MICHAEL POLLAK
Une identité blessée
fichael Pollak a occupé une place & part dans la sociologie
Rotre temps, Mort a 43 ans en laissant une ceuvte interom-
mais d'une portée considérable, ila été un passeur qui a
mment et savamment construit d'audacieuses passerelles
cultures et champs scientifiques.
Jus présentons ici un ouvrage formé dextraits briewement
rents, choisistantot pour leur caractere représentatif tan-
our leur valeur méthodologique, de maniere a éclairer un,
ppan de la recherche sociohistorique des années 1970 et
Brands themes qui sont abordés dans ce recuell sont
Ue racisme, la déportation et le génocide;
Uhomosextalité et le sida;
Uhistoire des sciences sociales
prix et Voriginalité de la démarche de Michael Pollak,
logue-istoren qui dominait ois cultures (la germanique,
sie t Vanglo-saxonne), c'est so capacité & maltiser une
le dalectique: le couple engagementabjecivite, la dualte
oche empiriquelambition de thorisation et arcuation entre
nce scientifique et le champ sociopoltique.
| Liépicentre dans cete qué intellectuelle est la recherche de
Editions Metals
5, rue de Savoie, 75006 Paris
Prix: 140 FE
Diffusion Seuil
MICHAEL POLLAK
go 8 8 #@
Une identité blessée
Etudes de sociologie
et histoire
a 8 8 @
métailiéMémoire, oubli, silence"
Dans son analyse de la mémoire collective, Mauri
Halbwachs met accent sur la force des différents tepéres qui
‘structurent notre mémoire et qu insérent dans celle de la col-
Ieetivit laquelle nous appartenons '. En font partie bien éi-
‘demment les monuments, ces lieux dela mémoire analysts par
Pierre Nora®, le parimoine architectural et son syle qui nous
accompagnent tout au long de notre vie, les paysages, les dates
et personnages historiques dont on nous répeteinlassablement
importance, le traditions et coutumes,certainesréples inte
‘action, le folklore et la musique et, pourauoi pas, les tradi-
tions culinaires. Dans la tradition méthodologique durkhei-
‘iene qui consste a trailer des faits sociaux comme des cho-
ses, il devient alors possible de prendre ees différents repéres
‘comme autant d’indicateurs empiriques de la mémoire coles-
tive d'un groupe donné; une mémoire structurée avec ses hié-
rarchies et classifications, une mémoire également qui, en
<éfinissant ce qui est commun a un groupe et ce qu le diffe
rencie des autres, fonde et renforce le sentiments @'apparte-
nance et les frontires sosioculturelles.
Dans cette démarche durkheimienne,
Te eit de ect communication ad a pat Jean Mare Rennes.
collagusssyhanaye et cece sociales» tagel Micha Polk a
puserendre pare Mision iterate eer
Bice Seapine (RE) em dela Raheree delaTech
oii ele ministered Aare erate, conjmiement ver
Academie de sence de Rese, qu est en 3 Monson du 3 as
0 vel 1962
Une promi verson dee texte a publi en porugais ans Estar
os Histon 0.2, 158
IM: Halvwach, ia’ Mémoire collcve, Pars, PUP, 1968
2. Nora bet Lew de memote, ars, Galina, 1385.
1s
‘accent est mis sur la‘Mémoire, oubli, silence
force quas|intittionnelle de cette mémoire collective, sur la
durée, la continuité et la stabilité. De méme Hralbvacks, loin
de voir dans cette mémoire collective une imposition, ine forme
spécifique de domination ou de violence symaboliie?, met
accent sur les fonctions positives remplies par le mémoire
commune, & savoir de renforcer la cohésion sociak non par
Ta contrainte mais par 'adhésion affective du groupe, d’ot le
tesme qu'il uilise «communauté affective». Dats ia tradi-
tion européenne du XIX® sige, y compris chez Hulbwachs,
Ja nation est la forme la plus achevée d'un groupe, et 1a
‘mémoire nationale la forme la plus accomplie
Cette reconnaissance du caractere potentel emt probie-
_matique d"une mémoire collective annonce déja un changement
de perspective qui marque les travaux actuels. sur ce phéno-
‘méne. Sans qu'on puisse parler d'influences direct, repéra-
‘les dans les citations, trots courantsintellectuels of favorisé
‘ee fenouvellement dela memoire, Tout d'abord, i psycha-
nalyse a fourni les concepts pour penser les dif férens liens au
‘passé ct les mécanismes psychiques afferents : imonscient,
‘efoulement, retour du refoulé, Dans leur ensemble, ces con”
‘ents pourraient éere lus comme un vaste programme le recher-
che sur la mémoire et l'oubli. Or, & peu d'exceptions pres,
emprunt fait & la psychanalyse par des historiers na pas
‘encore permis aplication aux collects hautementsgrégés de
‘concepts issus de la clinique individuelle. Tout en siucturant
soa livre autour de concepts psychanalytiques, Henry Rousso
3, sre conan de vile boat, vo P. Bord, Le Sens
pratique, Pass, Mint, 980, p24
4M. Halbwach, op. ct eI
16
‘Mémoire, oubl, silence
avertit ans son lecteur qu’ils'agit I d'un usage « métaphori-
que». Cet avertssement reconnalt expicitement ta dfficlté
«un transfert conceptue par ailleurs trés séduisant. Parmi ces
dlifficultés on trouve le degré de généralisation facilement
adapté quand on recourt aux concepts psychanalytiques : peut
fon, par exemple, parler de '«inconscient » ou du «refoule-
ment» d'un peuple? Et comment délimiter empiriquement
Métendue de tels phénoménes coiletifs?
En sociologie de la science, la dmarche constructivist s'est
substituée, ces vingt dernigres années, aux approches privilé-
les effets de structure et les fonctions institutionnelles.
En saisisant le travail scientifique tl qu'il fat, les sociolo-
ques de la science ont mis en évidence les éléments qui font
‘du discours scientifique le résultat de négociations, d’alian-
‘es, d’enjeux, de concurrence ®, Dans une perspective cons
tructiviste le sagt plus de traiter Ie fats sociaux comme
des choses, mais danalyser comment ls faits sociaux devien-
nent des choses, comment et par qui ls sont soidfiés et dotés|
de durée et de stabilite’. Appliquée & la mémoire collective,
‘cette approche s'intéressera done aux processus et aux acteurs
‘qu interviennent dans le travail de constitution et de formali-
sation des mémoires. Comment se constituent les noyaux des
interprétations contrasts d'événements donnés, comment
‘gagnent-is en importance et en force? Comment fonctionnent,
les réseaux indisoctablement sociaux ei cognitifs qui sappre
tent a fair tiompher leur vision du passé et qui, pour se faire,
sTengagent dans des épreuves? Comment finalement ee tr
vail abouticil & des mémoires durcies qui s'imposent & tout
5H, Rouse, Le Smdrome de Vig, 194-198.» Pari, Le Sei 95.
6. Dans son article sr champ sientiiquen, Actes dea recherche
‘en cencs soils, 8° 23,1976, p- 38g, P. Bourdieu 4 Formule cate
Sroblomaciane out en vetnenaese 8 Iquitos der dcriaots en
fermes de fencionnement da champ plot qu'aux procedures du
all des acters. En Franc, Bruno Latour represents le meu courant
onsractvste ia mere dane lage dela revue anglaise Soca St
es of Science B. Lato.
5 “Pour es perspectives opposes en sleet humains, voi A, Deso-
sites, «oppeston enc deur formes enqute = monbpraphie ta
Ustigue», Boltass, L. Taevenot, 6s, ste e asce dans fe
travail, Pals, PUF, 1989, pp. 19
”Mémoire, oub, silence
le monde comme des points de passage obligés dela pensée
sur le passé?
En prvilgiant "analyse des exclus, des lassé-pour-compte
et des minortés, histoire orale a fait apparaitre importance
dde mémoires souterraines qui, partie intégrante des cultures
‘minoritires et dominées, sopposent a la «mémoie officielle»,
fen occurrence la mémoire nationale. Dans un premier temps,
cette approche fat de empathie avec ls groupes daminés étu-
digs une régle méthodologique et réhabilte la périphérie et
lamarinalté Conarement Maurie Habwact, cle met
‘accent sur le caractere destructeur,uniformisant et opprimant
de la mémoire collective nationale, Par ailleurs, ces mémoires
Souterraines qui poursuivent leur travail de subversion dans
le silence et de fagon presque inapercue affleurent & des
‘moments de crise en de'brusques sursauts exacerbés®
La mémoire devient enjeu. Les objets de recherche sont choi-
sisde preference ot ily'a confit et competition entre mémei-
La mémoire : un enjeu
La prédilecion actus des cercheurs pour es conf e
lesenjux putt que pour les facteurs de connie de sae
bit aprotic tales de a mato
Auxgueis noun aio et dl ont pune ample pact
igre ces quinze derniéres années Bete peel
Prenons tice dilustaion lee Jou par Ia réerure
de Teste sux deux moments forts dela destabilisation,
abord apes le XX* Conaes du PC de Union soveique
‘quand Nikita Khrouchihev avait pour a premiére foi dénoneé
IS'crimessainens. Ce revrement def vison de Phistore
into, Pou annie, «Queso iti oe, Chis
3G Hberch Mari, F Rapa «Les incorpores de force aaiens.
Sg comocston provi ela mot, Vinge Se 2
18
‘Mémoire, oud, silence
‘indissociablement i celui de ta ligne politique s'est traduit
‘par la destruction progressive des signes et symboles rappe-
ant Saline en Union soviétque et dans les pays satellites et,
finalement, par 'éoignement de la dépouille de Staline dui
‘mausolee de la place Rouge. Cette premiére étape de déstali-
‘nisation, menée de fagon diseréte au sein de apparel, avait
donné lieu & des débordements et & des manifestations, dont
Jarévolte hongroise était la plus importante, et qui saisissaient
Ia destruction des statues de Staline et V'ntégraient dans une
Stratégie 'indépendance et d'autonomie.
“Tout en égratignant un des mythes historiques dominants de
‘ Staline pere des peuples », cette premiere déstalinsation n'a
‘pas pu veritablement simposer,etavec afin deere khroucht-
heviennes'arrétentauss les tentations de révision dela mémoire
collective. Une préoccupation semblable réémerge quelaue
frente ans plus tard dans le cadre de la «lasnost» et de la
‘peresirotka , Latencore, le mouvement est lancé parla nou
‘elle direction du parti autour de Gorbatchev. Mais contraire-
‘ment aux années 1950, la nouvelle ouverture donne vite liew
‘un mouvement intllectuel avec la rehabilitation de certains dis-
‘sidents contemporains et, de facon posthume, de diigeants
‘deveriis dans les années 1930 t 1940 victimes dela terteursta-
Tinienne, Mais ce souffede libertéet de ertique débordelarge-
ment ces mesures limitées. I révelle des «traumatismes
fprofondément ancrés. Au nom de la vérité, les victimes sont
Solliitées témoigner. Le noyau intial de militants et d'histo-
tens s’élargit et donne leu & un mouvement revendicatif qui
‘organise autour du projet dela construction d'un monument
{la meémoire des victimes du stainisme ®. Luc Boltanski a bien
‘mis en umiére cette logique de la dénonciation une injustice
‘qui procide par une rhétorique visant &convainere et & mobi
Ser d'autres personnes afin de les associer& la protestation, de
Sorte que a violence consécutive au dévoilement soit la mesure
de Pinjustice dénoncée
10. H, Carved Encause, Le Malheur ruse, Pais, Fyard, 1988; N
‘oxhorin, «Grandeur ot servitude de Memorial, La Nowelle Alena
tive 1 Se 1989, 605
TTL Goank, «ten Sesonlaion , Acts del recherche en scen-
cet soit 31,1984, 9.3.
19Mémoire, oubl,slence
Ce phénoméne, méme s'il peut « objectivement» jouer le
role d'une foree appoint au courant réformateur contre
orthodoxie qui continue & occuper dimportantes positions
ddans le parti et dans "Etat, ne pet pas re rédut cet aspect.
Plutotconstitue-il Pitruption de ressentiments cumulés dans
Je temps et d'une mémoire dela domination et de souffrances
{Qui n’ont jamais pus’exprimer publiquement. Ces «déborde-
‘ments prouvent la capacité és limitée de contrOle dont dis
ose, dans les cas invoqués, le chef d'orchestre individuel ou
‘collectf: direction d'un part, d'un gouvernement. Les mémoi-
Fes auparavant «interdites», et done «clandestines», occupent
toute la scene culturelle, Pédition, les médias, le film et
Fart pictural, en prouvant, s'il en était besoin, le fossé qui
‘spare de fit a socitécivile de Pidgologie officielle d'un parti
et d'un Etat prétendant a la domination hégémonique. Une
fois le tabou rompu, une fois que les mémoites souterraines
réussissent & envahir le public, d'autres sesalsissent de cet enjen
de mémoire, et Vinstrumentalisent & leurs fins.
‘Cet exemple montre la nécessté pour les dirigeants d'accom-
ppagner un profond changement politique d'une révision
{auto)ertique du passé. Il renvoie également aux risques inhé-
ents & cette révision, dans la mesure ol les dominants ne peu-
vent jamais contrdler parfaitement jusqu'olt méneront les
revendications qui se forment en méme temps que tombent ls
tabous gardés par la mémoire officielle anterieure, Cet exem-
ple montre aussi la survie pendant des dizaines d'années de
Souvenirs traumatisants, souvenirs qui attendent le moment
propice pour re exprimés. Malgré important endoctrinement
déologigue, ces souvenirs, longtemps voués au silence et tans
mis d'une génération a autre oralement et non par voie de
publications, restentvivaces. Le long silence sur le pass, loin
de renvoyer 3 Poubli, est a résistance qu’ oppose une société
Civile impuissante au trop-plein de discours officiel. Cee résis-
tance s‘organise dans des réseaux informels, parfois pris, et
cherche la protection d'insttutions qui ont su maintenir un
ddegré dindépendance et échapper au contrOle total, tele
T'Eplise catholique en Pologne et protestante en RDA. Sans
forcément épouser Jes positions des Eglises, les dissidents se
‘mettent ans! ’abr de la pression direct et attendent Pheure
ide veritéet de redistribution des cartes politiques. Inutile de
20
Memoir, oubl silence
dire que 'eheure de vérité» se transforme faclement en heure
‘de revanche, y compris violente.
‘Ces « heures de vité» sont des situations d’épreuve aux.
‘enjeux multiples: la révision dela mémoire officielle 'ajou-
tent les revendications de rehabilitation des personnes et des,
groupes lésés et dont ls gris n'ont jamais été reconnus publi-
‘auement. Si, dans certains cas, comme ceux des victimes des
proctsslalniens, la rehabilitation prend forme de cassation
‘Gu jugement, de reconnaissance civique et morale et de com-
pensations matérielles, les demandes de révision de trates
‘injustes» et wimposés parla force» peuvent profondément
‘mettre en question "équilbre et ordre politique et social é
biis. En mettant, par exemple, en question la légitimite du fon-
ddement méme de leur rattachement & 'Union soviétique, le
traité entre Hitler et Staline, les Républiques bates touchent
A équilibreinsttutionnel et la question des frontiéres de
Union,
FFinalement, la réhabiltation d'une eatégorie de « victimes
de Phistoire» heurte Facilement les sentiments d’autres et fait
rebondir les controverses. Peu de temps apres son élection,
‘Vaclav Havel, président dela République tchécoslovaque, avait
‘Mintention de reconnafre publiquement les tors fats tla popu
Jation germanophone chassée des Sudetes dans limmédiat
aprés-guerre. Apprenant cette intention, un citoyen tchéque
-menagait de se mettre en gréve de la faim en invoquant les pri-
vations et les souffrancesinfigées par les Allemands au peu-
ple tcheque,
Ces premiers exemples nous rappellent immédiatement les
liens entre, d'un cOté les formes concurrentes de la mémoire
et, de'’autre, les formes ct le degré de la domination. Ce nest
as par hasard que les exemples donneés et ls illustrations les
plus fortes de notre propos Viennent de systémes de domina-
tion excluant officiellement le pluralisme des idés et la con-
currence entre visions differentes du monde et du pass. Si toute
experience extreme est révélatrice des constituants de I'expé=
lence « normale», dont le earactére familie fait souvent ran
A Vranalyse, ce choix nous aide & avancer dans la réflexion sur
12; Das e seas que donnentL. Botan et L. Thiveno ce terme =
Les Bcomamis dele grander, Paris, UE, 196, p. 31
2Mémoire, oubli, silence
Jes liens entre oubli et mémoire collestifs. Car si'analysehis-
torique peut montrer existence de mémoiressouterraines et
cconcurrentielles, y compris dans les systémes classés comme
{oialitaires par ies philosophes du politique, elle nous force
de ne plus réléchir en termes abstraits, «total» ou «totali-
{aire n, mais en deprés empiriquement observables et variables,
«un pays, dune région, ’'un groupe socioculture & Pautre,
‘Quoique Ia plupart du temps lié des phénoménes de domi-
nation, le clivage entre mémoire officielle et dominante et
‘mémoires souterrains, ainsi que la signification du silence sur
le passé, ne renvoie pas forctment & l'opposition entre Etat
ddominaicur et societé civil. Les silences conjoncturels ne sont
pas seulement Ieffet d'interdits venant d’en haut, ils peuvent
tre la conséquence d'une intéroristion de sentiments @'inté-
riorité, de honte, de I'anticipation de discriminations.
‘Un autre exemple est celui des survivants des camps de con-
centration rentrés aprés leur liberation en Allemagne ou en.
‘Autriche. Leur silence surle passé tient tout d'abord ala néces-
Sité de trouver un modus vivendi avec ceux qui, de prés ou
deloin, avaient, au moins sous forme de consentement tacit,
assisté leur déportation. Ne pas provoquer a mauvaise cons”
tence de la majorié est alors un réflexe de protection de la
‘minorité juve. Toutefois, cete attitude est encore renforcée
par la mauvaise conscience profondément enfouie que peuvent
Avoit les victimes elles memes, IT est connu que Vadminista-
tion nazie avait réuss &imposer la communauté juive une
ppart importante de la gestion administrative de sa politique
Antisémite, depuis la préparation des listes des futurs dépor-
{és jusqu’d la gestion de certains lieux de transit et & organi
sation du ravitaillemeat pendant les convois, Les représentants
dela communauté jive se sont laisés amener & négocier avec
Tesautortésnazies,espérantd’abord pouvoir infléchir la pol
tigue officielle, plus tard «limiter ls dépats», pour fnalement
about & une situation dans laquelle s'éait effete jusqu'a
espoir de pouvoir négocier un meilleur traitement pour les
derniers employés de la communauté. (..]
Face & ce souvenir traumatisant, le silence semble s“impo-
ser & tous ceux qui veulenteviter de blimer les victimes. Et
Certaines vitimes, qui partagent ce méme souvenir « compro-
‘mettant» sont, elles aussi, vouées au silence, (.]
2
formations mettent en question la crédibii
Mémoire, oubi, silence
Ce theme omniprésent dans a litérature autobiographique
de rescapés renvote plusieurs phénoménes. Tout d'abord, i
faut qurils trouvent la volonté d'écoute des autres. D'autre
att, la coupure qui sépare expérience concentrationnaire de
la morale courante confronte le survivant avec la nécessité de
‘trouver le ton qui rende compréhensible Pextrémement
trange» et qui évacue auprés de son auditeur tout jugement
priori. Finalement s'y ajoute le probléme tr rel de la capa
tite de mémoire et des erreurs delibérées ou inconscientes. Ces
différentes dimensions entremélées de V'oubli ou de la trans-
formation de la mémoire sont trs diffcles 4 analyser. Primo
Levi consaere un de ses derniers livre au titre sgnifiali, Les
Naufragés et les Reseapés, &ce probleme et tte les conclusions
de décennies de préoccupations (auto)biographiques et de
recherches pour trouver le style de narration approprié
‘Germaine Tillon consacre de longs passages ce probléme
dans les ériture succesives qu’ellea faites sur son expérience
A Ravensbrick. Elle fac un inventaire déaillé des changements
de ses souvenirs, qui vont de la restitution précse de certains
Evénements et dates & des souvenirs plus vagues, devenant de
plus en plus brouillés avec le temps. Cette perte de précision|
{emporelles‘accompagne d'une interpretation de plusen plus
‘uanoée, dépouilée de toute amplification. Tout en changeant
de caractére — de la précision chronologique a la. distance
analytique —, son histoire reste profondément la méme en ce
Gui concerne les €vénements marquanis retenus quien forment
Te fil conducteur. Mais aux yeux de certains, de tells trans-
dda réct
‘Dans le cas des victimes du nazisme, le silence a des raisons
bien complexes ¥. Pour pouvoir faire part de ses souffrances,
13. OF P. Lei
ari, lind, 1987; Lor Neufrage to Recap guarate an pres
‘Auachts, Par, Calinard, 1989
Th. Tiion, Raven, Par, LeSeul, 1973 tla ation de 1988,
ul de fat st ane reflexion Srl vansformaton de la memoie. Voit
falement analyse que fat. van den Brahe de tteatrebogaphi-
{Guedes resapts = Met de Dood vorr Oem EPO, 1987, p23) 39.
13. Parmi ous es exempes dee phone @oublis sucess ct de
secre de hstowe opraphigue, un ds erlers, ce du present
fuechien Kurt Waldheim, et particaleement para. Laterptation
La Treve, Paris, Graset, 1963: S's un homme,
23‘Mémoire, oubli,sitence
i fat tout abord trouver une out. A le retour, les
‘tpores trouve efectvement cette conte, mais its it,
Pinveststement de tute les Energie dans ls reconstruction
fants ure ar a volont ecole mesa ca
sant ds horeurs dank les camps. a déportation Eveque
Bigeseairement descendents amblalens, ore Ge calpabt
it ncompels dans spay singers ob, comme en France,
Tndiference ca collaboration salen margue la vie quot
Glennie au moins astantquela résistance. Ne vo-on pas ds
1od5, diparatre ds commmoratons offi es anciens
deportes en costume aye, ai vee aula mauve cons
Sines et qs ingyen mal un dle Sanciens combatant
{1965 organise oubl dela deportation, es deporte arivent
Gand ls ioogies ont dja en place, quand i ataile pour
IRimemoire ct dela commencée, sce poligue dj neon
bree sont de trop» Accs rons poligucs Gu sence
!ajouten cells, prives, qui consistent a vouloképargner aux
éafants de srandir dan le souvenir de leurs bisures, Qua
Fante an pls ard, des sons polities et fama concou
ent romprece sence ‘au moment oes tmoins ocala
Savent quis vont bent deparaie is weuent inci leurs
Souvenirs contre Poubl Et eure enfant eux aus, veulent
evo, dd a proifration actos: de temoienages et publ
ations de james itellecucls jis ul font ade a recherche
leurs eisinesorsine de leur resherche »-Entetemp,
anes asco Sedo ata in gue
Un dernier exemple monte el point un statue ambigw
ec prtantamalstendy pe, aus your au silence avant
de donne ew au ressertimcn 8 origin derevendcatons
ff de contestation intending das incorports Tore
Peyhanaviqe abort pac A. t M. Misch, Le Dei in
Sits Pars Puyo, 972, ete ue des meters aprocs de Ce Phe
ote
6G, Nene, Le Commotion en France, 1944192, Pars, Papy-
tos, 108. 157241 Mi Pllak awe N. Hei Letemagmagen: Actes
dein recherche en itenes soci, = 62.6316, 9h.
11 Nani, Le Silence dea memote Ala recherche des ul de
lok, Part Pio, 1, 28. Votregicment ele touchan de
CPVeah fe nell pas ta revor, Bas Gaia, 978
4
Mémoire, oubl, silence
ens, étudiés par Freddy Raphaéi'*. Aprés 'échee d'une
“politique de recrutement volontaire mise en qeuvee au début
ide la Seconde Guerre mondiale par I'armée allemande dans
PAlsace annexée, incorporation de force fut décidée par des
fordonnances du 25 et 29 aodt 1942. D’octobre 1942 4 novem-
bye 1944, 130000 Alsaciens et Lorrains furentincorporés dans
différentes formations dee'armee allemande. Des actes de
révolte, de résistance et de désobéissance se produlsirent tout
‘comme des désertions en nombre non négligeable. Malgré ces
indices du earactére contraignant de cette participation & la
guerre aux c6tés des nazis, la question état pose, aprés la
guerre, du degré de leur collaboration et compromission. Fats
Drisonniers de guerre sur le front de Est par Varmée rouge,
beaucoup d’entre eux y sont morts ou sont rentrés au milieu
es années 1950 seulement. Is‘agit, par definition, d'une expe
cr difficlement dicible dans le contexte du mythe d'une
hhation de rsistants si prégnant pendant les premieres décen-
nes de Paprés-guerre.
Depuis, Freddy Raphaél distingue trois grandes étapes : a
Ja mémoire honteuse d'une génération perdue se substitua elle
des associations de déserteurs, évadés et incorporés de force
‘Qui se battient pour la reconnaissance d'un satutvalorisant
de victimes et de «Malgré nous en soulighant leur attitude
ide refus et résistance passive. «Mais aujourd'hui, cette
imémoire candlisce et ateptiste se rebiff, elles affirme a par-
tir d'un sentiment d’absurde et de déréiection. Elle sestime
méconnue et bafouée, et s'engage dans un combat contesta-
{aire et militant ®.»
La mémoire souterraine des incorporés de force alsaciens
prend le dessus et s'érige alors contre ceux qui avaient essayé
{e forger un mythe afin de leur retier le stigmate de a honte.
‘«L'organisation des souvenirs s‘aticule également sur la
Volonté de dénoncer ceux & qui l'on attribue la responsabilité
ppemigre dans les avanies subes... Il semble, cependant, que
Ta culpabiliteallemande comme facteur de rorganisation des
souvenirs intervienne relativement peu; en tout eas, son inci-
dence est significativement amoindrie en comparaison de la
TRG, Herberch Mary, F. Raph ct
18. Mo pp. 83 et 9,
2sde Vindifférence francaise ".» Aw moment du retour di
refoulé, ce n'est pas Vacteur du «crime (Allemagne) qui
‘ccupe la premiére place des accusés, mais ceux qui, en for-
sgeant une mémoire officielle, vouent ies vitimes de histoire
au silence et au reniement de soi
‘Ce mécanisme est commun & beaucoup de populations fron-
tiéres en Europe qui, plutot que de pouvoir agirsut leur his-
toire, ont souvent subie bon gré mal eré: « Mon grand-pére
francais a fait prisonnier par les Prussiens en 1870, mon
pére allemand a été fait prisonnier par les Francais en 1918;
‘moi, Francais, ja é¢ fait prisoner parle Allemands en juin
1946, puis enrdlé de force dans la Wehrmacht en 1943, j'ai
&e fait prisonnier par les Russes en 1945. Voyez-vous, mon-
sieur, nous avons un sens de Vhistoire wes particulier. Nows
sommes toujours du mauvais e6té de "histoire, systématique:
‘ment: les guerres, nous les avons toujours termings dans Pani
forme du prisonnier, "est notre seal uniforme permanent >
La fonction du «non-dit»
‘A premire vue, les exemples exposés jusqu’ici n'ont rien
‘commun :Virruption d'une mémoire souteraine favorsée,
10n suscitée par une politique de réformes qui met en crise
;pparel du pari et de Etat; le silence des deportes ces vi
times par excellence, en dehors de leurs réseaux de socabilté
‘montre ls difficultésd'intéprer leurs souvenirs dans la mémoire
Collective dela nation; les incorporés de force alsaciens, quant
‘eux, renvoient a la révolte de la figure du «mal aimé» et
del’«incompris» qui vise surmonter son sentiment d'excla-
sion et & rétablir ce qu'il considere etre la vérit tla justice
“Mais ces exemples ont en commun de témolgner de la viva:
Cité des souvenis individues et de groupes pendant ds diaines
WT, p. 94
21 Mme d'un nea lrrain,recusls pr Jean Hartel cté dant
G. Hisberchian: F Raphael ar ce
6
Mémoire, oubli silence
‘années, voire des sgcles. S'opposant a la mémoire collec-
tive la plus Iéitime, la mémoire nationale, ces souvenirs sont
transmis dans le cadre familial, dans des associations, dans
des réseaux de sociabilité affective e1/ou politique.
Par conséquent, il existe dans les souvenirs des uns et des
‘autres des zones d’ombre, des silences, des « non-dits». Les
Trontiéres de ces silences ct «non-dits» avee Youbli defiitit,
et Ie refoul€ inconscient ne sont, bien évidemment pas étan-
ches et elles sont en perpétuel déplacement . Cette topolo-
Bie de discours, de silences, et également d’allusions et de
Iétaphores est faconnée par des angoisses de ne pas trouver
a'écoute, d'etre sanctionné pour ce qu'on dit ou au moins de
Sexposer & malentendus. Au niveau collectif ces processus ne
Sont pas si differents des mécanismes psychiques mis en évi-
ence par Claude Olievenstein : «Le langage se condamne &
fre impuissant parce qu'il organise la mise a distance de oe
ui ne peut pas se mettre & distancer. C'est la qu'intervient
en toute puissance le discoursintérieur, le compromis du non-
dit entre ce que le sujet stavoue & lulméme et ee qu'il peut
twansmettre & Pextérieur *»
Les souvenirs interdits (le cas des crimes staliniens, par exem
pil), indices (le eas des déportés) ou honteux (lca des incorpo
és de force) sont transmis dans des structures de communications
{nformelles ou associative tout en restatinapercus dela societé
environnante. La encore, les souvenirs se modifent, en fonction
de ce qui se dit au présent, en réaction ce qu se dit autour de
Soi; en fonction des conditions matérilles de transmission (sup-
[port oral ou deri, institutionnel ou clandestin) et, a plus long
ferme, des rapports entretenus entre générations.
‘Ces différentes mémoires se transmettent et sc construsent
souvent indépendamment les unes des ates, les unes contre
Tes autres, mais ily a aussi des points de rencontre, des conjonc-
tures favorables & la confrontation publique. Nicole Loraux
a montré Vimpératif de Poubli& a sortie de conflts déchi-
22_Vol Ph. Joutard, Ces yor qu nous vinnent du passé, Pats,
Hachette, 1983
33. Olesen, Les Non-Dits de émovon, Pars, Ole Jacob,
n‘Mémoire, oubli, silence
‘ants dans la Git, Pour apaiser les protagonists, il faut eabord
faire tare les haines et les passions et se concentrer sur la pré-
servation du bien commun. Les tabous les plus durables de
a mémoire touchent souvent aux guerresciviles. Seue la dis
tance dans le temps permet de sori de oe silence consenti par-
fois d'un commun accord ®. Et souvent la rupture du silence
se fait avec beaucoup de prudence afin d’empécher que la dis-
cussion de blessures anciennes ne ravive les haines du passé
Un exemple extréme de cette prudence est 'instauration, en
Autriche, au début des années 1970, de commissions histor
‘ques paritaires composées de témoins et d’historiens, proches
des camps conservateur et social-démocrate, chargées de faire
‘Péclairage sur la guerre civile de 1934, sa genése et les diffe
rentes responsabilits,
La frontiére entre dcible et indicible, avouable et inavoua
ble, sépare, dans nos exemples, une mémoire collective sou
terraine de a société civile dominée ou de groupes spécifiques
«une mémoire collective organisée qui résume image quune
société majoritaire ou bien 'Etat veut doaner et imposer,
Distinguer entre des conjonctures favorables ou defavora-
bles aux mémoires marginalises, c'est d’emblée reconnaltre
A quel point le present colore le passé. Suvant les ciconstan-
es, ily'a émergence de certains souvenirs, accent est mis sur
{tel ou tel aspect. Surtout le souvenir de puerres ou de grands
déchirements renvoie sans cesse au présent déformant le passé
cen le réinterprétant. De méme y a-til permanente interaction
‘entre véou et apps, vécu et transmis. Et ces constas sappli-
{quent & toute forme de mémoire, individuele et collective,
familiale, nationale et de petits groupes *. Le probléme qui
se pose sur la longue durée aux mémoires clandestines et ina
dlibles est celui de leur transmission jusqu'au jour oi elles pew-
vent sasir une occasion d'envahir espace public et de passer
«du « non-dit» & la contestation et revendication, le probleme
de toute mémoire officielle est celui de sa credibilite, de son
25, N, Loraux, «Pour quel coaensis?», in Politigues de owbli. Le
‘genre humatn 8, 1988p. 1
45. Velon, «3 Seeonde Gere mond traers les sources oa
lesb Canes de HTP a8, «CQacsione 4 Piste olen, IT
=
28
Mémoire, oubs, silence
‘acceptaton, et aussi de sa mise en forme. Pour qu'émerge dans
es dscours poliqus un fonds commande rfeenes gps
vent constituer une mémoire nationale, un intense travail
‘organisation et de mise en forme es indispensable pour sur-
‘monter le simple bricolage idéologique, par definition précat
et fragile
Ce travail d'encadrement est soumis& des contraintes de jus-
tiflcation et des exigences de crédbiité. Si personne n’accom-
plit ce travail de mise en commun, i n'y a pas de passage de
Souvenirs individuels aux mémoires collectives. On peut Taci-
lement imaginer des groupes t des socétés eniéres pour qui
Je souvenir n'a aucune importance, qui se définissentexclusi-
Yement par rapport au présent et/ou & l'avenir. D'oi ézale-
‘ment I'absence de mémoires collectives. Mais instauration de
‘roits codifiés et I'émergence de litiges impliquant le recours
AT’argument de Mautorité constituent la nécessité de justifier
les droits par référence au passé et de les ancrer dans
‘mémoire. Les mémoires collectives ne sont pas la simple som
‘mation de souvenirs individuels, ells sont le résultat un tra-
vail spéeifique qui vse justement & faire accéder les groupes
‘une conscience historique d'eux-mémes qui transcende les
‘consciences individuelles,
L’encadrement de la mémoire
La mémoie, cette opération collective des événements et des
interpretations du passé qu’l s'apit de sauvegarder,s'intégre,
Va, dans des tentatives plus ou moins conscientes de defi-
et de renforcer des sentiments d'appartenance et de fron-
titres sociales entre collctvités de tailles différents : partis,
syndicats, Falises, villages, régions, clans, famille, nations,
. La référence au pass ert mainteni la cohésion des grou”
Pes et des institutions qui composent une socité, a defini leur
place respective, ler complémentarité mais aussi les opposi-
tions iereductibies,
‘Maintenir la cohesion interne et défendce les fromtitres de
ce qu'un groupe a en commun, dont Ie terrtoire (dans le eas,
2»‘Mémoire, obi, silence
poem macarons
Bose Catereps ar tecreaae Beare
Fae tena aes Ure par canons
Mire centencare ie ir eae
Reece ncaa eect ee
lee eee ara
eee
fsccnacoa sec ae
"TH Rowse, «Vichy, een fod, Vinge Sie, 5, 1985,
oh
22. Leteavai potiigue ct sas aucun dot expression a pls visible
‘une iavall enearement det memo 8. Bouius ea rye
‘entation poltigvcn, Aces dela rcherce em senes toc, = 3039,
‘Sate
25.1. Wvorka, Ms alent Ja, rstans, communists, Pts,
Dena ote es
SO-HLS. Becher, Outsiders, Paris, Metal, 1985, p. 171s
30
Mémoire, oubli, silence
ire a reconstruction de fais et ls réactions et seatiments
nels. Le choix des témoins par les responsables de 'asso-
jon est pergu comme d'autant plus important que 'inévi-
able diversité des témoignages risque toujours d'etre sasie
‘comme la preuve de P'inauthenticite de tous es faitsrelatés
“Dans le such de Pimage que donne Massociation d'elle-méme
fet de histoire qui est sa raison d'etre, la mémoire des dépor-
{és,ils'agit donc de choisir des moins sobres et Fables aux
yeux des drigeants, et d'évter que des « mythomanes que nous
fvons aussi» prennent publiquement la parole?"
Sie contrdle dela mémoire s'étend ici au choix de témoins
fautorsés ies effectué dans les organisations plus formelles
[par Iacets des chercheurs aux archives et par lembauche
{Te historiens maison
En plus d'une production de discours organisés autour deve
Inements datés et de grands personages, les traces de ce tra-
ail d’encadrement sont des objets matéries = des monuments,
ides musées, des bibliothéques, etc. ®. La mémoire est ainsi
igardée et solidifie dans les pieres« les pyramides, les vest
igesarchéologiques, les cathédales du Moyen Age, es grands
Theatres, les opéras de Iépoque bourgeoise du Xix* siecle et
‘actucllement les buildings des grandes banques. Quand nous
‘woyons ces repéresd'épogues lointaines, nous les iniégrons
Went dans nos propres sentiments de iiation et d'orig
Sorte que certains cléments sont progressivement intégrés dans
tun fonds cullurel commun qui dépasse les frontires. En ce
Sens, ne pouvons-nous pas tous dire que nous descendons des
GGrecs ct des Romains, des Exypiiens, bref de toutes ces cultu
es qui, ayant disparu, sont en quelque sorte & la disposition
{enous tous? Ce qui par alleus n'empéche pas ceux qui vivent
Sur les lieux de ces heritages den tirer une fierté toute parti-
teligre. Mais tout comme la formation d'une mémoirecollec-
31M, Plik vee N. Hsinich, «Le tmognage Actes li rocher
‘heen sence soca, 2 63" 1986, pr 14; M Polak "Expenence
Soncenirtonnaie, Pa, Métal, 1950
326. Namer, fdmoree Sot, Pars, Mésdiens/Klinksek, 987,
lanaiye cee fonction spplgoce aux hbiothegus et F- Raphael
1G. Herc Max anaes mses dans te meme ppetve ke
Imuace, provocation dea memoiren,Eutnooee raga, 17 1, 1987,
pita
atMémoire, obi, silence
tive, la constitution d'un tl fonds culturel commun est un pro-
cessus sdlectif. Et stun long travail a placé les Egyptiens ou
les Grees parmi les anctres de tout POccident, on ne peut pas
en dire autant de I'slam, de la Chine ou du Japon.
Dans les souvenirs plus proches, ceux dont on garde des sou-
venirs personnels, les repéres souvent mis en avant dans les
discussions sont, comme l'a montré Dominique Veillon,
ordre sensorie! : le bruit, les odeurs, les couleurs
S'agissant du débarquement et dela libération de la France,
les habitants de Caen ou de Saint-L8, au centre des batailles,
1n’accordent pas la place centrale dans leurs souvenirs ala date
de 'événement rappelée dans maintes publications et com
‘morations, le 6 juin 1944, mais aux grondements et vrombis-
sements d'avions, explosions, bris de verre, hurlements de
terreur, pleurs des enfants. Il en va de méme des odes: cel
Jes des explosifs, du soufre, du phosphore, dela poussiére ou
du bre trésprécisément enregstrées. Bien qu'il sit tech-
Ahiquement difficile ou impossible de capter tous ces souvenirs
dans des objets de mémoire confectionnes aujourd hye film
est le meilleur support pour y réussir: d’oit son rle croissant
dans la formation et la réorganisation et done 'encadrement
dela mémoire. Ils'adresse non seulement aun capacites ogni
tives, mais capte les émotions. I sutit de penser & impact
4u flim Holocaust, qui maleré toutes ses Faiblesses, a permis
de capter attention et les émotions, de susiter des questions
et ainsi de forcer une meilleure prise en compte de cet vene-
‘ment tragique dans des programmes denseignement et de
recherche et, indirectement, dans la mémoire collective
‘Liceuvre monumentale de Lanzmann, Shoa, de tous ls points
dde vue incomparable avec le film grand public Holocaust, veut
‘empécher l'oubli parle témoignage de T'insoutenable
Le film témoignage et documentaire est devent un instru-
‘ment puissant des réaménagements successifs de la mémoire
collective et, par télévision interposée, de la mémoire natio-
nae. Ainsi ies films Le Chagrin et la Pie, et plus tard Fran-
{ais si vous saviez ont joué un Ble cf dans le changement de
Pappréciation de la période de Viehy par opinion publique
Trangaise, ’od les controverses que ce films avaient susitees
2
Mémoire, oubl, sence
eur interdiction & Ja television pendant de longues
fn voit ques mémoirescollativesimposéc ct fends
navi spite encadrement sae eh te eel
so certainemen un ngréient inportant dea plren-
es proupes da thou soa et des sreturesinitoion-
esd ost Dans des groupes minorities, la dente
ncoheson tc refs Se ntegravon resent come Ia
fede ln specice se Yak souvent par fe cle desta
dos génaloges, de livres du souvenir t objet ita
iets rane pinion 8 aces: Pour cout oat
et marge ou en stuation de ruptre sve leur comm
at d'origine, ces radon sont souvent resents comme
ontraignates qu la culture dominant dans laquelle ls
asnt ours expos emancipation
be déominaesr commun de owes x mémorest es ten-
entrees tervennen Gans la dention ds consis
ex confts un moment conjoncirel donne. Mats aucun
pe social, aucurensitution, uss ables ct sais gurls
et parce, ne som aswure de leur perenne Leut
re, route, pent sure ta Gsparn, reat ou
West a forme d'un mythe qu aut de pouotr acre dans
is teat poique du mornent, pie souvent dana les rte
bs caluolcs,itérares ou veliese, Le passé lotta
Bslrsccvent rome: ou ft ct partes Ge ence 8
ordre cath
Contraintes de justification
‘Tout travail d’encadrement d'une mémoire de roupe a des
Amite, elle ne peut pas dre construite arbtrairement. Il doit
Satsfare & certaines contraints de justification ®. Refuser de
[prendre au sérieux Pimpérati de justification sur lequel repose
34 On-en trouve analyse dans H. Rowso, op. ct
38, Bokans Ler Economies li rnd, Pai; PU, 1987, p14
se
3Mémoire, oubl, silence
la possibilté de coordination des conduites humaines revient
A admettre le régne de Minjustice et de la violence
‘Aucun travail de mémoire ne s'accomplit en parfaite auto-
‘nome et indépendance,S'l est peu probable qu'on puisse cons:
truite une «mémoire » ex niilo, son imposition est la limite
4e impossible. On peut prendre pour exemple les «révision
nistes» qui, contre les évidences factuelles, nent le genocide
et les chambres 4 gaz. Tout en admettant, en suivant Panalyse
de Pierre Vidal-Naquet, que ce discours, comme tout discours
de secte, «a une vocation totalitaire dans la mesure ot il se
veut discours vrai face au mensonge régnant *», on imagine
‘mal comment un tel discours peut convainere et enrdlet un
nombre important d'adepies et Sinstaurer, parla suite, comme
lune mémoire communément admise.S'y opposent, en premier
lieu, les matériaux accumulés par des genérations Whistoriens
ui prouvent le contraire. A cete résistance des sources jot
tent opposition et a résistance qu’ un tel dscours devrait sur
‘monter pour augmenter sa crédiblité, résistance formée en
occurrence par les mémoires communautaires des victimes
€t toute la profession des historiens
Le traval d'encadrement de la mémoire puise dans le maté
riel fourni par Phistoite. Celu-ek peut, certes, etre interpréte
ct assort d'une multitude de references associes, auide par
le uci non seulement de maintenit les frontires sociales, mais
‘aussi de les modifier. Mais la contrainte de justification limite
la falsification pure et simple du passé dans sa reconstruction
politique, le travail permanent de réinterprétation du passé est
Contenu par une exigence de crédibltetributare de Ta coh
Fence des discours successifs, Toute organisation politique par
exemple — syndicat, parti etc. —, véhicule son propre passé
et image qu'elle s'est elle-méme forsée, On ne peut changer
de cap et image brutalement qu'au risque de tensions diffi
ciles 3 maitriser, de scssions et méme de sa disparition, si les
adhérents ne peuvent plus se reconnaitre dans la nouvelle
image, dans les nouvelles interprétations de leur past indivi
duel autant que dans celui de leur orgenisaton, Ce qui se oue
136. P. Vidal-Naguet, «Lépreuve de Phistorien : éflexions d'un géné
falstes iF Deda, di La Poltigue nave d extermination, ats,
‘bin Niche, 1989.45
M4
i
Mémoire, oubl, silence
est aussi le sens de Iidentitéindividuelle
ygroupe. On en a des exemples lors de congrés de parts.
nent liew & des réorientations déchirantes, mals aussi
retour réflexif sur le passé national?”, comme le pas-
France d'une mémoireidéalisante qui accentue le role
Résistance & une vision plus réalistereconnaissant'impor-
ide Ia collaboration
Talumire de tout ce qui a &¢ dit plus haut sur les mémei
sSoutcrraines, on peut se poser la question de la possbil
Ja durée d'une mémoire imposée sans se soutier de
falif'de justification. Bien qu'lscroient presque toujours
ttle remps travalle pour eux s, que «!'oubli et le pardon
st avec le temps», ceux qui s'appuient su la falsifi-
de histoire sont souvent amenés & reconnaltre, trop
Laver regret, que F'intervalle peut contribuer & rentor.
Pamertume, le ressentiment et la Raine qui s'expriment alors
Tes cris de la contre-violence.
On observe existence, dans une socité, de mémoires col-
jes concurrentes (out aussi nombreuses que les unilés qui
sposent la societé. Quand elles s‘intégrent bien dans la
re nationale dominante, elles s'accommodent de leur
tence, inverse des meémoiressouterraines discutées plus
En dchors des moments de erse, clles-ci sont difficles
Burepirer et exigent de recourr instrument de histoire orale.
individus et certains groupes peuvent s'entéter & venérer
Hustement ce que les encadreurs d'une mémoire collective un
hiiveau plus global s'efforcent de minimiser ou d’éliminer.
analyse du travail d'encadrement, de ses agents et de ses tra
les matérieles, est une cle pour étudier par en haut comment
es mémoires collectives sont construtes, déconstrutes et
econstrultes, la démarche inverse, calle qui, avec les moyens
eVhistoie orale, part des mémoiresindividuelles fait appa-
Taltre les limites de ce travail d’encadrement en méme temps
{qu'un travail psycholosique de individu qui tend & maftrser
Tes blessures, les tensions et les contradictions entre Pimage
Officiell du passé et ses souvenirs personnels.
37. D. Veillon, at. cite
34H. Rouse, Le Sonrome de Vicky, Paris, Le Sui 1987
35Le mal du passé
De tells difficultéset contradictions sont particuligrement
‘marquées dans des pays qui ont connu des guerres civiles dans
tun passé proche, tels Espagne, l'Autriche ou la Grace. Les
discussions en Allemagne su a fin dela Seconde Guerre mon-
diale en sont un autre exemple.
S'agissaiti d'une liberation ou d'une guerre perdue, ou des
deux a la fois? Comment mettre en scene une commémora-
tion d'un événement qui provogue autant de sentiments ambi-
valents traversant non seulement toutes les organisations
politiques, mais souvent un méme individu?
‘A Vopposé, une volonté doubler les traumatismes du passé
répond souvent a la commémoration d'évenements déchirant.
Une analyse de contenu de quelque quarante réits autobio-
sgraphiques. de survivantes du camp de. concentration
{Auschwitz-Birkenau public en francats,analas et allemand
et complétés par des entrtiens Tait apparatre dans beaucoup
de cas le désir, simultané au retour des camps, de témoigner
et doubler pour pouvoir reprendre une vie «normale» ™,
Souvent aussi le silence des victimes interngesofficellement
pour des motifs autres que «politiques» reflec une nécessté
de bien se situer par rapport aux représentations dominantes,
{ui valorisent les victimes de la persécution politique plus que
Tes autres. Ainsi, le fait d’avoir été condamnée pour « honte
aviale, déit qui, selon la Kgslation de 1935, interdisait les
apports sexuels entre « Aryens» et «Juifsy, a constitué un
des plus grands obstacles que ressentait une des femmes inter-
viewées& parler sur elle-méme #, Une enqutte d’histoire orale
‘menée en Allemagne aupres de rescapés homosexucls des camps
témoigne tragiquement du silence collecif de ceux qui, apres
la guerre, caignaient souvent que la relation des raisons de
Jeurinternement puisse provoquer dénonciation, licenciement
39. ME Pollak avec N. Hach art, ct
410; G. Bom, M. Pola «Survore dns un camp de concentration»,
Aces dela recherche em scenes soils ly 1882, . 3 9.
36
Mémoire, oubli, silence
«un bail de logement*!. On comprend pour-
Jcertaines victimes de la machine de repression de PEtat
es criminels, les prostitutes, les «asociauxy, les vaga-
i, les gitans, les homosexuels ont été consciencieusement
és dans la plupart des « mémoiresencadéesm et nont guére
parole dans I’historiographie. La repression dont ils sont
objet étant acceptée, histoire officielle s'est longtemps gar-
ide soumettre 'intensfication meurtrire de lear repression
Te nazisme a une analyse spécitique.
fout comme unc «mémoire encadrée», un récit de vie
ili par voie d’entretien, ce condensé d'une histoire sociale
uel est lui aussi suscepible de multiples modes de pré-
mtation en fonction du contexte dans lequel lest fait. Mais
‘comme dans le cas d’une mémoire collective, ces varia-
ons d'un récit de ve sont limitées. Au niveau individuel tout
tant qu’a celui du groupe, tout se passe comme si coherence
Peontinuité étaient communément admises comme les signes
ntfs dune mémoire credible ex d'un sens de Videnite
ans tous les entretiens — réits de vie d'une longue durée —
i lesquels la méme personne revient & plusieurs reprises sur
A nombre restreint d’évenements (soit sa propre initiative,
provoquée par Tenquéteur), ce phénoméne peut &ire
{fonsiaté jusque dans intonation. Mi
ns, on etrouve un noyau dur, un fil conducteur, une sorte
Teitmotiv dans chaque réit de vie. Ces caraetéristiques de
us les réits de vie suggerent que ceux-ci doivent dre consi-
res comme des instruments de reconstruction de l'identité
'et pas seulement comme des révits factuels. Par de
[reconstruction a posterior, le récit de vie ordonne les événe-
38 qui ont jalonné une existence. De plus, en racontant
notre vie, nous essayons généralement d’établir une certaine
ence au moyen de liens logiques entre des événements clés
(qui apparaissent alors sous forme de plus en plus solidiice
‘U stéréotypée), et une continu parla mise en ordre chro-
41, Laumann, Der Zwang zur Tugend, rantont, Subrhamp, 1984,
1567
Mas MPa, «Encadrcnit oh Scie: le tral ta mmole,
Péndope 12, 1985.9. 37
aMémoire, oubi, silence
nologique. Par un tel travail de reconstruction de soi-méme,
individu tend a définir sa place sociale et ses relations avec
les autres.
‘On imagine a difficuté que pose & ceux et celles dont ta
vie a été marquée par de multiples ruptures et traumatismes
tun tel travail de construction d'une eohérence et d'une conti
nuité de leur propre histoire et de son insertion dans une
mémoire collective générale, Tout comme les mémoires col-
Tectives et ordre social qu’elles contribuent a constitue, la
‘mémoire individuellerésulte de la gestion d'un équilibre pré-
‘aire, d'une multitude de contradictions et de tensions. On en
‘a trouvé les traces dans notre recherche portant sur des fem-
mes rescapées du camp de concentration d'Auschwitz-
Birkenau, et surtout parmi celles auxquelles aucun engagement
politique n’a pu conferer un sens plus genéral de la soutTrance
Individelle. Aint les dfficultes et blocages qui ont pu appa:
Faitre tout av long des etretiens ne sont que rarement le fait
de trous de mémoire ou d'oubls, mais d'une réflexion sur Put
Tité meme de parler et de transmetire son passé. En Vabsence
de toute possibilté de se faice comprendre, le silence sur Soi
= différent de Voubli — peut méme tre une condition néces-
Saire (présumée ou récle) pour le maintien de la communica-
tion avec environnement, comme dans le cas de nombreux
Survivants qui ont choisi de rester en Allemagne.
‘Un entretien mené avec une déportée vivant & Berlin a mon-
té qu'un passé qui reste muet est souvent moins le produit
de Moubli que d’un travail de gestion de la mémoire selon les
possibiltés de communication. Pendant tout Ventretien, la
Signification des mots « Allemande» et « Juive» avait change
én fonetion des situations qui apparaissaient dans le récit. En
ttilsant oes termes, cette femme tant6ts'ntépre tanto s'exclut
du groupe et des caractéristiques ainsi désignées. De méme,
Tedéroulement de cet entreten a fait apparaitre qu’elle avait
‘organise toute sa vie sociale a Berlin autour d'une possiilté
rnon pas de pouvoir parler de son expérience concentration-
halre, mais d'une maniére apte& Tui procurer un sentiment de
sécurité, & savoir d'etre comprise sans avoir & en parler. Cet
exemple suggére que méme au niveau individvel le travail de
lamémoire est indissociable de organisation sociale dela vie.
Dela part de certaines victimes d'une forme limite du classe
38
Mémoire, oubi, silence
social, celui qui avait vou les réduireaustatt de «sous-
mes», le silence, au-deld de Maccommodement avec
fourage social, pourrait également constituer le refus de
sserintéprerlexpérience conceatrationnaire, une situation
ite de I'expérience humaine, dans une forme quelconque
‘amémoire encadrée qui par definition n’échappe guere
travail de défintion de frontiéres sociales. Tout se passe
ime si cette souffrance extréme exigeait un ancrage dans
‘mémoire irs générale, celle de Vhumanité, celle aussi qui
dispose ni de porte-parole, ni d’un personnel d'encadrement
roprié