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Quelle sociologie pour le travail social? Réflexions sur les relations entre la sociologie et son environnement Danielle Biitschi (dipl. sc. pol.) et Sandro Cattacin (PhD)* Cet article réfléchit sur les relations possibles entre la recherche sociologique et son environnement. Dans une premiere partie, nous présentons différentes positions sociologiques et les relations qu'elles entretiennent avec leur environnement lors des différentes étapes de la recherche. A partir de ces distinctions, nous analysons la démarche méthodologique adoptée lors de notre recherche portant sur le réseau d'organisations publiques et privées s'étant formée dans les champs du vih/sida et de Yalcoolisme afin diillustrer les rapports que nous avons établis avec notre environnement. En résumé, nous pouvons dire que nous avons adopté une position de sociologie pratique. Plus précisément, nous avons développé une approche qui se veut indépendante par rapport A ses mandataires et au champ analysé, sans pour autant s'isoler ou étre dénuée de toute prétention envers le champ analysé. * Université de Gendve, département de Science politique Le texte qui suit réfléchit sur les relations possibles entre la recherche socio- logique et son environnement. Plus précisément, nous tenterons de répondre & la question: quelles sont les possibilités d'interaction entre sociologie et travail apergie social? Aprés ung jen’ schématique de différentes positions sociologiques et de leur rapport avec leur environnement, nous présenterons et analyserons les différentes étapes d'une des recherches que nous menons actuellement (sur le théme des relations entre organisations publiques et privées dans les domaines du vih/sida et de I'alcoolisme) et les rapports que nous avons entretenu avec notre environnement - entre autres les travailleurs sociaux prea (tgavaillant dans les deux domaines étudiés - lors de ces différentes étapes. La sociologie: un ensemble pluriel Crest dans les années cinquante que la sociologie moderne s'est affirmée, en Europe, comme étant une discipline innovatrice - autant du point de vue des concepts analytiques qu'elle introduit que de sa “conscience” d'étre une science qui analyse la société. Le discours sur la relation entre la sociologie et son environnement est, en effet, un point essentiel de confrontation a l'intérieur de la discipline. Les débats des années soixante et soixante-dix portant sur cette relation se sont d'abord cristallisés sur le “positivisme”, et plus tard sur la “fonction critique de la sociologie“1. Le temps des grands débats en sociologie est, aujourd'hui, révolu. Notre discipline s'est affirmée et intégrée dans le systéme des sciences et a perdu le devoir et le besoin de se légitimer envers l'“objet”, ou mieux, envers les sujets de recherche. Cette autonomisation de la discipline par rapport a la réalité qu'elle analyse est un phénoméne typique que I'on retrouve dans les processus d’institutionnalisation. Quelles sont les conséquences des cette “institutionnalisation” de la so- ciologie? En premier lieu, les critéres des fonctionnement (ou les codes) n‘ont plus besoin de trouver un appui extérieur la discipline. Plus précisément, le ou la sociologue utilisera des codes tournés vers la sociologie et non plus vers la réalité analysée. Ainsi, les discours s'autonomisent et trouvent leur légitimité & Vintérieur méme de la discipline, qui évoluera, dans le meilleur cas, par Vutilisation d'une multiplicité de codes en concurrence et, dans le pire des cas, par une pluralité de “jeux de mots” intraduisibles les uns pour les autres. La réalité se trouve entre ces deux extrémes. En effet, il n'existe plus un débat dominant dans la sociologie, mais une grande série de communautés qui ménent des débats plus au moins ésotériques se confrontant, occasionnellement, lors de congrés consacrés & la discipline (sans que ces congrés aboutissent & une homogénéisation de la sociologie). Autrement dit, la sociologie n'est plus un ensemble monolithique, mais regroupe des sociologies distinctes et plurielles. Avant d'entrer véritablement dans notre propos, nous aimerions d’abord différencier la sociologie contenue dans le titre de notre texte et une sociologie qui gagne aujourd'hui toujours plus d'importance en dehors des universités et des centres de recherche post et para universitaires, & savoir la sociologie vivant de mandats - une espéce d'entreprise de “services sociologiques”. Le chercheur ou la chercheuse est sans doute plus libre dans des centres de recherche ne dépendant d'aucun mandataire du fait de son appartenance @ un systéme relativement autonome par rapport a son environnement qui légitime son statut de sociologue dans l'utilisation de standards établis dans le systéme des sciences et, plus précisément, dans le sous-systéme de la sociologie. Le chercheur employé dans une “entreprise de services sociologiques” doit, en revanche, répondre aux attentes du mandataire - qui souvent est aussi son employeur - et se trouve ainsi dépendant de son environnement pour obtenir une quelconque légitimité. Compte tenu de ces différentes relations entre la recherche sociologique et son environnement, le type de sociologie pratiquée connaitra différentes formes. La -4- sociologie lige 4 l'entreprise (qui doit vendre un produit) sera forcément pragmatique et devra répondre & des questions précises définies a l'avance?. Par contre, au sein d'un centre de recherche “indépendant”, cette attitude pragmatique n'est pas (ou dans une moindre mesure) demandée et le chercheur est libre de se situer par rapport a son environnement. Or, cette liberté du chercheur “indépendant” s'inscrit dans le cadre des sociologies au pluriel?. Selon la théorie de référence - ou plus exactement la position épistémologique - choisie par le sociologue, la relation avec son environnement se présente différemment. Une analyse - trés schématique - nous permet de distinguer au moins quatre positions sociologiques qui se différencient sur leur relation qu'elles entretiennent avec le champ de recherche: La premitre position est celle tenue par la “sociologie positiviste” affirmant que les sciences sont neutres et qu'elles ne proposent aucune norme. Dans un tel contexte, les sciences n'ont aucune prétention sur leur environnement et se limitent & produire un savoir qui pourrait aider leur entourage (par exemple le travail social) en contribuant, selon les termes de Weber (1959, p. 89), A une “oeuvre de clarté“. Cette position qui s'inspire, en régle générale, de individualisme méthodologique néglige la force des structures et préfére des explications fondées sur l'agrégation des comportements individuels. Une seconde position estime que la science est un sous-systéme de la société {avec son propre code) et qu'il n'y a pas de possibilité pour elle d’entrer en contact avec d'autres systémes ou sous-systémes. Cette position adopte une perspective constructiviste dans laquelle l'empirie a peu de place et les descriptions scientifiques de la réalité se basent sur des constructions en codes scientifiques’. Le but du constructivisme est de déceler les structures de la société. Troisiémement, on peut considérer la science comme action. La seule fagon qu’a la science d'apporter des résultats est de participer A son entourage afin qu'elle puisse comprendre et faconner son entourage. On pourrait appeler cette position, avec Balandier, sociologie dynamique5. Comparée au constructivisme, la sociologie dynamique cherche A comprendre les changements tout en slopposant aux analyses des structures (éternelles). Enfin, la dernigre position congoit son environnement comme partenaire dans la réalisation de la recherche. Cette positon herméneutique re- constructiviste cherche & déchiffrer le “sens commun” en Jui donnant un statut dlorientation théorique. Réflexion philosophique et analyse empirique sont lies de fagon pratiques. Nous pensons que ces quatre positions schématisées aideront a illustrer notre démarche. Nous ne nous sommes pas directement inspirés de ces positions mais nous pouvons néanmoins les utiliser pour argumenter et définir notre position de recherche”. Etapes de recherche Pour définir notre relation par rapport A notre environnement, nous avons pensé que celle-ci se dessine dans la recherche elle-méme ou, plus concrétement, dans les étapes de recherche. La recherche sociologique passe par différentes phases et moments. En premier lieu, le chercheur se doit de définir l'objet de recherche (ou le champ étudié). Ensuite, il s'agira de récolter les données afin de fournir un matériel de base pour I'analyse. C'est en effet a partir de ces données que le chercheur, dans un troisime temps, arrivera a des résultats. Enfin, la recherche doit étre diffus¢e ou retransmise a I'extérieur du systéme scientifique. Ce dernier moment, s'il constitue souvent la dernidre étape du processus de recherche, peut aussi se réaliser lors des différentes étapes citées ci-dessus. Si ces moments et étapes constituent des constantes de la recherche sociologique, les différentes positions sociologiques que nous avons présentées plus haut les appréhendent de maniare différente. En ce qui concerne la définition de l'objet de recherche, un chercheur adoptant une position positiviste définira son champ de recherche en partant de “faits sociaux” ou “phénoménes étranges” (strange facts). Plus précisément, c'est & partir d'une situation dotée d'un intérét sociologique quelconque (par exemple, la pauvreté en Suisse) que le chercheur émettra des hypothéses. Le chercheur constructiviste, par contre, intégrera déja des éléments théoriques dans cette premiére étape, car pour lui la recherche sociologique a pour but de mettre en relation différents éléments et de construire ainsi la relation. Pour cette position, des “faits sociaux” isolés n’existent pas. Tout est relié dans un systéme qui est défini par des régles que seule l'abstraction de I'anecdotique - et méme de Vhistorique - peut déceler8. Pour le chercheur pratiquant la recherche-action, la définition de son objet de recherche sera dictée par un but d’émancipation face & des situations de discriminations et d'inégalités. Selon cette position, une re- cherche sur la pauvreté ne sera pas initiée par le simple intérét sociologique face & cette problématique, mais par le désir de voir celle-ci disparaitre. La position reconstructiviste est, dans cette dimension “émancipatrice”, comparable a la sociologie dynamique. Le th8me de la science est le miroir des problémes de la société. Lors de la récolte des données, ces positions se distinguent sur les méthodes employées et le type de données utilisées. Alors que les “positivistes” récolteront leurs données dans le but de pouvoir valider statistiquement les hypothéses sur les “faits sociaux” en utilisant des données (sur les variables définies avant la récolte) essentiellement quantitatives, les constructivistes emploieront diverses méthodes qui leur permettront de découvrir différentes relations entre les phénoménes. Pour ces derniers, le but est de trouver un type de données qui permette la construction d'un systéme fonctionnel. Dans ce sens, la récolte n'est -7- pas déterminée par une méthode précise et unique, mais par le but de trouver des arguments pour la construction d'un systéme préalablement tracé. Quant aux chercheurs pratiquant le recherche-action, ils récolteront leurs données en participant a l'objet de recherche et ce sont les actions qu’ils entreprendront qui serviront de base aux résultats de la recherche. Le reconstructiviste, par contre, souligne la différence entre le sociologue et son objet d'étude. Le chercheur participe A son objet d'étude, mais il ne s'y identifie pas. Il se confronte, discute avec les sujets de recherche, mais marque la différence entre lui et les “auteurs” du champ analysé (observation participante et l'interview en profondeur sont les moyens les plus utilisés dans cette démarche). Dans la phase de I'analyse des données, les positivistes adopteront une position de vérification/falsification des hypothéses émises lors de la définition de l'objet de recherche. Pour les constructivistes, cette phase de la recherche correspondra A la construction d'un systéme, a partir des relations entre les événements observés. Les chercheurs pratiquant le recherche-action, quant & eux, analyseront leurs données en les mettant en acte. Plus précisément, l'analyse des actions constituera un moment d’apprentissage collectif auxquels seront associés les objets de recherche, devenus sujets. Le reconstructiviste, enfin, suspend la confrontation directe avec les sujets de la recherche et cherche a identifier le sens structurant l'agir des acteurs du champ analysé. Si jusqu’a présent les différentes positions se distinguent sur la maniére de mener a bien les étapes de la recherche, les chercheurs positivistes et constructivistes adoptent la méme attitude lors de la diffusion/transmission des résultats de leur recherche. Pour les uns comme pour les autres, la science est détachée de son environnement et n'est pas responsable de la diffusion de ses résultats. La science se limite en fait 4 produire un savoir qui pourrait aider son environnement. En fait, la relation qu’entretiennent les chercheurs positivistes et constructivistes avec leur environnement tient du modéle décisionniste décrit -8- par Weber. Plus précisément, c'est l'acteur auquel la recherche est destinée (le Politique chez Weber) qui seul décide de prendre en compte les résultats de la recherche. L'utilité de la recherche est donc dictée par une décision extérieure au systéme scientifique. A l'opposé de cette attitude de “déresponsabilisation” et de détachement, la recherche-action s'intégre totalement dans son environnement et débouche sur une dédifférenciation entre la sociologie et le monde extérieur. Le reconstructiviste, quant a lui, maintient la différence entre le systéme des sciences et son environnement, sans pour autant se déresponsabiliser. Il est, en d'autres termes et étant donné sa démarche émancipatrice, intéressé au sort de sa recherche et interviendra dans le champ analysé non pas comme chercheur mais comme personne qui ne veut pas voir ses études instrumentalisées. C'est en premier lieu la responsabilité intellectuelle (et non scientifique) qui guidera ces moments de transmission des résultats’. Présentation de notre recherche A ce point de notre réflexion, et pour réduire l'abstraction des propos sur la relation entre la sociologie au pluriel et son environnement que nous avons tenus jusqu'ici, nous aimerions illustrer concrétement une position sociologique en action - celle adoptée lors de notre recherche portant sur les relations entre organisations publiques et privées dans les champs du vih/sida et de Yalcoolisme. Le point de départ de la recherche que nous menons actuellement se trouve dans l'intention qu'avait l'Organisations mondiale de la santé (OMS) de dresser un inventaire des organisations ayant des programmes liés au vih/sida en Europe. Plus précisément, ‘OMS a donné le mandat au Centre européen de recherche en politique sociale (Eurocenter) a Vienne de coordonner -9- I’établissement d'un tel inventaire dans plusieurs pays d'Europe. La recherche a donc eu comme élément moteur un mandat qui avait pour but de produire un travail utile. Si notre recherche s'en était tenue a ce mandat, elle se serait inscrite dans la position pragmatique d'une recherche-service (c'est-a-dire de science technocratique!0). Mais le mandat a subi des transformations a plusieurs étapes qui ont permis de faire entrer dans la recherche d'autres perspectives. Une premiére transformation a eu lieu lors de I'élaboration du mandat par I'Eurocenter. Celui- cia en effet cherché a relier ce projet aux expériences faites dans de précédentes recherches (en particulier les expérience de recherche sur les organisations d'intéréts). De plus, I'Eurocenter est entré en contact avec l'organisation Eurocaso - regroupant les organisations principales de lutte contre le vih/sida en Europe et formant un groupe d'intéréts des personnes touchées par le vih/sida. Ce contact & permis de mettre une partie de la recherche au service de ce groupe d'intérét et de ses membres. Puis, lorsque nous sommes entrés en contact avec I'Eurocenter pour devenir un groupe affilié A ce projet international, nous avons développé une recherche pour la Suisse (financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique), compatible avec le projet développé par I'Eurocenter. A ce moment, le mandat a été transformé une seconde fois par notre groupe de recherche, intéressé A une recherche générale sur le fonctionnement du systéme social suisse, avec pour conséquence un élargissement des termes du probléme et I'introduction d'une dimension comparativel! Des questions ultérieures venant du champ analysé (et introduites par les contacts avec les praticiens) et du syst®me des sciences ont été intégrées dans la formulation de notre projet afin de rendre la recherche autonome, tout en restant compatible avec le projet international. Ainsi, partie d'une recherche mandatée et dotée d'objectifs pragmatiques, notre recherche a développé une position autonome. -10- Quant a la récolte des données nécessaires & notre recherche, nous avons opté pour une position de recherche empirique dans laquelle les sujets de recherche (les acteurs et leurs produits) ont un maximum de libertés dans la production des données. Pour concrétiser cette position, nous avons utilisé plusieurs méthodes de récolte afin de pouvoir répondre au mandat donné par 'OMS, ainsi qu’aux critéres établis par I'Eurocenter et ceux développés dans le cadre de notre démarche autonome. Premigrement, un questionnaire a été envoyé & toutes les organisations ayant des programmes liés au vih/sida ou & I'alcoolisme afin d'en dresser un inventaire. Aux questions liées au mandat, nous avons rajouté une question nous permettant de connaitre les différentes relations entre les organisations car la dimension de réseaux organisationnels nous paraissait importante pour une meilleure compréhension de notre champ de recherche. Deuxiémement, nous avons interviewé une cinquantaine de responsables d'organisations dans chacun des deux champs sur la base d'un questionnaire établi en collaboration avec les autres groupes de recherches coordonnés par I'Eurocenter. Ce questionnaire représentait une base commune dans laquelle des questions spécifiques 4 chaque groupe de recherche étaient intégrées. Ainsi, nous avons pu - suite a un effort de compromis entre nos intéréts et les intéréts du groupe international - donner a ce questionnaire une orientation autonome. Troisitmement, nous avons complété nos données en rencontrant des personnalités clés des deux champs et, en organisant des séminaires portant sur les résultats obtenus jusqu’alors. Lors de cette étape de récolte des données, nous avons tenté de surmonter le débat entre méthodes quantitatives et qualitatives en opérant un choix méthodologique dicté par le champ de recherche. De maniére générale, la récolte de nos données s'est faite selon un mode interactif et nous a permis de nous confronter avec les acteurs du champ. En effet, alors que certaines questions -n- pouvaient étre aisément chiffrables, d'autres nécessitaient une discussion ouverte. Dans les faits, ce choix méthodologique s'est concrétisé de la maniére suivante: dans les questionnaires destinés a I'établissement de l'inventaire, les données avaient pour but de récolter des questions essentiellement quantifiables car le nombre d'organisations contactées était important; lors des interviews avec des responsables d'organisations, nous avons récolté un mélange de données quantitatives (surtout dans le but de fournir des données comparables pour le projet international et de disposer ainsi d'une base de données détaillée pour toute Europe) et qualitatives nous permettant de nous confronter avec les sujets de recherche; nous avons aussi récolté des données qualitatives lors des rencontres avec les personnalités du champ et dans le cadre des séminaires. Lors de I’analyse des données, nous avons employé plusieurs méthodes. Dune part, nous avons traité les données quantitatives recueillies lors de Vinventaire a l'aide d'outils statistiques et informatiques. D'autre part, pour affiner notre analyse, nous avons interprété les différentes données (essentiellement qualitatives) a partir de questions théoriques guidant notre recherche et a partir d'un discours virtuel avec les sujets du champ. Nous avons ensuite confronté ces interprétations lors de discussions au sein du sous-systéme sociologique dans le but de vérifier, sur la base d'un consensus intersubjectif entre chercheurs, les résultats de notre recherchel?. Des efforts particuliers de retransmission/diffusion de nos résultats ont été fournis. Tout d'abord, la rédaction de textes issus de notre confrontation avec les théories et les acteurs du champ nous ont permis de diffuser nos résultats a la fois dans le sous-systéme scientifique et dans notre environnement. A céte de ce moyen de retransmission indirect (mais, si il est fait systématiquement, ayant d'importantes conséquences), nous avons aussi retransmis nos résultats directement lors de confrontations avec les acteurs du champ A différents moments de la recherche. Pendant les interviews, nous avons souvent cherché -12- confronter nos interprétations dans le but d'apprendre un peu plus et avec l'effet, quelquefois, de donner des idées (d'autres points de vue) et de créer de moments de réflexion chez nos partenaires de discussion. Les séminaires que nous avons prévus et qui sont destinés A compléter nos informations sont aussi concus sur une base interactive afin que les personnes présentes puissent profiter des discussions avec a la fois d'autres opérateurs du champ et des chercheurs extérieurs a leur champ ayant formulé des idées sur celui-ci. Enfin, une retransmission plus large est prévue par l'intervention dans des journaux grand public. Si pour nous, la retransmission/diffusion fait partie intégrante de notre recherche, il est clair que notre environnement peut aussi s'approprier nos résultats. Contrairement aux positivistes et aux constructivistes qui laissent a leur environnement le pouvoir d'utiliser leurs résultats, nous avons opté pour une attitude de responsabilisation par rapport & nos résultats. Plus précisément, nous pensons que le scientifique se doit d'intervenir lorsque ses résultats sont instrumentalisés. Vers une sociologie pratique Le tableau ci-dessous résume les relations que nous avons eues avec notre environnement lors des différentes étapes de la recherche et les compare avec les positions que nous avons présentées plus haut de maniére trés schématique. Le tableau montre que nous ne nous intégrons pas dans la logique d'une école sociologique. Du fait que le groupe de recherche a été mis sur pied pour réaliser cette recherche en particulier et n'est pas rattaché a une école sociologique précise, certains compromis ont dus étre faits ayant pour conséquence un choix de méthodes, de type d’analyse, etc. utile a l'accroissement du savoir sur le fonctionnement du systéme social suisse (savoir qui devra en méme temps faire -13- partie du systéme des science et du systéme social suisse). Les types de transmission des résultats utilisés dans cette recherche devraient garantir que cette double fonction pratique et théorique soit atteinte. La position que nous avons adoptée cherche, en d'autres termes, a produire un savoir dans une intention pratique. C'est une sociologie qui ne se détache pas complétement du champ analysé, mais qui produit des intersections avec celui-ci. Les acteurs du champ ne sont pas réduits & leur comportement (comme le propose par exemple l'individualisme méthodologique), mais ils sont considérés dans leur individualité (on s'intéresse & leur histoire, leur expérience et surtout a leur savoir). A cette fin, on doit abandonner la division entre sujet et objet des sciences objectives et la transformer en une relation entre sujet et sujet (en construisant en premier lieu une relation dialogique - et & droits égaux). Que signifie cette position pour notre question de départ? Premidrement, intégrer le sujet de la recherche dans la recherche: le modéle de coopération proposé se base essentiellement sur l'expérience des acteurs du champ et cherche a intégrer ceux-ci dans la formulation de l'idée de la recherche, tout comme dans les étapes qui suivront. Ceci devrait garantir la production de recherches reliées, dans leurs résultats, aux champs analysés. Dans le travail social en particulier, les acteurs du champ constituent un réservoir d'expériences qu'une recherche ne peut pas négliger. Les expériences et les compétences des assistants sociaux constituent en effet une somme de théories issues de leur agir que le chercheur tentera de “systématiser”. Ce savoir ainsi systématisé constituera, d'une part, un résultat et, d'autre part, une incitation qui permettra a Yassistant social de réfléchir sur son agir.13. Deuxiémement, la sociologie proposée vise A produire et a diffuser - en confrontation avec son environnement - un savoir sur les régles de fonc- tionnement du champ analysé (le sens latent, les structures). Ces régles - issues de la systématisation de la somme des théories du quotidien (et, dans une moindre -14- mesure, des théories sociales) existantes dans le champ - sont d'une importance cruciale pour le travail sociale. En effet, le travail sociale doit améliorer les conditions de vie de personnes ou de groupe de personnes en intervenant directement sur les personnes touchées, mais aussi sur les causes qui produisent ces conditions de viel4. Ce deuxiéme aspect, souvent négligé dans le travail social = surtout @ cause d'un manque de temps mais souvent aussi a cause d'un manque d'instruments - est au centre de I'analyse sociologique que nous proposons. Notre savoir sur le fonctionnement du champ est produit dans le but de fournir des instruments analytiques permettant une intervention sur les aspects structurels de ce méme champ. Par ailleurs, notre responsabilité - notre parti pris pour une sociologie engagée ou critique - devrait empécher une instrumentalisation technocratique de ce savoir. Troisismement - et c'est peut-étre le point le plus important -, notre sociologie est spécialement sensible aux moments od la communication entre les sujets de recherche est substituée par des procédures impersonnelles. Pour les assistants sociaux, en effet, la communication (décentralisée et débureaucratisée) constitue la base de la pratique d'intervention. Ainsi, les moments d'institutionnalisation ou de substitution de la communication ont besoin d'une analyse critique. Notre sociologie cherche A mettre en évidence ces moments et de les rendre publics dans lintérét de donner une information sur les limites de Vinstitutionnalisation et d'empécher la pratique du travail social de devenir une techniquel5. Ces trois points d'intervention de la sociologie que nous proposons dans le travail social nous paraissent essentiels parce qu'ils touchent des besoins indiscutables du travail social: le besoin d’objectiver sa propre expérience pour pouvoir construire une pratique d'apprentissage; le besoin de relier, - pour V'améliorer (mais aussi pour savoir) - l'intervention quotidienne aux conditions sociales; et le besoin de se situer dans la dialectique entre l'intervention -15- bureaucratique (procédurale) et I'intervention non conventionnelle et décentralisé (communicationnelle). Notes 1Voir pour ces controverse Popper (1962); Adomo (1962); Habermas (1963) - surtout essai: Kritische und konservative Aufgaben der Soziologie. jr Gerhauser, (1988) Pour une présentation d'une démarche basée sur une sociologie pragmatique, v qui décrit cette situation par rapport a son expérience: "Mein berufliches Dasein spielt sich in einer Aussenwelt ab, die sehr stark von anderen definiert wird. Dort ist soziologisches Wissen und die Kenntnis sozialwissenschafilicher Methoden nitzlich und notwendig. Aber der Massstab ist nicht der Fortschritt der Disziplin, sondern die Anwendbarkeit und Anwendung dieses Wissens zur Losung konkreter Probleme" (p. 535). 3En d'autres termes, le sociologue ne réalise pas d’étre libre car il agit Vintérieur de son approche dans laquelle tout ce qui semble, de Fextérieur, étre une libérté se présente, a Vintérieur, comme une contrainte. Voir la collection de textes de S. J. Schmidt (1987). 5voir par exemple Balandier (1988). SVoir par exemple Apel (1973, p. 151). ‘7D/autres positions épistémologiques, comme par exemple I'hérmeneutique contextualiste de Gadamer, existent naturellement; mais nous pensons avoir choisi les quatre positions les plus discutées, en ce moment, a lintérieur de la sociologie (voir pour la France, par exemple, Ansart, 1990). 8Voir par exemple Bourdieu /Chamboredon /Passeron (1968). Voir pour ces relations de transmission Kleger/Cattacin/Kiihne/Riiegg (1989). 10Voir pour cette relation technique de la science et son environnement Habermas (1968). 11 Alors que pour les autres pays d'Europe participant a la recherche de Eurocenter seul le champ du Vih/Sida a été analysé, notre recherche s'est donnée comme but de comparer ce champ avec celui -16- de Falcoolisme, dans I'idée que son histoire pourrait nous aider a mieux comprendre le champ du Vih/Sida et de déceler des perspectives d’évolution; voir Biitschi /Cattacin (1993; 1991). 12pour l'idée de la “vérité intersubjective” voir, de fagon générale, Winch (1958) et comme méthode concréte Kellerhof/Witte (1990) ‘13Bickel (1983) argumente dans ce sens. 4Voir par exemple Moser (1905), fondatrice de l'école de travail social de Zurich. 15.a sociologie que nous proposons doit aussi étre attentive & la situation inverse (plus rare, il est vrai) de transformation des procédures impersonnelles en communication car celle-ci peut avoir des effets négatifs (déprofessionalisation, inégalités, etc.). 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