La Place looks at a daughter's
father. In a fragmented and largely
the narrator describes her feelings of separation and
betrayal chat arise when education and martiage place
her in a social class with different values, language,
and behaviour. She explores the ways in which
lual experience is related to class and group
attitudes, and at the same time tells us a great deal
about French society in general since the turn of the
century.
La Placeis a concentrated text; cut through with irony,
ic may be read in several different ways. Its written in
simple prose, yet the reader is made aware of the
problems of finding an appropriate language for
‘writing about such experiences. Reproduced here with
;oduction and notes which help to clarify any
the language, La Place will be an
Twentieth Century Texts
SN 0-415-05926-7
2 Routledge
i
LA PLACE
Annie Ernaux
Twentieth
Century
TextsLA PLACEJ'ai passé les épreuves pratiques du Capes* dans un lycée de
Lyon, a la Croix-Rousse. Us
jon et au corps
théque au sol en moquette sable. J°ai
‘on vienne me chercher pour faire mon cours,
feuve, devant Vinspecteur et deux assesse
des profs de lettres trés confirmés. Une femme corrigeait des
avec hauteur, sans hésiter. It suffisa
eure suivante pour étre aut
comme elle toute ma vie, Devant une classe de
a mélangé
» me demand.
Je me suis levée aussi, préci
tendu la main. Puis, en me regardant bien en face: «Madame,
Je vous félicite.» Les autres ont répété «je vous féliciten
et mont serré la main, mais la femme avec un sourite.
Je n’ai pas cessé de penser a cette cérémonie jusqu'a
312 LA PLACE
Parrét de bus, avec coléve et une espéce de honte. Le soir
sme, j'ai écrit a mes parents que j'étais professeur
Ma mere m'a répondu q)
Mon pére est mort* deux mois aprés, jour pour jour.
soixante-sept ans et tenait avec ma mére un café-
alimentation dans un quartier tranquille non loin dela gare, &
Y. . .* (Seine-Maritime). I comptait se retirer dans un an.
Souvent, durant quelques secondes, je ne sais plus sila scéne
du lycée de Lyon a eu lieu avant ou aprés, si le mois d’avril
venteux ol je me vois attendre un bus & la Croix-Rousse doit
précéder ou suivre le mois de juin étouffant de sa mort.
C’était un dimanche, au début de Paprés-midi.
Ma mere est apparue dans le haut de Vescalier. Elle se
jt les yeux avec la serviette de table qu'elle av:
wee elle en montant dans la chambre aprés le
déjeuner.* Ellea dit d'une voix neutre: «C'est fini.»* Jeneme
souviens pas des minutes qui ont suivi, Je revois seulement les
yeux de mon pére fixant q
ses levres retroussées au-dessus des gencives, Je crois avoi
demandé a ma mére de lui fermer les yeux. Autour du lit, ily
avait aussi la soeur de ma mére et son mari. Ils se sont pro:
pposés pour aider & la toilette, au rasage, parce qu'il falait se
dépécher avant que Ie corps ne se raidisse. Ma mére a pensé
‘qu'on pourrait le revétir du costume qu'il avait étrenné pour
‘mon mariage trois ans avant. Toute cette scéne se déroulait
LA PLACE 33
trés simplement, sans cris, ni sanglots, ma mére avait seule-
iment les yeux ror lel. Les gestes
s‘accomplis
qu'il achangé». Ma méres'adressait &
mon pére comme s'il était encore vivant, ou habité par une
le de vie, semblable a celle des nouveau-nés.
'@ appelé «mon pauvre petit péren avec
tenu eve
pour qu’on ‘ces derniers
jours et la remplacer par une propre. La téte retombait en
avant, sur la poitrine nue couverte de marbrures. Pour la
premiére fois de ma vie, ’ai vu le sexe de mon péte. Ma mére
I'a dissimulé rapidement avec les pans de la chemise propre,
cen riant un peu: «Cache ta misére, mon
ide mon pére autour
sic’est ma mére ou matante q\
our sa sieste dans la chambre a c6té, wGrand-pére fait
dodo.»
Avertie par mon oncle, la famille qui vit & Y... . est
venue. Ils montaient avec ma mére et moi, et restaient devant
lelit, sitencieux quelques instants, aprés quoi ils chuchotaient
sur la maladie et la fin brutale de mon pére, Quand ils étaient
redescendus, nous leur offrions a boire dans le café
le décés. En quelques heures, la figure de mon pére est
devenue méconnaissable. Vers la fin de l'aprés-midi, je me
suis trouvée seule dans la: travers
is toute la place dans la figure creusée. Dans son
‘costume bleu sombre lache autour du corps,
lun ojseau couché. Son visage d'homme aux yeux grands34 LA PLACE
ouverts et fixes de ’heure suivant sa mort avait déja disparu,
je ne lereverrais jamais,
On a commencé de prévoir l'inhumation, la classe des
les faire-part, les habits de deuil.
mn que ces préparatifs n’avaient pas d
avec mon pére. Une cérémonie dont il serait absent pour une
raison quelconque. Ma mére était dans un état de grande
excitation et m’a confié que, la nuit d’avant, mon pere avait
tatonné vers ‘embrasser, alors q
déja plus,
jeune.»
L'odeur est arrivée le lundi. Je ne lavais pas imaginée.
Relent doux puis terrible de fleurs oubliées dans un vase
d'eau croupie.
‘Ma mére n’a fermé le commerce que pour lenterrement.
Sinon, elle aurait perdu des clients et
permettre. Mon pére décédé reposait en haut et el
des pastis et des rouges en bas. Larmes, silence et di
est le comportement qu’on doit avoir & la mort d’un proche,
dans une vision distinguée du monde. Ma mére, comme le
voisinage, obéissait a des régles de savoi
dignité n’a rien A voir. Entre la mort de mon pére le
dimanche ct le mercredi, chaque habitué,
Is faisaient part
avaient appris la nouvelle, «j'ai &é
retourné», «je ne sais pas ce que ¢a m'a fait», Ils voulaient
la demniére fois qu'ls l'avaient vu en bonne santé, recher-
chant tous les détails de
exact, le jour, l faisait, les paroles échangées,
Cette évocation minuticuse dun moment oi Ia vie allait de
LAPLACE
soi servait a exprimer tout ce que la mort de mon pére av
de choquant pour la raison. C'est aussi par politesse qu
voulaient voir le patron. Ma mere n’a pas accédé toutefois a
toutes les demandes, Elle bons, animés d'une sym-
ble, des mauvais poussés par
revoir a mon pére. L’épouse d’un entrepreneur
a &té ref
‘deson vivant, elle et sa bouche en cul de poule.
Les pompes funébres sont venues le lundi. L’escalier qui
monte de la cuisine aux chambres s'est révélé
our Ie passage du cercueil. Le corps a da ar
dans un sac de pla
s longue, avec les com
leure fagon des"y prendre,
Hy avait un trou dans Poreiller sur lequel sa téte avait
Feposé depuis dimanche. Tant que le corps était la, nous
navions pas fait le ménage de la chambre. Les vétements
de mon pére étaient encore De la poche &
fermeture éclair de la salopette, j'ai retiré une liasse de
lets, la recette du mercredi précédent. J'ai jeté les
médica Porté les vétements au sale
jon, on @ fait cuire une pice de veau
pour le repas qui suivrait la cérémonie. I aurait été
indélicat de renvoyer le ventre vide les gens q
Vhonneur d’assister aux obséques. M
géné par un deuil qui
a paru déplacé ici." On a dor
& deux places, celui oi mon pére était mort.
Beaucoup de gens du quartier a ’église, les femmes qui ne
travaillent pas, des ouvriers qui avaient pris une heure.
Naturellement, aucune de ces. pers
auxquelles mon pére avait eu affaire pendant sa vie ne §
dérangée, ni d'autres commercants. Il ne faisait partie de56 LA PLACE
rien, payant juste sa cotisation &
participer a quoi que ce soit. Dans I'éloge funébre,
prétre a parlé d'une «vie d'honnéteté, de travai
homme qui n’a jamais fait de tort & personne».
IL y a eu le serrement des mains. Par une erreur du
sacristain dirigeant Vopération - a moins qu'il n’ait imag-
iné ce moyen d’un tour supplémentaire pour grossir le
nombre des assistants - les mémes gens qui nous avaient
serré la main sont repassés. Une ronde cette f
sans condoléances. Au cimetiére, quand k
descendu en oscillant entre les cordes, ma mére a éclaté en
sanglots, comme le jour de mon mariage, a la messe.
Le repas d’inhumation s'est tenu dans le café, sur les
tables mises bout 4 bout. Aprés un début silencieux, les
conversations se sont mises en train, L’enfant, ré
d'une bonne sieste, allait des uns aux autres en offrant u
fleur, des cailloux, tout ce qu’il trouv:
frére de mon pére, assez loin de moi, s'est penché pour me
voir et me lancer: «Te rappelles-tu quand ton pére te condui-
sait sur son vélo a l’école?» Il avait Ia méme voix que mon
pére. Vers cing heures, les invités sont partis. On a rangé
les tables sans parler. Mon maria repris le train le soir méme.
Je suis restée quelques jours avec ma mére pour les
démarches et formalités courantes aprés un décés. Inscrip.
funébres, réponses aux faire-part. Nouvelles cartes de visite,
madame veuve A... D.... Une période blanche, sans
ensées. Plusieurs fois, en marchant dan Je suis
une grande personne» (ma mére, autrefois, «tu es une grande
fille» a cause des régles)
On a réuni les vétements de mon pére pour les distri
Ades gens qui
jours, trouvé son portefeuille.
Dedans, il y avait un peu d'argent, le permis de conduire et,
dans la partie qui se replie, une photo glissée & lintérieur
LA PLACE 7
d'une coupure de journal. La photo, ancienne, avec des
bords dentelés, montrai snes sur
ire. J"ai reconnu mon pére au dernier
inquiet. Beaucoup
Ma mére est redevenue calme. El
comme avant. Seule, ses traits s"affaissaient.
t6t, avant ouverture du commerce,
d’aller au cimetiere
Dans le train du retour, le dimanche, j'essayais d’amuser
fils pour qu'il se tienne tranquille, les voyageurs de
Premiére* n’aiment pas le bruit et les enfants qui bougent.
Dun seul coup, avec stupeur, «maintenant, je suis vraiment
tune bourgeoise» et «il est trop tard».
Plus tard, au cours de jendant mon premier
faudra que j'explique tout cela». Je voulais dire,
‘au sujet de mon pére, sa vie, et cette distance venue
& Padolescence entre lui et moi. Une distance de classe,
‘mais particuligre, qui n’a pas de nom. Comme de l'amour
séparé
Par la commencé un roman do
Personnage principal.* Sensation de dégodt au milieu du
récit.
Depuis peu, je sais que le roman est impossible.* Pour
rendre compte d’une vie soumise & la nécessité, je n’ai pas le
droit de prendre d’abord le parti de art, ni de chercher &
faire quelque chose de «passion: «émouvant», Je
rassemblerai les paroles, les gestes, les goits de mon pére,58 LA PLACE
les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs dune
existence que j'ai aussi part
Aucune poésie du souvenir, pas de déri
L’écriture plate me vient naturellement, celle-la méme que
sais en écrivant autrefois & mes parents pour leur dire
les essenticlles.
ire commence* quelques mois avai
village du pays de Caux,* a
‘mer. Ceux qui n’avaient pas de terre se /ouaient*
chez les gros fermiers de la région. Mon grand-pére travs
1e charretier. L'été, il faisait
autre de toute sa
vie, dés age de huit ans. Le samedi soi
femme toute sa paye et elle lui donnait son dimanche pour
il aille jouer aux dominos, boire son petit verre. II rentrait
saoul, encore plus sombre.
coups de casquette aux enfants, C’était un homme dur,
personne n’osait Iui chercher des noises. Sa femme ne riait
‘pas tous les jours. Cette méchanceté était son ressort vital,
sa force pour résister la misére et croire qui était un
homme. Ce qui le rendait violent, surtout, e'était de voir
chez lui quelqu’un de la famille plongé dans un livre ou un
journal. Il n’avait pas eu le temps d'apprendre & lire et &
écrire. Compter
Jen’ai vu qu’une seule fois mon grand-pére, a Phospice ot.
il devait mourir trois mois aprés. Mon pére m'a
main a travers deux rangées de lits, dans une s:
vers un trés petit vieux & Ia belle chevelure blanche et
bouclée. I riait tout le temps en me regardant, plein de
gentillesse. Mon pére* lui avait glissé un quart d'eau-de-vie,
LA PLACE 9
Foui sous ses draps.
ma parlé de ui, cela commengait par «il
», comme si sa vie et son caractere
\t pas sans cette donnée initiale. Ma g
cole des soeurs. Comme les autres
elle pour le compte dune
pas étre abimées par
re. Elle était propre sur elle et dans son ménage,
la plus importante au village, oi les voisins surveil-
Jaient la blancheur et I"état du linge en train de sécher sur la
tous les jours.
sles umes des autres par des
it au regard des gens,
rentré du bistrot,
iques* auraient da se
balancer au vent
Ma grand-mére avait méme de la distinction, aux fetes
elle portait un faux cul* en carton etelle ne pissait pas debout
a plupart des femmes de la campagne,
enfants,
les idées noires Tui sont venues, elle cessait de parler durant
des jours. Plus tard, imatismes aux mains et aux
jambes. Pour guérir, lait voir saint Riquier, sai
la statue avec un linge qu’el
s‘appliquait sur les parties malades. Progressivement el
ceessé de marcher. On louait une voiture a cheval pour la
conduire aux saints
Is habitaient unc
en terre battue. I
vivaient des produits
dela créme que le fermier cédait & mon grand-pére. Des mois
a Tavance ils pensaient aux noces et aux comt
arrivaient le ventre creux de trois jours pour mieux profi
Un enfant du village, en convalescence d’une scarlatine,
fest mort étouffé sous les vomissements des morceaux deLA PLACE
Les dimanches 4'été,
mon pére, en haut du mat de cocagne, a
décroché le panier de victuailles. La colére de mon grand:
péredura des heures. «Espéce de grand piot» (nom du dindon
en normand),
la pi
shabillaient en dimanche, chantaient le Credo
temps que les gros fermiers, mettaient des sous dans le plat.
‘Mon pére était enfant de cheeur, il aimait accompagner le
curé porter le viatique. Tous les hommes se découvraient sur
leur passage.
toujours des vers. Pour les chasser, on
L'hiver, du coton dans les
Proust ou Mauriac,* je ne crois pas
Is évoquent le temps 08 mon pére était enfant. Son
cadre a luic’est le Moyen Age.
faisait deux kilometres a pied pour atteindre I
‘Chaque Jundi, l'instituteur inspectait les
tricot de corps, les cheveux: