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Stanislas breton i | spinoza théologie et politique | i desclée si wae re et era Ch Collection THEOREME, dirigée par André PAUL Les ouvrages de la collection THEOREME viennent ouvrir Phistoire et 'expérience chrétiennes, tant aux sciences humaines et sociales qu’aux courants actuels de la Modernité. Ils interviennent, parfois vigoureusement, dans le but premier de réévaluer les sup- ports théoriques du discours traditionnel Déia parus A. PAUL, L'IMPERTINENCE BIBLIQUE. De la signification his torique d’un christianisme contemporain, 1974 Y. LeDURE, $1 DIEU S*EFFACE, La corporéité comme lieu d'une affirmation de Diew, 195. R. NovAILHAT, LE SPIRITUALISME CHRETIEN DANS SA CONSTITUTION. Approche matérialiste des discours d'Au- gustin, 1976, S. BreToN, THEORIE DES IDEOLOG! 1976. S. BRETON, SPINOZA. Théologie et politique, 1977 ~t STANISLAS BRETON SPINOZA THEOLOGIE ET POLITIQUE Collection « Théoreme» DESCLEE DU MEME AUTEUR AUX MEMES EDITIONS — Mystique de la Passion 1962 — Théorie des idéologies 1976 CHEZ D'AUTRES EDITEURS — Essence et Existence PUF, 1962 = Saint Thomas d’Aquin SEGHERS, 1965 Philosophie et Mathématique chez Proclus BEAUCHESNE, 1969 — Du Principe Coéd. AUBIER — Bid. du CERF — DDB «Bibl. de sciences religieuses», 1971 — Foi et Raison logique SEUIL, 1971 — Etre, Monde, Imaginaire SEUIL, 1976 © Descée 1977 Pais ISBN2T109.0903 Disr-ones AVANT-PROPOS Trois siécles aprés sa mort (1677-1977), et en dépit de commen- taires savants, de théses, d'accommodations au goat du jour, ou de timides axiomatisations, Spinoza existe toujours, comme les monta- gnes. Roche sédimentaire, roche activement éruptive, roche méta- ‘morphique : dureté du plus brillant et du plus limpide des minéraux, ce diamant, qui jamais n‘a pu faire partie dune couronne, est tou- jours la nous attendre. Curieusement, il semble absent de certaines pensées d’au- jourd’hui, et parfois des plus marquantes. On ne le trouve guére dans les écrits heideggériens. La théologie chrétienne le redoute plus qu’elle ne le comprend, Kant ne fut guére plus tendre. Cette substance, étendue et pensante, symbole du «panthéisme», sem- blait tout briler sur son passage. Par contre, le marxisme, malgré les réticences de Marx dans/a Sainte Famille, découvre des affinités. Le ‘matérialisme d’Engels pouvait s’en autoriser pour construire, sur la mati@re, une nouvelle onto-cosmologie d’allure plus dialectique. Pourquoi absence d'un c6té, présence sur l'autre rive? Le texte que je risque s"inspire de lecons qui furent données aux agrégatifs de I'Bcole Normale Supérieure de Paris et aux étudiants des Facultés Catholiques de Lyon. En principe, il devait étre une introduction au Tractatus Theologico-Politicus. Jai maintenu cette ligne directrice. Mais, en réalité, c'est toute 'auvre du solitaire qui m’a aidé a penser les rapports de I’Ecriture Sainte et de la Politique, de la Foi et de la Religion, du Christianisme et de la Philosophie. 6 Spinoza ~ Théologie et politique Avec ce diable d’homme, on n'a jamais fini de se mettre en question. Les travaux francais sur le spinozisme ne manquent pas, qu’ils soient dhier ou d’aujourd’hui. Je n’en ignore point les titres. J'ai préféré en différer la lecture pour, autant que possible, rester seul avec cette neige brallante et ce buisson ardent. Futilise dition Van Vioten et Land (La Haye, 1895). J'as- sume la responsabilité de la traduction, tout en regrettant de ne point laisser & 'impérative brigveté du latin le soin de dire ce qui est. Pour ne point multiplier les notes, j'incorpore au texte les citations suivies de la référence aux différents ouvrages, en leurs chapitres et paragraphes ou, plus simplement, quand on ne peut faire autrement, de la pagination dans l’édition Van Vioten Je me sers des abréviations couramment adoptées: E. pour Ethica; T.P. pour Tractatus Politicus; T.T.P. pour Tractatus Theologico-Politicus; B.1. pour Tractatus de Intellectus Emenda- tione; L. pour les lettres; P.Ph. pour Principia Philosophiae carte- sianae; C.-M. pour Cogitata Metaphysica. II n’y aura pas de bibliographie. INTRODUCTION On a parfois résumé I’esprit du spinozisme et son destin dans le fameux « ordine geometrico » qui annonce les procédures de 'Ethi que. Certains, sans doute, n'y ont vu qu'un appareil d’exposition simple concession au got de ’époque. Hegel, par contre, dans VEinleitung de ta Wissenschaft der Logik (Lasson, 1, p. 34-35), réprouve une confusion de la philosophie avec les mathématiques qui entraine assimilation indue d'une. quantité morte et sans concept & «I'allure dynamique du concept». Ni l'une ni l'autre de ces conceptions ne rejoignent le souci de la Chose telle que I’entend Spinoza. 1. Lattitude scientifique qui s’exprime dans la rigueur du gé0- métre ne tolere pas la rhétorique morose des moralistes grincheux (ou des politiques de parti pris qui nen finissent pas de se lamenter et @ironiser sur le malheur des temps. Or il ne s'agit pas de détester mais de comprendre. Et « comprendre» requiert cette souveraine sérénité et ce retour aux choses qui permettent d’en parler comme le géometre parle «des lignes, des plans et des volumes» (T.P., ¢. 1, par. 4). Que l'on traite de Dieu, des affects ou de la politique, I'« observateur désintéressé » pratique l'Epoché du sujet. On ne lui demande pas ses réactions ou ses impressions, mais de laisser étre ce qui est en son étre méme (cf. E., Ill, préface). 2. Cet esprit de géométrie s'accorde parfaitement & l'essence de la doctrine et de la réalité, puisque «la connexion des idées reproduit celle méme des choses». Ce que signifie doctrinalement 8 Spinoza ~ Théologie et politique cet esprit, c'est que tout doit étre traité comme nature. Or la nature, qu'elle soit naturante ou naturée, n’a rien d’un sujet. Elle est et reste sous le signe de la nécessité : nécessité interne de la « cause de soi» dont lessence se déploie en existence: nature naturante que nous appelons Dieu; nécessité externe ou contraignante que nous lisons dans les ¢éterminismes de la «nature naturée» (E.I, pr. 28). L’es- sence du savoir consisterait ainsi dans I'idée adéquate de la néces- sité interne ou externe, c’est-2-dire dans l'assignation de la cause adéquate, de la «cause ou de la raison» de existence (ou de la non-existence) (E.1, pr. 11). Cause ou raison qui, en demnitre analyse, nous renvoie & la causa sui. Si bien qu'une science, en l'acception la plus profonde du mot, serait la théorie du flux universel qui, de la substance aux modes finis, par la médiation des attributs et des modes infinis, déroule « la face de univers »; et qui inversement, raméne les déterminetions du fini, en leurs conditions contraignantes, a la su- préme nécessité et liberté de leur origine. On notera au passage cette identité de la raison ontologique et de la puissance; de I'essentia et de lapotentia dans Ponto-théologie de Spinoza. En tant que nécessité comprise, le savoir est lui aussi, dans la puissance de l'intellect, la souveraine liberté «d'une chose qui n'est déterminée & agir que par elle seule (E. I, def. 7). On notera au passage qu’Einstein ui-méme, ala fin de sa vie, s'est approché de cette « vision bienheureuse » du monde qui infléchit les causalités extérieures en causalité interne, En ce sens, les définitions et axiomes qui ouvrent la premiere partie de VEthique peuvent servir aussi bien a la définition du savoir spino- ziste. Et les trois genres de connaissance, si souvent invoqués, ne sont, dans la dialectique de leurs rapports, que I'« expression » des niveaux dynamiques du réel. Voir toutes choses sous les especes du nécessaire, de Méternel, du libre, et de la puissance: tel est, nous semble-t-I, lesens de la préférence géométrique de Spinoza. Car « au sens 00 Dieu est dit cause de soi, il doit étre dit aussi cause de toutes les choses», lesquelles «en leur essence et existence se concluent nécessairement de la nature divine, telle qu'elle est donnée » (E. 1, pr. 25). De cet esprit géométrique découlent certaines conséquences qu'il importe des maintenant de souligner, pour mieux saisirle Traité théologico-politique a) La liberté, en tant que nécessité interne d'exister et d'agir, ou | [bien en tant qu’idée adéquate de la raison (ou cause) adéquate, n'a | rien de commun avec la psychologic du libre arbitre, telle que la Introduction 9 développent les philosophes de la iberté ou les théologies de la création et de la providence. Le spinozisme propose la réduction radicale du «psychologisme », qu’il s’agisse du sujet agissant, de intention, ou de 'exécution. Dieu n'agit pas par « ses idées ». Les idées appartiennent aux modes. Elles ne se transposent pas dans la substance, b) Das lors la théologie, en tant qu’irterprétation de la nature et de , histoire par les «causes finales », est résolument exchi} de cet 2 Spinoza, il est vrai, parle aussi de « fin» en divers passages del Ethique et des autres grands ouvrages. Mais la finalité, 1a causa finalis, nest rien d’autre que l'appétit (E. IV, def. 7). Bt 'appetitus luiméme, qui voisine dans un méme contexte sémantique avec les termes virtus, potentia, essentia, natura, se réfere & ce conatus, cet effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son étre et qui n’est autre que son essence » (E. IV, def. 8 et, I, pr. 7) Plus précisément (E. III, pr. 9), le conatus référé a esprit (mens) se niomme volonté. Référé & Vesprit et au corps, on 'appelle « appé- tits. Bt cet appétit en tant que conscient prend le nom de cupidizas (désir). Ce refus de la finaité classique est d'une immense portée. Il revient & substituer & la puissance « frontale » de lidée (vis a fronte) la poussée de 'impulsion (vis a fergo). Il implique par Firmreme le refus de toute herméneutique’ du sujet ou de Mhistoire, en termes de dessein, de projet ou de providence. La réduction du psychologique se compléte donc par celle du théologique et du téléologique & la nécessité ontologique d’une puissance de nature, agissant selon ses lois. ©) Ces régulations, d'inspiration géométrique, se retrouvent dans toute l'euvre de Spinoza. En ce sens, nous parlerons d’un certain esprit du spinozisme, immanent au triple savoir qu'il a tenté d’édi- fier: savoir d’un univers dans l'Evhique qui, en tant que philosophic premiére, fonde, en arriére-plan, le sevoir de la Politique et le savoir de I'Histoire comme exégése des textes écrits. Trois savoirs qui s'inscrivent a la fois sous le signe de la nécessité et sous le signe de Ja liberté * Pour plus de précisions, je me permets de renvoyer 4 mon étude « Ame spinoziste, ime ngo-platonicienne », Revue plilosophigue de Louvain, . 71, Mai 1973, p. 210-224, ainsi qu'a mon étude « Fordements théologiques du Droit chez Spinoza», Archives de philosophic du droit, N73, t. 18, p. 9-108 10 Spinoza ~ Théologie et politique 3. F'ajouterai une demiére remarque, en liaison aver les pré dentes, surle langage de Spinoza. Bien qu'il ait écrit des Bléments de grammaire hébraique, il n'y a pas chez lui une théorie du langage On peut dégager, cependant, de son ceuvre, quelques indications fort précieuses que je grouperai sous trois chefs. Tout d'abord, et c'est I'aspect le plus connu et étudié, la terminologie de lexpression (exprimere) qu'il faut aussit6t compléter par les termes affines explicare et sequi. L’expression pourrait induire en erreur, en sug- gérant une intériotité, d'idée ou de subjectivité, qui sextériorise selon le schéma classique : parole intérieure ou verbe mental, signi fié dans un signifiant externe, ontologique ou conventionnel, oral ou écrit. Rien de tel. Et c’est pourquoi le verbe « explicare » est si précieux : il suggére le déploiement d'une puissance qui rayonne en tune infinité dinfinis “(attributs et modes) sous sa seule pression infinité, Et cette pression, pour en éliminer tout rapport & un libre arbitre de manifestation ou révélation, se déroule en une sorte de conclusion logique qu’indique précisément le verbe sequi (suivre et Svensuivre). Cette philosophic de 'expression s'identifie avec Vonto-théologie de Spinoza. Elle constitue I'arriére-plan sur lequel s'inscrit la théorie de ’écriture, J’ajouterai volontiers la théorie du politique, bien que Spinoza soit avare de détails sur le rapport entre la condition politico-sociale et la communication. Je signale, cepen- dant, au chapitre 1 du Compendium grammatices linguae hebraeae (Van Vioten, III, p. 255), un rappel de la tradition hébraique, selon laquelle les voyelles sont «les mes des lettres » (consonnes) et les lettres (consonnes) des «corps sans Ame». Je me suis demandé parfois si, dans ce monde aux lois inflexibles, analogues aux consonnes, le miracle ne jouait pas le role d'une détente vocale invocation, qui met un peu dame ou de pnewma dans ce désert des choses muettes, 4. A.un autre niveau, Spinoza rencontre le probléme du langage «naturel» ou spontané sous sa forme religieuse en particulier. Mais c'est pour le lier aussit6t au régne des images et des affects, & admiration en particulier, si importante dans le domaine de la fo. S'aurai occasion d’y revenir. Par contre, il importe d’insister sur les remarques critiques concernant le langage des philosophes, en- tendez: des scolastiques, qui parlent, vaguement, de ces termes tels que: étre, chose, un, vrai bien, ete... Ce vague des transcendentaux Introduction u s'expliquerait, pense Spinoza, par le pouvoir limité du corps hu- main, qui est capable seulement d’un certain nombre d'images, au-dela duquel tout commence & se confondre. Toute ontologie traditionnelle releverait ainsi d’une sorte de confusion mentale, qui se traduit par I’étiquette la plus générale, telle que celle d’étre ou de chose. Les universaux de jadis ne sont done rien de plus que des idées confuses, générales parce que confuses. L’idée d'homme ne fait pas exception. Si l'on y distingue prétendument différents as- pects, cette diflérenciation est d'origine purement subjective, et cette diversité d’interprétation donne lieu & d’innombrables querel- les «scolastiques». L’ontologie formelle s'explique donc par des notions universelles, «provenant de singuliers représentés d’une maniére mutilée, et consignés dans des signes ». Tout cela releve du premier mode au genre de connaissance, que Spinoza par la suite appellera, de préférence, opinion ou, mieux encore, imagination. On s’explique ainsi que la philosophie traditionnelle ne puisse étre un savoir. Nous dirions aujourd'hui qu’elle ressortit & 'idéologie. On se demandera, cependant, comment, dans ces conditions, Spinoza peut-il maintenir les «notions communes» nécessaires 2 la science, et & la géométrie en particulier. Peut-étre répondrait-il avec Des cartes qu’elles bénéficient de la clarté et de la distinction, nécessai- res aux idées adéquates, et qu'il ne faut pas confondre l'authentique uuniversalité avec la vague généralité. Réponse juste mais incomple- te. II faut en effet la compléter par la science intuitive qui «de l'idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu procéde 4 la connaissance adéquate de l'essence des choses». Les illustra- tions que donne & cet égard Spinoza dans le texte que je commente (E. 11, pr. 40 corollaires 1 et 2) sont un peu bancales. Mais l’essentiel y est. Les notions vagues de la connaissance d’'imagination doivent se rectifier dans le concept ou lidée adéquate; et celle-ci, & son tour, en son universalité, doit se restituer a la vision qui contemple toutes choses dans I'universel concret de la substance, des attributs et des modes. Un géometre qui traiterait des lignes, des points etc... sans se référer &’étendue, attribut infini de la substance, ne serait qu’un géométre chatré. Il saurait, mais aveuglément encore, puisque son regard ne se hausse pas & la Réalité singuliére de l'universel concret. En ce sens, mais en ce sens-seulement et surtout eu égard & un certain réalisme des universaux, Spinoza peut étre dit radicalement nominaliste (ef. ib.) 2 Spinoza ~ Théologie et politique 5. Ces généralités sur aeuvre de Spinoza appettent, en fonc- tion de noire travail qui lie Eeriture, Théologie et Politique, une introduction particuligre au fameux Tractatus theologico-politicus. Le traducteur francais de la Pléiade traduit aprés d'autres : Traité des autorités théologiques et politiques. Traduction exacte quant au contenu matériel de ce dont il s‘agit dans ce traité. L’étant est respecté. Mais c'est I'étre de cet étant qui préoccupe Spinoza. Je mmaintiens cone Ie trait d’union ; shéologico-politicus qui marque si bien la connexion entre le théologique et le politique. Or c'est avant tout ce lien qui donne son accent au titre et & ouvrage. C'est avant tout ce lien, tel qu'il fut mais surtout tel qu'il devrait tre, qui est objet formel visé par Spinoza. Pour le faire mieux saillir il convient de s'attarder, une fois encore, & des détails de vocabul Theologia, dans le Traité, ne signifie pas nécessairement « théo- logie » au sens de nos facultés de théologie, encore moins au sens de saint Thomas quand il édifie un savoir théologique : la Somme de logie. Ce sens n’est pas exclu: il apparait notamment au chapi- tre 15 lorsqu’il est question de ceux qui font de la raison et de la Philosophie un usage despotique en les rendant esclaves de la théo- logie. Mais le plus souvent théologie est synonyme de foi : theologia sive fides Politique a, de méme, des acceptions variées. Ce peut étre ensemble, ordonné par des lois, des citoyens d'une nation : impe- rium qui ne rappelle pas nécessairement la majesté de Empire; ou bien la chose publique comme «bien commun» de tous & promou- voir: res publica; ov enfin, et tout bonnement l'autorité qui gou- verne (prince et ministres, etc...) Dés lors, quand on parle du nexus théologico-politique il faut entendre le rapport du théologique comme foi, comme Eglise ou Institution, voire comme discours savant, au politique entendu comme chose publique, comme nation et comme autorité. Ce nexus du reste, reut, rappelons-le, se comprendie soit d'une connexion historique (qu'on se souvienne des quetelles du sacerdoce et de empire, que Spinoza évoque dans un chapitre, non sans quelque humeur), soit d’une connexion de droit établir. Plus précisément, i n'est question ici de lien historique entre théologie et politique que dans la mesure ot ce précédent doit étre renversé en vuc d'un nouvel équilibre que le traité a précisément pour but de préciser, our en hater la réalisation. Introduction 13 Qu’il y ait toujours eu, sous quelque forme qu'il se soit présen- té, un lien fort étroit entre le « théologique » et le «politique», personne n’en doute, et Spinoza moins que personne. Mais il im- porte de ne point rester sur ces généralités. Tout dabord, il est clair que Ia «théologie», qu’elle soit croyance, église, cliscours plus ou moins théorique, est d'essence politique. Méme et surtout la théologie-discipline. Pourquoi? Pour Spinoza, on le devine, la théologie, méme savante, ne peut étre qu'un pseudo-savoir. Elle n’a done rien & voir avec la réalité des choses, avec un de natura rerum, N’ayant rien de scientifique, elle ne peut dés lors qu’avoir une autorité sur les personnes. Le néant scientifique de la théologie n'est donc que l’envers d’un étre politi- que qui est précisément son pouvoir sur les esprits. Or ce pouvoir ecclésiastique s'est autorisé et s‘autorise encore d'un prestige divin. Il se fonde sur Iautorité de Dieu. Autorité divine ui prétend se justifier par une interprétation des Ecritures sacrées. Fort de cette autorité, le théologique envahit la cité, lui prescrit sa morale et ses lois, son devoir-étre et son devoir-faire, son ortho- doxie et son orthopraxie 6. Tel est I"état-e-chose dont il faut prendre la mesure pour tenter d'y remédier. Spinoza, pour sa part, entend bien y contribuer par une critique radicale des fondements. Cette critique des fonde- ments vise dabord ce qui appuyait Iautorité politique du théologi- que : & savoir les Ecritures en leur interprétation ecclésiastique. Le premier travail politique de Spinoza a done consisté démonter le mécanisme d'une exégése et & proposer une nouvelle méthode qui, || pour ’essentiel, consiste non plus & interpréter mais & expliquer les || écritures. Mais du méme coup, en fondant un nouveau savoir de histoire religieuse, il libére espace dune nouvelle théorie du Politique et dune nouvelle praxis (le mot se trouve chez Spinoza). || Autrement dit, une théorie de IEcriture et de son explication définit | les conditions de possibilité, les prolégoménes dirions-nous, d'une || pensée et dune existence politiques inédites. C'est pourquoi, en dépit du caractére rhapsodique des dissertations qui composent Ie T.T-P., lunité du traité ne fait point ce doute. Il ne s'agit pas de Juxtaposer une exégise et un projet politique en vue d’en tirer hypothétiques conclusions sur une tolérance inévitable. Ul s‘agit de libérer le théologique et le politique en leurs essences respecti- 14 Spinoza — Théologie et politique ves, pour établir entre eux une connexion neuye qui mette fin & une situation intolérable. A cet effet une triple réduction s‘impose — réduction du théologique aux écritures « comprises » par elles- | mémes, c’est-A-dire sans recours aux innombrables commentaires qui les ent recouvertes pendant des sidcles: —réduction de Ecriture elle-méme et de la foi qu'elle inspire, aux impératifs de justice et de charité; — réduction de cet ordre de la justice et de la charité aux fonde- ments de la vie politique. L'entreprise spinoziste inscrit ainsi dans son projet une double ibération : libération, & la fois, de Pinstance croyante et de Vin tance politique I"ézard du despotisme des théologies d’Eglise. Restituées a leur authenticité, Ia foi et la politique pourront alors nouer entre elles des rapports qui ne seront plus factices ou forcés. L’état de violence cessera. Et la liberté de penser, qui est pour Ie hilosophe le bien supréme, se réalisera dans un shéorétique dont le sommet n'est autre que l'amour intellectuel de Dieu. Le T.T.P., compris de cette maniére, est une auvre et un acte, dont la signitica- tion est, indissolublement, religieuse et politique, théorique et prati- que. 7. Le contenu du traité se présente de prime abord comme un ensemble de petits traités. Cet ensemble peut se diviser en trois sous-ensembles. Le premier, qui culmine, au chapitre 7, dans I'ex- posé de la nouvelle méthode exégétique, propose une théorie du religieux judéo-chrétien, pour aboutir aux conclusions décisives (ch. 13-15) sur essen riture et de la foi, et sur les rapports de la théologie et de la philosophie. Le deuxiéme sous-ensemble définit une théorie du politique — fondements de la communauté politique (ch. 16) — élucidation du pacte social par lequel, les hommes, en état de nature, transférent leurs droits & la souveraine puissance (ch. 17); ~ réflexion illustrative suir les institutions politiques du peuple juif (ch. 18), Le demier sous-ensemble, le plus court (ch. 19-20), résout le probléme théologico-politique par instauration d'un nouveau nexus qui d"une part précise les droits de la souveraine puissance eu égard Introduction 15 aux «choses sacrées»; et d’autre part définit les conditions du droit a la liberté de penser et de parler dans une république libre. 8. Le contexte historique du Traité s’éclaire tout d’abord gra ala préface. On le saisira mieux aujourd'hui en lisant Kolakowski < Chrétiens sans Eglise » (Paris, 1969). Ce sont ces «chrétiens sans Eglise » qui pouvaient le mieux «corsonner » aux propos du philo- sophe, sans nécessairement les entériner tous, Spinoza sait du reste que les esprts religieux, méme les plus ouverts, sont pleins de préjugés. Il sait surtout que la foule est superstitieuse. Et c'est pourquoi il déconseille la lecture de son ceuvre aux non-philosophes Mais il sat aussi utlits de son travail pour les gens timorés et « qui craignent la raison», mais assez, libéraux par ailleurs pour préter Forel Ane voix quis’éléve en faveur d'une liberté de penser dont ils ont eux-mémes revendiqué 'exigenee. La préface mérite attention, en son articulation méme. A Vavant-plan, elle nous décrit le régine de superstition opposé a la vraie religion. Sous le mot « superstition », le philosophe désigne un ensemble de conduites qui trahissent toutes, avec I'impossibilité de maitriser le destin, la fluctuation entre la crainte et lespoir, la crédulité aux fables, la croyance aux prodiges ou aux signes, fastes ou néfastes, le tout assimilé & une déraison, individuelle et collecti- ve, jointe & un orgueilleux mépris de la raison. Au centre de cette description émerge un affect d'une particuligre importance: la (crainte (metus), affection du corps qui, loin d’accroitre sa puissance, tend ida diminuer (cf. E. Ill, def. 3). Cette erainte est toujours mélée espoir, sibien qu'une « théologie de I'espérance », pour reprendre un titre célebre et tout récent, ne peut étre, dans une optique spinoziste, qu'une « théologie de la peur». Du reste, espérance et crainte impliquent une certaine tristesse. Et la tristesse nous fait passer «d'une plus grange & une moindre perfection » } La superstition n'est point le privilege des croyants. Tous les hommes y sont sujéts comme ils sont sujets aux affects, vu leur 1 passivité &’égard du monde ou de la nature dont ils sont une partie, en liaison avec les autres parties dont ils pitissent. De ce fait, 1a force, par laquelle ils persévérent dans leur étre, est nécessairement limitée, donc infiniment surpassée parla puissance des causes exté- rieures. D’od Pimpossibilité pour homme d’échapper aux affects fer por meme. la supersition qui devient aims une sorte de | 1 16 Spinoza ~ Théologie et politique régime univers, aussi épandu quel premier genre de comnissan- ce. S’il en était autrement, |’homme serait l’infinie puissance de la | dire Dieu GEE, IV, pr 2,3 9). ‘Au plan médian figure, au prand scandale de Spineza, qu prononce ii son premier jugemen sur le hratianisme, incroyable spectacle des divisions chrétiennes, de la haine entre chrétiens, brefyy Ia refutation par son existence de Pessence chrétenne ellemémel La cause du mal ne serait-ce pas |'ambition, I’avarice, la recherche des honneurs? A I'origine de toute division religieuse faudrait-il donc susecter des causes passionnells, mais ui ne sont pint sans inflexion économique? Enfin, a l'arrigre-plan de cette scéne du monde, que dramatise Spinoza i faut sous-entenre tute Phistoire religcuse du passe Ittes médiévale du pape et de Fempereur, perséettions des het ques, refus de Ia raison, condamnation do savoir: bref tut ce regime intolerance, &la fas pligue et religcuse, qu pou le philosophe, semble absolument incompatible avec un chistenixme Les motivations du Tratésélarent de ce context. 1hsagira d’abord de redonner aux Ecritures saintes leur pleine valeur reli- gieuse grace & une méthode scientifique d’exégése. Puis, aprés leur avoir resitué cette valeur, de montrer leur parte compli longtemps asservie. Et l'on redonnera au christianisme la vigueur et la ferveur de ses origines, dans une économie du politique, od la lberte de fa foi et la Iberté de Ia pensée conspieront, en juste synergic, au régne de la paix et de la piété. Le sous-titre du traité menonneeffectivement cate double inal. Et rexerge kann: tn Diew et que Dieu demure en nous, parce qu'il nus a donne de son Esprit» (Lo.,4 13) Je suivrai, dans cette étude, le chemin | | (epte AMS: rep Se | CHAPITRE 1 ELEMENTS SPINOZISTES D’UNE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION Je ne prétends pas me substituer A Spinoza en écrivant & sa place ce qu'il n'a pas écrit. Je propose simplement, pour éclairer le T.T.P., de prolonger quelques lignes du spinozisme et de les faire converger en une image de la religion qui nous servirait, ultérieure- ment, & mieux comprendre sa nouveauté. Ce micro-systéime que je construis, s'il n'est point de Spinoza, n’existerait pas sans lui. 1, Je dis bien « éléments », désignant sous ce terme aussi bien les idées et propositions fondamentales (idées et propositions étant, pour Spinoza, indissociables, vu que toute idée vraie est auto- affirmative, identité de pensée et de vouloir), que l'atmosphere générale dans laquelle la doctrine elle-méme s'est formée. Il convient done de préciser ce référentiel et de déterminer, en fon tion de ce cadre d’intelligibilité, les traits majeurs d'une pensée religieuse en général. 2. En guise d’introduction, je rappelle deux propositions, fort éclairantes pour la question qui nous occupe : a) « Tout ce qui est, est en Dieu, et rien, sans Dieu, ne peut étre ni @tre congu» (E. I, pr. 15). Cette croyance de foi est aussi une proposition philosophique. Double nature d'un méme énoncé qui lcomporte, sous un dit (ou lekton) identique, une double lecture, religicuse et philosophique. L’énoncé se déduit de 'unicité de subs- 18 Spinoza ~ Théologie et politique tance d'une part, et de l'axiome 1 d’autre part: « Toutes les choses ui sont, ou bien sont en soi ou bien dans un autre.» Qu’on se [| Tappelle, en théologie chrétienne, "importance de l'étre-dans, du \ «demeurer-dans », dans I’ Evangile de Jean, en particulier, que Spi- noza semble avoir privilégié. Un universitaire frangais peut étre insensible & «ces choses-la», Peu m’importe b) «L'amour intellectuel de l'ame pour Dieu est l'amour méme de Dieu, par lequel Dieu s'aime lui-méme, non en tant qu'il est infin mais en tant que, par l'essence de "Ame humaine, considérée sous les espéces de I'étemité, il peut étre exprimé (explicari potest); c'est dire que l'amour intellectuel de I’ame pour Dieu est une partie de Pamour infini dont Dieu s'aime lui-méme. » Théoréme admirable, raeclarum theorema, si proche et pourtant si loin du christianisme. J'y reviendrai plus tard. Ces deux propositions fondamentales m'ac- compagneront tout au long de ce travail. La deuxiéme surtout, que Je voudrais rapprocher du fameux texte aristotélicien sur la pensée de la pensée: «L'intelligence supréme se pense donc elle-méme, puisqu’elle est ce qu'il y a de plus excellent, et sa pensée est. la pensée de la pensée» (Met., L. 9, 1074 b 38 sv.; traduction Tricot). Ces deux textes oraculaires, qu'il faudrait laisser & leur langue otiginale, me paraissent définir les colonnes d’Hercule qui gardent \Pentrée du emare nostrum»: je veux dire de la métaphysique occidentale. Les deux propositions ont une résonance religicuse indéniable, Car il est bien vrai que pour la foi tout ce qui est «est en Dieu» et que rien ne peut « étre congu sans lui». Et est bien vrai aussi que, pour le chrétien, « Dieu est amour» et que l'amour dont nous Pai. mons est une étincelle du feu divin qui embrasc I’Absolu. Et pout~ tant ladjectif« intellectuel» suffit pour faire saillir entre les sembla- bles «la plus grande dissimilitude ». C'est pourquoi, pour situer la religion dans univers spinoziste, il importe de préciser «intellec- tualisme » de Spinoza 3. L'intellectualisme spinoziste peut se résumer daps lathéprie | des ivers genres de connaissance. Je préfere traduire Treeme) de 1 connaissance » Sous le terme « intellectualisme » une tradition qui m’est fami- ligre met habituellement trois choses’ a) du point de vue anthropo- logique, le primat du connaitre sur le vouloir en vertu de l'adage Eléments spinozistes d'une philosophie de la religion 19 «rien n'est voulu qui ne soit d’abord connu »: b) du point de vue théologique, \'affirmation, en Dieu, des idées créatrices qui sont & la fois les possibles entre lesquels il choisit et Ia mesure des choses existantes (idéalisme théologique dont Engels fera la matrice des idéologies); enfin du point de vue métaphysique, la priorité du vrai sur Te bien dans la hiérarchie des transcendentaux. Spinoza récuse sans conteste 'acception théologique de cet intellectualisme. L’attribut « pensée» ne comporte pas plus d’idées en Dieu que l'attribut « étendue » n’y transporte les corps. « L’intel- lect en acte, qu'il soit fini ou infini, de méme que la volonté, le désir conscient, l'amour, etc. [...] doivent étre référés & la nature naturée, non & la nature naturante» (E. I, pr. 31). Dans un corollaire (E. I, pr. 6), il apparait clairement que I’étre formel des choses, qui ne sont pas des modes du penser, découle uniquement de l'attribut de rété- renee (V’étendue, dans le cas) sans intermédiaire de connaissance; et les idées & leur tour, suivent, de la méme manitre, de 'attribut «pensée Ces positions si fermes jettent de surcroit une clarté décisive sur le statut des attributs divins. Si les attributs sont aussi nécessai- res a lessence, que l'essence elle-méme a la substance (car une existence, nue ou indéterminée, est aussi impossible qu'impensa- ble), il n'en reste pas moins que ces principes constituants et déter- minants, irréductibles entre eux en dépit de leur unité substantielle, sont avant tout des puissances, et des puissances qu'on ne saurait confondre avec leurs dérivés : corps ou idées, qui en sont les modes, L’entendement a beau étre un mode infini: il n'est point & la hauteur dela « pensée», et encore moins I'idée, fit-elle adéquate, qui lui est corrélative. I s‘ensuit que la création, au_sens. théologique, est exclue de la perspective spinoziste. II s’ensuit qu’il n'y a pas en Diedt une connaissance de soi et de ses attributs. La pensée n'enveloppe pas plus I’étendue que l’étendue n’enveloppe la pensée. Dieu n'est pas plus «amour de soi» qu'il n'est «pensée de soir. Une fois encore, nous sommes ramengs a l'identification de l'essence et de la puissance; plus exactement & une infinité de puissances infinies, c’est-a-dire au bouillonnement méme de la vie divine : effervescence transcendante od, dans une tension difficile & maintenir, linfinie dispersion et 'unité non moins radicale s'équilibrent, sans se faire chee, sans se réduire l'une a I'autre. La grande différence avec les systtmes classiques est précisément dans cette égalité du pluriel et 20 Spinoza ~ Théologie et politique de Tun, alors que le facteur fkénologiqu) prime le plus souvent et «contient », en la réprimant, uiie BuiSSonnante fécondité. L."intellec- tualisme de Spinoza me parait récuser la «réduction & Tun » telle ue la pratiquent les théologies. Lun pur et Ja pluralité pure sont également stériles. Si, comme l’énonce le premier théoréme des Eléments de Théologie de Proclus, « Toute multiplicité participe de quelque manigre & Tun» il faut que un, & son tour, participe, de quelque manigre, au multiple. Dans ce théoréme ainsi qu’en son réciproque, on peut lire le mouvement fondamental de I'intellestua- lisme spinoziste * 4, La priorité du vrai sur le bien releve d'une ontologie générale ‘que Spinoza refuse pour les raisons déja indiquées et que les Cogi- tata Metaphysica (I, ch. 6) avaient déja fermement exposées. L’on- tologie n’est qu’une rhétorique verbale. Le vrai, le bien et l'un ne sont que des dénominations extrinséques. Le vrai fut d’abord atti bué aux «narrations » ou «histoires» qu’on se racontait, et qui se trouvaient conformes aux faits. Et Spinoza ajoute cette étonnante définition : «les idées ne sont rien d’autre que des histoires ou des narrations, mentales, de la nature» (ib.). Ce n'est que par une reification inconsciente que les scolastiques ont été amenés a du vrai une propriété ontologique des choses, et ce en accord avec leur théorie des idées divines auxquelles les choses se conforme- raient comme a leurs normes exemplaires. Reste dés lors un seul trait que Spinoza retient de la tradition : la priorité de 'idée, qui est moins perception que conception active, surtout si elle bénéficie de l'adéquation, sur les autres modes tels que le désir, la volonté, etc... (E. I, axiome 3), Encore faut-il préciser que cette priorité d'indépendance n’entraine aucune sépa- ration. II n’y a pas chez Spinoza d’idées pures ou de concepts qu'on dissocierait du jugement ou du vouloir, comme c’est le cas dans la conception traditionnelle de la logique selon les trois opérations simple appréhension, jugement, raisonnement. Toute idée vrais est spontanément affirmative: auto-affirmative, Intellect et volonté sont identiques (E. II, pr. 49 corollaire). Toute idée entraine afliema "CE. mon étude «Le théoréme de Un dans les Eléments de Théologie de Procluss, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 58, n° 4, 174 p 61-583, Eléments spinozistes d’une philosophie de la religion 21 tion et vouloir (ib.). L'idée de triangle enveloppe l'affirmation de ses propriétés et inversement. Elle se déploie dans ses conséquences comme les attributs dans leurs modes respectifs. Jugement et rai- sonnement ne se distinguent plus. Ils sont également lecture de rapports essentiels. On ne parlera pas davantage de facultés distine- tes. La volonté comme telle n’existe pas. Il n'y a que des volitions singuli@res qui s’inscrivent dans le mouvement d’une puissance, responsable par elle-méme de son passage a I'acte, ide implique toutefois, immanent lui-méme, son propre réducteur. Nous ne connaissons, en effet, que deux attributs. Mais nous devons penser tne infinité d’attributs que nous ne pouvons connaitre, vu notre condition humaine de corps et d’esprit. Cette distinction, analogue a celle de Kant entre connaitre et penser équivaut, tacitement, & une critique de notre raison pure, Et cette critique consiste essentiellement d’une part & restituer notre univers & l'ensemble infini d’univers qui composent un seul monde; et d’autre part, & adosser les deux attributs, de pensée et d’étendue, & une infinité dattributs infinis, qui fait sailli par contraste les limites de notre connaissance, et la nécessaire relativité de nos savoirs. L"idée d’infini est donc chez Spinoza | véritable principe critique de limitation. 6. Les régimes de connaissance constituent le vrai centre de cet intellectualisme. Pour les précédents historiques, on peut renvoyer & la conception aristotélico-thomiste des degrés d'abstraction et su tout aux textes célebres de la République platonicienne (VII, S11 ¢ et VIL, 533-534). Surla higrarchie des trois genres Spinoza n’a guére (ef. Court Traité, II, ch. 1; E. I, Van Vioten, I, p. 7; E. Il, pr 40 scholion 2). Au premier genre, 'imagination, nous assignons les formes inférieures de la connaissance et de l'explication. Spinoza y range trois types assez.distincts, mais qui, pour lui, sont étroitement solidaires: croyance «par oui-dire » (ek auditay (c’est ainsi que je connais ma date de naissance); croyance EA tant qu'alfection subjec- tive; et qu'elle soit, en ce sens, la «corporalisation » de I'idée de Dieu. Dieu vu dans et & travers son retentissement dans notre organisme psychosomatique : telle est la religion, en tant que dis- tincte du: savoir: subjective, passionnelle, imaginative. Humaine, trop humaine peut-étre, mais indissociablement liée & notre condi- tion. Proposition 10: La religion exprime une nécessité humaine que rien ne saurait éliminer, bien qu’on puisse la surmonter. a) La religion ne pourrait disparaitre que si disparaissait ridée de Dieu : chose impossible pour Spinoza, car lidée de Dieu, en liaison, 8 Spinoza ~ Théologie et politique | par l'entendement infini, avec 'attributinfini de pensée, constitutif | de la réalté divine, participe a 'absolue nécessité de la substance | cause de soi. Or cette idée de Dieu se manifeste de deux manitres dans les modes intelligibles du deuxiéme et du troisiéme genre de connaissance et dans les modes sensibles du premier genre. Ni | intelligible n’élimine le sensible, nile sensible lintelligible. Il s’en- | | | | suit que la religion, en sa traduction sensible de Tdée de Dieu, répond 2 la constitution méme de l'esprit humain. Elle ne cesserait exister que sila structure fondamentale de notre condition subis- sait un changement radical. La mutation des conditions socio- Economiques n’y suffirait pas, car elles sont moins profondes que les conditions psycho-somatiques de lespéce. La religion est ainsi as- surée d'une pérennité, exactement corrélative de la durée de notre constitution humaine et, conséquemment, du premier genre de connaissance b) Mais si nous sommes condamnés & percevoir, et pour toujours, le baton brisé dans le miroir des eaux, nous avons toujours, par le savoir, Aredresser la « courbure » ou la « brisure » qu’impose au réel notre affectivité. Nous pouvons ainsi surmonter dans le corcept ou dans I'idée adéquate ce que la religion nous propose dans les repré- sentations ou les images de son affectivité, L’ensemble de ces propositions peut définir, dans une premiére approche, la structure du religieux en tant que tel, indépendamment | des formes historiques que nous connaissons. En abordant la posit i Vité religicuse, telle qu’elle s'est présentée dans la religion d’Israél et dans le christianisme, nous n’oublierons pas ce référentiel d’intel- ligibilité. Il prescrit des conditions de viabilité, tout en respectant i Poriginalité et lautonomie d ens, cette philosophic de la religion, que nous aurions souhaitée fidele & | son inspirateur, n'est point une superfétation. Elle introduit, au titre nus et des attitudes. En se de prolégomenes indispensables, le discours spinoziste sur les Fc tures judéo-chrétiennes, | CHAPITRE 2 LA NOUVELLE METHODE D’EXEGESE Je me permets d'inverser ordre du T.T.P., en exposant, en premier, le chapitre 7, véritable centre de la premiére partic. Spi- noza a préféré nous montrer comment il travaillait avec les textes hébraiques, qu'il connaissait mieux du reste que les textes chrétiens, avant de s'expliquer sur sa méthode. Nous n’aurons pas les mémes scrupules. Nous commencerons par ce nouveau discours sur la méthode. La question primordiale serait celle-ci : qu'est-ce qu'un texte et un texte sacré? Sans nous perdre en des questions d'essence, nous répondrions aussit6t : un texte, méme sacré, c'est ensemble des opérations par lesquelles nous le comprenons. Nous reprendrions ainsi la célébre définition opérationnelle : une ligne c'est l'ensemble des opérations par lesquelles je la mesure. D'une certaine manitre, la définition spinoziste du texte sacré, dans la mesure ot elle fait écho un travail de production effective, est l'ensemble des opérations par lesquelles on le fait exister en un nouvel horizon d’intelligibilit. 1, Ladéclaration de principe qui est le manifeste de la nouvelle méthode sonne comme une rupture et une révolution: « Pour nous libérer de ces éléments perturbateurs (i.e. mysticisme de l'absurde ‘qui attribue au saint Esprit tout ce qui passe dans la téte de I'exége- te); pour libérer 'esprit des préjugés théologiques, et afin que nous nembrassions pas témérairement comme normes divines des fic- tions purement humaines, il nous faut traiter de la vraie méthode | 30 Spinoza Théologie et politique interprétation de I'Ecriture, et en dire ce qu'il convient: car Tignorance de cette méthode a pour conséquence I'impossbilité de savoir avec certitude ce que I'Ecriture ou ce que I'Esprit Saint veut enseigner, Pour le résumer en peu de mots, je dis que cette méthode interprétation de I'Eeriture ne differe en rien de la méthode d’in- terpréter la nature, mais coincide parfaitement avec elle» (Van Vioien, Il, p. 38). On notera, pour nous qui sommes habitués & opposer « com- } préhension des textes » et « explication de la nature» (sciences de Vesprit ou « sciences morales » et «sciences de la nature »} que pour | Spinoza compréhension et explication, exégése et savoir « natura- liste», loin de s’opposer, obéissent & des procédures identiques. me est une nature. Le texte sacré doit done traité par le savant comme la nature elle-méme : car, en demnitre analyse l'une et l'autre procédent dune méme Puissance anonyme de cette «poussée» dont nous avons exclu tout visage et toute subjectivité. Puisque I'Ecriture est une nature qui a ses lois, elle requiert de la part du savant la méme attitude objective. Considérer «écrit» comme une chose, cela peut paraitre étrange, voire ab- surde. On objectera aussit6t que I’écrit a un sens, tandis que Ia «chose» a tout au plus une structure. Nous revenons par Ia & opposition qui nous est familigre depuis Dilthey entre comprendre (verstehen) et expliquer (erkldren). C’est précisément contre cette dichotomie, qu'il n'ignore pas, que proteste Spinoza. 1! sait fort bien, en effet, qu'il contrarie ainsi de multiples traditions: juives et chrétiennes, qu’elles soient antiques ou médiévales, 11 importe dés [l22 de determiner exactemeint ce & quoi s'oppose Spinora, Ce A quoi il s'oppose c'est, tout simplement, fa tradition du commentaire. 2. Le commentaire, tel qu'il fut pratiqué autrefois, se présente sous de multiples formes. J’en distingue trois types a) le commentaire, que j'appellerai « cordial », en souvenird’un titre du I7*siécle : Theologia mentis et cordis, du dominicain Contenson; b) le commentaire théologique proprement dit; ) le commentaire spéculatif ou philosophique qui se rattazhe, pour Spinoza, au nom prestigieux de Maimonide, le Rabbi Moyses des scolastiques. Les deux premiers types exigent, pour I'intelligence de I’Ecritu- La nouvelle méthode d'exégese 31 re, une lumiére surnaturelle, Le troisigme subordonne 1a compré- hension du texte sacré A un entendement métaphysique qui lit, sous le voile des histoires naives (qu’on se rappelle I'exégese allégorique de Philon), ou sous Vobscurité des images et des métaphores, des vérités spéculatives d’ordre strictement rationnel. Le supernaturalisme, qu'il soit cordialement naif ou qu'il prenne des allures ecclésiastiques, se confie & une grace si obscure qu'on peut légitimement se demander comment son obscurité peut libérer une lumigre. Le rationalisme spéculatif, quant & lui, s'en remet a la comme un milieu de «libre devenir » od I’on se meut, ot l'on respire, oit I’on existe. La «chose» scripturaire est moins l'objet, dont on fait le tour «dans une perception explicitante » qui libére tune multiplicité d’esquisses, que la résonance miystérieuse d'une source perpétuellement jaillissante ou de la «cathédrale » engloutie sous les flots. Cette cloche sous-marine des écritures appellerait le commentaire célébre que Heidegger a donné de la «Chose»: Das Ding. Le.texte n'est pas encore & distance. II n’est pas encore ce nceud de questions qui préoccupe I'exégete, soucieux de la cohé- ence des énoncés, multiples et divergents, ou de leur vérité; ou encore du genre littéraire sous lequel ils s"inscrivent. Le texte, dirions-nous, est le pré-texte de la dévotion: il fait partie d'une liturgie, d'une sacramentaire de la Parole. L’Ecriture mérite alors son qualificatif de «sacré» : non seulement les «mots» mais les choses elles-mémes qu’ils disent deviennent des « signes sacrés » Sacrés, les textes le sont non seulement parce qW'ils nourrissent la dévotion, mais parce qu’ils recélent en eux-mémes une «qualité occulte », une densité de nuit et de chaleur obscure, qui promet une richesse infinie. Le commentaire participe de cet infini. Le signifiant et le signifié s'excédent réciproquement, a tel point que la « pléthore du commentaire », en s'égalant, autant que possible, & «la Chose écrite», rend hommage au mystére de Dieu. 32 Spinoza ~ Théologie et politique Spinoza dénonce ce substantialisme du sacré, Il en convertit, & samaniére, la « substance» en « fonction». Au chapitre 12 (p. 95), il précisera «qu'on appelle sacré ce qui est destiné & exercer Ia piété et la dévotion; il n'y aura de sacré qu’autant que les hommes en useront religieusement. S’ils cessent d’étre pieux, par 1a méme le sacré cessera d’étre sacré». Selon usage qu’on en fait, en des temps différents, le méme lieu, par exemple, sera déclaré « maison de Dieu» ou «maison diniquité ». 4. Le commentaire théologique, plus exactement: ecclésiasti- que, prend ses distances avec le texte. Il le soumet, au nom d'une lumiére divine, hypostasiée dans une tradition normative ou dans tune régle d’interprétation, aux ruses et aux subtilités de linterpréte. Les livres sacrés deviennent Le Livre. Le théologien postule une invraisemblable_unité: unité de sens global, unité de histoire du ~ salut, unité du développement de la révélation. Or ce temps, préten- dument orienté, ne dit rien de bon & Spinoza pour qui le temps, étre de raison comme le nombre, est extérieur aux choses. Le postulat unité aboutit par ailleurs aux solutions a priori imposées. On veut A tout prix que le texte nous dise ce que Dieu est en soi, dans la vérité de sa nature et de ses attributs. En réalité, ce qu’on cherche, par ce détour d'une prétendue vérité surnaturelle, c’est la confirma- tion d'une autorité : celle d'une Eglise, maitresse du texte, magistre de vérité, qui transforme I'Ecriture en machine sémantique, & visée apotogétique. L’Eglise, par le théologien, se fait dire &elle-méme sa prétendue nécessité; théorique et pratique. A'la rigueur, une telle conception serait acceptable dans le judaisme dont les pontifes avaient recu mission, comme en témoigne l’Ecriture. d'interpréter les textes, qu'il fallat soustraire & V’arbitraire des subjectivités. Mais elle est incompatible avec Ia religion nouvelle qui, sinspirant du Christ, laisse & la simplicité du cceur, et non a une quelconque autorité, le soin d'interpréter «I'Esprit » qui parle dans les Livres saints. Ce qu'est Dieu, c’est & chaque chrétien de le dite, selon son jugement privé, pourvu qu'll respecte la régle d’or de lapiété et de la morale, et parla « les justes exigences de l'ordre public » (p. 54-55). Les prétentions de I'Eglise catholique et du Pontife Romain, relati- ves & V'interprétation authentique de I'Ecriture, ne peuvent qu’éteindre cet esprit qui parle en chacun et en tous. L’autorité supréme, dans le christianisme, étant dévolue a tous, il s’ensuit que La nouvelle méthode d'exégese 33 la méthode dinterprétation « selon la lumiére naturelle commune & tous», loin de contredire l’esprit chrétien, en manifeste I'accomplis- sement, Spinoza se fait ici I’écho de ces chrétiens « sans église » qui invoquaient, contre les autorités confessionnelles, le droit & V'inter- prétation pneumatique. Il s’en éloigne dans la mesure ott cet appel ‘au primat du « pneumatique» contre le corps constitué des églises entretient, par I'accent de subjectivité et d’arbitraire qu'il implique, une possibilité permanente d’illusion. 5. Le commentaire spéculatif que développe le rationalisme exégétique de Maimonide est une trés vicille tradition. Les Grecs connaissaient dgja, pour démythologiser leur mythologie parfois. scandaleuse, l'astuce de l'allégoric. Philon d’Alexandrie I’a trans- mise aux chrétiens qui s’y sont, avant et aprés Origtne, diversement illustrés, Cette pratique obéit un motif facilement décelable : ren- dre lisible ’Ecriture & des « étrangers », ou & des autochtones deve- nus exilés, qui se retrouvent mal dans une «langue» dont le contexte n'est plus le pays d’origine, Ce souci pédagogique n'est pas le seul. La mort politique d'un peuple, son passage ou son nouvel exode en Egypte, a conditionné l'universalité potentielle de son message. Il y a donc ici un rapport, que Spinoza n'examine pas, entre un destin historique, la traduction de la Bible en grec, et le rayonnement du judaisme d’abord, du christianisme ensuite. Enfin, Vexégése platonisante répond a des exigences philosophiques. Bien avant que ne se posat Ia question dune philosophie chrétienne, ou de lacondition chrétienne du philosophe, les esprits religieux, que le contact de la philosophie grecque avait éveillés & la fois au langage et aux problémes spéculalifS, ont reporté sur les textes leurs préoccu- pations théoriques, en vue dharmoniser, éventuellement, le « donné révélé» et la culture savante dont ils prétendaient recueillir 'essen- tiel. Ce sont ces philosophes que vise Spinoza. La raison métaphy- sique qu’ils exercent convertit I’Bcriture en une sorte d’onto- théologie imagée. Alors que dans le commentaire cordial, le texte était le sacrement qui contenait, pour le reproduire en ses effets, le sacré et le divin dont s’enivrait le fidéle; alors que dans le commen- taire dogmatico-ecclésiastique, il se transformait en appui d'une autorité qui en sollicitait, normativement, le sens authentique; dans lle commentaire spéculatif, la chose textuelle devient, dans une sorte d'occasionnalisme, le prétexte & un dévoilement-réminiscence de la | 34 Spinoza ~ Théologie et politique substance philosophique, cachée sous les figures, les récits et les dramatisations. Comme le note Spinoza, la raison devient ici la nome des Beritures. Ce qui est indécide ou indécidable selon la raison devient indécidé et indécidable selon I’écriture. Ce qui est vrai selon la raison doit étre vrai selon I’écriture. Ce qui répugne & la premigre rugne a la seconde (p. 51-53). Or, imposer au texte une telle hétéronomie, c'est le mettre a la torture, en le soumettent & une volonté de puissance qui, & la limite, Iui fait dire n'imperte quoi, agrice aux artifices qui distinguent plusieurs sens, plusieurs couches sémantiques, hiérarchiquement ordonnées, et qui obligent, tant I'au- teur que le lecteur, & de singulitres acrobaties. On sacrifieallégre- ment le sens clair et littéral pour le suspendre a la décision d'une instance étrangére qui, ne pouvant intervenir que beaucoup plus tard, remet dans 'entre-deux le soin de I'interprétation a la grice une lumigre sumaturelle qui dispenserait ses bienfaits en attendant mioux, c'est-i-dire la venue duu penseur. L’autorité du pkilosophe substitue désormais celle du prétre, mais la dévolution maintient, en tout état de cause, le privilége 4ingailibilité (p. 53). ILy a plus étrange encore. On suppose que I'Ecriture fut écrite pour un public, sinon de philosophes patentés, du moins d’esprits assez avertis pour se trouver &’aise dans une académie, alors qu'un simple bon sens suffit a déceler dans nos écritures une langue populaire, qui s'adresse, sur un mode populaire, a des gens du peuple (et les auteurs eux-mémes sont parfois hommes du peuple), Etrangers comme tels aux arcanes des vérités spéculatives, et qui réclament avant tout les «choses pratiques, nécessaires & la vie» ‘On suppose encore, postulat gratuit, que les prophétes ont dé étre des «philosophes», en complet accord sur les vérités théoriques fondamentales. Ce qui ne laisse pas de surprendre quard on se rappelle les contradictions des philosophies d'une part, et cette disparate de livres d’autre part qui composent ce que, par abus du singulier, on a appelé La bible Souverainement artificielle, cette méthode spéculative est de surcroit inutile, Accordons, cependant, & cette herméneutique ima- ginaire la plus grande liberté. Cette liberté, pour quoi faire? Abso- lument rien. La plus grande partie des écritures, en effet, se com- pose d’histoires qui n'ont rien a voir avec le domaine de la raison. Ce n'est donc que par hasard, en certains cas fortuits, que cette La nouvelle méthode d'exégése 35 se pourrait tomber juste. Mais que serait une «méthode » qui ne serait prévue que pour les cas d’exception? (ib.). ‘A travers ces trois types de commentaire, qui sont autant de clés ou de méthodes pour ouvrir I’écriture, nous avons surtout appris comment il ne faut pas la traiter. 6. Laméthode du commentaire spéculatif est a la fois violente, antificielle et pratiquement inutile. Celle du commentaire dogmatique est aus pratique, bien que, foncigrement irrationnelle. Violente, superstitieuse, et délirante parfois: telle est la mé- thode du commentaire cordial. Il n’est donc qu’une conclusion possible & cet égard:: la mé- thode naturelle d’interprétation se dessine en creux par cette triple exclusion. Est naturelle une méthode qui refuse, pour entrer dans les écritures, cette violence d’effraction qui lui impose soit une rationalité qui ne lui convient pas, soit une autorité qui l'asservit, soit une dévotion superstitieuse qui en fait un sacrement. Nous pouvons done affirmer: un authentique savoir des écritures ne peut naitre que si, préalablement, le commentaire, sous les trois formes que nous lui avons reconnues, se tait sans rémission pour laisser étre le texte dans son étre de texte. Une méthode naturelle doit respecter Ia nature du texte. En conséquence, refusant de le subordonner aux instances étrangéres qui s’en emparent, elle doit se définir par la sola seriptura : expres- sion luthérienne que Spinoza s'approprie mais pour lui donner un autre sens, Nous pourrions traduire avec saint Frangois : sans glose, sans glose, sans glose, si étrange que la chose textuelle nous appa- raisse, Sans glose de ferveur, sans glose de tradition normative, Sins gTse-d’herméneutique transcendante. Une méthode naturelle doit enfin, pour laisser le texte se développer selon sa loi propre, traiter la «chose écrite» comme la «chose de nature » : je veux dire avec la méme objectivité et le méme désintéressement que le géométre dans ses démonstrations. i violente, mais plus 7. La méthode naturelle que propose Spinoza, considérée en son aspect positif, implique, dans l'unité de sa démarche, trois moments également constitutifs qui me paraissent définir les condi- tions effectives d'une authentique approche de I'Ecriture. 36 Spinoza ~ Théologie et politique a) Tout dabord, ce qui est requis, c'est une certaine attitude. Attitude que nous pourrions formuler dans les termes mémes de Vimpératif husserlien : « retour & la chose elle-méme » en tant que, libérée des superfétations que nous lui imposons (qu'il s'agisse des « qualités sensibles » de la ferveur, des normes ecclésiastiques, ou des réquisits philosophiques), elle s’ofire, pour ainsi dire, dans sa nudité, & un entendement, dépouillé lui aussi, par une sorte de voeu de pauvreté, de ses a priori de pré;jugés. b) Cette attitude suggére, par fa méme, un style d’interrogation approprié- dua chose. Ne posons pas au texte des questions irréelles, c’est-Adire non-sensées, eu égard aux seules réponses qu'il est, susceptible de nous donner. Il doit y avoir homogénéité entre la chose textuelle, les problémes qu'elle pose et les solutions qu’ appel- lent normalement ces problémes. Nous pourrions dire & cet égard que les méthodes que nous avons analysées relévent d'une imagina- tion herméneutique plutét que d’un véritable entendenent. Elles disposent dune solution préalable qui bouche I’authentique interro- gation Mais pour étre ce qu'il doit étre, il faut que ce style d'interrog: tion se meuve dans Vhorizon précis du sens littéral. Car le sens littéral est bien le corps de Pécriture. Et l'exégese, si l'on nous, permet de traduire ici dans les termes de l'Evhique, Vintention du T.T.P. en ce chapitre 7, ne peut étre que l'idée de ce corps, selon toute sa complexité. Le corps de I’écriture c’est ce qui circonserit la sphére d’intentionnalité exégétique : bref, c’est ce qui nous empéche de la réver, quand il s’agit de la connaitre. Or ce corps, ou ce seus liwéral, c’est, en premier lieu, ce qui se dit dans une langue spécifi que, aussi spécifique que le terroir ob! on la parle. C'est pourquoi Spinoza sera si attentif & I’hébreu (p. 45-46) dont il note, non sans quelque mélancolie, ce qui lui parait en étre les lacunes les plus frappantes: absence de grammaire, de lexique et de rhétorique; équivoques dues aux substitutions possibles d'une lettre par l'autre, ou A 'imprécision des conjonctions et des adverbes; absence des voyelles; pauvreté relative de la conjugaison etc, (On s'explique ainsi que l’interrogation scientifique de I'éeriture doive affronter des difficultés, parfois fort délicates, de traduction, et tout d’abord de reconstitution du texte. Spinoza a eu le courage de composer, au titre d’instrument préalable, des Eléments de granimaire hébraique. Ce n’était pour lui ni un luxe ai un passe- La nouvelle méthode d'exégese 37 temps. Il s'agit de polir 1a aussi, comme on polit des verres de Iunettes. En effet, la chose textuelle, en dépit de ses affinités avec la chose naturelle, a un mode fort original de présentation. Alors que pour la seconde, nous avons des yeux ou des mains qui nous permet- tent de la percevoir ou de 'appréhender, la premitre exige que nous nous donnions, au préalable, les yeux et les mains qui seront aptes & la saisir, Mais la chose textuelle ne peut pas étre observée isolément ‘Tout texte est pris dans un horizon, plus exactement en de multiples horizons qui constituent son contexte. II ne suffit donc pas de poser etde résoudre les questions que, pour faire court, et en réminiscence de divisions bien connues, on peut référer & la syntaxe et & Ta sémantique. Il faut aussi poser les problémes que j’appellerais vo- Iontiers, en sacrifiant & la mode, d’écologie herméneutique. Le texte fest un tissu, done un produit; un produit qui vous renvoie aux différents milieux producteurs, mais aussi aux milieux usagers qui regoivent ce texte, le pratiquent et le consomment, gréice & une préalable distribution. Cette économie du texte nous est aujourd'hui familigre. Elle l’était peut-étre moins au temps de Spinoza, méme si celui-ci, pour mener & bien son aeuvre, a profité de travaux anté- rieurs qu’il ne cite point. L’opération herméneutique devient ainsi une opération quasi-topologique qui assigne les lieux oi Ie texte «se produit», au sens Ie plus large du verbe «se produire». Or il se produit, certes, en son auteur, présumé ou certain, Et l'auteur, pour Spinoza, dans le cas d’un écrivain «sacré», qui écrit et ne peut Gcrire que de choses religieuses, trahit dans son écrit, moins ses intentions, décelables par déclaration explicite ou par conjecture plus ou moins probable, que son tempérament «imaginatif». Les styles d°éeriture prophétique sont des styles d'imagination. Et si Ton se rappélle que, chez Spinoza, imagination est liée aux impres~ sions, plus ou moins vives, du corps, on ne sera pas étonné qu'il s‘attarde A marquer les différences, a souligner par exemple & quel point le berger Amos s’éloigne par son « mode d’écrire » et de porter son corps de l'aristocrate Isaie. Par la médiation du corps et du tempérament, c'est aussi le milieu socio-économique (ville- campagne) et le milieu politique qui s‘inscrivent dans la sphére interrogation de l’exégete. Le milieu récepteur n'est pas non plus négligé. A qui s'adresse ce texte? Comment fut-il utilisé? Quel fut le role exact de la lecture publique? L’auditeur n'est pas indifférent au 38 Spinoza - Théologie et politique genre littéraire, Spinoza est convaincu que le destinataire des écritu- res, quel que soit le nom personnel quien limite 'immédiate portée, est toujours ensemble «des gens du peuple» dont les préoccupa- tions pratiques se retrouvent fondamentalement identiques sous tou- tes les latitudes. Remarque dont il faudra nous souvenir, quand on s"interrogera sur le contenu religieux, non dogmatique, tan: de la foi que des écritures. Par ces quelques indications, on voit suffisamment comment le style d’interrogation, relat & la chose textuelle en tant qu’assimilée ala chose de nature, détermine une sphére de questions, une « pro- blématique » toute naturelle, dans la mesure ol, qu'l s'agisse d’écrit ou dobjet physique, 1a maniére de les aborder, en eux-mémes comme en leurs conditionnements, reléve sensiblement du méme comportement scientifique d’observateur désintéressé ©) Attitude et style d’interrogation se complétent par ce que nous appellerions le souci de I'universel. Pour le mieux entendre, on peut utiliser avee prudence la dichotomie, si souvent reprise et que nous avons déja rencontrée, entre «comprendre et « expliquer ». Spinoza n'Gtablit pas entre ces deux possibilités de distinction tranchée. I! parle également d'interprétation de Iécriture et dinterprétation de la nature (p. 38). Pour I’écriture et pour la nature il s‘agit également de composer tne « histoire » : histoire, au sens grec de recherche et de description, & base d’information et d’exploration. Rechorche qui doit porter sur les «histoires », souvent miraculeuses, narrées dans les livres saints; sur les révélations que nous lisons dans les ouvra- ‘ees prophétiques; et sur les enseignements moraux qu’ils contien- nent. Nous avons vu plus haut tout ce qu’implique d'acribie, de respect tant de la langue que des vicissitudes de composition, un tel ascétisme scientifique, qui s'interdit de trop rapprocher le « ration- nel» et le « scripturaire ». Une méthode naturelle d'interprétation ne saurait done brouiller les genres, confondre une connexion causale avec une implication sémantique, le vrai sens d’un texte avec le vrai tout court (p. 40). Mais ceci dit, on retrouve, de part et d'autre : une description aussi détaillée que possible des données; une synthése de ces données, en vue de formuler des définitions et des conclu- sions ete. L’écart entre interprétation et explication se marque dés lors par l’accent que Spinoza place sur universel. L’exégtse de com- préhension était jusqu’ici attentive & ce qu'il y a de particulier, de La nouvelle méthode d'exégese 39 contingent, de «révélé », avec ce que ce terme comporte de secret confié & des particuliers qui ont été choisis. L’exégese spéculative, par contre, tentait de hausser le secret A la dignité d'une vérité spéculative, et parla, d’atténuer le caractére quasi-confidentiel de la révélation. Spinoza, certes, ne retire rien de la critique si sévere 4qu'l fait de Maimonide. Pourtant ilen retient quelque chose : ce que J appelais le souci de Puniversel. Aprés avoir rappelé tout le travail positif de Pexégéte (travail qui nous est bien connu aujourd’hui), il | écrit ces lignes significatives: «De méme que dans I’approfondis- sement des choses de la nature, nous devons avant tout rechercher les éléments les plus universels et communs a l'ensemble de la nature, tels le mouvement et le repos, ainsi que leurs.lois et régles, que la nature observe toujours, et par lesquelles elle agit continuel- lement, et que, de i, nous procédons vers des déterminations moins universelles; de méme, dans histoire de lécriture, faut-il en pre- mier chercher le plus universel, ce qui est base et fondement de toute I’«écriture, et ce qui, en elle, est recommandé par tous les prophétes comme doctrine étemelle et trés utile & l'ensemble des mortels» (p. 41-42). | 8. Ce texte me parait révélateur. La méthode naturelle doit \, procéder scientifiquement du plus universel au plus particulier; elle doit rechercher dans I’écriture l’équivalent des lois universelles dans la nature. C’est par IA qu’elle trahit sa spécificité explicative, en opposition une compréhension pour ainsi dire trop personnalisante. Le savant, exégéte ou physicien, doit des lois les plus générales. Or, il y a dans les livres saints, si conditionnés soient-ils par leur contexte, social, politique et reli- ‘gicux (et sans qu'il soit toujours possible, du reste, de déduire de Vérités de raison les affirmations des prophétes) des propositions non-scientifiques mais qui ressortissent bel et bien au domaine de Puniversel : par exemple lunicité de Dieu, sa toute puissance etc., sans oublier l'amour du prochain comme soi-méme, qui touche de plus pres &1'éthique. Cet universel éthico-religieux, partout présent dans I’écriture, en constitue pour ainsi dire la face la mieux éclairée, élément le plus stable et le plus indubitable, Nous ne demanderons pas a la Bible de nous dire ce qu’est Dieu, ou comment il régit toutes choses par sa providence : car ces questions, beaucoup plus obscu- res, relevent d'une autre instance. Les réponses qu’on croit y trou- 40 Spinoza ~ Théologie et politique ver ne sauraient appartenir au trésor des vérités éternelles. Elles varient, en effet, d’un prophéte & l'autre, et cette diversité ne saurait tre le fruit de I'Esprit Saint. Mais il est facile, sans oublier les divergences, qui ressortissent opinion personnelle, de dégager de ces contingences Pimmuable ou, si l'on préfere, I’équivalent, dans ordre du religieux, des lois du mouvement et du repos dans l'ordre dela nature (p. 42). On descendra ensuite aux énoncés moins univer sels, qui dérivent de ces «universaux » et qui concement le plus souvent les modalités externes de la conduite. Et s'il y a quelque obscurité ou quelque doute, on résoudra le douteux a la clarté de \)Cuniversel. Spinoza propose, & ce sujet, deux textes scandaleux de |]rEvangite sur lesquels je reviendrai (p. 42-43). L'important est de bien distinguer la sphere du spéculatif proprement dit, sur lequel la Bible n'a pas & se prononcer, la sphére de,|'universel religieux, et |[dans te religieux lutméme, ce quieleve des options particulires, ou ||de la nécessaire accommodation & I'intelligence populaire des lee- teurs. 9. Spinoza entend respecter cette procédure. Il commence part les choses les plus communes, et ce, en fonction des énoncés mémes J[de VEcriture : qu'est-ce que la prophétie ou la révélation? qu’est-ce |/ que le miracle? On s'enquerta par la suite des positions particuligres de chaque prophéte, sans cherchér a les concilier & tout prix. On s’en tiendra & leurs visions ou perceptions auditives sans jouer au devin qui prétend « déchiffrer dans leurs higroglyphes ce qu’ils auraient voulu signifier ou représenter > (p. 4). Mais surtout on ne oe jamais d’insister sur I'élément constant, c'est-a-dire, en Kdemnier ressort, éthique, qui unit les prophétes et rassemble les écritures dans leur véritable principe d’unité ‘Au fond, le mystére des écritures peut se résoudre en toute re pourrait-on ajouter:: & la différence des interpréta- qui voudraient nous faire croire, & travers la hiérarchie des sens de l’écriture, & une obscure profondeur, oii chacun peut pécher en eau trouble, I’exégése naturelle ne croit pas a la profon- deur. La science ignore la profondeur: elle opte four la clarté, C’est-A-dire, une fois encore, pour l'universel, qui seul est suscepti- ble de communication. Ce critére de communicabilité que Spinoza applique & Iécriture I'améne, curieusement, & évoquer le cas des Eléments €’Buclide. Faciles, simples, de droit intelligibles & tous, La nouvelle méthode d'exégese 41 ces Eléments ont traversé les siécles. De méme, les éléments | bles & tous, contiennent le message universel du salut et de la béatitude. Car «si la béatitude consiste dans Pacquiescement de || rame; et si, par ailleurs, nous n'aequiescons qu'aux choses trés | clairement intelligibles, il s'ensuit, d’évidence, que nous pouvons avec certitude atteindre la véritable intention de I'Eeriture, relative | aux choses du salut nécessaires a la béatitude. C'est pourquoi nous, | | n’avons pas & nous préoccuper du reste; car le reste [...] concerne la curiosité plus que l'utlité» (p. 49-50). L’analogie qui nous est ici proposée est aussi inattendue que féconde. Les éléments éthico-religieux de l’écriture jouent par rap- |} port au salut le méme réle que les Eléments d’Euclide par rapport & Ja culture scientifique. Bénéficiant de la méme intelligibilité, ils ont aussi le privilége de l'universelle communicabilité. Plus un texte est clair, plus il est universel; plus il est universel, plus il est communi- cable; plus il est communicable, en raison de sa clarté, plus ila de chances d'échapper aux distorsions de la subjectivité et, par I méme, aux injures du temps. Les enseignements moraux constituent done la charpente osseuse dil texte seripiuraire, ce qui résiste le ‘ux vicissitudes de histoire i i | 10. La méthode naturelle d'exégése, par les trois composantes que nous y avons discernés: attitude, style d’interrogation, souci des lois universelles, a permis de déceler, dans I'Ecriture, l’équiva- lent de I'universel scientifique, & savoir I’élément éthique du reli- gieux. En d'autres termes, et telle est immense portée de cette ) nouveauté: seul esprit scientifique a permis de dégager, par son souci de Vuniversel, la véritable essence du religieux scripturaire. Mais ceci nous améne & une nouvelle remarque. L’esprit religieux, que nous avions cru dominé par le régime du premier genre de ‘mimer ainsi, sans pour autant se confondre avec lui, l'ordre du savoir, qu'il ressortisse au second ou au premier genre de connais- [ sance. La sphere religieuse est done plus complexe que ne le laissait entrevoir notre philosophie spinoziste de la religion. Toutefois, nous n’avons rien & retirer de ce que nous avons dit. L’universel éthico- religieux, bien que présent dans les religions positives, a beaucoup de peine A émerger, pour Iui-méme, du complexe, imaginatif et {\ connaissance, est susceptible de s'élever lui aussi a l'universel et de 42 Spinoza ~ Théologie et politique La nouvelle méthode d’exégese 43 passionnel, qui menace de l'engloutir. On serait tenté, s*inspirant y | — la nature de la foi (ch. 14); une terminologie hégélienne, de parler d'un universel «en soi», qui n'est pas encore «en soi et pour soi». Le christianisme, nous le }| Verrons mieux plus loin, représente a cet éyard une étape décisive: et la méthode naturelle d’exégese ne parat ere, sur ce point, que le Point daboutissement de Mesprit du Nouveau Testament, tel que le comprend Spinozs. A cet égard, il serait utile de stuer sur une méme ligne d'évoluton les grandes figures, qui ont retenu, sur le plan religieux, attention du nouvel exégéte : Moise, le Légslateur; | — le rapport de la théologie et de la raison (ch. 15). A) La nature de I'Ecriture ne se borne pas a la matérialité d'un Gcrit. Le Verbe éternel qui parle en elle est aussi la raison. Plus précisément, « tant la raison que les sentences des Prophétes et des Apétres proclament ouvertement que le verbe éternel de Dieu ainsi que Je pacte et la vraie religiion ont été divinement inscrits dans le coeur des hommes, c’est--dire dans I’ime humaine» (ch. 12,-p. 94), Spinoza se fait ici !'écho d'une vieille tradition : la loi morale est rite non seulement sur un livre mais sur nos coeurs de chair. Le Verbe écrit et le verbe de raison participent d’une méme loi univer- selle, que le Nouveau Testament a particulitrement accentuée contre le régionalisme de l'ancienne alliance « qui était une loi natio- ale». Mais, au fond, Ancien et Nouveau Testament concordent substantiellement dans une « méme loi catholique» (p. 98): celle de la charité. La religion universelle, indépendante des contingences historiques de l'oral ou de I'écrit, rejoint ainsi 'universalité d’enten- dement. La religion, comme le savoir et la philosophie, se rattache, par le mode infini de l'entendement, & I'attribut de Pensée et a la substance divine, Salomon, le Sage; Jésus, si proche de cette «science intuitive » qui n’est plus esclave de l'imagination. reste cependant une difficulté. L'élément universel de I'Eeri- ture, quand il concerne, par exemple, existence de Dieu ou sa toute-puissance, semble se confondre avec I’élément rationnel du savoir. Dés lors, on ne peut échapper & la question médiévale que pose saint Thomas : Une méme proposition peut-elle, & la fois, étre objet de foi et-objet de savoir? A ce probléme, Spinoza ne répond pas. Je ne ferai pas parler les morts. Je suggére les distinctions suivantes. L'existence de Dieu et sa toute-puissance figurent en des contextes fort divers. Dans le Credo «Je crois en Dieu» n'énonce as l'existence de Dieu. L'affirmation de Dieu y est indissociable duu mouvement vers lui. Dans la profession de foi «Je crois que Dieu B) Ce rapprochement avec le savoir, par le détour de l'universalité, existe», une certaine communauté précise, par opposition & d’au- ne doit pas atténuer la différence : le contenu essentiel de I'Ecriture qu'en un troisitme temps, celui des theologies spéculatives, et celui indispensable & la conduite. La corrélation entre luniversel et le de I'Ethique elle-méme, que I’énoncé s’explicite pour lui-méme, en simple (principe de moindre action dans l'ordre de |intelligible) dehors de toute attitude ou de toute profession de foi. En ce sens, il sexprime par lobéissance & Dieu qui se résume elle-méme dans n'y a pas, dans IEcriture, d’énoneé ou de « proposition » sur Pexis- amour du prochain. La connaissance intellectuelle de Dieu, par tence de Dieu. L’existence de Dieu est un impératif de la loi et de la contre, n’est pas un don universel. L’Eeriture n'est pas un livre de foi. La distinction, dont on pouvait redouter effacement, est done savoir, fit-ce d'un savoir sur la nature de Dieu, Elle veut nous sauve. rendre obéissants «et non point doctes ». C'est pourquoi, les opi- nions, abstraites de leur rapport aux euvres, n'ont rien de pieux ou 11, I nous faut envisager, pour compléter l'exposé de la mé- J mpi. « Mobéissant qui rot des choses fausses peut avoir une fi thode, les conséquences qu'elle enttaine. Or ces conséquences, de véritable piété» (ch. 13, p. 106). dispersées dans les chapitres 12-15 du T.T.P., concernent respecti- vement C) Puisque l'essentiel de I’Ecriture se résume dans l'obéissance, on peut prévoir que la foi, essenticllement lige A l'enseignement de l'Ecriture, se résumera, & son tour, dans I'exercice d’une obéissan- — la nature de I'Ecriture comme Verbe de Dieu (ch. 12); } 44 Spinoza ~ Théologie et politique Cette implication essentielle qui lie la foi et obéissance avait été depuis toujours entrevue, voire thématisée par les théologiens. Mal- heureusement, et par une sorte de contre-sens aboutissant & un non-sens, l'obéissance de foi avait été enchainée & assentiment & des propositions dogmatiques de nature spéculative. Or l’cbéissance ne peut évidemment concerner que la pratique, non la spéculation. II importe donc de restituer la foi 2 sa sphiaré de juridiction, & savoir la conduite, pour rétablir Phomogénéité de la foi et de L'obéissance. Nous poserons done la définition suivante «la foi n’est rien d’autre ‘qu’avoir, a l’égard de Dieu, des pensées telles que leur ignorance supprime Pobéissance & Dieu; et qui, inversement, sitot que Pobéis- sance est posée, sont nécessairement posées » (ch. 14, p. 108). Si essence (selon E. II, def. 2) « est ce qui, étant donné, pose la chose en elle-méme, et ce dont la suppression supprime la chose elle- méme; ou bien, en d’autres termes, ce sans quoi la chose ou ce qui, sans la chose, ne saurait étre ni étre congu», on peut conclure que |e de la foi s'identifie & obéissance. Il n'y a pas plus de foi sans obéissance que d’obéissance sans la foi. L’implication récipro- que équivaut & une définition, Seule la foi obéissante a valeur de salut. Dés lors celui qui pratique l'obéissance comme amour du prochain a nécessairement ., la foi. C'est dire que le fidéle, le vrai, ne se définit pas parun critére dappartenance & une société déterminée, ou par une croyance dogmatique, mais par les seules ceuvres de justice et ée charité Saint Jean est ici catégorique. Le seul attribut que nous coanaissions de Dieu est l'amour; et de cet amour nous participons tous (ib. p. 109). Il nous faut done dissocier, une fois encore, ta piété et la j vente: deus ondres que les False ont toujours confonds, Seuls | appartiennent & la foi catholique (c’est-A-dire universelle) les || . Réduite & un discours sur la pratique de foi, 2 une pastorale du salut, elle aurait encore un sens et une fonction. Mais si au lieu de rester «ecclésiastique », elle préténd s'élever au niveau proprement théo- rique ou «spéculatif, alors elle ment & son nom de théologie, car seulela philosophie peut étre, sur Dieu, le discours rigoureux du veritable savoir. ‘Telle est Ia méthode naturelle d'exégise. Si nous la prenons tant en elle-méme comme attitude, comme style d’interrogation et ‘comme souci de luniversel, qu’en ses conséquences les plus obvies relatives & la nature du Verbe écrit, & son contenu essenticl, & Tressence de la foi et & ses rapports avec la philosophie, nous nous apercevons qu'elle est la seule & pouvoir respecter, en leur authenti- que liberté, les deux pouvoirs jusqu’ici en conflit. Loin d’avoir une saveur , ave Spinoza ‘epréid d'une vieille tradition scolastique qui distinguat: certitude métaphysique, certitude physique, certitude mathématique et certi- ude morale, il faut entendie, comme Mindique l'adjectit «moral» une certaine connaturalité, chez le prophéte, aux «choses de la vertu»; connaturalité qui fonde, en retour, la confiance que leur accordent les fidéles. Dans la séquence : vivacité imaginative-signe- moralité, le premier facteur appelle naturellement le second. Mais seul le troisi¢me donne aux deux autres leur poids de conviction Le signe reste cependant tres important. Ila valeur de persua~ sion :ilest, dans le genre de connaissance imaginative, le principe de verification. I varie en force probante selon les opinions du pro- phate et son tempérament. Ceci explique que ce qui vaut pour l'un est sans effet pour l'autre. Au prophéte joyeux échoit la révélation de la vietoire, de la paix et de tout ce qui met les hemmes dans | I La religion d'Israél 55 Veuphorie du corps et de esprit. Au prophéte. triste revient la prophétie de malheur. Cette typologie simple des tempéraments prophétiques et des signes correspondants, a pour fondement la théorie des passions fondamentales : joie-tristesse. De méme, selon la nature plus ou moins fine de I'imagination, le style prophétique change d’allure. Le paysan voit le plus souvent des vaches; le soldat contemple I’armée; le diplomate, la cour et les splendeurs du palais royal. Les opinions doivent, en conséquence, suivre les variations de ‘tempérament et de condition sociale. Il serait donc erroné de suppo- ser P'unité de la représentation prophétique du divin. Cette unité postulée est démentie par! Ecriture qui nous montre, entre prophétes et entre prophéties, des divergences insurmontables. La nature du prophéte dépend finalement de quatre variables le tempérament (facteur psycho-somatique), le style d'imagination (Elément littéraire), 1a condition sociale (facteur sociologique), les opinions de auteur (lement doxologique). Puisque la prophétie est & ce point conditionnée, on ne séton- nera pas que I'analyse de ses modalités confirme ce que laissait prévoir la nouvelle méthode exéxétique. a) La prophétie n’a pas pour but de rendre les prophétes plus doctes en «choses divines >. Elle les laisse intégralement a leurs préjugés Nous ne sommes done pas tenus de les suivre dans ce qui touche au théorique ou au spéculatif. b) Par.contre, dans ce qui releve des mceurs et de la piété, ils sont remarquablement concordants. La morale unit ce que la spéculation divise. Conclusion que on retrouvera plus tard chez un sociologue tel que Lévy-Bruhl qui constate & son tour & quel point les divisions philosophiques laissent intacte 'unité de fond sur le contenu de la morale. ©) L’Eecriture, dont la substance est faite de prophétie, ne révele rien de plus que lobéissance et la piété. La fin et la substance de la révélation sont d’ordre exclusivement moral et pratique (ch. 2, p. 383). Sur tout le reste nous ne sommes pas liés aux prophétes. Nous revenons & la distinction entre I'universel ou le constant et le parti culier contingent, Kant ne dira rien de plus lorsqu’il distinguera lui aussi l'universel et «le statutaire d'opinion privée». Le langage théologique ne peut étre que Ie langage de la conduite, performatif comme on dit aujourd’bui. 56 Spinoza ~ Théologie et politique IL. Lois et Cérémonies 1, La loi est une régulation de lagir, une détermination fixe et certaine qui s‘impose soit & un groupe restreint, soit 2 la totalité des ressortissants d’une espéce donnée, qu’ils soient hommes, étoiles, tomes, ou animaux (ch. 4,Van Vioten If, p. 1-2) Puisque la prophétie-révélation s'inscrit, exclusivement, dans la sphere de la conduite et de la morale, il est normal qu’elle se prolonge en un complexe de lois. Mais quand on parle de lois, on ne peut échapper, et Spinoza n’innove guére & ce sujet, & la division classique de la loi en naturelle et positive, division qui fait écho & la dichotomie grecque du Phusei et du Thesei. Spinoza récuse l'image d'un homme, centre d'univers et empire dans un empire. La loi positive doit donc rejoindre la loi de nature, et I’on serait tenté de croire que la distinction traditionnelle est un effet de notre ignoran- Mais si la puissance de la nature s’exprime dans la puissance humaine de faire des lois, i n’en reste pas moins que ces lois ont une physionomie propre et des causes appropriées. On ne peut donc s’en tenir & la simple «concaténation universelle » qui régit-tous les phénoménes du monde. Cette considération générale suffit d"autant moins que, dans notre ignorance de l’ordre universel, nous en. ye- rons & imaginer des « possibles » qui surplomberaient le nécessaire comme pour nous dispenser un espace de jeu. Et Spinoza d’écrire cette phrase étonnante : « Pour l'usage de ia vie, il est mieux, il est méme nécessaire de considérer les choses comme possibles » (p. 2). Les lois positives sont l’effet nécessaire d'une illusion sur le possi- ble. Elles sont pratiquement indispensables. Et nous ne parlons de lois de nature que par une sorte de transposition, La loi se définira des lors d'une maniére plus particuliére comme une «régle de vie que 'homme impose & soi-méme ou aux autres pour une certaine fin»; imposition susceptible du reste de transgression vu qu’elle restreint une puissance qu’elle contraint, en Vinvitant pour ainsi dire s'en évader. La fin intervient d'une maniére qui n'est plus la simple impulsion, par laquelle se définissait dans PEthique la «cause finale». Cette fin, cependant, est ignorée de la plupart qui ne vivent pas selon Ia raison. A la limite, c'est une autre fin que celle prévue par le Iégislateur qui tend & prédominer C'est en vue de la récompense & obtenir ou du chatiment & éviter que I'on se plie a ses prescriptions. On est alors sous l’esclavage de Ia loi La religion d'Israél 7 qui se définira en conséquence: «une régle de vie prescrite aux hommes par le commandement d'autres hommes». Nous sommes ici au point extréme de lextériorité et de laliénation. ‘Sinous reprenons la définition normale de la loi que nous avons donnée plus haut, on pourra distinguer, selon leurs fins propres, une Joi (positive) humaine et une loi divine. La premigre est «une regle de vie qui sert uniquement & Ia sécurité de la vie et de ordre public ». La seconde est « une régle qui concerne le seul bien souve- rain, c'est-i-dire la vraie connaissance et le véritable amour de Dieu » (p. 2-3). Cette loi divine rejoint, au plus profond de nous, la Joi naturelle fondamentale & savoir: leffort pour persévérer dans notre étre intelligent; effort qui s’accomplit en l'amour intellectuel de Dieu selon le troisiéme genre de connaissance. Cette loi divine naturelle, qui n'est autre que Ja loi de nature en tant que limitée & Tresprit humain, est tout intérieure et en deg de toute sanction. A peine se ressent-elle encore de l'obligation. Elle est & elle-méme sa propre sanction, et son commandement coincide avec I’élan de ame, dont nous avons dit qu’il est une vivacité jointe & la générosi- 16. Par opposition & la loi divine positive, d'origine mosaique, qui visait un peuple déterminé, cette loi se signale par son universalité, par son indépendance de toute révélation ou foi historique, ainsi que de tout cérémonial. Elle est & elle-méme sa récompense. Pour la mieux comprendre on se reportera au dernier théoréme du dernier livre de PEthique. 2. De ces premiéres analyses (p. 2-5) surgit, cependant, une assez grave question: «Est-ce que, en tenant compte de la seule lumizre naturelle, nous pouvons concevoir Dieu comme législateur ‘ou prince, prescrivant ses lois aux hommes»? (p. 5). Question typiquement spinoziste, dont la solution ne se fait guére attendre. Dans la mesure ol ’idée de Iégislateur suggére une distinction, en Dieu, entre intellect et volonté; ou encore, dans la mesure o¥ nous associons 2 un intellect, coritraint par les nécessités intelligibles des vérités étemelles, une liberté d’arbitraire, a fortiori si nous faisions de ces vérités étemnelles elles-mémes des produits dune décision arbitraire, Dieu ne saurait étre dit « prince » ou « Iégislateur ». Nou? savons que T'intellectualisme spinoziste répudie ces distinctions de facultés. Lidée est auto-affirmative. Et le possible n'est qu’illusion ance divine s'explique tout entiére, et sans résidu, 58 Spinoza ~ Théologie et politique dans le monde. Le triangle, en tant que vérité éternelle, est idée de Dicu; en tant qu’il procéde éternellement de la nature divine, nous le és & un vouloir divin, Mais il est bien entendu que ces formalités, quelque peu scolastiques, ne doivent pas insinser, par redoublement anthropomorphique, l'image dun prince administrant son empire. Penser Dieu en termes de législateur proprement dit ne peut done étre que I'effet de notre ignorance « populaire». Et c’est en raison de cette ignorance que le Décalogue fut compris par les Hébreux comme une loi. Les prophétes ne font pas exception. Eux aussi, si nous mettons & part la singularité du Christ, ont traduit en langage de contingence des vérités ou des nécessités éternelles. C'est ainsi, pour ne donner que cet exemple, que 'existence de Dieu, de vérité étemelle devient commandement divin. Nous re- trouvons & l'euvre cette inévitable inversion de I’éternité dans le temps, de la nécessité en contingence, de la liberté essen-ielle en libre arbitre de psychologie (p. 6-7) La seconde question : que nous enseigne I’Hicriture au sujet de cette loi divine naturelle? corrige, dans une certaine mesure, cette image trop humaine que nous nous faisons du divin. Car I’Ecritute, en plusieurs passages, insinue assez clairement qu'il faut faire le bien non parce qu'il est commandé, mais parce qu’il est le bien, qui s‘offre & nous sans contrainte, Faire le bien en tant que bien, n’est- ce pas, en germe, toute la loi naturelle? Il suffit de lire Salomon, ou les livres qui portent ce nom, pour sapercevoir que la Bible est loin etre étrangére A cette sagesse de Ia lumiére naturelle (p. 10-11). 3. Les cérémonies, qui complétent la législation, sont de carac- tere évidemment régional. Il faut sans doute les subordonner & la loi uuniverselle de la purification du coeur, de la justice et de la charité, que les prophétes ne cessent de rappeler. Mais, en tant que telles, elles visent avant tout la félicité temporelle et la cohérence du corps social, Elles confirment, par leur singularité, Ia vocation singuliére du peuple juif (ch. 5, p. 15-16). Si nous y regardons de plus prés, cependant, nous observerons que le but de ces cérémonies implique tune profonde legon de psychologie humaine. En enveloppant tous les détails de la vie quotidienne, elles rappellent que «les hommes ne doivent rien faire par leur propre décret, mais qu’ils doivent agir en fonction du précepte d’autrui, avouant ainsi, dans leurs actions et ‘méditations continuelles, qu’ils ne s’appartiennent nullemeat, mais La religion d’ Israél 59 qu'ils sont au contraire totalement sous le droit d’autrui» (p. 17-18). Extériorité maximum, incompatible avec la vraie béatitude; mais qui nous enseigne peut-étre une certaine vérité de l'obéissance comme excentration de soi, comme possibilité d’ouverture & autrui, et par Id comme approximation d'une premiére objectivité. Les cérémonies ne sont pas dissociables d’une histoire que racontent les «histoires d'Israél ». Spinoza souligne ici le pluriel Pourquoi ces histoires qu’on se raconte? Ces narrations entretien- nent la solidarité dans un méme devenir. Elles incitent 2 ta ferveur et consolident par li méme lobéissance aux lois. La pure rationalité est étrangére au peuple. L’expérience vague qu'il ré sément celle qui, en grande partie, se fonde sur le oui-dire de ce que Von raconte. Expérience confuse, lige I’autorité dune tradition qui se perd dans la nuit des temps, et qui s’affermit de sa propre répétition, Ces histoires sont donc nécessaires au peuple comme aux enfants qui raffolent des contes. Mais le sage n’en a pas besoin, Il vit dans la béatitude du concept. Bt la béatitude précéde elle-méme la vertu ou plut6t elle s'identifie & son exercice. Le vulgaire renverse ce rapport. IL espére Ia béatitude qu'il n'a pas, loin d’agir «en vertu de la-béatitude ». Les histoires ravivent l'espoir. Elles rejettent au futur 'éternité du salut: Humainement, trop humainement nécessai- res a la piété et a la discipline, elles restent inessentielles. La foi n'est done pas d'abord la « foi des histoires ». Elle ne consiste, nous Vavons dit, que dans la piété, la charité et la justice. Histoires et cérémonies n’ont done d’utilité qu’en raison des opinions salutaires qu’elles provoquent. Mais leur contenu ne peut étre qu’ext Vunique nécessaire (p. 21-22). IL. Les Miracles 1. A Phistoire et aux histoires se rattache étroitement la troi- siéme dimension de la structure « théologique » : le miracle en tant que production divine. (Euvre de Dieu, c’est-a-dire une «deuvre dont la cause est ignorée du vulgaire» (ch. 6, p. 22). (On sait, en effet, que le « vulgaire » ne pergoit la providence que sous les espéces de I'insolite. Tl faut, semble-t-il, que l’existence de Dieu se manifeste dans le désordre et I’ébranlement de la nature. A 60 Spinoza ~ Théologie et politique cette condition, Dieu, en étonnant l'esprit, s"impose & son admira- tion. L’Admirable et le Miracle vont done ensemble. L'imagination, dans la mesure od elle admire, fixe le singulier, le détache de Penchainement universel. C'est ainsi que l'admiration implique né- cessairement ignorance des causes. Le miracle est l'exception, au service du singulier exceptionnel : le peuple élu, produit par un Dieu «exception, unique en ce sens qu’il est la propriété privée de son unique bien-aimé, Le miracle devient par la signe d’élection et de prédilection. Signe aussi d’anthropocentrisme; projection, au se- cond degré, de Fllusion des causes finales (ch. 6, p. 23) On voit dés lors ce que Spinoza pense du miracle dans 'Eeritu- re, Sa réflexion, parfaitement cohérente avec sa métaphysique, s‘appuie & un axiome: «rien ne peut arriver contre la nature, qui maintient un ordre fixe et éternel ». De plus, et d’un point de vue pis immédiatement « théologique », « par les miracles nous ne pou- vons connaitre ni l'essence ni l'existence de Dieu, mais ces deux vérites peuvent étre mieux connues par ordre fixe et immuable de lanature». En troisi¢me lieu, on s’efforcera de « montrer, i partir de quelques exemples de I'Ecriture, que I’Ecriture sous les expressions « décrets de Dieu» et « Providence » n'entend rien d’autre que l'or- dre de la nature, ordre qui suit nécessairement de ses lo's éternel- | les», Enfin on traitera de la « maniére d’interpréter les miracles de 'Ecriture et de ce qui mérite d’étre noté au sujet des narrations de miracles » (p. 23-24). De ce programme considérable, les troisitme et quatriéme parties concernent aruvre exégétique. Les deux pre- miéres par contre sont d’ordre philosophique. Je m’attarderai, en fonction de notre axiome de départ, & la conception spinoziste de la nature, 2. Nous poserons quelques présupposés indispensables a) tout ce que Dieu veut enveloppe une vérité et une nécessi éternelles; b) la puissance, le vouloir et lintellect sont identiques en Dieu; c)les lois universelles découlent de la perfection et de la nécessité de Ja nature divine; 4) dés lors, si quelque chose arrivait «contre le cours de la nature >, ( |ieseomen irait contre la nature méme de Dieu. Le miracle, en + [[a’autres termes, c'est la mort de Dieu, l'athéisme; La religion d'Israél 61 ©) le miracle étant métaphysiquement impossible, reste qu’il soit a yin, un trou de contingence dans le tissu de lunivers qu'un vide "intelligence, créé par l'llusion du désir humain; ) loin de nous faire connaitre Dieu, il tend & le niers 2) il ne saurait se comprendre, anthropologiquement (car il ya bien 4, une «essence humaine» du miracle), que par les opinions déficientes, | des hommes, qui ne savent expliquer, par le cours ordinaire des | choses, un phénoméne insolite, étrange pour la mémoire et lhabitu- de. La mémoire et 'habitude sont en effet les modes coutumiers d’explication. On pourrait dire que explicable, pour le sens com- mun, c'est ce que nous n’avons pas & admirer (p. 25). Cette rété- Fence au sens commun, constante dans les récits de IEcriture, nous avertit suffisamment que nous ne devons pas prendre a la lettre ce qu'elle nous dit, comme si elle pouvait nous révéler ce qui s'est réellement passé, alors qu'elle fait simplement écho au retentisse- ment d'un fait surprenant dans la conscience populaire (ib.). Qu’est-ce donc que la nature dans la conception spinoziste? —La nature, au plus proche d'une expérience de ordre, cest Penchainement universel, «1a connexion des choses, en vertu de laquelle toute chose singuligre et finie, ayant une existence détermi- née, ne peut exister ni étre déterminge a agir si elle n’est déterminée a exister et & produire par une autre cause qui, elle aussi, vu sa finitude, est déterminée & étre et & agir par une autre cause et ainsi a Vinfini» (E. I, pr. 28). Ce que signifie cette proposition fameuse qui nous décrit le mouvement de proche en proche dans une figure univers, dont Spinoza a fait le mode infini du second genre eu égard a 'attribut d’étendue, c’est que l’univers est un systéme: les lois ne sont que l'expression anthropomorphique de cette connexion systématique. Cela signifie encore que la singularité d'une chose se définit adéquatement par sa position l'intérieur d'une série, exac~ tement comme un nombre n’existe en sa singularité spécifique que dans la sétie arithmétique qui le définit en raison de sa loi génératri- ce. La singularité remplace en quelque maniere la subjectivité, Cela signifie enfin que Punivers est un «tre unique» (unicum ens), un universel coneret dont le morcelage en classes out en ensembles ne répond qu’a des vues d'abstraction et dimagination (L. 12). Ce ‘nominalisme sans repentir qui singularise l'infini et infinitise le sin- aulier exclut tout halo de possibilité vague, de potentialité errante o2 Spinoza ~ Théologie et politique dans les interstices de univers. En termes d’aujourd’hui, et en transposant le langage du logicien, le monde est un systeme a la fois cohérent (L. 32) et saturé, Saturé, c’est-a-dire tel que toute adjone- tion de postulat indépendant rend le systéme contradictoire. Il en est de méme dans univers spinoziste : toute adjonction d’énergie exté- rieure au systéme le rend contradictoire, incohéren:: bref le fait voler en éclats. Cette analogie logico-mathématique me parait fort éclairante pour comprendre l'aversion de Spinoza & légard du mira~ cle. Le miracle, qu'il soit en dehors ou contre la naxure, rompt la chaine ou la connexion universelle. Or un trou de contingenee sur un point rend le tout impossible. A rigoureusement parler le miracle fait que l'univers n’existe plus, et que Dieu par la méme disparait puis- que, par la méme puissance qui le fait cause de soi il est aussi cause de univers. Il erée dans l'enchainement causal un vide aussi incon- cevable que le vide dans la matiére (ef. Principes Philosophie de Descartes, Il, pr. 3). Et de méme qu’une étendue sans substance corporelle, ou «un corps sans corps» se détruit d’slle-méme, de ‘méme tne causalité sans agent intra-mondain aboutit a une causalité sans cause, & une absurdité. L'irruption du miracle divise ee qui ne saurait étre divisé ou séparé (E. I, pr. 15 scholion). 3. Aun second niveau, la nature, ja fois naturés et naturante, coincide avec les modes infinis du premier genre (mouvement et repos eu égard a I'étendue, entendement intellectus) eu égard 2 Ia pensée) qui s'expriment & leur tour dans les modes infnis du second 9 reenre (figure de l'univers étendu d'une pat, figure du monde des \ Ames d’autre part). Il faudrait ici commenter les propositions 21-23 Nae la premigre partie de l'Ethique; propositions fort obscures mais qui abritent les cogitata metaphysica les plus spécifiques du spino- zisme. Il faut comprendre tout d’abord que «de la nécessité de la nature divine », dont la richesse plique une infinité d’attributs infinis, une « infinité » de dérivés doivent nécessairement s"ensuivre . 1, pr. 16). Il faut comprendre ensuite (pr. 21) que tout dérivé immédiat d’un attribut infini et étemel, ne peut étre, & son tour, qu'éternel et infini. C’est le cas, par exemple de lidée de Diew qui procéde, comme mode infini du premier genre, de I'attribut « pen- sée>, Supposons, en effet, que cette idée de Dieu soit finie en sa nature comme en sa durée. Si elle est finie, elle est limitée par la pensée puisque toute limitation doit étre homogene & ce quelle La religion d'Israél 63 limite, Mais elle ne saurait étre limitée par la pensée en tant que constitutive de cette idée. Elle ne lest done que par la pensée en tant que non-constitutive de cette pensée. Il faudrait dés lors conce- voir Ia pensée & Ia fois comme constitutive et non-constitutive de Vidée de Dieu. Ce qui, vu I’hypothése, ne peut étre que contradic- toire et absurde, Le méme raisonnement valant de tout attribut, en tant quill s'exprime dans son mode immédiat, il s'ensuit que ce mode immédiat est nécessairement infini et étemnel. Il faut comprendre enfin que le mode infini immédiat s'exprime {A son tour, et pour la. méme raison, dans un mode infini du second genre (E. I, pr. 22), de telle sorte que tout mode infini ou bien dérive un attribut infini, ou bien en dérive, par la médiation d'un mode infini du premier genre (E. I, pr. 23). Cette procession d infinis dans les divers plans ’expression des attributs divins permet de replacer toute singularité, existentielle et causale, dans son univers de réfé- rence. La connexion horizontale de proche en proche est surdéter- minée par la puissance intensive et verticale dont elle releve. La structure de connexion ordinale n'est que lenvers d'une infinité {génératrice. Das lors le miracle, en tant que singularité détachée qui nous hypnotise sur l'exceptionnel, aboutit & une négation des divers infinis oft s'inscrit chaque détermination, et par Ta, & la négation de Pinfinité divine. Il est bien, en ce sens, comme le prétend Spinoza, germe d’athéisme. 4. Aun troisitme niveau, la nature, qu'on la prenne comme connexion des choses ou comme mode infini, du premier ou du second genre, émerge elle-méme sur un fond plus vaste qui est «Vinfinité des attributs infinis». A cet égard le rationalisme spino- ziste est moins étriqué qu’on ne le suppose dordinaire, Notre uni- vers n'est qu'un univers dans la multitude infinie des univers qui composent le monde, dont lunité n’est pas plus compromise par cette multitude que celle de la substance par I'infinité des attributs infinis. 11 faut done poser une Nature naturante qui déborde infin ‘ment la nature que nous connaissons. Le miracle, parce qu'il répond au désir trop humain et & l'anthropocentrisme naif de notre imagi- nation, ne serait done que l'ignorance et le refus de la pensée de V'infini, prise en toutes ses dimensions. C’est par la, du reste, qu'il nous impose de Dieu une idée singulidrement « rapetissante ». Nous irions alors qu’il exprime la peur de cette immensité, que l'angoisse 64 Spinoza ~ Théologie et politique refuse, mais dont la raison, comme entendement de I'intellect infini, doit sans cesse restituer I'instance critique et promouvante On se demandera, cependant, si cette pensée de I'infini, tele que la congoit Spinoza, ne releverait pas de ces idées, vagues et inadéquates, qu'il avait condamnées, Spinoza edt sans doute, bien {que nous n’ayons pas sa réponse, entériné cette réflexion de Hus- serl: « L’idée d'une infinité motivée par essence n’est pas elle-méme une infinité; I"évidence selon laquelle cette infinité ne peut étre donnée n’exclut pas mais bien plutdt exige que soit donnée avec Evidence V'idée de-cette infinité » (deen I, par. 143, trad. Riceeur, Paris, 1950, p. 481). En d'autres termes, et pour prendre cet exem- ple, la série infinie des nombres entiers ne peut étre donnée sous le regard intuitif qui la totaliserait. Nous ne maftriseroas jamais l'er caetera impliqué dans la fonction « successeur de ». Mais si nous ne pouvons dominer en son étalement l'interminable succession, rien nempéche d’avoir I'idée adéquate de la loi de position qui motive cette infinité. L’idée adéquate de cette loi et puissance de position, c’estl"idée méme d’infiniintensif,telle, me semble-il, que Spinoza a tenté de la penser. Mais, & la différence de Hussert, il complete cette idée d’infini intensif par celle « d’infinité des attributs infinis ». Cette vision grandiose explique pourquoi le miracle, & moins de Minterpré ter comme il fe fait parfois, non sans quelque artifice (¢f. TP. ch. 6, p. 36), dans le sens dune Providence soucieuse de ’onire universel, ne peut étre qu'un défaut d’entendement, une pensée blasphématoi- re, indigne de Dieu et de la religion «en esprit et en vérité» IV. Vocation et Election d'Israél Prophétisme, miracle, lois et cérémonies ne sont que les ex- pressions diverses d’un privilege qui sépare Israél de tous les peu- ples de Ia terre, II faut done examiner la signification de cette lection, Et nous interroger ensuite sur Vidée d'unicité, si impor- tante dans I’Ecriture. 1, L'idée d’élection ou de vocation suscite la méfiance. Le philosophe y flaire la passion; plus exactement un préjugé de vaine gloire ou de superbe « qui consiste a s'estimer plus qu'il n'est juste, jet ce par amour de soi» (E. IIL, def. 28). On risque ainsi de dévelop- La religion d’Israél 65 per un égocentrisme, ou un égoisme, individuel ou collectif, qui croit naivement, dans une illusion de théologie-téléologie, que tout a été ordonné, depuis toujours, &l’apocalypse d'une existence qui sacrifie la nature «2 une aveugle cupidité et & une insatiable avarice » (E. 1, appendice). Les philosophes eux-mémes n’échappent pas a cette illusion quand ils croient que I'histoire de la pensée occidentale appelait, normalement, par son cours, apparition de leur philoso- phie. Par lexclusivisme qu’elle entraine, Vidée de vocation-élection laisse entendre que la Vraie béatitude consiste moins dans la jouis- sance du vrai bien que dans la gloire hyperbolique d°étre seul & en Jouir. Or un tel sentiment, s'il n'est pas puéril, ne peut naitre que de. Penvie et d'une mauvaise ame » (T.T.P., ch. 3, p. 384), dont la haine s‘attriste de la félicité d’autrui ou, inversement, se réjouit de son malheur (E. IIL, def. 23). Lorsque I’Ecriture nous dit que Dieu a choisi Israél, qu’il l'a appelé entre tant d'autres a le manifester sur la terre, qu’il lui est proche par ses prophétes, par ses lois etc..., il faut comprendre, en conséquence, qu'elle s'accommode, pédagogiquement, & un peuple-enfant, qui ignorait encore la vraie béatitude, car il n’edt pas &é moins heureux si Dieu avait appelé toutes les nations. Il s’agi sait done de s’attacher une nation en la flattant. La conscience d'élection ne serait ainsi que ignorance des causes par lesquelles une nation a pu persévérer dans son étre. 2, Sila Providence, dans une perspective spinoziste, n'est rien de plus, sous T'image des décrets divins, que lordre fixe et immua- ble des choses (p. 386), le «secours de la providence», en tant qu'inteme, s'identifie & ce que la nature humaine peut produire par sa seule puissance pour la conservation de son étre. En tant qu’ex- teme, il se résout dans «la puissance, utile aux humains, des re sources de la nature extérieure» (p. 386). En ce sens, I"élu ou Vappelé de Dieu est l'homme quelconque qui agit suivant ordre prédéterminé de la nature, c'est-i-dire, selon le gouvernement et le décret éternel de Dieu. Conerétement, pour comprendre ce que signifie I'élection d'Israél, il faut distinguer trois sortes de biens : la connaissance des choses par leurs raisons; la discipline des passions; la sécurité de } existence dans la santé du corps. Les moyens de la premiére et de 66 Spinoza ~ Théologie et politique la seconde catégorie sont de caractére universel: ils relévent de la nature humaine comme telle, sans distinction de race ou de nation. Par contre, les biens du troisitme genre dépendent de facteurs qui nous échappent, et que les anciens attribuaient & la bonne fortune. Mais ils nécessitent aussi intervention d'une société, avec ce que le terme évoque d'industrie, d'invention, de vigilance et ce ténacité. Une nation qui n'a pas ces qualités, et qui sen remet aux aléas de la bonne fortune, s'abandonne pour assurer son improbable survie aux attentions d'une providence. Il faudrait donc conclure, puisqu'Israél n'a brillé ni par le savoir, ni par la vertu, ni par les habiletés de Vindustrie, que la raison de son élection n’était autre que son im- puissance. En fait, la Bible nous montre qu’on remercie Dieu pour les avantages dont on ne dispose pas : bénédiction des champs par la rosée du matin, récoltes abondantes etc... Le privilége d'Israél est done fort circonscrit; et dans ses limites mémes est-il sir qu'il n’ait pas été partagé? Spinoza ne se prononce pas clairement. Mais cer- tains passages bibliques, selon lui, favoriseraient, loin de l'exelure, Uhypothése qu’il souléve en passant (p. 388). De toute maniére, puisque les nations se distinguent par l'état social et les lois qui les gouvernent, P’élection d’Israél ne concerne tout au plus que les avantages sociaux relatifs & sa conservation (p. 389). Quant au charisme de la prophétie, on peut montrer au contrai- re, par l'exemple de Balaam entre autres, qu'il n'est point singulier, et que d'autres nations ont eu, elles aussi, leurs prophetes (p. 391). Faudrait-l enfin attribuer a la générosité divine cette survie d'lsraél, & travers des siécles de dispersion, qui ne cesse de nous étonner? Toujours prudent, Spinoza ne semble guére frappé par cette impressionnante perpétuité. « Leur longue existence, note-til, na pas de quoi étonner, vu que les Juifs se sont séparés de toutes les nations de telle sorte qu’ils ont tourné sur eux la haine de tous (... Que cette haine des nations les ait bien conservés, c’zst ce que Vexpérience nous a déja enseigné» (p. 395-396). Le signe de la citconcision, signe de contradiction, a été aussi le signe de leur durée, Peut-étre serait le signe de leur restanration future, dans un royauume qui serait le signe de leur élection, L’allusion au cas analo- gue des Chinois n’éclaircit guére les choses. Et Spinoza conelut d'une maniére assez ind ise, en concédant la possibilité d'une lection, temporaire ou étemnelle, d'Israél, pourvu qu’on Ia limite aux seuls avantages, matériels, du corps et de Ia société; les seuls La religion d’Israél 67 indices, vraiment différentiels, qui distinguent entre elles les diffé- rentes nations (p. 396). 3. Ces considérations sans enthousiasme sur l'idée d’élection ravivent sans doute, chez leur auteur, les plus tenaces de ses appré- hensions contre un Dieu anthropomorphique qui choisit, qui aime ou qui hait; qui dispose de possibles dont il aurait & décider; qui prend les allures d'un sujet ou d'une personne, aux mceurs trop humaines, trop attentive aux prétentions égocentriques de ses élus. Mais, et tel est pour nous l'enjeu de cette nouvelle question, elles laissent planer sur idée méme dunicité un doute qui n’est point sans compromet- tre la cohérence de la doctrine. Dans la premiére partie de l'’Ethique, Vunicité de la substance et, conséquemment, de Dieu (cf. pr. 14) fait partie des vérités étemelles et démontrables. Par contre, dans les C.M., I ch. 6, une inquiétude perce : «un examen plus attentif, nous pourrions peut- @tre démontrer que Dieu ne peut étre appelé un et unique que d’une maniere impropre >. Doute que renforce dans le sens d'une décision impérative la lettre 50 o0 nous lisons: « Qui appelle Dieu un ou unique n'a de Dieu aucune idée vraie, oti bien parle improprement de Lui». Pourquoi? Qui dit «un», dit nécessairement « nombre ». Done l'unicité, qui conceme I’existence non I'essence, ferait chuter la divinité sous la catégorie du nombre. Le nombre Iui-méme n’en- globe que les choses que I’on peut ranger dans une classe sous une étiquette commune ou un nom commun. L'unique lui-méme n’est en effet pensable que si l’on congoit tout au moins un autre qui ait quelque convenance avec lui, La critique de l'unicité prolonge donc. la critique des universaux. Si l’existence de Dieu est son essence, et si, de cette essence singulitre, i ne saurait y avoir de concept tuniversel, il est impossible d’affirmer encore l'unicité de Dieu. 4. La question que je souléve n’engage pas seulement une discussion relative A la cohérence du spinozisme : on peut, &’infini, ‘opposer les textes de l’Ethique, confirmés par les Lettres 34 et 35, & ceux que j'ai cités, Elle touche aussi & un héritage, apparemment aussi indiscutable que le monothéisme. Dans un ouvrage, de pro- chaine publication, consacré précisément au probléme de l’unicit divine, et qui s'inspire des Grundlagen der Arithmetik (II* partie, par. 49) de Frege plus encore que de Spinoza, j'ai tenté d’aborder 68 Spinoza ~ Théologie et politique liaison avec ce chapitre 3 du T.T.P., élever le débat & sa véritable méme de Dieu dont Spinoza a voulu renouveler I’entendement, sans oublier ce qui lui paraissait étre la durable legon de le religion plus proton cut-<étre, comme je l’insinuais plus haut, c"est le faut nommer I’Un, qui est une maniére de parler et non un attribut ontologique de I"hénologie, semble échapper & son emprise, en dépit des réserves que marque I’Ethique (1, pr. 10 scholion). Le dieu de dans un dehors, méme si ce dehors ne le condamne pas 3 l’aliéna- tion. La dialectique hégélienne de l’intérieur et de l’extérieur me Mais je n’ai point l’intention de confier au poéte l'explication de Spinoza. Nous sommes invités 4 penser difficilement une dispersion Je nom commun de leur indépendance, quant a l’étre et 4 lintelligibi- Jité. On s’expliquerait ainsi que le spinozisme trace un chemin inédit entre les mystiques de I"Ineffable et les onto-théologies de la tradi- La religion d'Israél 0 V. Conclusions 1. Lareligion d'Israél, dans l'exégése spinoziste, répond, pour ensemble de ses traits spécifiques, & l'anticipation que nous en proposaient dune part la philosophic de la religion et la méthode dinterprétation d’autre part. A ceux qui s'en étonneraient, et qui accuseraient Spinoza d’a priori rationaliste, il faudrait répondre qu’une recherche de hasard n'a rien d'un authentique savoir. Il n'est point d'expérience sans idée préalable; comme il n’est point d’idée sans le corps d'expérience oi elle se vérifie. Ici encore, pensée et étendue, dans leur indépendance, rendent possible la réalité de Vhumain dans un texte d’écriture. 2 Les différents moments que nous avons discemnés dans la Religion d'Israél, dessinent une figure originale. La prophétie- révélation ne saurait se séparer de la loi sociale, vu qu'elle est ordre essentiellement pratique. L’élément moral de Ia prophétie n'a done de sens que par le politique qui linscrit dans le corps d’une nation, Et cette nation, & son tour, ne, peut exister que dans la mémoire d’un passé, oi! les gestes de Dieu dans les fulgurations du miracle confirment la singularité dune élection-vocation qui décide d'un destin d’exception. L’exception dans V'ordre de la nature re- fléte l'exception du privilege qui fait de I'Elu ta propriété du Dieu unique, et du Diew unique la quasi-propriété de son Elu et de son bien-aimé. La corrélation organique de ces éléments fonde la cohé- rence d'une « bonne forme», Ia solidité d'une existence théologico- politique, 3. L'existence théologico-politique d’une telle religion en mar- que les limites. Limites géographiques d'abord, qui en restreignent lampleur aux frontigres d’un pays et d'un peuple déterminé. Limi- tes psychologiques ensuite, que détermine la conscience collective dune position centrale dans l'histoire du monde. Limites éthiques, qui subordonnent les «biens spirituels » aux nécessités socio- économiques de la vie en commun. Limites gnoséologiques enfin, qui aisignent le «religieux» au premier genre de connaissance. 4. Ces multiples limitations ne doivent pas, cependant, atté- nuer la vection universaliste, par la loi de justice et de charité, que \ eae ees 70 Spinoza ~ Théologie et politique Spinoza n’a point manqué de repérer dans la révélation prophétique. 5. Il n'en-reste pas moins que ce mouvement d’excentration reste lié (comme on parle d’une variable lige) aux conditions régiona- les qui en freinent expansion. 6. On peut done concevoir un élargissement qui libére, en et pour elle-méme, l’essence morale de Ia religion d'Israél, 7. Cette libération s’affirme déja, pour Spinoza, dens ce qu'on appellera plus tard «I’essence du christianisme ». CHAPITRE 4 ES ECRITURES CHRETIENNES Je ne m’astreindrai pas, tout en le suivant de loin, au schéma qui m’a guidé dans "étude de la Religion d'Israél. J’adopterai, cependant, pour traiter des écritures chrétiennes, le fil conducteur que me fournit Ia théorie du premier genre de connaissance. Il faudra done, sur le cas chrétien, examiner ce que devient l'idée de révélation; puis, tenter de soulever le voile qui, pour Spinoza, abrite Vénigme du Christ. Il sera possible alors de définir le «nouvel esprit» que nous associons au message évangélique; et de considé- rer, en conclusion, I'essence et Ie destin du christianisme, On me permetira, au cours de cette étude, de ne point oublier qui je suis. L’absence totale de « préjugés » est un privilége divin qui ne saurait me convenir. I. Les deux Testaments 1. Spinoza n’ignore point, on s'en doute, la division tradition nelle des livres saints en Ancien et Nouveau Testament. Pour un chrétien, cette division marque sans doute une coupure, qui est plus qu’épistémologique, mais sur un fond de continuité dont la recon- naissance commune rend hommage & la Source juive du Nouveau. Attentif aux différences, que nous marquerons par la suite, Spinoza est surtout préoccupé, de par ses théses de philosophie et d’« her- n Spinoza ~ Théologie et politique méneutique », de préserver une « méme substance » qui se présente, pour reprendre sa terminologie, sous deux modes fort divers. Dans les deux cas, se manifestent les lignes essentielles dune religion catholique, C'est-A-dire «universelle», ot le «verbe de Dieu» identifie & la loi divine qui consiste elle-méme (Spinoza ne se lasse pas de le répéter) dans la charité et dans le véritable espri: ou élan du caeur (ch. 12, p. 97). Dieu est done I’auteur des deux testaments, quel que soit le nombre (qui n’a pas été révélé!) des livres dont ils seraient composés. De part et d'autre, on retrouve la « vraie reli ‘gion », les décrets divins, ainsi que ces particularités qui marquent la distance entre la lumiére, commune ou surnaturelle, et I's obscure clarté» du Dieu révélateur (ib.). Il importe donc de bien voir com- ment Spinoza congoit le lien et la distinction des deux extrémes. 2. «Nous powvons savoir pourquoi la Bible se divise en livres de Ancien et en livres du Nouveau Testament: c'est patce que, avant la venue du Christ, les prophes avaientcoutume de précher lareligion comme une loi de la nation, et en vertu du pact inauguré au temps de Moise; et que, aprés la venue du Christ, es aptresont préché a tous, et par la seule ve ust, cette mnéme religion mais en tant que gatholigue (ou universlle)}Ce n'est point que ces livres soient different par Ta doctrine; ce n’est point qu’ils aient été écrits comme charte d'une alliance; ce n'est point non plus que la religion catholique, qu est souverainement naturel le, fat alors vraiment nouvelle, si ce n’est par rapport aux hommes qui ne la connaissaient pas: il était dans le monde, dit saint Jean dans le Prologue, et le monde ne I’ point connu > (p. 98. Je maréterai A cette longue phrase qui dit Pessentel, mais est nécessaire d'expliciter qu a) Le lien que souligne Spinoza n’est pas celui qu'un chrétien, instruit de sa théologie, pourrait attendre. Le Christ, en effet, n'est point ici P'unité des deux Testaments. Pourquoi? La raison essentiel Ie, nous la connaissons déja. Si, dans la conception traditionnelle, le Christ est 'accomplissement de ’ancienne loi, c'est parce qu'il en est la fin: théologiquement, Jésus représente, pour le théologien, la 1téléologie immanente de 'ordre ancien. La plénitude des temps, et la consommation de l'histoire, s’interprétent, dans une herméneuti- que de ce genre, comme I’achévement, ou le remplissement d'un sens: celui du devenir historique, orienté par une providence. La Les écritures chrétiennes B sémantique des deux Testaments ne peut dés lors que s’autoriser d'une pré-destination, ou d’une aimantation «onto-christique », ana- logue & celle qui, dans l'univers aristotélicien, aspirait vers le par- fait, qui «meut toutes choses en tant qu’aimé », le mouvement des oiles fixes et du monde sublunaire. Il ne saurait, pour Spinoza, y avoir, sinon par lillusion du désir, de «causes finales » qui, sous la forme d’idées, descendraient dans la nature ou dans l'histoire, pour cen sublimer Ie destin. La sémantique, restituée scientifiquement elle-méme, récuse le pacte antique qui lie la théologie a la téléologie. Nous ne projetterons pas, fit-ce pour la gloire du Christ, nos inten- tions ou nos désirs dans le tissu des événements. Une lecture objec- tive ne saurait rédupliquer dans un passé antérieur la figure du futur. Elle doit, dissociant la sémantique du sens onto-téléologique, dis- cemer, dans le maquis des positivités discordantes, I'invariant subs- tantiel qui unit, sans calcul des dispositifs providentiels et sans «ruse de raison dans l'histoire», l'antique et le nouveau. ) Cette unité substantielle, Spinoza la formule dans I’expression «religio catholica ». Les deux testaments disent une méme doctri ne, affirment une méme catholicité de la religion. Cette catholicité ne dit rien de plus que l'universalité d'une religion naturelle. Natu- relle, non point au sens, que Kant popularisera, d'une religion « dans les limites de la raison», comme si les philosophes, opérant sur des données positives, devaient abstraire de leurs contingences assem- biées un extrait o¥ s’aboliraient leurs divergences scandaleuses; mais dans acception, la plus courante, d'une pragmatique qui pres: crit des comportements de foi, d’obéissance et de charité, compati- bles tant avec la liberté de la raison quavec la praxis d'une commu- nauté politique. ©) Le nouveau testament ne fait donc advenir rien de substantielle- |= nouveau. I réactive un germe d’universalité, enfoui sous le régionalisme des pratiques et d'une religion déterminée par sa confi- guration ethno-politique. Ou est alors la différence? La césure est marquée par un indice chronologique : avant la venue du Christ, apres cette venue. Nous ne nous étendrons pas sur la conception spinoziste du temps qui, comme le nombre qu'il accompagne, fait partie des «étres de raison» (cf. L. 12), L’étre au sens plein exclut le temps, mais ne refuse pas la durée. Encore faut-il préciser qu'il ne s"agit ici 4 Spinoza ~ Théologie et politique ni du temps objectif de la physique, ni du temps du psychologue, mais dune socialisation du temps par le calendrier. Le poin: zéro de ce calendrier fait la coupure entre I'avant et l'aprés. TI ne se com- prend, dat-on aujourd’hui en récuser lorigine, que par un préjuge- ment de foi, qui est un jugement de valeur. Le point zéro del'axe du temps n'a rien d'un élément neutre. d) La différence ainsi précisée, comment se présente-t-elle? Pour le mieux entendre, puisque Spinoza maintient Videntité essence ou de substance doctrinale entre les différents, je ferai appel A une vieille doctrine : celle des « états de I'essence », telle que, transmise des Grecs & travers les Arabes, on la retrouve dans le De Ente et Essentia de saint Thomas. Cette doctrine parle, en effet, des érats dune essence qui se maintient invariante en sa définition, en elle-méme ou en sa nature (cf. L. 34), travers ses modes de présentation. Nous distinguerons done T'essence en sa « solitude » abstraite, I'essence en sa particularisation individualisante, 'es- sence en son état duniversalité, Or la substance religieuse de I’ An- cien Testament c'est, pour Spinoza, la «religion catholique» mais en tant que loi dune nation, sous sa modalité ethnique et géographi que; la substance religieuse du Nouveau, c'est la méme essence mais en son état d’universalité : en d'autres termes, c’est universe! cen tant qu’universel. ©) Il ne suffit pas, cependant, 4'affirmer cette universal en tant que telle. L'additif spinoziste «ex sola vi passionis Christi», de «par la seule vertu de la Passion du Christ», est fort important. II souligne que la mort du Christ a été la force qui a pu abattre les frontiéres, comme s‘il y avait dans cette mort de l’individu et aux limitations de I'individualité (ou encore au principe individuation), la condition de possibilité préalable & |’avénement de l'universel. Cette résonance hégelienne surprend dans un climat spinoziste. Elle ft d'autant plus précieuse. Car elle ie la prédicatior aposto- lique de la mort du Christ & la puissance irruptive du Nouveau. Le processus d’universalisation exige donc le dépassement du régiona- lisme spatio-temporel, le dépassement aussi du pacte social qui lait Dieu a un peuple déterminé, et & un lieu de terre sainte. Mais il est clair aussi, comme le rappelle Spinoza dans L. 73, qu'il faut surmon- ter le « Jésus selon la chair» que saint Paul hui-méme dédarait ne plus vouloir connaitre. La mort n'est vraiment principe de novation | Les écritures chrétiennes 15 ‘que si elle affecte aussi bien le fondateur de l'ancienne alliance que Vinstaurateur du Nouveau Testament. Et c’est dans cet esprit que nous devons lire les livres du nouveau temps. 3. Spinoza, de son propre aveu, se sent moins a l’aise scienti quement dans ces livres que dans ceux de la Religion juive. La méthode, certes, ne change pas. Mais dans cette province oi, bien avant lui, tant d'autres, et des plus érudits, ont travaillé, il s‘avance avec plus de prudence en raison d'une part de sa connaissance imparfaite du grec, en raison d’autre part de la disparition des originaux en langue hébraique qu’il aurait pu, s'il en était encore, examiner loisir (ch. 10, p. 86). J'essaierai de préciser la maniére, sa maniére & lui, de lire ces textes; puis de déterminer, sur ses indica- tions, le statut de l’apétre en son rapport & celui du prophete. De prime abord, on pourrait estimer qu'il se trouve plus chez lui, philosophiquement, dans ces écritures que dans les livres de ancien testament. Il y respire mieux parce que sa sensibilité & Cuniversel le met dja en consonance, S’il retient te mot «’inspira- tion, et s'il y insiste avec saint Jean, c'est parce que le «régne de pourrait-on dire, se fait spontanément « pneumatique ». Je prendrai [comme exemple la lettre 75 qui traite de la résurrection du Christ, et |e ne [ui parait pas une vaine expression. Son exégése, | Joi son exégese spirituelle se fait plus insistante. On devine qu'il ne s‘attardera guére & une «réanimation du cadavre ». I note, avec une certaine acuité, que Jésus n’est apparu ni au Sénat, nia Pilate, ni aux infidéles mais exclusivement aux saints, comme du reste il est ap- paru jadis & Abraham. Certes, I’aflabulation a recouvert le noyau de Vérité qu'il essaie de dégager : corps quasi aérien, espace imaginaire lou.I’on se proméne, ascension et session a la droite de Dieu. sur ces |divers points, nous retrouvons la constante imaginative qui spécifie le premier genre de connaissance. Il y a, cependant, dans les textes eux-mémes de quoi en dépasser la lettre qui tue, selon leur propre témoignage. Spinoza conclut: «la résurrection des morts est en réalité spirituelle, et elle a été révélée aux seuls fideles selon leur capacité de compréhension; il faut entendre que le Christ est ressus- cité des morts (morts au sens oi il est dit: laissez les morts ensevelir leurs morts), en méme temps que, par sa vie et sa mort, ila donné un exemple de sainteté; et il ressuscite ses propres disciples dans la mesure exacte oit ceux-ci suivent cet exemple de sa vie et de sa ne 76 Spinoza ~ Théologie et politique mort». C’est ainsi qu'il explique le chapitre 15 de la premiére aux Corinthiens. Et il ajoute : « Il ne serait pas difficile d'expliquer par cette hypothése toute la doctrine de I'Evangile ». L’essence de la résurrection serait donc, pour le Christ, le passage du temps & I"étemité, de la vie commune des mortels & la vraie vie en esprit; et, [pour les fidétes, 'imitation de sa vie et de sa mort. On peut alors se demander si, en reprenant, selon son propre aveu (L. 18), 'exégese allégorique, il ne s'expose pas au reproche qu'il adressait au commen- taire spéculatif de philosophes tels que Maimonide. A vrai dire, il ne se contredit pas, en dépit de ce malheureux appel & I'allégorie. Tout d'abord parce qu'il maintient, en plein accord avec ses théses, essence morale du religieux. Et la résurrection n’est point une exception, puisqu’elle-méme, prise en sa signification centrale, abs- traction faite des récits qui la dramatisent ou l'accommodent au public, reste d’ordre éthique, tant dans le Christ que dans ses fidéles appelés & le suivre. Mais aussi et surtout, cette interprétation « spiri- tuelle» (que, jadis, on dénommait «tropologique », parce qu’elle concerne les meeurs ou les « tournures » de la vie), est parfaitement cohérente avec esprit de I'Evangile paulinien et johannique (bien que, note-t-il, Jean, dans son grec, « hébraise » parfois plus que Paul); esprit qui ne connait ni la « plénitude charnelle » de la sensibilité‘ti Vétroitesse de la lettre. Il ne s'agit donc pas de détourner I'Evangile | de sa signification normale, pour Iui imposer Ie fardeau de proposi- tions spéculatives mais, tout simplement, dele « suivre»,telqu’ilest, en son sens spirituel. Mais si, pour le chrétien comme pour Spinoza, il serait aberrant de confondre la lettre et l'esprit, la chair et le « pneuma, en dépit de retombées imaginatives vers un sens étroitement littéral, il ne faudrait pas en conclure & un «spiritualisme » désincamé. En quel- que état que I'esprit se trouve, il reste et doit rester Vidée d'un corps. Cette connexion est indéclinable. Dés lors, si l'on admet (E. V, pr. 23) que «1"fme humaine ne peut étre détruite absolument avec le corps, mais que quelque chose d’elle demeure, qui est Gtemel», & savoir l'idée qui, en Dieu, c'est-a-dire dans intellect infini, « exprime, sous les espéces de Iéternité, essence de tel ou tel corps humain », — idée qui appartient & essence méme de ’ime (ib- pr. 22), ilfaudrait aussi admettre que la résurrection, en esprit et en vérité, ne nous détourne de Pimmortalité biologique que pour nous ancrer dans I’éternité. Nous pourrions alors définir le «régime Les écritures chrétiennes 77, pneumatique» de la résurrection comme un «sentiment» et une «expérience que nous faisons de notre étre éternel en Dieu, en dehors de toute imagination de pré-existence ou de survie d’outre- tombe. L’éme, idée de Dieu et idée de son corps, participerait ainsi, par le troisiéme genre de connaissance qui implique nécessairement Vamour intellectuel de Dieu, 1"éternité divine (cf. ib., pr. 23, scholium). Spinoza, curieusement, n’a pas prolongé son exégese «allégorique » jusqu’a ce point de cohérence, qui met en rapport une interprétation spirituelle et une métaphysique de l’esprit, telle que la développe la demnitre partie de I’Ethique. Peut-étre, par souci de ne point confondre ce qui restait pour lui deux ordres distincts, a-t-il préféré insister sur le seul aspect moral des textes chrétiens. Il n'est point siir toutefois que cette séparation, dans le cas précis qui nous occupe, puisse étre strictement maintenue. 4, La chose est d’autant plus étonnante que Spinoza lui-méme, qui n'est point suspect de concordisme a tout prix, a senti Paffinité avec sa doctrine de certains passages néo-testamentaires, dont il aimait les résonances «métaphysiques ». «Jaffirme avec Paul, précise-t-il (L. 73), que tout existe et se meut en Dieu». Il pergoit aussitot le lien de telles affirmations avec sa thése sur la causalité immanente (E. I, pr. 18). Cette these écarte Ia doctrine théologique de la création comme causalité transitive, analogue a celle du fabri- cateur qui, 'ouvrage terminé, laisse «en dehors de lui» sa créature a elle-méme, comme s'il pouvait y avoir une autre substance en dehors'de Dieu. Peu importe que le texte paulinien ne soit qu'une miniscence de poésie paienne, puisque, remarque-til, tous les philosophes anciens, et les plus vieilles traditions hébraiques, bien que dune autre maniére, sont du méme avis. On a parfois l’impres- sion que la fronti@re est indécise entre ce qui est philosophique et ce qui est religieux; et que le non-philosophique fait plutot partie de la superstition que de la religion elle-méme (L. 73). L’exégése spécula- tive que la nouvelle méthode condamnait réapparait aussi dans Vinterprétation de l'image «prédestinationniste» du potier chez saint Paul. Image singuliére, qui réactive l'idée de « causalité transi- tive» et de création, en opposition & la causalité immanente qu'on lui substituait; mais dont Spinoza retient l’accent « nécessitariste » Le lecteur de saint Jean et de saint Paul, qui ne cache pas son intérét philosophique pour leurs écrits spirituels, n’oublie pas pour 8 Spinoza ~ Théologie et politiaue autant sa tache exégétique. Le chapitre 11 du T.T.P. témoigne en particulier d'une grande perspicacité, Et a question elle-méne, relative & la qualité proprement «doctorale » des auteurs du Nou- veau Testament, indique quel point Spinoza reste attentif aux differences, Personne ne doute, certes, que les apdtres aient été aussi des prophétes. Mais on a le droit de se demander si, en tant qu’éc vains, «ils ont composé leurs épitres sur révélation et sur mandat explicite, comme jadis les prophétes, tels Moise, Jérémie et :ant autres, ou bien s'ils ont fait & titre privé, et en tant que do teurs ». La prophétie est un charisme rare et intermittent. Le doc- teur, par contre, enseigne en quelque sorte de maniére permanente et de sa propre autorité. Or saint Paul (I Cor 16, 6) semble distinguer deux modes de prédication: «l'un par révélation, autre par connaissance humaine ». D’oi la question, motivée par ce passage dans leurs écrits agissent-ils comme prophétes ou bien comme doc- teurs? (ch. 11, p. 87). «Au vrai, si l'on regarde au style de ces épitres, on ne peut qu’étre frappé par son allure qui est totalement étrangére au style prophétique. Les prophetes, en effet, et c’est eur maniére la plus courante, témoignent partout qu’ils parlent sur commandement divin : Ainsi parle le Dieu des armées, non seule ment dans leurs prédications mais également dans leurs lettres. Dans les épitres apostoliques, nous ne lisons rien de semblabie. » Paul (I Cor. 7, 40), par exemple, précise qu'il parle selon son opinion. En d'autres endroits, il avoue ses perplexités & travers les formules od perce une prise de position: « Nous estimons doe » Rom. 3, 28) ou bien « moi, j'estime que » (Rom 8, 18). Ailleurs Cor 7, 6), on peut lire: «c'est moi qui parle et non sur un précepte, Je donne un conseil etc. » ‘On constate done, dans les écritures néo-testamentaires, l'af- fleurement d’un Ego, dun Moi religieux qui paraitrait insolite au niveau du prophétisme. Parfois méme cet indice personnel se ren- force d'un rappel des infirmités qui soulignent, dans 'Ecriture, le facteur humain en sa plus modeste manifestation. Les Apétres pro- ongent ainsi un enseignement évangélique, profondément marqué par la personnalité du Christ qui, par contraste aux docteurs insigni- fiants ou prétentieux, prononce avec gravité: Et moi je vous dis Sion considére la manigre dont est transmis l'enseignement du Christ, et non plus le style des écrivains, on s'apercoit d'une Les écritures chrétiennes 9 nouvelle différence. «Car les apétres introduisent partout des rai sonnements, & tel point quits paraissent discuter plutt que prophé- tiser». Les prophéties, par contre, contiennent des décrets dogma- tiquement prescrits. Dieu qui parle en elles n’a pas & raisonner: il impose et s*impose d’autorité (ch. 11, p. 88). Le raisonnement ne pourrait qu’affaiblir Pautorité du. prophéte. Quiconque, en effet, veut confirmer ses positions par un raisonnement en forme, les soumet par le fait & arbitrage d'un tiers. Et saint Paul fait état de cet arbitrage possible. Il s’expose délibérément au jugement de sagesse de ses correspondants : « Jugez vous-mémes ce que je dis» ({ Cor. 10, 15). Hy al&l’amorce d’un dialogue, quien appelle & une certaine autonomie du discursif. En ce sens, et en opposition a la pratique la plus ordinaire du propheéte, on peut dire que les auteurs du Nouveau Testament font usage de la lumiere naturelle. Ils semblent écarter le régime imaginatif du premier genre de connaissance, si caractéristi- que du prophéte, pour passer au régime rationnel du second genre. Cette accentuation de fa lumigre naturelle ou du «jugement naturel » (p. 89) se confirme dun nouveau trait caractéristique : les apétres n'ont jamais regu ordre d°écrire. Ils ont regu, il est vrai, Yordre de précher. Mais le précepte était générique. Il laissait & chacun le choix des temps et des lieux. Les apétres, tout compte fait, ont beaucoup plus de liberté de mouvement que les prophites. Cela se comprend, du reste, sil’on tient compte de la différence des vocations. Le prophéte a un rayon d'action fort limité, Les apotr sont envoyés «A toutes les nations ». Et c’est précisément cet uni- versalisme de leur vocation qui confére & leur activité apostolique une si grande liberté «initiative. Il y a donc une corrélation évidente entre d'une part I'extension sans limite de leur mission ou vocation ct, d'autre part, Vintensité proprement humaine de leur agir. On s‘explique par 1a l'émergence de I’élément personnel dans leurs écisions, dans leurs argumentations, dans leur facon d’organiser la communauté, D’un point de vue philosophique, la différence que ‘nous soulignons remémore l’opposition entre imagination, toujours passive chez Spinoza, et I'activité d’entendement. Le Nouveau ‘Testament inaugure, dans l’ordre religieux, une coupure qui corres- pond, en gros, & celle qui sépare l'image de l'idée. Mais du méme mouvement, il semble que I’on passe de la lumiére surnaturelle a la lumigre naturelle. Le christianisme serait-il donc l'anticipation, en- core obscure, du futur avénement de la raison? 80 Spinoza ~ Théologie et politique 6. Sil’on admet que les épitres des Apdtres, en tant qu’écrites par des docteurs, ne relevent que de la lumiére naturelle, comment se fait-il qu’elles puissent nous enseigner des choses quine tombent pas sous cette lumigre naturelle? (ch. II, p. 91). La question est en effet fort pertinente. En vertu de la corrélation entre la puissance connaissante et son objet, le caractére naturel de la premiére en- traine celui du second, Comment dénouer le paradoxe? En revenant anos principes d’exégése, qui nous prescrivent de ne suivre que les indications de I'Ecriture. Or, en parlant des Apétres, nous avons constaté & quel point ils sont libres dans leur maniére de tirer, par raisonnement, de ce qu’ils ont regu, nombre de conclusions dont ils informent leurs lecteurs. Tout se passe donc comme si ce qu’ils avaient « vu et entendu » obéissait au seul régime du rationnel. De plus, Vuniversalité du message apostolique indique a suffisance le caractére moral de cet enseignement. Nous le savions déja: ce par quoi le «religieux» transcende le régionalisme de image et du contexte social, est précisément I’élément éthique qui transparait dans et a travers ces étroitesses. A fortiori, quand il s‘agit du christianisme, de la «religion apostolique », qui accentue, en ét pour elle-méme, la portée universelle de la doctrine, doit-on affirmer la prédominance de cette substance morale. Plus le message est u versel, plus s'affirme aussi son essence pragmatique et humaine. és lors, bien que «la simple histoire du Christ, telle que la nar- raient les apOtres, ne tombe point sous la Iumiére de la raison, la doctrine du Christ, qui se résume en enseignements moraux, est facilement accessible a la lumiére naturelle» (p. 91). Or. comprend, dans ces conditions, que les apdtres n’aient guére éprouvé de d culté & propager cette doctrine, et qurils aient eu toute liberté dans le choix des moyens de la diffuser. Qui a l'autorité pour enseigner (et TApétre, avons-nous dit, est plus docteur que prophéte) dispose aussi, pour la proposer, d'une ample gamme de possibilités. Saint Paul a sa maniére 2 lui qui n’est pas celle des autres. Il diffe sur un fondement qu'il revendique; mais le fait méme qu’il mentionne, fit-ce pour les critiquer, d’autres «fondements», monire bien une certaine latitude de forme dans enseignement chrétien. Le destin des docteurs chrétiens est celui-méme de tout docteur qui pratique sa méthode particuliére. On ne s’étonne point que, s‘ils concordent dans lessentiel (C'est-&-dire dans I’éthique), ils divergent quant aux raisons, c’est-a-dire quant aux fondements. L’Eglise, il est vrai, \ Les écritures chrétiennes 81 dans ses définitions conciliaires, distinguait soigneusement des af- firmations qui s'imposent, les motivations plus ou moins contesta- bles qui les justifient par recours a la raison ou aux Ecritures. Mais, dans le cas présent, c'est le fait méme du caractére doctoral inhérent au charisme apostolique qui suscite les divergences. La diversité doctrinale, que l'on observe par exemple, sur le chapitre des ceuvres et de la foi, entre I'enseignement de Paul et celui de Jacques, n'est point un accident da & une simple diversité de tempérament. Tl est essentiel au statut méme de I'office apostolique de provoquer ces dissidences. Les schismes que I’Eglise a conus depuis les temps apostoliques ne sont point fortuits. Ils s'inscrivent dans la logique méme d’un apostolat de style doctoral et non plus strictement pro- phétique. L’enseignement chrétien n’échappera & ces vicissitudes que si l'on procéde & une sérieuse discrimination des éléments, Tl faut séparer la religion des spéculations philosophiques qui en ont troublé I’équilibre, au bénéfice des «dogmes » moraux, «tres sim- ples et en trés petit nombre », qui en constituent Iessentiel. L’ensei- ‘nement de Jésus n’avait rien, en effet, de compliqué. Mais ila fallu Paccommoder aux nécessités du temps. D’oit les superstructures idéologiques, empruntées aux différents milieux et aux mentalités si diverses qui ont d’abord facilité et, par la suite, freiné son expansion universelle. Paul, le plus philosophe de ces docteurs-apétres parce qu'il était l'apotre des paiens; est aussi le plus ouvert & ces infiltra~ tions aussi nécessaires que dangereuses. Moins philosophes, ses collégues d’apostolat, au rayon d'action plus restreint, ont adapté au monde juif, étranger aux problémes philosophiques, une doctrine dont, paradoxalement, ils ont maintenu, mieux peut-étre que lui, Te caractére éthique. De toute maniére, il faudra bien en venir & une religion «pure de toute philosophie ». C’est le seul moyen, estime Spinoza, de la «libérer de toute superstition » (p. 93). Telle est, en ses grandes lignes, I’exégése d’ensemble que nous propose le T.T.P. du Nouveau Testament. Elle serait incomplete si nous ne tentions d’élucider le rapport qu’elle entretient avec la figure du Christ. 2 Spinoza ~ Théologie et politique IL. Le Christ Sur le Christ, Spinoza est resté dune discrétion exemplaire. $'il ignore comme Paul le Jésus de I’histoire et de la chair, il s"intéresse visiblement a l’énigmatique figure du Christ. Pour éviter toute inter- prétation tendancieuse, qu'elle soit de droite ou de gauche, je ras- semblerai, parmi ceux qui nous sont parvenus, les quelques textes oi il parle du Christ. Et j'essaierai d’en mesurer la portée. 1, Je passerai rapidement sur un passage du Court Traité 1, ch 9 ob il est dit tant du mouvement infini que de lentendement infini au’ils « sont fils, ouvrage ou créature immédiate de Dieu». Il n'est point difficile de repérer, dans histoire des doctrines, les antécé- dents de ce langage, philosophique et théologique. Je rappellerai simplement la triade néo-platonicienne: étre-vie-pensée qui a pu servir, sans qu’il y ait eu influence consciente, de modate & la triade spinoziste, ici mentionnée : substance-mouvement-pensée. Je n’in- siste pas sur la théologie chrétienne qui a eu tant de peine & écarter tout subordinatianisme de la pensée du Fils ou du Verbe: Cette terminologie de la « filiation » reste importante dans la mesure oi les textes christologiques de Spinoza sur le Christ « sagesse », « voix de Dieu», «bouche de Dieu» lui font écho en renvoyant au méme contexte philosophico-théologique. Le passage le plus explicite se trouve dans T.T.P. ch. 1, p. 362-363. Il est précisé que Dieu peut se communiquer immédiate- ment a esprit humain, sans intermédiaire sensible de vision ou audition, puisqu’il se communique (fondamentalement) & toute Ame humaine par son essence. « Toutefois, pour qu'un homme persoive, par son seul entendement, ce qui n’est point contenu dans les premiers fondements de notre connaissance et n’en peut étre déduit, il lui faudrait un esprit plus puissant et plus excellent que celui de humaine condition. C’est pourquoi je ne crois pas qu’un homme se soit élevé au-dessus des autres & une aussi haute per- fection que le Christ & qui les desseins divins, qui conduisent les hommes au salut, ont été révélés, sans paroles ou visions, mais immédiatement: c'est ainsi que Dieu par esprit du Christ s’est manifesté aux apotres, comme jadis & Moise par une voix aérienne. Et c’est pourquoi la voix du Christ, comme celle qu’entendait Moi: se, peut étre appelée voix de Dieu. Et en ce sens nous pouvons dire | Les écritures chrétiennes 83 que la Sagesse de Dieu, c’est-a-dire la Sagesse qui est au dessus de Vhumaine nature, a assumé dans le Christ la nature humaine. Et que le Christ a été la voie du salut » Spinoza fait manifestement allusion au dogme christologique, mais pour en écarter aussit6t toute mythologie ou « théologie » sa- vante, qu'il avoue, dans un euphémisme, avoir peine & comprendre, S’en tenant a I’Ecriture qui ne parle A ce propos ni d’apparition de Dieu ni de locution mystérieuse, il pense que le Christ est le seul homme qui, ayant communiqué avec Dieu d'esprit a esprit (et non : face & face), a pu se passer de toute médiation imaginative. En ce sens la divinité du Christ n'est qu'une maniére détournée d’en proclamer Ia perfection humaine. Dans V'ordre religieux, il rept sente ce sommet qui dépasse & la fois Moise et Salomon. La révéla- tion tend ici A se confondre avec la « science intuitive » et «l'amour intellectuel de Dieu » Les autres textes, que nous avons eu l'occasion de commenter, insiste sur esprit évangélique et sur la voie morale du salut qui s'identifie au message du Christ. Nous n’avons rien & y ajouter. 2. Linterprétation de ces textes, sil’on admet qu'un homme de cette probité n'ait pas été uniquement guidé par un souci d’accom- modation aux lecteurs chrétiens de son oxuvre, ne parait point poser d'insolubles problémes. Spinoza reconnait la singularité du Christ. Cette singularité ne l’exile point de I’essence humaine. Mais, d'une certaine maniére, elle I’éléve au-dessus de I'humaine condition. Cet ‘exces consiste, pour l’essentiel, si l'on s'en tient & la sphére du religicux, & un dépassement du prophéte et du prophétique. Que pouvons-nous en conclure? La conclusion se nuance selon qu'on adopte le point de vue de l’exégete Spinoza; ou selon qu'on accepte de le prolonger dans une perspective de philosophie spino- ziste. ‘Au niveau strictement exégétique, Spinoza, s‘appuyant sur la seule Ecriture, note les différences entre le Christ et les prophétes. Il constate une absence de médiation imaginative, qu'il observe par contre chez les seconds. Un point c’est tout. S'il s’avance un peu plus, c’est en vertu de réminiscences théologiques qu'il traduit, & sa maniére, comme assomption, dans le Christ, de la nature humaine sous la souveraine sagesse de Dieu. Cette sagesse n'est point défi- nie, On peut avancer sans trop de risque qu'elle se distingue du 84 Spinoza - Théologie et politique savoir proprement dit (le deuxiéme genre de connaissance). Les apétres raisonnent beaucoup. II ne semble pas que le Christ at brillé par des prouesses de discursivité. I n'est pas davantage un philoso- phe. Fils de Dieu, si l'on veut, mais en I'acception strictement «

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