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BERNANOS AU TERMINUS — Bernanos, ¢a briile, mais ¢a éclaire ! S.S. Pie XII Mesdames, messieurs, Vous ne pouvez pas imaginer a quel point je suis dans la joie d’étre ici, a Hammamet, entouré d’amis, pour parler de Georges Bernanos. Quand vous saurez que Bernanos passa ses derniers mois, en Tunisie, il vous sera permis de penser que cette invitation a célébrer quelques instants sa mémoire sur les lieux mémes tombe a point nommé. En effet, c’est dans ce « magnifique pays » comme il appelait la Tunisie que la vie du vieux catho- lique allait doucement s’éteindre comme un crépuscule tuni- sien de réve, ott ce n’est ni la nuit ni le jour qui tombe, mais le soleil orange et vert qui se coince entre chien et loup pour un oui ou pour un non... Vous voyez que déja, en quelques mots, il y a le soleil, la nuit, le oui, le non, le réve, les chiens et les loups. Nous y sommes, et si vous y étes, je serai content, car pour un ber- nanosien comme moi, qui lit ses livres depuis longtemps, la 359 Bernanos au Terminus Conférence 1998 difficulté n’est pas d’en parler, mais de chercher en moi ce que je pourrais bien encore avoir a en dire... Les gloseurs les plus prétentieux croient qu’ils apportent de nouvelles «vues » sur Bernanos, mais toutes les vues viennent d’abord de lui. Si ma vision de Bernanos a évolué durant toutes ces années, c’est que Bernanos évoluait avec moi, ou plutét sans moi, tout seul, comme un arbre qui pousse indéfiniment. Il disait d’ailleurs d’un homme: c’est quelqu’un qui vit et meurt, comme un arbre : debout. Méme si cet arbre a besoin d’étais pour ses branches, ¢a reste vrai. Un infirme costaud déglingué furibard, voila comment les Tunisiens l’ont vu débarquer un beau matin de 1947, Lau- teur des Grands Cimetiéres sous la lune arrivait dun tour du monde ahurissant avec sa tribu de petits poucets catholiques, gros ogre ombrageux venu échapper a I’hallali du fric et a la mise a prix de sa gloire sous le soleil de Tunis. Une série de conférences était prévue. Bernanos, aprés avoir tant écrit, aspirait a parler, parler, parler, toujours, et encore, émouvoir l'assistance par le verbe. II parait que son réve c’était d’aller dans les villages avec un tonneau, de monter dessus et de s’adresser aux gens. Quelle plus belle ambition pour un grand écrivain frangais ? Installé en famille, sous la protec- tion du fameux Roumain Sebastian, 4 l’Hétel de France d’Hammamet (devenu depuis le Centre culturel), Bernanos se produisit surtout 4 Tunis, en 1948 : sa « causerie » intitulée Nos amis les saints résonne encore dit-on jusqu’a Kairouan ow elle avait fait trembler les faiences a reflets métalliques de la grande Mosquée... Qui est Georges Bernanos lorsqu’il arrive en Tunisie ? C’est un artiste maudit, autant dire pauvre, a l’allure de fli- bustier impressionnant qui a, parait-il, vu des cieux rugir comme des lions et des mers bouillir comme de la biére... II 360 Conférence 1998 Bernanos au Terminus n’a pas soixante ans, mais fait plus vieux. Il est mastoc, & cause de son coeur énorme qui lui prend beaucoup de place. Ses deux cannes béquilles sur lesquelles il s'appuie depuis son accident de Rossinante, je veux dire de moto, lui don- nent un faux air de Long John Silver, sauf que sur l’épaule au lieu du perroquet, il y a l’esprit saint qui est posé, moins coloré mais plus bavard! Son ile au trésor c’est Dieu, et dans le coffre enfoui, son ame l’attend. Il est seul, il est grand. C’est d'ici, d’Hammamet (on réve !), qu’il refuse la légion @honneur et d’entrer a Académie Frangaise dans la foulée. Ecceuré par la France, par le scandale que représente la France qui n’est plus la France, il souffle sa rage locomo- tiviére, fulmine encore, mais surtout fume, toussote. Ga sent le Terminus. Il le sait. Il a trop déraillé, les chefs de gare ne le lui pardonnent plus. Depuis qu’il a écrit son premier livre dans les chemins de fer, il se sent toujours dans un train lorsqu’il prend la plume, il se sent un train lui-méme. Quelle impatience ! Bernanos, c’était le genre de type 4 ne pas avoir la patience d’attendre trois jours pour ressusciter. Ce n’est pas d’avoir tout connu qui a usé Bernanos, c’est d’avoir tout ressenti. Il a été un grand révolté, un grand sin- cére, un grand trompé, un grand naif, un grand courageux, un grand méchant, un grand ému. Il a surtout été un grand polémiste comme on dit pour aller vite alors qu'il faudrait aller lentement sur ce que les « polémistes » sont d’autre. Bernanos a été un grand romancier qui n’a pas sacrifié le roman au journalisme prophético-politique comme certains le croient, mais qui a cherché — sans la trouver peut-€tre, car le temps lui a manqué — une nouvelle maniére de romancer la polémique. Rendre la fiction a la réalité est un effort artis- tique trés éloigné du bas journalisme de circonstances. Iln’y a jamais rien eu de bas dans les attaques de Bernanos, méme celles contre la banque juive d’avant la guerre de 14, méme 361 Bernanos au Terminus Conférence 1998 celles contre la mascarade démocratique des bien-pensants d’avant l’autre guerre. Bernanos n’a jamais mieux supporté les doctrinaires de la Médiocrité que leurs esclaves drogués aux droits sociaux... II sait que tous ceux-la ont peur. Ils chient dans leur froc et leur froc, ils appellent ¢a la démocra- tie! Par « démocratie », Bernanos entend ce systéme typi- quement européen et d’une « hypocrisie fondamentale », ot de pseudo-libéraux dirigent un troupeau de porcs et de mou- tons mélangés en les nourrissant de questions sans réponse, du genre: « La liberté, pour quoi faire ? ». « Un monde dominé par la Force est abominable, mais un monde dominé par le Nombre est ignoble », disait Bernanos. II disait encore que la démocratie, elle aussi était une dictature, mais une dic- tature de l'économie et qu’elle n’avait aucune leon d’al- truisme ou d’humanisme a donner aux autres totalitarismes moins déguisés. Pour lui, les démocraties occidentales sont la forme politique du capitalisme. Le seul privilége qu’elles ont laissé subsister, c’est le plus humiliant : celui de l’argent. Je pourrais vous noyer sous un Niagara de citations toutes fraiches comme des poignées d’eau tirées de ses plus beaux livres — ni romans ni pamphlets et 4 la fois mi-romans mi pamphlets — mais d’abord je ne suis pas un citationniste comme la plupart de mes « confréres » hommes de lettres qui pensent dans le crane d’autrui parce que leur cerveau trop petit a peur tout seul le soir dans le leur, ensuite parce qu’on passerait des mois a relever dans I’ceuvre encore ruti- lante de Bernanos, j’insiste, pas encore séche, des phrases, des pages entiéres de vérités valables pour hier et pour des aujourd’hui qui seront encore 1a demain. Bernanos avait raison, mais il s’est trompé tout le temps ou, plus exactement, il ne s’attardait pas sur une erreur quand une autre l’attendait ! Jamais renégat, Bernanos est 362 Conférence 1998 Bernanos au Terminus toujours juste lorsqu’une injustice le pousse 4 devenir héré- tique @ son propre camp. Royaliste dans les années 20, il devient antifranquiste dans les années 30 pour résister sans de Gaulle dans les années 40 et mourir en crachant sur la République. Beaucoup d’idéologues butés lui ont reproché ses « volte-face », mais Bernanos n’a jamais volte-facé. Au contraire, il faisait face, il ’a assez proclamé. Face a son sen- timent réel au moment précis of l’actualité lui arrivait en plein dessus. Vous connaissez peut-étre l’anecdote du meu- ble prét 4 tomber et qu’un jour dans un salon Bernanos Yinfirme rattrape avec une habileté qui étonne tout le monde... « J’étais 1a, c’est tout. » dit-il. Oui, quand l’Honneur va pour se casser la gueule, Bernanos est la, c’est tout. C’est peut-étre ce qu’il a de plus « moderne » pour ceux aujour- (hui qui aspirent encore un peu 4 étre libres : son aptitude extraordinaire 4 ne pas « penser d’avance ». Malgré son trempage sincére dans les partis de droite monarchiste, et disons-le dans l’Action Frangaise de sa jeunesse maurras- sienne, il a toujours eu un dégoit pratiquant pour lidéolo- gie. Impossible de rallier inconditionnellement Bernanos 4 une ligne politique pré-établie. Armé de tous ses radars aux ondes contradictoires — et particulirement de son antenne principale, la foi — il avance dans la chose qui se passe et ensuite il décide ce qu’il en pense. Ca n’a lair de rien, mais bien maitrisée cette technique toute naturelle fout en lair deux siécles de capitalisme et de communisme ! On a tellement dit que Les Grands Cimetiéres sous la lune étaient un pamphlet contre les crimes de l’Eglise et de Franco, que personne n’a su lire tout ce que Bernanos dit de vrai également contre les féroces vengeances des Rouges les plus brutaux ! Personne sauf Simone Weil, la paradoxale : sa fameuse lettre 4 Bernanos, que beaucoup croient étre une félicitation de la gauchiste antifranquiste au royaliste sou- 363 Bernanos au Terminus Conférence 1998 dain dessillé, est en fait un coup de chapeau a Bernanos (dont l’antifranquisme semble pour Simone Weil aller de soi) pour avoir su voir les abus sanglants de ses camarades des Milices d’Aragon que pourtant elle aimait, dit-elle, et qui l’ont décue dans leur lutte contre le fascisme ! Quand on la connait bien, on la reconnait bien la. Ber- nanos écrit un livre ot il défend avec une ardeur désinté- ressée les républicains espagnols, mais Simone Weil lui sait gré d’avoir, dans la foulée, remis a leurs places ces mémes républicains dont elle « revient » comme Bernanos est revenu de ses ex-compagnons « de droite » ! Toux deux ne changent pas d’avis en cours de route, mais ils sont attentifs ala contradiction quand elle se présente, nue, devant l’évé- nement. Bernanos a toujours adapté son avis a la réalité tout en n’appartenant 4 aucun clan: il n’a pas besoin de passer a Pennemi parce que l’ennemi, c’est lui. Il est l’ennemi des obtus qui pardonnent tout a leurs alliés pour étre soi-disant cohérents. On a souvent critiqué l’incohérence de Bernanos, mais je le trouve trés cohérent, moi ! Du début a la fin, il est contre le libéralisme et pour la liberté. Il veut sauver homme contre les machines. Il soutient la foi contre la bigoterie, et cest son christianisme qui le pousse & brocarder les conneries de l’Eglise. Si les idées ne ressemblent pas 4 ses sentiments a lui, il change d’idées. En gros, c’est ca : j’esquisse a gros traits pour que vous sentiez ce qu’il y a de noble d’abord bien sir, mais également d’originalement intelligent dans le comporte- ment de Bernanos a qui on a quelquefois bien voulu préter de T’authenticité et du courage, mais rarement de I’intelli- gence. Oui, il faut réévaluer I’intelligence de Bernanos : per- sonne n’a pratiqué avec autant de maestria 4 son époque d'intellectuels (« V’intellectuel est si souvent un imbécile que nous devrions toujours le tenir pour tel, jusqu’a ce qu’il nous 364 Conférence 1998 Bernanos au Terminus ait prouvé le contraire ») une stratégie de la rupture comme lui, et qu’il se soit servi pour le faire d’une langue totalement bouleversante est tout a ’honneur de sa pensée fondamenta- lement anti-académique, absolutiste et immodérantiste !... Méme ses contemporains, qui le traitaient de derviche tour- neur donnant le mal de mer, ne savaient pas si bien dire. En effet, il y a du derviche dans le tournis bernanosien. En vérité, effet est tel qu’on jurerait que c’est le monde autour de lui qui tourne et que lui reste immobile, rendant grace a Dieu dans la transe idoine. Son truc, c’est la vérité. Il ne pense pas que la vérité se trouve dans le juste milieu. Sa métaphore péjorative préférée était celle de la vérité prise entre deux mensonges comme un morceau de jambon entre les tranches de pain d’un sand- wich ! Non, la vérité ce n’est pas ca, Bernanos part en croi- sade contre tous les imbéciles organisés de droite comme de gauche : « Les Tartuffes de droite ne nous pardonnaient pas de dire la vérité, les Tartuffes de gauche nous reprochaient de la dire tout entiére. » Quand on a cette lucidité, dés 1930, on est condamné a devenir un Georges Bernanos ! C’est-a-dire une sorte de saint Georges a cheval sur sa moto, pointant sa canne comme une lance contre le dragon démocratique... Il a mal attaché les liasses de ses manuscrits 4 son porte-bagages et, bolidant sur les routes du monde, des pages s’envolent au vent ! Au-des- sus de ce conquistador motorisé, planent en croassant de dréles de corbeaux : ce sont ses curés, agitant leurs soutanes dans le ciel orageux : Cénabre, d’Ambricourt, de Torcy, Che- vance, Menou-Segrais... Léon Daudet avait beau lui avoir dit d’« espacer les soutanes », Bernanos a besoin pour avancer de cette volaille sinistre au-dessus de sa téte d’animal mytho- logique, mi-taureau mi-ours furieux... 365 Bernanos au Terminus Conférence 1998 Sa téte ! Lui trouvait qu’elle ressemblait a celle de Claudel (« hélas ! »), mais c’est plutét au personnage de Peppone, dans Don Camillo que sa physionomie fait songer. Un Peppone qui en remontrerait en catholicisme 4 un Don Camillo pas dréle et sans foi! Sous les valises épaisses de ses yeux bleus paradis, une verrue comme une larme de chair orne sa joue. Il a les moustaches incendiées en permanence par ses ennemis de tous poils : les polytechniciens, les ploutocrates, les casuistes, Jes « femmelins », les « petits cancres savants » et bien sir les prétres qui riment avec « traitres », les « gangsters mitrés » de Pépiscopat et du clergé, toute la « canaille pourprée », autant de prélats et de cardinaux fustigés comme seul se permettra plus tard le caricaturiste italien Pino Zac ! On I’a dit «anarchiste franciscain » (pour moi c'est un pléonasme) parce que la bourgeoisie le faisait vomir. Pour Bernanos, l’esprit bourgeois salit les plus beaux élans. Il tra- quera l’embourgeoisement partout 4 gauche comme 4 droite, dans les causes les plus douteuses comme dans celles plus nobles. Chez les trouillards qui s’éparpillent comme chez les résistants qui s’organisent en parti. Le collabo bourgeois qui s’enrichit pendant l’Occupation, ce n’est pas son truc, mais le gras résistant qui s’empiffre a la Libération non plus. Pour Bernanos, ne sont vraies que les victimes : entre un déporté exterminé et un milicien ficelé 4 son poteau d’exécution, il ne choisit pas, il sait pleurer sur les deux, parce que aucun d’eux n’est embourgeoisé dans son sort. Au contraire, les victimes, les pauvres, les martyrs qu’il appelle ga comme il veut, sortent de leur chrysalide, de leur christalide méme, comme des papillons pour s’en aller voler allégrement dans les airs de la mort. Ah! La mort ! Elle doit une fiére chandelle 4 Bernanos. Sans lui, elle serait moins triste, on la prendrait moins au 366 Conférence 1998 Bernanos au Terminus sérieux, et encore moins au tragique. Quel écrivain dans ce siécle, a part Céline, a fait jouir la mort dans ses livres, la montrant au travail de la jouissance, dans son climax de vérité fatale ? Ce ne sont pas les philosophes a la noix ou les écrivains hommes-de-lettreux tournant autour du pot avec de jolies phrases toutes faites sur Madame la Mort qui ont su, comme Bernanos, la faire hurler de plaisir, du plaisir de tout tuer autour d’elle, mais aussi de se tuer avec tout. Le suicide de la Mort, voila ce que Bernanos, entre autres choses, car il faudrait passer des heures 4 vous raconter ce qui se passe dans les romans de Bernanos pour que vous compreniez, touchiez le fond de son art, la ot c’est beau et of ¢a fait peur, la od ¢a fait du bien et ott ca fait du mal. Bernanos et le mal, tout le monde, bien ou mal, en a parlé. On sait que pour lui, P’enfer, c’était le froid et que Satan est ce que les pires humains appellent le meilleur d’eux-mémes. Que ce soit l’athlétique abbé Donissan dans Sous le Soleil de Satan, que ce soit le souffreteux curé de campagne d’Ambri- court, écrivant son journal, que ce soit l’abbé Cénabre de Limposture et méme le bien réel Drumont de la Grande Peur des bien-pensants, tous luttent comme au catch contre le Diable, et plus ce diable leur ressemble, plus ils perdent la partie. Jacob serait-il plus angélique que l’ange qui le combat ? En vérité, la lutte bernanosienne contre le mal est un choc biologique pour faire remonter @ la surface quelque chose de bien pire que le diabolisme de homme : sa non-foi en Dieu. C’est atroce comme remontée vomitive, voila pourquoi les romans de Bernanos sont remplis de ces personnages rava- gés, déchirés et sales. Ca ne sent pas seulement la soutane mouillée, un roman de Bernanos, ¢a sent la chair emmerdée au sens propte. Personne depuis Dostoievski, et ce n’est pas sans raison que les vrais lecteurs de La Joie, de LTmposture ou de la Nouvelle histoire de Mouchette considérent le Fran- 367 Bernanos au Terminus Conférence 1998 cais boiteux féroce comme le seul écrivain 4 pouvoir tivaliser avec le Slave épileptique la triste barbe... Personne, dis- je, ne s’est sali la plume a descendre au tréfonds fumeux de l’animal humain en détresse d’étre. Pour Bernanos, un homme est une mare de ferme ow viennent se prendre par- fois des rayons de vieux soleil qu’il faut dégager de la fer- mentation vaseuse des sentiments. A un moment, il parle d’un personage qui grimpe tous les jours sur des monta- gnes d’excréments. Chacun cherche remplir son vide, un vide gluant, de tout ce qu’il trouvera de spongieux dans sa mémoire, comme s’il fallait colmater au plus vite un trou qui glougloute d’amour amer. Des spirales sataniques emmael- strément les curés en proie au doute, et la haine est une vrille qui fait gicler de la boue sur tout. Grand portraitiste, Bernanos est également un paysagiste hors-pair. Si ses figures (je pense l’abbé Chevance plus émacié qu’un Greco ; 4 Arséne le braconnier, au maire de Fenouille avec son nez gri-gri, 8 Evangéline la fausse abbée, et méme A la jument de la « Paroisse morte ») sont dignes du plus « gestuel » des expressionnistes, ses paysages tou- chent a une sorte d’abstraction lyrique. Ecoutez comment les mots éclaboussent cette page qui ouvre le chapitre ITI de la deuxiéme partie de La Joie (Prix Fémina-Vie heureuse — 1929) : « Le jour glissait au zénith, par larges nappes obliques qui venaient ruisseler le long des hautes pierres blanches, pour rejaillir en grappes multicolores aux quatre coins des pelou- ses — jaunes et pourptes avec les dahlias, roses et blancs avec les ceillets — jusqu’a se perdre dans le vert assombri des bor- dures. (Et on a osé dire que Bernanos était un écrivain en noir et blanc !) Mais ce n’était 14, si ’on peut dire, que le motif principal de la symphonie serti dans la trame serrée de 368 Conférence 1998 Bernanos au Terminus Yorchestre. La nappe immense s’était déja brisée en lair sur quelque passif translucide, et le vent invisible en éparpillant lécume, comme par jeu, aux endroits les plus inaccessibles, aux creux d’un talus plein d’ombre, a Ja derniére feuille d'un buisson de lilas, ou a l’extréme pointe du pin noir. » Tl est bon de refaire sonner un peu de cette peinture-la, car beaucoup aujourd’hui négligent l’art d’un écrivain, comme si sa langue et les prodiges de beautés qu’il en tire étaient acces- soires par rapport & une sacro-sainte pensée déterminable par tous les bien-pensants, y compris ceux qui croient mal penser ! Oui ! Bernanos est un trés grand artiste, voila pour- quoi il avait intelligence de ne pas se considérer comme un écrivain. Sa plume-pinceau est une sorte de projecteur qui illumine ¢a et 1 une texture langagiére qui semble exister déja, en friche et en désordre. Technique unique pour éclai- rer et laisser dans ombre des choses écrites comme par miracle avant soi. C’est un spécialiste du fouillis, non pas de Tinconscient, mais de l’ame mise en transe par la foi. Trés loin de la psychanalyse et du surréalisme, Bernanos écrit bien mieux que les autres dans un état de réverie, de révasserie méme, actif. Les universitaires appellent ga du « roman oni- rique », mais somnambulique me semble plus juste. Cette technique, parlons-en. Ce n’est pas parce que Bernanos n’a pas de ficelles rhétoriques et qu’en le lisant on a limpression de notes vivement prises sur le motif de la pure sensation psychique, qu'il n’a pas de technique. Au contraire, pour arriver A ce a quoi Balzac, qu’il avait lu inté- gralement & treize ans, et Dostoievski (qu’il a découvert aprés avoir écrit son premier roman dostoievskien juste- ment), étaient parvenus avant lui, c’est-a-dire une imperfec- tion de haute volée, iJ lui a fallu mettre sa carcasse pensante en condition. 369 Bernanos au Terminus Conférence 1998 Ce n’est pas pour fuir les bruits génants ou les jeux ten- tants de ses enfants, bien entendu, que Bernanos sortait de chez lui pour aller écrire au café. Soyons sérieux. A la Bayorre, si Betnanos enfourchait sa chére moto rouge et grise, et au Chemin de la Croix-des-Ames son cheval noir Oswald pour se rendre dans le bistrot Je plus sinistrement ensoleillé du village et qu’il y écrivait sur des cahiers d’éco- lier bleus, verts, roses, brique, pendant des heures, trés cal- mement, au milieu des buveurs, en jetant de temps en temps un coup d’ceil violet & la mouche qui marchait la surface de son café-creme comme Quelqu’un jadis avait marché sur le lac de Tibériade - c’est qu’il avait une raison littéraire de le faire |... « J’écris dans les salles de café pour ne pas étre dupe de créatures imaginaires, pour retourner d’un regard jeté sur Pinconnu qui passe la juste mesure de la joie et de la douleur, » Il ne s’en est jamais caché dans les interviews, mais qui lit les interviews des grands écrivains oi ils se révé- lent ? On préfére décortiquer les glaireuses gloses des profs imbéciles (« Plutét crever que d’étre professeur ! » disait Bernanos a un interviewer)... Bref, c’est dans les cafés que Bernanos pouvait choper, inconsciemment ou pas, la vie humaine qui l’entourait pour Pinoculer a sa prose discontinue. En fait, sa langue est inter- rompue sans cesse par la vie du café oi il se trouve, et ca se voit, ca s’entend surtout sur la page, Bernanos étant un des écrivains les plus oraux qui soient, n’écrivant pas en langage parlé mais parlant par écrit, branchant son écriture directe- ment sur le Verbe, comme d’ailleurs étaient orales les Ecri- tures elles-mémes... Bernanos s’imbibait comme une éponge du brouhaha humain, et ca lui permettait de se déconcentrer idéalement pour descendre en lui-méme afin d’aller y trou- ver sa vérité comme au fond d’un puits. C’est ga, se mettre en état de puits pour remonter du fond croupi de soi-méme 370 Conférence 1998 Bernanos au Terminus la Vérité! Il l’a dit et redit: Bernanos ne commengait un livre que lorsqu’il n’avait plus envie de l’écrire. Au moins, quand Racine avait terminé sa piéce dans sa téte et qu’il lui restait la corvée de la fixer sur le papier, ressentait-il encore le désir de la mettre a jour. Bernanos, non. Il attend d’étre bien écoeuré par son ceuvre pensée, alors il part rechercher le désir perdu, il va le ranimer, jusqu’a se harasser |’ame. C’est dans cette quéte efforcée du bonheur de s’exprimer, avec tous les ratages qu’il rencontre sur son chemin, qu'il découvre une autre énergie surprenante qui lui fait écrire comme il écrit, c’est-4-dire sublimement. Semblable 4 la recherche en lui du bébé perdu, sorte de graal de l’enfance enfouie, celle du goat d’écrire est le moteur de sa machine a créer, On connaissait des écrivains inspirés, en voila un expiré. Excusez-moi, je trouve cela passionnant ! Techniquement, ce que Bernanos a inventé, c’est le roman hagiographique. Je ne parle pas de ses livres sur saint Domi- nique, sur Jeanne d’Arc ou méme sur Edouard Drumont qui sont des essais de mise en odeur de sainteté d’un personnage historique. Lhagiographie était un genre négligé par la fic- tion. En lisant Ernest Hello et ses Physionomies de saints, je suppose que Bernanos a di méditer ce que le roman avait & gagner A se présenter comme I’hagiographie (démantelée, bancale, douteuse, n’importe !) d’une figure imaginaire. La sainteté, ou l’antisainteté aprés tout, donne aux personnages inventés une réalité fascinante. Bernanos a saisi la puissance des vies de saints et l’a transposée sur celles des héros qui rejoignent ceux-la par l’abstraction soudain trés incarnée que Je roman leur confére. En sanctifiant, on fait mieux exis- ter: trop d’exemples abondent, mais je n’évoquerai ce soir que le « Saint de Lumbres », cet abbé Donissan dont la « vie authentique » nous est racontée dans la troisitme partie de Sous le Soleil de Satan (c’est par elle que Bernanos a commencé 371 Bernanos au Terminus Conférence 1998 Pécriture de son roman). On ne dira jamais assez ce que ce roman, dans sa construction, a de révolutionnaire : il ne pou- vait que taper dans l’ceil du Léon Daudet qui découvrit Proust et Céline. Pris en sandwich entre ces deux monstres, Bernanos tient sa place. Son Soleil (1926), fabriqué en trip- tyque comme les retables de la pré-renaissance, est un modeéle du genre qu’il invente. Premiére partie: histoire de Mouchette (sans Donissan). Deuxiéme partie : l’his- toire de Donissan jusqu’a ce que son chemin croise celui de Mouchette. Troisiéme partie: aprés la mort de Mouchette, l’hagiographie de Donissan, par les yeux d’un mauvais écri- vain, avec en prime une résurrection avortée et une agonie sordide. Quel art du glissement ! Bernanos est un immense compo- siteur, ca m’étonne toujours qu’on ne le considére souvent que comme un raleur monarchiste de gauche dans le brouil- lard. Selon ses dires, le Général de Gaulle ne réussit pas & l’« accrocher a son char » mais Phaéton, si ! Bernanos a lui- méme un faux air du héros grec ensoleillé fougueux qui réus- sit 4 mettre le feu a toute la Terre ! Pie XII remarquait déja en Bernanos cette propension 4 embraser les choses et a les illuminer. La grande virtuosité de Bernanos a exceller dans les ellipses a convaincu certains qu’il était l’écrivain le plus cinématographique. Beaucoup se persuadent d’avoir intégré dans leur écriture le cinéma parce qu’ils font des références au cinéma ou lui empruntent un jargon technique, mais Bernanos, avec sa « culture » de vieux monarcho réac exalté pamphlétaire etc., a réellement fait du cinéma dans ses livres. Dans Sows le Soleil et méme dans Les Enfants humi- liés, il tourne des scénes, les développe et surtout les monte, avec des ciseaux qui, c’est l’évidence, n’appartiennent pas a 372 Conférence 1998 Bernanos au Terminus la littérature. La preuve en est que ses chefs-d’ceuvre ont provoqué d’autres chefs-d’ceuvre, et dans cet autre art: le cinéma. Je ne connais pas de meilleurs exemples de conver- sion artistique aussi réussie. Pour rester dans notre cher siécle, aucun cinéaste n’a été foutu de tourner Voyage au bout de la nuit de Céline et le Ulysse qui a été tiré du roman de Joyce ne casse pas les vitres. En revanche, il y a un cinématographiste, encore vivant 4 Vheure ow je parle (du moins je l’espére car 4 91 ans on peut s’attendre chaque instant 4 le voir « rentrer en lui-méme » comme dirait Bernanos), c’est Robert Bresson. Je voulais juste citer le nom de Bresson & Hammamet pour les cin- quante ans de la mort de Bernanos, car c’est peut-étre le plus grand bernanosien vivant, celui qui, tout janséniste de Pindi- cible soit-il, a le mieux aimé et compris l’ceuvre du Titan qui nous occupe aujourd’hui. Ce n’est pas la profusion stylis- tique de Bernanos qui fascine Bresson, mais l’essence de son ame. Il a saisi que le cinéma ne peut pas rivaliser avec le Verbe mais de temps en temps plonger au fond du sens de sa littérature. Non seulement, Bresson a fait beaucoup pour Bernanos en donnant sa lecture filmique du Journal d’un curé de campagne et de la Nouvelle histoire de Mouchette (il aurait voulu « tourner » La Joie), mais il a imprégné aussi tous ses autres films d’un bernanosisme que beaucoup de cinéphiles ne voient pas... Ces gens-la ne respectent Ber- nanos que comme inspirateur de deux ceuvres seulement de Bresson, sans avoir eu la curiosité d’aller plus avant dans les livres de Bernanos, ceux que leur Bresson n’a pas adaptés mais qu’il a lus, vous pouvez me croire ! Bresson n’a rien « inventé». Le fameux plan du bol cassé par Mouchette chez l’épiciére aprés la mort de sa mére est déja dans le roman de Bernanos, alors que c’est du Bresson tout craché. On peut méme dire qu'il y a ici un échange de substance. 373 Bernanos au Terminus Conférence 1998 Cest en bressonisant Bernanos que Bresson devient Bresson tout en restant totalement fidéle 4 Bernanos... Tous ses films sont hantés par Bernanos. Méme son premier, Les anges du péché (1943), cette histoire de carmélites prises en flagrant délit de rachat, doit tout aux Dialogues des Carmélites que Bernanos écrira pourtant plus tard et ici, en Tunisie ! Imaginez ce vieux Camelot du Roy avec sa téte a la Franz Hals (comme disait Dominique de Roux), revenu de tout et de rien 4 la fois, et bricolant, réparant pour tout dire le mélo historique de Gertrud von Le Fort scénarisé par le R. P. Bruckberger. Voila le gros Bernanos dans un café d’Hammamet, a l’ombre des remparts de la Medina, ou bien dans un autre 4 Nabeul, merveilleux village westernien tout proche, au milieu des femmes voilées, et s’attelant 4 en faire dialoguer d'autres : les seize carmélites de Compiégne condamnées & étre guillotinées sous la Terreur. Encore des figures de femmes appelées au martyre ! Bernanos sait que le goat des femmes pour la substitution sacrificielle est peut- &tre ce qu’elles ont de plus profond. Elles n’ont pas toutes besoin de monter a l’échafaud en entonnant le Veni Creator comme Mademoiselle de la Force devenue Sceur Blanche de PAgonie du Christ et ses amies religieuses bientét béatifiées, mais que ce soit les Mouchette, les Chantal, Simone Alfieri, Madame la Comtesse bien siir, et méme Madame de Néréis, toutes les héroines bernanosiennes ont le sacrifice qui leur tenaille le ventre. « Mourir ! Mourir! Vous n’avez que ce mot la bouche ! » crie Blanche a la face de sa prieure. Il faut croire que Bernanos était trés doué pour les dia- logues puisque les seuls qu’il écrivit ne furent pas retenus par le cinéma. Le producteur les jugea « anticinématogra- phiques », ce qui est le compliment supréme ! Injuste ven- geance des fonctionnaires de la pellicule qui avaient déja osé 374 Conférence 1998 Bernanos au Terminus lui présenter une version déchristianisée de son Journal d'un curé de campagne et que Bernanos avait refusée (il en aura refusé des choses 4 Hammamet !). Ca n’empécha pas, plus tard, Dialogues des Carmélites de devenir plus tard un film quand méme (Le Dialogue des Carmélites) et méme un opéra (de Francis Poulenc) !... Il est seulement étonnant que tous les romans de Bernanos n’aient pas été adaptés. Notamment celui qui, en le lisant, semble avoir été déja un peu tourné par le Grémillon de Pattes-blanches, le Jean Renoir de Ja Régle du jeu ou le Jacques Becker de Goupi mains rouges, je veux parler bien sir de Monsieur Ouine. Dvailleurs, je vous le montre ce fameux roman, avec ses étranges cadavres et ses ploucs révoltés contre la « dérision de Satan », et dans son édition de poche années 60. Regar- dez ! Il faut toujours montrer les livres dont on parle, les objets-livres... On est loin de la virtualité et de l’informa- tique. Un roman de Bernanos, ¢a tient dans une main... J’ai également la Nowwelle Histoire de Mouchette, toujours en livre de poche avec sa couverture ringarde et sombre... Albert Camus disait que Bernanos avait été trahi deux fois (il pensait : par la droite et par la gauche), mais c’est vingt, cent, mille fois que Bernanos a été trahi. Puisqu’on en est a exhiber ses ceuvres-mémes, je voudrais vous prendre a témoin d’un scandale éditorial... Voici une édition de 1974 du Journal d’un curé de campagne, et nous la devons méme a Plon qui fut l’éditeur de Bernanos pendant toute sa vie. Sous prétexte qu’une préface de vingt pages, inepte comme tout ce qu’il a écrit, a été commandée a André Malraux, nous avons droit a la photo de ce ministre en couverture ! Oui ! Cest le portrait d’un préfacier qui orne l'un des plus grands romans du siécle, image du romancier étant, elle, niée par son propre éditeur ! On me permettra de préférer cette édi- 375 Bernanos au Terminus Conférence 1998 tion club noire tout sobre du Journal que j’ai trouvée dans la bibliothéque de feu mon beau-pére que je salue ce soir... Monsieur Ouine. Voila le film que le cinéma manqua tou- jours. Peut-étre parce que c’est le livre que Bernanos, lui aussi, manqua toujours. II le comparait 4 un lugubre urinoir contre le mur duquel il en avait marre de pisser... Exemple magnifique d’un roman remanié, abandonné, et mythique. Mieux qu’un livre a la Mallarmé, inabouti parce qu’inache- vable dans son idéal de perfection, Monsieur Ouine est devenu l'enfant de plus de Bernanos, son septiéme, celui qu'il transporta partout, de Palma de Majorque au Brésil, en passant par Toulon et les Baléares. Un chouchou martyrisé par le manque de temps et le manque d’argent qui aurait permis 4 son auteur de le parfaire. Ca me fait penser au fameux Don Quichotte qu’Orson Welles a tenté de filmer pendant des années, raccrochant a la sauvette dés qu’il le pouvait une demi-séquence, une nouvelle prise de vue, hétéroclitement rafistolée 4 ensemble cahin-caha... A un moment donné, ces artistes savent qu’ils ne pourront pas faire leur chef-d’ceuvre, alors dans la matiére méme de I’ceu- vre en cours, ils intégrent des forces venues de n’importe od. Le manuscrit de Monsieur Ouine, son « grand roman », avec ses questions sans réponse et ses réponses a des questions jamais posées, ses blancs, ses trous, ses manques, ses lacunes lacustres et ses grottes vidées je dirais, devient un continent, un monde, une planéte 4 part entiére si on peut dire... De nombreuses études ont tenté de remettre dans I’« ordre », de sortir de son illisibilité, de son incompréhensibilité méme ce roman super raté, mais personne ne songerait 4 l’échanger contre tous les romans « réussis » du monde ! Bernanos avait compris qu’un grand romancier est un escamoteur d’actions. Dans un roman, il faut qu’il se passe 376 Conférence 1998 Bernanos au Terminus des choses et aussi il faut absolument qu’il ne s’en passe pas, mais la principale loi c’est que le lecteur ne sache pas tou- jours s’il s’en passe ou pas. Celui de Monsieur Ouine sera servi ! Limbroglio ouinien est exemplaire pour ses « comas » @événements. Des dizaines de chercheurs depuis cinquante ans se penchent sur cette pelote de laine embrouillée que représente histoire. A propos de laine, je préfére vous dire tout de suite que mon personnage préféré dans Monsieur Ouine n’est pas monsieut Ouine, le vieil écceurant, ni Steeny, le jeune héros, ni le maire de Fenouille Arséne, ni méme le petit infirme Guillaume. Vous savez qui ? Jambe-de-Laine ! Elle-méme ! La chatelaine de Wambescourt, Ginette de Néréis née Passamont ! Voila une figure inoubliable de plus sortie des entrailles de Bernanos. Grande folle délurée, elle se proméne la nuit en carriole tirée par sa jument géante : c’est une excentrique hystérique poignante qui drague tout le monde, tandis que son mati agonise. Elle sent l’éther et Yambre, elle a des mains magnifiques et jette volontiers sa caléche dans le fossé pour se rapprocher du jeune Steeny. On se doute bien que Jambe-de-Laine n’y est pas pour rien dans l’assassinat mystérieux du petit vacher, surtout depuis qu’elle a ramené ses vétements mouillés a la mairie. Mais la of la chatelaine se surpasse, c’est 4 l’enterrement de ce petit vacher. Elle déboule dans la boue et hurle « Vengeance ! » Les villageois la comprennent si peu qu’ils la tuent ! C’est une des scénes les plus fabuleusement écrites du vingtiéme siecle que le lynchage de Jambe-de-Laine a coups de pelles dans le cimetiére de Fenouille, avec son visage barbouillé de sang qui achéve d’en faire une sublime clownesse |... Pardonnez-moi de vous raconter ca, mais des romans enthousiasmants comme Monsieur Ouine, vous n’en lirez pas beaucoup. Lambiance qui tournoie la-dedans est véri- tablement extraordinaire. Je le rapprocherai du Nord de 377 Bernanos au Terminus Conférence 1998 Céline, avec lequel il n’est pas sans points communs précis sur la dynamique des carnages campagnards et des mys- téres non élucidés. Rien a voir bien sir avec les quelconques romans policiers dont on nous vante 4 longueur de journées les mérites « littéraires ». Ici, chez Bernanos, comme chez Céline, on est dans la grande littérature et [intrigue crimi- nelle est transcendée a chaque ligne par la vision de l’écrivain. Il est pitoyable pour le roman policier conventionnel, adulé en ces temps de socialisation des drames, d’ignorer Monsieur Ouine, comme d’ailleurs Un crime et Un mauvais réve (pas aussi mauvais qu’on ne I’a dit) en tant que, non pas parodies de « polar », mais déchiquetages du concept méme d’énigme. Tout ¢a pour ne rien dire de Monsieur Ouine, en particu- lier, De son personnage qu’on a voulu réduire a une figure d’immoraliste 4 la André Gide, un type de bourgeois qui ne dit ni oui ni non a Dieu, ni méme peut-étre au Diable. Non ! Oui! Monsieur Ouine, ce Malin du Rien avec son regard « quia l’air de flotter au ras d’une eau grise », est un «héros » de la littérature francaise, parce qu’il est l’anti- autoportrait précis de son auteur. Rarement, un écrivain a mis dans un étre fictif tout ce qu’il n’était pas lui-méme, donc tout ce qu’il est aussi un peu forcément, mais a l’en- vers. Miroir dont la surface refléteuse serait faite de toute la salive crachée dessus par celui qui s’y regarde ! Tout ce que Bernanos n’a pas de cynisme, de duplicité, d’imposture, de médiocrité, de tiédeur, de bonhomie minée, de corrosion par le doute, de fausse modestie, de lacheté et de manque de panache, Monsieur Ouine le posséde et ¢a lui donne une existence folle. C’est presque un anti-saint, un contre-saint ! Saint Satan ! Pourquoi Ouine est si violemment le contraire d’un saint tel que Bernanos s’en fait une idée ? Parce que ce n’est pas 378 Conférence 1998 Bernanos au Terminus un enfant: il n’a peut-étre jamais été un enfant. Hitler méme a été un enfant, et humilié qui plus est, Bernanos le rappelle dans un passage célébre de son livre, mais Mon- sieur Ouine ignore état enfantin, voila pourquoi il est la béte noire de Bernanos et des protagonistes de son roman qui s’opposent a lui. Pour Bernanos, l’enfance est une grace de Dieu. Jamais il ne s’appesantit sur l’age enfantin, mais c’est pour mieux fouiller chez les adultes ce qui leur reste de cette enfance bénie. Lui qui ne voulait avancer dans la vie que mené par l'enfant qu’il avait été, comme un petit gargon va faire un tour en donnant la main 4 son grand-pére, savait que la sainteté est la seule fagon de redevenir un enfant. Il le savait d’autant mieux qu’il n’était pas un saint parce qu'il était un génie. Je crois qu’il n’existe pas d'autres exemples dune pareille lucidité. On se dit qu’aprés Barbey d’Aurevilly, Bloy et Péguy, ses maitres, aprés des mystiques de cette envergure, personne ne pourra succéder, et puis il y a un Bernanos qui se pointe ! Ll est le seul a avoir continué le boulot du génie qui aspire a la sainteté. La génialité nuit a la sainteté, car le génie c'est la tragédie de ne jamais étre autre chose qu’un enfant donc de ne jamais avoir la chance de retrouver un jour cette enfance sainte. Bernanos a trés bien expliqué la différence dans son Saint Dominique, juste au début, sou- tenant que « le génie a toujours en soi quelque chose d’hos- tile et d’irréductible » et que ses réussites viennent d’une « espace de spécialisation monstrueuse qui épuise toutes les puissances de l’ame et la laisse dénuée d’orgueil dans un égoisme inhumain ». Bref, conclut Bernanos, « "homme de génie est si peu dans son ceuvre, qu’elle est presque tou- jours contre lui un témoignage impitoyable. Au lieu que l’ceuvre du saint est sa vie méme, et il est tout entier dans sa vie. » 379 Bernanos au Terminus Conférence 1998 Comme tout grand chrétien, Bernanos sait que le génie et le saint sont incompatibles, ou plus exactement que les deux figures ne peuvent se retrouver que dans une troisiéme per- sonne, pas n’importe laquelle qui n’est ni un saint ni un génie mais qui a pompé surnaturellement ce qu’il y avait de mieux chez l’un comme chez I’autre. Et cette personne, c’est le Christ bien évidemment. Je terminerai par lui, parce que tout termine toujours par lui... Jésus-Christ, le seul « personnage » que Bernanos n’a pas « immortalisé » ? Et ce n’est pourtant pas l’envie qui lui en manquait car, je vous l’apprends peut-étre, c’est en Tuni- sie, que Bernanos se décida a attaquer sa Vie de Jésus qu'il projetait depuis si longtemps. Arrivée 4 Gabés, la vieille locomotive bernanosienne, qui avait traversé tant de tun- nels, arrive a son ultime gare... Sous le soleil de satin d'ici, il ne veut plus écrire qu’un seul livre, « pour les plus misé- rables des hommes », estimant qu’il avait désormais assez souffert pour cela. Ce sera son dernier réve. Une nuit en Tunisie, le grand Bernanos sous la lune écrit sur son agenda : « Je pense a Lui, et c’est moi que peu a peu je découvre, ainsi qu’un autre Lui- méme, tout au fond du bourbier oi je remue encore. » Nous sommes fin janvier 1948. L’écrivain sent que ses lecteurs ne sont pas encore nés. Rapatrié d’urgence, Bernanos meurt bientdt. Ses derniers mots sont: « A nous deux ! » Qui ¢a, nous ? Dieu et lui ? Le Christ et lui ? Satan et lui ? La Mort et lui ? Non, lui et vous. Merci. Conférence prononcée le 24 juillet 1998, a 'Hétel Shalimar 4 Hammamet devant 24 personnes.

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