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Grande Biblithaque Payot Ferdinand de Saussure Cours de linguistique générale Publié par Charles Bailly et Albert Séchehaye ‘vec la collaboration de Albert Riedlinger Edition critique préparée par Tullio de Mauro Postface de Louis-Jean Calvet Les notes et commenties de Tullio de Muro (pages Xvi e319 3495) ‘ont traduits de Iiaien par Louis-Jean Cavet © 1967, pour sates comments de Tullio de Mar, Later (@ 1916 1972, 1985, 1998. Edna Peyor & Rivage INTRODUCTION Depuis les premidres années du xvin stele, de génération en géné- ration, se succédent dans la ville faalle genevoise des Saussure des aturalises, des physciens, des géographes. Mener plus loin les ‘connaissances dans le domaine des sciences naturelles et des sciences fcxactes est une hérédit¢ familial, accept6e avec un orguellconsclent. Seule Albertine-Adrienne de Saussure, aux débuls du xix* sitele, eoigne de cette habitude pour se tourner vers Festhétique des lettres romantiques et des philosophes iéalistes allemands, alnsl que vers a pédagogle. Deux générations plus tard Ferdinand de Saussure {ait un cholx tout aus! inbabituel dans la famille et un ami de 'aeule patemelle, Adolphe Pictet, initlateur des études de paKontologe lin- Gulstiques et patrlarche de Ia culture genevolse au millen du xix* } acertainement une part notable). A dixneut ans, apris avolr 4enaié: durant deux semestres 1a chimle, la physique et ls sciences ‘aturlles &universté de Genéve le Jeune Saussure reprend décidé- ‘ment les études littéraires ot en particulier les études linguistiques, (Godel St 221 et compromettalt la posit de comparaison di donque (Luc, eet inelt ete tn De Mauto 1066, 190-181). A lear ute, Fauter de ces lignes st perms de die que cette concep tion portat en ele entre autres conatquence, cele de Timposte ils de communique. Et die vr, les deux savants et ell qu les 4 joints avant raison dans Ia mesure 08 ls ne voyalent pas que Sataureavalteabor ave son in tintin entre sens et sgt, ste phonation et sgniant,'est-i-dire entre exdetion ou pate ef ‘stim ou langue, Cate distinction, sar laquelle ous avon Inet ats le dabut de ete introduction e sur laquelle Saunareimtme 4 plusieurs fos arte ses exon, sat Incroyable qu cla Pe arate apres ‘coup, n'a pes été aanle dans toute st porte Juoq’h un brett importa are de A Burger qe benny fens ou sgifato, signi estar gu en ‘deste appaest ‘vee ce que Code aval drt danw Sah en rele paraienent ® BeTRODUCTION x Yonison ave te reste des Interpratons que Godel avait dabor ai ote eigen pete stance arson vérable 38. avo ses pessectine tongues de pls wand portance Erkce Se tstinton ene seston et sgl, phnation Seatac sansure est en mesure daorer ane nolon de syste WrpUithyteonte qu se trouve Aedes consequences abardes SaiSietpeent sts cts ditinetion (a rapent sux Yeux Tirta rcupret pas sete dstineson dane toute se pot) ale ‘ete dtncun tout une baw a Fetade daehroniqe. Taelnom de quale lente conontonsnous comme, nel aquemert appre des unites Tngusiqesappavterant 2 des Pate inmastiqc dttents? Non ps sr aban de leur Iden Ti phonatatre (ett ul nous ne pourions pas explguer pourqul ted conroton, comme tener dane secesion continu, lelatin itdumet ie rasa [o,f gue préetene aucune reste Stance pols epourquoaTinverse nourneconlaronspescomme pisces ar she ato gne continue de devloppment dewx phrases Meme i ats T VITELLI DE HOMANT SONO BELL, «vo. O elite a son de gue du dln romain » et a phrseHalleane Mimogrte:}en ar te Dave Tew tacoute de seme Ceol eats dns conier ain sada comme un avloppemest Sr finda now pourtons pen conser Vitalin eto, ‘tolsnant comme devappement Gain capi, «pest 9); ‘Marit dase en snare sntemporin de sensedeponle Eorcr cap tos devs coe nme gece oe, fees (as nous aos en gardons bin) Fallemand Feuer feu» ‘Scrat nglbodnecant et tees ad mecant» , [Svsicurclicmtne st pusoon plonebaosufsane: deux eres, hae lo enero hs appertennent de sytbmes dfs, ont une Sticuriremedablemet dient (Lc ava parfultement rae {ric scien Chomsty et Hale ont done abn de pared «he SIL peng penomenon of language change» ¢ Te changement Tngustique ex en ee un phésmbne encore tnigmalqu poate Tngusteerangers a pense saturene-Enipmtiqu aa pln ae rus ne parvenooe melo pas Justi a base sur lage 008 ‘Sartore on changement is probleme et pour Seussre a terme de ses médtatins, rele tivementsnpl: La frmile pa age Te out et In ua thc vertedUguaionsdnynchroaiguesenresgaltaton diverentes oni lvergete, sas gu cependant, dane chaque Gla agus ot eles eseienty sont des varante Gu mtn ig ot ‘hn sigan un fat de fangue Teste, pnts ee 4. La phe tallenne homegrapbe, Jel del romant sano bell, signe th DEERME Set bee oc du eoouctan- xa INTRODUCTION ane sétte dlachronique (calidum et chaud) ou d'une série compa: tative (latin nalur et viel-indien ftds) C'est en se fondant sur ‘équations que le lingulste comparatste pouvait et peut étonner le fant, par exemple, que Vallemand Tar est «Ia allen fuori, zeha est « In meme chose » que ‘On volt done que la conception sausturienne de Ia langue comme aystime idiosynchronique, avec la distinction entre exéeution et systime, non seulement ne nient pas mals corroborent ai contraire 4e is fagon Ia plus rgoureuse Vétude diachronique. 11 vaut la peine ‘ajouter que cette meme conception clarfe, comme nous aurons ea partie Poceasion de le voir, d'autres probleme, tel que celal de Ia communication entre deux individus ow cell (qui est tune variante plus compliquée du précédent) de la traduction dune langue vere autre. Mais Saussure ne s'est pas arrtté sur ces deux problémes qul ont retenu attention & une époque plus réente: ila pourtant fourn, W notre avis, la cet pour les résoudre de Ia melleure ds fagons. De Varbitraire découlent deux autres caractres antithétiques de 4a langue. Avant tout, sa mutabilité au cours du temps. Les sige fants, les signs et leur organisation en systéme étant libres de ena rigides qui les relient & In réalitélogique ou naturelle ete, Ia langue est sujet aux changements les plus profonds, ls plu impré ‘isbles, les moins «logiques» et les moins « naturels» I arrive sins ‘que delointaines traditions linguistiques pussent se mettre & conver- ‘er, on blen quinne méme tradition lingulstique pulsse se scinder en {lomes profondément ivergents. Les langues wont devant elles autres limites que celles, uniquement et vraiment universlles (unk ‘ernelles, bien sar, pour espéce humaine), de la structure de apparel! perceptif et consclent de homme et de son apparel phonatolre et scoustique :& Vintérieur de celles, les possibilités de regrouper en signifiants et en signités Pinfnie série des différentes phonies et des ijetréceptif tout oe qui est passif (i —> 6). Tl faut ajouter une faculté d’association et de coordina- tion, qui se manifeste dés qu'il ne s'agit plus de signes isolés ; c'est cette faculté qui joue le plus grand réle dans organisation de la langue en tant que systéme (voir p. 170 sv {62} Mais pour bien comprendre ce rile, il faut sortir de I'acte individuel, qui n'est que Vembryon du langage, et aborder Ie fait social. Entre tous les individus ainsi reliés par le langage, il s'éta- blira une sorte de moyenne : tous reproduiront, — non exac- ‘tement sans doute, mais approximativement — les mémes signes unis aux mémes concepts. Quelle est Torigine de cette cristalisation sociale ? Laguelle des parties du circuit peut étre ici en cause ? Car 30 iwrmopucrion ilest bien probable que toutes n'y participent pas également, La partie physique peut étre écartée d'emblée. Quand nous entendons parler une langue que nous ignorons, nous perce- vons bien les sons, mais, par notre incompréheasion, nous restons en dehors du fait socal La partie psychique n'est pas non plus tout entitre en jeu : le cbté exécutif reste hors de cause, car Yexécution n'est jamais faite par la masse; elle est toujours individuelle, ft Tindividu en est toujours le mattre ; nous Tappellerons {63} la parote* Cest par le fonctionnement des facutés receptive et vordinative que se forment chez les sujets parlants des empreintes qui arrivent a étre sensiblement les mémes chez tous. Comment faut se représenter ce produit social pour que la langue apparaisse pafaitement dégagte du reste? Si nous pouvions embrasser la somme des images verbales ‘emmagssinées chez tous les individus, nous toucherions le lien social qui consttue la langue. C'est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenent une méme communauté, un systme grammatical existant Virtuellement dans chaque cerveat, ou plus exactement dans les cerveaux d'un ensemble d'individus ; car Ia langue est complite dans aucun, elle n'exste parfaitement que (64) dans la masse.” En séparant la langue de la parole, on sépare du méme coup : 16 ce qui est social de oe qui est individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins (851 accidental." La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle ‘st le produit que V'individa enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n'y inter- vient que pour Yactvité de classement dont il sera question p. 170 sv. La parole est au contraire un acte individuel de volonté et @inteligence, dans lequel il convient de distinguer PLACE DE LA LANGUE DANS LE LANGAGE 31 20 les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le codetde Ia langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle; [66] 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extéririser es combinaisons." 167) est & remarquer que nous avons défini des choses et non ‘des mots ; les distinctions établies n‘ont done rien & redou- ter de certains termes ambigus qui ne se recouvrent pas d'une langue a Vautze. Ainsi en allemand Sprache veut dire « lan- gue »et « langage » ; Rede correspond & peu pres & «parole » aais y ajoute le sens spécial de « discours ». En latin sermo signifie plutst « langage » et « parole», tandis que lingua dési- gue la langue, et ainsi de suite, Aucun mot ne correspond ‘exactement A Vune des notions précisées plus haut ; c'est ‘pourquoi toute définition faite & propos d'un mot est vaine ; est tune mauvaise méthode que de partir des mots pour définir les choses.* (65) ‘Récapitulons les caractires de la langue = Ie Elle est un objet bien défini dans l'ensemble hétéro- lite des faits de langage. On peut la localiser dans la por> tion déterminée du circuit ou une image aucitve vient s'asso- cier & un concept. Elle est Ia partie sociale du langage, exté- rieure & individu, quia lui seul ne peut nila eréer nila modi- fier; elle n'existe qu'en vertu d'une se-te de contrat passé entre les membres de la communauté, D'autre part, Tindi= ‘vidu a besoin ’un apprentissage pour en connaftre le jew 5 Venfant ne se l'assimile que peu a pea."Elle est-si bien une [69] chose distincte qu’un homme privé de Tusage de 1a parole conserve la langue, pourva qu'il comprenne les signes vocauxx quilentend. 2° La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément. Nous ne parions plus les langues ‘mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur orga- rnisme linguistique. Non seulement la science de la langue ‘peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est ‘possible que si ces autres éléments n'y sont pas melés. 2 intRopucrion 3° Tandis que le langage est hétérogine, la Tangue ainsi délimitée est de nature homogéne : c'est un systme de signes ot il n'y a d'essentiel que I'union du sens et de V'image acoustique, et ot les deux parties du signe sont également ‘psychiques. 4° La langue n'est pas moins que la parole un objet de nature concréte, et c'est un grand avantage pour l'étude. Les signes linguistiques, pour etre essentiellement psychi- ‘ques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifies par le consentement collect, et dont l'ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur sidge dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangi- bles ; Véeriture peut les fixer dans des images convention- nelles, tandis quill serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d'un ‘mot, si petit soit-l, représente une infinite de mouvements musculaires extrémement difficiles & connattre et & figurer. Dans la langue, au contraire, il n'y a plus que l'image acous- tique, et celle-i peut se traduire en une image visuelle cons- ‘ante. Car si ‘on fait abstraction de cette multitude de mou- vements nécessaires pour la réaliser dans la parole, chaque mage acoustique n'est, comme nous le verrons, que Ia somme d'un nombre limite d'éléments ou phontmes, susceptibles 4 lear tour d'étre évoqués par un nombre correspondant de signes dans l'écriture. C'est cette possbilité de fixer les choses relatives & la langue qui fait qu’un dictionnaire et une gram- ‘maire peuvent en étre une représentation fiddle, la langue tant le dépot des images acoustiques, et I'éeriture la forme § 3. PLACE DE LA LANGUE DANS LES FAITS HUMAINS. mi La stmtovoare.* Ces caractéres nous en font découvrir un autre plus impor- tant, La langue, ainsi délimitée dans ensemble des faits de La séro10cie 33 langage, est classable parmi les faits humains, tandis que le langage ne T'est pas. ‘Nous venons de voir que la langue est une institution sociale ; mais elle se distingue par plusieurs traits des autres institutions politiques, juridiques, ete. Pour comprendre sa nature spéciale il faut faire intervenir un nouvel ordre de fits. La langue est un systime de signes exprimant des idées, ‘et par la, comparable & I'écriture, & alphabet des sourds- rmuets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaire, ete., etc. Elle est seulement le plus impor- tant de ces systimes.* ir) On peut done concevoir une science qui éludie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de Ia psychologic sociale, et par conséquent de la psychologie générale ; nous la nommerons sémiologie! (du gree sémeion, « signe »)*Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, {73} quelles lois les régissent. Puisqu’elle n'existe pas encore, on ne peut dire ce qu'elle sera ; mais elle a droit & l'existence, sa place est déterminge d’avance. La linguistique n'est qu'une partie de cette science générale, les lois que découvrira la stmiologie seront applicables & la linguistique, et celle-ci se trouvera ainsi rattachée a un domaine bien défini dans ensemble des faits humains. Crest au psychologue & déterminer la place exacte de la sémiologie! ; la tiche du linguiste est de définir ce qui fait de la langue un systéme spécial dans l'ensemble des faits ‘stmiologiques. La question sera reprise plus bas ; nous ne retenons ici qu'une chose: si pour la premitre fois nous avons pu assiguer & la linguistique une place parmi les 1, Ouse gander de contntre a sémilogt ave a manta, gu dt tse changements de signet, et dot F. dene pas alt exposé ‘nithdiques mals on eo unuvers i rasp fondamentl foul in 09. PE Cae Navman, Cafeton dese, 2" 104 u axrropucriox sciences, fest parce que nous avons rattachée & Ia stmiologie. Pourquoi celleci n'estlle pas encore reconnue comme science autonome, ayant comme toute autre son objet pro- pre ? Crest qu'on tourne dans un cercle : d'une part, rienn'est plus propre que la langue & faire comprendre Ia nature du probléme sémiologique ; mais, pour le poser eonvenablement, fi faudrait étudier la langue en elle-méme ; or, jusqu'ci, on Ya presque toujours abordée en fonction d'autre chose, & ‘autres points de vue. Il y a d’abord la conception superficielle du grand Public: il ne voit dans Ia langue qu'une nomenclature (voir p. 97), ce qui supprime toute recherche sur sa nature (74) véritable.* Pus il y a Te point de vue du psychologue, qui étudie Te rmécanisme du signe chez T'individu ; c'est In méthode Ia plus facile, mais elle ne conduit pas au deld de lexéeution individuelle et n'atteint pas le signe, qui est social par nature. Ou bien encore, quand on s'apergot que Ie signe doit étre ‘tudié socialement, on ne retient que les traits de Ia langue qui la rattachent aux autres institutions, celles qui dépen- dent plus ou moins de notre volonté ; et de la sorte on passe { cbte du but, en négligeant les caracttres qui n’appartien- nent qu'aux systtmes stmiologiques en général et & la langue en particulier. Car le signe échappe toujours en une certaine ‘mesure & la volonté individuelle ou sociale, c'est IA son carac- tire essentiel - mais c'est celui qui apparaft le moins & pre- mitre vue. Ainsi ce caractére n'apparaft bien que dans Ja langue, ‘mais il se manifeste dans les choses qu’on étudie le moins, et par contre-coup on ne voit pas bien Ia nécessité ou T'uti- lité particuligre d'une science sémiologique. Pour nous, a contraire, le probléme linguistique est avant tout sémiolo- Sique, et tous nos développements empruntent leur sigaifi- ta sémroxocie, 35 cation & ce fait important, Si Von veut découvrir la veritable nature de la langue, il faut la prendre d'abord dans ce qu'elle fa de commun avec tous Ies autres syst#mes du méme ordre ; et des facteurs linguistiques qui apparaissent comme tris importants au premier abord (par exemple Ie jeu de Vappa- reil vocal), ne doivent étre considérés qu’en seconde ligne, siils ne servent qu’a distinguer Ia langue des autres systémes. Par Ia, non seulement on éclairera le probléme linguistique, mais nous pensons qu'en considérant les rites, les coutumes, te... comme des signes, ces faits apparattront sous un autre jour, et on sentira le besoin de les grouper dans la sémiotogic ot de les expliquer par les iois de cette science. (73) 761 CHAPITRE IV LINGUISTIQUE DE LA LANGUE ET LINGUISTIQUE DE LA PAROLE* En accordant & la science de Ia langue sa vraie place dans ensemble de l'étude du langage, nous avons du méme coup situé la linguistique tout entitre. Tous les autres éléments du langage, qui constituent ta parole, viennent d’eux-mémes se subordonner a cette premitre science, et c'est grace & cette subordination que toutes les parties de la linguistique trou- vent leur place naturelle. Considérons, par exemple, la production des sons néces- saires & la parole : les organes vocaux sont aussi extérieurs 4 Ia langue que les appareils ectriques qui servent & trans- rire Valphabet Morse sont étrangers & cet alphabet ; et la Phonation, c'est-A-dire Iexécution des images acoustiques, N'affecte en rien le systime Iui-méme. Sous ce rapport, on peut comparer la langue & une symphonie, dont la réalite est indépendante de la manitre dont on I'exécute ; les fautes que euvent commettre les musiciens qui a jouent ne compromet- tent nullement cette réalité.* A cette s¢paration de la phonation et de la langue on oppo sera peut-ttre les transformations phonétiques, les altéra- tiohs de sons qui se produisent dans la parole et qui exercent lune influence si profonde sur les destinées de la langue elle- méme. Sommes-nous vraiment en droit de prétendre que celle-ci existe indépendamment de ces phénoménes ? Oui, LINGUISTIOUE DE LA LANGUE ET DE LA PAROLE 37 car ils n'atteiguent que la substance matérielle des mots. Sis attaquent la langue en tant que systéme de signes, ce n'est quiindirectement, par le changement d'interprétation aqui en résulte ; or ce phénomtne n'a rien de phonétique (voir . 121). Il peut étre intéressant de rechercher les causes de ‘es changements, et I’étude des sons nous y aidera mais cela n'est pas essentiel : pour la science de la langue, il sulfa tou- jours de constater les transformations de sons et de calculer leurs effets Et ce que nous disons de Ia phonation sera vrai de toutes les autres parties de la parole. L’activité du sujet parlant doit étre étudiée dans un ensemble de disciplines qui n’ont de place dans la linguistique que par leur relation avec la langue. ; Lietude du langage comporte done deux parties : Tune, essentielle, a pour objet la langue, qui est sociale dans son essence et indépendante de V'individu ; cette étude est uni- quement psychique ; l'autre, secondaire, a pour objet la par- individuelle du langage, c'est-A-dire la parole y compris, Ja phonation : elle est psycho-physique.* m Sans doute, ces deux objets sont étroitement liés et se supposent I'un T'autre : Ia langue est nécessaire pour que la parole soit intelligible et produise tous ses effets ; mais ‘eclle-ci est nécessaire pour que la langue s‘établisse ; histo- riquement, le fait de parole précéde toujours. Comment Saviserait-on d'associer une idée & une image verbale, si Yon ne surprenait pas d'abord cette association dans un acte de parole ? D'autre part, c'est en entendant les autres {que nous apprenons notre langue maternelle ; elle n'arrive se déposer dans notre cerveau qu‘a la suite d‘innombra- bles expériences. Enfin, c'est la parole qui fait évoluer la Tangue : ce sont les impressions recues en entendant les ‘autres qui modifient nos habitudes linguistiques. ly @ done interdépendance de la langue et de Ia parole ; celle-it est & la fois Vinstrument ot le produit de celle. Mais tout 38 inmopucrion cela ne les empéche pas d'étre deux choses absolument dis- 173} tinctes.* La langue existe dans la collectivité sous la forme d'une somme d'empreintes déposées dans chaque cerveau, & peu res comme un dictionnaire dont tous les exemplaires, iden- tiques, seraient répartis entre les individus (voir p. 30). Crest done quelque chose qui est dans chacun deux, tout en étant ‘commun & tous et placé en dehors de la volonté des déposi ‘aires. Ce mode d’existence de la langue peut étre représenté par la formule : (79) DHLHEL4 L.. = I (modateteotl De quelle manitre la parole est-elle présente dans cette ‘meme collectivité ? Elle est la somme de ce que les gens disent, ct elle comprend : a) des combinaisons individuelles, dépen- dant de la volonté de ceux qui parlent, 6) des actes de pho- nation également volontaires, nécessaires pour l'exécution de ‘es combinaisons* n'y a done rien de collectif dans 1a parole ; les mani- festations en sont individuelles et momentanées. Ici il n'y a rien de plus que la somme des cas particuliers selon la for- ‘mule 180) Gere ery Pour toutes ces raisons, il serait chimérique de réunir sous ‘un méme point de vue la langue et Ia parole. Le tout global du langage est inconnaissable, parce qu'il n'est pas homo- gine, tandis que la distinction et Ia subordination proposées éclairent tout. elle est la premitre bifurcation qu’on rencontre dés qu'on ‘cherche faire la théorie du langage. Il faut choisir entre deux routes quill est impossible de prendre en méme temps ; elles doivent étre suivies s¢parément, On peut & la rigueur conserver le nom de linguistique & cchacune de ces deux disciplines et parler d'une linguistique 181) de la parole*Mais il ne faudra pas la confondre avee la lin- LINGUISTIQUE DE IA LANGUE ET DE LA PAROLE 39) guistique proprement dite, celle dont la langue est unique objet. ‘Nous nous attacherons uniquement & cette dernitre, et si, ‘au cours de nos démonstrations, nous empruntons des lumitres ‘a étude de la parole, nous nous efforcerons de ne jamais efla- cer les limites qui stparent les deux domaines. (2) 183) 841 CHAPITRE V ELEMENTS INTERNES ET ELEMENTS EXTERNES DE LA LANGUE* Notre définition de Ia langue suppose que nous en écar- tons tout ce qui est étranger & son organisme, & son systme, en un mot tout ce qu'on désigne par le terme de « linguistique externe »*Cette lingustiquea s'occupe pourtant de choses importantes, et cest surtout a elles que Ion pense quand on ‘horde Vétude du langage. Ce sont d'abord tous les points par lesquels la linguistique touche a I'ethnologi, touts les relations qui peuvent exister entre l'histoire d'une langue et celle d'une race ou d'une civic lisation .Ces deux histoires se mllent et entretiennent des rapportsréciproques. Cla rappelle un peu les correspondances constatées entre les phénoménes linguistiques proprement dits (voir p. 23 sv), Les murs d'une nation ont un eontre-coup sur sa langue, et, autre part, c'est dans une large mesure Ja langue qui fait la nation.* En second lieu, il faut mentionner les relations existant entre la langue et V'histoire politique. De grands faits histo- riques comme la conquéte romaine, ont eu une portée incal- culable pour une foule de faits 4qui n'est qu'une forme de la conquete, transporte un idiome dans des miliewx différents, ce qui entraine des changements ‘dans cet idiome. On pourrait eter & Yappui toute espace de fats: ainsi la Norvége a adopté le danois en s'unssant poli- tiquement au Danemark ; il est vrai quaujourd'hui les EF EXTERNES DE LA LANGUE 41 ELEMENTS INTER Norvégiens essaient de slaffranchir de cette influence lin~ sguistique. La politique intérieure des Etats n'est pas moins importante pour la vie des langues : certains gouvernements, ‘comme la Suisse, admettent la coexistence de plusieurs idio- ‘mes ; dautres, comme la France, aspirent & V'unite linguis- tique. Un degré de civilisation avanct favorise le développe- ment de certaines langues spéciales (langue juridique, termi- nologie scientifique, ets).* Ceci nous améne & un troisitme point : les rapports de la langue avee des institutions de toute sorte, MEglise, école, te, Celles-ci,& leur tour, sont intimement lies avee le déve- loppement litteraire d'une langue, phénoméne d'autant plus ‘général quil est luimméme inséperable de I'histoire politique. La langue littéraire dépasse de toutes parts les limites que semble Iui tracer la littérature ; qu'on pense & influence des salons, de la cour, des académies. Dautre part elle pose la sgrocse question du confit qui s'éve entre elle et les dialectes locaux (voir p. 267 sv.) ; le linguiste doit aussi examiner Tes rapports réciproques de la langue du livre et dela langue cou- rante ; car toute langue littéaire, produ de la culture, arrive {i détacher sa sphére d'existence de la sphire naturelle, celle de la langue pariée.* Enfin tout ce qui se rapporte & Vextension géographique des langues et au fractionnement dialectal reléve de la lin guistique externe. Sans doute, c'est sur ce point que Ia dis- tinction entre el et Ia linguistique interne paraft le plus paradoxale, tant le phénoméne gtographique est étroitement ‘associé & Yexistence de toute langue ; et cependant, en réalite, il ne touche pas a lorganisme intérieur de Yidiome.* On a prétendu quill est absolument impossible de sépe- rer toutes oes questions de I'étude de la langue proprement dite, Cest un point de vue qui a prévalu surtout depuis quion a tant insist sur ces « Realia ». De meme que la Plante est modi i facteurs étrangers : terrain, climat, et (85) (86) (87) 2 mrropucrion nisme grammatical ne dépend-il_pas constamment des facteurs externes du changement linguistique ? Il semble qu'on explique mal les termes techniques, les emprunts dont, Ja Langue fourmille, si on n'en considére pas la provenance. Estil possible de distinguer le développement naturel, ‘organique d'un idiome, de ses formes artificeles, telles que la langue littéraire, qui sont dues & des facteurs externes, per conséquent inorganiques 7 Ne voit-on pas constamment se développer une langue commune & edte des dialectes locaux ? Nous pensons que V'étude des phénoménes linguistiques cexternes est tr8s fructueuse ; mais il est faux de dire que sans eux on ne puisse connaftre lorganisme linguistique interme. Prenons comme exemple Yemprunt des mots étran- ‘gers ; on peut constater d'abord que ce n'est nullement un lément constant dans la vie d'une langue. Il y a dans oer taines vallées retires des patois qui n'ont pour ainsi dire jamais admis un seul terme artificel venu du dehors. Dira- ton que ces idiomes sont hors des conditions régulitres du langage, incapables d'en donner une idée, que ce sont, eux qui demandent une étude « tératologique » comme Wayant pas subi de mélange ? Mais surtout le mot em- pprunté ne compte plus comme tel, dés qu’il ext étudié au sein du systme ; il existe que par sa relation et son ‘opposition aver les mots qui lui sont associés, au méme titre que nimporte quel signe autochtone. D'une fagon intrale, il nest jamais indispensable de connate les cir, {88} constances au miliew desquelles une langue s'est développée”* Pour certains idiomes, tels que le zend et le paléo-slave, on ne sait méme pas exactement quels peuples les ont parlés ‘mais cette ignorance ne nous géne mullement pour les étudier intereurement et pour nous rendre compte des transforma- {89] tions qu’ls ont subies*En tout cas, la séparation des deux points de vue s'impose, et plus on Vobservera rigoureusement, ‘mieux cela vaudra. {ELEMENTS INTERNES ET EXTERNES DE LA LANGUE 43 La meilleure preuve en est que chacun d’eux crée une iéthode distncte, La lingustique extere peut accumuler detail sur détail sans se sentir serée dans [tau d'un sys- tame, Par exemple, chaque auteur groupera comme il Yex- tend les faits relatifs & Texpansion d'une langue en dehors de son tersitoire ; sion cherhe les facteurs qui ont er une langue litéraire en face des dalctes, on pourra toujours user dela simple enumeration; ion ordonne efit une fagon plus ou moins systimatique, ce sera uniquement pour les Desoins dela art Pou la inguistiqu interne, i en va tout autrement : elle wadmet pas une disposition queleongue ; Ia langue est un systime qui ne comnalt que son ordre propre. Une compa- alton avec le jeu d'écheese fera mieux sentir. Lh i est rela (90 tivement facile de dstinguer ce qui ext exter de ce qui est interne : le fit quila pass de Perse en Europe est d'ordre extere ; interne, au contaire, tout ce qui conoere le syt- time et les rigs. Si je remplae des pies de bois par des pitees d'ivoire, le changement est indent pour le syste : Intis je diminue ou augmente le nombre des pites, ce chan- ements atteint profondément la « grammaire » da jeu. It Ten est pas moins vrai qu'une certaine attention ext nézes Sai pou fire des distinctions de ce genre. Ains dans chaque cas on posera la question de la nature du phénomne, et pour la resudre on observer cette rile: es interne tout ce qui ‘change le systéme A un degré quelconque.* 91) to2] 93) CHAPITRE Vi REPRESENTATION DE LA LANGUE PAR L'ECRITURE § 1. Nécessrré v'éruprer ce suser.* Liobjet concret de notre étude est done le produit social depose dans le cerveau de chacun, 'esticdire la langue. Mais ‘ce produit difére suivant les groupes linguistiques : ce qui nous est donné, ee sont les langues. Le linguiste est oblige den connattre le plas grand nombre possible, pour tier de leur observation et de leur comparaison ce qu'il y 9 d'uni- versel en elles. Or nous ne les connaissons généralement que par T'é ture. Pour notre langue maternelle elle-méme, le document intervient & tout instant. Quand il s‘agit d'un idiome parlé A quelque distance, il est encore plus nécessaire de reeourir ‘an témoignage écrit ; & plu forte raison pour ceux qui n'exis- tent plus. Pour disposer dans tous es cas de doc -mentsdirets, il faudrait qu'on eit fait de tout temps ce qui se fat actulle- rent & Vienne et & Paris: une collection d'échantillons pho- nographiques de toutes ls languesEncore faudrait-il recourit a Vecriture pour faire connattre aux autres les textes consi- agnés de cette maniére Ainsi, bien que Iécriture soit en elle-méme étrangtre au systeme interne, il est impossible de faire abstraction d'un proctdé par Iequel la langue est sans cesse figurée; il est nécesssire den connaftre utlit, es défauts et les dangers. PRESTIGE DE L'ECRITURE 5 § 2 Prestige DE L'EcRITURE ; CAUSES DE SON ASCENDANT SUR LA FORME PARLEE* (94) Langue et éeriture sont deux systimes de signes dis- tinets ; unique raison d’étre du second est de représenter le premier; objet linguistique n'est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot parié; ce demier constitue & lui seul eet objet. Mais le mot écrit se méle si intimement au mot parlé dont il est "image, quil finit par rusurper le réle principal ; on en vient 4 donner autant et plus d'importance & la représentation du signe vocal qu’a ee signe lui-méme. Crest comme si on croyait que, pour connaftre quelqu'un, il vaut micux regarder sa photogra- phie que son visage. Cette illusion a existé de tout temps tle opinions cou- rantes qu'on colporte sur Ia langue en sont entachées. Ainsi Yon eroit communément qu’un idiome s'eltire plus rapide- ment quand l'écriture n’existe pas : rien de plus faux. L'éeri- ‘ure peut bien, dans certaines conditions, ralentir les chan- sgements de la langue, mais inversement, sa conservation n'est nollement compromise par absence décriture. Le litua- nien, qui se parle encore aujourd'hui dans la Prusse otien- tale et une partie de Ia Russie, n'est connu par des docu- rents éerits que depuis 1540 ; mais & cette époque tardive, il offre, dans Vensemble, une image aussi fdtle de Vindo- européen que le latin du mt® sitele avant Jésus-Christ. Cela seul suit pour montrer combien la langue est indépendante de Vécriture. Certains faits linguistiques trés ténus se sont conservés sans le secours d'aucune notation. Dans toute 1a période du viewx haut allemand on a écrit (ten, fuolen et stézen, tandis qu’a la fin du xu sitcle apparaisent les graphies falen, flelen, contre slzen qui subsite. D’ot provient cette 4iftérence 7 Partout ou elle s'est produite, il y avait un y

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