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Promenade en mer de Morlaix à l'île de Batz

SOUVENIRS DE BRETAGNE
Extrait du « Magasin pittoresque » – 1874

En l'an de grâce et de notre jeunesse... il y a longtemps; un matin du mois d'août, le jour de la fête de la
Vierge, au son des cloches, une barque de pêcheurs descendit la rivière noire du Dourdu et entra dans la rade
de Morlaix. La brise endormie laissait pendre les voiles. Pas un frisson sur l'eau, pas un bruit dans l'espace.
La mer hante et calme reflétait l'azur pile da ciel, et descendait doucement. La barque glissait sur ce lac de la
mer à la dérive du reflux. Un calme immense baignait la terre et l'eau. Les phares s'éteignaient, l'homme
souillait ses feux devant la lumière de Dieu. Le croissant de la lune pâlissait. Les goélands, posés sur la grève,
ne volaient pas encore. Toutes les choses respiraient, tous les êtres savonnaient la fraîcheur, la pureté, la
paix, l'espérance, la jeunesse du matin.

Où allait cette barque matinale? A un pardon, une fête dans une île. Un pilote à la mâle figure la conduisait; un
enfant tenait la barre du gouvernail, et sur les bancs un groupe de jeunes hommes, de jeunes femmes,
d'enfants, goûtait le plaisir d'une promenade en mer.

Le matin est l'heure de l'espoir; de tous les cœurs se leva une volée d'espérances, comme les oiseaux de
sous les bois du rivage. Tout à coup la brise s'éleva, souffla du nord-ouest. C'était le vent contraire. II fallut
louvoyer, voguer en zigzag, renoncer à courir droit sur l'eau. Le voyage qu'on espérait court menaçait d'être
long:

Les femmes avaient un peu pour de l'inclinaison de la barque sous le vent ; mais, rassurées vite, elles se
donnèrent au plaisir des yeux. La barque courait d'un rivage à l'autre, et, dans la rotation du virement de bord,
laissait découvrir de prés les coteaux, les vallons, les champs,, les bois, les manoirs des deux plages, tout ce
beau cirque de la rade.

L'un des passagers retrouvait là son cher horizon d'enfance. Il regardait, à droite, la côte nue et sévère
cachant, à l'entrée d'une coulée ombreuse, un cottage avec ses bateaux de plaisance, ses yachts à l'ancre; à
gauche, la côte ombragée et riante, les blés jaunis, onduleux comme des vagues dans leur haute clôture de
taillis, les fermes à l'ombre ; Locquénolé, le frais village de pêcheurs, le promontoire arrondi de Coat-Ibès, ses
prairies en pente ombrées par ses hêtres, ses terrasses italiennes dans leur nid de verdure; la gracieuse baie
du Francie et son château solitaire, où la sœur de lady Stanhope cachait sa fière beauté; plus loin, au fond de
la baie, dans la brume lumineuse du matin, une anse de sable jaune, des vergers à l'abri du vent, une oasis
d'ombre, une Thébaïde de famille, le manoir hospitalier de Keromnés, moitié foyer, moitié chapelle, qui nuit les
deux noblesses de l'homme, la charité et la prière.

Au-dessus, sur le plateau aride, on voyait l'église de Carantec, le cap allongé de Pen an Lan, contre-fort
avancé, môle de granit qui abrite la rade des vents du nord et la ferme contre la haute mer ; ici et là, des
navires à l'ancre détachant leur silhouette noie sur le ciel clair ; en haut des ailes blanches, en bas des voiles
blanches volant vers le large. Au fond, derrière la barque, un promontoire boisé s'éclairait su soleil levant; le
jour dissipait les terreurs de la nuit, les démons des landes, sur la montagne de la fée Morgan. Et sous sa
grande ombre la rivière s'enfonçait entre des collines de pins et de hêtres, entre de hauts, rochers schisteux
d'un bleu sombre, teintés de rouge par des touffes de bruyères. La fleur aime le rocher, la grâce aime la force.

La barque arrivait à l'embouchure de la rade, devant sa barre d'écueils. Elle sentit l'ondulation de la houle,
cette rude berceuse. Comme l'enfant au gouvernail laissait flotter la barre, le pilote lui cria : Lofe ! lofe ! et
serre le vent. On croisa une barque en route. Le vieux loup lui jeta ce salut au passage : « La mer est belle;
pas d'Anglais en vue! ».

Les îlots jaunissaient au soleil ou se noircissaient sous l'ombre des nuages voyageurs. Un des passagers les
nommait à ses compagnons. Voilà le phare de l'île Noire, cette tour carrée sur un écueil. Voici le château du
Taureau, le gardien de la rade, que le soleil illumine et qui a eu son rayon de gloire. Ce fort fut dressé en 1542
par les bourgeois de Morlaix contre les pirateries anglaises. Trois dogues lancés la nuit sur le rocher servaient
de sentinelles. Louis XIV prit, en 1664, leur château aux Morlaisiens, et en fit une prison d'État, C'est là, dans
un cachot creusé en plein roc, au-dessous de la mer, comme celui de Bonnivard à Chillon, qu'en 1765 fut
enseveli, en expiation de son indépendance, la Chalotais, ce procureur général du Parlement de Rennes, qui
défendit la fortune de son pays contre les impôts destructeurs de Louis XV. C'est là que furent enfermés, en
1795, les conventionnels Romme, Bourbotte et Soubrany, qui devancèrent par une mort volontaire le supplice
de l'ignoble guillotine.

Les canons dormaient sur la plate-forme. Qu'ils dorment toujours !

La barque s'aventura dans l'archipel d'îlots; le pilote alors saisit la barre. il fallait sa main virile pour louvoyer
dans ce labyrinthe d'écueils. Partout, du reste, une main prévoyante avait dressé des balises, des tourelles,
des signaux sauveurs sur les récifs visibles ou invisibles. « Ah ! dit le pilote, c'est le brave M. Cornic qui a fait
tout cela, jour et nuit. II avait pitié des marins; il donnait son bouillon et sa viande aux pauvres gens, gardait
pour lui la soupe au congre. Il aimait le pauvre monde, cet homme de Dieu. C'était la providence du pays ».

Les passagers connaissaient cet héroïque inconnu, populaire dans la Bretagne, ce marin qui avait donné la
consolation de la victoire au milieu des défaites navales de Louis XV, ce bon Samaritain de la mer, ce grand
homme de bon secours, qui sauva six cents inondés dans un débordement de la Garonne, et dont l'histoire,
cette grande oublieuse, ne connaît ni le berceau ni la tombe. L'histoire recueille le bruit plus que le bien.
Comme a dit Lamartine :

Et l'histoire, écho de la tombe,


N'est que le bruit de ce qui tombe
Sur la route du genre humain.

La barque entra dans la haute mer; alors commença le combat. « L'eau est l'élément triste », a dit encore
Lamartine. Un frisson de terreur courut sur les passagers devant cette immense tristesse de la mer. Plus d'un
se rappela le proverbe breton : « Ma barque est si petite, et la mer est si grande! ».

Les figures pâlirent, les voix firent silence à cette grande plainte des vagues. Les goélands passaient avec un
grand cri lugubre, chant de deuil entrecoupé par la basse solennelle de l'Océan. Les oiseaux de proie de la
mer, les cormorans, perchés sur leurs roches noires, fixaient sur la barque des yeux farouches. La houle
grossissait. Les lames glauques battaient les flancs gémissants du bateau, se brisaient â coups sourds sur la
proue, mouillaient les voiles, retombaient en rosée saline sur les passagers dans l'angoisse, et semblaient
irritées contre l'audace de cette barque intrépide qui osait violer leur solitude. Ses voiles inclinées sous les
coups du vent, renversée par la rafale, menée sur l'abîme mouvant par son pilote héroïque, la barque se
redressait toujours, descendait à la mort, remontait à la vie, courait blanche d'écume dans cette neige des
vagues.

Qui n’eut admiré cette lutte d'un homme contre l'Océan, ce marin initié à tous les secrets, toutes les ruses du
vent, toutes les fougues de la mer, tous les pièges des écueils; ce pilote an visage brun, hâlé, serré sous sa
cape de toile goudronnée, aux yeux perçants d'oiseau de mer illuminés de la seconde vue de l'abîme, la main
à la barre, les cheveux fouettés par le vent, la tête dans l'auréole des vagues ; cet homme dompteur de
l'élément, ce faible vainqueur du fort ?

A l'avant, debout contre le mât, un jeune homme contemplait ce grand spectacle. Il aspirait à pleine poitrine et
a plein cœur le souffle, la sève, la vie, l'indépendance, le Sursum corda de l'Océan. Il admirait la mer, cet
élément libre, cette souveraine inspiratrice du rêve et de l'action, cette grande sibylle agitée et frémissante
sous le souffle d'un dieu. Il écoutait gémir la barque plaintive, aux cordages sonores, comme un grand
instrument à cordes de la mer. II aimait cet élément vivant, frère de l'homme, qui bat comme son cœur, monte
et retombe tel que lui; qui a nos caprices, nos passions, nos orages, nos gémissements, nos silences, nos
lassitudes, nos calmes et nos sérénités.

La barque avançait cependant, et l’on se montrait du geste l'Ile Sainte, une île rocheuse entourée d'une
ceinture de goémons, couronnée d'une chapelle dédiée à la Vierge. « Elle fût fondée, dit une inscription, en
502, en mémoire de la victoire obtenue par l'intercession de Notre-Dame, dans l'endroit même où Corsol,
général des Danois, avait sa tente, où il s'était retranché après avoir pillé le pays de Léon.

Derrière l’île de Callot, un grand phare blanchissait au soleil: c'est l'éclaireur de l'île de Batz, où de viriles
femmes travaillent la terre, tandis que les hommes absents courent les mers lointaines. Ce fut le monastère
de saint Pol de Léon, ce dompteur des âmes, des taureaux sauvages et du dragon de la légende. A la
traversée de l'île de Batz, les marins se découvrent et font le signe de la croix à un point où la mer, même en
temps calme, fait un roulement, comme si le dragon grondait encore au fond du gouffre où le saint le précipita.
C'est le pays de Trémentin, le compagnon de Bisson qui fit la folie héroïque de se faire sauter en l'air plutôt
que de se rendre aux pirates de l'Archipel. Partout, sur ce rivage d'hommes trempés pour la lutte, brille le
souvenir d'un saint ou d'un héros. Les légendes illuminent la nuit du passé et charment les veillées des
fermes; c’est la poésie du foyer.

Tout à coup, au tournant d'un cap, une ville morte apparut, une vision en pierre du moyen âge. En
amphithéâtre sur une colline, au-dessus d'une baie bleue et tranquille bordée de parcs sombres,
resplendissait au soleil toute une cité monacale de clochers, de couvents, de manoirs gothiques, Saint-Pol de
Léon, la ville sainte, dont la flèche étoilée s'élance à trois cents pieds dans le ciel. Vauban la nommait un coup
d'audace. Puis la côte s'abaisse, se dénude, dit adieu aux arbres, à la paix, court à la lutte, s'arme de rochers,
se jette en avant dans la haute mer et la défie au combat. Les hautes vagues montent à l'assaut, blanchissent
d'écume la côte noire de Roscoff, étreignent de brisants sa citadelle d'écueils, qui semble vaincue. Mais
toujours la côte vaillante, le vieux repaire de corsaires et de contrebandiers, se dresse indomptable, et défend,
derrière ses récifs, la riche campagne, le grand jardin potager de la Bretagne. Lutte féconde de la mer, cette
rude nourrice, apporte sa sève de la terre. La vie est le prix du combat.

Telle était la scène. Le paysage doux et recueilli, agité et guerroyant à la fois, était la vivante image de la
prière et de l'héroïsme. On retrouvait là, comme dans toute la Bretagne, un pays de contrastes, sauvage et
doux, plein de force et de grâce, de roches sinistres, de vergers ombreux, de landes et de figuiers, de chênes
et de myrtes; pays boisé et nu, aux caps lancés dans la tempête, aux anses abritées du vent; terre rêveuse et
virile de poètes et de héros. Partout, sur cette côte déchirée, sculptée par la mer, battue de la houle et du
souffle d'en haut, s'élançaient des flèches, des églises, des chapelles, des lieux d'asile et de prière.

La marée avait descendu. On voyait à nu les roches marines, les noirs ossements de la mer. Impossible
d'accoster l'île, dit le pilote; mettons le cap sur la baie de Carantec, et filons vent arrière..

Soudain les regards des passagers se fixèrent sur l'Ile. De la chapelle la procession descendait. Les croix, les
vieilles bannières du moyen âge défilaient sur la grève; l'image de la Vierge, portée par des jeunes filles, se
détachait sur l'azur du ciel et de l'eau, comme dans me nouvelle assomption. La brise soufflait par bouffées les
chants des prêtres et les volées d'allégresse des cloches. L'air agitait les lueurs des cierges aux mains des
pèlerins sauvés des naufrages.

La barque aborda l'anse déjà pleine de barques pèlerines reposées sur leurs ancres. On tendit les rames de la
proue sur les roches pour descendra à terre ; les pieds glissèrent plus d'une fois sur les goémons gluants; l'on
s'assit sur l'herbe, et l'on dîna gaiement au bord de le mer. Une volée d'enfants s'abattit autour du repas; l'on
fit la part des pauvres. Des jeunes filles se baignaient et dansaient dans l'eau bleue et tranquille de la baie; on
entendait leur rire frais et sonore courir sur la mer !

Le repas fini, on monta par un chemin creux au bourg de Carantec. Les vêpres finissaient; la foule sortit et
s'agenouilla sur les tombes, en vue de la mer et du ciel, de l'espérance et de la vie. La Bretagne a la religion
des morts, la fidélité du tombeau. Pas une tombe n'était déserte. ;

Mais bientôt la cornemuse résonna. A l'appel de la danse, la jeunesse s'élança du cimetière. Après le deuil; le
plaisir. Les cabarets regorgeaient de buveurs. Les jeunes filles, arrêtées devant les étalages des marchands,
recevaient de leurs fiancés un présent, un pauvre bijou banal dont l'amour faisait un souvenir. Puis on courait
à la danse. Les jolies filles de marins et de pécheurs, en coiffes blanches, en capes de drap sombre, le fichu à
carreaux d'azur gris et la croix d'or sur le sein, reflétaient dans leurs costumes les teintes du pays. La danse,
grave, sans bonds joyeux, ne s animait qu'aux élans ardents du jabadao, celle kermesse bretonne. La
musique était pauvre et triste; elle charmait pourtant, comme tous les vieux chants de la terre natale. Qui ne
regrette et ne rêve toujours ces belles fêtes de village où les yeux s'attirent, où les mains se pressent, où les
amours commencent, où le cœur s'éprend de tout ce qui est beau.

Le soir approchait. Le jour baissant, la marée montant, il fallut quitter la fête et songer au retour. L'heure de la
lutte était passée. La barque glissait sur la mer calme et douce du crépuscule, comma un cygne noir, les ailes
dorées par le soleil couchant. Le soleil lançait ses derniers regards entre les longues paupières des nuages
pourprés. L'auréole du couchant, les rameaux noirs sur le fond d'or da ciel, la mélancolie du soir, la douceur
de la brise, les parfums de la côte, les caresses de l'eau à la grève, la musique à voix basse du golfe, la paix
de la mer, des arbres et du ciel enchantaient les passagers. Heures délicieuses des soirs d'été, trop rares
dans la vie !
Anonyme

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