Les bonnes questions
Qu’est-ce que l’ceuvre
d’art totale ?
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Tout amateur de Wagner a ce mot-a & la bouche (et si
possible dans original allemand Gesamtkunstwerk) pour qucli-
fier le drame wagnérien. Mais sait-on toujours ce que le terme
recouvre ? Gesamtkunstwerk désigne, dans son premier sers,
une utopie cuiturelle et politique beaucoup plus qu’un projet
artistique. Cette notion apparait mame dans un contexte révali
tionnaire (Wagner est favorable aux idées du 1848), et elle se
onde sur la référence a VAntiquité grecque. Wagner insite sur
la difference fondamentale entre le caractére public de art grec
et la dimension privée de lart moderne. Alors qu’aujourd hui le
theatre est un divertisement bourgeois payant, Il était dans la
cit€ grecque un lieu de communion populaire. Et cest a mesure
que lart a cessé d'etre expression de la conscience publique et
que esprit de communauté sest isloqué en autant d'égoremes
individuels, que la tragédie a décling et perdu sa dimension tot2-
lisante. Car cest bien en tant qu’expression du caractere public
que la tragédie antique était ceuvre d'art totale, et non pas seu
lement en tant qu’addltion de plusieurs formes artistiques. Ce
rest d'ailours pas un hasard si Wagner accompagne ses aspita-
tions d'une critique de la société modeme, avec en particulier
des attaques en régle contre le capitalisme et Vesclavage. La
composante religicuse, enfin, est également centrale : « art
ic des Grecs, lorsqu'll atteignit son apogee dans la tragédie,
&tait Vexpression de ce quil y avait de plus profond et de plus
noble dans la conscience du peuple. Pour le Grec, la représenta-
tion d'une tragedie était une fete religiouse. » Wagner pense Ie
notamment aux grandes dionysies, ces gigantesques «élébra-
ons en rhonneur de Dionysos, dieu de Vivresse et du vin, au
cours desquelles les poétes présentaient leurs cycles de tragédie,
et qui étaient un espace dintégration du citoyen dans la vie de
la che
Loeuvre d'art totale
Une utopie sociale
iL va de soi que cette conception de tart total comme
‘osmose entre les citoyens est a la base de lidée de Festival telle
{que Wagner Ia réalisera & Bayreuth. Cette conception de I'ceuvre
dlart totale comme célébration communautaire a finalement
laisse peu de traces dans la création lyrique proprement dite de
‘Wagner. La seule réellement tangible est la fin du troisiéme acte
des Maitres Chanteurs de Nuremberg. Il s'agit de la grande fete
solennelle au cours de laquelle, le jour de la Saint-Jean, toute la
population se réunit sur
Une prairie au bord de la
Pegnitz, pour assister aux
joutes poétiques des
maitres et ol cest le
peuple qui intronise le
vaingueur sans ettendre
la décision des maitres.
Déja le projet de
théatre que Wagner
avait envisagé pour
Zurich insistait largement
sur le mot décisif de Fest
qui désigne en allemand
autant le caractere festif
d'une manifestation que =
sa dimension solennelle. Sa cible principale & |'époque était le
thédtre dit de répertoire. Il rejoignait ainsi Vécrivain Gottfried
Keller, qui déclarait: « Un théatre ouvert sept jours sur sept
toute l'année est privé de toute solennité, la fate n'y est plus
‘qu'un moyen de tuer le temps ». Cette phrase pourrait étre de
Wagner, qui n’a par exemple pas de mots assez séveres contre
VOpéra de Paris et son alternance de spectacles de consomma-
tion courante, C'est dans le méme esprit que, contre l’idée d’un
‘texte théStral fixé de maniére immuable, Wagner souligne sou-
vent dans ses opuscules théoriques importance de Iimprovisa-
tion. Il préfere Moliére & Racine : celui-la était un acteur, cel
tn éerivain esclave de canons litéraires. Et il admire par dessus
‘tout Shakespeare, en qui il voit un représentant du temps ou le
Gramaturge n’était pas seulement un littérateur mais un prati-
cian du thédtre mattrisant tous les arts de la scéne.
Le «Sgrafitto» sur
montant Ventrée de fa
villa Wanhfried
Bayreuth Fresque en
rset camaieu de
Robert Krause.
Aw centre, Wotan a
gauche la Tragic; &
droite la Musique
‘onduisant Siegfried
ors Fautel de la
Tragédie. os.
35Les Mates Chanruns:
‘eto I Hermann Prey
eckmesse)
rise en scene de
‘Woltgang Wagner,
Festival de Bayreuth,
1982. sayevter eee
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Danse, musique et poésie
ll existe une autre signification de la notion d'art total
Fart dramatique est total en ce qu'll éunit la danse, la musique
et la poésie. Wagner les designe comme les trois soeurs éternelles
qui ne peuvent étre séparées sans détruire le cercle de l'art: i)
agit d'une « union matérielle et morale si admirablement soli-
de et féconde que chacune d’elles, hors de ce cercle, ne peut,
sans vie et sans mouvement, mener une existence insufflée arti
ficiellement ».
La danse est la forme d'art la plus matérielle. Elle fait
appel 8 homme dans 'intégralité de son physique et opere déja
la synthase des genres artistiques. Sa loi est le rythme, qui est
Fordonnancement et |'ame de tous les mouvements, Devenue
autonome, donc séparée de ses sceurs, elle s‘est « jetée dans les
salons luxueux du monde » : cest le ballet, divertissement mon-
dain superficiel et lascf.
La musique est le coour de homme et lorgane du coeur,
lest le son. Or, cst dans le rythme et la mélodie que la danse et
la poésie peuvent s‘exprimer. En quittant Ia ronde, la musique a
Leeuvre dart totale
perdu sa raison d'étre
et le rythme sa nécessite
intérieure, I"harmonie
slest donné & elle-méme
ses propres lois et les
conventions arbitraires
ont réduit l'art 8 un jeu
avec soi-méme, a une
«mathématique du
sentiment ».
Si la danse et la
musique sont les
Epaules, Fintention pos
tique est la tete que
celles-ci portent. Et cette
poésie est d’essence
populatre: elle tient sa
vitalité du peuple et
dépérit quand elle
devient objet de pli
sits purement littéraires.
«La poésie solitaire ne compose plus, elle ne représente plus elle
ne fait que décrire »
Cette conception fort romantique d'une unité brisée en.
plusieurs tendances individuelles et egoistes est encore lige
Vidéalisation de la Gréce : car cst bien dans le tragédie grecque
ue danse, musique et poésie se retrouvent unies. Les tentatives
ultérieures de les réunir ont échoue, l'échec le plus flagrant
étant celui de lopéra traditionnel, et notamment te Grand
Opéra, qui se croit ceuvre dart totale sous prétexte quill integre
un décor peint et un ballet : accumulation stérile et figée. Le pre-
ier chemin pour atteindre l'objectif du Gesamtkunstwerk, cest
union de la poésie et de la musique. C'est pourquoi Wagner
compose une musique inséparable du drame, qui vaut pour son
Intégration dans action et non pour elle-méme (Wagner est
contre la « musique absolue » ou « musique pure », fin en soi),
Crest aussi dans cet esprit qu'll supprime la césure entre airs et
récitatifs pour créer un style proche de la déclamation pariée.
Lorchestre, enfin, remplace le choeur antique en se faisant com-
mentateur de I'action par le jeu des leitmotive
{LOR ov Rim: scéne 1,
mise en scéne de
Herbert Wericke,
Opéra de Munich,
2002.0
37Slegftied wagner lors
‘tune répstiton dans
Ia fosse dorchestee
invisible pour fe public
de Bayreuth,
Les bonnes questions
Les arts plastiques
Si Wagner fonde principalement son ert total sur les treis
scours éternelles que sont ia musique, la poésio et la danse, il
ten exclut pas pour autant les arts plastiques. Ainsi, les progrés
de la peinture sont a méme de faire de la scéne une vérité arts
tique oU le dessin, la couleur et emploi de la lumire se substi-
tuent & un tableau limité et artifciel. La dramaturgie wagné-
rienne est, de fait, riche dtindications de lumiére et de couleur
qui sont scenographie bien plus que décor. C'est ce qu‘avait si
bien compris Wieland Wagner dans ses mises en scene au Festival
de Bayreuth : Illusion est évacuée au profit de la vérite des
ames, et les arts plastiques ne sont plus |8 que pour mettre en
valeur le corps des acteurs,
La sculpture en soi r’intéresse guére Wagner : dans la sta-
tuaire grecque, homme est beau en soi, mais il est laid dans son
isolement égoiste. Ce qui nous parvient n’est qu'une « momie de
Vhellénisme », froide comme « une relique pétrifiée », relevant
qui plus est d'un art a la solde des riches pour la décoration de
leurs palais. C’est le drame qui peut apporter a la sculpture a
rédemption, amener le « désensorcellement de la pierre » et le
retour & homme en chair et en os. Grace au corps et 8 I'ame de
Vacteur, qui est a la fois danseur, chanteur et mime, la statuaire
est remplacée parla plastique.
architecture, enfin, apporte elle aussi sa part, et non des,
moindres, 8 l'édification de oeuvre d'art totale. Pour Wagner,
Fridéal de la vie publique des Grecs, dont on a vu au début de
cette étude qu'il était e principe meme du Gesamtkunstwerk, se
manifestait dans architecture de 'amphithéatre, seule 4 méme
de garantir la communion entre le public et le spectacle, au
contraire par exemple de la disposition frontale du theatre &
Fitalienne, La consequence que Wagner tirera de cette place
centrale de l'architecture dans la réalisation de son drame total
sera I’érection du Festspielhaus de Bayreuth, Une fois reconnue
Vimpossibilité matérielle de fusionner la salle et la scéne,
Wagner propose son moyen idéal pour abolir la frontiére entre
réalité et idéalité: la fosse d'orchestre invisible, cet « abime mys-
tique » qui n’est plus seulement une utopie mais désormais une
réalité actuelle. Le jonction s'opére 8 nouveau avec le premier
sens du mot Gesamtkunstwerk: nouvelle religion de 'amour,
Vceuvre d'art sera le vecteur privilégié pour bannir I'égotsme qui
sfest solidement installé depuis la décadence de la cit grecque.
‘Wagner n'y va pas par quatre chemins::« Ilest dangereux a cause
de la police d’employer ce mot : pourtant, il n'y en a pas d’autre
qui désigne mieux et plus exactement le contraire parfait de
Vegoisme. Celui qui a honte, aujourd'hui, de passer pour égoiste
= et personne, certes, ne le veut franchement et sans détour-, est
bien obligé d’accepter d’étre qualifié de communiste ».
architecture intérleu-
re du Fesspelhaus de
Bayreuth. Dessin de
1876. a0.
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