Kent, dans cette méme scéne, qualifie le roi de "fou" : "be Kent unmannerly/When Lear is mad. What would'st thou do, old man 2" (42). Liadjectif "mad", rapproché dans le méme vers de Texpression "old man" signifie alors "déraisonnable" plutét que "fou" mais son emploi a quelque chose de prémonitoire. Or ne trouve -t-on pas déja cet emploi quelque peu "prémonitoire” chez Wace, dans les paroles de Gonorille & son époux ? LE ROI LEIR 109 "Ne set mis peres que il fait Enrrez est en fole riote; Vielz homms est, desormais redote (...) Li sires est fols..." (43) La fortune de l'histoire de Lear dépend dans une large mesure du succés de la pitce de Shakespeare et le mythe du roi Lear est traditionnellement considéré comme un mythe proprement shakespearien. Or notre étude de la premiére version littéraire de l'histoire, dans les récits médiévaux de I'Historia et du Brut, montre que tous les éléments du mythe sont déja présents dans ces premiers textes. La forme et le statut narratifs d'un 6pisode légendaire quia Ia forme du conte, 'émergence dans cet épisode de structures symboliques fondamentales témoignent clairement du fait suivant: le mythe du roi Lear nait avec les récits de Geoffroy de Monmouth et de Wace. L'élaboration mythique autour du personnage de Lear et de son histoire commence donc au XIléme siécle et c'est avec Shakespeare, génial héritier de la littérature médiévale, qu'elle s'‘épanouit et trouve son aboutissement. Laurence MATHEY NOTES (1) TOURGUENIEV, Romans et nouvelles complets, Bibliotheque de la Piéiade, NRF, Paris, Gallimard, 1986, t. 3, pp. 169-243. En transposant Yhistoire du roi Lear dans la steppe, Tourguéniev s‘inspire de la réalité masse. du monde de la campagne. Le héros de la nouvelle-Kharlov-est un propriétaire rural, un homme gigantesque, bon mais autoritaire. Convaincu de sa mort prochaine, il fait don de ses biens & ses deux filles, Anne et Eulampie, pensant terminer paisiblement ses jours auprés d'elles. Mais celles-ci le méprisent et I'humilient. Leur ingratitude va méme jusqu'a chasser leur pére de sa propre maison. Kharlov se vengera en la détruisant de ses propres mains. Notons que le Roi Lear était en Russie, dans la seconde 110 LE ROILEIR moitié du XIXéme, l'une des pidces de Shakespeare les plus populaires. ‘Tourguéniev 'aurait traduite A 'Age de 18 ans. (2) Le probléme des sources du Roi Lear de Shakespeare est assez complexe, Des études importantes Lui ont été consacrées : Voir W. GREG, "The Date of King Lear and Shakespeare's use of earlier versions of the story", The Library, 4th series, XX, 1939-40, pp. 377-400 ; W. PERRET, The Story of King Lear from Geoffrey of Monmouth to Shakespeare, Berlin, 1904 (Palaestra, t. XXXV) ; Narrative and dramatic sources of Shakespeare, édité par G. BULLOUGH, Columbia University Press, New-York, 1973, vol. VII, pp. 269-423 ; K. MUIR, The Sources of Shakespeare's Plays, Methuen and Co Ltd, 1977. Pour Shakespeare, les textes de Geoffroy et Wace sont probablement des sources indirectes. Nous serons amenés a évoquer ses sources plus directes : essentiellement les Chroniques de Holinshed (€dition de 1587, I, 12-13), la premiére partie du Miroir des Magistrats rédigée par John HIGGINS, La Reine des fées de SPENSER (livre Il, chant X, 27-32), et surtout une pice anonyme The True Chronicle Historie of King Leir and his three daughers, Gonorill, Ragan and Cordella publiée en 1605. (Tous ces textes sont réimprimés dans l'ouvrage Narrative and dramatic sources of Shakespeare, pp. 309 - 423). W. Perrett pourtant est persuadé que Shakespeare a consulté THistoria de Geoffroy, guidé par une note marginale de Holinshed y faisant référence. Son argumentation repose sur une analyse du caractére des personnages et sur une étude des échos narratifs et verbaux (cf op.cit, pp. 280 sq). Soulignons que W. Perrett examine dans son ouvrage une cinquantaine de versions de l'histoire du roi Lear parmi lesquelles celles de Geoffroy et Wace qui font objet de notre analyse mais aussi celles de Henri de Huntingdon(1139), Layamon(1205), Robert de Gloucester(1300), jusqu'a Shakespeare. (3) GEOFFROY DE MONMOUTH, Historia Regum Britanniae, texte édité par E. FARAL dans La Légende arthurienne, Paris, Champion, 1929, t. 3, pp. 99-105. Faral parait considérer Geoffroy comme le génial inventeur de la figure du roi Leir. Il écrit : "Rien, 4 ma connaissance, dans les textes conservés et antérieurs 4 Geoffroy ne peut étre considéré comme modéle certain" pourtant il nuance et ajoute un peu plus loin :" il n'est pas impossible que Geoffroy ait recueilli un théme inventé par d'autres que lui et qu'il aura ajusté A ses propres besoins"(op.cit., t. 2, pp. 109-112). Et effectivement, méme si la source de I'épisode reste obscure, il semble bien que Geoffroy n'a pas “inventé" l'histoire de Leir. D'une part, cette histoire que Geoffroy est le premier a attribuer 4 Leir, roi de Bretagne, appartient LE ROI LEIR ql -nous le verrons- a une classe trés connue du folklore oriental et européen. D‘autre part, le roi Leir pourrait étre un personnage issu de la légende celtique : on a pu ‘identifier aux figures galloises de Llyr, Llud ou aux figures irlandaises de Ler et Nuada (cf W. PERRETT, op.cit., pp. 16-20). Dans I'Historia, Geoffroy transformerait une mystérieuse figure de la mythologie celtique en un roi de Bretagne. D'autres vont plus loin et suggrent que le "liber vetustissimus britannici sermonis", présenté par Geoffroy comme la source bretonne de I'Historia, aurait bel et bien existé. Cf par exemple L. FLEURIOT, Etudes celriques, t. 14, 1974, pp. 44-56 et t. 18, 1981, pp.197-213. Toutes ces propositions des celtisants demeurent toutefois controversées. (4) Chez Geoffroy et Wace, le nom du roi s‘orthographie Leir. (5) WACE, Roman de Brut, édité par I. ARNOLD, Paris, SATF, 1938-40, tL, pp. 91-113. (6) M. SUHAMY, King Lear de Shakespeare, Cours de littérature comparée, CNTE, 1978-79, p. 39. (7) B. GUENEE, "Les genres historiques au Moyen Age", in : Politique et histoire au Moyen Age, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 289. (8) Geoffroy de Monmouth et Wace affichent leur culte de la vérité et méme s'ils en sont le plus souvent ts loin, ils donnent a leur récit un air de vérité historique. Ils multiplient les références historiques, font preuve d'une grande précision numérique, se référent & des autorités (Gildas - Bade), adoptant en cela I'attitude de I'historien. (9) WACE, Roman de Brut, t. 1, p. 115, v. 2107 sq. (cf dans I'Historia, p.106, 1. 32 et 33 ). (10) Parmi les xégnes dont on peut déterminer la durée, les plus longs sont ceux de Cadwallo (48 ans), Heli (40 ans), Dunvallo Molmutius (40 ans), Rud Hud Hudibras (39 ans), Ebraucus (39 ans), Maddan (40 ans). Les autres régnes sont plus bref, citons les plus connus : Brutus (23 ans), Cunedagius, petit-fils de Leir, (35 ans), Arthur (environ 26 ans). (11) Sur utilisation du mythe des origines troyennes, voir l'article de C.BEAUNE dans Lectures médiévales de Virgile, Rome, 1985, p. 331-355. 12 LEROILLER (12) Historia, t. 3, pp. 98-99 ; Roman de Brut, t. 1, pp. 90-91, v.1628-1654, C'est Bladud qui installe 4 Kaerbadum des bains chauds. Il les place sous l'invocation de Minerve et dispose dans le sanctuaire de la déesse des feux inextinguibles qui ne tombent jamais en cendres mais se transforment, lorsqu'ils commencent a diminuer, en blocs de pierre. (13) Consulter & ce propos le tableau des synchronismes établi par FARAL dans La Légende arthurienne, t. 2, pp. 113-114. (14) R. HOLINSHED, Chronicles (I, 12-13). Cf Holinshed's chronicle as used in Shakespeare plays, edited with an introduction by A. and J. NICOLL, London, Everyman's library, 1927, p. 225. (15) Shakespeare fait éclater I'unité de l'environnement historique et il souligne Ini-méme I'incongruité de ces anachronismes puisqu'il fait dire au fou en conclusion d'un petit potme plein d'inconséquences : "This prophecy Merlin shall make, for I live before his time"(King Lear, III, 2, 95). (16) WACE, Roman de Brut, v. 1785-1797. (17) Ibid., v. 1685-1775 ; GEOFFROY, Historia, pp. 99-100. (18) WACE, Roman de Brut, v. 1863-1882 et v. 1900-1901. (19) GEOFFROY DE MONMOUTH, Historia, pp. 102-103 ; WACE, Roman de Brut, v. 1913-1972. Notons que chez Geoffroy cette tirade prend place pendant le voyage de Leir vers Ja France alors que Wace la situe avant que Leir ait décidé de partir. (20) Cf St THOMPSON, Motif-index of folk literature. A classification of narrative elements in folktales, ballads, myths, fables... , London, 1975, 6 vol., t. 5 ; St. THOMPSON, The Types of folktale, Indiana University, Helsinki, 1973. (Type 510 : Cinderella and Cap o' Rushes ; 510A : Cinderella, 510B : The Dress of Gold, of Silver and of Stars. ) (21) Cf par exemple Je conte de Grimm intitulé "La gardeuse d'oies & la fontaine" : J et W. GRIMM, Les Contes, présentés et traduits par A.GUERNE, Paris, Flammarion, 2 vol. t. 2, pp. 399-400. (22) Cf M. R. COX, "Cinderella, 345 variants..." in : Publications of Folklore Society, 31, London, 1893, pp. 208-226. LE ROI LEIR 113 (23) A ce propos, voir I'analyse de W. PERRET, op.cit., pp. 8-15. Dest impossible de définir comment Geoffroy a pu connaitre de telles histoires et sous quelle forme il les a connues. Cette proposition d'une origine populaire reste a l'état d’hypothése plausible. (24) V. PROPP, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970. V. Propp s'intéresse essentiellement aux contes merveilleux mais il précise que “certains contes non merveilleux possédent la méme structure" (p. 122), Rappelons pour mémoire, de maniére tres schématique, que V. Propp définit le conte a partir de fonctions. Au départ, la fonction du méfait ou du manque donne son mouvement & la séquence du conte puis les personnages intervicnnent dans des fonctions bien spécifiques : donateur, agresseur, héros. Toutes ces fonctions répondent & un schéma toujours vérifié : épreuve- injustice- départ du héros- réparation- retour du héros. (25) WACE, Roman de Brut, v. 1659, Comme le souligne V. Propp "la suite du conte présente l'avénement soudain du malheur, C'est & lui quest lige image offerte par la situation initiale, image d'un bonheur particulier" dont lune des formes est précisément la prospérité.(Cf Morphologie, p.37). (26) La plupart de ces motifs sont ceux que l'on a pu dégager dans les récits de I'Historia et du Brut et que les sources de Shakespeare ont repris; toute la premiére scéne de l'acte I est par exemple construite autour de I'épreuve des questions ct du renvoi de Cordeilla. Pourtant, certains critiques relsvent dans Ja pitce de Shakespeare d'autres éléments types de conte populaire, absents des versions antérieures du Roi Lear. Cf M. MACK, King Lear in our time, London, Methuen and Co Lid, 1966, p. 49 sq. Il fait référence a un “archétype": "The Abasement of the proud King”, l'histoire de humiliation d'un roi plein de fierté, une histoire dont il existe de nombreuses formes et dans laquelle on retrouve un wait présent seulement chez Shakespeare, celui de la folie. Voir aussi l'article de F. D. HOENIGER, “The artist exploring the primitive King Lear", in : Some facets of King Lear, essays in prismatic criticism, edited by RL. COLIE et F. T. FLAHIEFF, London, Heinemann, 1974, pp. 90-102 et surtout pp. 98 sq. Partant de la suggestion de M. Mack, !'auteur cite & l'appui un conte corse qui raconte une histoire proche de celle du roi Lear de Shakespeare et dans laquelle apparait le motif de la folie : aprés avoir banni l'une de ses filles 4 cause de sa réponse sur l'amour qu'elle Ini porte (réponse qui correspond & celle de Cordeilla chez Shakespeare : “only as much as a devoted daughter can and should Jove her father”), un pare est mis en prison par ses autres - ‘LE ROI LEIR enfants et devient fou. Il est libéré par 'héroine naguére bannie et retrouve son trdne et sa raison. Hoeniger mentionne également un conte qui introduit le motif de l'aveuglement (lié A Gloucester chez Shakespeare), Il puise ces récits dans l'ouvrage italien de G. COCCHIARA, La Leggenda di re Lear, Studi di etnologia e folklore 1, Torino, 1932, ouvrage qui regroupe des versions de l'histoire de Lear provenant de différents pays et dont la conclusion est que ces histoires trouvent leur origine dans des récits initiation tribale, (27) Cf a ce propos l'article de J. DUBU, "De Leir & Lear : mise en texte et mise en scéne d'une légende et d'une politique", dans : Du texte dla scéne : Langages du thédtre, Actes du Congrés 1982 de la Société Francaise Shakespeare, Paris, J. Touzot, 1983, pp. 35-47. J. Dubu montre que la piéce comporte une lecon politique: la division de la Grande Bretagne ne peut amener que des catastrophes. Le partage funeste auquel procéde Lear reléve du péché, de la faute (cf analyse p. 39 et p. 45). En mettant en scéne un roi qui divise son royaume sans mesurer les conséquences fatales de son acte, Shakespeare souligne “avec tact mais sans équivoque la sagesse politique du grand dessein d'union de la Grande Bretagne cher a Jacques ler.” (28) Pour tout ce passage concernant Gonorille, voir WACE, Roman de Brut, v. 1857 & 1884. (29) WACE, Roman de Brut, v. 1990-2010. Voir la multiplication des termes positifs comme "bon", “bele”, “bien”. (30) J. HAMMER, "Note sur I'histoire du Roi Lear dans Geoffroy de Monmouth", Latomus, 5, 1946, pp. 299-301. L'expression de Geoffroy (op. cit., p. 100, 1. 33) vient de Matthieu 12-34 et de Luc 6-45 : "sa bouche parle du trop plein de son coeur". J. Hammer reléve d'autres échos bibliques: le “diligebat enim eum quasi animam suam" provient du Livre des Rois, J, 18-3 et I, 20-17 et il souligne également dans cette note des parallélismes classiques avec Térence, Virgile, Ovide. Toujours 4 propos des échos bibliques mais dans la pitce de Shakespeare, signalons ici l'article de R.L, COLIE, "The energies of endurance : biblical echo in King Lear", dans Some facets of King Lear, London, Heinemann, 1974, pp. 117-144. (31) Cf Narrative and dramatic sources of Shakespeare, t. 7, p.334 (Spenser introduit le motif de la pendaison) et pp.329-332 (24 strophes du Miroir des Magistrats développent la suite de l'histoire). LE ROL LEIR 15 (32) WACE, Roman de Brut, v. 2066-2066; Geoffroy, Historia, p.105, 1.12 sq. Pour W. Perret, cette fin tragique que Geoffroy donne 2 la suite de Thistoire reléve de la tradition celtique fertile en histoires tristes et sombres. (Cf W. PERRETT, op. cit., pp. 25-27). (33) GEOFFROY DE MONMOUTH, Historia, p. 99, 1. 8, “cumque in senectutem vergere coepisset, cogitavit regnum suum ipsis dividers WACE, Roman de Brut, p. 92, v. 1675-1676, "Quant Leir alques afebli / Come li huem ki enveilli... (34) WACE, Roman de Brut, v, 1694-1697. (35) Ibid, v. 1868, (36) GOETHE, Gedichte, 1925, If, 103. 37) Historia, pp. 102-103, 1. 95 et L. 104, (38) Roman de Brut, v. 1917-1936. (39) Dans ses oeuvres, Shakespeare affectionne particulitrement 'embléme de la Roue de Fortune. Cf J. DAUPHINE et J. RICHER, Les Structures symboliques du Roi Lear de Shakespeare, Paris, Les Belles Lettres, 1979. Dans la premiére partie de Touvrage intitulée "La Roue de Fortune", J.Dauphiné reléve et analyse les occurrences du motif. (40) King Lear, acte 5, sctne 3, v. 173 dans 'édition de K, MUIR (London, Methuen and Co Ltd, 1972, The Arden Shakespeare) : "La roue a fait son tour entier ct voici od jfen suis”; on trouve expression "natural fool of Fortune” au vers 189 de la sctne 6, acte 4 : "Je suis a Ia perfection le nature! fol jouet de Ia Fortune” (Traduction de A. ROBIN dans Védition du thédtre de Shakespeare publiée par fe Club Francais du Livre sous la direction de P. LEYRIS et H. EVANS, 1967-1968, t. 9.) (41) Voir note 26. (42) King Lear, acte 1, scéne 1, v. 145 dans l'édition de K. Muir : "Que Kent soit incorrect puisque Lear est fou. Que fais-tu, vieil homme ?’ (43) Roman de Brut, v. 1866-1868. L'ENCHANTEUR ET LE ROI: D'UN ANTAGONISME POLITIQUE A UNE RIVALITE MYTHIQUE ? Les jongleurs francais se sont plu & introduire dans leurs chansons un personnage étrange et ambigu, ni tout a fait humain ni tout a fait faé, pour tout dire un personnage "oblique" (1) : 'enchanteur. Qu'il agisse au été du héros épique ou qu'il se dresse contre lui, la figure vient toujours perturber quelque peu la belle ordonnance des narrations; parce qu'il substitue la formule magique au coup d'épée, I'enchanteur conduit le récit épique dans les voies troubles du merveilleux. Ses enchantements, ses métamorphoses, ses talents d'illusionniste, ses farces de joyeux luron, ses tours de mauvais larron provoquent Je désordre, pour ne pas dire la subversion. C'est dans les chansons oi le magicien est confronté 4 la figure royale que ce pouvoir de subversion se révéle le mieux. Six épopées présentent I’enchanteur dans un affrontement avec le roi: Je magicien Don Fouchier lutte contre Charles Martel avec Girart, le baron révolté, dans la chanson de Girart de Roussillon (2); Maugis affronte Yempereur Charlemagne dans tout le cycle ott enchanteur famenx apparait : Les Quatre Fils Aymon, Maugis d’Aigremont, Vivien de Monbranc (3); Malaquin utilise également son art de l'enchantement au service de Jehan contre Charles dans Jehan de Lanson (4); enfin Aubéron, le petit roi de Féerie, soutient Huon son protégé, injustement exilé par I'empereur dans Huon de Bordeaux (5). Ce sont toutes des épopées oii la figure royale est soit A rétablir dans sa puissance et sa valeur, soit 4 dénoncer dans ses abus de pouvoir, Il faut comprendre par conséquent dans quelle mesure et selon quelles modalités l'enchanteur peut intervenir au c6té du baron révolté ou du vassal victime de I'injustice royale; se demander pourquoi un personnage aussi "excentrique” dans l'idéologie et Vesthétique épiques a été privilégié pour aider aux explorations “politiques” des jongleurs. Cependant, si Yenchanteur a pu jouer le réle de catalyseur dans les conflits fé0do-vassaliques, il semble que sa présence dans I'épopée face au roi déborde cette fonction initiale : le duel du magicien et du roi ne prendrait-il pas source dans une. préhistoire plus mythique ? a LIENCHANTEUR ET LE ROI L'ENCHANTEUR FACE AU ROI : UN SUBSTITUT DU VASSAL REVOLTE Lintrusion de l'enchanteur dans le récit épique semble d'abord trouver sa justification "politique"; le personage en effet est sans cesse utilisé dans des scénes oi Je roi est pris en défaut, soit qu'il fasse montre de faiblesse en sacrifiant la justice pour assouvir les haines de quelque mauvais conseiller, soit qu'il manifeste a l'égard de ses vassaux un autoritarisme excessif, en confondant orgueil personnel et grandeur du royaume. Si les héros des chansons ainsi bafoués dans leurs droits ou insultés dans leur dignité se rebellent, ils ne franchissent jamais les limites au dela desquelles le monde épique serait remis en question. Le baron révolté se refuse 4 I'hommage et léve des armées contre le roi, mais il agit toujours conformément au code f€odal, méme s'il en dénonce les violences et les injustices. En revanche, Jes jongleurs ont octroyé & l'enchanteur le pouvoir de se dresser contre le roi de fagon beaucoup plus subversive : déclarations de haine, vols, scénes d'humiliation, tentatives de meurtre, Don Fouchier, Maugis et Aubéron font figure de substitut du rebelle, pouvant mieux que lui, c'est-4-dire plus Join que lui, attaquer la figure royale, I'amoindrir dans sa puissance, la ridiculiser dans sa valeur. De cette facon, tous les excés de Ia chanson sont toujours pris en charge par le magicien, qui dégréve ainsi le héros épique. La chanson de Girart de Roussillon s'ouvre sur un caprice du roi dont va découler la guerre : Charles Martel s'‘éprend dElissent, promise a Girart de Roussillon, et décide de I’épouser contre I'avis de tous ses barons, Or en épousant la fiancée destinée a son vassal, il a sacrifié le droit A un désir personnel, ce qui constitue un premier abus de pouvoir. Girart céde Elissent et obtient par compensation I'allodialisation de ses terres. Charles commet alors un second abus de pouvoir en revenant sur les avantages concédés & Girart et en faisant le si¢ge de Roussillon. Le jongleur sanctionne sévérement les fautes du roi mais trés vite dans la chanson le baron révolté sera chargé et finalement plus que Charles. C'est que Girart ne comprend pas que le roi est plus qu'un suzerain et que I'allodialisation de ses terres n'empéche pas qu'il reste sujet du roi méme s'il n'est plus son homme : il oublie le caractére transcendant de la royauté, et se met ainsi dans son mauvais droit. Dans ce contexte, quelle est la place de Don Fouchier Tenchanteur ? Don Fouchier est celui qui, & la place de Girart mais mandaté par lui, va au-dela des limites permises dans la lutte contre le roi. L'enchanteur, cousin du vassal révolté, apparait comme Tarme de Girart contre Charles, un agent qui intervient la oi Je héros ne peut intervenir sans verser totalement dans I'inadmissible. Don Fouchier est ainsi l'incarnation du mauvais droit du rebelle. La chanson en offre trois preuves flagrantes. La LENCHANTEUR ET LE ROL 119 premiére sé situe au début du récit, au moment od la guerre entre Charles et Girart vient de commencer par le si¢ge de Roussillon. Le vassal révolté envoie a Ja tente du roi Don Fouchier, son maréchal enchanteur : “Autre rien fait Girrarz dunt m'estait mau, Car il pres dan Fulcher le marescau, E len tremet la jus au trat reiau. E Fulcher, quanti vint, ne mes en au ; Per son encantement lo mes en bau "(6). Foucher, grace A son art, s'empare du pavillon du roi ainsi que des boules d'or qui le surmontaient. 01 dérobe par la méme occasion de la vaisselle d'or, cent mulets et cent chevaux et met son butin en siireté a Escarpion, le chateau de Boson son cousin : belle prouesse pour la premire intervention du larron enchanteur. Pourquoi cependant Je conteur déplore-t-il ce coup d'éclat qui, selon lui, portera malheur au baron révolté ? Cela n'est jamais motivé dans la chanson, excepté une fois et de fagon tout illogique: “Qui avez la gerre e la tencon Qu’ot Carles a Girart de Rossilon, E com la mescla Bos d'Escarpion- Car il retint Folcher le marcaucon Qu'enbla les chevaus Carle soz Montargon, Quant li reis fu al sigge a Rossillon- "(7). Ce passage fait donc nettement référence au vers 922; or 4 ce moment du récit, il est simplement dit que Fouchier cacha son butin dans le chateau de Boson; il n'est pas dit que cette action ait été la cause du déclenchement du conflit armé, déja commencé avant cet épisode. Alors pourquoi cet illogisme (8) ? Si 'enchanteur se voit accusé d'avoir ouvert les hostilités, c'est en vertu de ce processus de substitution que nous évoquions : le magicien est chargé & la place du baron révolté. A Ja laisse CCXIX on trouve un second indice du phénoméne : Thierry d'Ascagne, ennemi de la mainie du rebelle, a été tué et l'on accuse tort Girart du meurtre. Les neveux de Thierry obtiennent du roi l'autorisation de lui dresser une embuscade. Girart parvient A éviter le pidge et décide de se venger. Or c'est encore 4 Don Fouchier qu'il fait appel pour assouvir sa vengeance : "La nuit levet Folchers li marcaucos; Menet ensamble 0 lui doze cucos; Fait les vestir de peilles come garcons; En la cit a Paris vez les fricons. 120 LENCHANTEUR ET LE ROI Can la nuis est vengude el jors rescons, Poierent en la sale pers eschalons, En la cambre qu’es voute, traz lo crotons; Tal aveir emblent Carle que molt fu bons.” L'enchanteur dérobe cette fois au roi trois cents hanaps, le heaume et la broigne de Meiron. Enfin le dernier indice se situe au moment de la disparition de I'enchanteur : Don Fouchier, aprés s'€tre vaillamment comporté, trouve la mort dans la bataille de Civeaux. Voici ce que dit Charles en guise d’éloge fundbre : “Bataille fest campal une en Sivau ; Aiqui perdet Folcher, sun marescau. Lau provai con felon a desleiau "(9). Tl y a donc superposition entre Je mauvais droit de Girart et sa preuve par la mort de Fouchier. Et de fait, la mort de I'enchanteur met fin Ja révolte du baron : c'est le début de la soumission et du rétablissement de I'ordre. La Chanson de Renaut de Montauban présente la méme image de lenchanteur comme substitut du héros révolté dans son face & face avec le roi. On se rappelle que Charlemagne se montre constamment hostile au lignage de Beuves d'Aigremont. Dans le Vivien de Monbranc, il refuse de porter secours a Vivien, fils de Beuves, en lutte contre les paiens; dans Les Quatre Fils Aymon, il fait lachement assassiner Beuves. Le frére de ce dernier, Aymon de Dordogne, accepte cependant de clore le conflit et envoie ses quatre fils 4 1a cour. Mais lors d'une partie d’échecs, Renaut, I'ainé, est attaqué par Bertholai, le neveu du roi. Charlemagne, loin de chatier le coupable, prend sa défense, se comportant comme un vassal tenu par la solidarité lignag’re. Une rixe s'ensuit, au cours de laquelle Renaut tue Bertholai. Renaut et ses fréres parviennent & fuir mais c'est le début d'un long conflit. Les quatre fils Aymon seront en effet sans cesse poursuivis par la haine de Charlemagne, Le roi n'a donc ici aucune circonstance atténuante et est tres sévérement critiqué de tous ses barons. Sa faute découle d'une confusion entre vengeance personnelle et autorité royale. Dans cette perspective Renaut est totalement “blanchi" par Je jongleur, a cette nuance prés cependant qu'il est, comme Girart, incapable de sortir de 'engrenage de Ja violence, méme si cette violence est le fait du roi. Pourtant, a la différence de Girart, Renaut ne remet jamais en cause I'autorité, la puissance du roi et ne porte jamais la main sur son seigneur, si ce n'est une fois de plus par Ientremise de Maugis l'enchanteur. Toute Ia violence des relations entre Charles et Renaut est transposée dans le face & face de Charles et de Maugis. Maugis est & ce point le symbole de la Intte du vassal révolté que LENCHANTEUR ET LE ROL 121 Charlemagne finit par avoir une véritable obsession : tuer Je magicien. Jamais n'est exprimée sa haine pour Renaut mais toujours sa haine pour Tenchanteur : “Ahi ! Renaut, mar fustes et vo cherie. Hui muert la ors del mont, de la bachelerie. Mes cousins esties, s'en ai au cuer grant ire. Jamais n'averai joie, nul jor de ma vie. a porchacié Maugis, li fors traitres, vo mort jurée et desor Sains Plevie"(10). Maugis se voit ainsi chargé de toute la violence, de tous les torts, de toutes les infractions au code féodal; il est le souffre douleur de la chanson, l'image vivante des antagonismes et du malaise épique. La encore, ce n'est qu'au prix de sa disparition que ordre reviendra (11). Le Jehan de Lanson constitue une véritable inversion du Renaut. Charlemagne fait montre d'autant d'autoritarisme que dans les Quatre Fils Aymon mais les excés de l'empercur trouvent finalement leur justification. La chanson s'ouvre sur une scéne de conseil : Charlemagne, sourd aux avis de ses barons, décide d'attaquer Jehan de Lanson. Les douze pairs sont contraints de suivre ordre apparemment fou du roi sous peine de perdre leurs fiefs et d'éure exilés. La guerre a licu et Jehan est vaincu. Or Lanson, fort d'un domaine qui s'étend du Maroc jusqu’é la Russie en passant par Venise, est un prince extérieur a I'Empire carolingien. La victoire sur Jehan exalte donc la gloire impériale et ce qui semblait &tre une folie de Charlemagne, un nouvel abus de pouvoir, est en fait la marque de sa puissance (12). Quel est dés lors le réle de l'enchanteur ? Il est remarquablement adapté au message de I'oeuvre; car il y a deux enchanteurs : Malaquin est du cété de Jehan, il est paien, il meurt (13), il est tué par Yenchanteur Basin, qui est un chrétien au service de Charlemagne et tout bonnement I'un des douze pairs de France. Jehan de Lanson cst la seule et unique chanson du corpus qui offre au roi un enchanteur coopérant; précisément parce que le roi a tout de son cété, y compris Ia force magique qui, dans les autres chansons, agit contre lui. Ainsi Basin est exact négatif de Maugis. Avec Huon de Bordeaux nous retrouvons une figure d'enchantcur fonctionnant comme substitut du vassal dans la lutte contre le roi. Comme on le sait, le héros a été injustement exilé par Charlemagne, pour un meurtre qu'il n'a pas commis. Huon est désespéré et dans son indignation, il réve d'humilier Ie roi A l'aide du hanap magique que tui a confié le petit roi de Féerie: 122 LENCHANTEUR ET LE ROL “Et puis q'en France mes cors venus sera, Cest bon hanap mes cors presentera, Cis las caitis a Karlon le donra; S'il n'i puet boire, grant joie i avera. Las ! ge di jou ? con fol pensé chia ! "(14). Ce que Huon n’ose se permettre, Aubéron I'osera : “Et Auberons a Huon apelé : Or tost, fait il, amis, sus vous levés, Et si portés ce bon hanap d'or cler A Karlemaine, le fort roi coroné; En non de pais a boire li donés. S'll ne le prent, si m’ait Damedés, Jou li ferai cierement comperer” (15). Charlemagne, qui a entendu ces propos et ces menaces, n'a garde de refuser le hanap merveilleux; & sa grande honte, le vin disparait, aussit6t la coupe. portée & ses Itvres royales, prouvant ainsi la vertu magique du hanap qui se vide lorsque celui qui le tient est indigne et criminel. L’enchanteur est donc Taencore celui qui peut faire vaciller la conscience du roi au-dela des limites permises au vassal. Substituts des héros révoltés, les magiciens défient les lois épiques pour venir affronter la figure royale et la critiquer sans retenue : mais en vertu de quelle franchise ? L'ENCHANTEUR ET LE ROT: UNE HAJNE RECIPROQUE ET IMMOTIVEE ‘Une premitre réponse d'ordre narratif s'impose : le personage a dans la chanson un statut particulier qui Ini donne une certaine indépendance. Pourtant les jongleurs ont tout fait pour intégrer parfaitement leur figure dans le monde épique. Ils avaient d'ailleurs trouvé une solution élégante : Jes enchanteurs appartiennent pour la plupart a la lignée du héros qui lutte conte le roi. C'est ainsi qu’ils agissent naturellement selon le ressort épique de la défense du lignage, et qu'ils utilisent plus souvent leur art de Yenchantement que !'épée - ce qui n'est pas toujours le cas - importe peu, Malgré cette motivation par l'appartenance lignagére, l'enchanteur reste un actant trés spécifique de la chanson, un personnage plus ou moins extrait de Yunivers épique et qui se permet certaines licences. Par sa nature méme LIENCHANTEUR ET LE ROI 123 d'enchanteur, il n'est que peu intégré dans les relations féodo-vassaliques. Le cas d'Aubéron est le plus éclatant puisque ce personnage est Je roi d'un pays faé et done par essence indépendant du royaume; c'est en roi qu'il parle au roi et son statut le dégage presque du respect dfi a la personne royale (16). La puissance qu'Aubéron posséde en tant qu’étre faé, les autres figures d'enchanteurs la possédent aussi 4 un degré moindre. Don Fouchier et Maugis sont liés aux grandes figures du royaume et en cela ils participent du monde épique; mais d'une fagon ou d'une autre, ils s'en sont extraits. Don Fouchier s'exclut peu ou prou de 1a chevalerie par sa manie¢ qu'il cultive a plaisir : le goit du vol (17), Pour Maugis, c'est un traumatisme originel qui I'a détaché du monde naturel ; 4 sa naissance, il fut enlevé pour étre ensuite recueilli par une fée, Oriande, et élevé dans son chateau de Rocheflor par son frére, Bandri, maitre de magic. L'un comme T'autre sont donc si I'on veut des "accidents" du monde épique et a ce titre quelque peu exonérés de ses régles. Les magiciens sont ainsi plus qualifiés que n'importe lequel de ses héros pour en dénoncer les failles. Figures libres, on peut les charger de missions "excentriques" comme le sont leurs pouvoirs. L'explication narrative cependant ne se suffit pas 4 elle-méme et il semble que l'enchanteur ne soit pas seulement une pure utilité qui permet aux rebelles et aux jongleurs de critiquer la figure royale : & plusieurs reprises, le magicien va au-dela de la fonction qui Ini était assignée dans les narrations et sé laisse aller A des démonstrations de haine envers le roi, haine que curieusement les podtes ont rarement motivée, et que le roi lui retourne bien, Ainsi a la différence des autres membres du lignage de Girart qui, dans leurs adresses au roi, marquent bien que la guerre qu'ils sont contraints de mener leur déplait, qu'ils répondent au pur souci de la défense de la lignée et quills portent leurs armes contre Je roi au nom de Girart et non en vertu d'un enjeu personnel, Don Fouchier est le seul qui déclare la guerre en son propre nom, poussé par une haine déclarée dont I'origine reste douteuse - "Par Deu, Carles Martels, molt mar i fais, Quan cuides tot un segle metre en pantais, E cuit Girarz de gerre del tot tabais, E eu sie vospis se ne ren plais ! Tendrai mil chevalers, n'ert un sauvais, E mourai tant rancune entros c’a Ais, Naura tan fort castel ne m'i esfais. Cuit que des teus demaines les micns engrais"(18), ‘A la haine de Don Fouchier répond une haine égale du roi, qui chez lui va toumer A 'idée fixe : pendre le larron enchantcur. 124 L'ENCHANTEUR ET LE ROI “E verrai la maisnade qu'aura Fouchers, Quiel tendra contre mei mil chevalers; Per hoc non pot mandar mil pans enters ! Mais mar ou se penset, laire futers ! S'el lai se prendre en vie ni en senders, Plus aut le ferai n’e uns clocers "(19). Le méme phénoméne se produit dans le cycle de Maugis qui accentue encore le décalage entre le réle apparent de I'enchanteur face au roi et le véritable ressort de ses agissements contre lui. Ce cycle offre en effet des exemples privilégiés de cette rivalité haineuse entre les deux figures. On y trouve en particulier des sctnes superfétatoires entre le magicien et le roi, uniquement destinées a ridiculiser ce dernier. Dans le Maugis d’Aigremont , Tenchanteur apprend que son aieul est assiégé A Moncler par l'empereur. Pour entrer dans Moncler, Maugis se déguise en cardinal ; Fousifie, son écuyer, le précéde et annonce a Charlemagne qu'un légat envoyé par le Pape. est en mission dans les environs, qu'il vient d’échapper 4 une attaque de larrons. La ruse réussit et Maugis est dignement accueilli par son ennemi mortel ; se joue alors une scéne fort humiliante pour l'empereur berné qui s'agenouille devant le faux légat : "Contre le legat vet ot lui grant compaignie; Devant le tré 'encontrent Desier de Pavie. Mangis lieve sa main qu'il ot bele et fornie, Si les saigne et asout de Deu le fiz Marie ; Et chascun li encline et forment s'umelie"(20). Non content de ce bon tour, Maugis veut que le roi prenne conscience de son ridicule : “Alez, fiz & putain, l'emperéor conter Que Maugis le bon lierres l'est venu enchanter: Fet me sui cardonal por lui abriconner "(21), Une chose est essentielle ici : c'est en tant que "bons lierres", c'est-&-dire en tant que magicien que Maugis a humilié le roi et non en tant que petit-fils du vassal assiégé. Sa jubilation vient de ce que le pouvoir magique a eu raison de la dignité royale. Il existe une scBne similaire dans le Renaut qui pousse encore plus loin le jeu (22). Maugis a pris 'habit et les mines du pélerin pour pénétrer dans Je camp de Charles et surprendre ses intentions : "Il saut et beneie l'empereor Charlon". Le roi lui répond L'ENCHANTEUR ET LE ROL 125 froidement : il déteste les palerins A cause d'un certain Maugis qui I'a trop de fois trompé sous ce déguisement. On voit combien la scéne peut étre plaisante puisqu’il se plaint de celui-la méme dont il est présentement la victime. Maugis le rassure alors et lui conte les péripéties de son pélerinage; il lui fait croire que, de retour en France, il fut attaqué prés de Montauban par "V robeors", les quatre fils Aymon et Maugis leur cousin. La conclusion de cette petite comédie est la suivante : "Et si me faites droit de Maugis le larron". Le roi prend pitié et fait don a I'enchanteur de XXX livres, Maugis ne sen tient pas 13; il réclame un repas au cours duquel il se prend a regarder fixement le roi qui lui demande la raison de son attitude. Voici la réponse “malicieuse” du larron : "Sire molt ai veil, dist Maugis li larron, Et conois molt, biau site, princes et aumacors ; Aine mais .I. si biau prince ne vi en tot le mont”, Tout flatteur vivant aux dépens de celui qui I'écoute, I'enchanteur pousse I'insolence jusqu'a offrir 4 I'empereur la gloire de son pélerinage fictif, vaine gloire que l'empereur, dindon de la farce, accepte avec joie. La comédie se prolonge et se fait plus curieuse encore. L'enchanteur raconte au roi un réve : Charlemagne taillait un paon devant Maugis et lui mettait & la bouche le premier morceau; et aussit6t le malheureux roi se met en devoir de réaliser cette "prophétie” : “A genoillons se met l'emperere Charlon; "Hai ! C'or me vois, Renaus, li fius Aymon ! Mon anemi mortel qui plus me het el mont, Fas estre devant moi ici @ genoillons, Oi il me sert ici et taille mon paon'. Le geste de Charlemagne s'agenouiflant devant Maugis est en effet lourd de sens : il y a comme une inversion des roles, l'enchanteur se tenant symboliquement au dessus de I'empereur, le pouvoir royal humilié devant le pouvoir magique. Ce renversement spectaculaire va se répéter sur un mode mineur; par un juste retour des choses, semble-t-il, Maugis est le prisonnier de Charles. L'ordre est rétabli. Pourtant a lieu une véritable scdne d'enchantement "psychologique" : Maugis est condamné a mort et de ce fait est invité a la table du roi; il mange de bon coeur tandis que le roi ne peut avaler une bouchée; alors que Charles se sent inexplicablement angoissé et tendu, l'enchanteur plaisante et se promet un bon somme (23). C'est donc le roi qui réagit en condamné & mort et I'enchanteur en souverain vainqueur. 126 LENCHANTEUR ET LE ROI On ne peut justifier de telles scénes par le simple gofit du podte pour la farce qui viendrait colorer et égayer la narration. Elles se répetent top souvent pour n’étre que de pure gratuité. Elles révélent bien au contraire que la haine réciproque du roi et de I'enchanteur ne prend pas source dans la querelle politique qui tout au plus sert d'alibi 4 une opposition d'essence : le magicien ne supporte pas le roi, et réciproquement. Retourner l'opposition “politique” en un antagonisme "mythique" ne reléve évidemment pas de la thése mais de I'hypothése. En outre, l'interprétation seconde n'infirme pas la premiére; elle permet simplement d'expliquer certaines contradictions dans les narrations, certains illogismes. S'est-on demandé pourquoi, par exemple, la haine de Maugis pour Charlemagne ne se justifiait jamais dans le récit par ce qui est pourtant a sa source narrativement, 4 savoir le meurtre de son pére le duc Beuves d'Aigremont ? Nulle part l'enchanteur n’en fait reproche au roi, nulle part le conteur ne le rappelle. S'est-on demandé pourquoi Aubéron effrayait Charlemagne en lui rappelant son péché primordial, pourquoi il n’a pas plut6t choisi de dénoncer I'abus de pouvoir & Yorigine du douloureux exil de son protégé Huon ? L'explication “mythologique” permet d'envisager une réponse : l'opposition du roi et de Tenchanteur dépasse Je cadre du conflit idéologique et est au-dela de Ja contingence; elle est la concrétisation "épisodique” d'une rivalité essentielle. Reste 4 savoir si cette rivalité est originale, ou dérivée d'une structure mythique plus fondamentale. Autrement dit, est-elle de invention des jongleurs, puisant sans doute dans Vimaginaire médiéval, ou ressortit-elle & une mythologie plus archaique dont les jongleurs médiévaux n'auraient été que les héritiers ? L'étude de la nature méme des enchantements contre le roi nous fait pencher en faveur de la seconde solution. LE LARRON LIEUR ET LE ROT Le tableau qu'on trouvera 4 la fin de cet article récapitule les scenes d'enchantement du corpus. Il révéle d'abord que sur le total des 22 sctnes de magie, la moitié est dirigée contre le roi, ce qui corrobore l'idée que le roi est bel et bien I'ennemi privilégié du héros-enchanteur. D'autre part, sur ces 11 scénes d'enchantement contre le roi, 7 ont pour effet principal de permettre un vol. Et 1a est le point essenticl de la démonstration : Jes enchanteurs ne cessent de voler le roi (vaisselle précieuse, vivres, sommiers). Certains de ces larcins sont trés directement subversifs. Revenons un instant & Girart de Roussillon qui offre deux scénes od Tenchanteur Foucher joue de bons tours a Charles. Il s'agit dans les deux sctnes (v,926-936, laisse LXII et v.3521ss, laisse CCXIX), de vols LENCHANTEUR ET LE ROL 127 symbolisant la totalité de la puissance royale : I'idée méme de Ja royauté avec la tente du roi et les boules d'or qui la désignent comme telle; la Tichesse royale avec la vaisselle, les mulets, les chevaux; la puissance guerriére avec les armes du dernier vol. Le procédé est encore plus apparent dans le Renaut . Quand Maugis rencontre les quatre fils Aymon, il vient de dérober au roi son trésor d'Orléans. On peut se demander quelle est la fonction de ce vol. En effet il n'a pas été commis en vue de financer une quelconque expédition ni méme pour accroitre la fortune d'un personnage déja présenté comme un trés riche baron. Narrativement il ne s‘explique pas non plus : les fils Aymon n'en ont pas besoin puisque le voyage en Gascogne est financé par leur mre; le wésor ne servira pas davantage a la construction du chateau de Montauban puisque c'est le roi Yon qui offre le site de Montauban et une rente de 10 mares d'or par jour. Faut-il done voir dans cette premiére action d'éclat contre Charlemagne un pur défi ? Elle Teprésente beaucoup plus que cela. Car aprés le vol du trésor d'Orléans a lien celui des épées des douze pairs. Si l'on se souvient que ces épées constituent le symbole d'une royauté qui s‘entoure de ses conseillers, on comprend & quel point cet acte, en fait de pure gratuité au niveau narratif, sans incidence sur l'évolution militaire du conflit, est un acte & valeur métaphorique. Diantant qu'avec les épées des douze pairs, l'enchanteur dérobe également Tépée, les éperons et la couronne du roi ! Ces vols sont mentionnés par deux fois, ce qui prouve encore leur caracttre extraordinairement subversif : “Endroit la mie nuit, n'en dirai se voir non, Enbla Maugis le roi an Il. ses esporons Et la corone ki fu d'or arabon ; Si li desceint Joiose de senestre geron Et Rollant Durendal, al pont doré enson, Olivier Hauteclee, ou il vosist ou non, Et Cortain 4 Ogier qui molt estoit preudun"(24). A cette anticipation -trés précoce- du narrateur répond la scéne elle-méme quelque cing mille vers plus loin = "Puis li degaint Joieuse del senestre costé, A Rollant Durandal au pont d'or noelé, Olivier Hauteclere qui molt fait a loer, Et prist Cortain l'Ogier qu'il n'i vost oblier, De Torpin Autemise qui ot li poing doré ; Puis en vint a l'aumaire ot li grans tresors ert. Illuec prist la corone Charlon o le vis cler"(25). 128 LIENCHANTEUR ET LE ROL Mais Maugis va aller plus loin encore : il “dérobe" l'empereur lui-méme : "Maugis vint 4 Charlon, droit au lit od il ert; A son col !'encarja, 0 lui I'en a porté”. (v.12549-12550) Cette série de trois vols obéit subtilement 4 une sorte de gradation : Tenchanteur s'attaque d'abord & la richesse royale puis aux insignes guerriers du roi, aux garants de son autorité politique et enfin, en une saisissante synthése, 4 la personne méme du roi. Il y a Ia comme une destitution symbolique qui nous fait toucher du doigt l'aspect mythique du conflit qui oppose le roi et le magicien : entre ces deux figures se joue une latte pour le pouvoir et le pouvoir magique tente de renverser le roi. Il faut revenir au personnage méme du magicien épique pour découvrir la préhistoire mythique de ce combat. Comment expliquer en effet cette relation curieuse entre Tenchantement et le vol ? C'est le vocabulaire qui nous fournit un premier jalon. Nous avons pu constater dans l'ensemble du corpus mentionnant un enchanteur que les jongleurs répugnaient a l'emploi du terme "enchanteor" pour désigner leur figure et qu'ils réservaicnt ce terme aux personages antipathiques, trés précisément aux magiciens paiens. Dés lors, ils préferent employer un terme curieux : le larron. “Larron” n'a pas du tout son sens péjoratif et il est méme la plupart du temps renforcé par l'adjectif mélioratif "bon". Don Fouchier, Maugis, Basin sont de “bons larrons". Cependant cette appellation est devenue une sorte de cliché, d'expression figée pour désigner le personnage de I'enchanteur : tous les enchanteurs qualifiés de larrons commettent effectivement des vols et ces vols sont souvent perpétrés grace 4 un enchantement; mais il arrive que des enchanteurs soient appelés "Iarrons" sans quills soient présentés dans des activités de voleurs. Que faut-il en déduire ? Qu’il existe un lien intime entre Je voleur et Yenchanteur que l'on peut analyser de la maniére suivante : l'enchanteur comme Ic voleur est le maitre du tour de passe-passe, l'un comme I'autre s'entoure de mystére, escamote, trompe, cache, falsifie. Ils ont un terrain commun : Ia ruse ct il n'est pas innocent que le vocabulaire magique emprunte beaucoup a cclui de la "boisdie". Il reste que cette superposition des images du voleur et du magicien ne peut s‘cxpliquer seulcment par un glissement sémantique. Les auteurs des chansons ne seraient-ils pas les héritiers d'un vestige incompris d'un ou de mythes faisant intervenir une figure d'enchanteur fripon ? Elie de Saint Gille(26) confirme I'existence de cette identification de l'enchanteur et du voleur au XIIle sitcle ; Galopin, héros de la chanson, a été élevé par des volours et c'est d’eux qu'il détient sa science magique. Un second jalon est LENCHANTEUR ET LE ROI 129 dans un type particulier d'enchantement : dans un trs grand nombre de cas du corpus général, l'enchanteur est celui qui, comme le voleur, fait sauter fermetures, serrures, portes, carcans; dans le cas de I'enchanteur, c'est également celui qui par art d'ingremance immobilise, paralyse, enchaine. Bref, I'enchanteur fripon détient le pouvoir du lien. Or ce pouvoir du lien associé A la science magique est l'une des caractéristiques principales des figures de premiére fonction, des divinités souveraines dans la théorie dumézilienne des mythologies indo-européennes. Avant de présenter ce que le rapprochement avec les analyses de Georges Dumézil suggere, nous tenons préciser que nous ne donnons que les piéces d'un dossier a instruire, que l'état de nos recherches ne nous permet absolument pas de conclure, que la piste que nous allons suivre est peut-étre bien une impasse. Cependant Jes quelques éléments dont nous disposons nous ont paru mériter de prendre place dans cet article, On sait depuis les recherches sur les mythologies indo-européennes que le pouvoir du lien est I'apanage d'un dieu magicien maitre des prises infaillibles, associé dans l'exercice de la souveraineté 4 un autre dieu de premiére fonction (27). Ainsi I'Indien Varuna, dieu souverain du panthéon védique, dispose des liens, des noeuds avec lesquels il saisit ceux qu'il veut punir. En tant que détenteur de la science magique, il a en outre le pouvoir de modifier et de créer des formes. Réputé redoutable et. violent, il est sans cesse en rapport avec I'invisible et le mystérieux. De méme, 'Odhinn du panthéon germanique, également dieu de premiére fonction, est possesseur des grandes formes de magic. Lui aussi lie ses ennemis par le “lien d'armée" qui enchante et paralyse. Il est capable de se métamorphoser en animaux tedoutables; il est capricieux et trompeur. Ces dieux rois et magiciens qui sont chargés de faire respecter l'Ordre, collaborent avec un autre dieu qui les compléte : Varuna avec Mitra, Odhinn avec Tyr. Mitra et Tyr sont en quelque sorte la face claire de la souveraincté; ils n'ont pas la puissance magique de leurs associés, ni leur don de métamorphose, ni le pouvoir du lien. Bienveillants et familiers, leurs moyens d'action sont plutét juridiques ou parajuridiques. Cette bipartition de la souveraineté exclut toutefois toute idée de rivalité ou d'hostilité. Ces couples fonctionnent de fagon indissociable et complémentaire, En quoi peuvent-ils donc éclairer nos rois et enchanteurs épiques ? Cest que l'enchanteur partage avec les dieux souverains, magiciens et lieurs des mythologies indo-européennes, plusieurs caractéristiques : le pouvoir du lien, le don de métamorphose, les affinités avec les mondes invisibles, la nature trompeuse et redoutable. Le magicien des chansons de geste entretient d'autre part avec le souverain, garant de l'ordre et de lidéal €piques, des liens fort Gtroits : ce couple curieux a pour raison d'étre une 130 LENCHANTEOR ET LE ROI haine personnelle, Mais comment précisément expliquer cet antagonisme, si l'on veut analyser l'enchanteur comme l'avatar médiéval des Varuna et Odhinn, et faire dériver le couple épique du roi et du magicien d'un couple souverain indo-européen ? On peut avancer I'hypothése suivante (28) : l'enchanteur subversif, ennemi du roi, ne serait qu'une version tardive d'un type indo-européen de premiére fonction. A Torigine, 'enchanteur aurait été coopérant, le pouvoir magique aurait participé de la Souveraineté. Cette structure du pouvoir royal se serait ensuite dégradée, sous les pressions de T'idéologie chrétienne qui ne supporte pas de penser la souveraineté en termes magiques. Aussi le personnage de Venchanteur se serait-il scindé du roi dans lexercice du pouvoir, Dés lors les jongleurs auraient récupéré la figure pour la faire servir 4 leurs projets politiques : personne mieux que lenchanteur ne pouvait se dresser contre le roi, ébranler un pouvoir dont il avait partagé l'exercice. Cette hypothése, séduisante mais combien fragile, ne vant cependant que soutenue par des textes présentant un enchanteur collaborateur du roi. Une premiére chanson s‘offre aussitét, Jehan de Lanson dans laquelle le magicien Basin est l'allié de la figure royale dans sa lutte contre le baron révolté. Mais la preuve est mince car Basin est a l'évidence une réplique de Maugis et toute la chanson est batie sur le modéle des Quatre Fils Aymon . Par contre cette méme épopée des Quatre Fils Aymon présente une preuve plus consistante. Il s'agit d'un Episode qui a déconcerté plus d'un médiéviste, et qui serait la trace d'une chanson matheureusement perdue, dite Chanson de Basin , trés antérieure au Renaut de Montauban (29). Cet épisode se situe au moment od les douze pairs ont 4 tour de réle refusé & Charlemagne V'honneur de pendre Richard, le deuxiéme des fils Aymon. L'empereur s'emporte violemment contre cette quasi rebellion (30). Il fait alors un trés long discours au cours duquel il retrace les péripéties de son régne, Or au coeur de ce récit, il rappelle un douloureux épisode : le complot des douze pairs de !'poque qui avaient, la nuit de Noél, tenté de Vassassiner, Cette nuit-la, Charlemagne recut dans son sommeil la visite d'un ange, messager de Dieu. L'ange lui dicta une fort curicuse mission : "Dex me menda par l'angle que je alasse embler”, Et pour que Charlemagne ne soit pas désoriené, Dieu lui offre un compagnon : "Dex me tramist & moi -I. fort larron prové ; Basins avoit a nom...” Ce Basin, “larron prové™ c’est-a-dire enchanteur, découvre, tandis qu'il guidait son complice de vol, le complot des pairs : les traitres sont briilés. LENCHANTEUR ET LE ROL 131 Ainsi Basin, enchanteur recommandé par Dieu, sauveur de la personne royale, est narrativement l'exact opposé de Maugis. Compagnon du roi, il contribue a la consolidation de la souveraineté. Dans cet épisode extraordinaire, Charlemagne, en donnant aux douze pairs présents une legon doublée d'une menace, ne fournirait-il pas aussi le modéle d'une figure d'enchanteur, figure primitive, coopérante ? L'empereur, dans sa lutte contre Renaut et ses fréres, se voit sans cesse confronté 4 un magicien qui agit autant pour lui-méme que pour les révoltés : Charlemagne n’aurait-il pas la nostalgie d'un ge od pouvoir “royal” et pouvoir "magique” étaient en symbiose (31)? Nous ne souhaitons pas trancher, ayant jugé bon d’ouvrir un dossier sans augurer prématurément de ses conclusions. Nous sommes bien consciente des nombreuses objections qu'il souléve, dont les principales peuvent étre ainsi formulées : 1) Notre hypothése est basée sur une seule et unique chanson et qui pis est perdue. Or elle seule prouverait 'antériorité d'une figure coopérante denchanteur par rapport a une figure antagoniste. Cependant, si le Roman de Basin n'est pas parvenu jusqu’a nous, deux textes confirment I'existence d'un enchanteur larron intervenant auprés de Charles pour le sauver d'un complot : Ja branche I de la Karlamagnus Saga islandaise et le petit poéme néerlandais Carel ende Elegast dans lequel Basin, héros du récit, apparait sous le nom d'Elegast (32), Nous poss&dons par conséquent trois versions de "I'épisode Basin" et si quelques divergences de détail existent entre ces trois récits, essence de l'aventure reste Ia méme : Charles collabora avec un magicien voleur pour sauver l'autorité royale. 2) L'enchanteur épique -Maugis excepté- est trop souvent un personnage anecdotique pour qu'on puisse Iwi donner pour cousin -méme lointain- un type indo-européen de premiére fonction. 3) A supposer méme que la "confrontation" du roi et du magicien dans les chansons de geste soit issue d'un fond archaique, et plus précisément d'un schéma indo-européen, comment cette confrontation serait-elle devenue affrontement ? En d'autres termes, l'explication chrétienne est-elle satisfaisante ? L'enchanteur larron s'insinue dans I'épopée pour en ébranler les fondations : homme de main du vassal rebelle et bouc émissaire de la chanson, il s'achame contre Je roi, représentant et garant d'un ordre féodal en quéte de sa justification. Mais si l’enchanteur peut ainsi étre la bonne (ou mauvaise) conscience des épopées, sorte de "libero" épique grace & qui les jongleurs peuvent vider leurs querelles politiques, c'est qu'il est peut-etre 132 LENCHANTEUR ET LE ROI I'héritier, certes abatardi, d'une ancienne figure mythique de dieu magicien, partageant autrefois, avec un autre dieu de premiére fonction, une souveraineté que univers médiéval épique lui refuse désormais et qu'il tente en vain de reconquérir. On se rappelle que le Maugis d'Aigremont va tres loin dans l'exposé de ce duel. Maugis a enlevé Charlemagne et l'a endormi par enchantement. L'empereur est donc totalement 4 sa merci et Maugis se prend & réver de meurtre. Le régicide est évité comme il lest dans les Quatre Fils Aymon oi se reproduit la méme situation : Maugis a enlevé Charles et Pa livré A Renaut. L'enchanteur contemple 'empereur endormi, s'agenouille enfin et sc retire discrétement. Ainsi le magicien s'efface devant le roi, le pouvoir magique s'incline. Pourtant Maugis n'est pas au bout de son histoire car la haine du roi n'a pas désarmé (33). La Mort Maugis se présente comme une suite du Renaut . Le roi tente d'y mettre 4 mort son ennemi en le plongeant tour a tour dans une cuve d'huile bouillante, de poix et de plomb. A chaque fois, le miracle a lieu : Vhuile se change en fleurs jaunes, la poix en violettes, le plomb en roses rouges. C'est que Maugis a quitté la baguette magique pour prendre le baton de orant et s'est réfagié dans un ermitage, Désormais la formule magique disparait au profit de fa formule latine, de sorte que Charlemagne assiste 4 "la miracle de Maugis le larron” : rien mieux que ce heurt de mots ne pouvait rendre compte de la stupéfiante conversion d'un personnage pourtant déja protéiforme. Le roi supporte si peu le magicien et la crainte qu'il lui inspire est telle que le jongleur a di tuer le magicien en Maugis pour que I'empereur soit enfin en paix : l'enchanteur est mort, vive le roi. Sylvie ROBLIN NOTES (1) Léon GAUTIER applique cot adjectif au magicien Maugis qu'il considare comme un intrus dans cette “vicille épopée nationale" qu’est le Renaut de Montauban : Les Epopées francaises, 3 vol. , Paris, 1865-1868, T.3, p.207-208. (2) Girart de Roussillon , ed. W.M, HACKETT, in Société des Anciens Textes Francais , Paris, 1955. LENCHANTEUR ET LE ROL 133 (3) Les Quatre Fils Aymon., publié d'aprds le manuscrit La Valligre, par F. CASTETS, Montpellier, 1909, Genéve, 1974. Maugis d’Aigremont , 6d par P, VERNAY, in Romanica Helvetica , vol.93, Berne, 1980. La mort Maugis, in Maugis d’Aigremon, éd. F, CASTETS, Montpellier, 1893. Vivien de Monbranc, ed. W. VAN ENDEN, Gentve, 1987. (4) Jehan de Lanson , ed. JV. MYERS, Univ. of Carolina Press, Chapel Hill, 1965. (5) Huon de Bordeaux, 6d, P, RUELLE, Bruxelles, 1960. (© Girart de Roussillon , laisse LXII, v.922-925. (7) Ibid. , laisse CCV, v.3374-3379. (8) On peut évidemment penser que l'épisode est une adjonction tardive dans le récit et que le jongleur, en le remaniant, n'a pas évité la maladresse. Cependant, il reste que la maladresse elle-méme est significative. (9) Girart de Roussillon , laisse CCCCXXXIX, v.6432-6434. (10) Les Quatre Fils Aymon , v.6125 et sqq. (11) Maugis se retirera dans un ermitage et mourra saintement. (12) Voir D. BOUTET, “Les chansons de geste et I'affermissement du pouvoir royal.", Annales Economies Sociétés Civilisations , janvier-février 1982, p.3-14. (13) Malaquin est le seul enchanteur du corpus qui soit paien; ce détail suffirait & prouver que Jehan de Lanson qui I'emploie contre I'empereur est dans son mauvais droit. Tous les autres magiciens sont chrétiens : Topposition du roi et de J'enchanteur ne repose donc pas sur un antagonisme dordre religieux, elle ne vient pas de l'extérieut mais de I'intérieur de la chrétienté, du coeur du monde féodal; en ce sens, elle est particuligrement subversive. (14) Huon de Bordeaux, v.3830-3834. (15) Ibid., v.10252-10258. 134 L'ENCHANTEUR ET LE ROI (16) Pas tout & fait cependant puisque le petit roi de Féeric répugne a révéler en public la tare cachée de Charlemagne. (17) “Folchers monte el cheval tec sa vie Ainc nen fu tant bons laires, ne taus espic. Mais a aver emblat n’a en Pavie. E per hoc per lignage nol avendrie, Qu'il nen a melz ait conte tro en Ongrie ; Mais nc se pot tener de laronie" (Laisse LXXIX, v.1190-1195. (18) Laisse CXXVI, v.2038-2045. (19) Laisse CXXX, v.2096-2101. (20)Maugis d’Aigremont , v.4265-4269. (21) Ibid, v.4336-4338. (22) L’episode commence au vers 9480 du Renaut de Montauban . (23) Ibid., v.11524 et sq. (24) Ibid., v.5201 et sqq. (25) Ibid., v.11626. Une scéne similaire se joue dans le Jehan de Lanson : Malaquin dérobe les épées des douze pairs de France aprés les avoir endormis par magie (laisses LXXI et LXXI). (26) Aiol et Mirabel und Elie de Saint Gille, édié par W. FOERSTER, Heilbronn, 1876. (27) Voir Toeuvre de G. DUMEZIL et plus particuligrement Mythe et Epopée, Paris, 1971, 1973 et 1974; Les Dieux Souverains des Indo-européens, Paris, 1977, Voir également J. GRISWARD, “L'archéologie des Indo-européens : Georges Dumézil.", Esprit, n°121, déc.1986, p.21-36. (28) Voir supra, Vintroduction de D. BOUTET, qui a suggéré cette hypothése. (29) L’histoire de Basin 'enchanteur a été reprise dans un roman du début du X1Ve sidcle, Le Restor de Paon , dc JEAN LE COUT dit BRISEBARE, aux LENCHANTEUR ET LE ROL 135 vers 609 et suivants de I’éd, R, J. CAREY, Gentve, 1966. Basin y est loué comme enchanteur bénéfique qui sauve la royauté d'un odieux complot; on lui oppose une figure d'enchanteur maléfique, Fousyfie. (30) La scéne se situe du vers 10092 au vers 10135. (31) Doon de Maience présente une aulre figure d'enchanteur coopérant : c'est le vieux Valebron qui grime Charlemagne et ses compagnons et leur permet d'échapper aux paiens : ed. A. PEY, Paris, 1859, v. 7417 ss. (32) Voir P. AEBISCHER, Textes norrois et littérature francaise du Moyen Age, Geneve, 1972, TI, Voir également G. PARIS, Histoire poétique de Charlemagne, Paris, 1905, p.315-322. (33) La condition de sa paix avec les quatre fils Aymon est 1a mort de Mangis. Renaut s'y refuse. A défaut, Charlemagne réclame le cheval faé de Fenchanteur, le fameux Bayart. Voila qui suggere encore que Maugis est hai par 'empereur non parce qu'il est cousin et allié de Renaut le vassal révolté, mais parce qu'il détient le pouvoir magique dont il faut détruire la trace jusque dans la monture merveilleuse de l'enchanteur. ee Total des acénes | Scénesdenchan- : : : e danchantemant (fat da lenchantemen denchantement tement contre le he ese ead 7 i Girare de Roussillon [Den Fouchier? “enchantement” VOL: divers blans du roi “anchantement (herbed: VOL: la couronne du rol mstemerphose de Bayart et de Renaut Soéne d'humiliation du roi vee vaesas Maugin d Aigramont 10 2 (Maugia? vasia “enchantement! VOL sommiers,vivres du ret font Cinveraton de fle) v.sase charme et invecations: VOL: piliags du camp du rol deterrement de Maugia Mort Maugie 1 1 : fhe aa Le rol ent bern Vivien de Monbranc 2 1 een vaso Pour oftrayer Lohier fila 2 2 v.238e ;chantament”: VOLi les epees des douze Pairs déferrement deMalaquin 4 v.Ress fanchantement” : Pour effrayer Iarol et sen homm ondation } ‘Huon de Bordeaux s a (Aubéron} vapees lehanap magique Le faute du roi est prouvée LE MYTHE IRLANDAIS DANS LA LITTERATURE DU MOYEN AGE A Thorizon des réves de 'homme médiéval, deux régions se dessinent nettement : du cété od Je soleil se lve, l'océan Indien (1) ; du cété oi il se couche, le monde celtique, et particulitrement I'Irlande. L'imaginaire s‘enchante des frontigres inexplorées, et dans I'Europe du Moyen Age, malgré la conquéte anglaise commencée dans les années 1170, I'irlande était presque aussi mal connue que les rivages de I'océan Indien. Au XIle siécle cependant, un clerc de la cour d'Henri II d'Angleterre, Giraud de Barri, qui appartenait & une famille célébre de conquérants de T'lle et y avait lui-méme longuement séjourné, entreprit de lever le voile de brume et de mysttre qui entourait depuis longtemps Erin, Dans la Topographia Hibernica , terminée en 1188, il a voulu "décrire la topographie de I'Irlande, la reproduire dans ce livre comme dans un clair miroir , et la faire connaitre 4 tous pour T'usage commun" (2). L'oeuvre est une "somme” dans le gofit du temps. Elle embrasse la géographie du pays, sa faune, ses mirabilia , son histoire et les moeurs de son peuple. Les observations personnelles de l'auteur et ses liens avec les conquérants, ainsi que ses qualités de géographe, de naturaliste, de "folkloriste" et d' ethnographe, font de la Topographia un document unique, qui demeure, pour l'étude de I'rlande du Moyen Age, une source de premitre importance. Giraud nous a bien livré un miroir de I'irlande médiévale. Mais ce miroir, tendu a I'Irlande fraichement conquise par un étranger avide de nouveauté et de merveille, un écrivain en quéte de succés littéraire, un parent des conquérants de l'ile, un courtisan du roi qui avait décidé la conquéte, enfin un clerc partisan de la Réforme de I’ Eglise au Xlle siécle, ne pouvait étre qu'un miroir déformant. A travers et par dela les images précieuses réfléchies par la Topographia , une représentation fictive du pays et des habitants recouvrant certains archétypes de l'imaginaire médiéval se dessine, un "mythe irlandais” se fait jour, promis A unc singulitre postérité (3). 138 LE MYTHE IRLANDAIS LA TOPOGRAPHIA HIBERNICA ET LE MYTHE IRLANDAIS “Aux confins du monde connu", “la plus éloignée des iles occidentales", I' Irlande de la Topographia Hibernica évoque Ic licu de tous les réves au Moyen Age, I’ Autre Monde celtique que I'on situait souvent sur une ile & l'ouest de I'océan. D’autant plus que des traditions -irlandaises- localisaient l'Autre Monde en Irlande. Il s‘agit bien sir de I'Irlande des origines, d'avant l'arrivée des fils de Mil qui contraignirent les Tuatha Dé Danann ("tribus de la déesse Danu") a rentrer dans la terre. Mais on sait que méme aprés le partage, quand la terre cut été attribuée aux hommes et le monde souterrain aux dieux, I'Irlande continua d'abriter l'Autre Monde dans ses lertres, ses grottes et ses eaux profondes, et d'accueillir ses hétes surnaturels pendant la nuit de Samain. Battue par les pluies, saturée de riviéres, de lacs et d'eaux dormantes, privée de routes et presque totalement inculte, son paysage désolé est celui de la terre gaste des romans bretons : lande, forét ou marécage, c'est presque toujours un desert , c'est & dire un lieu qui n'a pas été domestiqué par l'homme, une frange de terre vierge et inexplorée. La terre gaste commence ol Ie monde connu et civilisé prend fin, a I'orée de la ville, du village ou des champs cultivés. Si l'on n'est pas dans I'Autre Monde, on y est presque: Hibernia , écrit Giraud , quasi alter orbis esse dignoscitur, Cele géographie mythique voue I'lrlande a la merveille : c'est ainsi que la description de sa faune prend la forme d'un bestiaire, faisant une large part & la fantaisie la plus totale ; surtout, l'exposé des merveilles et des miracles, qui occupe plus du tiers de la Topographia , a fixé V'image d'une lcrre tout entitre de mirabilia : domaine de sources enchantées, de cités englonties et d' iles étranges - dont la plus célébre est celle du Purgatoire de saint Patrick ; patrie de saints aventureux - Brendan - ct compatissants pour les oiseaux et les animaux sauvages - Kevin, Colman...-; enfin réscrvoir de monstres - loups-garous, hermaphrodites, hybrides en tous genres - dont le plus "merveilleux" est assurément... I'Irlandais, L'Inlandais de la Topographia est un primitif, ignorant de la morale et de Ja foi. Sa description élabore un mythe, apparu dans l'Europe en pleine expansion de Ja fin du XIc et du début du XIle siécles : cclui du Barbare. C'est un mythe économique - Ies Irlandais "n'ont pas évolué depuis Ic mode de vie pastoral primitif”, méprisant agriculture, le commerce et les arts mécaniques. Ils ne construisent pas de chateaux et ne vont pas vivre dans Jes villes -; politique - ils n'ont pas de monarchic centralisée et héréditaire -; par dessus tout moral ct religicux - ils ne respectent pas la foi jurée, ni Jes liens du sang, ni ccux du mariage ; ils "sc vautrent dans Je vice" et "sont ignorants des rudiments de la foi"-. On I'aura compris, la “barbaric” LEMYTHE IRLANDAIS 139 inlandaise est le contraire de la civilisation vue par un clerc de Ja cour d'Henri I d'Angleterre. Et ce clerc conclut naturellement que I'Irlande doit &tre civilisée par les Anglais. En peignant une terre en friche, livrée au paganisme et aux pratiques Ies plus honteuses, Giraud justifiait la conquéte, entreprise par sa famille, sous les ordres d'un roi dont il recherchait la faveur, avec la bénédiction du pape et du parti réformateur dont il était un fervent défenseur. Derridre le Barbare se profile en outte une autre figure mythique beaucoup plus ancienne et fortement ancrée dans I'imaginaire médiéval : nu ou exceptionnellement vétu de peaux de bétes, recouvert d' une pilosité exubérante - avec ses cheveux flouant sur ses épaules et sa barbe descendant jusqu’a la ceinture - , doué d'une force physique exceptionnelle et toujours armé de sa hache, !'Irlandais ressemble comme un frére 4 l'homme sauvage de la littérature et de I'iconographie médiévales. Comme lui c'est une créature a la frontiére de I'humanité et de I'animalité : "il ne vit que de bétes et vit comme les bétes". Giraud ne pense pas seulement au “mode de vie pastoral primitif" tant méprisé, mais il revient A envi dans la Topographia sur Ie fait que les Irlandais s'adonnent a la bestialité, racontant méme, dans un passage célébre, que dans une tibu du Tirconnell les rois ne sont intronisés qu'aprés s‘étre unis bestialement & une jument blanche qu'ils mangent ensuite en compagnie de leur peuple. Le prisme & travers lequel la Topographia Hibernica a"donné a voir" I'Irlande a l'Europe médiévale cst complexe, a la mesure de la personnalité de son auteur. Normand, clerc et courtisan, Giraud a montré du doigt une terre 4 I'écart de la civilisation, appelant la colonisation. Littérateur habile, ila écrit, & une époque dextréme vogue du genre, une oeuvre tout entigre de mirabilia . Homme du Moyen Age enfin, il a dessiné, aux contours de son imaginaire, un alter orbis qui n’était peut-étre pas I'Autre Monde, mais figurait assurément ses marches. Ce "mythe irlandais” n'a évidemment pas 616 créé de toutes pices par Giraud de Barri. Mais il lui a donné forme, et a largement contribué a le diffuser. La Topographia Hibernica connut un grand succés au Moyen Age et fournit longtemps & Europe occidentale 'essentiel de sa connaissance - réelle et mythique - de I'lrlande. D'autre part si les divers aspects du mythe peuvent se trouver chez quelques précurseurs et de nombreux continuateurs, seule la Topographia Iibernica , premitre et unique monographie en son genre, a fait la synthése des fantasmes contradictoires qu'a longtemps alimentés Erin. Miroir du mythe de I'Irlande dans les mentalités médiévales, elle fournit la grille obligée de toute étude des structures de représentation de. cet "horizon onirique"(4) du Moyen Age occidental. Car le "mythe irlandais" parcourt la littérature médiévale : il apparait tour & tour - sclon Ie genre des ocuvres, mais les cloisons ne sont pas 14a LE MYTHE IRLANDAIS étanches - accusé ou estompé, modifié ou transposé, utilisé A des fins esthétiques ou idéologiques. La littérature narrative en offre de multiples échos. LE MYTHE IRLANDAIS DANS LA LITTERATURE DE FICTION La littérature de fiction est un observatoire privilégié des métamorphoses des mythes, qu'elle accueille avec plus de liberté que les autres genres littéraires. J‘envisagerai donc un corpus limité de romans et de lais qui jalonnent la littérature médiévale d'autant d'avatars du mythe de I'Irlande dont elles attestent la vitalité : un roman de Chrétien de Troyes, Erec et Enide (vers 1165), les textes en vers de la légende de Tristan Qe moitié du XTle - Ire moitié du XI[e siécles), un lai anonyme, Mélion (entre 1190 et 1204), et trois grands romans arthuriens en vers : Durmart le Gallois (vers 1240), Les Merveilles de Rigomer (2e moitié du XIle sidcle), et Méliador de Jean Froissart (vers 1380) (5). Les liens de I'Irlande avec Autre Monde se cristallisent dans la Tittérature romanesque autour d'un personage : la fille du roi - ou la jeune reine - d'Irlande. La plus célébre des “filles du roi d'Irlande" est évidemment Tseut, venue de "Jointain reigne" (6). Dans celle qui guérit deux fois "par grant mecine et par engin” (7) Tristan, dont les "mires" ne pouvaient soigner les plaies empoisonnées, et qui seule aurait cu "la mecine ele poeir" (8) de le sauver de sa demiére blessure, on a depuis longtemps reconnu une fée guérisseuse. Et le premier voyage de Tristan en Irlande, quand, blessé par le Morholt, il dérive dans une nef sans gouvernail vers Vile oft l'atend une fée qui Je guérit et devient son “amie” , est clairement un voyage dans I'Autre Monde (9). C'est une " fille du roi d'Irlande" qui répond au voeu de Mélion de ne jamais aimer ucele que tant seroit gentil ne bele que nul autre home efist amé, ne que de nul eiist parlé” (10). Ce refus de l'amour destinait le héros 4 une femme surnaturelle (11). Or les circonstances de la rencontre de Mélion avec sa future épouse ne laissent aucun doute sur la véritable nature de celle-ci : au cours d'une chasse au cerf, il découvre sur unc lande une jeune fille d'une merveilleuse beauté, qui a traversé la mer pour venir lui offrir son amour : LE MYTHE IRLANDAIS 141 "D'yrlande sui a vos venue sachiés que je suis molt vo drue" (12). ‘Le schéma narratif de Durmart le Gallois repose sur la quéte, par le héros, de la reine d'Irlande. Une quéte pour le moins fléchée. C'est d'abord, le jour de 'adoubement de Durmanrt, larrivée d'un "pélerin" qui lui apprend Texistence d'une jeune reine d'Irlande a la "bealté enluminee" et le défie d'entreprendre les aventures "perillozes et fors et dures” qui ménent jusqu’a elle. C'est ensuite, dés qu'il a traversé la mer, la rencontre d'un chevalier qu'il doit combattre pour poursuivre sa quéte ; ce chevalier connait la reine, il dit en tre "desvoié" mais donne & Durmart une levrettc qui le guidera jusqu’a elle. C'est encore l'apparition d'un nain affreux, puis d'un grand chevalier aux armes dorées, qui refusent de le renseigner sur la reine, mais s'avéreront étre les compagnons de voyage de celle-ci. Enfin apparait sur une lande, vétue de blanc sur un blanc palefroi, la plus belle des pucelles. Lorsque Durmart lui explique qu'il est en quéte de la reine d'Irlande, elle sourit et lui demande : "Avés vos eiis ses juealz, Ses salus, ne ses messagiers?", mettant ainsi en évidence les leurres dont elle a jalonné sa route (13). La fille du roi - ou la jeune reine - d'Irlande est toujours une fée, qui quitte son pays pour suivre un époux mortel dans le monde des hommes, ou attire un €poux mortel dans son pays. Il est clair que ces schémas primitifs ne sont que les substrats des ocuvres évoquées, dans lesquelles ils font l'objet de rationalisations et de contaminations diverses. Ainsi Ics auteurs médiévaux ont fait d'Iseut, non une figure d’amante surnaturelle, mais la plus haute incarnation de la passion humaine. La fée mélusinienne de Mélion devient, au [il du récit, la perfide épouse d'un malheurcux loup-garou. Et le prologue morganien de Durmart le Gallois sc diluc dans la prolifération d'aventures tés humaines(14). Cela ne signifie pas pour autant que le mythe se perde, se vide de sa signification propre pour ne plus jouer qu’ un réle d'arrigre-plan décoratif, Le lai de Mélion garde le plus clairement son empreinte, méme aprés la métamorphose en loup : Ie brusque retour de I'épouse du héros et de son écuyer cn Irlande (15) - inexpliqué et inexpliquable - n'a dautre Jogique que celle du mythe auquel se rattache l'ensemble du récit : "Une fée abandonne l'Autre Monde et épouse un mortel. Son amant - ou époux - surnaturel la suit ct la raméne avec lui . Son Epoux mortel visite ]'Autre Monde et 142 LE MYTHE IRLANDAIS Tecouvre sa femme” (16). On peut penser qu'un schéma mythique similaire affleure dans Vépisode du mystérieux harpeur d'Irlande, que Tristan rappelie & Iseut dans la Folie dOxford : “Quant cil d'Irland a la curt vint, Li reis lonurrat, cher le tint, Harpeiir fu, harper saveit. Ben saviez ke cil esteit. Lireis vus dunat al harpur. Cil vus amenat par baldur Tresqu’a sa nef, u dut entrer” (17). Seul le mythe peut expliquer la passivité de Marc, la docilité d'Iseut, limpérieuse nécessité de ce retour vers l'Irlande d’oi elle était venue. Et cette fois (contrairement A ce qui se passe dans Mélion) Tristan, substitut de 1’époux mortel, arrache effectivement Iseut 4 l'amant surnaturel en gagnant Je duel musical. Dans le roman de Durmart le Gallois en revanche, le mythe n'est plus porteur de sens, il n'est plus utilisé qu’a des fins esthétiques : l'auteur commence son roman comme un conte morganien pour auréoler de mystére la quéte du héros, et captiver I'intérét du lecteur pour ses nombreuses aventures. Pour le reste, il présente la version rationalisée du "“mythe irlandais" que l'on trouve dans les autres romans arthuriens : celui des marches de I'Autre Monde, Le parti pris de rationalisation des mythes dans le roman médiéval rejoint le principe de réalité commandant une oeuvre "historique" comme celle de Giraud de Barri, pour évoquer, entre ce monde et l'autre, une terre liminaire. Dans les romans arthuriens comme dans la Topographia Hibernica , \'Irlande est unc vaste terre gaste. Les romans de Durmart le Gallois , des Merveilles de Rigomer et de Méliador , dont une grande partie des aventures sont situées en Irlande, esquissent le méme paysage, résumé au début de Rigomer : "La terre estoit estraigne et grande, Et les foriés grans et plenires, Li marescoi et les bruieres ; Et les viles sont si lontaines, Con va de l'une a l'autre a paines. Cil qui bien a la voie antec, Va le main jusqu’a la vespree, LE MYTHE IRLANDAIS: 143 Et cil qui pas ne seit la voie Par les forés va et forvoie (18). Si on passe sur la taille de irlande, "grande" pour les nécessités de la rime (19), c'est d'abord un pays "estraigne", dont les étendues vierges et inhabitées sont d'emblée ressenties par les chevaliers bretons comme un environnement hostile. Quand Méliador arrive en Irlande, "Il chevauce parmi bruieres, Et traverse landes moult fieres Et pays durement estragne, Trop plus qu'il ne soit en Bretagne" (20). Ce paysage est le point de départ d'un théme qui, modulé sur tous les tons et diversement interprété, devient un topos au Moyen Age, celui de la sauvage Irlande. On lit par exemple dans Durmart : "Ce fu en Yrlande tot droit Que mesires Durmars erroit Parmi le savage pais" (21). Et dans Les Merveilles de Rigomer , un chevalier irlandais demande & Lancelot ce qu'il est venu faire “En nostre terre le sauvaigc, Qui toute est plaine de boscaige" (22), L'lrlande des romans est une succession de foréts, de landes, de bruyéres et de marécages. Ce ne sont que "déserts" peu hospitaliers pour les chevaliers errants. II n'y a presque pas de chateaux, sauf dans Les Merveilles de Rigomer oi l'on trouve des forteresses imprenables, derri¢re leur rempart de “grant marés et for riviere” (23) - encore I'hospitalité qu’on y pratique est-elle parfois curieuse, comme & "Ruiste Valee" oi: Lancelot se fait voler son cheval et ses armes (24). Mais Durmart doit souvent dormir a la belle étoile, et Méliador se voit régulitrcment contraint de dormir “sus une landc", “sous .1. buisson”, "dedens Ic bois desous Ics glandes"... (25). Les villes sont encore plus rares. L'auteur des Merveilles de Rigomer mentionne Cork, celui de Méliador Dublin, mais ce ne sont que des noms (26). Le Durmart présente une exception notable avec la description du pays de Limerick (27). Au terme des errances du héros a travers les "desers" ot les “gastines" d'Irlande, un ilot de civilisation apparait, un lieu biti, habité et cultivé par homme. Mais c'est encore une terre gaste , gaste cette hs LE MYTHE IRLANDAIS fois parce que ravagée par Ja guerre (28), Enfin aucune route ne balise le "savage pais”. L'Irlande est une terre oi l'on se perd. Durmart y erre et tourne en rond " plus de quatre mois” : “S'il seiist bien les drois sentiers Et les plains chemins droituriers, Dedens un mois poist trover La bele roine al vis cler. Mais il rrovoit tant de bruieres Et de forés grans et planieres Qu'il ne sot tenir droite voie" (29). Méliador et son écuyer n’atteindront jamais Dublin dont ils veulent aller tenter les aventures "fortes et dures” : "Mais il ont perdu le chemin Qui se traioit vers Duvelin, Et le perdirent sus les landes. Ce fut tout par les herbes grandes, Qui n'estoient point apassées Ne les voies trop bien hantées" (30). Laterre gaste d'Irlande oi foréts, landes, bruyéres et marais effacent les repéres du monde familier, est par vocation I'espace de l'aventure et de la merveille. Pour conquérir la main de la belle Hermondine, Méliador doit étre proclamé le plus preux des chevaliers qui ont pris part @ la quate, et donc multiplier les exploits. Il se rend naturellement en Irlande, “Car la les aventures sont Et tout li chevalier y vont" (31). Ces aventures sont les conquétes des "pas" du pays que gardent de farouches chevaliers pour en interdire l'enuréc aux chevalicrs bretons. Les aventures irlandaises sont le plus souvent des aventures merveillcuses. Ainsi dans Les Merveilles de Rigomer \cs chevaliers d'Arthur s'en vont tous 4 Rigomer sur les traces de Lancelot qui LE MYTHE IRLANDAIS: 145, ".. bien savoit Que plus de mervelles i sont Qu'en tot Ie remanant do mont" (32). Le chateau de Rigomer, situé a I'extrémité de I'Irlande, est le théaure denchantements et de prodiges qui font la terreur de tout le pays. Partout, des chevaliers blessés 4 Rigomer attendent la venue de celui qui meutra fin aux merveilles et par qui ils seront guéris. Et sur la route des chevaliers d’ Arthur, les merveilles surgissent bicn avant Rigomer : Lancelot combat quarante chats sauvages autour d'un cercueil vide, qui, par "encantemens ou (...) ouevre d'anemi" se dresse contre lui. Agravain retrouve la dame de Sotain Herbert, qui a été enlevée par le vent, dans un sid oi unc “gent faée" célebre ses noces avec le sire de la montagne. Cligés pénétre dans un atre périlleux. (33). La forét d'Irlande est le domaine d’étres inquiétants, comme I'homme sauvage et la "Iaide vielle desfaee" rencontrés par Lancelot, mais aussi de fées bienveillantes (34). La merveille est tout aussi présente dans le Durmart , mais de fagon plus voilée. L’auteur, nous I'avons vu , esquisse volontiers les contours du mythe A des fins esthéliques. Les aventures du héros gardent souvent les Teflets d'aventures merveilleuses : la rencontre - dans la forét, sur une lande - de la pucelle a la tente vermeille, ocupée, prés d'une fontaine, a peigner ses cheveux, et qui "bien se set mesler”, & l'aide d'un breuvage et d’onguents, de guérir les plaies de Durman, présente tous les traits d'une rencontre féerique, d'autant que la tente disparait apres le passage du héros, et que du reste, dans la région, personne ne I'a jamais vue (35). L'enlévement de Gueniévre par Brun de Morois et sa délivrance évoquent les grandes lignes d'un aithed analogue & celui qui sous-tend Le Chevalier a la charrette (36). Méme dans Lépisode, si “réaliste” & bien des égards, du sige de Limerick, Je roi Nogant qu por ce que il est trop grans Si l'apelé on le grant roi" (37), garde peut-étre des traces d'une figure de géant enchanteur. Les aventures de Méliador scmblent au premier abord dénuées de “mervcille". En fait elles aussi préservent par transparence les contours d'un mythe, Les Irlandais qui gardent les "pas" du pays sur la riviére de Clarence - qui borde I'Irlande dans le roman ~ sont presque tous explicitement de grands chevalicrs : Housagre et Panfri “sont doi chevalier grant et fort"; Arsclon “estoit forment grans" ; Lucanor 146 LE MYTHE IRLANDAIS, “dont la personne estoit si grande C’uns aultres en fu esbahis" ne peut faire courir son cheval car "Tant est pesans sur li, par foy, que tantost l'aroit efforidré” (38). Tous reproduisent en-filigrane le topos du grand chevalier gardant la frontiére aquatique d'un royaume mystérieux. Du reste les gardiens des "pas" ne sont pas les seuls grands chevaliers du roman. Bondigal, le nouveau roi dTrlande, est appelé "le grant chevalier", et Carentron le Roux, un chevalier vaincu par Méliador, "estoit moult grans”, ".I, grant piet plus lons” que lui (39). L'rlande est peuplée d’étres liminaires, Cette population surnaturelle présente des liens plus ou moins explicites et plus ou moins rationalisés avec I'Autre Monde. Le roman de Rigomer en offre les types les plus variés : "gent face" d'un sid , créatures diaboliques d'un atre périlleux, géants ravisseurs de pucelles, mystéricux habitants du chateau - blanc chevalier, grand chevalier aux armes triples, enchanteur...- que viennent secourir des armées de monstres - Etres a tétes de chicn, bec d’oiseau, qui n'ont qu'un pied, cornus etc.. - sans oublier la fée responsable de tous les maux. Mais si l'on excepte ce déferlement de fantastique dans Rigomer , I'Irlande des romans apparait surtout comme le domaine de fées, de géants et de nains, Dans la derniére catégorie, liminaire entre toutes, il faut mentionner Guivret le Petit, Ie "sire des Irois" d'Erec et Enide (40). Derritre le type rationalisé du petit chevalier, qui devient 'ami dErec et méme chevalier d'Arthur, et dont ".,, deus serors gentes et gaies, Qui molt sevent de garir plaies," (41) soignent Erec blessé, se profile encore ncttement une figure de roi des nains celtique, toujours lié a une (ou plusicurs) figure(s) de soeur(s) (mere) - {6e(s) guérisscuse(s) (42). Les aventures et les merveilles d'Irlande présentent dans Ics romans un autre trait frappant : ce sont de mauvaises coutumes auxquelles doit mettre fin un “bon chevalier", Dans Les Merveilles de Rigomer , \'Irlandc entiére attend Ic libérateur qui "assomera" les mervcilles et par qui scront LE MYTHE IRLANDAIS. 147 "Et li malade respassé Et li prison desprisouné Et la puciele mariee, Qui a maudite eure fu nee" (43). Les enchantements du chateau sont de "mauvaises lois" (44) auxquelles mettra fin le meilleur chevalicr du monde. De méme Méliador doit “acquitter" "toutes les besongnes d'‘Irlande", c'est 4 dire conquérir tous les "pas" du pays gardés par des chevaliers, pour "leur mauvais usage abatre"(45). Or ces mauvaises coutumes concrétisent la méme attitude : le refus de la chevalerie. L' "usage" de Méliador vise 4 empécher un jeune homme de découvrir la prouesse chevaleresque et les chevaliers bretons de l'introduire dans le pays. Les "mauvaises lois" de Rigomer, ambivalentes en apparence, ont exactement le méme sens. La “carole” des landes du chateau rappelle inmanquablement la carole magique de la Forét Perdue et le Val sans Retour du Lancelot (46). Comme dans le Val sans Retour et dans la prairie de la carole, les plaisirs des landes de Rigomer passent par I'oubli de 1a morale chevaleresque et guerritre, Les mauvaises coutumes d'Inlande visent & préserver le pays de la chevalerie : en lui fermant ses frontiéres, ou, si elle Jes force, en la supprimant - physiquement, par loubli, ou par le ridicule. Quel est le sens de ce refus ? Les Merveilles de Rigomer n'apportent pas de réponse claire : l'origine des enchantements est attribuée & une fée courroucée (47). Le roman de Méliador est en revanche trés explicite. Les “pas” d'Irlande sont interdits aux chevaliers bretons par la volonté des rois du pays, mais aussi de tous les Irlandais. Ainsi lorsque Bondigal succéde & Sicamont et réaffirme cette volonté : "Car plainnement tenrai ‘argu Tel qu'il le tint, dur et estragne, As dis chevaliers de Bretagne. Ja n'enteront en no contrée, Fors a la lance et a l'espée", c'est "trop bien au gré des Irois" (48). Ces chevaliers irlandais, hostiles a la chevalerie bretonne, ignorent tout de la chevalerie. L'origine de leurs "mauvais usages” réside d'abord dans leur méconnaissance des usages chevaleresques. Ils ne savent pas ce qu’est une quéte et ne peuvent envisager la venue de chevaliers errants dans leur pays que comme une incursion hostile. Is ignorent - comme on I'a montré (49) - les régles d'un combat loyal : Housagre et Panfri, de méme qu’Arselon et Albanor, combattent ensemble contre Méliador ; Mansien, Frotaut te Gris et Trabor des Lairis 148 LE MYTHE IRLANDAIS combattent a trois contre un (50). Leur équipement est pour le moins rudimentaire : Mais adont estoit li usages Quiil s'armoient moult sobrement, Mais qu'il euissent seulement Une targe, ossi une lance, Et une espée de fiance, Et 1. dur hyaume en leur teste.( Argent n'i avoit point ne or Sus Icurs targes qui furent fortes Et faites de nervures tortes : Nulz fiers ne poct entrer dedens. Une hace noire, a mon sens, Portoit cescuns dessus sa targe" (51). Si on ajoute que Mansicn, Frotaut le Gris et Trabor des Lairis chevauchent des "roncins" (52), on mesurera la portée symbolique de la présence, sur les écus d'Arsclon ct d'Albanor, de la hache emblématique de la barbarie irlandaise dans la Topographia Hibernica . Les chevaliers irlandais sont des barbares. Du reste tous Ies Irlandais sont des barbares. Outre les gardiens des "pas” ct les chevaliers de la “maisnie" du roi d'Irlande, les figures croisées par Méliador ct son écuyer se ressemblent toutes. C'est d'abord, sur la route de Brun Rocher, “UL irois qui au bois aloit, Qui s‘enfuit sitos qu'il les voit" (53). Crest un peu apres “uns varle "Qui s’en aloit au bois tailler™ (54). Ce sont encore les "bonhomme sauvage” que I’écuyer de Méliador va chercher “parmi uns mars" pour enterrer Arsclon (55). Outre ses caricatures de chevalicrs, le "savage pais" d'Irlande est peuplé d'une humanité primitive dont espace est Ie bois. Les mauvaises coutumes achevées par Méliador figurent la “barbaric” irlandaise soumise par la chevalerie brotonne. Le projet civilisateur du héros précéde clairement la volonié d’ “abate” un “mauvais usage" particulier, Bien avant que Dagor lui expose la coutume instaurée par Sicamont, il explique pourquoi it veut forcer les "pas" “pas” d'Trlande : LE MYTHE IRLANDAIS 149 "Yai ja par JI, fois ou par I. O¥ parler de ces Irois, Et dist on que si rude sont Que nul compte de nous ne font, Mais, a men espée et ma lance, J'en vodrai avoir cognissance, Ou je demorrai en la painne, Ou leur nature tres villainne Ferai je muer en honneur” (56). Le Méliador présente, dans ses “aventures irlandaises", la métaphore tomanesque du mythe du Barbare, que Froissart du reste ne se prive pas de reprendre dans les Chroniques (57). Il est normal que ce mythe soit clairement exprimé dans ce roman plutét que dans Les Merveilles de Rigomer ou dans Durmart le Galois , cat c'est un mythe anglo-normand. Froissart a longuement séjourné 4 la cour d'Angleterre auprés de Ia reine Philippa, et I'on connait son empressement & reprendre 4 son compte les mythes de ses protecteurs. Les autres romans cependant se font par endroits I'écho de ce mythe. L'Irlande de Rigomer, dans laquelle les preux chevaliers sont tués, blessés, prisonniers de plaisirs non héroiques ou de Ia Fosse Gobienne, est la proie du désordre et de la barbarie. Les chevaliers qui restent sont des "chevaliers voleurs" (58) et "par foiblece de seignoraige" tout le pays est ravagé par le vol et par la rapine (59) - on retrouve ici I'absence de pouvoir centralisé et le grand nombre de brigands déplorés par la Topographia Hibernica . En “assomant" les merveilles de Rigomer, Ganvain ne restaure pas seulement Yordre courtois - en réintroduisant la chevalerie et en promettant de marier la dame - , il met fin au régne de la barbarie primitive sur tout le pays. On peut aussi trouver des traces de I’humanité sauvage de la Topographia Hibernica dans les figures monstrueuses de l'homme - nu, velu, avec sa barbe descendant jusqu'a la ceinture, ses cheveux flottant sur ses épaules ct la mousse qui pousse dans ses oreilles (60) - et de la femme - immense, difforme, cornue "comme sauvaige beste" et qui n'a jamais vu de chevalier (61) - sauvages de Rigomer , et méme dans le "grant vilain" du Durmart - “si grant” et “si corsu”, revétu d'une étoffe velue, avec son "gros bordon" et sa barbe qui descend "plus d'un pié aval sa poitrine” (62). De l'histoire & la fiction, les représentations de I'Inlande dans la littérature médiévale frappent par leur cohérence. Elles supportent la méme mythologie : entre ce monde et l'autre, I'Irlande est une terre de merveille ct 150 LE MYTHE IRLANDAIS de barbarie, Elles trent leur force de leur ancrage culturel et historique : le mythe d'une terre liminaire, a la croisée des deux mondes, avait été forgé en Irlande méme, celui du Barbare inventé par les Anglo-Normands a une €poque of 1a culture dominante en Europe était anglo-normande. Ces mythes traduisent en fait la méme croyance dans les esprits du temps : celle que I'Irlande, en marge de !'Occident, préservait les vestiges d'un monde ancien, antérieur au christianisme et a la civilisation médiévale. Ce monde fascinait - certains auteurs cédaient a la fascination ou en jouaient a des fins esthétiques ~ et terrifiait - d' autres suggéraient, pour mettre fin au scandale, une solution politique. Jeanne-Marie BOIVIN NOTES (1) Voir J. LE GOFF, “L'Occident médiéval et I'océan Indien : un horizon onirique", Pour un autre Moyen Age , Paris, Gallimard, 1977, p. 280-298, Bibliotheque des Histoires. (2) GIRAUD DE BARRI, Topographia Hibernica , éd. J. F, DIMOCK, Londres, 1867, in Giraldi Cambrensis Opera, vol. V, (Rerum Britannicarum Medii Aevi Scriptores ) , "Introitus in recitationem”, p. 7. (3) Voir J.-M. BOIVIN, "Giraud de Barri, mythographe de I'irlande au Xe sigcle”, a paraitre dans les actes du colloque Peuples et pays mythiques , (Chantilly, 1986). (4) J.LE GOFF, art. cit. (5) CHRETIEN DE TROYES, Erec et Enide , éd. M. ROQUES, Paris, Champion, 1952, CFMA. BEROUL, Le Roman de Tristan , 6d. E. MURET, L.-M. DEFOURQUES, 1947, CFMA. THOMAS, Les Fragments du roman de Tristan , éd, B, H. WIND, Genéve - Paris, Droz - Minard, 1960, ( Textes Littéraires Frangais ). La Folie Tristan de Berne , 6d. E. HOEPFFNER, Paris, Les Belles Lettres, 1934. La Folie Tristan d’Oxford , 6d, E, HOEPFFNER, Paris, Les Belles Leures, 1938. EILHART VON OBERG, Trisirant , éd. ot ur. D. BUSCHINGER, Géppingen, LE MYTHE IRLANDAIS, 151 Kiimmerle, 1976. GOTTFRIED VON STRASSBURG, Tristan , tr. D. BUSCHINGER, J. M. PASTRE, Stuttgart, Kiimmerle, 1980 . Mélion , in Les Lais anonymes des XIle et XIIle siécles , 6d. P, M. O'H. TOBIN , Genéve, Droz, 1976, p. 296-318. Durmart le Galois , éd. J. GILDEA, Villanova (Pennsylvaniec) , Villanova University Press, 1965-1966, 2 vol. Les Merveilles de Rigomer , éd. W. FOERSTER, Halle, M. Niemeyer, 1908-1915, (Gesellschaft fiir Romanische Literatur , Bd. 19, 39 ), 2 vol. JEAN FROISSART, Méliador , éd. A. LONGNON, Paris, Firmin Didot, 1895-1899, SATF, 3 vol. (© Tristan de BEROUL, 1116. (1) Folie d’Oxford , 427. (8) Tristan de THOMAS, 1137. (9) Sur cet épisode perdu du po&me de THOMAS résumé dans La Folie d'Oxford , voir D, F. AITKEN, "The Voyage a l'aventure in the Tristan of THOMAS", The Modern Language Review , XXIII, 1928, p.468-472 ; et H.R. PATCH , The Otherworld according to the descriptions in medieval literature , Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1950, p. 273. (10) Mélion , 19-22, (11) L. HARF-LANCNER, Les Fées au Moyen Age ; Paris, Champion, 1984, p, 225. (12) Mélion , 109-110. (13) Cf. Durmart le Gallois , 1074-1977 (part. 1119, 1186, 1976-1977). (14) Sur les contes "morganiens" et "mélusiniens", voir L. HARF-LANCNER, op. cit (15) Mélion , 189-194, (16) G. L. KITTREDGE, "Arthur and Gorlagon", Studies and Notes in Philology and Literature , VI, 1903, p.195. (17) Folie d'Oxford , 765-771. (18) Merveilles de Rigomer , 410-418. 152 LE MYTHE IRLANDAIS (19) Cf. Durmart le Gallois : "Bien sai plusors roines a Manans en Ia terre d'Trlande, Car c'est une isle mout tresgrande” (v. 1166-1168). “Bealz filz, fait il, en tot(e) Yrlande, Qui si par est et large et grande..." (v. 1333-1334). “Entés est en la terre grande Que maintes gens clainment Yrlande” (v. 1569-1570). (20) Méliador , 19058-19061. (21) Durmart le Gallois , 10407-10409. (22) Merveilles de Rigomer , 1461-1462. (23) Ibid. , 7311, = le chiteau de "Fort Gravier"; cf. le chateau de Pavongais “fermé de marois et d'escait” (546) ; le chateau de "Fres Marés” (2269) etc. Ce caractére se retrouve dans les rares chateaux des deux autres romans. (24) Ibid. , 431-524. (25) Durmart le Gallois , 2234-2254, 2987-3017 ; Méliador, 19062-19063, 23397-23398, 23836-23841. (26) Cf. Rigomer , 4035-4686 ; Méliador , 23806-23807, 24450 sq. , 26547-26551. (27) I décrit aussi la "vile forte et bele” du chateau de Morois, cernée de “mares” et de "croliere" : 4304-4348, et 4400-4420. (28) Durmart , 10414-10434, (29) Ibid. , 9083-9089. (30) Méliador , 23853-23858. (1) Méliador , 23130-23131. (32) Merveilles de Rigomer , 6525-6526. (33) fbid. , 2409-2495; 7992-8436 ; 9110-9490; LE MYTHE IRLANDAIS ae (34) Ibid. , 2285-2408 ; 3461-3618 ; 2531-2622, 10605-10770 , 11763-12034 etc.. (35) Durmart le Gallois , 3056-3187, 3749-3759, 3787-3788, 3937-3939. (36) Ibid. , 4185-4974, (37) Ibid. , 10582-10583. (38) Méliador , 18780, 23577, 25282-25284, 25244-25245. (39) Ibid. , 26525, 26806, 26883-26886 ; cf. 26799-26801. (40) Erec et Enide , 3653-3908, 4901-5318, 6438 sq. (41) Ibid. , 5071-5072. (42) Cf. R. $, LOOMIS, Arthurian tradition and Chrétien de Troyes , New York, Columbia University Press, 1949, p. 139-145, et V. J. HARWARD, The Dwarfs of Arthurian romance and Celtic tradition , Leyde, Brill, 1958, chap. 8 et 9. Voir aussi, contestant le prototype Beli, A. J. BLISS, "Celtic myth and Arthurian romance", Medium Aevum, XXX, 1961, p. 19-25. (43) Rigomer , 1117-1120. (44) Ibid. , 6944-6945. (45) Méliador , 23818-23819, 19111. (46) Lancelot , éd. A. MICHA, t. IV, Paris-Genéve, Droz, 1979, p-233-236, 286-293, et t. I, 1978, chap. XXI-XXV, p.266-313 (version longue) ; t. Il, 1979, p. 174-196 (version courte) ; (47) Rigomer , 6880-6948, (48) Méliador , 26542-26546 et 26558. (49) A. H. DIVERRES,"The Irish adventures in Froissart's Meliador”, Mélanges Jean Frappier , Genéve, Droz, 1970, p. 235-251. 154 LE MYTHE IRLANDAIS (50) Méliador , 18881-18885, 23465-23469, 19125-19128. (51) Ibid. , 23408-23413, 23420-23425. (52) Ibid, , 19125. (53) Ibid. , 19072-19073. (54) Ibid. , 23393. (95) Ibid. , 23772-23816. (56) Ibid. , 18794-18802. (57) JEAN FROISSART, Chroniques , XV, - éd. K. DE LETTENHOVE, Bruxelles, V. Devaux, 1871, p.167-181. (58) Cf. Rigomer , 431-524, 1837-2070, 3619-3801, 12073-12145. (59) Cf. Ibid , 2369-2372, 3147-3151, 3350-3450. (60) Ibid. , 2290-2315. (61) Ibid. , 3461-3575. (62) Durmart le Gallois , 1074-1083. La description élabore d'abord, bien sdr, un type de pélerin, LA MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET LA PREDICATION DE LA CROISADE Lorsque le prologue de la Passion des Jongleurs déplore la préférence du public pour Ia matiére des chansons de geste plutét que pour ‘la passion/ke Dex soufri’ (vv. 26f.), auteur anonyme ne fait que reprendre un lieu commun des sermons de l'époque (1). L’attitude générale de lEglise, peu favorable aux jongleurs dont les ceuvres provoqueraient la turpitude et la lascivité dans l'assistance, apparait clairement a travers cette condamnation somme toute intéressée du gofit du public médiéval. Mais, il faut le reconnaitre, les porte-parole des autorités ecclésiastiques n’ont pas toujours usé d'une telle sévérité a |'égard des chansons de geste, souvent exceptées de la proscription qui frappait toute ceuvre littéraire. Les témoignages d'un Thomas Cabham ou d'un Jean de Grouchy sont formels sur ce point. Inutile de les reprendre ici: il suffit de renvoyer 4 louvrage monumental d’Edmond Faral sur Les Jongleurs en France au Moyen Age (2). L'extraordinaire richesse de ce volume, tant pour I'historien que pour l’étudiant de la littérature médiévale, n'a toujours pas été épuisée. Le propre de la chanson de geste, d'ailleurs, est de se wouver 4 mi-chemin entre l'histoire et la littérature si, toutefois, une telle distinction est légitime au Moyen Age, ce qui semble pour le moins fort discutable. Or, que plusieurs historiens aient exploité la poésie épique, y aient puisé des anecdotes, des exemples, voire des épisodes entiers, n'a rien de surprenant. On se souviendra, et il s'agit seulement de quelques noms trés connus, d'Aubri des Trois-Fontaines, d'Ordéric Vital, de Gautier Map. Le genre épique, la forme de la laisse monorime, sera également utilisé pour la composition d’ouvrages fort estimés par les historiens du vingtiéme siécle tels La Chanson d'Antioche (le noyau du cycle épique de la croisade), I'Estoire de la Guerre Sainte d'Ambroise ou I'adaptation du récit de Baudri de Bourgueil connue sous le nom modeme de Récit en vers de la premiére croisade (3). La chanson de geste passait pour de l'histoire, et l'histoire ne pouvait guére se passer de la chanson de geste. Mais il n'y a pas que les chansons de geste qui figurent dans les quvres des historions du Moyen Age (4). Certaines chansons lyriques de croisade n‘ont survécu que grace aux chroniqucurs qui les ont conservées dans leurs manuscrits. L'idée de juxtaposer un roman et une chronique, une chanson de geste et un traité moralisateur, ne semble pas avoir effrayé les compilatcurs de manuscrits. Le manuscrit B.N. Fr. 770 renferme des versions (en prose) de fEstoire del Saint Graal de Robert de Boron, du 156 MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE Merlin du méme auteur et de 'Estoire d'Outremer, rédaction assez 'littéraire’ de la chronique de Guillaume de Tyr. Ce n'est qu'un exemple parmi tant diautres. Que la chanson de geste, et surtout ses héros, soit introduite dans les chroniques, on s'y attendrait. Roland surtout, mais Olivier aussi, servent de comparaison pour des auteurs désireux de vanter Ia gloire ou le courage de tel chevalier parti A la croisade. On le remarquera dans la plupart des chroniques de la premitre croisade. Roland n'a pas tort de déclarer qu'il ne servira jamais de 'malvaise essample’, La 'malvaise cangun' qu'il craint existe, pourtant, et non seulement dans les chansons de geste. En témoignent les chansons polémiques qu'échangent Richard Coeur-de-Lion et le duc de Bourgogne au cours de la troisi¢me croisade, ainsi que certains passages de Guillaume le Maréchal ou les romans biographiques sur Gui de Warewic ou Gilles de Chyn (5). Comme I'explique Michel Vovelle, "la littérature comme les autres expressions de l'idéologic, en méme temps qu’elles la reflétent, contribuent a faconner la sensibilité collective par tous les supports formels qu’elles lui offrent " (6). Pour ce qui est de la croisade, l'ouvrage récent de Paul Rousset (Histoire d'une idéologie: La Croisade) nous a montré & quel point il est encore exact de dire que la représentation littéraire des expéditions domine, méme remplace, notre compréhension historique d'un phénoméne que nous n'acceptons qu'avec difficulté. Le refus bien orthodoxe (et conforme, en tout cas, a l'enseignement de l'Eglise) de Louis IX et de Philippe-Auguste de tolérer les chansons du monde ne semble pas avoir été suivi par la plupart des grands souverains féodaux. Ceux-ci ont souvent apprécié I'utilité politique de ce genre de publicité, ce qui, bien str, ne déplaisait pas aux jongleurs soucieux de leur salaire. Les écrits historiques ont été, eux aussi, habilement exploités pour consolider le pouvoir des grandes maisons féodales (7). Seton Bernard Guenée : " Ce que Ja justice et la politique demandaient a l'histoire, c'était des précédents qui justifiassent le présent. L'une et l'autre avaient besoin que 'histoire, par des arguments précis ou de grandes idées simples, établit des continuités. [...] Et les ceuvres historiques, par leur texte et plus encore par leurs illustrations, renvoyaient au lecteur l'image d'un présent cent fois réfléchi par les glaces du passé"(8). Les romans biographiques qui fleurissaient en Angleterre, en frangais (ou en anglo-normand), au treiziéme siécle semblent avoir rempli cette fonction aux yeux d'une minorité qui cherchait a établir un pouvoir somme toute récent et peu stable (9). Sans aucun doute, les chroniqueurs qui ont va dans la chanson de geste le récit de la préhistoire des croisades ont réagi de la méme fagon. Charlemagne, ancétre spirituel des croisés, aurait visité la MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE 157 Terre Sainte dans un passé & la fois lointain et toujours présent (10); et c'est la trame narrative de la chanson du Pélerinage de Charlemagne. La croisade en Terre Sainte, peu présente dans les poémes épiques si l'on excepte le Cycle de la Croisade (ce qui a été fait beaucoup trop souvent), est préfigurée par ces récits d'expéditions en Espagne ou ailleurs qui partagent (et Ppropagent) le caractére religieux de I'esprit de croisade sans pour autant étre le reflet fidéle des croisades proprement dites. I n'y a ni croix, ni indulgence, ni veeu; et surtout, l'action n’a que trés rarement licu en Orient. On peut, pourtant, déceler dans les chansons de geste une fonction de. propagande qui explique, peut-étre, la tolérance limitée que leur accorde une Eglise peu encline 4 encourager la littérature profane. Chanter la prouesse des chevaliers carolingiens qui ont combattu I'lslam, les ériger en saints qui occuperont des ‘sieges el grignor pareis', exhorter (du moins implicitement) leurs successeurs du douziéme et du treiziéme siécle & les émuler, voila ce qui ne déplaira pas aux prédicateurs de la croisade (11). En fait, nous ne sommes pas trés bien renseignés sur les prédicateurs de la croisade. Parfois, nous connaissons leurs noms. Ainsi, pour la quatriéme croisade, des chroniqueurs tels que Villehardouin ou Robert de Clari nous expliquent que la réussite de la prédication de cette expédition en France devait beaucoup & Foulques de Neuilly, prétre itinérant qui jouissait de la faveur divine parce que Dieu faisait des miracles pour lui. Personne, pourtant, n'a pensé a nous livrer des détails de ce qu'aurait dit Foulques, L/historicn de la premiére croisade se wouve devant un probléme analogue. Les comptes-rendus du sermon d'Urbain II different considérablement, de sorte que l'on ne sait plus 4 quel scing se vouer (12). Saint Bernard, le grand prédicateur de la croisade de 1146, a laissé des centaines de lettres qui appellent a cette expédition qu'il a faite sienne et deux waités qui sen occupent : mais aucun sermon relatif & l'entreprise n’a survécu. IJ en va de méme, & ma connaissance, pour presque toute la prédication de la croisade, que nous nétudions en général que par l'intermédiaire de lettres, de traités, de comptes-rendus. Heureusement, nous avons deux traités sur la prédication de la croisade rédigés par des autcurs du treizi¢me sitcle : Ie premier, par Philippe d'Oxford, date de 1216, l'autre, da au cinquiéme maitre général des Dominicains, Humbert de Romans, a é16 écrit vers 1266 (13). Les deux ouvrages ont éé quelque peu négligés par les historiens de la croisade. Pour ce qui est du traité de Philippe, nous ferons de méme. C'est le traité d'Humbert de Romans qui nous intéressc. Le traité d'Humbert s‘appelle De predicatione crucis contra Saracenos. Bicn que sa rédaction date de 1266, aucun des nombreux manuscrits n'est antéricur au quinzitme siscle. Liouvrage a fail objet de plusicurs Editions & cele époque aussi, mais personne ne I'a publi¢ depuis. Ccux qui ont Ctudié 158 MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE ce traité, a notre avis capital, ont donc suivi, en général, !'édition du quinzigme siécle. Nous avons utilisé l'incunable de la British Library & Londres; il y a également un exemplaire 4 la Biblioth¢que Mazarine a Paris. L'incunable, parait-il, suit assez fidélement les manuscrits: on peut donc s'y fier en attendant une édition scientifique de ce texte (14). Dans son Opus Tripartitum, rédigé & occasion du Concile de Lyon de 1274, Humbert a parlé longuement de la croisade, des prétextes qui sont allégués par les chevaliers, les empéchant de prendre la croix, ainsi que des raisons qu'y opposera un prédicateur de la croisade (15). C'est donc un theme familier que nous retrouvons dans son waité sur la prédication de la croix. L'ouvrage renferme quarante-six chapitres qui font, dans l'incunable, une cinquantaine de pages de petit format. Aprés le prologue (chapitre 1) et l'introduction (chapitres 2 et 3), sept chapitres traitant de l'origine de la croisade (4 - 10) font place 4 une section sur les raisons susceptibles de convaincre le futur croisé (chapitres 11-17) et & huit chapitres od I'auteur expose les prétextes dont use celui-ci pour ne pas prendre la croix (18-25). II console les croisés (chapitre 26) et signale aux prédicateurs les textes bibliques (chapitres 30-43) qui leur seront nécessaires. Parmi les textes religieux, il cite le Coran ; parmi les textes historiques, le Pseudo-Turpin. Des instructions détaillées aux croisés terminent l'ouvrage (chapitres 44-46)(16). Du point de vue proprement historique, l'intérét de ce texte est évident, Mais I'historien de la littérature y trouvera maint détail qui Vintriguera : les références, & plusieurs reprises, au Pseudo-Turpin, notamment. Cité au quatritme chapitre au sujet des invasions paiennes ‘usque ad portas Gallicanas' (fol.74), il le sera également au chapitre seize quand Humbert veut montrer au lecteur I'exemple de Charlemagne luttant contre [Islam en Espagne, 'sicut plenius continetur in epistola Turpini archiepiscopi’ (fol. 19), et surtout au chapitre trente-six, intitulé "De gestis Karoli Magni in Hispania’. Il s'agit, bien sir, d'un résumé sur quatre pages de la chronique du Pseudo-Turpin (fol. 42-43%). Plus intéressant encore est un passage of Humbert cite non pas les Iégendes pseudo-épiques du Pseudo-Turpin, mais la littérature arthurienne du weizitme sitcle. Les ‘fables d'Arthur', 'fabulas de Arcturo’, ont été vivement critiquées par l'Anglais Guillaume de Newburgh dans son compte-rendu acerbe de Geoffroi de Monmouth (17). Méme Lecoy de la Marche, un des rares savants a s’étre penché sur le traité d' Humbert de Romans, s'exprime ainsi (18) : "Encore au treizitme siécle, c'est-a-dire lorsque notre épopée nationale avait perdu sa forme et son énergie primitives, on la regardait comme le levier le plus capable de soulever les masses et de les précipiter sur ?Orient. A coup sir, elle devait surexciter leur ardeur bien autrement que les romans de la Table Ronde...". Et de citer Etienne de Bourbon, lui aussi Dominicain, et MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE ae Humbert lui-méme. Nous aurons 3 revenir sur Jes rapports a la fois personnels et littéraires entre Etienne de Bourbon et Humbert de Romans. Voici le texte d’'Humbert, tiré du quatri¢me chapitre de son traité sur la prédication de la croisade (fol. 8°) : "Item ut dicitur reperitur in gestis Arcturi quod fuit ei consuetudo quod de facili non commedabatur in curia sua quousque aliqui rumores fuissent delati et ecce die quadam cum esset in Jocis marinis curia eius suspensa ad rumores, quedam navicula sive [sic] gubernatore veniens applicuit ad litus. Cum autem illuc cucurrissent milites invenerunt in illa quemdam militem iacentem vulneratum et cruentatum. Cum autem inspicerent et viderent bursam eius, ipsa aperta invenerunt litteras in ea in quibus defunctus ille conquerebatur et petebat iusticiam ab illa curia. De quibusdam ibi novitatis qui eum innocentem sic tractaverunt, quibus lectis publice coram omnibus de curia animati sunt omnes ad sumendum arma in ultionem innocentis militis sic wractati. Quid ergo debet facere tota Christianitatis multitudo in ultionem inimicorum domini sui innocenter crucifixi et in navicula crucis vulnerati et lanceati et cruentati..."(19). T1s'agit, et c'est & Lecoy de la Marche que nous devons cette découverte, du récit qui ouvre le po’me de La Vengeance Raguidel, que la plupart des savants attribuent a Raoul de Houdenc. Ce n'est pas, de nos jours au moins, un des romans arthuriens les plus connus. En outre, nous le verrons, le récit du chevalier mort au début du potme a subi quelques modifications dans Yexemplum de nove prédicateur. Et puis, il n'est pas seulement question de comparer le roman d'une part, le traité de l'autre : car il y a deux autres textes, encore un roman et une deuxiéme anecdote de précheur, qui entrent en ligne de compte. La Premiére Continuation du Perceval de Chrétien de Troyes, que Ton appelle parfois La Continuation-Gauvain, contient un épisode semblable qui est, en outrc, A rattacher & la I¢gende du Chevalier au Cygne, puisque le bateau oa git le chevalier mort est wainé par un cygne, souvenir incontestable de la version primitive de cette légende (20). Le quatritme texte est d'Etienne de Bourbon, contemporain, a peu prés, d'Humbert et prétre dominicain, lui aussi. Ce qui n'est nullement fortuit, car les deux hommes se sont connus, cn toute probabilité, au couvent dominicain de Lyon, oii Etienne a passé presque toute sa vie et ob Humbert a été d'abord lecteur (vers 1226) et ensuite priour (en 1237) (21). L'anecdote du chevalier mort n'est pas la seule preuve littéraire de leur amitié. Une source 160 MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE importante de tout Je traité d'Etienne ot se trouve le récit, son De septem donis spiritus sancti, est Youvrage d'Humbert qui s'intitule Tractatus de dono timoris (22). Plus précisément, Etienne cite Humbert comme sa source orale en employant le verbe ‘audivi', et cela plusieurs fois (23). Fait curieux, et que contredit l'ordre chronologique de parution des recueils od figurent les deux versions de notre exemplum, c'est le verbe qu'utilisera Etienne pour introduire cette anecdote. Avant de passer a I'examen des textes eux-mémes, quelques précisions chronologiques s'imposent. Le traité d'Humbert, nous l'avons déja remarqué, date de 1266 environ. La rédaction a donc eu lieu longiemps aprés son séjour au couvent de Lyon (24), et c'est le dernier en date des textes dont fous nous occupons, puisque nous savons, grace a son biographe, quEtienne de Bourbon est mort 'anno MCCLXI vel circa’ (25). Son ouvrage est donc antérieur a celui d'Humbert d’au moins cing ans. La Vengeance Raguidel, potme de 6.182 vers en francien, daterait de 1200 ou environ (26). Rien ne s'oppose, donc, a ce que le roman ait été connu quarante & soixante ans plus tard par le lecteur assidu de littérature chevaleresque qu‘était, apparemment, Humbert de Romans, Traduite en néerlandais, La Vengeance Raguidel (devenue De Wrake van Ragisel) a &é encorporée dans le Lancelot en prose moyen-néerlandais du quatorzi¢me siécle (27). La Premiére Continuation du Perceval, dont il existe plusieurs rédactions (28) semble avoir été composée vers la méme date que celle de la rédaction de La Vengeance Raguidel, soit un peu avant 1200. Etant donné la ressemblance des deux textes, et surtout en ce qui concerne le récit qui nous intéresse, i} est peu probable qu’ils soient indépendants I'un de l'autre (29), et I'hypothése la plus vraisemblable nous semble celle de l'utilisation par Raoul de Houdenc de la Premiére Continuation. 01 y a donc quatre textes qui dépendent Tun de l'autre, et ceci dans Vordre suivant: (1) Premiere Continuation (vers 1200); (2) La Vengeance Raguidel (meme date); (3) Humbert de Romans (rédaction vers 1266); (4) Etienne de Bourbon (rédaction avant 1261). Dans la Premiére Continuation, il n'y a gudre de différence entre les wois rédactions representées par Ics trois premiers volumes de I'édition due a William Roach, Le roi Arthur, par une nuit orageuse, voit une lumiére, ‘une clarté’, ‘loins en la mer’,-et qui s'approche de lui. I! s'agit d'un esquif remorqué par un cygne, vestige manifeste de la légende du Chevalier au Cygne. Dans le bateau git un chevalier mort: Ja plupart des manuscrits révelent ici que le feu passager est (ou fut) un roi. Le troncon de la lance qui I'a tué reste planté dans sa poitrine: sclon une Icttre que l'on trouve sur lui, MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE 161 celui qui retirera le trongon de Ia lance devra venger le chevalier mort. Une fois cette vengeance accomplie, l'on saura de qui il s‘agit. Et le cygne de disparaitre avec le bateau, tout en plenrant_ son scigneur mort. La trame du récit tel qu'il se présente dans la Vengeance Raguidel est la méme. Raoul de Houdenc (si l'on admet qu'il en est I'auteur) a cependant ajouté un certain nombre de détails, mais en enlevant en méme temps dautres traits distinctifs. Ainsi, l'introduction de I'épisode se trouve modifiée: tandis que, dans la Premiére Continuation, c'est l'insomnie du roi qui ‘incite & faire une promenade nocturne, au cours de laquelle il verra le chaland du chevalier mort, on a affaire, dans la Vengeance Raguidel, dune coutume de la cour arthurienne qui veut que le diner soit précédé par le récit d'une aventure quelconque. La ‘clarté' qui annonce le bateau (et qui attire Vattention du roi noctambule) est supprimée, et il n'y a plus de cygne remorqueur. Le mystére qui entoure l'identité du cadavre demeure, et c’ précisément, sa fonction narrative: son arrivée & la cour, qui est dé aventure, en provoquera une autre, celle du roman de la Vengeance Radiguel ou celle de cette partie de la Premiére Continuation. L'aventure a venir provient de l'aventure advenue, procédé narratif circulaire fort répandu dans le roman arthurien. Le début de la Vengeance Raguidel est & coup sir la source utilisée par Humbert de Romans plus de cinquante ans plus tard. Plusieurs détails précis Je confirment. Ainsi, dans les deux textes, le roi Arthur a I'habitude de ne pas manger avant que I'on ne raconte une aventure: nous l'avons déja. vu, c'est 1a un des changements introduits par Raoul de Houdenc. La cour est dans une région cOtiére; le bateau qui y arrive, sans cygne, est également dépourvu de timonier humain. Un chevalier mort est trouvé dans le bateau, par le roi ui-méme dans la Vengeance Raguidel, par les chevaliers de la Table Ronde chez Humbert; une lettre exige qu'on le venge, d'ou une prise d'armes générale dans le taité de prédication et des tentatives de la part de tous les chevaliers de retirer le trongon de la lance dans le roman, Le mystére au sujet de l'inconnu est absent chez Humbert, ce qui s'explique, tout comme les autres modifications que nous venons d'énumérer, par le fait quill a introduit anecdote pour des raisons bien différentes que celles que l'on imputera & Raoul de Houdenc. Pour le romancier, il s'agissait de trouver un prologue au récit qui constituait I'essentiel de son ceuvre; pour Humbert, c'était un exemplum destiné a pousser Ics chevalicrs du treizigme siécle a suivre ccux de la Table Ronde dans leur ardeur vindicative. Si les chevaliers de la cour du roi Arthur se croyaient responsables de la vengeance d'un inconnu, n'est-ce pas évident que Ics chevaliers actuels devraient partir pour la Terre Sainte, od ils vengeront la mort du Christ? Nous retrouvons un topos des chansons de croisade ainsi que de la prédication du douziéme et du ueizidme sidcle (30). 162 MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE Il est pas sans intérét de constater que le mot employé par Humbert pour désigner le roman de la Vengeance Raguidel a V'air d'avoir été choisi pour voiler le fait qu'il s'agit, justement, d'un roman. ‘Item ut dicitur reperitur in gestis Arcturi’: malgré l'imprécision peut-étre voulue de I' ‘ut dicitur’, la phrase ‘in gestis Arcturi’ fait penser & une source nettement plus historique que ne lest le roman de Raoul de Houdenc. En tout cas, elle semble témoigner d'un plus grand souci de précision que les références banales et conventionnelles au ‘conte’ (la Premiére Continuation) ou ala "matitre’ (Vengeance Raguidel). Nous sommes bien loin des 'fabulas de Arcturo’ de Guillaume de Newburgh. Les 'gestes d'Arthur': cela pourrait €voquer la chanson de geste, si souvent confondue avec de l'histoire; ou bien Thistoire elle-méme, l'histoire des chroniqueurs. L’on a de la difficulté & croire que notre dominicain n'a pas employé ses mots & bon escient, Cest--dire avec lidée bien précise de donner I'impression que ce qu'il raconte est effectivement de l'histoire. Pour Etienne de Bourbon, I'incident se trouve ‘in hystoria Arturi’, localisation somme toute assez vague aussi. Pour lui, l'anecdote est incluse pour illustrer une hypothése concernant la croix, qui, selon Etienne, pousserait 'homme a bien agir (‘quod provocat ad bene agendum’), L'ouvrage oi se trouve l'anecdote est certainement antérieur a celui d'Humbert. Le début de ce récit du chevalier mort nous semble néanmoins se référer 4 celui-ci: ‘audivi' (nous I'avons déja remarqué, c'est l'expression utilisée par Etienne quand il cite son ancien collégue) ‘audivi quod quidam magnus clericus predicator crucis hoc predicabat'. Rien ne s'oppose a ce qu'on y voie une allusion au célébre prédicateur de la croisade qu’était, sans doute, Humbert de Romans. Pourquoi l'anonymat? Nous répondrions qu'Etienne a toujours cité Humbert de cette maniére un peu vague. Car, comme le montre une comparaison détaillée des deux textes, leur ressemblance verbale ne saurait étre fortuite. Ou bien Etienne cite Humbert, ou bien c'est I'inverse qui est vrai, La chronologie soutient cette deuxitme hypothese, car la parution, et méme la rédaction, du traité d'Humbert est plus récente que la rédaction de ouvrage d'Etienne. La seule autre solution, celle d'une source commune des deux textes, nous semble peu probable. Une différence importante entre les deux auteurs, cependant, c'est qu'Etienne est conscient qu'il utilise un récit sinon fictif, du moins invraisemblable. Entre I'anecdote proprement dite et la conclusion morale qu'il en tire (inutile de préciser que c'est la méme conclusion que celle qu’en tire Humbert), Etienne explique que méme si ce n'était pas vrai, il y a cependant une ressemblance avec la venue du Christ sur terre et avec notre devoir de le venger: ‘hoc autem si non fuit ad liueram, verumptamen similitudinarie. L’hypothése que nous retenons, selon laquelle Etienne a emprunté le it 4 Humbert, est contredite par l'ordre chronologique des textes qui sont MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE 163 conservés, Le parallélisme verbal entre Etienne et Humbert semble exclure Ta possibilité d'une transmission purement orale du récit, solution que nous avons déja proposée et qui s'appuie sur la phrase d'Etienne, ‘audivi quod quidam magnus clericus predicator crucis hoc predicabat'. Humbert aurait-il laissé une premitre rédaction de son traité au couvent de Lyon? Nous l'ignorons; mais ce n'est pas impossible. Ce n'est pas la seule question que J'on se posera en regardant de prés les ouvrages d'Etienne et d'Humbert. Etienne a constaté que I'anecdote du chevalier arthurien manquait de vraisemblance: Humbert était-il plus crédule quant & I'authenticité de la matiére de Bretagne? Nous l'ignorons aussi. Nous croyons, pourtant, qu'il a été plus conscient de la nécessité de convaincre les hommes. C'est le but de son ouvrage sur la prédication de la croix ainsi que d'une partie de Opus tripartitum. Pour Etienne, au contraire, ce n'était qu'une anecdote intéressante parmi tant d'autres; de 1a, peut-étre, la différence d'emphase dans son interprétation de l'utilité de ce récit peu probable. Malgré son scepticisme bien fondé, Etienne, comme Humbert, a clairement reconnu Iutilité de la mythologie arthurienne pour un prédicateur de la croisade. Lglise avait beau fulminer contre la préférence de ses fidéles pour la littérature profane: dans la pratique, la fin justifiait les moyens, et méme la publicité mensongére pouvait servir. C'est la seule conclusion & tirer de ce qu’en font Etienne de Bourbon et Humbert de Romans. L'utilité de I'exemplum a été reconnue, on le sait, par les auteurs (y compris Etienne et Humbert) qui se sont occupés de la prédication non seulement de la croisade mais dans un sens plus général (31). Pour Alain de Lille, il faut introduire des exempla & Ia fin du sermon pour inciter Iassistance a imiter les saints ou les personnages bibliques qui leur seront proposés, Jacques de Vitry, 'le théoricien de la prédication en général et de Texemplum en particulier’ (J.-Th. Welter), souligne, pour sa part, la nécessité d'avoir recours aux exempla pour éveiller l'intérét d'un public laic, ou tout simplement pour réveiller un public franchement endormi: ‘non solum ad edificacionem sed ad recreacionem maxime quando fatigati et tedio affecti incipiunt dormitare' (32). On écartera cependant les ‘infructuosas [...] fabulas' et les ‘curiosa poctarum carmina’. Cette censure s'applique-t-elle, comme le voudrait sans doute Guillaume de Newburgh, aux romans arthuriens? fl est difficile d'en juger. Le critére le plus important semble étre celui de l'utilité. Méme idée chez Etienne de Bourbon: l'exemplum permettra de graver dans la mémoire des hommes les vérités de Ja religion chrétienne. C'est le point de vue qu'il soutient dans le prologue de la collection qui renferme I'anecdote qui est objet de cette étude (33), Les avantages de I'exemplum, véritable panacée pour toutes les maladies de Tame, sont énumérés avec soin. Humbert de Romans aura, lui aussi, son mot & dire sur le rdle de 164 MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE Vexemplum. Il précise (dans son traité De eruditione praedicatorum) quiil convient d’éviter ‘nugas vel fabulas': précision intéressante, car elle implique, nous semble-t-il, que le récit arthurien qu'il emploie (ou, plutdt, dont il recommande l'emploi) n'est pas & ranger parmi les nugae et les fabulae ainsi rejetées, Un chapitre du De eruditione praedicatorum (le chapitre trente-huit du premier livre) s'en prend, justement, aux prédicateurs qui se permettent d'incorporer ce genre de récit dans leurs sermons (34). Dans un deuxitme traité sur la prédication, le De dono timoris, source importante, nous I'avons déja vu, du recueil d'Etienne de Bourbon of l'on trouve sa version & lui du récit arthurien (35), Humbert reprend la question de l'exemplum. Le prologue du De dono timoris contient les sept regles que préconise Humbert pour ce qui est de l'utilisation des exempla. Les plus importantes sont la sixiéme et la septitme, que traitent des problémes de la vraisemblance et de I'antorité déja abordés par Humbert dans son De eruditione Praedicatorum. Voici ce qu'il en dit dans ce premier texte (36): ‘Circa exempla vero attendendum est ut sint competentis aucthoritatis ne contemnantur et verisimilia ut credantur'. Qu'Humbert insiste sur I'autorité dun exemplum et sur sa vraisemblance n'a rien de surprenant ni intéressant, Par ‘autorité compétente’, bien sdr, il entend soit la Bible, soit les Péres de I'Eglise. Il le précisera dans son deuxiéme traité, Nous citons le texte du De dono timoris d'aprés le manuscrit de la Bibliothéque Nationale utilisé par Welter : 6. Circa veritatem. Nunquam enim narranda sunt incredibilia vel que probabilem non continent veritatem et si forte introducatur fabula aliqua mulium edificatoria propter significacionem aliquam quod vel nunquam vel rarissime est faciendum, exponendum est quod ista res non sit vera, sed semper propter significacionem inducatur. 7. Circa auctoritatem. Nunquam enim est aliquid referendum quod non sit competentis auctoritatis. Potest autem in hujusmodi sufficiens auctoritas reputare cum narratur aliquid quod dixerunt viri famosi et magni ut magister in theologia vel episcopus vel cardinalis [vel eciam] hujusmodi; magis autem cum invenitur in antiquo libro. de illis quibus utitur ecclesia licet non sint auctentici ut sunt vite patrum et legende Sanctorum et hujusmodi: magis autem cum inveniuntur in libris doctorum auctenticorum ut sunt Gregorius, Isidorus, Jeronimus et similes, magis autem cum inveniuntur in corpore biblie. Sunt eciam competencioris auctoritatis que in libris philosophorum nominatorum et in libro creaturaram inveniuntur et de talibus extracta sunt fere omnia que in isto MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE 165 inferuntur tractatu. Circa que tamen cavendum est ne minus certa pro cercioribus asserantur vel ne falcitas aliqua misceatur cum hiis que certa reputantur . Tl n'est nullement surprenant de constater que les ‘autorités compétentes’ auxquelles on se référera ne comprennent pas des auteurs tels que Raoul de Houdenc ou I'auteur anonyme de la Premiére Continuation. A peine si les vies de saints sont admises avec les biographies des Peres de TEglise (‘vite patrum et legende sanctorum’). L'on admettra difficilement que Je mot hujusmodi fasse allusion aux romans de la Table Ronde. Plus intéressant encore est ce qui est dit au sujet de la vraisemblance souhaitable de l'exemplum. Celui-ci sera croyable ou contiendra, au moins, du probable (nunquam enim narranda sunt incredibilia vel que probabilem non continent veritatem’), et si le prédicateur introduit une fabula A cause de sa signification (ce qu'il ne fera que tres rarement, ‘vel nunquam vel rarissime’), il expliquera que ladite fabula n’a été introduite que ‘propter significacionem’, pour sa seneffance, et il signalera qu'il s‘agit d'une histoire fausse (‘exponendum est quod ista res non sit vera’). C'est, en quelque sorte, la réaction dEtienne de Bourbon face au récit du chevalier mort qui ne lui semble pas A prendre au pied de la lettre, ‘ad littram’. Rien d'une telle hésitation chez Humbert, en dépit de ses écrits plus théoriques sur l'exemplum dans la prédication. Ici encore, il souligne la nécessité d’éviter tout mélange du vrai et du faux, du certain et de lincertain: ‘cavendum est ne minus certa pro cercioribus asserantur vel ne falcitas aliqua misceatur cum hiis que certa reputantur'. Méme si l'on admet, par exemple, I'historicité du Pseudo-Turpin, ce que font volontiers Ies chroniqueurs du moyen 4ge, lanecdote exemplaire tiré de la Vengeance Raguidel demeure, pour le moins, problématique. Humbert a-t-il admis, en faisant allusion aux 'gestis Areturi’, qu'il n'a pas affaire & un témoin digne de foi? Nous ne le croyons guére. La phrase ‘in gestis Arcturi’, au contraire, semble avoir &té choisie, précisément, parce qu'elle fait penser & la chanson de geste, & histoire, a Ja biographie. Humbert de Romans, prédicateur de la croisade, n'a pas suivi les conseils d'Humbert de Romans, théoricien de la prédication. Plus on examine ses préceptes théoriques d'une part, sa pratique de l'autre, plus on s'apergoit de la contradiction entre ces deux aspects de son ceuvre de prédicateur. L'introduction d'une anecdote extraite d'un roman arthurien n'a rien d'orthodoxe, et c'est 1a une nouveauté que semble reconnaitre Etienne de Bourbon. Humbert, pour sa part, n'en dit rien. C'est comme s'il craignait, en avouant que le récit n’était pas authentique, d'enlever son impact a un bel exemplum. Pour lui, de toute évidence, la poésie -la mythologie- 166 MYTHOLOGEE ARTHURIENNE ET CROISADE arthurienne n'était pas impuissante, bien au contraire, et elle allait servir & la prédication de la croisade sans que l'on se souciat de son historicité. Mais la croisade elle-méme, en 1266, agonisait, ct méme les chevaliers de la Table Ronde auraient eu de la peine a la revivifier, David TROTTER NOTES (1) Voir G. FRANK, The Medieval French Drama (Oxford 1954), p. 125 et la note, ot l'auteur cite B. Hauréau, Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothéque Nationale IV (1892), 24-25 pour les sermons de I’époque. (2) E. FARAL, Les Jongleurs en France au moyen age (2° édition, Paris 1926), Appendice III et p. 67 n.1. Voir aussi M. DELBOUILLE, ‘Les chansons de geste et le livre’, La technique littéraire des chansons de geste. Actes du Colloque de Liége 1957 (Paris 1959), pp. 295-407 (p. 310) et J.-Th. WELTER L'Exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Age (Paris-Toulouse 1927), pp. 65-108. (3) L'ouvrage de base pour l'étude de l'histoire au Moyen Age est désormais B. GUENEE, Histoire et Culture historique dans l'Occident médiéval (Paris 1980). (4) D'aprés Guenée, les 'historiens' (au sens actucl du mot) n'cxistent pas au moyen age. II s'agit d’écrivains qui font de l'histoire en méme temps quills écrivent autre chose, Voir GUENEE, pp. 45, 63-64. Le mot méme (estoire, historia) n'a pas de sens précis au moyen Age. Sur ce dernier point, voir aussi K. WHINNOM, ‘Autor and ¢ratado in the fifteenth century: semantic latinism or etymological trap?’, Bulletin of Hispanic Studies LIX (1982), pp. 211-218. MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE 167 (5) Pour les chansons échangées par Richard et le duc de Bourgogne, voir W. STUBBS (€d.), Chronicles and Memorials of the Reign of Richard I (2 L, Rolls Series 38: Londres 1864-1865), t. I: Itinerarium peregrinorum et gesta regis Ricardi, pp. 395-396. En ce qui concerne Guillaume le Maréchal, voir P. MEYER (ed.), L’Histoire de Guillaume le Maréchal (3 t., Paris 1891-1901), wv. 977-980 et 7277-7283. (6) M. VOVELLE, 'Pertinence et ambiguité du témoignage littéraire’, Idéologies et mentalités (Paris 1982), pp. 37-50 (pp. 48-49); article publié pour la premiére fois dans les Actes du Colloque d'Histoire littéraire sur la mort dans Ia littérature, Nancy 1980 (1982). (7) Voir le Recueil des Historiens des Gaules et de la France XVII (Paris 1818), 21d-22a (témoignage de Rigord sur Philippe-Auguste); H.-F. DELABORDE (€d.), GUILLAUME DE SAINT PATHUS, Vie de Saint Louis (Paris 1899), p. 19. Henri II d'Angleterre, par contre, a su utiliser l'histoire et la veuve d'Henri Ier a commandé une chanson de geste (aujourd'hui perdue) en I'honneur de feu son mari (voir W. SCHIRMER et U. BROICH, Studien zum literarischen Patronat im England des 12. Jahrhunderts (Cologne-Opladen 1962), pp. 200 et 13-14). (8) GUENEE, Histoire et Culture historique, p. 350. (9) M. D. LEGGE, Anglo-Norman Literature and its Background (Oxford 1963), chapitre 7: The ‘Ancestral Romances' (pp. 139-175). (10) Voir R. FOLZ, Le Souvenir et la légende de Charlemagne dans T'Empire germanique médiéval (Paris 1950); S. RUNCIMAN, ‘Charlemagne and Palestine’, English Historical Review L (1935), pp. 606-619; P. ALPHANDERY et A. DUPRONT, La Chrétienté et l'idée de Croisade (2 L, Paris 1954-1959), I, pp. 51-52 et 132-133; E. MUNTZ, Etudes Iconographiques et Archéologiques sur le moyen Age (Premitre série, Paris 1887), pp. 75-134; P. LEHMANN, Das literarische Bild Karls des Grossen vornehmlich im lateinischen Schrifuum des Mittelalters (Munich 1934), p.30. (11). Voir surtout Norman DANIEL Heroes and Saracens. An Interpretation of the Chansons de Geste (Edimbourg 1984). Sur le réle actif des chansons de geste, on lira aussi R. LOUIS, ‘L'épopée frangaise est carolingicnne’, Coioquios de Roncesvalles agosto 1955 (Saragosse 1956), pp. 327-460 (p. 452 et n.3); E. VON RICHTHOFEN, ‘Interpretaciones historico-legendarios en la épica medieval’, Arbor XXX (1955), pp. 177-196. 168 MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE. (12) Pour le sermon d'Urbain & Clermont, le point de départ est D.C. MUNRO, ‘The Specch of Urban at Clermont, 1095', American Historical Review XI (1905-1906), pp. 231-242. (13) Le traité de Philippe d'Oxford n'a pas été étudié. Il est imprimé par R. ROEHRICHT, ‘Ordinacio de predicacione S. Crucis in Anglia’, Quinti belli sacri scriptores minores (Publications de la Société de l'Orient latin, série historique IT: Gen&ve 1879), pp. 1-26. Le traité d'Humbert de Romans, rédigé un demi-siécle plus tard (1266; celui de Philippe date de 1216), n'a pas été édité. Pour les éditions du XV® sicle et les manuscrits du texte, voir la note suivante. Par conwe, il a fait l'objet de plusieurs études: A. LECOY DE LA MARCHE, ‘La prédication de la croisade au treiziéme sicle’, Revue des Questions Historiques XLVII (1890), pp. 1-28; F. HEINTKE, Mwmbert von Romans, der fiinfte Ordensmeister der Domikaner (Historische Studicn 222: Berlin 1933); P, ROUSSET, Histoire d'une [déologie: La Croisade (Lausanne 1983), pp. 130-131; ALPHANDERY et DUPRONT, La Chrétienté et Vidée de Croisade, Il, pp. 223-229. Sur Humbert, on consultera également C. CAROZZ1, "Humbert de Romans et l'histoire’, 1274, année charniére. Mutations et continuités (Colloque du C.N.R.S., Lyon-Paris 1974: Paris 1977), pp. 849-862. (14) La liste la plus détaillée des manuscrits se trouve dans T. KAEPPELI, Scriptores Ordinis Praedicatorum Medii Aevi 1 (Rome 1975), pp. 283-293 (p. 289). Le meilleur manuscrit, Munich, Baycrische Staatsbibliothek, Codex latinus 3780, fol. 152fF., date du XVE sitele. Pour ma part, j'ai utilisé l'incunable (coté IA 8007) de la British Library; Lecoy de la Marche, celui de la Biblioth¢que Mazarine. Scton Heintke, ‘der Inkunabeltext beruht anscheinend auf ciner guten Handschrift und ist nur hin und wieder von der Willkiir des Druckers verindert’ (Mumbert von Romans, p. 103, n. 340), Diailleurs, Pincunable, daprés le catalogue de la British Library, n'est guére plus récont que les manuscrits, puisqu'il est de 1490 environ. Liexemplaire de la Mavarine se trouve sous la cote N°, 259 . (15) LOpus tripartitum a 616 6dité par P. CRABBE, Concilia omnia, ram generalia quam particularia t, If (Cologne 1551), pp. 967-1003 ot (plus récomment) par K. MICHEL, Das Opus tripartitum des Humbertus de Romanis (2° édition, Graz, 1926). C'est la premitre partic qui s'occupe des croisades: voir HEINTKE, Ifumbert von Romans, p. 104 (et p.117 1.392). On consultera aussi P.A. THROOP, Criticism of the Crusades (Amsterdam 1940), pp. 147-213 pour un résumé ues détaillé de Opus tripartitum. MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE 169 (16) Un résumé du contenu du De predicatione se trouve dans HEINTKE, Humbert von Romans, pp. 104-105. (17) R. HOWLETT (€d.), Chronicles of the Reigns of Stephen, Henry II, and Richard I. (4 t., Rolls Series 82: Londres 1884-1889), t. I, p.12. Le mot fabula est, bien entendu, péjoratif (a. fr. fabliau): il suffit de parcourir la liste de références qui condamne Jes fabulae donnée par WELTER, L’Exemplum, pp. 102-103 (voir n.2, supra) pour en étre convaincu. A remarquer, cependant, que Geoffroi de Monmouth a été exploité par des prédicateurs anglais et espagnols: voir A. DEYERMOND, ‘Problems of Language, Audience and Arthurian Source in a Fifteenth-Centory Castilian Sermon’, Josep-Maria Sala-Solé: Homage, Homenaje, Homenatge (Miscelenea de estudios de amigos y discipulos), éd. Antonio Torres-Alcala (2 t., Barcelone 1984), I, pp. 43-54; GR. OWST, Literature and Pulpit in Medieval England. A Neglected Chapter in the History of English Letters & of the English People (2° édition, Oxford 1966), p. 161; (du méme auteur), Preaching in Medieval England: An Introduction to Sermon Manuscripts of the Period c. 1350-1450 (Cambridge 1926), p. 176 et n.4, Je tiens a remercier Dr Barry Taylor (Westfield College, Londres) qui m'a aimablement prété son propre exemplaire de I' article de Deyermond (que je ne connaissais pas auparavant). (18) LECOY DE LA MARCHE, Revue des Questions Mistoriques XLVIII, p. 17. (19) Cité d'aprés I'incunable de la British Library, cote IA 8007, Notre Exemplum est le numéro 4329 de F.C. TUBACH, Index exemplorum. A Handbook of medieval religious tales (Helsinki 1969), qui le signale dans Youvrage dEtienne de Bourbon ainsi que dans un recuoil du XIVE sitcle, S. HERZSTEIN (éd.), Traciatus de diversis historiis Romanorum et quibusdam aliis, verfasst in Bologna i. J. 1326 (Erlanger Beitrage 2ur englischen Philologie und verglcichenden Litterarurgeschichte XIV: Erlangen 1893), chapitre 35. La source de cc dernier texte étant sans aucun doute Etienne de Bourbon, nous l'avons écarté de cette étude puisqu’il est sans intérét du point de vue de la transmission du récit. (20) Voir L, HARF LANCNER, Les fées au Moyen Age: Morgane et Mélusine, la naissance des fées (Paris 1984), chapitré VII: La persistance du modle mélusinien dans la 1gende du Chevalier au cygne (pp. 179-198) pour un résumé des principaux textes. La Premiere Continuation n'y figure pas. 170 MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE. (21) Voir HEINTKE, Humbert von Romans, p. 100. L'ouvrage impressionnant de D.L. D'AVRAY, The Preaching of the Friars. Sermons diffused from Paris before 1300 (Oxford 1985), contient un résumé dv curriculum vitae d'Humbert (pp. 147-148). On procurera en appendice les textes d'Etienne de Bourbon, de Raoul de Houdenc et de la Premiére Continuation. (22) HEINTKE, Humbert von Romans, pp. 100-101. (23) HEINTKE, Humbert von Romans, p. 101 et 0.334. (24) D'AVRAY, Preaching of the Friars, pp. 147-148. (25) Le texte est imprimé par Lecoy de la Marche dans son édition de Touvrage d'Etienne de Bourbon (p. iii); A. LECOY DE LA MARCHE, Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d'Etienne de Bourbon, dominicain du XMle siécle (Société de I'Histoire de France: Paris 1877). (26) RAOUL VON HOUDENC, Samiliche Werke. Zweiter Band: La Vengeance Raguidel. Altfranzésischer Abenteuerroman, ed, M. FRIEDWAGNER (Halle 1909); J. D. BRUCE, The Evolution of Arthurian Romance From the Beginnings Down to the year 1300 (2 t, 2° édition avec supplément par Alfons Hilka: Gloucester, Mass., 1928, réimpréssion de 1958), t. Il, pp. 208 - 215; A. MICHA, ‘La Vengeance Raguidell’, dans R.S. LOOMIS, Arthurian Literature in the Middle Ages (Oxford 1959), pp. 365-367; B. SCHMOLKE-HASSELMANN, Der arthurische Versroman von Chrestien bis Froissart. Zur Geschichte einer Gattung (Tiibingen 1980), pp. 106-115; K. BUSBY, Gauvain in Old French Literature (Amsterdam 1980), pp. 272-294. (27) Edition par W.P. GERRITSEN, De Wrake van Raguisel (Assen 1963). (28) William ROACH (64.), The Continuations of the Old French ‘Perceval’ of Chrétien de Troyes, vol. LILI, Philadelphie, 1949-1952. (29) Voir BUSBY, Gauvain in Old French Literature, p. 273: ‘One cannot escape the conclusion that Raoul was using cither La Continuation-Gauvain or something very much like it’ (cf. n.57 a la page 312), (30) Voir G. WOLFRAM, ‘Kreuzpredigt und Kreuzlied’, Zeitschrift fiir deutsches Altertum XXX (1886), pp. 89-132. Sur la prédication de la MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE 171 croisade en général, U. SCHWERIN, Die Aufrufe der Papste zur Befreiung des Heiligen Landes von den Anfangen bis zum Ausgang Innozenz IV. Ein Beitrag zur Geschichte der kurialen Kreuzzugspropaganda und der papstlichen Epistolographie (Historische Studien 301 : Berlin 1937). (31) WELTER, L'Exemplum (voir n.2, supra), p. 68. Tout ce qui suit est tiré de cet ouvrage, oi l'on trouvera (pp. 62-82) les textes auxquels je fais allusion ici. Les déclarations de prédicatcurs au sujet de l'exemplum sont également étudiées par J. BERLIOZ, ‘Le récit efficace : I' "exemplum" an service de la prédication (XII®-XV® sitcles)’, Mélanges de l'Ecole Frangaise de Rome XCII/i, pp. 113-146; R. DUBUIS, Les Cent Nouvelles Nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au moyen Age (Grenoble 1973), 488 et 492-494, (32) Voir l'édition de LECOY DE LA MARCHE (cf. 0.25, supra), p.4. Cité par WELTER, L'Exemplum, p.70. (33) WELTER, L’Exemplum, p. 71. Le De eruditione praedicatorum a &é publié dans la Maxima Bibliotheca Patrum (Lyon 1677), t. XXV, pp. 424-567. (34) Voir n.22, supra, pour les études des rapports entre ces deux recueils. (35) WELTER, L'Exemplum, p. 71. (36) Jbid., p. 72 n.13. Cité d'aprés le ms. B.N. latin 15953, fol. 188¥- Pour les autres manuscrits du texte, voir KAEPPELI, Scriptores Ordinis Praedicatorum (voir n.14, supra), Il, pp. 285-287. 172 MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE ETIENNE DE BOURBON, DE SEPTEM DONIS SPIRITUS SANCTI De diversis effectibus crucis et passionis Christi. - Quod provocat ad bene agendum. Item nota quod ad bonorum provocacionem ad benefaciendum et revocacionem malorum a malo ponitur crucifixus in medio ecclesic... Audivi quod quidam magnus clericus predicator crucis hoc predicabat, quod legitur in hystoria Arturi, quod consuetudo ejus erat quod differebat comedere quousque aliquid novum et mirabile veniret ad curiam suam. Cum autem expectaret hoc, ecce navis quedam applicuit sine gubernatore et ductore. Mirantes et occurrentes milites invenerunt in navi illa militem i jacentem, vulneratum et lanceatum et cruentatum, Cum autem respicerent in ejus elemosynariam, invencrunt ibi litteras ubi continebatur quod defunctus ille petebat justiciam a curia ab eis ibi contentis, qui injuste eum occiderant; que littere animaverunt totam curiam ad sumendum arma in ulcionem sanguinis innocentis. Hoc autem si non fuit ad litteram, verumptamen similitudinarie, quia Christus, pugil nostcr, in navicula crucis apparet, pro nobis innocenter occisus a Judeis et gentibus; quod ostendunt nobis euvangelia sacra, que de cordis ejus elemosynaria, tanquam hujus prodicionis littere, exierunt. Hec ad accipienda arma pro hac prodicione vindicanda corda nobilia debent multum movere. Edition: A. Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d’Etienne de Bourbon, dominicain du XIle siécle (Société de I'Histoire de France: Paris 1877), pp. 86-87. MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE 173 RAOUL DE HOUDENC : LA VENGEANCE RAGUIDEL 18 Li rois Arthus ert coustumiers Que jaa feste ne mangast Devant ce qu’en sa cort entrast Novele d'aucune aventure (...) 105 Lirois garde a val vers Ja mer, Vit .i. nof vers lui sigler, Qui forment s'aproce de lui, Et si ne voit dedens nului Qui le maint ne qui le condute (...). 119 Tos sels, sans point de conpaingnie, Va la u la nef a coissie; En miliu de la nef trova Un char a III. rods grant. Por mius veir ala avant, Sia dedans le car veii 125 Un chevalier sor son escu, Qui ert feru d'un glave el cors Si qu'en paroit del troncon fors Phas d'une toisse mesuree, Cele mervelle a esgardee 130 Li rois: rice gainture avoit cainte li mors, si i pendoit Une aumosniere bien ouvree, Li rois J'a senpres desfremee, Sia pris .L letres ens (...) 172 "Mais j'a trové en s‘ausmossniere Cels letres qui sont en ma main. Apelés moi mon capelain!" Tost vint quant li rois l'ot mandé, 176 Et li rois li a comandé: "Dites nos tost que cis briés dist!" "Sire," fait il, “sans contredit 174 MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE Vos en dirai le mien avis: 180 Li chevaliers qui est ochis Vient a vos por vengier sa mort. Por che qu'il est ocis a tort Vos a esté ci envoiés; Mais ja ne serrés avoiés 185 Dont il est et qui I'a ocis, Ne honme soi ne son pais. Raoul von Houdenc, Samtliche Werke nach allen bekannten Handschrifien herausgegeben von Mathias Friedwagner. Zweiter Band: La Vengeance Raguidet, Alfranzdsischer Abenteuerroman (Halle 1909). MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE 175 L'EPISODE DE GUERREHES DANS LA PREMIERE CONTINUATION Icele nuit que je vos di, 20857 Plut et tona et esparti De prinsome trop durement (...). A une fenestre marbrine 20878 Des estres li rois s'apnia, Le mal tans vit qui trespassa, Et la nuis vint et nete et pure Qui molt avoit esté obscure. N’ot pas iluec granment esté, Quanta veii une clarté Loins en la mer, qui resambloit ‘Une estoile et vers lui venoit;(...) Lors va avant, si a vei 20891 Li rois que che uns chalans fa De riches porpres bien bendez; Desor ert toz encortinez. Mais ni ont veii rien vivant Fors un chisne qui vient devant Qui Ie calant atrainoit.(...) et il i va tout droitement 20906 Por savoir qu’en la nef avoit.(...) Et vit un chier pale réé, 20913 Tout a fin or fait et ovré, Estendus, qui trop biax estoit. Et desor le pale gisoit Uns chevaliers mors estendus Qui parmi le cors ert ferus Haut el tendran de la poitrine (...) 176 MYTHOLOGIE ARTHURIENNE ET CROISADE Si vos di bien de s'almosniere 20943 Que ele ert molt et bele et chiere, Por le grant biauté qu'il i vit, Ensi come li contes dit, Vint avant li rois, si le prent; ‘Unes letres par dedens sent. Tout erranment overte I'a; Les letres prist, se[s] desploia Et les porvit de chief en chief. Oiez qu'il ot el premier chief: Les lewres le roi saluoient Et molt franchement li prioient: “Rois, cis cors fu rois qui ci gist. Avant que fust mors te requist Que tu le laissasses ester Enmi te sale, et demorer Le trous qu'il a parmi le cors.(...) - S'il est vengiez, bien ert sei 20977 En vostre cort quels hom il fu, Dont il ert et de quel pais, Et come il fu a tort ocis.(...) Adont li rois se remua 20996 Etas fenestres s'apuia Por le chisne que il of, Qui cria et braist et feri ‘Tant fort ses eles en la mer, Si que il en a fait torner Le chalant molt isnelement Od le grant chaine d'argent Qui en Ia nef saldce estoit, Que il entor le col avoit. Edition: William Roach (éd.), The Continuations of the Old French ‘Perceval’ of Chrétien de Troyes, Volume 1: The First Continuation. Redaction of Mss T V D (University of Pennsylvania 1949), vv. 20857-21005. “peea os spose unsuon "em pow unp ny ED Sroeo wos we AWARD UAL “sion 1 99918 eu Ha gja20d) soqusounma 3p ta 1p won FG swpisgo seu safes su, roam siya oe -exnpan 9a ou neo) NU suapop os 26 eifoun wd gen amo a supa sym 2209 efeyarenngaur aA, page Ron 9 3 sydeg 902 1 62982590) ssmigina ang ny seus anya mpp RE 1 api poab pry yoo exer 0915) ypsemno 209 se quod ap sr epee soma, veormmuptog aru VILLON ET LA DANSE MACABRE : "DEFAMILIARISATION" D'UN MYTHE Mythe créé semble-t-il par I'Eglise de la fin du Moyen Age, mythe dont l'iconographie et 1a littérature conservent & travers les siécles d'inoubliables traces (1), la Danse macabré a profondément marqué la poésie du plus grand peut-étre des podtes de cette époque, Francois Villon, Ecrivant en 1462 son Testament, il s'empare des éléments du mythe pour, & sa maniére habituelle, les transformer, les "défamiliariser"; cet article, qui se veut contribution & l'étude de ce Villon qui est a la fois écho et rénovateur des thémes poétiques de son époque, tentera d'abord de situer certaines laisses de la grande ceuvre de Villon par rapport & l’évolution du mythe de la Danse macabré, et ensuite de cerner les transformations que Villon y a apportées et qui en font toute l'originalité. Tout lecteur du Testament de Francois Villon reconnaitra naturellement le huitain 39 : Je congnois que povres et riches, Sages et fols, prestres et lais, Nobles, vilains, larges et chiches, Petits et grands, et beaux et laids, Dames a rebrassés collets, De quelconque condition, Portant atours et bourrelet, Mort saisit sans exception (2). et saura par la méme occasion combien il est de tradition de rattacher ces quelques vers au mythe de la Danse macabré. Se faisant les échos d'un Italo Siciliano (3) ow d'un Le Gentil (4), d'un Desonay (5) ou d'un Lanly (6), MM. Jean Rychner et Albert Henry, les plus récents éditeurs du texte, sont catégoriques ; "Le théme de la Danse macabré, ot: l'on voit la mort saisir et emmener dans sa ronde aussi bien le pape que le laboureur, la reine que la chambriére, ce theme, annoncé dans Ie huitain 28, combiné au huitain 29 & Tannonce de I'Ubi sunt, prend ici sa forme traditionnelle. Villon met en mouvement les personnages représentés sur les fresques de la danse des morts, comme il avait pu les voir au cimetire des Saints Innocents". (7) Si ce huitain impose ainsi a tout éditeur, & tout lecteur tant soit peu avisé, image littéraire et iconographique du mythe de la Danse macabré, il 180 VILLON ET LA DANSE MACABRE, nous semble que cela tient 4 deux éléments caractéristiques de celui-ci. Le premier - capital, que les vers 310 ("quelconque condition") et 312 ("sans exception”) évoquent trés nettement - est sans doute I'universalité : la Mort de la Danse macabré, inéluctable, va convoquer A sa ronde l'humanité entigre. Ce message est pourtant celui de tout discours homilétique ou mortuaire de la fin du Moyen Age : ce qui constitue la spécificité du message de la Danse macabré, ce qui évoque chez le lecteur de Villon ce mythe précis, c'est le fait que pour le potte comme dans la Danse, cette universalité est structurée, et doublement. Elle est sujette a une premiére structuration qui est hiérarchique : le monde de la Danse repose sur une conception verticale de l'ordre social oi dominent le Pape et I'Empereur, et oi 1Enfant et le Mendiant occupent le bas de I'échelle (8). Mais sa deuxi&me structuration, celle-ci binaire, est la plus caractéristique : & chaque marche de I'échelle se place un couple, clerc et laic, censé étre du méme nivean social (pape = empereur, cardinal = roi, etc...). Le rythme binaire du huitain 39, insistant, accentué, impose une lecture intertextuelle oi c'est la prédominance du couple qui véhicule le mythe de la Danse macabré. Pourtant ce rapprochement du Testament et de la Danse laisse ouvertes un certain nombre de questions tant de fond que de forme. Si en effet Villon reprend, ici comme il le fait ailleurs dans son ceuvre, un mythe littéraire et iconographique devenu pour ainsi dire lieu commun, il nous semble que si !'on se penche de plus prés sur ce huitain et sur son contexte, on décéle chez le poste une stratégie arrétée de renouvellement, de restructuration, et que I'analyse de ses procédés permettra de mettre en évidence une technique poétique dont les traces se lisent tout au long de Touvrage. La spécificité de ces quelques vers tient en partie & leur fonction dans Ja structure globale du texte. Le huitain 39 se trouve a une charniére du Testament : deux mouvements distincts s'y articulent. Rétrospectivement il se place, comme on le sait, vers la fin de cette premiere partie (vv. 1-792) ow le soi-disant mourant, reprenant pour son compte les conventions testamentaires du quinzitme siécle (9), s'en sert pour se situer par rapport & son statut de vivant, et pour se valoriser par rapport & I'éternité. L'emploi de la premiére personne, le discours proprement testamentaire, les illusoires confessions”, font de cette premitre partie un systéme clos, oi I'anecdote, la citation, le personnage (10), auront pour fonction d'appuyer la prétendue auto-présentation du potte. Le premier je du huitain 39 semble a priori annoncer le prolongement de cette pseudo-autobiographie; dans le huitain précédent, d'ailleurs, le poste ayant évoqué la mort de sa mére et de son pére sollicite pour lui-méme la miséricorde du lecteur, Mais ce je sert au contraire 4 amener une longue proposition subordonnée, qui opére cette fois-ci non pas un repli sur soi, VILLON ET LA DANSE MACABRE, 181 mais une ouverture vers l'universalité, vers le quicunques du vers 314. Le huitain 39 a donc dans !'architecture de I'ceuvre une fonction prospective : il sert de pivot structural et sémantique permettant une modulation vers une thématique autre et qui engagera le lecteur non plus a la recherche du poéte, mais a celle de son propre destin. L'introduction de cette nouvelle thématique se soldera d’ailleurs par une transformation prosodique : Touverture opérée par le huitain 39 “autorise” en quelque sorte la premitre des pitces lyriques du Testament. C'est en ce sens que ces quelques vers serviront aussi de pivot formel. La reprise de la Danse macabré se situe donc 4 un toumnant du Testament. L'évocation du mythe sert en quelque sorte d'embrayeur générique; seront amenés par la suite, comme entrainés par ce premier huitain, d'autres lieux communs du discours macabre de la fin du Moyen Age : les affres de l'agonie, la mort des beaux amants, I'Ubi sunt, Cette fonction capitale, @ la fois formelle et sémantique, du huitain 39 rend indispensable une lecture qui dépasse la simple évocation d'une intertextualité, Toute intertextualité, on le sait, suppose un co-texte : une convergence littéraire (ou en Voccurrence aussi iconographique - Vinter-iconicité serait elle - hélas! - concevable?), qui fasse partie du bagage culturel du lecteur d'un texte donné et qui en permette le décodage. Nous avons déja dit les deux éléments, exhaustivité et structuration binaire, qui a notre sens étaient susceptibles d'évoquer chez le lecteur médiéval les multiples images du mythe de la Danse macabré. Or pour Villon et pour le lecteur - parisien - que son poéme suppose (11), nous pouvons selon toute vraisemblance préciser de quel texte et de quelles images il s'agit. La ville de Paris n'abritait, 4 notre connaissance, qu'une seule Danse : celle qui avait été peinte sous les arcades du cimetiére des Innocents en 1424-5 (12). Elle était déja "monument historique”, et figurait en tant que tel dans les guides “touristiques” de la capitale (13). Villon, nous le savons, connaissait les Innocents : aux vers 1744-67 il évoque les chamiers qui se trouvaient au-dessus des arcades. Il partageait donc avec ses contemporains le trait suivant : parler de Mort et évoquer dans un tel contexte Ja notion de couple ou le mot de quicunques, devaient susciter, comme par réflexe, un jeu complexe d'intertextualités ayant pour centre la Danse des Innocents. Cest en ceci que se pose un probléme poétique. Qui dit réflexe dit sans doute automatisation : le mythe de la Danse macabré, de proprement macabre, d'effrayant qu'il devait tre au départ, devait, 4 1époque oft fut écrit le Testament, étre devenu banal. D'une part, elle se faisait spectacle, dans un. contexte non de prédication mais de réjouissance : elle fut jouée en tant qu'entremets 4 un banquet 4 Bruges en 1449 (14), elle fut représentée lors dune Entrée a Paris en 1451 (15), en 1453 a Besangon (16). Elle se classait 182 VILLON ET LA DANSE MACABRE donc désormais, et pour un large public, parmi les manisfestations “thé4trales" de la féte. D'autre part elle avait acquis une valeur parfois plutat décorative : elle figure en France sur un coffre a linge et un bois de lit du quinziéme siecle (17), et paraissait a la méme époque en Angleterre sur une tapisserie de salle 4 manger ayant appartenu & la famille royale anglaise comme dans des peintures murales de la salle principale de Wortley Hall dans le Gloucestershire (18). C'est dire que sa menace n’était plus autant Tessentie, que son message s'était estompé; évoquer la Danse macabré en tant que telle ne suscitait plus chez le lecteur ce frisson d'horreur que les fresques devaient & lorigine produire. Ce qui est toutefois intéressant, c'est que dans le Testament de Villon le huitain 39 et son contexte macabre ont su garder leur impact. Il nous semble donc que les procédés que l'on décdle dans T'utilisation que Frangois Villon fait de la Danse macabré témoignent précisément d'une stratégie de renouvellement, de défamiliarisation, propre & rendre son intensité & un mythe devenu banal et comme automatique. Le mot de défamiliarisation - lequel aura sans doute pour certains des allures de barbarisme condamnable - se veut traduction de l'ostranenie des Formalistes russes (19). Rappelons que dans les années 1920, il existait & Léningrad un groupe de linguistes - retenons parmi eux les noms de Tynianov, Eichenbaum, Mukarovski, et surtout Chklovski - qui s'est longuement penché sur le probléme du langage poétique (20), voulant comprendre les mécanismes linguistiques qui font que telle ou telle image, tel ou tel vers, est ressenti par le lecteur. Ce groupe, of Chklovski jouera un réle de premier plan, a cerné un processus au fond peut-étre évident mais qu'il a peut-dtre été le premier & décrire précisément : une automatisation du langage de tous les jours, du langage de ce qui s'appelle en russe byt : Si nous examinons les lois générales de la perception, nous voyons qu'une fois devenues habituelles, les actions deviennent. aussi automatiques. Ainsi toutes nos habitudes se réfugient dans un milieu inconscient et automatique; ceux qui peuvent se rappeler la sensation qu'ils ont eue en tenant pour la premiére fois la plume a Ja main ou en parlant pour la premiere fois une langue étrangére et qui peuvent comparer cette sensation avec celle qu'ils éprouvent en faisant la méme chose pour la millitme fois, seront d'accord avec nous. Les lois de notre discours prosaique avec sa phrase inachevée et son mot prononcé A moitié s'expliquent par le proces d'automatisation(21), Le lecteur est donc pris, fatalement, dans un engrenage ot) toute VILLON ET LA DANSE MACABRE 183 image, tout mot - tout mythe - risque de devenir automatique; pour Chklovski, le réle du podte est de déjouer, de court-circuiter cette automatisation : Le but de l'art, c'est de donner la sensation de l'objet, comme vision et non pas comme reconnaissance; le procédé de ['art est le procédé de singularisation [ostranenie, que nous avons choisi, voir note 19, de traduire par défamiliarisation] des objets et le procédé qui. consiste a observer la force, & augmenter la difficulté et le degré de perception. L'acte de perception est une fin en soi et doit tre prolongée (22). Ce prolongement de I'acte de perception, qui soustrait l'image & Tautomatisme caractéristique d'une langue de tous les jours (byt), se procure selon Chklovski et les Formalistes par le processus suivant. Dans un premier temps, il s'agit d'arracher l'image a son contexte normal, automatique, et de provoquer une rupture d'avec le monde "regu", le byt (23). Cette décontextualisation s'opére a tavers lostranenie, le “faire-étrange" : la difficulté. Il s'agira done de rendre l'image difficile, complexe, exigeante. L'effort de compréhension qui sera ainsi imposé au lecteur l'aménera a une conscience accrue de l'image en tant que phénoméne. linguistique. Les procédés du poate, rendus ainsi “visibles" par leur litérarité, feront re-sentir au lecteur une image devenue automatique; il se produira, si l'on veut, une remise en valeur par la difficulté ou par la complexité (24). Ces processus peuvent se représenter par le schéma suivant: image défamiliarisée ‘image [difficulté] Tautomatisation familierisation] image {familiarisée {automatique 184 VILLON ET LA DANSE MACABRE On objectera sans doute - non sans raison - que ces notions du réle du poéte ne sont pas si éloignées de celles qui avaient déja cours parmi les écrivains du Moyen Age. Leurs théoriciens, rompus & la rhétorique, exprimaient bien sir autrement leurs recommandations : Aristote par exemple préconisait une mise en valeur par la déviation : Ce qui fait la qualité de expression, c'est d’étre claire sans étre banale (...). L'expression est imposante et sort de l'ordinaire lorsqu'elle emploie des noms inhabitvels; j'appelle "inhabituels" Temprunt, la métaphore, I'allongement, enfin tout ce qui s‘écarte de J'usage courant (25). Geoffroi de Vinsauf recommande, lui, une mise en valeur par l'énigme (la circonlocution) (26) : Longius ut sit opus ne ponas nomina rerum. Pone notas alias : nec plane detege, sed rem Innue per notulas, nec sermo perambulet in re, Sed rem circuiens longis ambagibus ambi Quod breviter dicturus eras... (27) [Pour prolonger une ceuvre il faut éviter d'appeler les choses par leurs noms. Employez. d'autres désignations; ne parlez de rien en clair, employez plut6t des indices...] Ce dont on est redevable & Chklovski - et la distinction est capitale - c'est d'avoir mis l'accent non sur la production mais sur la réception (28), sur ce double processus dont le schéma ci-dessus se veut le résumé. C'est lui qui a pour la premitre fois peut-érre systématisé cette évolution selon laquelle les contours de telle image se font flous et indécis, si bien que le réle du poéte sera de restituer la netteté et la précision qui en caractérisaient le premier emploi (29). Si le discours en général est sujet & ce gente de banalisation, le discours macabre en fournit en quelque sorte le modéle. La panoplie des images macabres - squelettes, cadavres, tombes - ne conserve son intensité que bien peu de temps : l'investissement (30) sémantique qui pourrait A une premiére lecture se dégager de tel signe se dissipe déja au deuxiéme coup d'eil (31). Si donc il s'agit dans le Testament de reprendre un mythe et une image banalisée et de la réinvestir de signification, ce processus supposera, on le devine, de la part du potte un effort considérable de reformulation et, de la part du lecteur, de reconstitution. Ces renouvellements opérent soit a I'intérieur méme VILLON ET LA DANSE MACABRE du huitain 39, dans le “détail” de la Danse (défamiliarisation ponctuelle), soit dans le contexte poétique (défamiliarisation analogique). Nous consacrerons les pages qui suivent a l'étude de ces procédés. Ce que nous avons baptisé défamiliarisation ponctuelle se percoit doublement dans la structuration du huitain 39. Nous avons déja dit en effet que ces vers empruntent au mythe de la Danse macabré deux éléments capitaux, exhaustivité et dualité, mais cette affirmation ne saurait aller sans nuances. Villon reprend donc et fait sien l'un des caractéres les plus nets de la Danse, l'évocation des hiérarchies sociales, La Danse macabré témoigne d'une organisation sociale immobilisatrice, oi la position de chaque figurant est fixée selon sa profession ou sa fonction. Villon y substitue, et c'est un premier niveau de défamiliarisation, une organisation dynamique, ot Viramobilité devient le désordre, et ot la structuration de la Danse retrouve son dynamisme. Mettre en scéne des personnages en se servant d'un principe de sélection qui est l'ordre social existant, c'est obligatoirement se cantonner dans une image statique de la société, ne serait-ce que parce que les professions sont en nombre fini; le principe de sélection adopté par Francois Villon est au contraire moral plutot que social. Il en résulte une premitre universalisation du mythe de la Danse : les dualités dont le rythme 1a rappelle ne sont plus des €quivalences mais des antithéses dont I’étendue embrassera I"humanité entiére, disposant ses représentants selon un "désordre" sans doute voulu od c'est tour & tour le statut social (prestres et lais, nobles, vilains, petits et grands), le statut moral (larges et chiches), le rang financier (povres et riches), ou méme le caractére esthétique (beaux et laids) qui prime. Ce premier jeu intertextuel autorise une deuxitme restructuration dont l'importance pour l'architecture du Testament est tres considérable. En effet, parler de l'exhaustivité de la Danse laisse de c6té un fait capital : que cette prétendue universalité passe sous silence la moitié de l'humanité, car selon toute vraisemblance, la Danse macabré du cimetiére des Innocents ne mettait en scne aucune femme. Il est vrai que cette affirmation ne saurait étre catégorique, puisque nous ne connaissons aujourd'hui les fresques qu’a travers les gravures de Tédition de 1485 due 4 Guyot Marchant (32). Nous savons pourtant d'une part qu'en 1486, pour I'édition revue et augmentée de sa Danse, ce méme Guyot Marchant a commandé chez Martial d'Auvergne une Danse macabré des femmes (33) qu'il a di faire illustrer par une nouvelle série de gravures dont aucune trace ne se trouve dans aucune 185 186 VILLON ET LA DANSE MACABRE des Danses toujours subsistantes que l'on peut affilier 4 celle des Innocents. Faire de la femme une victime de la Danse macabré est done déja ébranler Je lecteur et lui demander une lecture rénovatrice. Cette premiere ouverture - la mise en présence de la femme - en. permet une autre, doublement défamiliarisante. Le caractére fondamental de la Danse, nous l'avons dit, est l'universalité : iconographiquement, littérairement, les vivants restent anonymes, différenciés tout au plus par quelque détail emblématique et partant généralisant, tel le luth du Ménestrel. La forme et le rythme de la Danse ne permettent pas de s’attarder sur I'un ou l'autre des vivants. Dans le Testament, par contre, Villon isole ua seul groupe de vivants, les dames élégantes, en insistant sur des détails visucls précis: la largeur des revers (rebrassés collets), le raffinement des coiffures (atour et bourrelet) (34). Dans le contexte structural de la Danse, le refus de l'antithése et du dédoublement qui dans la Danse elle-méme et dans les quatre premiers vers du huitain de Villon se sont faits pour ainsi dire les structures invariantes du motif, ce refus représente une refocalisation fonciére oi I'attention du lecteur est portée sur une seule catégorie vue avec précision, et non sur un type. ‘Au niveau de la réception, ceci induit un changement radical de perspective. Le message que véhicule le mythe de la Danse, message de "propagande” religicuse, créait chez le lecteur une identification sociale et partant plutét égocentrique : les quarante vivants qui constituent la Danse sont un échantillon prétendiiment exhaustif oi chacun retrouve un homologue qui, dans les vers qui représentent son discours, se vantera d’étre a I'abri de la mort, en raison I'un de sa puissance, l'autre de sa richesse, de son statut religieux,... (35). Les morts de la Danse désabusent sans ménagement leur victime : nulle qualité ne saurait le mettre a I'abri. Le changement de perspective quopére Villon, du type a l'individu, va inviter le lecteur A une opération tout autre, 4 une miséricorde qui le fera sortir de son égocentricité. Cette nouvelle optique, mise en train par ce que nous avons appelé une défamiliarisation poncwelle, se prolonge et se précise & travers un deuxiéme niveau de défamiliarisation, analogique. Villon, “encyclopédiste” des mythes de la fin du Moyen Age, va recueillir et mettre a I'eeuvre le macabre, introduisant ainsi, fait curieux, un changement de perspective a l'intérieur méme de la Danse macabré. Le discours centré sur la mort - lequel, comme on le sait, prolifere a la fin du Moyen Age (36) - se laisse classer grosso modo selon deux catégories. D'une part se trouve un discours a portée rétrospective dont le message est axé sur le souvenir et la perte : VILLON ET LA DANSE MACABRE, menacé par la Mort, le destinataire se remémore et regrette tout ce qu'il perdra. Cette premiére catégorie, nous semble-t-il, est celle des ouvrages "narratifs" oi le destinataire est latent et recoit le message comme distancé, 4 travers le filtre d'une “histoire”; le lecteur/spectateur est invité a s'identifier & des personages déja mis en situation. Cette catégorie comprend par exemple le Dit des trois morts et des trois vifs (37), et la Danse macabré elle-méme. La deuxitme catégori¢ est celle du discours homilétique qui, lui, est axé sur la crainte de I'an-dela. Dans cette demiére catégorie, le destinataire est présent (et souvent interpelé directement A la deuxitme personne) s‘agit bien sir d'une immense sous-littérature de sermons, mais aussi d'ouvrages majeurs tel le De Miseria humanae conditionis du pape Innocent III (38), Les Vigiles des Morts de Pierre de Nesson (39), ou les Artes Moriendi de la fin du quinziéme siécle (40). Seule la deuxiéme catégorie, prospective, axée sur la crainte, pratique systématiquement le macabre. Chez Francois Villon - et c'est cela que nous avons baptisé défamiliarisation analogique - va s'opérer une fusion : c'est la restructuration de la Danse macabré qui, par un curieux retour des choses, autorise introduction du macabre, Le curieux paradoxe qui fait que la Danse macabré, telle qu'elle paraissait aux Innocents, ait ét¢ plut6t peu macabre, tient 4 la séparation qui en un sens oppose vivants et morts. I} est sous-entendu bien sir que chaque vivant mourra - les vers de la Danse le diront ailleurs; cependant, et Ia distinction est capitale, nous ne les voyons pas mourir. Les morts cux-mémes, loin d’étre tourmentés, ont I'air plutét jovial; leur condition de mort, fait bizarre, ne parait pas les troubler outre mesure. Les vivants, eux, n'ont pour T'instant aucune raison concréte de ressentir ni douleur ni crainte. Ajoutons a ceci un autre fait, 4 savoir que la confrontation des vivants et des morts se place dans un paysage irréel fait de fleurs, d’od la réalité quotidienne est absente : tout ceci fait que la Danse macabré se déroule dans un univers signifiant sans contact nécessaire avec l'univers du destinataire. La défamiliarisation qu'opére Francois Villon dans les huitains 39-41 repose sur l'emploi de deux structures extrémement complexes, lune syntaxique, l'autre thématique. Il s'agit d'une mise en contact métonymique du systéme universalisant de la Danse et du systéme individualisant des homélies, cette mise en contact étant "motivée” par et menée de parall@le avec une évolution syntaxique. La complexité de ce renouvellement thématique articulé par l'évocation d'un objet focalisé se verra plus clairement a travers l'organigramme suivant qui rend concrets les renvois et les anticipations, les 188 VILLON ET LA DANSE MACABRE, ouvertures et les resserrements, implicites dans les structures syntaxiques et poétiques de cette partie du Testament : THEMATIQUE SYNTAXE 305-8 DANSEMACABRE ¢ . 1 ™, 309-12 "Dames" ' 313 Paris ou Blayne - ~~, ty poate “Quicungues" | + t A 314-24 HOMELIES se ' oq 1 | t ' \ 325-8 “corps femenin” : [ 1 : 329 1 UBISUNT <--' [MAJUSCULES = THEMATIQUE minuscules = focalisation a = renvois/ anticipation) La structure ainsi esquissée fait ressortir trés nettement, nous semble-t-il, les paradoxes de la structure syntaxique des huitains 39-41. Une concentration maximale s‘attache, de par la simple quantité de vers qui lui sont dévoués, & cet "il" qui est le représentant pronominal du “quicunques" du vers 314. Or, syntaxiquement, cette concentration crée une forte tension poétique. "II" est obligatoirement anonyme - et méme en un sens inexistant puisqu’il est simplement extension d'un pronom indéfini : pourtant le pote ‘VILLON ET LA DANSE MACABRE 189 consacre a-cet "anonyme" 8 vers (314-7, 321-4) oa "il" est visualisé avec précision, et doté d'une présence physique beaucoup plus forte méme que celle des dames (309-311) ou du corps femenin (325-6). Mais cet neutre est Iui-méme poétiquement paradoxal du fait que le renouvellement quiopere Villon a semblé avoir pour dynamique le remplacement du masculin de la Danse macabré par le féminin; il existe ainsi une tension poétique qui oppose d'une part la recherche de la spécificité et de la précision (nominalisation des morts féminins), et d’autre part ouverture vers Tuniversalité (pronom masculin, “neutre") (41). Plus paradoxale encore est la structure thématique, le fait que c'est autour de ce pronom personnel masculin que se concentrent tous les éléments macabres des trois huitains. Evoquer l'agonie fait partie, nous Tavons déja dit, des lieux communs mortuaires dont dispose le potte de la fin du Moyen Age. Les éléments et méme la structure sous-jacente de cette évocation sont devenus traditionnels (42), et Villon ne renouvelle guére cette "morphologie”. Le renouvellement qu'il opére est plut6t métonymique on analogique : la mise en contiguité d'éléments tirés de toute la gamme des lieux communs du macabre crée_ une totalité sémantique qui, précisément, défamiliarise chacun des lieux communs en exigeant du lecteur un considérable effort intertextuel. En effet, une équivalence est produite, od la précision anatomique du macabre homilétique s’allie et se substitue aux regrets nostalgiques et plut6t indéfinissables de la Danse macabré et de 'Ubi sunt; est ainsi créé un noyau sémantique et poétique qui redéploie toute la virtualité macabre du quinziéme siécle. Or c'est ici que rentre en jeu la structuration syntaxique que nous avons évoquée ci-dessus car c'est la neutralité du pronom personnel if qui fait que le catalogue devenu traditionnel - voire banal - des faits macabres de l'agonie est en quelque sorte rejeté sur les deux autres structures poétiques. Ce qui en résulte, c'est une concrétisation du mythe de la Danse macabré et de l'Ubi sunt. La menace de ces deux thématiques selon 1a tradition du quinziéme siécle, est 4 reporter dans un avenir qui dans les deux traditions poétiques n'est jamais précisé, Eustache Deschamps, dans sa ballade du type Ubi sunt (la mort egale pour tous), est paradigmatique : Princes mondains, citez, terres, donjon, Biauté de corps, force, sens, riche don, Joliveté, ne vostre hault parage, Ne vous vauldront que mort de son baston Ne vous fiere soit a bas ou hault ton; Tuit y mourront, et li fol et li saige (43). Et dans la Danse macabré aussi la mort physique et l'outre-tombe sont

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