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Yves DELOYE
La Découverte, 1997
pp. 79 et s.
L’intérêt croissant suscité par l’histoire du suffrage électoral tant chez les politistes
(Lacroix « Ordre politique et social », Garrigou, Le vote et la vertu, Offerlé, Un homme, une
voix) que chez les historiens (Lagoueyte La vie politique en France au 19°s., Huard, Le
suffrage universel en France, Rosanvallon Le sacre du citoyen, Pecout « La politisation des
paysans au 19° siècle. Réflexions sur l’histoire politique des campagnes françaises ») offre la
possibilité de dresser un bilan des études consacrées à cette question, bilan qui définit mieux
les termes d’une problématique respectueuse des temps et des espaces différenciés de
politisation. Pour cela, il convient de :
Depuis le début des années 60, les travaux d’historiens ont permis de mettre en avant
ce que M. Vovelle nomme les nombreux « cheminements de la politique »1.
A. Le débat historiographique :
Ce sont les historiens us qui ont tenté, avant leurs homologues français (sous
l’influence de Labrousse, puis de Vigier et d’Agulhon), de systématiser les résultats
d’enquêtes d’histoire départementale. C’est effectivement autour du travail de E. Weber,
Peasants into Frenchmen. The Modernization of rural France 1870-1914, rejoint par S.
Berger, Les paysans contre la politique et T. Zeldin, Histoire des passions françaises 1848-
1945, t.4, Colère et politique, que s’engage le débat historiographique.
Pour E. Weber, c’est seulement avec la III° République que les paysans français se
sont intégrés à la vie politique nationale et que s’est donc opérée la politisation des
campagnes : conscience d’appartenir à a communauté française, accoutumance aux débats
politiques nationaux, discussions qui vont influencer sensiblement leur vie quotidienne.
1
Vovelle (M.), La découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, La Découverte,
1992.
1
-Déf. Politisation = « la prise de conscience que les affaires de la nation
concernaient l’individu et la localité autant- et même plus – que celles de la communauté
locale »2
Cette lente politisation des campagnes s’explique selon E. Weber par le fossé qui a
longtemps séparé l’« homme de la terre » du citadin, i.e. maintien des dialectes, des patois,
des particularismes culturels, la dimension locale des querelles politiques, l’absence de
sentiment national, la faible intégration monétaire, …
Les campagnes françaises ne seront réellement « francisées » qu’au prix de
bouleversements politiques et sociaux qui ne produiront leurs pleins effets qu’à l’aube de la 1°
guerre mondiale. En effet, pendant longtemps encore, les considérations personnelles
prévalent et l’idéologie occupe un rôle mineur ; la politique au village reste prisonnière d’un
registre d’énonciation local. La nationalisation de la vie politique ne sera acquise qu’à
partir du moment où les paysans « passèrent eux-mêmes de l’indifférence à la
participation, parce qu’ils sentaient qu’ils étaient impliqués dans la nation ».
« En d’autres termes, la politique nationale devint importante quand on s’aperçut que les
affaires nationales affectaient les personnes et les régions impliquées »3.
2
Cf Ma France, Mythes, Culture, Politique, Fayard, 1991, p.220.
3
ibid, p.353.
4
Lacroix (B.), op . cit., p.526.
2
2) la politique au village :
Dès 1848, la politique est « descendue au village » et elle est devenue une
dimension essentielle de la vie locale. L’auteur insiste principalement sur la contribution de
la « sociabilité méridionale » et des « intermédiaires culturels » à la politisation des
populations rurales. En effet, par imitation, par circulation des influences sociales et des
idées, par contacts répétés et rapprochements intersociaux, par imprégnation mutuelle
(ex :loges, cercles de jeux, confréries de pénitents où se côtoient artisans et bourgeois), la
politique irrigue la structure sociale et va « gagner » toutes les classes sociales.
Cette « politisation par imprégnation », i.e. qui se réalise par « l’influence des
classes porteuses des caractéristiques propres de l’histoire nationale » (p. 473), conduit M.
Agulhon a porter son attention aux moments d’effervescence collective (fête, carnaval,
grèves…) qui sont parfois favorables à un « patronage démocratique » (p.481) et qui
renforcent l’intégration villageoise, la mobilisation durable de la population.
Mc Phee, dans Les semailles de la République dans les Pyrénées Orientales : 1846-
1852 (1996), propose une critique de la thèse de E. Weber qui diffère ce la critique de M.
Agulhon. Il conteste :
3
- l’aptitude à le transformer en le politisant.
Pour d’autres historiens (cf Vovelle, Tilly, Crook, Edelstein), la politisation des
campagnes est issue d’une trajectoire de longue durée dont il faut rechercher les origines
dans l’expérience politique de la Révolution Française.
7
Cf « La participation électorale des Français (1789-1870), Revue d’Histoire moderne et contemporaine,
oct.nov. 1993.
8
Cf chap. IV, Le nombre et la raison. La Révolution française et les élections.
9
« Le suffrage, lieu de l’invention du citoyen, est également la scène où s’affrontent pratiques modernes et
société traditionnelle. L’abstention manifestait (alors) la résistance opposée par celle-ci à l’individualisme
démocratique qui commande son démantèlement », op.cit, p.225.
4
1) les raisons de la singularité, ou ce que l’électeur fait de l’élection :
Même si les historiens ont mis l’accent sur l’importance de la spécificité des contextes
locaux dans lesquels le processus de politisation, il convient toutefois : 1°) d’observer ce que
les électeurs font du vote10, 2°) d’étudier les opérations de retraduction effectués par les
votants afin de se réapproprier un instrument de décision politique inventé ailleurs, et
3°) d’être sensible aux divers « bricolages » et tâtonnements qui l’ont rendu possible.
« la familiarisation avec des pratiques politiques ‘modernes’ (dont le suffrage individuel accordé
à un corps électoral relativement démocratique, libre compétition électorale et affrontements
politiques) n’implique […] pas nécessairement l’adoption du système conceptuel sous-tendant
aujourd’hui ce type de pratiques ».
10
Cf Ihl (O.), Le Vote, Montchrestien, Paris, 2000. Pour O. Ihl, le vote « est tout sauf un instrument
extérieur à ceux qui s’en servent ».
11
cf Thibon (C.), Pays de Sault. Les Pyrénées audoises au 19°s., éditiond du cnrs, 1988. »
12
Tocqueville relate comment le 23 avril 1848 il conduit ses paysans jusqu’au chef-lieu du canton pour
donner leurs votes « presque tous au même candidat », p.258.
13
cf Déloye (Y.), Ihl (O.), «école et citoyenneté. L’individualisme de J. Ferry à Vichy, 0994, pp.122-132
5
c. les différentes dimensions de l’apprentissage électoral :
Il est aujourd’hui admis que l’élection ne « va pas de soi ». Voilà pourquoi il faut
distinguer les différentes dimensions de l’apprentissage démocratique (« orthopédie
sociale » pour citer Garrigou, cf p.277). Voter, c’est :
14
cf Ihl,op.cit., p.108.
15
cf Garrigou, le vote et la vertu, p.272 et s.
6
-L’avènement de la démocratie moderne-
processus composantes
Du côté de la scène électorale
Extension du droit de suffrage Passage du suffrage censitaire au su masculin
(1848) puis féminin (1944)
Elévation du niveau de la concurrence
électorale
Unification des marchés électoraux Nationalisation de la vie politique (émergence
des partis politiques nationaux…)
Professionnalisation et naissance du « métier »
Spécialisation de l’activité électorale politique
Du côté des électeurs
Individualisation du comportement électoral Modification des formes d’encadrement du
vote secret électoral, dignité civique,
individualisation de l’opinion politique, …)
Modification du répertoire d’action politique Condamnation de la violence politique
(abaissement des seuils de sensibilité à la
violence)
Civilisation des mœurs politiques Pacification de la vie politique
16
le corps électoral passe alors de 250000 à plus de 9 millions d’électeurs.
7
B. Se faire élire :
Les « entrepreneurs politiques » (cf Schumpeter) ont joué un rôle prépondérant dans
la création et l’entretien de l’accoutumance au vote17 : concordance certes pas toujours
linéaire) entre émergence de la compétition électorale et progressive
professionnalisation de l’activité politique mobilisation de compétences nouvelles :
professions de foi, candidats membres de partis politiques18… « La politique devient
inévitablement une carrière » (cf Schumpeter, p.388). Possédant une expertise spécifique
lui donnant une autonomie par/ aux autres catégories catégories dirigeantes de la société,
l’homme politique vit alors pour et de la politique (instauration de l’indemnité
parlementaire en 1889). Il se consacre de façon permanente « à la conquête des suffrages »
et « propose pour ce faire des « formules politiques » (cf Mosca) qui rendent donc la
compétition démocratique de plus en plus symbolique, i.e. qu’elle porte désormais sur la
signification des choses (discours, …).
Cette contribution des « entrepreneurs politiques » n’est cependant que la partie la
plus visible d’un ensemble de mécanismes qui rendent possibles un tel échange politique »
(cf Offerlé, art.cit.).
A. le rituel électoral :
Le rituel électoral moderne a créée des espaces et des temporalités qui lui sont
particuliers (mairies, écoles publiques par ex « situation spéciale ».), i.e. des lieux qui,
le jour du vote, aménagés pour la circonstance (impératifs symboliques), deviennent
spécifiques et cantonnent l’activité électorale dans des sites réservés et marqués
symboliquement20. Le vote implique un temps réglé et juridiquement codifié, enfermé dans
des limites prévisibles, décompté avec minutie.
En pénétrant dans l’espace électoral, l’électeur doit prendre connaissance et
conscience de son appartenance à une communauté nationale qui, le même jour, dans des
lieux symboliquement identiques sur l’ensemble du territoire national, délègue son pouvoir
à des représentants (cf Lacroix, p.529).
17
cf Offerlé, « mobilisations électorales et invention du citoyen : l’exemple du milieu urbain français à la
fin du 19° s. » et Tudesq « Les grand notables en France 1840-1949, étude historique d’une psychologie
sociale ».
18
Pour Ostrogorski, les partis politiques ont été crées pour aller à la rencontre des électeurs et en organiser
la mobilisation politique. Leur développement répond à une logique pragmatique simple = adapter les
électeurs à la citoyenneté. Cf La démocratie politique et les partis politiques.
19
Schudson, « La culture et l’intégration des sociétés nationales », Revue Internationale des Sciences
Sociales, 02/1994, p.91.
20
Comme le souligne Déloye, le fait que « dans de nombreuses communes rurales, la mairie et l’école se
confondaient alors dans un même bâtiment placé au centre du village renforce encore l’importance
symbolique de l’inscription spatiale du vote », p.101.
8
B. vote et forclusion de la violence :
L’opération du vote est pensée depuis son origine comme un « substitut efficace
aux épisodes de violence collective » (p.101), i.e. qu’elle tend à opposer à la rhétorique
vindicatoire de la force ou de la révolte une autre scénographie : celle d’une adhésion
silencieuse et abstraite par laquelle s’établit rituellement la mécanisme politique de la
délégation. Cette forclusion de la violence repose en partie sur l’édification d’un espace
électoral sacralisé qui oblige le citoyen à certaines formes de « civilité électorale » (cf
Déloye et Ihl21), à dissocier l’acte électoral de ses autres activités sociales effacement de
l’individu concret au profit du citoyen, fraction ordonnée de la souveraineté nationale et
être politique présumé capable d’« opiner » de façon autonome.
Pour cela, le rituel électoral doit donc être inscrit dans un espace neutralisant les
appartenances sociales et favorisant l’isolement de l’acte électoral du tissu de activités
sociales quotidiennes afin par ex. d’éviter les pressions ( « dedans »/ « dehors »).
C. la sagesse civique :
21
« La civilité électorale : vote et forclusion de la violence en France »