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Série 9: Mélanges dédicacés & quelques savants mondiaux N° 8 Mélanges Luce Lépez-Baralt Tome premier Etudes réunies et préfacées par : Prof. Abdeljelil TEMIMI Publications de la: Fondation Temimi pour la Recherche Scientifique et l'information ‘Zaghouan, Mai 2001 Publications de la Fondation Temimi pour la Recherche Scientifique et Mnformation (FTERSD Directeur-Fondateur ‘Abdeljelil TEMIMI Prof. Ia Faculté des Sciences Humaines et Sociales de "Université de TunisT Des objectifs de la FTERSI: - La création d'un centre d'information d'histoire ottomane, morisco- andalouse, de documentation de Recherche Scientifique, d’ Archéologie Ottomane et de mouvement national maghrébin et de modernisation politique, économique des pays arabe et de la Turquie, et sur 'ex-président de Bourguiba et d'une banque de données bibliographiques relatives & ces sujets, et ce grace a un fonds personnel du Prof, A. Temimi qui porte sur plus de dix-huit mille titres ; = Llexécution d'études et de recherches sur la documentation, I'histoire et Varchéologie ottomanes, la moriscologie, l'histoire contemporaine, ainsi que le processus de la recherche scientifique et publication de tous les actes des symposiums organisés par la FTERSI. C'est ainsi que nos titres sont au nombre de 106 (en beaucoup de langues). - La consolidation des liens de collaboration scientifique entre les chercheurs arabes, turcs, francais, espagnols, américains et avec tous les autres spécialistes, internationaux. + La FTERSI met a la disposition des chercheurs intemationaux vingt-trois appartements pour leur séjour. - La FERS! veille a la publication de trois revues académiques Revue d'Histoire Maghrébine, (RHM), depuis 1974 et dont les numéros 102-103, vont paraitre en Mai 2001, l'Arab Historical Review for Ottoman Studies (AHROS) dont les nos 21 et 22 viennent de paraitre en Septembre 2000, ainsi que Ia Revue Arabe d'Archives, de Documentation et d'Information (RAADI) dont Jes numéros 7 et 8 viennent de paraitre au mois de décembre 2000. La Fondation a onganisé 38 congrés arabes et internationaux auxquels ont pris part d'éminents spécialistes; c'est ainsi que la Fondation est devenue désormais l'un des dynamiques laboratoires scientifiques privés en sciences humaines et sociales dans Je monde arabo-musulman ‘TABLE DES MATIERES: ‘Tome Premier Partie Espagnole, Anglaise et Francaise - Abdeljelil Temimi. - Prof. Luce Lépez-Baralt: Simbolo de tenacidad, de valentia y de éxito cientifico . (Curriculum Vitae de Luce Lopez-Baralt. - Etudes : - Abi Ayad, Ahmed. - Aspectos de los aportes de la civilizacién arabo- musulmana a América Latina ..... - Ballanfat, Paul. - Interprétations de la notion de ruse (makr) dans la mystique musulmane worn - Beneito, Pablo. ~ La excelencia del conocimiento de Dios (Poema inscrito en la tumba de Ibn ‘Arabi) .... - Benjelloun, Abdeimajid, La figure de Luis del Marmol Carvajal et son voyage en Afrique du Nord, y compris en Libye et en Egypte - Burshatin, Israel. - Autobiography as resistance : El Tuzani in Ginés Pérez de Hita, Guerras Civiles de Granada, Il (1619). ~ Calero Melendez, Marta. - Dulcinea del Toboso como expresi6n del « Anima » de Don Quijote vere = Caloca, Ivette Marti. - Entre huertos cerratos y noches oscuras : Melibea y la amada Juancrucia ~ Cardaillac, Louis. - Felipe ILy los Moriscos.... = Carmona, Edil Gonzélez. - La primera azora del corn como arma lingiiistico-religiosa de la resistencia morisea (Ms. 5223 BNM) ~ Carrasco Urgoiti, Marfa Soledad. - En la frontera entre literatura e historia : una experiencia personal ethane SE - Cruz-Sotomayor, Beatriz. - De Camino a Meca : El Quinto Pilar de la ley islamica ante los ojos de un morisco exiliado z 2 - De Armas, Frederik A. - De Magnis Coniunctionibus : Albumasar, Lope De Vega Y Calderén ..... oe - Fernindez y Espinosa, Maria Luisa. - Tradicién y modemidad : el mudejarismo de Gandi y Barragén a ~ Galmés de Fuentes, Alvaro. - La Mujer que hace matar a tres presuntos amantes (Un cuento érabe y dos fabliaux franceses) Pages B a7 57 2 101 stl 133 “7 169 183 197 229 239 253 2 Paul BALLANEAT ‘par sa parole et ils savaient que céiait la fin de Ia ruse. Mais ils craignaient que ne reste quelque chose de la ruse qui ne leur soit caché. Ils surent qu’ils ne connaissaient pas 1a réalité cachée de Dieu car Il est celui qui sait tout des r6alités cachées. Or la science de celui qui sait tout n’a pas de fin de méme que la science des réalités cachées n’a pas de borne. Sa parole ne s‘exerce pas sur eux du fait de Sa providence pour eux et de la faveut de Son regard sur eux et patce qu’ils sont sujets a augmentation de la connaissance des attribuis, parce que la ruse ne peut étre décrite dans son intérieur par la description et Yexpression de la parole. C'est done comme si tous deux avaient craint que Sa parole : Je vous mets & I'abri de Ma ruse, ne soit encore une ruse venant de Lui” (5). Ce passage contient plusieurs éléments qui vont bien au-dela de la simple position éthique de peur de Dieu, méme si cet aspect n’est pas négligeable. Le premier élément & relever est la position de Vange et de l'homme face & Dieu. Les deux personages qui possédent le rang le plus élevé dans les deux séries de créatures les plus hautes partagent une position commune par rapport 2 Dieu. Par nature, du fait de la science qui est la leur, science qui leur est donnée comme nature primordizle, ils ne peuvent échapper a linquiétude de leur situation. Cette inquigtude dérive de Y'insuffisance de leur science laquelle est marquée par la possibilité d’augmentation qu’Abd Talib al-Makkt note soigneusement. Leur perfectibilité est aussi la marque de leur finitude qui implique une inquiétude foncitre quant & leur destinge qui est une position ontologique. Etre créé signifie étre sujet & la modification, étre soumis & la fois & la puissance créatrice de Dieu et a son jugement final lequel peut toujours changer au demier moment. La créature doit embrasser & la fois la souveraineté de Dieu et la finitude de sa réalité, finitude signifiant a la fois perfectibilité et insuffisance. L‘inquiétude constitutive de la créature est lige a affirmation de la domination absolue de Dieu sur elle-méme par sa puissance et par sa science. Créée par Dieu, la créature est appelée a évoluer conformément au voeu de son créateur et ne peut échapper au tragique de son existence qui consiste a étre suspendue au caprice divin, cette éventualité que le théologien ne peut supposer parce que trop scandaleuse, Le deuxitme élément que reléve bien ‘Aba Talib al-Makkt est le lien entre la ruse et la volonté créatrice (mashi’a), ce que Tustari remarque aussi mais en utilisant la notion de puissance (qudra) : ” La-ruse est la maniére dont Dieu anticipe (tadbir) par la science qui précede, Null ne doit se croire & V'abri de la ruse de Dieu car celui qui se croit a Vabri de Sa ruse nie la puissance alors qu'il n’est pas possible de s‘extrairede lapuissance divine qui s‘exerce sur lui” (#9), En somme la ruse est le secret de la volonté (15) Qat al quiah 1 p. 229 (16) Rocbehin, “Ards a-bayin, ms, Berlin, 3983, fol. 187B, com. de Cor, VIl-99] ;G. Bowering, The Mystical Vision of Existence i» Classical Isl, New-York, 1980, pp. 183-4. Je me permets de citer interpretation lumineuse que monsieur le profesour R Deladriere men a donné en privé: ” Je ppensais que Yon pouvait comparcr Ia lutte entre les ceux ruses humaine et divine & tne partie échecs, Quand vous comparvz deux champions ’échecs, 8 égalité sur le plan tacique, le ‘vaingueue est dit avoir vu pls loin que san adversair, Cote capacté& voir plus loin dane le eas cde Diew est exprimee par le mot lair Diu est meilleur steatoge lana aiirin) parce qu'il aun plan étemel, homme n ayant qu'un plan a courte vue car tempore!” Intecpréttions de la notion de ruse 6 cxéatrice qui a anticipé les destindes des hommes et qui n/appartient qua Dieu seul. C’est le secret de la souveraineté divine, de l'essence dont la manifestation est la puissance. Cest peut-étre aussi cela qu‘avait en vue Ja'far al-Sédiq en disant : “ La ruse de Dieu est plus silencieuse que le déplacement des fourmis sur un rocher noir dans une ombre obscure ” (17). C'est d’ailleurs un point que reprendra aussi Rizbehn Baqlt, on y teviendra. La ruse de Dieu pour Abt Talib al-Makki n’a pas de fin parce que la volonté eréatrice comme le jugement divin n‘ont pas de fin. Elle est une réalité cachée dont le Prophate et larchange Gabriel, celui de Ia révélation ce qui r’est pas sans importance, ont une certaine connaissance. lls nen ont pas la connaissance du secret, mais possédent cette gratification essenticlle de savoir quielle est un secret lié au mystére de la création et de la destination de cette création. Autrement dit, ils savent et transmettent que le sens de la création échappe toujours & la créature qui ne peut donc faire autrement que s‘y plier sans limite sans pour autant perdre cette inquiétude fonciére qui appartient a la créature quant & son destin et qui tient au statut méme de la création dans la volonté divine. En somme, étre créé implique d’étre inquiet. Une mystique de la ruse impliquera toujours une éthique qui prend appui sur Vinquiétude et se manifeste sous la forme du doute. Ce sera sans doute une ligne de partage importante entre mystiques que de savoir s‘ils appartiennent & ‘univers du doute, qui n'interdit pas d’ailleurs la conviction, ou a la pensée de la certitude. Bien sir, Abd Talib al-Makkt ne développe pas cette question. Cependant ila le mérite dattirer attention dessus, ce qui lui donne une place un peu patticuliére qui dépasse les mystiques qui ne voient que la dimension éthique dela ruse, En cela la position d’Abd Talib al-Makkt se tient dans la continuité de celle de Tustari. Pour celui-ci en effet 'homune ne peut se croire a 'abri de la ruse. Elle appartient en effet a I'aspect insondable et préexistant de la science divine ui contient les motifs de la création, comme I’a bien montré G, Bawering (), Toute la question tient pour Tustart dans le fait que la science divine qui régule la puissance créatrice est impénétrable pour la créature de sorte qu’elle ne peut jamais avoir de certitude en ce qui conceme son rang et sa situation. Bien sir le fondement de la vision de Tustart repose sur lidée de puissance, cette puissance de Dieu qui s‘applique sans borne méme quand homme croit lui échapper. Le rapport que Tustari établit entre la ruse et la puissance est trés important et il sera repris par Rzbehan Bagli lorsque celui-ci amplifiera cette notion afin d’en faire armature de sa doctrine. Cependant la lecture de Tustari demeure essentiellement éthique. L’inquiétude appartient & la créature par son. statut mémes et aucun rang spirituel n‘abolit cette distance extréme entre Dieu possédant sa science cachée et la créature, car cette science est précisément l'un. (7) Ribehin, “Ari's alban, ms. Berlin, 3983, fl. 474b, com. de [Cor XXVIL=50] ;P, Nwyia, Le taf mystique atribuéd Jer ald, Beyrouth, 1968, p. 215. (18) G. Bowring, The Mystical Vision of Existence in Classical Islam, pp. 183-4 des cittres méme de la distance entre le créaturel et Viner important pour Tustart n’est pas ailleurs que dans la nécessaire inquiétude et Vincertitude quant & son savoir qui ne doit jamais abandonner homme face & son destin. Des mystiques postérieurs venus de régions aussi différentes qu‘ibn ‘Arabi ou Najm al-din al-Kubra représentent 1a continuité de ceite position. Cette vision nest pas nouvelle. On la trouve déja formulée par les deux khurasaniens al-Hakim al-Tirmidhi ou encore Kalabadhi. Pour Tirmidht comme pour Kalabadhi, Yhomme informé par Diew qu'il est & Vabri de la ruse peut croire & cette bonne nouvelle (#). Pour Tirmidhi le saint comme le prophéte regoit la bonne nouvelle qu'il est & Vabri de la ruse par des voies différentes : le prophete par la voie de la révélation et le saint par la voie de la vérité qui leur est assurée par la révélation apaisante (sakina). Or ils ne peuvent refuser d’accepter ce que Dieu leur inspire car “ la révélation apaisante rejoint la bonne nouvelle dans le coeur ” (#). L’argumentation de Tirmidht est particuliérement subtile. En effet, pour Iui, si les saints ou les prophétes refusaient ce que Dieu leur inspire, ils seraient dans le méme cas que celuti qui refuserait de croire le verset dans lequel Dieu révéle que celui qui se croit a Yabri de la ruse est égaré. Done de méme qu’a raison de ne pas se croire a I'abri de la ruse celui qui ne sait pas, de méme a raison de se croire & Vabri de la ruse celui qui en a recu ‘assurance de Dieu @). Cependant Tirmichhi ne s‘arréte pas & ceite surprenante interprétation du versel. Il distingue en réalité deux types de ruse. Il en est une qui est la simple peur du changement du sort, dont le prophéte ou le saint peut se croire a Vabri das lors quill en a ét6 averti Tirmidhi en voit une autre. C'est celle dont il est pas possible de se croire a l'abri. Cependant il se contente d’ajouter qu’elle est tune chose trop immense pour qu’on puisse l'expliquer la @). Tirmidht a bien en ‘vue ce que les baghdadiens ont eux explicité. Mais il renonce en parler pour sen tenir & sa position de départ 4 savoir que le saint dans la lignée du prophéte peut s‘affranchir sous certaine condition de cette inquisiude. La question essentielle est pour lui la révélation par laquelle Ie saint et le prophéte sont confirmés dans leur rang et reoivent une assurance par rapport a ce rang, En somme on peut penser que la nécessité de consolider la notion de sainteté et de la rendre indiscutable rendait aussi nécessaire Vidée que ce rang ne puisse ire remis en cause y compris par la ruse de Dieu. En effet la sainteté accomplie implique la certitude pour le saint de connaitre son rang, et d’étre & Fabri des revers, elle posséde une stabilité. D’ailleurs la ruse qu'il pressent n'est pas identifiable pour lui au simple changement de sort ou de la réalité comme elle est pour les baghdadiens — étant entendu que ce (419) R Bransenvig, op. eit, p20, A cela voppose V'affrmation 4Ancast selon laquelle Ia nase fait partie de ces six choses aunquelles le mystique ne peut échapper, Majni'e-y ast frst Klaesia. "Abily Ansari, Teheran, 13771 . 257 (20) Khar al-sliy’, pp.389-390, (21) Kinin ab-al,p. 388 (22) Kista lp, p. 398. Inferpritations de a notion de use west un changement pour la créature mais pas pour Diew dont la science préalable contient déja les revers de fortune. De méme Kalabadhi, postérieur & Tirmidhi, a une argumentation trés proche appuyée sur un nombre imposant de traditions (). Son argumentation reprend I’idée que le saint doit connaftre son rang, et qu’il est assuré de ce qu’il est par un don de Dien du fait que son intérieur est lavé de la souillure du monde. Sa putification Iui permet ainsi de ne pas confondre la révélation et la tromperie. Il y ajoute aussi une véritable démonstration qui repose sur une definition de la ruse. Celle-ci est assimilée & la simple tromperie qui ne joue que sur Vapparence. La ruse est cette illusion par laquelle Dieu permet aux méchants d’accomplir des imitations de prodiges par lesquels les ennemis de Dieu sont abusés. Elle s‘oppose au dons que Dieu fait a ses amis. On assiste avec la vision de Kalabadhi a une reprise sans nuances et trés soucieuse des conventions de ce que disait Tirmidhi lequel maintenait la possibilité d’tune autre interprétation. Comme Tirmidhi la question intervient pour lui dans le cadre de la définition de la sainteié et de la possibilité de distinguer le saint du commun. Mais chez Kalabadhi le probléme se déplace vers les signes de la saintelé Cest-a-dire les charismes. II en vient donc naturellement & assimiler la ruse au prodige qui n’est qu'un signe extérieur toujours susceptible de permettze la manipulation. On y perd par conséquent tout ce qui fait Ia subtilité de cette notion pour en arriver & une analyse simpliste qui ne voit dans la ruse que cette manipulation par laquelle Dieu trompe ses ennnemis et accomplit done tune sorte de justice immanente. La ruse s‘oppose donc au signe de la sainteté = la ruse est le prodige par lequel homme prisonnier de son ame se laisse abuser et entrainer dans le pidge du démon, tandis que le charisme est un don que Diew fait au saint par lequel il garantit la sainteté de celui-ci de fagon indiscutable. Et Kalabadhi d’affirmer que cette distinction est essentielle sans quoi on ne saurait plus o& est la vérité. On est donc en pleine phase d'institutionalisation de la sainteté. Il s‘agit de bien marquer la nature du saint pour rassurer le commun des gens sur leur croyance. On évacue donc la part dinguiétude, de doute et d’illusion que comporte Vexpérience mystique pour tune vision pétrie de certitude qui engage une conception de la sainteté, du rapport de homme & Dieu, et de la vérité : Dieu dit ce qu’il fait, i fait ‘manifestement ce qu’il dit, et il est lié par ce qu'il fait. Ne reste donc de la ruse {que la dimension éthique qui réduit celle-ci a étre cette illusion de me que Ton trouvera exposée chez ‘Abdullah Ansari par exemple, et chez d'autres mystiques plus tardifs. On peut reconnatire cette vision, méme exprimée de manidre plus subtile, chez, Najm al-din Kubra ou ibn ‘Arabi. La perspective de N. Kubra est proche de celle de Kalabadhi, méme si elle est plus nuancée. Elle refléte assez bien ce qui pourrait étre une conception partagée par les mystiques du Khurdsin et d’Asie Centrale. Comme Ghazal, lui-méme tributaire d’Aba Talib al-Makki, [Najm al-din Kubra considére le fait de ne pas se croire & V'abri de la ruse de (23) Alsa‘eruf raha al-tasar, Je Cairo, 1980, pp 87.96 s@—_________ Ba LANFAT Dieu comme une obligation. Dans son Kitab adab al-sulik tla hadra malik al-reulk, Najm al-din Kubra explique, conformément a son grand traité, le Fawitt al” Jamal wa fewi’ih al-jalal (4), que Vhomme est un voyageur. Il expose les impératifs auxquels le voyageur du coeur doit se plier : deux séries de dix impératifs extérieurs puis intérieurs. Le huitigme impératif intérieur de ce voyage spirituel vers la présence divine est de ne pas se croire & ’abri de la ruse ©). Najm al-din Kubra ne s‘étend pas sur la question dans ce passage mais rappelle le lien nécessaire entre la ruse et la crainte. La ruse de Dieu y apparait pour lui comme une modalité essentielle de 1a connaissance. Le savant, le ‘gnostique connaissent Diew par sa rigueur et sa _munificence. Il oppose clairement la qualification de Dieu par la beauté et la compatissance 2 la connaissance de Diew par la rigueur. La connaissance implique la crainte qui elle-méme est reconnaissance de la ruse. Ainsi le mystique ne saurait étre un sgnostique sans la ruse qui le menace constamment de le précipiter en enfer. Elle est donc un dispositif important par lequel le mystique est contraint par la connaissance, et s"impose de demeurer dans les limites di licite. Cette premiére approche de la ruse est mieux explicitée encore par quelques passages du commentaire coranique de Najm al-din Kubra, connu sous le nom de ‘Ayn al-hayét ow Bahr al-hagd’iq @). Commentant un verset, Naim al-din Kubra explique que Dieu a, dans la précternité, prédestiné certaines personites au malheur en faisant “ germer la graine du secret de la destinée cachée dans Ses opérations théophaniques ” extérieurement de sorte qu’ils ne sentent pas que leurs intrigues sont la conséquence de cette germination. La ruse appartient donc a la destination des hommes tele que Dieu I'a établie dans le monde de la prééternité. Elle est une structure et pas seulement un phénoméne passager et adventice. Elle précéde apparition des hommes dans le monde et gouverne leurs actes & leur insu, Cette dimension structurante et pérenne de la ruse se retrouve chez les mystiques baghdadiens et est pressentie chez ibn ‘Arabt. Elle apparait ici essentielle. L'intrigant qui use de stratagemes avec Dieu pour abuser de lui.et se donner Vappatence de la foi en cachant son impiété ne fait rien dautre que d’accomplir la ruse qui gouverne en secret sa destinée, de méme que chez ibn ‘Arabi 'idolatre n’adore toujours que Diew en fin de compte. Cette ruse est aussi le mécanisme par lequel lintrigant agit en croyant tre le maitre de son action. Comme chez Abii (24) Traité publi par F. Meier avec un titre invorsé, Die Fast al Jamal ro Fei eel des Najnt ‘dd al-Kubr, Wiesbaden, 1957. Le Kit di al-sudak a €6 its par M, Molé dans Traits mineurs ‘ie Nagm andin Kubin Annales Islamologiques 4, 1963, pp. 6178, (25) Tratés minews de Nogm al-din Kuba, édités par M. Molé, in Annales Isamologiques 4, 1963, p68. (26) en existe de nombrowx manuscrts dont la phupart se trouvent en Targule. Je le cite d’apsts le mansuetit Halet Efendi n. 18, dela Suleymaniye & Istanbul. Son attribution 4 Najm al-tin Kurd pose probltme. Cependant ele me parit quasimentceraine tant entenu que son disciple Najm AL-Raz a di ajouter ses propres commentaires parfos claicementreconnalscables son les compare A son Mir alld. Pour cette question voir Vintroduction & ma traduction & pact ds al- Faust’ ak-amal, sos Je ttre La pratique du susie: Les éclsions dela envté et es pars de a aj de Naje-in Kur Interprtations del notion de suse @ Talib al-Makki, la ruse est Tillusion Ta plus fondamentale celle de la Hberté, Cesta-dire Vindépendance a 'égard de la tutelle de sa propre dimension créaturelle. L'homme intrigant est captif du monde, de la beauté du monde qui Vincite par ses charmes a se laisser toujours plus captiver, et a demander les délices de ce monde comme le bonheur de Yautre monde. Il ne voit pas Vartificialité du monde d’ici-bas et arrose en quelque sorte 1a graine de son destin par la fascination qu’exerce sur lui le monde qui constitue la machination par laquelle il triche avec Dieu. Cependant il est finalement cet “intrigant vvictime de la ruse”. Sa soumission involontaire a sa destinge est le signe de la maladie de son coeur rendu aveugle si bien que sa ruse et son intrigue ne sont phus que le résultat de sa propre ame (” Najm al-din Kubra approfondit cette idée en montrant, comme souvent chez. Ini, par Vobservation de Vexpérience spirituelle que l'on ne peuit échapper la ruse. En effet, le voyageur est appelé a lutter contre son Ame par le sabre de la sincérité. “S'l tue mille fois son ame chaque jour par le sabre de la sincérité, elle ressuscite chaque fois pour une autre victoire, augmentant en ruse, en intrigue et en stratagéme si bien que le combattant ne peut prendre de repos ne serait-ce qu'un instant dans son combat et ne peut se croire a Y'abri de sa ruse. Cest qu’en vérité 'ime est la forme méme de la ruse de Dieu, et ne se croit a Uairi de la ruse qu’une communauté de perdants” (). Ce passage montre que pour Najm al-din Kubra la ruse émane directement de me. On ne peut se croire & Yabri de la ruse parce que ce serait se méconnaitre et méconnaitre le caractére inlassable et répétitif de 1a lutte. Il le souligne un peu plus loin. Ce mécanisme est une nécessité pour le voyageur. Par la lutte contre V’4me, le voyageur ne cesse de se rapprocher de son seigneur. Il n’y a pas de proximité acquise. Celle- ci est un mouvement, un voyage qui n’a pas de fin, On ne peut étre proche de Dieu, car on en est toujours plus proche ou plus éloigné. La relation a Dieu est dynamique, de sorte que homme n’est jamais en repos. C’est a sa condition cxéaturelle, On comprend donc pourquoi la ruse est une réalité structurelle : elle est le fond de toute créature, ce contre quoi chacun est appelé & lutter, c'est-a- dire soi-méme, son égoité (antniyya) comme il se plait a le rappeler sans cesse. La ruse est la condition méme de homme, et celui-cin’y échappe jamais quand bien méme il parvient au bout de son itinéraire. Il y a méme une supréme ruse. Ceest celle qui frappe l'aspirant qui parvient au niveau oi il est ilhuminé par les lumiéres de esprit (). Ilse croit alors a V'abri de la ruse de Dieu. Mais celui-ci le renvoie A sa dimension créaturelle. Il succombe & I'intrigue de son ame et retombe en deca de Iui-méme retranché de ses états. Le lien entre la ruse et Vame permet & Najm al-din Kubra d’exposer ce qui fait le fondement de Yexistence de homme. Celui-ci a & réaliser la promesse qui a faite au jour du pacte primordial, et ta chute dans le monde créaturel par la domination que ame'impose a son esprit lui impose de reconquérir sa dignité (22) Bakr lagi, fo. 16-17 (28) Bahr a-ha fol. 30 (28) Bakr a-ha fo. 18, 6 Paul BALLANEAT dVexistant le plus proche de la divinité. La ruse est donc la marque de son exil, de sa chute, le germe de sa nostalgie qui lui permet de lutter. La position de Najm al-din Kubra exploite done une conception commune qui associe ’ame 8 la ruse, que l'on retrouve par exemple chez ‘Abdullah Ansari (m. 1089) (®), ‘mais en la poussant jusque dans ses possibilités ultimes dans cette formule forte selon laquelle I’ame est” la forme méme de la ruse de Dieu” Ibn ‘Arabi aborde cette question rapidement dans plusieurs de ses traités dans une réflexion qui ne manque pas de nuances. A propos d’un verset de la sourate Yasuf, [Cor., XII=108] : “J'appelle a Diew en toute claircoyance ..", ibn “Arabi, se réclamant de Tirmidhi, indique que Vinvitation & Dieu est Vessence dela ruse, et que Vappel a adorer Diew est une ruse pour celui qui est appelé. Et il ajoute : “lis ont répondu favorablement par ruse comme il les avait appelés” (©). La ruse est le moyen par lequel le prophéte qui appelle les hommes a Dieu trompe ceux quill appelle et les fait tomber dans un pidge. En effet cet appel conduit homme a la eroyance quiil adore autre chose que Diew alors qu'il adore toujours finalement que Dieu a travers son idole. En somme la ruse de Tappel a Dieu est une épreuve par laquelle Dieu confirme l'homme dans son Ggarement, mais cest aussi le moyen par lequel il améne les hommes & croire ‘malgré eux en lui. Les passages des Conquétes spirituelles de la Mekke vont dans Je méme sens. Ibn ‘Arabi voit surtout dans la ruse la machination par laquelle Vhomme est égaré. II ne sort jamais de cet horizon éthique de l'opposition entre le bien et le mal fondé sur Vopposition entre le vrai et le faux. Effectivement ibn “Arabi indique aussi que Ie démon est savant en matiére de ruse et de dégradation progressive (istidrd) de sorte qu'il conduit progressivement les hommes qu’il domine vers V’égarement (#). La ruse est quasiment toujours vue de facon négative, mais parfois exceptionnellement ibn ‘Arab voit en elle un moyen par lequel "homme est conduit a plus de sagesse (8). Ibn ‘Arabi va méme jusqu’a donner la cié d’analyse au gnostique pour distinguer la faveur de Dieu de sa ruse (#). Il s‘agit de peser les poids respectifs de l'état qu’il éprouve et de ce que Dieu lui donne (). Le moyen finalement par lequel on peut reconnaitre la ruse est la conformité a Ja loi révélée, Encore une fois la ruse est approchée A partir de ses conséquences pratiques pour le serviteus. Il s‘agit de Yaider Ala percevoir clairement, et dailleurs, i cette (G0) Ans explique ainsi que c'est par a peur de Ia ruse que la vétlté se présente correctoment, {gue Ia porte de la pure sinoérité eouvre, que [homme se libere de Végarement, ot Aécrit les dic Signes de ln ruse, Maja rid frst Khaaja “Abdullin Anca, TOhéran 1377, 1p. 284 a fuss le méme suc quiba “Arabi de distinguer Ia ruse dans les charisma, Bid, p. 62 (G1) Fustsal-hitom,p. 72; voir aussi le commentaire de Jandi, Sharh fusts alsin, Mashhad, 1361, pp.si2ss (32) Fut a-matkiyo, 62. Othman Yahya, leCaie, 1975,1V, p-288. G9)R Brunschivig, op. cit, p. 23 pour autres détails sur la position eibn ‘Arabi, Ibid, pp. 21— 24 (GA) Crest un souci analogue que Yon retrowe chez le malimatl Abt ‘Uthmin abit qui reoommane dene pas se croie & bri de la ruse etn distingue dans état qu’ Gprouva un de ses disciples, Suan, Taboo ify, le Caire, 1986, p. 172 (G5) alFutcht ab-makkiyya, 64. Othman Yahya le Cate, 1975, VIL pp. 430-1, Interprétations dele notion de cuse perception ne se produit pas malgré la résipiscence du gnostique qui en a été victime dans son état il s‘agit de ruse sur ruse. Ibn ‘Arabi a donc une vision limitée de la ruse, et done de Vllusion. Il est certes difficile de s’en défaire, et niimporte qui peut en étre frappé. Mais il y a des méthodes pour cela, et il suffit de les appliquer pour que, par la vertu d’une perception claire appuyée sur la conformité & la loi, son illusion se dissipe (9). Elle est comprise comme une erreur qui s‘oppose & la vérité, et non comme une réalité comme elle lest chez ibn ‘Ata’ par exemple. Crest aussi la manifestation de réalités contradictoires. Ainsi ibn ‘Arabi explique que la ruse est ” la succession de graces malgré la désobéissance “et Ja” persistance de V'état spirituel malgré la mauvaise éducation, ce qui est général chez les gens d'lrak". Cest “aussi la manifestation de signes et de charismes sans ordre ni limite” ce qui ne mérite pas d’tre appelé charisme selon lui et qui est interdit aux gnostiques (*). Ces remarques sont précieuses. Elles indiquent de maniére précises les manifestations de la ruse, Elles montrent aussi la prévention dibn ‘Arabi vis a vis des gens de I'irak, ce qui ne concerne pas bien siir les anciens mais permet toutefois de relever le positionnement dibn ‘Arabi par rapport a la mystique baghdadienne qu'il convient de rapprocher de sa prédilection pour les malamis. Le point central de la ruse est Vineohérence, la contradiction entre le signe qui se manifeste & travers le ‘mystique et son comportement qui contredit ce signe. Encore une fois ibn ‘Arabi se tient dans la limite de la cohérence qu’impose l'idée d'une vérité normée par la loi, qui par conséquent reléve de crittres précis d’application et de jugement, et qui associe de maniére rigide le jugement moral et le jugement de connaissance. (On trouve cependant chez lui quelques affirmations ambigués qui peuvent laisser penser qu’il a aussi pressenti autre chose dans la ruse. Toujours dans le méme ouvrage, ibn ‘Arabi décrit les gnostiques comme les plus parfaits des hommes et indique qu’ils sont animés par Yamour. ils aiment tout ce qui se produit dans le monde de l'amour que Dieu a en les faisant exister et non pour es choses mémes. En d’autres termes sls aiment les créatures c‘est de Yamour que Dieu place en elles en les créant et non pour ce qu’elles sont, sinon il sfagirait encore dassociationnisme. Or, nous dit ibn ‘Arabi : “Ilya la la finesse d’une ruse divine que ne peuvent sentir que les bien élevés des gnostiques (udaba’ al-‘trifiny” (). Seuls ces gnostiques qui ont de la bonne éducation et témoignent de la courtoisie a Dieu connaissent cette finesse de la création & savoir qu’elle contient cette double disposition d’étre aimée pour Dieu ou (96) C'est un des sens de importance qu‘ ‘Arabi donne la loi, W- Chittick, The Sele Disclosure 2f God, New-York, 1998, pp. 99-100. (G7) auth l-rabiiyye, 6. Othman Yahya, le Cale, 1975, XL p. 198 ; pour le agement dn ‘Arabi sir’Abd al Qadir ld, W. Chittick, The Self Disclesre of God, New York, 1998, pp. 376 8. (68) APE al-makkiyys, 6d. Othman Yahya, le Cite, 1975, VI, p. 446.

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