Tracés. Revue de Sciences
humaines
3/2003
Lile
Axtcles
Du spirituel dans lile
Nora PHILIPPE
p.o-23
hitps:/idoi org/10.4000Vtraces.3503
Texte intégral
Ici, Tile ne sera pas le symbole du nomadisme. De !Odyssée aux récits en archipel de Rabelais,
Vile apparait souvent comme le lieu (I’étape) de errance et du voyage. Mais, 8 nos yeux, elle est
surtout point d’ancrage, et réve habitation. L'le sera ici celle de la robinsonnade, et de
Timaginaire utopique qui en fait un point édénique d'origine et de stabilité. La distinction que
Bachelard (Poétique de Vespace}' opére entre les espaces heureux, ou topophilies et les espaces
hostiles, ou topophobies, nous a accompagné dans notre démarche. L'espace heureux est cet
espace possédé, protégé, clos sur Iui-méme — du coup, espace investi de désir. Lille en est la
consécration. Ble s’oppose & Vespace immense et non cireonscrit, nomade justement : la mer, le
désert. Pourquoi ile m’attire-t-elle — dans une peinture, dans un texte ? En quoi je veux
Vhabiter, a peine je la vois, comment aussi, je V’habite ? Nous voudrions évoquer une géographie
du regard face a lle représentée, et une topique de Tile en tant qu’espace romanesque, et « sol »
des récits tels que Robinson Crusoé de Defoe ou Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel
‘Tournier. Peut-on dégager un invariant de Ile et une mythologie (qui lui est consubstantielle en
littérature : Tile, déserte, n’existe qu'en tant qu’on T'arrache A sa solitude) de son « occupation »,
des modalités de sa colonisation ?
Dans un tableau, c'est le point, le punctum, qui aimante immédiatement mon regard : Vile-
détail emblématise le détail en peinture, et ce désir constant de détailler, voire de découper la
peinture. Lille en littérature semble réaliser ce désir d'habitation mais, reflétant la nécessaire
chronologie romanesque (la nécessité d'un temps plus ou moins linéaire, d'une diégése et d'un
temps ordonné), & cette habitation s‘ajoute un aménagement actif. Le récit se double alors d'une
pluralité de dimensions symboliques, qui font de la robinsonnade une expérience spirituelle, de
Yordre de la praxis. Comment, alors, se manifeste le plaisir de Vile? Le retour & Vorigine, car c'est
bien de cela qu'l s'agit, est-il accompli, ou r’est-ce pas cela qui justement est problématique dans
le récit insulaire?
Lile ou le punctum3 Quand je regarde la Vierge du Chancelier Rolin, de Van Eyck, mon regard s‘agglutine sur la
petite fle moussue et ronde du milieu du fleuve, qui point dans le paysage, comme le ferait un
fascinant grain de beauté sur le visage.
4 De méme dans le paysage de la Joconde, ou celui du Paysage avec chute d'Teare de Bruegel
tout de suite, je marréte sur cet flot bleuatre, la-bas, ou sur cette ile comme fortifige, en bas &
gauche. La végétation désordonnée, ces ruines de mur indiscernables, qui disent V'absence et
Yabandon. La plus grande ile du tableau se trouve quasiment au centre, étendue plane de couleur
et lumiére pure, sans référent clair : plutot des traces de lumiére, signalant que la terre refléte
Virradiation du soleil se couchant. Tout comme d'ailleurs Tile de la Vierge du chancelier Rolin
qui se trouve trés rigoureusement au centre du tableau®. Je ne dirais pas qu'il s'agit du punetum
de Barthes’, pas exactement. Certes il s'agit d’un détail, et d’un détail qui attire vivement
attention, Vaimantant sans trop que l'on sache pourquoi. Mais Barthes écrit:
Le second élément [le puncturn] vient casser (ou scander) le studium. Cette fois, ce n'est pas
‘moi qui vais le chercher, (.) c'est lui qui part dela scéne, comme une fléche, et vient me
percer.(..) je 'appellerai done punetum ; ear punctum, c'est aussi : piqGe, petit trou, petite
tache, petite coupuret
5 Liile,elle-méme petite tache, touche de peinture, matiére précieuse (dans I’Ieare de Bruegel, ce
sont des traits d'huile jaune claire, mélés a du blew grisé), vient me percer au eceur, sans doute ;
mais surtout, je suis, immédiatement, en elle : je me vois ~ je me sens ~ Vhabiter. En cela c'est &
Ja fois moins et plus que le punctum barthésien. Elle ne me fait pas mal, comme ce détail
douloureux qui a trait avec le temps et la mort, dans la Chambre claire ~ elle me fait plaisir. Ou
plutét : me donne envie. Sans véritablement réorganiser le tableau autour d'elle, comme le
punctum photographique limplique (c'est ce que légitime Papproche subjective, voire, selon ses
termes, « phénoménologique », de Barthes), je me projette plutdt, consciente que, comme
Colonna démultipliant frontiéres et enclos, « je me fais plaisir». Je me love dans cette ile, qui est
désormais, a peine V'ai-je vue, mienne, Impossible de m’en dissocier, elle m’habite autant que je
me vois Vhabiter. En cela effectivement, le tableau-avec-ile ressemble & la photo aimée, la photo
qui touche selon Barthes : elle m’anime autant que je anime. Je mets de existence dans cette
fle, et non de la représentation,
‘Maintenant, pourquoi est-ce que je mets autant « du mien » dans ces représentations diles ?
On Pa trop souvent dit, File est ce liew révé parce quiil est délicieusement clos, et qu'il
s‘apparente, de prés, de loin, au jardin d’Eden. On congoit le lien parfait depuis PAntiquité, et
cela est confirmé par les lieux utopiques de More, de Campanella et autres, sous forme de cercle
forme pure et close, symbole d’éternité et d’auto- suffisanee. Or, Vile correspond & cet impératif
Pierre Jourde écrit :
Lille idéale n'a pas de parties. En revanche, on la dessinerait volontiers par un eerele ou
mieux, par un point.$
point dans Vocéan, a la fois dans le monde et ailleurs. Les iles sont toujours aux confins, espace
médiatcur entre Tinconnu, c'est-A-dire la mer, et ce qui est connu, 4 savoir la terre en tant que
lieu de civilisation, Mais forte de cet Gloignement qui est aussi reflet, Vile
est la répétition originelle de Ia différence du monde avec son extérieur impensable (..)
quelle permet par la de penser.6
8 Du coup, nous voyons en quoi Fle est microcosme, reflet, lieu de recréation, de fondation ou
de développement du macrocosme que sont le continent et la civilisation. Elle est un non-liew
mais non-lieu de contact.
8 Ace titre, la description par Colonna de Cythére, dans Le Songe de Poliphile, est exemplaire et
nous aidera & mieux comprendre ce que sont les caractéristiques de Pile, Cythére est toute en
enclos. La prolifération des frontires, des divisions, tient au délire. Déja, Cythére est une ile. En
soi, elle est coupée de tout. Mais cela ne suffit pas. Colonna écrit :
Tout a lentour de Vile sont plantés de beaux eypris en trois pas, et au-dessous une hate de
myrte, drue et épaisse, en forme de muraille d'un pas et demi de hauteur, en laquelle sont
encloses les tiges des eyprés.(.) Cette haie sert de el6ture a toute Ile (..) mais elle est tant
épaisse en feuillure, que l'on ne peut voir a travers.
10 La surface de Ile se trouve divisée en vingt compartiments, délimités par des « clétures de
porphyre >». Mais cela, encore, ne suffit pas : pour souligner Yombilic de Tile, un enclos
supplémentaire : « une autre cloture en rond, régnant tout & V'entour du centre, faite d’orangers
et de citronniers (..); elle est si épaisse de feuilles, que Von ne saurait voir & travers ». Cette ileserait-elle un temple, d’espace sacré en espace plus sacré encore, jusqu’a la crypte, ou le naos,
centre interdit et ultra précieux ?
Lille fortunée est elle-méme pleine d'insularité, On retrouve souvent le schéma : mer (océan) —
‘le — lac intérieur - ile intérieure. L'le contient une mini-mer intérieure, elle est done faite de
cercles concentriques, et reproduit sans cesse la forme de sa propre circularité, de sa propre
circonseription; & preuve, les iles de /'Utopie de More, de Lile mystérieuse, du Rivage des Syrtes
(Verzano), de Lile au trésor de Stevenson.
Das lors, ne peut-on voir dans Vobjet ile un embléme de ce qui est Ie détail en peinture ? De cet
espace infime, condensé, cet inframince qui pourtant attire irrémédiablement le regard et fascine
irrationnellement ? Lile en peinture, cest ce détail que Daniel Arasse’ dit si fascinant que Yon
désire le découper de la toile : « De la fascination, le spectateur peut passer au désir, finalement,
de découper Veeuvre. » Le détail m’enjoint a tailler Teuvre. On retrouve d’ailleurs la définition du
punetum selon Barthes : un effet de zébrure, de déchirure intérieure ~ qui ici ménerait & la
déchirure (4écoupage) de la toile regardée. Et donc : A Vinstar de Bergotte qui arrache & la Vue de
Delft le petit pan de mur jaune, le contemplateur de Tile représentée, ce grain de paysage et de
peinture, voit son désir de « préciosisation » (de production du petit, du joyau, du condensé)
représentée dans Vile méme. Lille représentée incarne le désir de rendre ile (isoler, couper du
monde, ou du reste de la toile) tout jimé par celui qui regarde.
Développons et achevons cette mise en paralléle avec le punctum barthésien. Comme le
punctum, lle regardée est vécue comme une évidence, Je n’ai rien a dire, sinon que je voudrais
«en étre >, que je m'y sens « chez moi ». Le langage achoppe sur cette vision révée. Dans le
Songe de Poliphile, Francesco Colonna commence sa description — non- sans pouvoir
davantage lexpliquer ~ ainsi : « Ce lieu était si beau, tant plaisant et délectable, que l’éloquence
méme se tro verait trop pawure de termes, figures et couleurs de rhétorique, si elle voutait
s‘amuser a le décrire ». Devant Tile done, ou je ne dis rien, ou j'use de loci éculés. Etrange, cette
puissance évocatrice du seul mot ou seule représentation de Vile, qui dans Vesprit occidental
éveille en un instant une vision de locus amoenus, de fontaine ruisselante et d’ombre printaniére,
de cloture bienfaisantes, et de cette tranquillité du corps et de I’ime que le Romain trouvait dans
sa villa/ta contemplativa.
Concluons : Vile apparait comme le paradigme de Vespace clos, done du lieu de délice ; le
paradigme du lieu que l'on aimerait habiter ; et comme l'embléme, en termes d'objet représenté,
du détail en peinture, Or, ne retrouve-t-on pas alors les deux paradigmes ? En effet, Ile en tant
quobjet réel représente pour nous le lieu d'habitation parce qu'il se présente comme une
découpe du monde ; nous avons impression que la « Nature » a découpé pour nous, exprés pour
nous, cet encart, lointain, @ part. Or, la représentation picturale figurative, et tout
particuligrement le genre du paysage, est fondée elle-méme sur Vidée de découpe du réel®, Et le
détail sur la découpe de cette découpe. De cela nous observons que lie est comme V'leph de ces
découpes : découpe que notre imaginaire opére sur le monde, découpe qu’opére le peintre sur le
réel vu, et découpe que le peintre opére dans son tableau,
Mais revenons sur cette tension entre Yobjet fle et son expression. Incommunicable,
difficilement dicible, Vile se dit dés lors sur le mode de la fabulation. Lile est un motif littéraire
par excellence (le Robinson Crusoé de Defoe n’est-il pas considéré comme le premier roman ?)
Lile, ou la praxis
Regarder les enfants de Verne, les Robinsons, Prospero et Miranda. .. . Tous habitent une ile
mais ils ne Phabitent jamais de toute éternité, L’acte de naissance de T'lle ne commence qu’avee
sa colonisation : le drame est qu’on ne peut dire P'le qu’a partir du moment od on la transforme,
oft on la « dérange ». Mais est aussi la raison pour laquelle Tile est lespace romanesque par
excellence.
Lille, en tant qu'objet littéraire, et/ou espace de roman, déclenche bien une réverie de la
colonisation et de Vinstallation, qui cependant ne s‘oppose pas A ce désir d’» habitation » que
nous distinguions en un premier lieu. Habiter : y vivre, mais aussi transformer®, Cest peut-étre
aussi par revanche contre un lieu qui semble pouvoir trés bien vivre en autarcie, que Vile invite &
installation, & ’aménagement. Lille produit des réves de fondation, des fantasmes de renouveau,
de recréation du monde et de soi. Et pour cause : Ile, foreément, est vierge"® — ce n’est pas par
hasard que le navire qui fait naufrage (qui accouche du Robinson colonisateur) dans Vendredi ou
les limbes du Pacifique de Tournier s‘appelle La Virginie. On ne parlerait pas d'une ile déja
habitée, organisée, exploitée rationnellement, complétement civilisée. Ce ne serait plus une tle,2»
mais simplement une terre détachée du continent, comme une sorte d’annexe, rien de plus. L'ile
done, est vide et inhospitalidre, au début. Ce dénuement, voire cette hostilité, insulaires
constituent un excellent embrayeur de récit. L"ile est le lieu de tous les possibles.
Cela, expliquons-le (partiellement...) par son rapport 4 la mer. L'le apparait originelle,
autant plus qu’elle est trés visiblement née et naissante ; pour preuve ces iles qui émergent
subitement de l'eau, et qu'ensuite les marées fagonnent. Les eaux symbolisent, comme le signale
Mircea Eliade, « la somme universelle des virtualités : elles sont fons et origo, le réservoir de
toutes les possibilités d’existence (...). Une des images exemplaires de la Création est I'ile qui,
soudainement, se ‘manifeste’ au milieu des flots. »*
Létre humain qui débarque sur Vile reparcourt aussitét toutes les étapes de Vhumanité
ouvriére. On ne peut lire Defoe ou Verne sans penser en transparence aux textes d’Hésiode, ou &
Ja philosophie positiviste ; mais aussi aux analyses de Bachelard sur les expériences primordiales
de Yenfant pétrissant Vargile, jouant avee Yeau ou découvrant le feu. Dans L'fle mystérieuse de
Verne, les enfants reparcourent littéralement toute Vhistoire technologique de lhumanité,
jjusqu’a ce que la métallurgie, la chimie et méme I'électricité soient maitrisées ! Cette dimension
synthétique voire didactique des robinsonnades est tellement évidente que Jules Verne Ya
parodiée dans L’école des Robinsons : méme schéma, méme dénuement primal, méme progres,
sauf qu’en réalité Vile a été achetée au préalable par un milliardaire amérieain a
enfants (la robinsonnade se transformant diégétiquement en dispositif truqué, a Timage en fait
de la robinsonnade canonique). Avec Robinson, Tile passe de l'Eréme, terre stérile, &
YOekouméne terre exploitée, passant du domaine (agraire), & la propriété (dans le roman de
Defoe, est mis accent sur le fait que le travail d'une terre débouche sur sa légitime propriété),
territoire administré, et royaume ou Btat de droit (le Robinson de Tournier se proclame dans une
cérémonie trés solennelle, « gouverneur de Speranza » et rédige une « charte »).
En cela ile est espace romanesque par excellence : lieu d’activité. Raison pour laquelle le
Robinson de Defoe est fondateur du roman moderne. Avant, le roman est un genre « désoeuvré »
(on n'y travaille pas). Avec Robinson, le roman soudain « se comporte sérieusement avee son
réve »!2 : le travail se trouve désormais au coeur de F'utopie. Ainsi, paradoxalement, le récit
insulaire donne non pas lieu a une histoire statique mais & une aventure fondée sur Vaction (en
tout cas jusqu’a un certain point)
Les activités de Poccupant insulaire font systéme, et un systéme hypertopique. Comme le
signale Erie Fougére, il s'agit d'un « systéme codifié, proxémique et herméneutique
(connaissance et exploitation de l'le), adamique et édénique (le premier homme réorganise
histoire humaine & Tintérieur de la nature) ». Le schéma d'occupation de Tile correspond a la
suite
1+ conquéte : exploration de espace insulaire, destructions d’animaux, de végétaux,
constructions, eréation de champs, d’enclos etc. Ces activités intenses visent aussi a combattre la
propre insularité du Moi, Marthe Robert l'analyse ainsi (cas de Crusoé)
en enfant trouvé qui choisit d'étre ‘perdu’ plutét que de rentrer dans le rang, ila certes,
absolument besoin de Eden, mais pour autant qu'il tienne du Batard bien décidé & se tailler
ici et maintenant une part substantielle de pouvoir et de biens, il ne peut se eontenter de
jouir passivement de ses réveries, il lui faut résister A Ja tentation de son propre romantisme,
renoncer & Vinsularité of le Moi se dilate a infini(..), bref prendre activement ses affaires
2- quéte (initiation) : la colonisation se fait spirituelle, Robinson confronté a sa solitude
réfléchit sa propre situation, son propre étre. En cela nous pouvons parler de praxis : en
transformant son environnement, Robinson se transforme lui-méme et prend conscience de son
identité, de sa liberté, et produit du sens (moral, religieux, métaphysique).
3- enquéte (éducation) : l'éducation de Vendredi constitue le stade ultime de l'expérience de
Crusoe puisqu’elle ressaisit tout ce que Robinson a appris et le transmet & un étre qui est ala fois
le Sauvage, VIngénu, et un double de Robinson. L'arrivée de Vendredi est d'ailleurs, comme tout
événement divin, annoneée par un réve (cest-A-dire une prophétie) : 'événement est de Vordre
du providentiel
Chez Tournier, la question est un peu différente. Robinson fait avee Vendredi Vexpérience du
rapport poétique (ce que Heidegger appellerait selon le mot hélderlinien « Phabiter en podte »,
habiter dicté par une « pensée méditante », contre un habiter dicté par la « pensée calculante >,
qui est clairement celle de Robinson dans les premiers temps) au monde. Une fagon de valoriser
Y> inutile > et d'apprécier les éléments environnants dans leur étre, non selon un dispositif de
pensée technique : « cirer » les galets (Vendredi nettoie les pierres de la gréve pour les faire
reluire), vétir les cactus de riches étoffes, écouter le vent dans les dunes, etc. Cette appréhension
du monde est a la fois festive (dépense d’énergie dans un but non productif) et animiste. Cresta
2
s
Vendredi exprimant sa joie d'avoir retrouvé un tonneau de poudre ; Robinson s‘étonne puisque
niayant plus de fusil, elle est inutile. Vendredi, au contraire, entend faire exploser la poudre pour
le plaisir, pour la beauté du geste, pour la couleur des flammes et les erépitements de Pexplosion.
Cette succession d’épreuves, de découvertes, de réalisations assez. invariantes aboutit & un
double mouvement et un double résultat : Robinson fagonne son ile, et Pile ainsi que ce
faconnement fagonnent Robinson. Comme Pécrit Valéry
Robinson finit par avoir fait son fle
et finit par se faire lui-méme. Inutile de préciser que Tournier se disait explicitement hégélien.
II semble que l'ultime réalité de I'l, ce qu’elle est au fond, est pure expérience intérieure. La
suite & Vendredi que Tournier composa, Le coq de Bruyére est en cela bien significative. Cette
‘ile, quil n’a eu de cesse, aprés le départ de Vendredi, de retrouver, Robinson devra finir par
admettre qu’elle n’avait d’autre existence qu’en Iui-méme. Cela s'explique par les mirages que
produisent la solitude : le réel sur Pile (cest-A-dire sans autrui) devient fantomatique. Combien
de fois les Robinson de Defoe, de Tournier ne notent-ils pas, surtout lorsque le compte du temps
vient & faillir (la fiévre du héros de Tournier Iui fait perdre le compte des jours, son existence
étant du coup déritualisée, démunie de son sens et de son organisation), qu’ils commencent
douter de Vexistence des choses, de la réalité de leur étre ? C’est le Robinson de Valéry, qui
décide d’orner son chapeau d’une plume pour se donner Fimpression que quelqu'un d’autre, une
conscience étrangere, le regardera, enfin ; ou bien Crusoé qui ne sait méme plus distinguer le moi
du non-moi devant l'empreinte de pied qu'il rencontre sur le sable (est-ce la sienne ? est-ce celle
de quelqu’un dautre, mais alors qui ? La perte du sens de soi s'accompagne de la perte du sens
de Valtérité)...C’est dire, plus explicitement encore que ne pouvait le pressentir Vendredi, que ce
voyage, ce nauftage, et cette longue suite d’aventures décrites dans le roman de Tournier n'aura
jamais été qu'un voyage intérieur ~ laventure purement spirituelle de la liberté.
De cela découlent plusieurs choses : que espace insulaire, du fait de cette praxis, est
transformé en histoire. Ou plutét le récit, a la premiére personne, historicise et humanise
autant plus Pile quil est a la premiére personne, Pas de point de vue surplombant qui décrirait
Yile-en-soi, espace neutre (qui de toute facon n'est plus neutre & partir du moment od il entre en.
fiction, puisque depuis longtemps entré en mythologie). A l'instar de Vinsularité de Tile, le point
de vue est insulaire : « tout comme I'le sert d’échelle au monde, la personne est elle-méme une
mesure de Pile »*5 (et d’elle-méme aussi)
Lile littéraire, ou l’insularité impossible
« Cest la mémoire qui m’a fourni mon ile » éerit Valéry dans « Robinson »'® : pour mieux
figurer lorigine (figurée par File, donc), je convoque une mythologie. Pour mieux fuir celle-ci, je
me construis une ile. Circularité propre au récit insulaie.
Les deux Robinson signalent eux-mémes, & peine un acte accompli, la portée symbolique de
celui-ci. Autant pour auteur — bien entendu ~, que pour le lecteur et le personnage, Vile est un
espace qui produit du symbolique. Tout geste dans I'le revét plusieurs sens, emblématise,
exemplifie, Peu étonnant que le Robinson de ‘Tournier tiene un « log-book » : Phabitation de
Vile est éminemment réflexive, et done riche de lectures toujours plus allégoriques. La lecture de
récits insulaires est une des lectures qui sont les moins « vierges » qui soient...Tournier disait lui-
méme quill avait tenté d’ « habiller d'images la philosophie ».
Figures du lecteur : si Vile symbolise bien la négation de la géographie et du temps (atopos
voire utopie, et toujours achronie), elle révale (au sens de catalyseur, de déclencheur) toute la
mémoire collective, le savoir-faire qu’apporte avec lui lindividu. Le colonisateur die est héritier.
Les enfants de L’fle mystérieuse, s‘ils commencent leur installation insulaire par une valeureuse
découverte du feu (6ape que les autres robinsonnades sautent généralement), au moyen
éléments uniquement « naturels », ils finissent — parce que le feu chétif vient & s’éteindre — par
faire appel & Pénergie solaire. Mais comment la capter ? Avec le verre de leurs montres...Héritiers
done, et avant toute chose héritiers de préjugés qui font que, justement, le nouvel insulaire aura
la pulsion de cadastrer et d'exploiter Ile ; car qu'est-ce que cette volonté, sinon un réflexe
ressortissant A une idéologie capitaliste et industrielle 2” Derrire le nom immaculé du bateau
ui vient enlever Vendredi a la fin, Whitebird, se cache un équipage de brutes et de négriers (le
nom du capitaine, Hunter, signifie bien ses objectifs prédateurs)... L'idée que le mal (les résidus
de civilisation du naufrage, les armes ete.) arrivé avec Robinson sur Pile est neutralisé par usage
vertueux que fait le jeune homme de ces éléments (éloge de la technologie et du progrés qu'elle8
‘implique) disparait chez Tournier au profit d'un transparent réquisitoire contre la mentalité
colonisatrice.
En fait, Pile devenue objet littéraire est déja altérée, colonisée, dans la mesure ott Yon parle
dile A partir d’un autre lieu qu'elle, depuis le continent. Si la circularité et la cléture de I'le en
font un embleme de totalité et d'autarcie, V'acte simple de la désigner en tant quile revient a
appréhender sa réalité dans une relation d’opposition duelle avec ce qu’elle n'est pas, le
continent, et la poser également comme un objet local entre mille. Or, il est caractéristique des
cultures insulaires de considérer I'le (son ile) comme au contraire Tombilic du monde", En cela
la colonisation de Tile par Robinson est représentative de cette fagon qu’on a de désigner Tile
comme vierge en la « déflorant » par lA méme..
Cest précisément en cessant de Pétre (déserte) que Iile devient représentable, la présence en
son sein du naufragé pouvant seule en autoriser la description. Si la conséquence est évidente
dans un récit A la premiére personne comme celui de Defoe, od le régime interne de la
focalisation suppose la présence du point de vue subjectif unique du narrateur-personnage, la
situation n'est pas si différente dans les narrations & la troisi¢me personne, par exemple chez,
Verne. La réalité insulaire ne peut se voir ni se dire elle-méme ; il y faut l'intervention d'une
instance de discours et d'une conscience spectatrice qui lui sont nécessairement extérieures,
Cest-a-dire d'une « altérité qui est aussi altération ».19
Dans la fiction, c'est le navire, ou plutdt pave, qui sert de transition : le Robinson de Defoe,
le Gilliatt des Travailleurs de la mer de Hugo, font preuve de « bricolage »#° en récupérant,
stockant et réutilisant les objets quill contenait. Linguistiquement, la médiation se fait via
Yanalogie, du moins la tentative de nomination par assimilation la réalité connue sur le
continent (exemple : Robinson la premiére nuit dort dans « un arbre épais et touffu, semblable a
un sapin, mais épineux » et rencontre au bord de Peau un animal ineonnu quill dit étre
« semblable a un chat »). De maniére encore plus évidente, Robinson parle de « logement » et
@ » appartement » & propos du simple arbre qui Ya abrité
Remarquons que si I'lle est le ieu historicisé de 'accomplissement de V'individu, le lieu d'une
expérience spirituelle, elle est aussi lieu de régression. Certes, le rapport « tellurique » (Tournier)
a Tile, la relation animale & cette ile dite féminine, n'intervient qu'au début du séjour de
Robinson. Il dépasse ensuite ce stade. Mais cette fagon charnelle d'appréhender T'le reste en
fond de toutes les robinsonnades. Bt c'est bien parce que Tidée d'ile a partie liée au sentiment
Evidence et d'accueil dont nous parlions au début. A ce propos, Barthes encore exprime bien
cette caractéristique :
evant ces paysages de prédilection, tout se passe comme si /étais sr d'y avoir été ou de
devoir y aller. Or Freud 2 dit du corps maternel qu’ « il n’est point d’autre lieu dont on puisse
dire avec autant de certitude qu'on y a deja été ». Telle serait alors essence du paysage
(choisi par le désir) : heimlich, réveillant en moi la Mere24
Sa fermeture, son autarcie en font une matrice pour le nouvel occupant, qui se love en elle
comme un foetus. Le Robinson de Tournier, ainsi, se vautre avec un plaisir mélé de culpabilité
dans une mare de boue (« la souille ») qu'il a découvert... Il sait Iui-méme que ce qui le guide est
un désir voluptueux et régressif, quasi incestueux, de retour a l'utérus. Le sens des activités de
‘fécondation de Robinson (il « féconde » Sapienza en faisant pousser des madrépores & partir de
sa propre semence) est tout autant évident. D’ailleurs, les formes mémes de Tle miment celle
un utérus ; Robinson découvre avec bonheur une cavité dans la pierre qui « moule »
exactement la forme (reeroquevillée, comme un fetus) de son propre corps. Et le jour ot une
explosion se produit dans Vile, les rochers dans lesquels se trouvait la cavité, se brisant, révélent
de véritables entrailles : les boyaux ~ interdits — de la mére...More pour sa part qualifie son ile
(Utopia) d’alvus (en latin a la fois ruche, coque de navire, ventre et matrice). Quant & Crusoé, il
se compare lui-méme A un nouveau-né. Topographiquement cette facette obscure de Pile est
symbolisée par des grottes, une activité voleanique, une forét inexplorée, des régions frappées
interdits. Toute une partie de Vespace insulaire romanesque serait done dédiée & commémorer
les motifs qui poussérent Pauteur & situer son récit dans une fle
Au moment oi le texte fait surgir son objet, il le détruit. Das lors, lle ne peut étre qu’envisagée
comme antériorité dorée et perdue. C’est stirement en ce sens® que les iles (nous parlons surtout
des iles robinsonniennes), méme aprés de nombreuses années de repérages, d’assainissements et
administration, ne cessent d’étre mystérieuses pour leur habitant. Ce mystére tient & ce
qviaffleure justement ce fantasme, le fantasme de l'le déserte qu’on a défait de son désert, désert
que pourtant Yon désire toujours, tout en Ie réduisant. Nous posons la question : ces fles
demeurent mystérieuses parce qu’elles sont déja (déja-toujours...) trop humanisées (par le
naufrage & venir, par Yopération du texte), ou bien parce qu’elles ne le sont jamais assez, feuilleté
Combres...Le récit insulaire nait d'un mirage duel : celui de Vorigine, qui est a la fois ressentiecomme lumineuse, et comme obscure (profonde, lointaine). Dés lors, I'ile, qui appartient a cet
imaginaire de Yorigine, est & la fois concue comme vérité désirable, processus de révélation, de
lumitre (sur soi, sur le monde, sur le sens : spiritualisations), mais aussi comme plongée dans ce
quelque chose que l'on ne peut formuler. Nous comprenons désormais pourquoi « le langage
achoppe » : les qualités de beauté et de bonté (disons les vertus) que Yon attribue a Tile sont les
mémes que lon attribue secrétement & une délicieuse régression & linsularité originelle, paisible
et autarcique. Les récits insulaires seraient alors les moyens détournés d'opérer cette régression,
tout en la dépassant par le processus du récit et de la symbolisation : réves d'origine qui
bouleversent l'espace originel pour (mieux ?) le
Bibliographie
Andries Lise, Robinson, Hlipses, col. «Figures mythiques », Pats, 1996
Arasse Daniel, Le détail, Champs Flammarion, Paris, 1996.
Bachelard Gaston, Poétique de ‘espace, PUF, Paris, 1986.
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Notes
1 G.Bachelard, Poétique de Vespace, PUF, Paris, 1986.
2 Cette ile marque le centre géométrique de la composition. Cette situation a des implications
‘conographiques que nous n’étudierons pas.
3. Roland Barthes, La Chambre claire, Editions de VEtoile, Gallimard-Le Seuil, Paris, 1980. Le studium
correspond & un intérét général, asser diffus pour la photo : « une sorte d'investissement général, empressé
certes, mais sans acuité partieuligre ». S'y ajoute une dimension culturelle ; cette photo m'intéresse parce
quelle a une valeur historique, ethnographique, etc. Le punctum (définition donnée par Barthes, p.49) est
ce détail dans la photo qui soudain aimante le regard : un collier, un sourire, une bride de chaussure ou une
ombre. Ce détail communément, plus que choquer, trouble, voire blesse (de maniére non exprimable ou si
‘peu, et peu explicable). Le punctum slimpose de lui-méme & mes yeux ; il n'apparait pas aprés que jaie
scruté attentivement la photo. En cela il est de ordre de Pévidence, non vraiment de la découverte.
4 RBarthes, op cit, p.49.
5. P. Jourde, « Cythéres mortes », in Hes des merveilles, image, miroir, mythe, Colloque de Cerisy,
UHarmattan, Paris, 1993.
6 L. Marin, De la représentation, Gallimard, Paris, 1994.
7 Notons que Daniel Arasse cite un passage de Karel van Mander qui semble justement, devant le tableau
de Hans Bol (cette toile représente la méme seéne que [Teare de Bruegel mais un demi-siécle plus tard),
apprécier tout particuliérement Ile, méme si, comme il se doit alors, !expression de ce plaisir passe par une
Touange a la qualité mimétique : « Ily avait un rocher surgissant de Yonde et que dominait un chateau : il
Gtait peint A la perfection, tant le rocher était comme naturellement couvert de mousse et poli par la
diversité des tons ; le views chateau exotique semblait issu du rocher méme. Bref, le tout était de si fiére
allure que lil ne pouvait se rassasier de le voir ». (D. Arasse, Le détail, Champs Flammarion, Paris, 1996,p.67). Le développement de ces idées se trouve dans Le Détail, Seconde partie, chapitre III, « Le moment du_
détail et 'événement de peinture », p.240.
8 Le détail en peinture « constitue par lui-méme une découpe au sein d'un processus de représentation
fondé surla découpe du réel. »
9 Ne voulant pas développer V'antienne heidegerienne sur ce quhabiter veut dire, nous renvoyons & la
conférence « Habiter, penser, batir », dans Essais et conférences, Gallimard Tel, Paris, 1990.
10 CF. Gilles Deleuze, « Lile déserte », in Lile déserte et autres textes, Editions de Minuit, Paris, 2002.
11 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, page 110.
12 Ces idées sont développées par M. Robert dans Roman des origines et origine du roman, Paris, Grasset,
1972, chap. « Robinsonnades et donquichotteries »
13 M. Robert, op.cit., page 140.
14 P. Valé
15 Eric Fougere, op ct., page 275,
, «Robinson », in Histoires brisées, uvres II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1962, p.417.
x6 P. Valéry, op.cit, p. 438.
17 Interprétation commune faite par Marx et Weber, Robinson apparaissant comme un bourgeois avide
@Etendre son commerce et ses activités produetrices. sur des terres supplémentaires. L'utopie de
Tautosuffisance étant elle-méme historiquement datée. Cependant, comme le note Erie Fougere, « Si
[Robinson] a le souei bourgeois de l'épargne, on lui ferait endosser & tort celui du rendement industriel »
(p.292). L'impératif du Robinson de Defoe est bien de mesurer, de limiter, dans une perspective plus
écologique qu'économique.
18 Samoa signifie « centre secret du monde », par exemple. Ft Sylvie Vilatte a bien montré que dans la
oésie homérique Ile était un miroir de Gaia, in Linsularité dans la pensée grecque, Paris, Belles Lettres,
1991.
19 Jean-Claude Racault, « Robinson ou le paradoxe de Pile déserte », in Robinson, pages 104-105.
20 C, Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Presses Pocket, Paris, 1985.
21 R. Barthes, La Chambre claire, op. cit, p.68. 11 vaudrait peut:
‘ choisi par le désir »
re mieux dire « investi de désir » que
22 On pourrait nous signaler que dans le eas du Robinson de Defoe, Vaspect hostile, chtonien ete. de Tile
est surtout lié au fait que le séjour dans Tle est exil et punition (divine et sociale). C'est aussi vrai. Comme
écrit Marthe Robert, « lle déserte est double comme le désir qui la suscite aux eonfins du monde eon.
elle reste jusqu’au bout paradis ambigu, le lieu sans nom of 'individu perdu en Iui-méme connait tour &
tour le bonheur des origines et V'solement qui est le chatiment de sa bouderie » (il s'agit du reniement de
ses parents, et du refus de se conformer & leurs attentes).
23 Comme conctut J-,C, Racault dans son essai, op. cit.
Pour citer cet article
Référence électronique
Nora Philippe, « Ou spirituel dans Ile », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 3 | 2003, mis en
ligne le 26 janvier 2009, consuls le 28 juillet 2020. URL : hitp:/journals.openedition orgitraces/3503 ; 01
hitps:doi.org/t0.4000Itraces.3503
Auteur
Nora Philippe
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