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Critique Th. W. ADORNO Sur la critique dans son rapport avec la politique, il y a un certain nombre de choses 4 dire. Mais la politique ne constitue pas une sphére séparée, hermétiquement close sur elle-méme, telle qu'elle se manifeste par exemple dans des institutions, des procédures et des rtgles de fonctionnement spécifiques : eHe ne peut étre comprise qu'en relation avec le jeu de forces de la société qui forme la substance de toute réalité politique, et qu'occultent les phénoménes de surface. Aussi le concept de critique ne doit-i] pas étre limité & la politique au sens étroit du terme. La critique est essentielle 4 toute démocratie. Ce n'est pas seulement que la démocratie exige la liberté de critiquer, qu'elle a besoin d'impulsions critiques : elle se définit pure- ment et simplement par la critique. Sur le plan historique, il n'est que de rappeler le rile vital que joue la critique dans Vidée de la séparation des pouvoirs, fondement de la démo- cratie depuis Locke jusqu'é aujourd'hui, en passant par Mon- tesquieu et la Constitution américaie. Le « system of checks and balances », le controle réciproque de l'exécutif, du légis- latif et du judiciaire, signifie que chacun de ces pouvoirs sou- met les autres A sa critique, et limite ainsi l'arbitraire auquel ils tendraient sans cela. La société accéde @ la critique en accédant A la majorité, qui est la condition de toute démo- cratic. Etre majeur, c'est parler pour soi-méme, parce qu'on a d'abord pensé pour soi-méme, et qu'on ne se contente pas de répéter ce qu'on a entendu; c'est ne pas Cire sous tutelle Mais de cela, on ne fait la preuve qu'en se montrant assez fort pour résister anx opinions regues ainsi qu'aux institutions en place, 4 tout ce qui est simplement établi et se justifie par sa seule existence. Cette résistance, comme capacité de dis- 1 = Keitik », in Gesammelie Schriften, |. 10.2: Kulturkritik und Ge- sellschaft, II, Franefort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1977, pp. 785 sq. is linguer entre ce qui est réellement connu el ce qui est simple- ment admis par convention ou sous la contrainte d'une auto- rilé, se confond avec la critique, dont le nom vient du grec krino, séparer. On n’exagérerait guére en identifiant le concept moderne de raison 8 la critique. Kant, qui voulait propager les Lumiéres en appelant la société 4 sortir de l'état de minorité dont elle était elie-méme responsable, et en enseignant |'autonomie, c'est-a-dire la capacité de juger par soi-méme, par opposition a I'bétéronomie, qui est |'obéis- sance aux décrets d'une volonté étrangére, a désigné ses trois auvres principales comme des « critiques ». Il ne s'agissait as sculement de délimiter les domames d'application, et de ixer les procédures spécifiques aux différentes facultés spirituelles. La violence de Kant — dont un Kleist, par exemple, pouvait encore sentir le souffle — était celle de la critique au sens le plus concret du terme. I] critiquail le dogmatisme des sysiémes raticnalistes admis avant lui : la critique de la raison pure, c'était avant tout une critique acerbe de Leibniz ef de Wolff. La grande ceuvre de Kant compta par ses résultats négatifs, et l'une de ses parties principales, qui traitait des transgressions de la pensée pure, était de part en part négative. Mais la critique, bien constitutif de la raison et de la pensée bourgeoise toute enti¢re, Gtat loin de dominer l'esprit aussi compléiement qu'on pourrait le croire d'aprés la con- ception qu'il sé faisait de Ini-méme. Méme le « destructeur universel » — on donnait ce nom 4 Kant, il y a deux sié- cles —, semblait souvent réprouver la critique comme une in- convenance. Cela transparait dans son vocabulaire, par femploi de mots malveillants comme « ratiocination » (Ver- atinfteln), qui ne sligmatisent pas seulement les excts de la raison, mais voudriient aussi en restreindre Fusage, elle dont la nature ta porte irrésistiblement, comme Kant lui-méme lavait compris, & transgresser son domaine propre. Le mou- vement amorcé par Kant trouve son aboutissement ef son couronnement chez Hegel, qui, en de nombreux passages, identifie purement et simplement la pensée a la négativité et donc & la critique, toul en montrant parallélement la tendance op la volonté de neutraliser la critique. Celui qui se fie a Vactivité limitée de son propre entendement, Hegel lappelle, d'un terme d'injure politique, un raisonneur? ; c'est Vesprit vain qui perd de vue sa propre finitude, incapable de comprendre la réalité supérieure de ta totalité ct de s'y soumetire, Mais cette réalité supérieure n'est en définitive 2 En frangais dans le texte (N_D.T) 16 rien d'autre que l'ordre établi. La répugnance de Hegel pour la critique va de pair avec la thtse selon laquelle le réel est rationnel, Posséder véritablement sa raison, c'est, selon le pré- cepte autorifaire de Hegel, ne pas l'enfermer dans l'op- position avec Ie donné, avec I'étant, mais savoir la retrouver dans lordre extérieur. Le simple citoyen doit capituler devant le réel. Le renoncement ql fa critique se retoume en une sagessc supérieure. A quoi ie jeune Marx tépliqua brit- vement en posant-la nécessilé de soumettre tous les rapports existants 4 une critique impitoyable ; et son grand ouvrage de maturité sera encore présenté, par son sous-titre, comme une « critique ». Ces passages de Hegel — et particuligrement l'ouvrage qui constitue l'aboutissement de sa tendance anticrilique, la Phitasephie du droit — ont un contenu social, Il n'est point besoin diétre sociologuc pour entendre, derridre Jes railleries sur le « raisonneur » qui yeul refaire le monde, le préche onctueux destiné a apaiser le sujet qui, par un manque de discerncment auquel son tuteur ne se soucie manifestement pas de porter reméde, désapprouve les décisiuns prises A son éndroit par J'autorité, parce qu'il cst incapable de comprendre que tout est en définitive disposé en vuc de son propre bien, cL que ceux qui lui sont supérieurs dans la vie, doivent aussi Pétre par l'esprit. Cette contradiction entre ['émancipation Moderne de lesprit critique ct la volonté simultanée de le mettre sous le boisscau signale une constante de la pensée bourgeoise: dés le début, la bourgeoisie a craint que ses Principes n'alent des conséquences qui dépassent ses propres intéréts. Ce sont des contradictions de cet ordre que Iaher- mas a en Jumiére dans opinion publique — principal canal de toute critique politiquement efficace —, qui, d'une part, est supposée refléter la matunilé critique des sujets so- ciaux, mais qui, d’autre part, est devenue unc simple mar- chandise et travaille contre le principe critique pour mieux s¢ vendre. On oublic aisément en Allemagne que la critique, com me registre central de l'csprit, ne constitue nuile part au mon- de un genre irts apprécié. Mais il cst également permis de fapporter Mhostilité envers la critique, particulitrement dans Je domaine politique, A un trait spécifiquement allemand. La libération de [Allemagne n'a pas pleinement réussi sur le plan politique, ou seulement & une époque od son présup~ posé, le libéralisme des petites entreprises, était déja vidé de toute substance, Lunification nationale, qui, dans de nom- breux autres pays avait accompagné l'ascension de la bour- geoisie, arriva elle aussi 4 la traine de I'Histoire, et ne fut qu'un bref intermtde. C'est peut-dtre ce qui explique que les Allemands, en matiére d'unité et d'union, souffrent d'un trau- matisme qui leur fail soupgonner une faiblesse dans la pluralité of prend corps la volomé démocratique. Le critique enfreint Ie tabou de I'unité, qui traduit le désir d'organisation totalitaire. Le critique devient un diviseur et, pour employer un terme tolulilsire, un « diversionniste »*. La dénonciation des prétendues querelles de partis constituailt un moyen de propagande indispensable du national-sucialisme. Ce trau- matisme de lunité a survécu 4 Hitler, et s'est peut-étre méme aggravé en raison de !a partition A laquelle a abouti la guerre quill a provoquée, C'est une trivialité de dire que Ia dé- mocrati¢ s'est réalisée tardivement en Allemagne: ce qu'on sait moins, en revanche, c'est que les conséquences de ce re lard se sont fait sentir jusque dans certains dédoublements spuntuels. Parmi les difficultés que la démocratie rencontre, en Allemagne, pour pénétrer le peuple souverain, il faut prendre cn considération, outre les difficultés économiques et directement sociales, le fail que des formes de conscience pré-démocratiques et non démocratiques, héritées en par- heulier de I'étatisme et de la pense autoritairc, se sont maintenues au sein de la démocratie soudain introduite, em- péchant les gens de s‘identifier @ celle-ci. La méfiance envers la critique et Ja tendance & lui tordre Je cou sous Le premier prétexte venu, constituent l'une de ces survivances, Goebbels, en ravalant le critique au rang de « criliquard » et en l'iden- tifiant sardoniquement 4 l'ergoteur insatisfait, en voulant in- terdire la critique dans lous les domaines artistiques, ne visail pas seulement & assujettir toute liberté d'esprit. Le propa- gandiste faisail un calcul de psychologie sociale, I] pouvail s'appuyer sur le préjugé allemand contre toute critique, hérité de V'absolutisme, Il parlait selon le corur des assujettis. Si Von voulait faire l'anatomie de I'hostilité allemande envers la critique, on lui trouverait sans aucun doute des liens avec la tancune contre les intellectuels. L’opinion publique — qui est plutét, selon expression de Franz Béihm, unc opinion « non-publique » — enveloppe vraisemblablement lintellectuel ct esprit critique dans une méme suspicien L'auti-intellectualisme, de toute évidence, est le fruit de la penséc absolutiste. Ia critique, sclon Véternelle litanie, doit se montrer responsable. Mais cela revient 4 dire que seuls ceux qui occupent un poste de responsabilité ont le droit de criti- quer, de la méme fagon que l'anti-intellectualisme épargnait 3. Diversionist: terme qui désignait les « saboteurs », ennemis de |'E- tat extallemand, (M19.7.) naguére lintellectuel appointé ct le professeur. Par te mu- ténan sur lequel ils travaitlent, les professcurs devraient étre comptés parmi les intellectuels. Mais ils jouissent généra- lement, en raison de leur prestige officiel, d'un grand crédit auprés de opinion publique établie, tant que les conflits avec les étudiants n'ont pas fait la démonstration de leur impuis- sance réelle. La critique se trouve pour ainsi dire départe- mentalisée. De droit de 'homme et de devoir civique, elle devient le privilége d'une élite reconnue et protégée. Celui qui formule une critique sans avoir le pouvoir d'imposer ses idées, ef sans faire Iui-méme partie de la hiérarchie officielle — coluita doit se taire : c'est sous cette forme que le cliché de ladministré borné se trouve décliné dans !'Allemagne de Végalité formellc. Des gens institutionnellement liés a l'ordre €tabli hésiteront, en général, A le critiquer. Plus encore que les conflits administratifs, ils redoutent d'affronter Vopinion de leurs pairs. La distinction entre une critique responsable —_émanani de ceux qui détiennent une responsabilité officielle —, et une critique inesponsable — aux auteurs de laquelle on ne peut demander compte de ses cons¢quences —, neutralise par avance toute critique. En refusant impli- citement le droit de critiquer & ceux qui n'occupent pas une position reconnue, on fait dépendre ce droit du privilége de éducation ct surtout d'un parcours professionnel jalonné d'cxamens, au lien de juger la oritique sur son contenu de vérité. Tout cela reste informulé, dépourvu de base insti tutionnelle, mais si profondément enraciné dans le pré- conscient d'une foule de gens, qu'il en résulte une sorte de contréle social. On a souvent vu, ces dernitres années, des personnes étrangéres 4 Ja hiérarchie -- laquelle, a l'ére des élites, ne se limite d'ailleurs plus aux seuls fonctionnaires — “riliquer, par exemple, les pratiques juridiques de telle ow telle ville: on a aussitét cné 4 ['ergoteur. [I ne suffit pas, devant de tels cas, de rappeler les mécanismes par lesquels, en Allemagne, on sait rendre suspects de folie les esprits indépendanis, les francs-tireurs ct les dissidents. [I s'agit de quelque chose de bien plus grave encore: Ja structure antictitique de la conscience collective met réellement le dissident dans la situation de l'ergoteur, elle lui confére réellement les caractéres de ['éternel insatisfait, pour autant que cé ne soient pas déjA ces caractéres qui alimentent sa critique opiniatre. La liberté critique débouche souvent, quand elle suit inébranlablement sa propre dynamique, sur Pattitude d'un Michael Koblhaas‘, qui n'était pas allemand 4, Insurgeé du XVs siécle, héros d'un roman de Kleist. (¥19-7'). 19 pour rien, Une des plus importantes conditions d'une transformation de la structure de l'opinion publique en Allemagne serait qu'on prenne généralement consience de cette situation, dont on pourrait par exemple limiter les dégits aveugles en en faisant d'emblée un sujet de réflexion dans les cours de sciences politi . Dans son attitude vis-d- vis de la critique, l'opinion ique allemande semble par- fois renverser tous les rapports. Le droit de libre critique est accordé unilatéralement 4 ceux qui refusent l'esprit critique inhérent A la société démocratique. Mais le pouvoir de détecter et de dénoncer de tels abus exige précisément cette opinion publique forte qui fait encore et toujours défaut 4 V'Allemagne, et qu'on n'instaurera pas par une simple exhortation. Ce rapport faussé de Vopinion avec la critique se traduit d'une manitre caractétistique dans l'attitude des organes de presse — et de ceux-la mémes qui se réclament dune tradition démocratique. Certains journaux, qu'on ne peul guére considérer comme réactionnaires, cultivent un ton qu'on qualifierait en Amérique, of des phénoménes simi- laires ne sont pas rares, de « pontifical ». Ils s'expriment com- me s'ils Glaient au-dessus des controverses, avec la sérénité affectée d'un cénacle de vieilles tantes. Mais cette espéce de détachement supéricur ne bénéficie généralement qu’é la défense des autorités en place. Le pouvoir est, au micux, prié avec bienveillance de ne pas se Jaisser détourner de ses bonnes intentions. Le langage de ces journaux rappelle celui des communiqués gouvernementaux, méme quand ils ne servent pas de porte-parole au gouvernement Desriére cette attitude pontificale se cache un rapport de soumission a Vautorité — chez ceux qui adoptent une telle attitude, aussi bien que chez ics consommateurs qui sont, amsi, habilement pris pour cible. Comme toujours, en Allemagne, on s'iden- tifie au pouvoir, derritre quoi sommeille la dangcureuse capacité de s'identifier 4 une politique de puissance, qu'elle soit dirigée vers I'intérieur ou l'extériewr. La réforme des institutions, que réclame la conscience critique et dont Vexécutif reconnait pour une grande part la nécessité, cst entreprise avec une prudence qui est fondée sur la crainte des masses électorales. C'est cette crainte qui condamne la critique, bien souvent, 4 rester sans effet. Elle montre en méme temps 4 quel point esprit anticritique est répandu chez ceux-l4 mémes qui auraient le plus intérét a défendre la critique. ; Linefficacité de la critique posséde en Allemagne un modéle spécifique, vraimembletemost dorigine militaire : la 20 tendance 4 couvrir A tout prix les fautes et les infractions des subordonnés. Sans doute trouve-t-on dans toutes les hiérar- chies militaires du monde ce réflexe de dissimulation propre 4 l'esprit de corps , mais, si je ne me trompe, il n’y a qu'en. Allemagne que ce schéma de comportement a Jes mi- lieux civils, et en particulier les sphéres spécifiquement po- litiques. On ne peut se défendre de |'impression qu’ chaque critique publique, les instances supérieures, re bles en dernier recours, commencent par prendre la défense de I'ac- cusé et dirigent leurs coups contre I'extérieur, que la critique soit justifiée ou non. Ce mécanisme, sur lequel la sociologie devrait un jour se pencher, a été si bien intégré, que toute critique politique s'expose d'emblée au sort qui, du temps de Guillaume II, attendait le soldat assez téméraire pout se plaindre de ses supérieurs, La rancune des militaires contre: linstitution des commissaires aux armées ¢st symbolique de ensemble de cette sphére. Peut-8tre est-ce l'inefficacité de la critique qui exprime le micux le rapport faussé que les Allemands ont avec elle. C'est pour une raison analogue que l'Allemagne a mérité d'étre appelée — selon la formule d'Ulrich Sonnemann — le pays auquel on peut tout faire avaler. Quand on dit qu'un tel a €16 balay€ par la pression de l'opinion publique, ce n'est peut-étre qu'une sapea de parler , mais le pire, c'est qu'il existe méme pas d’opinion publique ble d'exercer une telle pression, et que, quand elle existe, elle reste sans effet. Il faudrait sugeérer aux chercheurs en sciences politiques d'étudier le poids de l'opinion publique, des critiques extra- administratives, dans les vieilles démocraties d'Angleterre, de France et d'Amérique, relativement a l'Allemagne. Je ne me risquerai pas 4 anticiper sur les résultats d'une telle enquéte, mais j¢ peux m'en faire une idée. A qui invoquerait, comme. unique exception, I'« affaire du Spiegel! »4, il faudrait faire femarquer que si les journaux protestataires, porte-parole de Vopinion publique, firent en ce cas la démonstration d'une fare verve, ce n'était pas pour défendre le droit a la critique et sa condition premiére, fe libre acets & l'information, mais parce quiils se voyaient menacés dans leurs intéréts immé- diats, qu'il y allait de la news value, de la valeur marchande 5. En 1962, 4 la suite de la publication par "hebdomadaire hambour- geois Der Spiegel dinformations secrétcs touchant 'OTAN, le Ministre de la Défense de la RFA, Franz Josef Strauss, avait fait illégalement perquisi- tionner les locaux de 'hebdomaduire at apprébender certains de ses respon- sables. A la suite du tollé que cette affaire avait soulevé, Franz Josef ‘Strauss dut finalerment démissionnes. (N_1.T"). 31 de l'information. Je ne sous-estime pas les signes qui pour- raient marquer le début d'une critique publique efficace en Allemagne. L'un d'cux est Ja chule, dans un Land allemand, d'un Ministre de !Tducation d'extréme droite. Je doute ce pendant que la chose puisse se reproduire aujourd'hui, quand on chercherait en vain un exemple de cette solidarité qui unissait alors les tudiants et les professeurs de GUttingen. IL me semble que l'esprit de critique publique, discrédité par les proupes politiques qui s'cn sont assuré le monopole, a subi de graves revers ; j'espére me tromper. Une caractéristique essentiellement allemande — mars non pas si exclusivement allemande qu'on peut le supposer, tant qu’on n'a pas eu l'occasion d'observer des phénoménes analogues dans d'autres pays — tient A un schéma anti- critique emprunlé Ala philosophie — celle-IA méme qui dé- hongait le « raisonneur » — et vidé de toute substance : c’est linvocalion de la réalité positive. Au mol « critique » — quand on veut bien le tolérer, voire quand on intervient soi- méme sur le mode critique — on adjoint invariablememt le qualificatif « constructif ». Qn sous-entend ainsi que, pour critiquer, ii faut avoir quelque chose de mieux 4 proposer : une idée que Lessing, dans le domaine de l'esthétique, tour- nait déja en dérision voici deux sitcles. Astreinte au positil, 1a critique sc trouve d'emblée domestiquée ct privée de sa véhémence, Tl y a chez Gottfried Keller un passage o2 il appelle Fexigence de constructivité une « formule de confi- seur » (Lebxkuchenwert). Quand une situation est devenue confuse et irresptrable, dit-il en substance, c'est déja un grand progrés d'ouvrir portes et fenétres. De fail, il n'est pas tow jours possible d'adjoindre 4 la critique la recette pratique qui permetira d'améliorer les choses, bien que la critique puisse souvent avancer dans cette direction en confroniant les réalités aux normes dont elles se réclament : qu'elles se con- forment vraiment 4 ces normes serail en soi un progrés. Le terme « posilif », qui a déj été pris pour cible voici plusicurs décennies, non seulement par Karl Kraus, mais aussi par un écrivain aussi peu radical qu'Erich Kistner, s'est depuis paré en Allemagne d'une aura magique. [Il surgit automatique- ment, II présente cependant un caractére douteux, dans une situation of la forme supéricure vers laquelle le progrés devrail porter la sociélé, ne se laisse plus déchiffrer comme une tendance concrétement inscite dans le réel. Renoncer pour ce motif A critiquer la société cc ne serait qu'affermir celle-ci dans la réalité doutcuse qui empéche le passage a une forme superienre. Le caractéte abjectivement inaccessible du mieux ne vaut pas seulement, d'une maniére absteaite, pour la 22 société dans son ensemble ; quel que soit le phénoméne particulier que l'on critique, on ne tarde pas A se heurter a celle méme limite. Le désir de propositions positives se révéle 4 jamais irréalisable, et il o'cn est que plus commode de diffamer la critique. Nous nous content¢rons pour notre part de noter que la soif de positif constitue, sur le plan de la psy- chologie sociale, le mince vernis sous Iequel opére [instinct de destruction, Ceux qui parlent le plus dé positivité, sont ceux qui sont d'accord avec la violence destructrice. L'ob- session collective d'une posilivilé susceptible d'éuc immé- diatement mise en pratique, a été entre-temps reprise pat cenx-la mémes qui croient s'opposer I¢ plus radicalement a la société. C'est un des cOtés par Iesquels leur activisme se conforme au courant social dominant. Contre quoi il faudrait faire valoir, pour varier une phrase célébre de Spinoza, que le faux, une fois clairement reconnu et précisé, constitue déja Vindice du vrai et du mieux. Traduit de lallemand par Pierre Rusch

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