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Abstract
Aromanians in Romania since 1990:
How to do without a cumbersome fatherland?
The self-identification of a significant number of Aromanians as a distinct group in Romania came as a surprise. Not only is their
Latin- based language close to Romanian; but also, during the last decades of the Ottoman Empire, Romania funded schools for
Aromanians living along the borders shared by Greece, Albania, Macedonia and Bulgaria. The Aromanians in Romania moved
from this area, and most of them settled in southern Dobruja between 1925 and 1932. Following a description of the arguments
used, in 2005, by advocates and opponents of granting Aromanians the status of "national minority", the stakes are evaluated at
the scale of Romania and of the Balkans. Questions are raised about the formation of a sense of identity in Aromanian
communities and the forms of political activism arising out of it.
Résumé
L'auto-identification d'une partie significative des Aroumains comme groupe distinct de la nation roumaine a surpris. En effet, leur
langue, issue du latin, est a priori proche du roumain et, pendant les dernières décennies de l'existence de l'Empire ottoman, les
écoles destinées aux Aroumains vivant dans la région située au carrefour de la Grèce, de l'Albanie, de la République de
Macédoine et de la Bulgarie actuelles étaient financées par l'État roumain. Or c'est de cette région que proviennent les
Aroumains de Roumanie, installés pour la plupart comme colons dans la Dobroudja du Sud pendant la période 1925-1932.
L'auteur se propose de reconstituer le débat ayant opposé partisans et adversaires du statut de minorité nationale pour les
Aroumains tout au long de l'année 2005 et d'analyser ses enjeux, tant en Roumanie qu'à l'échelle des Balkans. Il interroge ce
faisant les modes de construction des identités au sein des communautés aroumaines, ainsi que les formes de mobilisation
auxquelles elles donnent lieu.
Trifon Nicolas. Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 : comment se passer d'une (belle-)mère patrie devenue encombrante.
In: Revue d’études comparatives Est-Ouest. Volume 38, 2007, N°4. Les politisations de l'identité dans les Balkans
contemporains. pp. 173-200.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/receo_0338-0599_2007_num_38_4_1868
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Nicolas TRIFON
Écrivain (ntrifon@electre.com)
1. Kutsovlachos signifie « valaque boiteux », çoban « berger » et, par extension, « rustre » ; la
prononciation du son « ts » serait à l'origine du mot cincar, synonyme parfois d'« avare » et de
« commerçant sans scrupules ». En Roumanie, makedoni est rarement péjoratif. Le mot vlasi dési
gne en pays slave tant les Aroumains que les Roumains, notamment du Timok. Il est neutre, alors
que vlachos en grec veut dire au figuré « péquenot, plouc ». Macédoroumains, Roumains du Sud
et Grecs ou Hellènes vlachophones (Vlachofonos Ellinos) sont des néologismes. Rares sont les
peuples qui aient donné lieu à autant d'exonymes que les Armani et, en Albanie, les Rrâmâni (du
latin romanus, comme pour les Roumains).
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2. À partir du milieu du XIXe siècle, le millet acquiert une signification nationale alors
qu'auparavant il désignait seulement un groupe confessionnel. Le millet ulah résultant de
l'iradé (décret émis par le sultan) du 9-22 mai 1905 était cependant incomplet en raison du
refus du Patriarcat œcuménique de Constantinople de l'entériner.
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3. Il s'agit du Partia aArmânjloru dit Machidunii (Parti des Aroumains de Macédoine). Offi
ciellement ce parti est enregistré comme étant celui des « Valaques » {Stranka na Vlasite od
Makedonia). Depuis, une autre formation, l'Union démocratique des Aroumains, fait office
de parti valaque concurrent. Les deux se sont présentés aux élections dans des coalitions, de
sorte que l'on ne peut pas estimer leur impact.
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quelle ils évoluent pour participer au débat et à la vie politique du pays. Ils
occupent généralement une position plutôt subalterne mais font un bruit
épisodiquement répercuté dans des États comme la Grèce et la Roumanie.
Aussi bien les tenants de la position autonome - qui prennent leurs dis
tances avec les « autres » nations balkaniques - que les acteurs aroumains
cherchant à s'imposer comme un facteur national à part occupent, sur les
scènes politiques, une place modeste. Enfin, comme nous l'avons déjà in
diqué, c'est dans un seul pays, la République de Macédoine, qu'un parti
politique national aroumain a vu le jour.
Deuxièmement, il faut relativiser le nouveau discours national arou
main, exhibé avec fierté par les uns, dénoncé par les autres. Il apparaît
plus fluctuant, moins tranchant, une fois regardé de plus près. L'irruption
des Aroumains sur la scène publique balkanique n'était pas concevable
en dehors du contexte de l'époque où elle a eu lieu, une époque marquée
par la démocratisation de la vie politique, la libéralisation de l'économie,
la redistribution des cartes sur le plan social, la déstabilisation régionale
et, surtout, une crise symbolique qui a favorisé l'émergence de nouveaux
acteurs collectifs. Tout en tenant compte de ces précisions, qui permettent
une approche plus réaliste du mouvement d'affirmation sur le plan natio
nal des Aroumains, il convient de ne pas perdre de vue les facteurs qui en
limitent objectivement la portée. Ceux-ci ne sont pas nouveaux. Au XIXe
siècle, la dispersion géographique et la mobilité des Aroumains (qui sont
bergers, artisans ou commerçants mais non « paysans », c'est-à-dire agri
culteurs sédentaires) ont largement influencé la posture de profil bas que
la plupart d'entre eux ont été amenés à adopter lors des conflits nationaux
des dernières décennies de l'administration ottomane. De ce point de vue,
leurs positions n'ont cessé de s'affaiblir. « Alors que plus de 500 000 per
sonnes parlaient l'aroumain au début du XXe siècle, il en reste aujourd'hui
environ la moitié dispersées en Albanie, Bulgarie, Grèce, ex-République
yougoslave de Macédoine... »4, indiquait Lluis Maria de Puig dans son rap
port au Conseil de l'Europe en 1997.
La nouveauté est que, de nos jours, certains Aroumains se revendiquent
explicitement dans les Balkans comme une composante à part, originale,
non réductible aux autres composantes nationales de la région. Ils le font
en dépit du déclin de leur poids démographique, mais aussi à cause de lui.
La perspective de l'extinction à terme d'une culture et d'une langue justi
fieen quelque sorte dans leur cas des demandes qui peuvent, par ailleurs,
paraître démesurées. Or leur démarche s'expose à une objection : quand
bien même on s'accorderait sur la nécessité de préserver une culture et
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Versailles 1919) n'ont pas hésité à agresser et occuper leurs voisins au nom
de la minorité protégée - et parfois avec le concours de celle-ci. Qui plus
est, dans les anciennes possessions ottomanes du Sud-Est européen, cet
équilibre s'est révélé précaire parce qu'il excluait des pans entiers de la po
pulation, ceux dont la « mère patrie » n'était pas en mesure d'intervenir en
leur faveur (tels les Albanais vivant en dehors des frontières de l'Albanie
moderne) ou ceux qui ne pouvaient se raccrocher de manière satisfaisante
à une « mère patrie » au regard des critères en vigueur. Ce fut le cas de
ceux que l'on continuait à appeler avec mépris les « Turcs », à savoir les
Slaves de confession musulmane dans les Rhodopes (les Pomaks de Bul
garie et de Grèce) et en Bosnie, même après le décret de Tito instaurant en
1968 la nationalité musulmane. Les Macédoniens slaves eux-mêmes n'ont
obtenu un statut national propre qu'au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, après avoir été présentés comme Bulgares puis Serbes du Sud.
À leur façon, les Aroumains - dont certains comptaient naguère sur le sou
tien de la lointaine Roumanie - font eux aussi partie du lot et il n'y a rien
d'étonnant à ce qu'ils se manifestent justement à l'heure où les « mères
patries », proches ou lointaines, ont cessé d'être le seul recours pour l'affi
rmation des groupes minoritaires si l'on en juge par le rôle secondaire joué
par l'Albanie dans les victoires obtenues par les albanophones au Kosovo
ou par la débâcle au sein des populations serbes de Croatie provoquée par
l'intervention de la « mère patrie » serbe. Mais la comparaison s'arrête là.
Carte 2
LesAroumains dans la Dobroudja roumaine après 1940
Sites à peuplement exclusivement aroumain Doo Sites sans population aroumame significative
Sites à haut taux de population aroumame
Sites à faible taux de population aroumame Source :ThedeKahl 1999
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Nicolae Bàlcescu9
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^Ceamurlia .,de Sus
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Cogealaca aTartverd9
Constanta
Kartographie Hôchst/Kahl •
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5. Dans les statistiques roumaines, ils figurent non pas comme une nationalité mais comme
une catégorie à part parmi les Roumains. Il en va de même pour les Szeklers ou Sicules
(Hongrois), ainsi que pour les Souabes et les Saxons (Allemands).
6. L'auteur de cette déclaration s'appuie sur les estimations du poids respectif des minorités.
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plus haut comme « aroumain, et pas autre chose ». D'autres, peut-être plus
nombreux, se considèrent comme aroumains mais aussi comme roumains.
D'autres encore se sentent plutôt roumains sans être disposés pour autant
à couper les ponts avec la communauté dont ils sont issus.
tées par les uns et les autres adoptaient une attitude plutôt attentiste. Ra
dio Romania international, qui diffuse depuis mars 1991 une émission en
aroumain (à raison d'une demi-heure par jour) animée par des journalistes
professionnels, a toujours conservé une certaine neutralité.
Le conflit, en effet, se cantonnait avant tout dans le monde aroumain.
Précisons d'emblée qu'il s'agit d'un petit monde puisque, numériquement,
il correspond à un segment à peine significatif sur le plan national, composé
de gens qui souvent se connaissent, participent à des activités communes
(rencontres, colloques, congrès, ouvrages collectifs, revues...) et continuent
à se fréquenter malgré les divergences qui les opposent. Aussi n'est-il pas
toujours facile de saisir de l'extérieur les tenants et les aboutissants des
querelles intestines que les activistes aroumains exhibent en public, des
querelles souvent motivées davantage par des rivalités et des ambitions
personnelles que par des convictions opposées. Les Roumains hésitent à
s'aventurer dans les affaires d'un monde perçu comme à la fois secret et
déroutant parce que régi par des critères et des repères qui ne se confon
dent pas avec ceux ayant cours en Roumanie. S'il est un domaine dans l
equel on s'accorde à mettre en évidence les différences entre les Aroumains
et les Roumains, c'est bien celui communément appelé « mentalité », les
premiers étant de ce point de vue plus proches des Grecs du Nord, des
Albanais du Sud ou encore des Macédoniens slaves aux yeux des seconds.
Les Roumains qui ont tenté d'intervenir, même ponctuellement et avec les
meilleures intentions, dans ces débats en ont souvent été vite dissuadés par
l'hostilité marquée des uns ou des autres.
Lors d'un entretien paru en 2002 sous le titre « Nous ne sommes pas une
minorité, nous sommes roumains et nous entendons le rester ! » dans un
mensuel réputé de politique internationale7, l'écrivain Hristu Cândroveanu,
le directeur de la revue De§teptarea, s'indignait des propos que le ministre
de la Culture, Andrei Ple§u, lui aurait tenus : « Acceptez le fait d'être une
minorité et vous aurez le soutien [de l'État], comme les Albanais qui ne
sont que quelques milliers chez nous. » Dans ce même entretien, il appel
aitde ses vœux « notre Roumanie » à faire un geste pour les Aroumains
dont la situation est « catastrophique » en Grèce, en Albanie et en Répub
lique de Macédoine. « Bien entendu, on ne pourra pas ouvrir les écoles
[roumaines] d'antan [1864-1945] parce que, de nos jours, les Aroumains
croient être un autre peuple, parler une autre langue, être autre chose de
beaucoup plus intelligent », ajoutait-il.
Aux yeux de ceux qui demanderaient plus tard le statut de minorité, le
constat de H. Cândroveanu sur les Aroumains de Grèce ou d'Albanie valait
aussi pour leurs congénères de Roumanie dont les perspectives n'étaient
7. Entretien avec Marius Dobrescu dans Lumea magazin (Le monde, magazine), n° 4, 2002,
Bucarest, pp. 31-35.
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9. À noter que les Aroumains arrivés en Roumanie entre 1925 et 1932 sont souvent restés en
contact avec leurs parents restés en Grèce, Bulgarie ou Yougoslavie ; depuis 1990, au-delà
des liens de parenté, les Aroumains de tous ces pays se retrouvent assez fréquemment à
l'occasion des manifestations culturelles qui ont lieu dans la région.
List- ou est
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10. Précisons d'emblée que nous nous référons ici exclusivement à ceux qui ont ouvertement
pris position sur la question. Tous les cas de figure sont représentés parmi les intellectuels
roumains d'origine aroumaine. La question identitaire étant l'affaire de tout le monde et de
chacun, certains intellectuels se refusent d'intervenir et d'influencer le débat en se prévalant
de leur « autorité » scientifique : c'est le cas notamment de l'anthropologue Irina Nicolau et
du linguiste Nicolae Saramandu qui, dans leurs travaux, se sont contentés d'accompagner le
renouveau aroumain et de lui fournir les repères indispensables.
11. Parmi les classiques des études aroumaines, citons Tache Papahagi.Theodor Capidan et
George Murnu.
12. Les écoles financées par la Roumanie ont fait l'objet de nombreuses publications en
Roumanie. Pour un traitement global et critique, voir Tovaru, 1934.
13. Dans l'entretien cité plus haut, le secrétaire d'État pour les relations avec les Roumains
à l'étranger rappelle les efforts déployés par l'État roumain après 1990 pour « revenir à la
normalité » dans ses rapports avec les Roumains de l'étranger.
14. Rappelons à ce sujet que, dans un pays comme la Roumanie où l'État demeure le princi
pal employeur dans le domaine culturel, les travaux portant sur l'histoire, les coutumes et la
langue d'un segment réputé prestigieux de la nation en titre sont sans doute plus valorisants
et plus payants que ceux voués à une petite minorité dont le statut est incertain.
192 Nicolas Trifon
15. Romania literarâ, vol. XXVI, n° 33, 1993. Le texte a été traduit en plusieurs langues
dont le français dans micRomania (Littératures en langues romanes de moindre expans
ion), n° 26, Charleroi (Belgique), 1998. Parmi ses travaux plus récents, citons « Identitate
§i identificare în problema aromâneascâ » (La question aroumaine : identité et identifica
tion), Romania literarâ, vol. XXXI, n° 51-52, 1998, la contribution la plus pertinente à mon
avis sur l'identification chez les Aroumains, et le premier volume de son dictionnaire de
l'aroumain, Dicfionar aromân (macedo-vlah), 1 A-D, Ed. Enciclopedicâ, Bucarest,1997. Sa
communication à l'Académie a été reprise dans le volume Aromânii §i aromâna în con§tiinfa
contemporanâ (Les Aroumains et l'aroumain dans la conscience contemporaine), Editura
Academiei, Bucarest, 2006, pp. 58-80.
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accusations que l'on avait proférées à son encontre et qu'elle venait d'évo
quer. « Une véritable hystérie s'est emparée du monde aroumain. On dirait
que les esprits ont été intoxiqués... », affirma-t-elle en désignant nommément
comme responsables les acteurs, toutes tendances confondues, du renouveau
aroumain de ces dernières décennies et en précisant : « mais moi, je suis une
scientifique, je sers la vérité, je ne fais que décrire et je n'impose rien à per
sonne ».16 L'argument d'autorité, cependant, ne pouvait pas convaincre l'audi
toire, composé en majorité d'Aroumains, peu habitués pour la plupart aux
sessions académiques mais bien décidés à se faire entendre. En aroumain. La
rupture était consommée17.
16. Précisons, si besoin est, que la critique, formulée en cette occasion, de l'amateurisme de certai
nes théories fantaisistes, initiatives précipitées et autres exagérations qui caractérisent la dynami
que aroumaine actuelle est justifiée et bienvenue. Signalons par ailleurs que, en évoquant la diff
érence entre les Aroumains « autochtones » et ceux de la diaspora (de Roumanie) et en écartant
la dichotomie langue-dialecte à propos des rapports entre le roumain et l'aroumain, M. Caragiu
Mariojeanu continue à s'exposer aux accusations contre lesquelles elle ne cesse de s'insurger.
17. Critiquée à cause des attaques ad hominem proférées, qui relevaient parfois de la pure
calomnie, cette prestation ne saurait changer le destin des travaux de son auteur qui de
meurent une référence incontournable. « Matilda est une légende pour les Aroumains de
Roumanie. Comme tout personnage de légende, elle est une figure énigmatique », pouvait-
on lire dans l'avant-propos signé par Alexandru Gica du recueil d'hommages édité par la
Société culturelle aroumaine de Bucarest en 2002 : Cârji di vrari trà Matilda = Carte de iubire
pentru Matilda Caragiu Mariofeanu (Livre d'amour pour Matilda Caragiu Mario^eanu).
18. Pour la position de M. Bara, voir sa conférence prononcée le 17 avril 2004 à l'Université
de Colombia (New York) éditée en anglais par Editura cartea aromâna, Bucarest, 2005 sous
le titre On theAroman cultural and Ethnie Identity.
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Références bibliographiques
[EST-OUEST
200 Alexandra Nestoropoulou et Pierre Sintès
PRINCIPALES VILLES
ET REGIONS
DU SUD ALBANAIS
Vlorë
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