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TRAVAIL ET LIBERTE 433 tités considérables de marchandises, principalement en tissus riches, qui, ayant la méme destination, ne figuraient pas dans notre entre course avec le marché américain, parce qu’elles empruntaient la voie du transit par l’Angleterre. Il faut tenir compte de ce grand courant, qui tout & coup s’est interrompu, et ne pas médiocrement se réjouir en voyant les chiffres que nous avons encore réalisés. Le traité de com- merce anglo-francais est l'appui qui nous a permis de ne pas faiblir. Pact Borreav. TRAVAIL ET LIBERTE ETUDES CRITIQUES D'ECONOMIE SOCIALE Par Ta, Maroerguin (1). Ilya de par le monde des gens qui, d'un air et d’un ton naifs, se plaignent de ce que les économistes ne s'accordent pas entre eux et err sont encore & discuter sur le sens des termes qui expriment les notions fondamentales de la science dont ils s’occupent. Ces plaintes, bier étranges assurément lorsqu’elles émanent, comme il arrive quelquefois, d'un homme qui se dit philosophe, nous touchent médiocrement. En effet, la plupart des notions que l'on appelle élémentaires sont, en réa- lité, le couronnement de toute science d'induction : aussi discute-t-on encore sur les principes en physique et en chimie comme en économie politique , sans que la foi des physiciens et des chimistes soit ébranlée ~ et sans qu’ils cessent de travailler et de découvrir. Mais si les controverses relatives aux principes sont difficiles & éviter sur les sciences mémes qui ont la matiére pour objet, comment pour- rait-on les viter dans celles qui étudient l'homme et la ‘société, qui ent pour objet nos désirs, nos actes, notre volouté si mobile, nos appréciations si changeantes et si fugitives? Plusieurs circonstances particulitres exposent, du reste, l'économie politique & la controverse. En premier lieu, elle s’occupe de phéno- ménes si rapprochés de nous qu’ils nous touchent et se passent jusqu’s un certain point en nous-mémes, ce qui rend l’observation difficile et fait vaciller notre attention, comme notre vue se trouble et vacille lors- qu’elle se fixe sur des objets placés trop prés de notre cil. En secon lieu, les économistes, étudiant des phénomeénes qui nous sont familiers, ont dd employer, pour l'expression des notions fondamentales de ls (1) Paris, 1963, 2 vol. in-8. Guillaumin et Ci, éditears. 434 JOURNAL DES ECONOMISTES. science, des mots d’un usage courant et vulgaire, dont l'acception déja fixée n’était pes toujours exactement conforme & ce qu’exigeait la science. On a essayé de vaincre cette difficulté au moyen des défini- tions de mots, procédé indispensable et fort utile, mais avec lequel les esprits les plus attentifs n’ont pas toujours su se rappeler leurs propres définitions et éviter de confondre le sens vulgaire d’un mot avec celui qu’eux-mémes lui avaient d’abord attribué. A ces difficultés inévitables , il s’en joint une autre plus particuliére a la France. Comme l'économie politique n'y est pas objet d’un ensei- gnement formel, on ne V’apprend que par hasard, un peu tard, a la hate et en passant assez légerement sur les notions premiéres, trop vulgaires, & ce qu'il semble, pour mériter l’attention. Plus tard, et & Mesure qu'on apprend, on reconnalt davantage l’importance de ces notions : l'esprit y revient et s'y attache : on s‘efforce d'éclairer et de compléter des idées qu’on n'avait congues qu’a demi et vaguemeat, sans songer quelquefois que ce travail a déja été fait et qu’il serait utile de relire avec attention ce qu’on alu d’abord a la légére. Cependant la science marche, et ceux qui la cultivent avec plus ou moins d’ardeur ne laissent pas d’étre assez d’accord sur les consé- quences, lors méme qu’ils différent sur les principes et plus encore sar les définitions de mots. Il y a bien parfois quelque chose de plaisant dans cette suite de monologues qui se substituent peu & peu la dis cussion et a la controverse. Mais qu’y faire? On ne peut pas espérer que cet état de choses vienne & changer jusqu’a ce que la science pos- séde un enseignement régulier et que les économistes parlent devant un public aussi compétent que celui qui écoute les physiciens et les chimistes. M. Mannequin, qui a assisté et pris part 4 un grand nombre de con- troverses économiques, s'est apercu sans peine du vague et des confu- sions qui régnaient dans la langue spéciale des écqnomistes. Il a vu da vague, des cSntradictions le plus souvent apparentes et de mots, quel- quefois réelles et de choses, dans lesquelles la plupart des maitres étaient tombés, et il a entrepris d’éclaircir quelques notions élémentaires et notamment celles de valeur et de richesse. Tout son premier volame traite de la valeur et de la distribution de la richesse : dans le second il soceupe de divers problémes sociaux et se trouve amené a la défi- nition de quelques autres termes sur lesquels la controverse n’est pas moindre que sur ceux de l'économie politique, tels que justice ef Liberté. Examinons d’abord le premier volume. — L’auteur commence par critiquer ce que les principaux économistes ont dit de la valeur, puis il essaie de définir lui-méme les mots Valeur, Echange, Monnaie, Ri- chesse ; ensuite il étudie les variations de le valeur, le principe de la TRAVAIL ET LIBERTE 438 distribution des richesses et les inégalités économiques. Tel est l'ordre dans lequel les matitres sont étudiées. Cet ordre n’a pas d'inconvénients pour la controverse; mais s'il s'agissait d’une exposition, on pourrait certainement le critiquer. Quel- que opinion qu'on ait sur la valeur, on doit reconnaitre qu'elle se ma- nifeste par I’échange et que I'échange lui-méme présuppose propriété des choses échangées, droit d’aliéner et partant liberté de ceux qui échangent. Sans liberté, pas de contrat; sans propriété, pas d’échange possible. Il aurait donc été naturel, s'il s’était agi d'une exposition, de commencer par définir le principe de distribution des richesses qui fonctionne par I’échange et la valeur, sauf & étudier ensuite échange et la valeur pour voir bien exactement quels sont le jeu et la portée de ce principe de distribution. M. Mannequin a procédé autrement : acceptons son ordre et sa mé- thode. Examinons chaque notion séparément et en elle-méme. La pre- miére qui se présente & notre esprit est celle de Richesse, et elle nous servira d’exemple pour montrer combien il est facile, en se servant des mots d’un usage courant, de commettre des confusions. Dans son acception vulgaire,le mot richesse a un sens différent, selon qu'il est employé au singulier ou au pluriel. Au singulier, il désigne Vétat d'un homme ou d'une société abondamment pourvus d’objets utiles, et ce sont ces objets utiles que le nom de richesses désigne em- ployé au pluriel. Les deux idées sont trés-distinctes, et cependant elles s’expriment par le méme mot qui les rend trés-faciles & confondre. On dit avec raison que l'économie politique est la science de Ja richesse, c'est-a-dire qu’elle recherche les causes par lesquelles la richesse des nations et des individus crott ou décrott; mais on ne pourrait dire sans impropriété qu'elle est la science des richesses (1). Cette derniére définition donnerait lieu de penser que l'économie politique recherche & quoi sert, quel besoin satisfait ehacun de tous les objets désignés sous le nom collectif de richesses. Nous craignons que M. Mannequin soit tombé dans la confusion causée par la double acception du mot richesse quand il a parlé de mesure de la richesse. J’avoue, pour ma part, que je ne comprends pas absolument comment on pourrait mesurer la richesse exactement, ni comment on pourrait la mesurer par & peu prés autrement que par la comparaison de deux ou plusieurs inventaires. Pour mesurer la richesse, il faudrait mesurer Vutilité et que l'utilité d'un objet donné fat égale pour tous les hommes. Or, I'utilité étant en grande partie subjective en (4) Plusieurs économistes ont commis cette erreur : entre eux on peut compter tous ceux qui ont proposé de donner & la science le nom de chréma- tistique au lieu de ploutologie. 436 JOURNAL DES ECONOMISTES. ce sens qu’elle dépend d’appréciations et de situations individuelles, ne peut ¢tre mesurée, comme le reconnait trés-bien M. Mannequin. En tout cas, il est évident que, les richesses pouvant étre distribuées autrement que par l’échange, et l’échange n’existant pas, par consé- quent, de nécessité absolue, la mesure de la richesse, s'il y en a, doit étre cherchée hors de I’échange. La mesure de la richesse, si elle pou- vait exister, serait la mesure de I'utilité, puisque la richesse, on le sait, est proportionnelle & l'utilité; mais une telle mesure n’existe ni ne peut exister. M. Mannequin est de |’école (fort distinguée d’ailleurs, puisqu’elle compte dans ses rangs Whately et Senior) qui appellerait volontiers Véconomie politique la science des échanges et qui ne concoit la richesse qu'avec I’échange et la valeur. Nous sommes d’une opinion contraire. et pour nous I'échange n’est qu’un moyen de distribution et la valeur qu'un phénoméne accessoire de |’échange et qui en dépend absolument. Essayons d'exposer en peu de mots comment les choses se passent : ensuite nous chercherons comment les termes peuvent s’accorder ou s'accordent avec les faits exposés. L’homme éprouve un désir, concoit un moyen de le satisfaire au moyen du travail et réfléchit ou délibére avec lui-méme, afin de savoir s'il lui convient mieux de travailler pour satisfaire son désir ou de laisser son désir sans satisfaction. On a dit que, dans cette courte déli- bération, l'homme comparait la valeur du travail a faire et celle de Yobjet & acquérir et se décidait pour le travail quand il trouvait l’équi- valence. Mais il est évident qu’on ne peut employer en ce cas le mot valeur, sans le détourner de son acception ordinaire. Ce que I'homme compare & la peine que lui codtera son travail, c’est la jouissance a re- tirer de l'objet désiré, et d'aprés la définition regue et l'usage, cette jouissance doit étre exactement proportionnelle & l'utilité de l'objet désiré. Il compare (mais ne peut mesurer) l’utilité au travail, le plaisira la peine, et se décide selon le parti qu'il préfere. Loin de chercher l’équi- valence, il cherche la préférence, la supériorité du plaisir sur la peine. On a dit que Robinson dans son tle pouvait comparer la valeur res- pective des objets qu'il avait en sa possession. Est-ce la valeur ? Nalle- ment : c’est encore l'utilité. Et si Robinson pouvait la comparer, il loi était impossible de la mesurer, faute de mesure commune, a moirs qu'il n’edt pris la mesure en lui-méme, comme le disait Turgot dans un mémoire de sa jeunesse, écrit & une époque oi il se souvenait trop de. la célabre formule de Protagoras critiquée par Platon : « L’homme est la mesure de toutes les choses utiles (1). » Mieux vaut laisser de (1) Névrav zpnpcrov ev9paumov pitpov svar. TRAVAIL ET LIBERTE 437 cété cette formule qui a un sens beaucoup plus étendu que le sens économique et dire tout uniment : L’utilité ne se mesure point. Vienne un homme libre et indépendant de Robinson : celui-ci peut faire un échange avec ce nouveau venu : |’échange a lieu et la valeur paratt. Il nous est bien facile de reconnaltre les conditions de son existence. Remarquons d’abord que, quelques échanges que Robinson et son coéchangiste puissent faire, la somme des richesses qu’ils possédent ne varie pas : la distribution seule est modifiée. La valeur de tel objet échangé contre tel autre peut étre grande ou petite, sans que la somme des objets qui constitue la richesse collective en soit affectée. Selon la valeur & laquelle les échanges pourront avoir lieu, Robinson pourra acquérir ou perdre (et de méme son coéchangiste) : l'un pourra devenir plus riche et autre plus pauvre, sans que la somme des objets qu'ils possédaient l'un et l'autre ait été altérée. Cependant il arrivera probablement et presque nécessairement qu’a- prés ’échange, Robinson et son coéchangiste seront plus accommodés qu’auparavant. En effet, avant de conclure un échange, Robinson’ a délibéré avec lui-méme exactement comme avant de travailler, et il ne s'est décidé & échanger qu’autant qu'il a préférs, pour acquérir un objet, céder un autre objet plutét que de produire directement le second par lui-méme. Lorsqu’il s’agissait de produire, Robinson com- parait la peine de la production & la jouissance de posséder le produit : il n‘avait qu'une alternative : travailler ou manquer. L’échange intro- duit dans cette alternative un troisitme terme : acquérir par une cession, échanger le produit de son propre travail contre celui du travail d’un autre. C’est un nouveau moyen d’acquérir, pour l'indi- vidu; ce sera pour la société un nouveau moyen de diviser le travail; mais il n’y a rien de changé a la somine des richesses existantes, et si la richesse est augmentée, ce ne peut étre que subjectivement, par une distribution meilleure des choses utiles qui existent. On comprend parfaitement que, dans une société oii Ia distribution des richesses a lieu par I’échange et oi le travail est réparti en prévi- sion et en vue de l’échange, la richesse de chacun soit exactement pro- portionnelle (en temps normal) a la valeur des choses valables qu’il posséde ; mais, pour la société humaine considérée dans son ensemble, la richesse n’est nullement proportionnelle & la valeur et ne se mesure point par elle; la richesse n’est méme affectée directement ni en plus, ni en moins, par les plus grands variations de la valeur; elle n'est affectée que par l'abondance ou la rareté des choses utiles. Qu’est-ce donc que la valeur? M. Mannequin propose la définition suivante : « La proportion suivant laquelle s’échangent entre elles les choses, objets de l’industrie et du commerce. » Il est vrai que toute 438 JOURNAL DES ECONOMISTES. définition est une tautologie; mais celle-la mérite plus encore que d’autres cette qualification, parce qu’elle ne nous indique rien de plus que le mot défini et ne nous dirige ni vers la cause, ni vers les effets du phénoméne dont il est question. J’en ai hasardé une autre que je reproduis ici, parce qu'elle ne figure pas entre celles que M. Manne- quin a critiquées. « La valeur d’une marchandise est la force ou puissance d’échange de cette marchandise. Cette force, comme toutes Jes autres, se mesure et s’exprime par son effet, c'est-d-dire par la quantité d’une ou de pla- sieurs marchandises cédées en échange de celle que I’on considére. Puissance d’échange suppose échange : il n’y a donc point de valeur la od il n’y a point d’échange. Or, I’échange nest pas un fait nécessaire ; c'est un moyen de distribution des richesses commode, avantageux, mais qui peut étre ou ne pas étre. La valeur n’est donc pas une qualité essentielle des richesses comme Tutilité; c'est une qualité qui dépend de V’existence de l’échange et des conditions auxquelles il s'accomplit. «... Comme l’usage des échanges est général, qu’on en conclut chaque jour et & chaque instant sur les divers marchés, on suppose qu'une marchandise qui s’est échangée & une certaine valeur aujourd'hui pourra s’échanger & la méme valeur demain ou aprés-demain. Cette conjecture est généralement exacte, mais ce n’est qu’une conjecture. Lorsqu’on dit : « Telle marchandise vaut tant, » cela signifie : « telle marchandise s’étant échangée hier ou aujourd’hui & tant, pourra pro- bablement étre échangée aux mémes conditions d'ici & une époque rapprochée (1). » . «... La valeur a une limite : c’est le point ot celui qui se présente & Véchange trouve plus d’avantage , soit & produire directement [objet qu’il désire, soit & lobtenir d’un autre échange qu’é conclure celui qu’on lui propose. La est le maximum de la valeur... mais la valeor n’a point de minimum : elle touche a néant si l'objet qu’on ne pouvait se procurer qu’au prix d'un effort peut étre obtenu sans travail (2). » Ily a des cas exceptionnels od celui qui veut acquérir un objet ne peut y parvenir ni directement par son travail, ni par un autre échange que celui qu’on lui propose. En ce cas, il raisonne l'échange comme il raisonnerait Ie travail avant d’entreprendre, et voits’il lui convient de donner, pour acquérir l'objet désiré, telle autre marchandise qu'on Ini demande ou de s’en priver. La valeur courante est déterminée & chaque instant par le jeu natarel de loffre et de la demande, c’est-d-dire par la mise en présence des divers échangistes avec leurs biens et leurs désirs. M. Mannequin cri- (1) Fraité économie politique, t. 1, p. 286-257. 2) Did; p. 238, TRAVAIL ET LIBERTE 439 tique avec raison la formule donnée par Rossi : « que la valeur est en raison directe de la demande et en raison inverse de l'offre. » Bien que cette formule se retrouve dans des cours d’économie politique réimpri- més depuis peu de mois, il y a plus de vingt ans qu’elle a été réfutée et Templacée par M. J.-S. Mill. Les mots offre et demande n'ont done plus rien de magique. Chacun sait ou peut savoir que la condition de léchange étant l’équation de loffre et de la demande, tous les prélimi- naires de l’échange tendent & effectuer cette équation. Chacun sait aussi ou peut savoir que I’équation a lieu a la suite de variations de la valeur qui s‘éléve tant que la demando excéde V'offre et s’absisse tant que Toffre excéde la demande, jusqu’a ce que l'une soit égale & autre. Per- sonne n’ignore, en effet, que }’élévation de la valeur d’une marchandise en augmente l'offre et en réduit la demande, et que l’abaissement de cette méme valeur a des effets inverses. Ainsi, s’il est vrai que la valeur naisse des rapports de l’otfre et de la demande, il est évident que Voffre et la demande croissent ou décroissent en raison de la valeur. Paisque la valeur a pour maximum ce que cofiterait l'acquisition par production directe de la marchandise & acquérir par l’échange, il est vrai, comme le dit M. Carey, mais dans un sens un peu plus restreint, que la valeur d'un objet est l'expression de la résistance que la nature oppose & lacquisition de cet objet. C’est ce que tous les économistes disent depuis Ad. Smith, lorsqu’ils prétendent que la valeur habituelle dune marchandise est déterminée par son cot de production. Mais comment, si les échanges sont libres, capricieux, sans rdgle, arrive-t-on A cétte proposition fondamentale? De la maniére la plus simple : les hommes ayant pris 'habitude d’échanger, ont vu dans Véchange un moyen commode d’acquisition et ont travaillé en vue de Yéchange, attendant leur rémunération, non plus du produit de leur travail, mais de la valeur que ce produit obtient sur le marché. Alors la valeur du produit est devenuc la mesure de la richesse du produc- teur, et cette valeur a varié selon que la société a eu plus ou moins besoin de tel ou tel produit. Comme, par hypothése, chacun est libre d’embrasser la profession qui lui plait ou de la quitter ; comme, d’autre part, chacun cherche la rémunération la plus élevée qu'il peut de son travail, il est clair que les producteurs se portent de préférence vers Ja production des marchandises dont la valeur s’éléve et fuient la produc- tion de celles dont la valeur s’abaisse. Ainsi, en méme temps et par cela méme que la valeur est en quelque sorte l'instrument de la distribution des richesses, elle sert a diriger le travail dans les branches oi la société en a besoin, et & l’éloigner des branches oi il est moins nécessaire : c’est elle qui engage les travail- lenrs a sortir de telle voie et & entrer dans telle autre, En un mot, c'est per les variations de valeur que se dirige toute la production, sans 440 JOURNAL DES ECONOMISTES. intervention quelconque de l’autorité gouvernementale. Par suite de phénoménes que nous avons longuement étudiés et exposés ailleurs, on peut dire que la société met en adjudication les services, soit incor- porés A des choses, soit appropriés & des personnes dont elle a besoin, et en charge ceux qui les lui fournissent meilleurs et au meilleur marché. Nous regrettons que M. Mannequin n’ait pas insjsté davantage sur ce cété social de la valeur et del’échange et qu'il ait mis trop d'importance a réfuter quelques petites erreurs et quelquefois des expressions pea exactes ou peu rigoureuses échappées aux maltres. Mais, & tout prendre, si sa théorie de la valeur n'est ni parfaitement claire ni com- plete, elle est généralement correcte et ne contient pas de ces grosses hérésies que nous sommes habitués & rencontrer, méme dans des traités ex professo, écrits & la hate, sans réflexion propre, d’aprés d’anciens livres. Ilest toutefois un point sur lequel nous ne pouvons étre d’accord avec M. Mannequin, c'est quand il affirme que la monnaie est indispensable aux échanges et que l’idée de monnaie nalt en méme temps que Péchange. Il nous semble, au contraire, que rien n'est plus facile a concevoir que l’échange en nature et sans monnaie d’aucune sorte. Seulement l’échange, en cet état primitif, ne peut pas longtemps suffire aux hesoins des hommes, et sa pratique suggére bien vite lidée de monnaie. La monnaie est une marchandise qui, successivement échangée contre toutes les autres, sert & la comparaison de leur valeur relative ou, si Von veut, & la mesure de cette valeur. Elle sert aussi a la conservation des capitaux auxquels leur propriétaire veut conserver l’aptitude a étre échangés, quand il lui plaira, contre telle marchandise qui lui convien- dra. On sait comment I’usage de la monnaie, né du commerce, et sur- tout du commerce international, a facilité les échanges dés l’origine et & mesure qu’il s'est étendu et perfectionné. De méme, I’usage de Ane, du cheval, du chameau, de la voiture, le navire, la création de la route carrossable et du chemin de fer ont facilité et perfectionné la locomo-. tion; mais la locomotion existait avant ces inventions et indépendam- ment d’elles. Il en est de méme de la monnaie. On peut dire que, sans elle, les échanges qui se font journellementseraient impossibles, comme on peut dire que, sans chemins de fer, les transports qui ont lieu chaque jour seraient impossibles. Mais il peut y avoir des transports sans voi- tures, ni chemins, ni bétes de somme, et il peut y avoir des échanges sans monnaie. De méme, nous ne pouvons pas bien comprendre la difficulté qu’é- prouve M. Mannequin & admettre la différence qu'il y a entre valeur et priz. Le prix est valeur sans doute, puisqu’il n’est qu'une valeur expri- TRAVAIL ET LIBERTE 4a mée en monnaie. Mais par cela méme que c’est une valeur exprimée, il ne saurait étre synonyme de valeur dans le sens indéfini, ni de valeur exprimée en toute autre marchandise qu’en monnaie. Il ne peut sur- tout étre considéré comme la valeur de la monnaie elle-méme, sans étre étudié a rebours en quelque sorte. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, que les économistes, avec lesquels M. Mannequin est d'ac- cord au fond sur ce point, distinguent la valeur du prix. S’ils ne fai- saient cette distinction, comment pourraient-ils comprendre que, lors- que, par l'action d'une cause quelconque, la valeur de la monnaie baisse ou hausse, le prix de toutes les marchandises s’éléve ou s'abaisse, sans que leur valeur, relativement les unes aux autres, ait changé en quoi que ce soit? Dailleurs, en matitre de monnaie, M. Mannequin est trés-ferme sur les principes : les théories fantastiques de monnaie idéale ne trouvent aucune faveur auprés de lui, non plus que les altérations de monnaies et les papiers & cours foreé, qui ont séduit quelquefvis des esprits dis~ tingués. En général, du reste, autant nous sommes contraires a quel- ques modifications qu'il propose d’introduire dans la nomenclature, autant nous sommes d’accord avec lui sur le fonds et notamment sur les questions d’application. La discussion de ces questions remplit le second volume de l’ouvrage de M. Mannequin. L’auteur y traite successivement, sous le titre gé- néral de problémes sociaux : du crédit, du libre échange, du luxe, de la colonisation, de la misére, de la prospérité et enfin de la justice; aprés quoi, sous ce titre: « Que faut-il faire?» il résume a grands traits ses études et en tire les derniéres conclusions. Sur les six premiers problémes, qui sont purement économiques, nous n’avons aucune ob- servation importante a faire: l’auteur les résout conformément au prin- cipe libéral exposé et proclamé dans le premier volume. Nous désire- rions seulement que son argumentation edt été quelquefois plus serrée, plus nerveuse, et que son exposition fit allée & une plus grande pro- fondeur. Nous aurions désiré, par exemple, voir rattacher la théorie des crises commerciales & la forme donnée par la liberté a la direction de l’industrie, la théorie de la colonisation au partage des occupations entre les hommes, et celle de la misére a la distribution des richesses et a ’écart qui séparo les moeurs que ce systéme de distribution suppose de celles qui existent. De méme, dans le premier volume et lorsqu’il s’était agi de l’intérét, nous aurions désiré voir exposer une théorie de la propriété fondée tout simplement sur l'utile : lauteur a préféré passer outre et considérer nos idées sur ce point, comme une exagé- ration d'une proposition de M. Senior. Toutefois nous croyions, et croyons encore, qu’indépendamment des travaux fort distingués de M. Senior sur l'intérét et le coat de produc- 2 stam, 1. X11. — 15 décembre 1863. : 29 442 JOURNAL DES ECONOMISTES. tion en général, il convenait de rendre compte de l’existence de la pro- priété on général autrement, s'il était possible, que par une affirmation de conscience. I] nous avait semblé que le meilleur moyen de rendre compted‘un arrangement social, c’était d’examiner son rdle et son action, 6n quelque sorte, dans le mécanisme de la société. Les propriétaires remplissent-ils, comme tels, une fonction sociale, oui ou non? Tel est le probléme qu’on élude toujours et que nous croyons préférable de re- garder en face. Si les proprittaires, comme tels, remplissent une fonc- tion utile, une fonction dans laquelle ils ne peuvent étre remplacés sans perte et que l’on ne peut absolument supprimer, la propriété est bonne; sino, elle n'est qu'un abus qu’il faut chercher a faire disparaitre dans un temps plus ou moins long. Eh bien, si l’épargne ne cause pas un effort, un travail, une peine, elle peut exister et se développer sans rémunération, et partant, il est inutile de payer des fermages, des loyers et des intéréts : les capitaux se con- serveront suffisamment par eux-mémes, et la propriété sera réduite aux capitaux que chacun aura acquis par son travail personnel, sans autre avantage pour lui que d'avoir la faculté de la faire valoir personnelle- ment ou de la consommer en cas de besoin. Voila of il faut arriver sil’'on veut étre conséquent et si l'on croit que l'idée de considérer Vépargne et la non-consommation d’un capital comme des actes pé- nibles n'est qu'une simple exagération. Dans le cas contraire, on a une théorie de la propriété complete et d'une inébranlable solidité. Mais il semble que M. Mannequin répugae aux conclusions radicales. On s’en apercoit principalement lorsqu’il traite de la justice. Dans 'or- dre logique, la question de la justice est la premiére des questions poli- tiques, et il ne la traite qu’en finissant. Les théories régnantes, filles de Platon, lui répugnent: il ne veut pas plus que nous admetire que les rogles de la justice soient inscrites naturellement dans notre con science et innées, comme on dit: il réfute avec beaucoup de force les théories de la justice exposées par MM. Jouffroy et J. Simon. ll dis- tingue avec beaucoup de sens etde raison I’idée abstraite de justice, des gles et préceptes de justice formulés, et constate bien que, si I'bomme a toujours, ou presque toujours, une idée de justice, la forme de cetle idée dépend de son organisation, de son éducation, du milieu social au sein duquel il vit et varie par conséquent d'un temps & un autre, d'un lieu aun autre, d'un individu a un autre. Mais quand il s’agit de chercher et de formuler la justice actuelle, notre auteur revient aux affirmations de conscience, et nous dit que la justice est la liberté, puis enfin que Ja liberté est la vie. Tout cela est vrai au fond, comme presque toutes les conclusions con- tenues dans cet ouvrage; mais cela n'est pas, 8 beaucoup prés, suffisam- ment clair. N’était-il pas plus simple de dire que, la vie étant le but de TRAVAIL ET LIBERTE 4A3, tous nos désirs ct de tous nos actes, les arrangements sociaux quien développaient le plus étaient les meilleurs, et que les maximes qui dé- veloppaient le plus de vie étaient les plus justes? C’était, il est vrai, retomber directement et en plein dans la doctrine diffamée de |’utilité; mais pourquoi hésiter, aprés avoir franchi les trois quarts du chemin? Malgré toutes les critiques que nous lui avons adressées, l’ouvrage de M. Mannequin est un ouvrage écrit sous l’inspiration de sentiments droits et élevés, dans un excellent esprit, avec beaucoup de sens et de mesure. Les hommes d’étude, auxquels il est principalement desting, le consulteront avec fruit : il les fera revenir sur certaines formules trop légerement acceptées, et en portant la lumiére dans les fondements mémes dela science, il les fera réfléchir sur des matiéres qui, par elles- mémes, sont assez peu attrayantes et que l’on croit souvent connaitre beaucoup plus qu’on ne les connatten réalité. Pour les gens du monde, cet ouvrage aura l’utilité de discuter et de dissiper maints préjugés trop en vigueur, de résoudre maints problémes réputés insolubles, et de por- ter dans toutes ses pages l'empreinte de la grande devise qui forme son titre : Travail et Liberté. Dans ce pays de protectionnisme & outrance et de tutelle administrative illimitée, les livres écrits dans cet esprit ne peuvent manquer d’étre utiles : les écrire et les publier est toujours une bonne action. Nous n’avons rien dit d'une multitude de discussions intéressantes, remplies d’apercus nouveaux et d’observations originales, qui prouvent que l'auteur, au lieu d’annoter et de compiler, comme tant d'autres, a pris la peine de penser et d’observer par lui-méme. Nous croyons cepen- dant ne pouvoir nous dispenser de citer en terminant deux passages qui nous ont paru dignes d'une attention plus particuliére. Dans le premier, M. Mannequin répond a ceux qui, déclamant sur la modicité des sa- laires, disent que louvrier ne peut épargner : « Qu’on ne dise pas, s’écrie-t-il, que Youvrier ne peut pas économiser pour les jours de chémage; il ne peut pas plus s’en dispenser qu’il ne peut se dis- penser de prélever sur le travail de la semaine pour manger le dimanche. C'est la une des nécessités impérieuses de son existence & laquelle rien ne peut le soustraire, puisque son travail est frappé de chd- mages forcés de temps & autre, et qu’il n’a de ressources que dans son travail. Non-seulement on s’abuse quand on lui dit qu’il ne peut pas économiser, mais on Vencourage dans son imprévoyance et on fait naitre dans son esprit, trop facilement ouvert aux suggestions de 'er- reur et de la colére, de dangereuses aspirations. On oublie enfin et on lui fait oublier que, si le phénoméne de la distribution peut donner naissance & quelques fortunes imméritées, en somme, pour I’immense majorité des hommes, il n’y a que le travail et l'économie qui donnent Ta richesse. 44h JOURNAL DES ECONOMISTES. « Les dettes que contracte l’ouvrier dans les moments de chémage lui imposent sur ses premiers salaires, quand le travail reprend, une économie forcée telle, que la reprise du travail n’est, pendant assez long- temps, pour lui, qu’une prolongation de la crise passée, et qu’il tombe souvent dans une seconde crise avant de s’étre affranchi des consé- quences de la premiére. Dans de pareilles conditions, il est obligé de prélever sur le salaire de quelques mois ce qu’il aurait pu aisément éco- nomiser en beaucoup plus de temps, a son choix et sans privation dou- loureuse. Ce n'est pas tout : quand il vit & crédit, toutes ses consomma- tions Jui codtent cher, parce que ses fournisseurs s’indemnisent en élevant leur prix d'une maniére quelconque du retard qu'il met a les payer, et méme de la chance qu’ils courent de perdre. Ajoutons encore Acette calamiteuse circonstance le péril de ne pouvoir pas retirer du mont-de-piété les dépéts qu’il y a faits, ni méme d’en payer I'intérét et d’en perdre presque toute la valeur. Enfin, n’oublions pas qu’en temps de crise il vit mal, trés-mal, circonstance qui se concilie difficilement avec l’hypothése qu’en temps ordinaire il ne peut rien retrancher de ses consommations. Il sied mal de dire qu’il ne peut pas économiser 25 cen- times sur 4 francs, en temps ordinaire, quand il en est réduit a se sof- fire avec 4 franc en temps de crise. L’économie est une véritable prime payée sur le salaire des jours prospéres pour assurer l’existence des jours malheureux; elle est nécessaire non-seulement & la prospérité des so- ciétés comme des individus, mais & leur conservation. » ‘Voila de la bonne et de la saine observation. On peut répondre, sans doute, qu’il est plus difficiled’économiser avant qu’apres la crise, et que ce qui est possible dans un temps n’était pas possible auparavant. Mais cet argument employé en thése générale ne serait qu’un sophisme, et ne saurait infirmer l’observation trés-exacte de M., Mannequin. Prenons encore dans le second volume une citation dans laquelle il nous semble qu’une comparaison ingénieuse fait assez bien ressortir Veffet naturel d’une intervention excessive de l’autorité. — « Les pro- priétés immohilitres sont, comme on sait, une source intarissable de litiges, et cela précisément parce qu’elles se touchent. On peut donc cpoire qu’on épargnerait & la sdciété bien des maux si on les séparait. Le moyen d’opérer leur séparation n’est pas impossible; il consisterait 4 réserver autour de chaque champ dans les campagnes, et de chaque terrain dans les villes, un espace neutre dont personnen’aurait la jouis- sance. Une pareille disposition n’empécherait pourtant pas tous les procés de limites, car on aurait toujours 4 défendre le terrain neutre contre les empiétements des propriétaires; toutefois, en supposant l'autorité a qui incomberait le soin de cette défense peu disposée elle-mémea empicier, on en aurait toujours considérablement moins; d’ailleurs tous les pro- priétaires qui ont aujourd’hui au moins trois ou quatre voisins n’en TRAVAIL ET LIBERTE 4B auraient plus qu’un seul, et de ce fait encore les proces de limites di- minueraient dans des proportions énormes. Mais voici les inconvénients d'un pareil systeme. D'abord l’autorité chargée de la garde et dela dé- fense du terrain neutre aurait prodigieusement a faire; ensuite, pour concentrer ou diviser les propriétés, il Taudrait qu'elle intervint et mo- difidt ses dispositions & chaque instant; enfin, le terrain neutre qui enve- lopperait toute les propriétés fonciéres, et qui s’étendrait d'autant plus que le sol sediviserait davantage, serait entitrement perdu pour la production agricole. Une autre considération qui n'est pas sans intérét, c’est que Vautorité, avec son terrain neutre, ne pourrait guére se préter a tous les arrangements qui se font aujourd'hui pour des limites communes, pour des haies, des fossés, des murs mitoyens, etc., arrangements avan- tageux et qui épargnent des frais considérables aux propriétaires fon- “ciers. Cependant tout cela n’est rien peut-étre auprés de l’inconvénient qui nous reste a signaler. Aujourd’hui les proces de limites ont lieu entre parties de conditions inégales, et le tribunal appelé & prononcer sur les prétentions de ces parties est parfaitement indépendant de chacune d’elles. Avec le systéme en question, les mémes procés auraient lieu entre parties de conditions inégales, et l'une d’elles, l’autorité, aurait nécessairement de l’influence sur le tribunal appelé a la juger... « Notre hypothése d’un terrain neutre autour de toutes les propriétés fonciéres montre comment l'autorité intervient pour restreindre l’usage des facultés humaines sous prétexte d’en empécher les conflits. En effet, l'autorité suppose entre elle et chacun des membres de la société une espéce de terrain neutre qui s’appelle tour & tour « l’intérét public, la religion, les meeurs, le respect di aux lois, au souverain ou a ses agents, etc.; » et elle en défend les limites avec un zdle jaloux qui sus- cite une infinité de litiges dans lesquels on la voit figurer comme partie. » Al nous resterait beaucoup a citer et beaucoup a discuter si nous vou- lions indiquer tous les passages remarquables de cet ouvrage et exa- miner en détail les problémes qu’il souléve et les solutions qu’il leur donne. Il faudrait pour cela faire un livre, puisqu’il nes’agit pas moins que de toutes les questions importantes que discute l'économie poli- tique, ou méme la science sociale tout entitre. Nous nous bornerons & cet imparfait compte rendu, insuffisant sans doute pour donner une idée de l’ouvrage dont il traite et de son importance tant au point de vue du travail qu’au point de vue de l’utilité, mais qui suffira peut-étre pour faire comprendre quel intérét présente la lecture de ces deux volumes et pour inspirer le désir de les lire & ceux qui ne les connaltraient pas encore. Councetre-SenzviL.

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