Quelle sociologie pour le travail social?
Réflexions sur les relations entre la sociologie
et son environnement
Danielle Biitschi (dipl. sc. pol.) et Sandro Cattacin (PhD)*
Cet article réfléchit sur les relations possibles entre la recherche sociologique et son environnement.
Dans une premiere partie, nous présentons différentes positions sociologiques et les relations qu'elles
entretiennent avec leur environnement lors des différentes étapes de la recherche. A partir de ces
distinctions, nous analysons la démarche méthodologique adoptée lors de notre recherche portant sur
le réseau d'organisations publiques et privées s'étant formée dans les champs du vih/sida et de
Yalcoolisme afin diillustrer les rapports que nous avons établis avec notre environnement.
En résumé, nous pouvons dire que nous avons adopté une position de sociologie pratique. Plus
précisément, nous avons développé une approche qui se veut indépendante par rapport A ses
mandataires et au champ analysé, sans pour autant s'isoler ou étre dénuée de toute prétention envers
le champ analysé.
* Université de Gendve, département de Science politiqueLe texte qui suit réfléchit sur les relations possibles entre la recherche socio-
logique et son environnement. Plus précisément, nous tenterons de répondre &
la question: quelles sont les possibilités d'interaction entre sociologie et travail
apergie
social? Aprés ung jen’ schématique de différentes positions
sociologiques et de leur rapport avec leur environnement, nous présenterons et
analyserons les différentes étapes d'une des recherches que nous menons
actuellement (sur le théme des relations entre organisations publiques et privées
dans les domaines du vih/sida et de I'alcoolisme) et les rapports que nous avons
entretenu avec notre environnement - entre autres les travailleurs sociaux
prea
(tgavaillant dans les deux domaines étudiés - lors de ces différentes étapes.
La sociologie: un ensemble pluriel
Crest dans les années cinquante que la sociologie moderne s'est affirmée, en
Europe, comme étant une discipline innovatrice - autant du point de vue des
concepts analytiques qu'elle introduit que de sa “conscience” d'étre une science
qui analyse la société. Le discours sur la relation entre la sociologie et son
environnement est, en effet, un point essentiel de confrontation a l'intérieur de
la discipline. Les débats des années soixante et soixante-dix portant sur cette
relation se sont d'abord cristallisés sur le “positivisme”, et plus tard sur la
“fonction critique de la sociologie“1. Le temps des grands débats en sociologie est,
aujourd'hui, révolu. Notre discipline s'est affirmée et intégrée dans le systéme
des sciences et a perdu le devoir et le besoin de se légitimer envers l'“objet”, ou
mieux, envers les sujets de recherche. Cette autonomisation de la discipline par
rapport a la réalité qu'elle analyse est un phénoméne typique que I'on retrouve
dans les processus d’institutionnalisation.
Quelles sont les conséquences des cette “institutionnalisation” de la so-ciologie? En premier lieu, les critéres des fonctionnement (ou les codes) n‘ont
plus besoin de trouver un appui extérieur la discipline. Plus précisément, le ou
la sociologue utilisera des codes tournés vers la sociologie et non plus vers la
réalité analysée. Ainsi, les discours s'autonomisent et trouvent leur légitimité &
Vintérieur méme de la discipline, qui évoluera, dans le meilleur cas, par
Vutilisation d'une multiplicité de codes en concurrence et, dans le pire des cas,
par une pluralité de “jeux de mots” intraduisibles les uns pour les autres. La
réalité se trouve entre ces deux extrémes. En effet, il n'existe plus un débat
dominant dans la sociologie, mais une grande série de communautés qui ménent
des débats plus au moins ésotériques se confrontant, occasionnellement, lors de
congrés consacrés & la discipline (sans que ces congrés aboutissent & une
homogénéisation de la sociologie). Autrement dit, la sociologie n'est plus un
ensemble monolithique, mais regroupe des sociologies distinctes et plurielles.
Avant d'entrer véritablement dans notre propos, nous aimerions d’abord
différencier la sociologie contenue dans le titre de notre texte et une sociologie
qui gagne aujourd'hui toujours plus d'importance en dehors des universités et
des centres de recherche post et para universitaires, & savoir la sociologie vivant
de mandats - une espéce d'entreprise de “services sociologiques”. Le chercheur ou
la chercheuse est sans doute plus libre dans des centres de recherche ne
dépendant d'aucun mandataire du fait de son appartenance @ un systéme
relativement autonome par rapport a son environnement qui légitime son statut
de sociologue dans l'utilisation de standards établis dans le systéme des sciences
et, plus précisément, dans le sous-systéme de la sociologie. Le chercheur employé
dans une “entreprise de services sociologiques” doit, en revanche, répondre aux
attentes du mandataire - qui souvent est aussi son employeur - et se trouve ainsi
dépendant de son environnement pour obtenir une quelconque légitimité.
Compte tenu de ces différentes relations entre la recherche sociologique et son
environnement, le type de sociologie pratiquée connaitra différentes formes. La-4-
sociologie lige 4 l'entreprise (qui doit vendre un produit) sera forcément
pragmatique et devra répondre & des questions précises définies a l'avance?. Par
contre, au sein d'un centre de recherche “indépendant”, cette attitude
pragmatique n'est pas (ou dans une moindre mesure) demandée et le chercheur
est libre de se situer par rapport a son environnement.
Or, cette liberté du chercheur “indépendant” s'inscrit dans le cadre des
sociologies au pluriel?. Selon la théorie de référence - ou plus exactement la
position épistémologique - choisie par le sociologue, la relation avec son
environnement se présente différemment. Une analyse - trés schématique - nous
permet de distinguer au moins quatre positions sociologiques qui se différencient
sur leur relation qu'elles entretiennent avec le champ de recherche:
La premitre position est celle tenue par la “sociologie positiviste” affirmant
que les sciences sont neutres et qu'elles ne proposent aucune norme. Dans un
tel contexte, les sciences n'ont aucune prétention sur leur environnement et se
limitent & produire un savoir qui pourrait aider leur entourage (par exemple le
travail social) en contribuant, selon les termes de Weber (1959, p. 89), A une
“oeuvre de clarté“. Cette position qui s'inspire, en régle générale, de
individualisme méthodologique néglige la force des structures et préfére des
explications fondées sur l'agrégation des comportements individuels.
Une seconde position estime que la science est un sous-systéme de la société
{avec son propre code) et qu'il n'y a pas de possibilité pour elle d’entrer en
contact avec d'autres systémes ou sous-systémes. Cette position adopte une
perspective constructiviste dans laquelle l'empirie a peu de place et les
descriptions scientifiques de la réalité se basent sur des constructions en codes
scientifiques’. Le but du constructivisme est de déceler les structures de la
société.
Troisiémement, on peut considérer la science comme action. La seule fagon
qu’a la science d'apporter des résultats est de participer A son entourage afinqu'elle puisse comprendre et faconner son entourage. On pourrait appeler cette
position, avec Balandier, sociologie dynamique5. Comparée au constructivisme,
la sociologie dynamique cherche A comprendre les changements tout en
slopposant aux analyses des structures (éternelles).
Enfin, la dernigre position congoit son environnement comme partenaire
dans la réalisation de la recherche. Cette positon herméneutique re-
constructiviste cherche & déchiffrer le “sens commun” en Jui donnant un statut
dlorientation théorique. Réflexion philosophique et analyse empirique sont
lies de fagon pratiques.
Nous pensons que ces quatre positions schématisées aideront a illustrer notre
démarche. Nous ne nous sommes pas directement inspirés de ces positions mais
nous pouvons néanmoins les utiliser pour argumenter et définir notre position
de recherche”.
Etapes de recherche
Pour définir notre relation par rapport A notre environnement, nous avons
pensé que celle-ci se dessine dans la recherche elle-méme ou, plus concrétement,
dans les étapes de recherche. La recherche sociologique passe par différentes
phases et moments. En premier lieu, le chercheur se doit de définir l'objet de
recherche (ou le champ étudié). Ensuite, il s'agira de récolter les données afin de
fournir un matériel de base pour I'analyse. C'est en effet a partir de ces données
que le chercheur, dans un troisime temps, arrivera a des résultats. Enfin, la
recherche doit étre diffus¢e ou retransmise a I'extérieur du systéme scientifique.
Ce dernier moment, s'il constitue souvent la dernidre étape du processus de
recherche, peut aussi se réaliser lors des différentes étapes citées ci-dessus. Si ces
moments et étapes constituent des constantes de la recherche sociologique, lesdifférentes positions sociologiques que nous avons présentées plus haut les
appréhendent de maniare différente.
En ce qui concerne la définition de l'objet de recherche, un chercheur adoptant
une position positiviste définira son champ de recherche en partant de “faits
sociaux” ou “phénoménes étranges” (strange facts). Plus précisément, c'est &
partir d'une situation dotée d'un intérét sociologique quelconque (par exemple,
la pauvreté en Suisse) que le chercheur émettra des hypothéses. Le chercheur
constructiviste, par contre, intégrera déja des éléments théoriques dans cette
premiére étape, car pour lui la recherche sociologique a pour but de mettre en
relation différents éléments et de construire ainsi la relation. Pour cette position,
des “faits sociaux” isolés n’existent pas. Tout est relié dans un systéme qui est
défini par des régles que seule l'abstraction de I'anecdotique - et méme de
Vhistorique - peut déceler8. Pour le chercheur pratiquant la recherche-action, la
définition de son objet de recherche sera dictée par un but d’émancipation face &
des situations de discriminations et d'inégalités. Selon cette position, une re-
cherche sur la pauvreté ne sera pas initiée par le simple intérét sociologique face &
cette problématique, mais par le désir de voir celle-ci disparaitre. La position
reconstructiviste est, dans cette dimension “émancipatrice”, comparable a la
sociologie dynamique. Le th8me de la science est le miroir des problémes de la
société.
Lors de la récolte des données, ces positions se distinguent sur les méthodes
employées et le type de données utilisées. Alors que les “positivistes” récolteront
leurs données dans le but de pouvoir valider statistiquement les hypothéses sur
les “faits sociaux” en utilisant des données (sur les variables définies avant la
récolte) essentiellement quantitatives, les constructivistes emploieront diverses
méthodes qui leur permettront de découvrir différentes relations entre les
phénoménes. Pour ces derniers, le but est de trouver un type de données qui
permette la construction d'un systéme fonctionnel. Dans ce sens, la récolte n'est-7-
pas déterminée par une méthode précise et unique, mais par le but de trouver des
arguments pour la construction d'un systéme préalablement tracé. Quant aux
chercheurs pratiquant le recherche-action, ils récolteront leurs données en
participant a l'objet de recherche et ce sont les actions qu’ils entreprendront qui
serviront de base aux résultats de la recherche. Le reconstructiviste, par contre,
souligne la différence entre le sociologue et son objet d'étude. Le chercheur
participe A son objet d'étude, mais il ne s'y identifie pas. Il se confronte, discute
avec les sujets de recherche, mais marque la différence entre lui et les “auteurs”
du champ analysé (observation participante et l'interview en profondeur sont
les moyens les plus utilisés dans cette démarche).
Dans la phase de I'analyse des données, les positivistes adopteront une
position de vérification/falsification des hypothéses émises lors de la définition
de l'objet de recherche. Pour les constructivistes, cette phase de la recherche
correspondra A la construction d'un systéme, a partir des relations entre les
événements observés. Les chercheurs pratiquant le recherche-action, quant & eux,
analyseront leurs données en les mettant en acte. Plus précisément, l'analyse des
actions constituera un moment d’apprentissage collectif auxquels seront associés
les objets de recherche, devenus sujets. Le reconstructiviste, enfin, suspend la
confrontation directe avec les sujets de la recherche et cherche a identifier le sens
structurant l'agir des acteurs du champ analysé.
Si jusqu’a présent les différentes positions se distinguent sur la maniére de
mener a bien les étapes de la recherche, les chercheurs positivistes et
constructivistes adoptent la méme attitude lors de la diffusion/transmission des
résultats de leur recherche. Pour les uns comme pour les autres, la science est
détachée de son environnement et n'est pas responsable de la diffusion de ses
résultats. La science se limite en fait 4 produire un savoir qui pourrait aider son
environnement. En fait, la relation qu’entretiennent les chercheurs positivistes
et constructivistes avec leur environnement tient du modéle décisionniste décrit-8-
par Weber. Plus précisément, c'est l'acteur auquel la recherche est destinée (le
Politique chez Weber) qui seul décide de prendre en compte les résultats de la
recherche. L'utilité de la recherche est donc dictée par une décision extérieure au
systéme scientifique. A l'opposé de cette attitude de “déresponsabilisation” et de
détachement, la recherche-action s'intégre totalement dans son environnement
et débouche sur une dédifférenciation entre la sociologie et le monde extérieur.
Le reconstructiviste, quant a lui, maintient la différence entre le systéme des
sciences et son environnement, sans pour autant se déresponsabiliser. Il est, en
d'autres termes et étant donné sa démarche émancipatrice, intéressé au sort de sa
recherche et interviendra dans le champ analysé non pas comme chercheur mais
comme personne qui ne veut pas voir ses études instrumentalisées. C'est en
premier lieu la responsabilité intellectuelle (et non scientifique) qui guidera ces
moments de transmission des résultats’.
Présentation de notre recherche
A ce point de notre réflexion, et pour réduire l'abstraction des propos sur la
relation entre la sociologie au pluriel et son environnement que nous avons
tenus jusqu'ici, nous aimerions illustrer concrétement une position sociologique
en action - celle adoptée lors de notre recherche portant sur les relations entre
organisations publiques et privées dans les champs du vih/sida et de
Yalcoolisme.
Le point de départ de la recherche que nous menons actuellement se trouve
dans l'intention qu'avait l'Organisations mondiale de la santé (OMS) de dresser
un inventaire des organisations ayant des programmes liés au vih/sida en
Europe. Plus précisément, ‘OMS a donné le mandat au Centre européen de
recherche en politique sociale (Eurocenter) a Vienne de coordonner-9-
I’établissement d'un tel inventaire dans plusieurs pays d'Europe. La recherche a
donc eu comme élément moteur un mandat qui avait pour but de produire un
travail utile. Si notre recherche s'en était tenue a ce mandat, elle se serait inscrite
dans la position pragmatique d'une recherche-service (c'est-a-dire de science
technocratique!0).
Mais le mandat a subi des transformations a plusieurs étapes qui ont permis
de faire entrer dans la recherche d'autres perspectives. Une premiére
transformation a eu lieu lors de I'élaboration du mandat par I'Eurocenter. Celui-
cia en effet cherché a relier ce projet aux expériences faites dans de précédentes
recherches (en particulier les expérience de recherche sur les organisations
d'intéréts). De plus, I'Eurocenter est entré en contact avec l'organisation Eurocaso
- regroupant les organisations principales de lutte contre le vih/sida en Europe et
formant un groupe d'intéréts des personnes touchées par le vih/sida. Ce contact &
permis de mettre une partie de la recherche au service de ce groupe d'intérét et de
ses membres.
Puis, lorsque nous sommes entrés en contact avec I'Eurocenter pour devenir
un groupe affilié A ce projet international, nous avons développé une recherche
pour la Suisse (financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique),
compatible avec le projet développé par I'Eurocenter. A ce moment, le mandat a
été transformé une seconde fois par notre groupe de recherche, intéressé A une
recherche générale sur le fonctionnement du systéme social suisse, avec pour
conséquence un élargissement des termes du probléme et I'introduction d'une
dimension comparativel! Des questions ultérieures venant du champ analysé (et
introduites par les contacts avec les praticiens) et du syst®me des sciences ont été
intégrées dans la formulation de notre projet afin de rendre la recherche
autonome, tout en restant compatible avec le projet international. Ainsi, partie
d'une recherche mandatée et dotée d'objectifs pragmatiques, notre recherche a
développé une position autonome.-10-
Quant a la récolte des données nécessaires & notre recherche, nous avons opté
pour une position de recherche empirique dans laquelle les sujets de recherche
(les acteurs et leurs produits) ont un maximum de libertés dans la production des
données. Pour concrétiser cette position, nous avons utilisé plusieurs méthodes
de récolte afin de pouvoir répondre au mandat donné par 'OMS, ainsi qu’aux
critéres établis par I'Eurocenter et ceux développés dans le cadre de notre
démarche autonome.
Premigrement, un questionnaire a été envoyé & toutes les organisations
ayant des programmes liés au vih/sida ou & I'alcoolisme afin d'en dresser un
inventaire. Aux questions liées au mandat, nous avons rajouté une question
nous permettant de connaitre les différentes relations entre les organisations car
la dimension de réseaux organisationnels nous paraissait importante pour une
meilleure compréhension de notre champ de recherche. Deuxiémement, nous
avons interviewé une cinquantaine de responsables d'organisations dans
chacun des deux champs sur la base d'un questionnaire établi en collaboration
avec les autres groupes de recherches coordonnés par I'Eurocenter. Ce
questionnaire représentait une base commune dans laquelle des questions
spécifiques 4 chaque groupe de recherche étaient intégrées. Ainsi, nous avons
pu - suite a un effort de compromis entre nos intéréts et les intéréts du groupe
international - donner a ce questionnaire une orientation autonome.
Troisitmement, nous avons complété nos données en rencontrant des
personnalités clés des deux champs et, en organisant des séminaires portant sur
les résultats obtenus jusqu’alors.
Lors de cette étape de récolte des données, nous avons tenté de surmonter le
débat entre méthodes quantitatives et qualitatives en opérant un choix
méthodologique dicté par le champ de recherche. De maniére générale, la récolte
de nos données s'est faite selon un mode interactif et nous a permis de nous
confronter avec les acteurs du champ. En effet, alors que certaines questions-n-
pouvaient étre aisément chiffrables, d'autres nécessitaient une discussion
ouverte. Dans les faits, ce choix méthodologique s'est concrétisé de la maniére
suivante: dans les questionnaires destinés a I'établissement de l'inventaire, les
données avaient pour but de récolter des questions essentiellement quantifiables
car le nombre d'organisations contactées était important; lors des interviews avec
des responsables d'organisations, nous avons récolté un mélange de données
quantitatives (surtout dans le but de fournir des données comparables pour le
projet international et de disposer ainsi d'une base de données détaillée pour
toute Europe) et qualitatives nous permettant de nous confronter avec les sujets
de recherche; nous avons aussi récolté des données qualitatives lors des
rencontres avec les personnalités du champ et dans le cadre des séminaires.
Lors de I’analyse des données, nous avons employé plusieurs méthodes.
Dune part, nous avons traité les données quantitatives recueillies lors de
Vinventaire a l'aide d'outils statistiques et informatiques. D'autre part, pour
affiner notre analyse, nous avons interprété les différentes données
(essentiellement qualitatives) a partir de questions théoriques guidant notre
recherche et a partir d'un discours virtuel avec les sujets du champ. Nous avons
ensuite confronté ces interprétations lors de discussions au sein du sous-systéme
sociologique dans le but de vérifier, sur la base d'un consensus intersubjectif
entre chercheurs, les résultats de notre recherchel?.
Des efforts particuliers de retransmission/diffusion de nos résultats ont été
fournis. Tout d'abord, la rédaction de textes issus de notre confrontation avec les
théories et les acteurs du champ nous ont permis de diffuser nos résultats a la fois
dans le sous-systéme scientifique et dans notre environnement. A céte de ce
moyen de retransmission indirect (mais, si il est fait systématiquement, ayant
d'importantes conséquences), nous avons aussi retransmis nos résultats
directement lors de confrontations avec les acteurs du champ A différents
moments de la recherche. Pendant les interviews, nous avons souvent cherché-12-
confronter nos interprétations dans le but d'apprendre un peu plus et avec l'effet,
quelquefois, de donner des idées (d'autres points de vue) et de créer de moments
de réflexion chez nos partenaires de discussion. Les séminaires que nous avons
prévus et qui sont destinés A compléter nos informations sont aussi concus sur
une base interactive afin que les personnes présentes puissent profiter des
discussions avec a la fois d'autres opérateurs du champ et des chercheurs
extérieurs a leur champ ayant formulé des idées sur celui-ci. Enfin, une
retransmission plus large est prévue par l'intervention dans des journaux grand
public. Si pour nous, la retransmission/diffusion fait partie intégrante de notre
recherche, il est clair que notre environnement peut aussi s'approprier nos
résultats. Contrairement aux positivistes et aux constructivistes qui laissent a leur
environnement le pouvoir d'utiliser leurs résultats, nous avons opté pour une
attitude de responsabilisation par rapport & nos résultats. Plus précisément, nous
pensons que le scientifique se doit d'intervenir lorsque ses résultats sont
instrumentalisés.
Vers une sociologie pratique
Le tableau ci-dessous résume les relations que nous avons eues avec notre
environnement lors des différentes étapes de la recherche et les compare avec les
positions que nous avons présentées plus haut de maniére trés schématique. Le
tableau montre que nous ne nous intégrons pas dans la logique d'une école
sociologique. Du fait que le groupe de recherche a été mis sur pied pour réaliser
cette recherche en particulier et n'est pas rattaché a une école sociologique précise,
certains compromis ont dus étre faits ayant pour conséquence un choix de
méthodes, de type d’analyse, etc. utile a l'accroissement du savoir sur le
fonctionnement du systéme social suisse (savoir qui devra en méme temps faire-13-
partie du systéme des science et du systéme social suisse). Les types de
transmission des résultats utilisés dans cette recherche devraient garantir que
cette double fonction pratique et théorique soit atteinte.
La position que nous avons adoptée cherche, en d'autres termes, a produire
un savoir dans une intention pratique. C'est une sociologie qui ne se détache
pas complétement du champ analysé, mais qui produit des intersections avec
celui-ci. Les acteurs du champ ne sont pas réduits & leur comportement (comme
le propose par exemple l'individualisme méthodologique), mais ils sont
considérés dans leur individualité (on s'intéresse & leur histoire, leur expérience
et surtout a leur savoir). A cette fin, on doit abandonner la division entre sujet
et objet des sciences objectives et la transformer en une relation entre sujet et
sujet (en construisant en premier lieu une relation dialogique - et & droits
égaux). Que signifie cette position pour notre question de départ?
Premidrement, intégrer le sujet de la recherche dans la recherche: le modéle
de coopération proposé se base essentiellement sur l'expérience des acteurs du
champ et cherche a intégrer ceux-ci dans la formulation de l'idée de la recherche,
tout comme dans les étapes qui suivront. Ceci devrait garantir la production de
recherches reliées, dans leurs résultats, aux champs analysés. Dans le travail
social en particulier, les acteurs du champ constituent un réservoir d'expériences
qu'une recherche ne peut pas négliger. Les expériences et les compétences des
assistants sociaux constituent en effet une somme de théories issues de leur agir
que le chercheur tentera de “systématiser”. Ce savoir ainsi systématisé
constituera, d'une part, un résultat et, d'autre part, une incitation qui permettra a
Yassistant social de réfléchir sur son agir.13.
Deuxiémement, la sociologie proposée vise A produire et a diffuser - en
confrontation avec son environnement - un savoir sur les régles de fonc-
tionnement du champ analysé (le sens latent, les structures). Ces régles - issues de
la systématisation de la somme des théories du quotidien (et, dans une moindre-14-
mesure, des théories sociales) existantes dans le champ - sont d'une importance
cruciale pour le travail sociale. En effet, le travail sociale doit améliorer les
conditions de vie de personnes ou de groupe de personnes en intervenant
directement sur les personnes touchées, mais aussi sur les causes qui produisent
ces conditions de viel4. Ce deuxiéme aspect, souvent négligé dans le travail social
= surtout @ cause d'un manque de temps mais souvent aussi a cause d'un
manque d'instruments - est au centre de I'analyse sociologique que nous
proposons. Notre savoir sur le fonctionnement du champ est produit dans le but
de fournir des instruments analytiques permettant une intervention sur les
aspects structurels de ce méme champ. Par ailleurs, notre responsabilité - notre
parti pris pour une sociologie engagée ou critique - devrait empécher une
instrumentalisation technocratique de ce savoir.
Troisismement - et c'est peut-étre le point le plus important -, notre sociologie
est spécialement sensible aux moments od la communication entre les sujets de
recherche est substituée par des procédures impersonnelles. Pour les assistants
sociaux, en effet, la communication (décentralisée et débureaucratisée) constitue
la base de la pratique d'intervention. Ainsi, les moments d'institutionnalisation
ou de substitution de la communication ont besoin d'une analyse critique. Notre
sociologie cherche A mettre en évidence ces moments et de les rendre publics
dans lintérét de donner une information sur les limites de
Vinstitutionnalisation et d'empécher la pratique du travail social de devenir une
techniquel5.
Ces trois points d'intervention de la sociologie que nous proposons dans le
travail social nous paraissent essentiels parce qu'ils touchent des besoins
indiscutables du travail social: le besoin d’objectiver sa propre expérience pour
pouvoir construire une pratique d'apprentissage; le besoin de relier, - pour
V'améliorer (mais aussi pour savoir) - l'intervention quotidienne aux conditions
sociales; et le besoin de se situer dans la dialectique entre l'intervention-15-
bureaucratique (procédurale) et I'intervention non conventionnelle et
décentralisé (communicationnelle).
Notes
1Voir pour ces controverse Popper (1962); Adomo (1962); Habermas (1963) - surtout essai: Kritische
und konservative Aufgaben der Soziologie.
jr Gerhauser, (1988)
Pour une présentation d'une démarche basée sur une sociologie pragmatique, v
qui décrit cette situation par rapport a son expérience: "Mein berufliches Dasein spielt sich in einer
Aussenwelt ab, die sehr stark von anderen definiert wird. Dort ist soziologisches Wissen und die
Kenntnis sozialwissenschafilicher Methoden nitzlich und notwendig. Aber der Massstab ist nicht
der Fortschritt der Disziplin, sondern die Anwendbarkeit und Anwendung dieses Wissens zur Losung
konkreter Probleme" (p. 535).
3En d'autres termes, le sociologue ne réalise pas d’étre libre car il agit Vintérieur de son approche
dans laquelle tout ce qui semble, de Fextérieur, étre une libérté se présente, a Vintérieur, comme une
contrainte.
Voir la collection de textes de S. J. Schmidt (1987).
5voir par exemple Balandier (1988).
SVoir par exemple Apel (1973, p. 151).
‘7D/autres positions épistémologiques, comme par exemple I'hérmeneutique contextualiste de
Gadamer, existent naturellement; mais nous pensons avoir choisi les quatre positions les plus
discutées, en ce moment, a lintérieur de la sociologie (voir pour la France, par exemple, Ansart,
1990).
8Voir par exemple Bourdieu /Chamboredon /Passeron (1968).
Voir pour ces relations de transmission Kleger/Cattacin/Kiihne/Riiegg (1989).
10Voir pour cette relation technique de la science et son environnement Habermas (1968).
11 Alors que pour les autres pays d'Europe participant a la recherche de Eurocenter seul le champ
du Vih/Sida a été analysé, notre recherche s'est donnée comme but de comparer ce champ avec celui-16-
de Falcoolisme, dans I'idée que son histoire pourrait nous aider a mieux comprendre le champ du
Vih/Sida et de déceler des perspectives d’évolution; voir Biitschi /Cattacin (1993; 1991).
12pour l'idée de la “vérité intersubjective” voir, de fagon générale, Winch (1958) et comme méthode
concréte Kellerhof/Witte (1990)
‘13Bickel (1983) argumente dans ce sens.
4Voir par exemple Moser (1905), fondatrice de l'école de travail social de Zurich.
15.a sociologie que nous proposons doit aussi étre attentive & la situation inverse (plus rare, il est
vrai) de transformation des procédures impersonnelles en communication car celle-ci peut avoir des
effets négatifs (déprofessionalisation, inégalités, etc.).
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