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Eee ea Uae eel Le saint Thomas d’Aquin de Lacan par Francois Regnault oeuvre : « sicut palea », traduit philosos phie, on n'a jamais rien fait Se mieux. : reconstituer if n'y a méme que cela Se vrai. » quelques notations oil ce que Lacan E Eparses Se Lacan Bit Se saint ae ne nous permet, Thomas S'Aquin. : tent que S'entre- (Séminaire « Le voir. On Sevine Sinthome », séane que, pour finir, ce Su 18 novembre cela passera aussi 1975). Ailleurs, if par fe — saint cite souvent fe mot Thomas Se Joyce supposé Se saint (ed quoi Umberto Thomas sur son €co nous aidera). «Pour ce qui est de la philosophie, on n'a jamais rien fait de mieux. Il n'y a méme que cela de vrai.» Voila ce que Lacan dit de saint Thomas d’Aquin. Ailleurs, il cite souvent le mot supposé de saint Thomas sur son ceuvre : « Sicut palea », traduit par lui: «comme du fumien’'». Wl faudira tenter de reconstituer le saint Thomas que quelques notations éparses de Lacan ne nous permettent que d'en- trevoir. On devine que, pour finin, cele passera aussi par le saint Thomas de Joyce. Le saint Thomas d'Aquin de Lacan Le sinthomadaquin © ne garantis rien quant & la certitude de ‘ce qui va suivre : ce sera une reconstitution ala Cuvier, & partir de quelques os — une fiction. Done, ne rien prendre pour argent comptant. ny a sdrement pas de saint Thomas de Lacan au sens ot ily a un Platon, un Aristote, un Descartes, un Kant, un Hegel de Lacan, Mais comme il y a un Aristote, est déja une bonne entrée pour accéder & saint Thomas, qui lappelle Philosophus, le Philosophe, selon la tradition Deux références frappantes chez Lacan |..@Vous savez histoire folle, celle qui fait quant & moi le délire de mon admiration? Je me mets en huit par terre quand je lis saint Thomas. Parce que c'est rude- ‘ment bien foutu. Pour que la philosophie d’Aristote ait €té par saint Thomas réinjectée dans ce qu'on pour- rait appeler la conscience chrétienne si ga avait un sens, est quelque chose qui ne peut s'expliquer que parce que ~ enfin, c'est comme les psychanalystes — les chrétiens ont horreur de ce qui leur a été révél Ec ils ont bien raison. »! Les Chrétiens ont horreur de la Révélation ? Soulignons done la resemblance avec lautre formule de Lacan, le psychanalyste a horreur de son acte: « Oui, le psy- chanalyste a horreur de son acte. C'est au point quill le nie, et dénie, et renie »® Le sens est assez clair: le réel de I'incarnation, de la mort de Dieu, de la Résurrection, est en exception la philosophie. Comme si saint Thomas était allé cher- cher Aristote pour atténuer, accommoder, édulcorer le message chrétien, par la philosophie en somme. 45 46 Le contexte l'explique: «ll y a fa un trou, et ce trou Sappelle Autre. Du moins est-ce ainsi que jai cru pouvoir le dénommer, Autre en tant que lieu ol la parole, d’étre déposée [...] fonde la vérité, et avec elle le pacte qui supplée a V'nexistence du rapport sexuel, en tant quill serait pensé, pensé pensable autre- ment dit [...]. Que la pensée n'agisse dans le sens dune science qu’a étre supposée au penser, cest-i- dire que I'étre soit suppose penser, c'est ce qui fonde la tradition philosophique 4 partir de Parménide. Parménide avait tore et Héraclite raison, C'est bien ce Qui se signe ce que, au fragment 93, Héraclive énonce = [1] # nvavoue ni ne cache, i! signife, remettant a sa place le discours du manche luiméme — [o anax ou to manteion esti to en Delphois}, le prince, le manche, qui vaticine & Delphes. »? Il s'agit d'Héraclite antiphilo~ sophe contre Parménide! Dés lors, tout lenjeu de Lacan propos de ce philosophe préféré, saint Thomas, ce sera comme de le faire passer de la philosophie la «mieux foutue », & une certaine antiphilosophie! Le paradoxe sur saint Thomas est que ce dernier ne semble céder tout de méme sur aucune des « vérités » du Christianisme. En outre, cest un saint! 2.Une autre référence confirme l'exception faite a saint ‘Thomas par Lacan: «Pour ce qui est de la philosophie, ‘on nia jamais fait mieux. II n'y a méme que cela de vrai.»* Mais Lacan jouera ensuite sur le mot de sin- ‘thome pour qu'on entende «saint homme », et forgera sinthomadaquin. I s'agit alors de Joyce: pour instance de la lettre selon Joyce, il y a le «sinthome », qui cor- respond & son éducation jésuite dans laquelle il trouve ce quil appelle «la matiére méme de mes pensées.» Le plus philosophe des philosophes devenu, ce titre, symptéme ! Je propose donc de jalonner 'élucubration qui va suivre par les quelques références de Lacan a saint Thomas, qui sont éparses. Elles concernent sa_perfec- tion philosophique — le «sicut palea» ~ la question de esse [6tre] et de Mexistentia [existence], de la morale, de lesthétique [via Joyce]. I est probable que Lacan avait été initié a cette philosophie de saint Thomas au cours de ses études au College Stanislas, et peut-étre par son professeur de phi- losophie, Jean Baruzi. ll doit sans doute a la tradition thomiste, remise en vigueur par Léon XIll dans lensei- gnement chrétien, son réalisme et son créationnisme. « Rudement bien foutu », « Rien fait de mieux » Lthypothase est que la philosophie de saint Thomas représente un constant et parfait équilibre entre philo- sophie et théologie, entre le message et son exégése, entre foi et raison, entre lautorité et le commentaire, etc. Crest en outre un systéme caractérisé par sa consis- tance, sa complétude et sa décidabilité. Soit article | dans la Question XX de la Premiere partie de la Somme théologique : « Utrum amor sit in Deo », «Est-ce que Amour est en Dieu?», que je ne prends pas tout a fait au hasard. On commence par les faux-semblants : «il semble que amour ne soit pas en Dieu » —en effet l'amour est une passion, or aucune passion nest en Dieu, donc... “en outre, amour, la colére, la tristesse se divisent contre elles-mémes. On ne parle de la colére, de la tristesse de Dieu que métaphoriquement. Donc, de Vamour aussi. en outre, Denys [l'Aréopagite] dit que lamour est une force unitive et concrétive. Or elle ne peut en tant que ‘elle avoir aucun lieu en Dieu, puisque Dieu est simple. Done il n'y a pas damour en Dieu. Sed contra, mais a tout cela, il faut opposer Mau- torité de saint Jean [l* épitre, 4, 16]: «Dieu est cha- rité [amour]. Respondeo dicendum : je réponds quiil faut done dire quill est nécessaire de poser l'amour en Diet «Le premier mouvement de la volonté de n'im- porte quelle vertu désirante [appétitive], c'est l'amour. Comme en effet lacte de la volonté et de n'importe quelle vertu désirante tend au bien et au mal comme vers ses objets propres; que le bien est plus principa- lement et par soi objet de la volonté et du désir; que le mal ne lest que secondairement et médiatement, a savoir en tant quill s'oppose au bien; il faut naturelle- ment quill y ait des actes premiers de la volonté et du désir qui concernent le bien avant [priores eis...] ceux qui concernent le mal: comme la joie avant [plus quam] la tristesse, et l'amour avant la haine, Car tout ce qui est par soi précéde ce qui est par un autre. » «En outre, ce qui est commun est premier par nature; d'oii lntellect s‘ordonne d'abord au vrai com- mun avant qu'aux vrais particuliers. Or il y a certains actes de la volonté et du désir qui concernent le bien sous une condition spéciale, comme la joie et la délec- tation concernent un bien présent et obtenu [habito] ; tandis que le désir et Pespoir concernent un bien non encore obtenu. Or amour concerne le bien en com- mun, quil soit obtenu ou non obtenu; d'oii 'amour est naturellement un acte premier de la volonté et du desir; et a cause de cela tous les autres mouvements dési- Francois REGNAULT. rants présupposent l'amour comme racine premire; personne en effet ne désire rien sinon un bien quion aime ; et personne ne se réjouit de rien sinon d'un bien quion aime ; la haine méme ne porte sur rien sinon sur ce qui s'oppose a une chose qu'on aime; et de méme pour la tristesse et les autres passions de ce genre, il fest manifeste qu’elles se rapportent l'amour comme son premier principe. D’ou: partout od il y a volonté et désir, il faut quiil y ait amour. Ce qui est premier étant Sté, tout le reste est enlevé. Or, on a montré a la question XIX, article I, quil y a une volonté en Dieu ol il est nécessaire de poser en lui amour.» Une fois la réponse acquise et démontrée, on reprend les faux-semblants pour les réduire [je les résume] : Le premier: « Lamour; fa joie, la délectation, selon quiils signifient des actes de 'appétit sensible, sont des pas- sions. Mais pas en tant quils signifient un acte de lap- pétit intellectuel, Aussi peut-on les poser en Dieu.» Et Thomas de s‘appuyer sur l'Ethique @ Nicomaque @Aristote: «Dieu aime sans passion. » Le second: La passion a un cété matériel [elle se marque par un changement corporel], mais aussi un été formel, qui vient du désir: ainsinla colére est & la fois montée de sang et désir de vengeance Or, & propos du:c6té formel des passions, certaines ont une “imperfection, comme le désir qui manque d'un bien non obtenu, tandis que amour et la joie ne com- portent aucune imperfection. Celles qui comportent imperfection ne peuvent donc étre dites de Dieu que métaphoriquement, tandis que celles qui n'en com- portent aucune peuvent lui étre attribuées en propre. Done amour est bien en Dieu. 47 —Le troisiéme: Lamour tend & deux choses, au bien que quelqu'un veut a l'autre [in bonum quod quis vult ‘aluicui], et & Vautre & qui on veut du bien [in eum cui wuk bonum). «Car est proprement aimer quelqu’un que de lui vouloir du bien.» D’ou, en tant que quel- qu'un s’aime, il veut son bien [il se veut du bien}, et il cherche a obtenir ce bien. Et c'est pour autant que Vamour est dit force unitive en Dieu, mais sans com- position; car ce bien qu'il veut pour soi n'est rien autre que luiméme, qui est bon par sa propre essence [comme il a été dit aux articles | et Ill de la question IV]. Ainsi vouloir du bien @ l'autre, c'est en user avec l'autre comme avec soi. C'est la force concré- tive, agrégative de amour divin. Jai cité cet article & cause de la formule courante aimer, c'est vouloir du bien & l'autre, parce que Lacan fa reprend pour la critiquer: « Hoc enim est proprie amare daliquem, velle ei bonum. » : «Se vouloir son bien, est-il besoin, de le souligner que cest exactement I'équivalent de ce quion appelle, dans la tradition, la théorie physique de amour, le velle bonum alicui de saint Thomas, qui a pour nous, en raison de la fonction du narcissisme, exacte- ment la méme valeur. 'ai depuis longtemps souligné le caractére captieux de ce prétendu altruisme, qui se satis- fait de préserver le bien de qui? ~ de celui qui, préci sément, nous est nécessaire. »® Reprise de la philosophie de saint Thomas inter- prétée a la lumiére de la clinique freudienne de l'amour. Comme on voit, la méthode scolastique ici, du sed contra et du respondeo dicendum, que saint Thomas n'a pas inventée, a réponse a tout: aprés la liquidation des objections, rien ne reste. La Somme fait exactement la somme de toutes les questions, et rien ne reste en dehors, Enfin, les solutions sont supposées définitives grice a elles, rien ne cloche, et rien-ne change non plus. Meme sil y a eu une certaine évolution de la pensée de saint Thomas, en vérité, la méthode méme lefface. A la différence de celle d’Aristote précisément, dont Pierre Aubenque a montré dans son livre qu’elle était fondamentalement une recherchet « Sicut patea » f Diou peut-étre cette attention accordée par Lacan au «sicut_palea», comme a un symptéme de saint Thomas! A une faille dans la perfection de cette chose si «bien foutuen! A la fin, cela auraitil cloché? expression visée concerne la derniére année de la vie de saint Thomas. La source nous est fournie par son disciple, Reginald de Piperno, qui 'accompagne dans ces années-la et qu’a recusilie son biographe Barthélemy de Capoue, un lai. Je suis ici le récit qui en est fait dans la biographie assez complete de James A. Weisheipl: Frére Thomas Aquin’ «Un mercredi matin, le 6 décembre [1273] féte de saint Nicolas, Thomas se leva t6t comme a 'accou- tumée pour célébrer la messe de la féte dans la cha- pelle de Saint-Nicolas [2 Naples]. Durant la messe Thomas fut soudain frappé [commotus] par quelque chose ui laffecta et le changea de fagon étonnante [mira muto- tione]. «Apres cette messe il n’écrivit et ne dicta plus rien.» En fait il «suspendit son écritoire » [une allusion ux juifs qui suspendirent leurs instruments durant lexi] «dans la troisiéme partie de la Summa, au traité de la pénitence ». Lorsque Reginald se rendit compte que Thomas avait modifié entiérement une habitude de vie de plus de quinze ans, il lui demanda: « Pére, pourquoi as-tu abandonné cette ceuvre si grande que tu as entre- prise pour la gloire de Dieu et I'llumination du monde? » ‘Thomas lui répondit simplement : « Reginald, je ne peux plus.» Mais Réginald qui craignait que lesprit de Thomas ne fat dérangé par tant d’étude le pressa de continuer a écrire et de revenir 4 ses habi- tudes antérieures, du moins selon un rythme plus lent. Mais plus Réginald insistait, plus Thomas devine impatient et il finit par répondre: «Réginald, je ne peux pas, car tout ce que jai écrit me semble comme de la_paille. » Réginald fut troublé par cette réponse. Mais Thomas était sérieux; il ne pouvait plus conti- nuer. Il en était physiquement et mentalement incapable. Son seul recours fut de prier pour lui- méme et d'accepter son incapa- cité de travailler.» Plus tard Thomas rend visite a sa soeur, qui vient sa rencontre, et a qui il peut 4 peine dire un mot. Il est quasiment aphasique. Et cela pendant les trois jours de son séjour chez elle. «Puis Reginald le pressa a nouveau de lui dire pourquoi il refusait d’écrire et pourquoi il était si constamment frappé de stupeur [stupefactus]. Apres de nombreuses questions et beaucoup dinsistance, Thomas finit par dire & Réginald:"Promets-moi, par le Dieu vivant et tout-puissant, et par ta loyauté envers notre ordre, Francois REGNAULT. et par ton amour pour moi, que jamais tu ne révéle- ras, aussi longtemps que je vivrai, ce que je vais te dire Tout ce que jai écrit me semble étre de la paille en comparaison de ce qui ma été maintenant révélé.” »* Et Thomas de répéter cette expression sicut palea & plu- sieurs reprises. Bien entendu, a sa mort, qui survient le 6 mars 1274 sur le chemin du Concile de Lyon convoqué par Grégoire X, les langues se délie- ont; ensuite, la canonisation sera a lordre du jour, et cette aphasie mystique se changera en révélation miraculeuse. Quon parle done d'accident cérgbral ou dexpérience mystique, il nlimporte ici Lacan traduit palea [dou vient le mot paille] par « fumier », nnon sans référence 4 Tidée quill se fait de ce déchet quest fa lettre et que publier va a la pou- belle. En voici les références. Dans la seconde version de la Proposition du 9 octobre 1967%, il est question du sujet qui passe du psychanalysant au Psychanalyste et de son «désétre » «Quill sache de ce que je ne savais pas de létre du désir, ce quil en est de lui, venu & Vetre du savoir, et quill s'efface” Sicut palea, comme saint Thomas dit de son ceuvre la fin de sa vie, — comme du fumier.» 49 50 Sa Il est done question ici d'une espace de rejet de Uétre pour devenir psychanalyste. Dans la premiére version, on lisait: «“Qu'il sache comme étant de lui ce que je savais pas de létre du savoir, et qui a maintenant pour effet que ce que je ne savais pas est de lui effacé” [...] Ainsi Thomas @ la fin de sa vie : sicut palea, de son ceuvre il le dit : du fumier.»"” Dans les deux versions, 'étre du désir vient a létre du savoir La référence au «sicut palea» marque un tournant, pourrait-on dire, a endroit de ce que Lacan dit ordi- rairement de l'ceuvre de saint Thomas: palea désigne oeuvre entire. Dés lors, clest toute Vceuvre qui est: rien. Tout, sans reste, ne devient plus que rien, ou se met 4 Ia place de objet 0. Il semble bien que Lacan réserve cette allusion des textes consacrés a des considéra- tions institutionnelles: dans la Proposition de 1967, donc, mais aussi dans la «Note italienne» de 1973, au sujet de inventaire fait par Freud du savoir de Tinconscient: «On ne peut lentendre que sous bénéfice de cet inven- tire: soit de laisser en suspens limagination qui y est courte, et de mettre 4 contribution le symbolique et le réel quici limaginaire noue (C'est pourquoi on ne peut le laisser tomber) et de tenter, & partir d’eux, qui tout de méme ont fait leurs preuves dans le savoir, d'agran- dir les ressources grice 4 quoi ce ficheux rapport [sexuel], ‘on parviendrait a s'en passer pour faire amour plus digne que le foisonnement de bavardage, qu'il constitue a ce jour, — sicut palea, disait le saint Thomas en terminant sa vie de moine. Trouvez-moi un analyste de cette tuile, qui brancherait le truc sur autre chose que sur un organon ebauché »" Esse Cexte allusion au désétre — a agama, a lorganon — qui invitent au «sicut palea» nous donne une autre lef: celle de ce qu'on peut appeler l'existentialisme sup- posé de saint Thomas, dont Etienne Gilson s'est fait le véhicule. Ainsi lit-on dans « L’étourdit »: « Lennui est que etre n/a par luiméme aucune espéce de sens. Certes li oi il est, il est le signfiant-maitre, comme le démontre le discours philosophique qui, pour se tenir a son sem vice, peut étre brillant, soit: étre beau, mais quant au sens le réduit au signifiant m’étre. M'étre sujet le redoublant a Tinfini dans le miroir. févoqueral ici la survivance magis- trale, combien sensible quand elle s‘étreint aux faits «modernes », la survivance de ce discours, celui d’Aristote et de saint Thomas, sous la plume d'étienne Gilson, laquelle n'est plus que plaisance: m’est “plus-de-jouir”. »'? Il agit d’envisager ici ce que de réalisme et de créa- tionnisme Lacan aurait pu emprunter a la tradition tho- rmiste, le réaisme de Thomas s'opposant au nominalisme, & Duns Scot et Guillaume d'Occam. Quelques précisions, d'abord:: Ens, sous la plume de saint Thomas peut étre traduit par létre, mais au sens de Vérant. Esse, par Wétre mais au sens du fait d'étre, et done par existence voire «l'exister ». Cependant « existentia » se trouve aussi | Ainsi esse convient 4 Dieu: «De Deo: an Deus sit» [De Dieu, sil est», titre général de la Question | de la Premigre Partie de la Somme théologique). Mais, par ‘exemple, la question Vill pose la question de existence de Dieu dans les choses: «De existentia Dei in rebus», Dieu est, absolument, mais se trouve-til, aussi, présent, ‘existant dans les choses? On pourrait évidemment y voir la la différence de l'essence et de existence propre a existentialisme [Sartre par exemple]. Et tirer aussi la dif férence entre létre [esse] et l'étant [ens] dans le sens de Heidegger. Mais la «voie gilsonienne» demande qu’en Dieu, existence — C'est alors esse qui lui correspond — «soit autre chose que la simple actualisation de essence comme telle » : « Esse significat essentiam per modum actus maximi, Gilson emprunte a Siger de Brabant cette for- mule: «'Etre (Vexistence au sens fort} signfie, exprime essence par le moyen de lacte le plus grand possible. »!* Lacan répartit, de son cété, les trois termes de la fagon suivante =Lessence est du cété de limaginaire [eidos], dit, «qui traduit trés bien ce que j'appelle imaginaire »' =Létre [qui «n'a par luzméme aucune espéce de sens », voir note 12] est repris dans le signifiant «m'étre ». —Lexistence, exsistence, est du cété du réel. Lexsis- tence est liée au trou. «ll y a objet (2). Il exsiste, maintenant, de ce que je l'aie construit, »'® Du méme coup, le trop-plein de I'esse passe du cété de I'cen-trop» sartrien, d'un Dieu incompréhensible: «Dieu, dit Gilson, est acte pur d'exister, cest-a-dire non pas comme une essence quelconque, telle que Un, ou le Bien, ou la Pensée, & quoi Von attribuerait en outre existence; non pas méme une certaine maniére émi- nente dexister, comme [Eternité, mmutabilité ou la Nécessité, que l'on attribuerait & son étre comme carac- téristique de la réalité divine; mais IExister méme [ipsum esse] posé en soi et sans addition aucune [...]. Ce que Ton veut dire en afirmant qu'en Dieu lessence est iden- tique 4 lexistence, c'est que ce que 'on nomme essence dans les autres tres est en luieméme lacte d'exister »' Francois REGNAULT. D'oi Midée que pour «lever » au sens archimé- dien, cette plénitude d'@tre, il ne faut... rien. On ne peut pas dire: ou bien l'étre, ou bien le néant. Dieu nous aime en ce quil nous donne finalement, dit Lacan, ce quil n'a pas: 'existence. Mais alors, existence est en plus, en trop. Tout suppose rien; tout = rien. Palea! Pour le reste, la philosophie de saint Thomas n'est pas utllisée par Lacan dans son detail. Elle serait d'ailleurs inutilisabe. Pourtant deux références restent & traiter: aux passions, et a lesthétique [au Beau], par 'entremise de Joyce. Les passions de 'ime Dans le Séminaire Vil, référence est faite a Teudé- monisme, ou au service des biens et au principe des pPhasirs :« Toute méditation sur le bien de homme, depuis Vorigine de la pensée moraliste, depuis que le terme déthique a pris un sens, comme réflexions de "homme sur sa condition et calcul de ses propres voies, s'est faite en fonction de T'index du plaisir Je dis tout, depuis Paton, depuis Aristote certainement, & travers les stoiciens, les épicuriens, et & travers la pensée chrétienne, dans saint Thomas »”. ‘On se bornera a la question des passions. Maxime: «Uinconscient ne touche 4 ame que par le corps, dy introduire la. pensée »'® ~~ Affects: «La simple résection des passions de ame, comme saint Thomas nomme plus justement ces affects, la résection [action de découper] depuis Platon de ces passions selon le corps: téte, coeur, voire comme il dit, [epithumia] ou surcoeur, ne témoigne-t-elle pas deja de ce quil fille pour leur abord en passer par ce corps, que je dis n’étre affecté que par la structure? »!. si 52 SSS A partir de quoi Lacan pose I'éthique du bien-dire «devoir de bien dire ou de s'y retrouver dans 'incons- cient, dans la structure, » On trouverait sur ce point de nombreuses références dans la Somme théologique, par exemple celle-ci: «Dans les passions de 'appétit sen- sible, il y a liew de considérer un aspect [est considerare aliquid] pour ainsi dire matériel, & savoir le changement qui s‘effectue dans le corps, et un autre pour ainsi dire formel, qui vient de la part de Vappétit [du désir lui- méme] ; ainsi dans la colére [...], laspect matériel est la montée de sang dans le cozur, ou quelque chose de ce genre, mais aspect formel est le désir de vengeance. »® La définition de la. passion passe donc matérielle- ment par le corps et formellement par la, pensée. De ce fait, le rapprochement s'opére avec la psychanalyse, qu'on tienne avec Freud quill s'agit la du corps non anatomique, ou avec Lacan que «la pensée, cest létendue. » « Claritas » Nous arrivons hors des limites du thomisme pro- prement dit lorsque le dernier Lacan s‘intéresse & saint ‘Thomas via Joyce. «A faire litiére de la lettre, est-ce saint Thomas encore qui lui revient, demande Lacan, comme l'ceuvre ten témoigne tout de son long". « Litiére » est sans doute ici une allusion & palea? Il dit encore: «ly a dans le synthomadaquin, je ne sais quoi quill [saint Thomas} appelle claritas, & quoi Joyce substitue quelque chose comme la splendeur de létre, qui est bien le point faible dont il s'agit. Est-ce une faiblesse personnelle? ~ la splendeur de l'Etre ne me frappe pas > Référence est ici faite au roman de Joyce, Stephen le Héros: « Pour Vessentiel, son Esthétique était du saint Thomas appliqué. »®2 Et dans Portrait de Fartiste en jeune homme: «Je me rappelle : Pulchra sunt quae visa placent »® «Belles sont les choses qui plaisent quand on les regarde. » Et Stephen précise plus loin: « Thomas d’Aquin dit: Ad pulchritud nem tria requiruntur, integritas, consonantia, caritas». Je t duis ainsi: «Trois choses sont nécessaires 4 la beauté: incégralité, harmonie et éclat.» On terminera par deux remarques a propos de cette clartes «Claritas, dit Stephen, cest quidditas [...]. Lobjet accomplit son épiphanie. »®® La claritas pourrait bien avoir d’abord son répondant dans la lumiére comme éclat, comme objet a chez Lacan. Sans oublier que la beauté est, chez Lacan, «barriére extréme a inter- dire acces & une horreur fondamentale »2” 2. Quant 4 I’épiphanie au sens de Joyce, si cest le der- rier mot de la quiddité [de essence] de lobjet, Lacan lui donne son interprétation topologique : «Il est tout a fait lisible que 'épiphanie est ce qui fait que, grace 4 la faute, inconscient et réel se nouent. »® Lépiphanie ne serait-elle pas alors le contraire de patea? «Lépiphanie n'est pas de l'ordre de «l'ame » ; elle touche au rapport du corps avec la parole. Joyce utilise assez souvent le terme d'extase dans Stephen le Héros », dit & ce sujet Jacques Aubert. On conclura donc que cette extase du réel a son répondant, ou plutét son inverse dans la paille, le fumier. Polea! Frangois REGNAULT I Lacan J, Le Séminre Uire XX, Encore, Paris, Le Seu, 1975, p. 103 2Lacan J, «Dissolution. UAuere’ manque, 24 jrwer 1980, Oro’. oF 20-21, 1980, Pars, Nevarin p13. 3 Lacan J. Le Séminaire Lire 206 lot ‘Lacan J Le Seminore Une Xi, « Le snchome» (1975-1976, leson , Autres Ears op cp 58S UU Lacan J, «Note talenne», Autres Ect op ct, 311 I2tacan J, « Léeourdies, Autes Ears, op. ty ppA72473 13 Gison &, Vive et Tesence, Par, Vio, 1962, p80 HH lacan J. Le Séminate Line. XXI, «RS.» [19741975], legon du mars (975, in Onsar?, a5, p19 15 Lacan J, «Note tallnne », Autres Ecrts, op. ct, p.309. « existence 2 une histoire. Ce nese pas un mot qu'on employat si voloners, au moins dans la qadtlon plilosophique. Comment parent les gens des premiers sieles? Nous avons sans doute des apergus sur fe langue latne vulgare tele qu'elle fut pariée sur’ une surface Considerable ~ langue -noyau dod sont sorties par diférencation les langues romanes, Mal nous avons aucun témoigage qu'on y employat Feito et Fenster.» [Lacan Jy Le Séminare Lire XI, ‘pct, Legon. du 4 [anvier 1975, in Omicar?,n'3, pp. (01-102) Lee-sstence, au regard de Vouverture du ond et Su regird di trou, apparent ben au champ supposes Je puls die parla rup- ture méme.» [lid leon du T@ fever 1975, Oncor? 4, p 103) 16 Gilson E, La phiosoptie au Mayen Age, Pari, Payot, 1986, 532 17 Lacan J, ke Séminaire Le Ml, Ledque de lo piychone, Pars, Sel 1986, p 261 Lacan. «Télévision », Autres eres, op. p- S12. 19 id, pp 525-525. 20Thomas <'Aqun, Somme théslopque, Ia pars, Q. XX, art. |, «ad secundum’. Di Lacan J. «Lieuratere », Autes Gents, op.ci, pI & Lacan Jy Le Séminaire, Live 2X, foc ce 2loyce |, Stephen le Fle, chap. XVII in Joyce Jq CEuvres completes, tome I, Pais, Galimard, édtion de fa Peiade, 1982, p. 386 2Bloyce J, Porat de Fortte en jeune homme, chap V, ibid, p. 735, 24'bid, p.739. On lira aussi sur cette question Eco U, Le probleme cesthéeque chez Thomas Aguin, Pars, PU, 1993, 25 Sur Tépiphanie, voir Joyce J, Stephen le Héros, chap. XXIN, op ct. pp. 513-514, Cf. aussi le commentaire de Jacques Aubert, in Joyce Js Guvres completes, op. ct, p. 1453 et seq 26 Lacan J, Le Séminaire, Livre XI, op. ct, chap. Vill lumiee 2 Lacan J, «Kane avec Sade, Ferts, Paris, Seul, 1966, p.776, au ‘moment’ oi le Choeur <'Amigone va invaquer «Eros, puissant au 2B Lacan J, Le Séminaire Live XXIM, op. ct, lesan du 11 ma 1976, in Ornicar?, n° 11, Pars, Navarin p 9. «cla ligne et fa

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