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QUARANTE ANS APRES, QUEVEUT DIRE MAI 1968? LE PARCOURS MEMORIEL D’UN DESIGNANT: D’EVENEMENT Laura Calabrese Steimberg' Pas les événements pour eux-mémes, mais leur construction dans le temps, Veffacement et la résurgence de leurs signs ications ; non pas le passé tel qu’il s’est passé, mais ses réemplois permanents, ses usages et ses mésusages, sa prégnance suv les présents successifs ; pas la tradition, mais la maniere dont elle s'est constituée et transmise. Bref, ni vésurvection, ni reconstruction, ni méme représentation, une remémoration (Pierre Nora, Les lieux de mémoite). Comme beaucoup d‘événements historiques, Mai 1968 n’a pas cessé de revenir, que ce soit pour le commémorer, le condamner ou le réinterpréter. Un événement « historique » est, précisément, celui qui continue 2 étre présent dans notre actualité, qui n’est pas oublié mais, au contraire, a plusieurs vies, car son caractére emblématique permet aux discours les plus institutionnalisés (politique, médiatique, scolaire) de l’exploiter pour expliquer ’histoire proche. Bien entendu, ce n’est pas la tache de I’analyste des discours de décider ce qui pourrait entrer dans cette catégorie, mais il suffit @observer les discours les plus médiatisés pour constater quels sont les événements qui sont toujours-Ia, que nous n’avons pas oubliés, qui nous interpellent et que nous pouvons reconnaitre 4 la lecture d'un journal. Dans ce travail nous allons nous consacrer 3 la partie la plus visible du discours sur l’événement, celle qui permet de le faire circuler, qui assure sa visibilité et qui nous permet de nous référer a un ensemble hétérogéne de faits sous un seul nom. Nous pouvons ne pas étre d’accord sur les faits qui le composent, ou sur leur nature, mals nous sommes contraints d’utiliser un nom standard, partagé, consensuel, qui le plus souvent est celui lancé dans et parfois par les médias; il peut surgir immédiatement aprés l’événement, comme dans le cas de 11 septembre, ou bien aprés, comme dans le cas de mai 1968, qui a mis du temps 4 s’installer. Ce nom, nous l'appellerons désignant événementiel (désormais DE): nous le définissons comme un « prét-a-dire », un élément discursif qui enregistre les coordonnées de l’événement et, plus généralement, des discours, des images, des éléments épilinguistiques, des idées partagées et des stéréotypes qui constituent cet événement tant gwil a une place dans la mémoire d’une société. Les reformulations historiques de |’événement restent pour ainsi dire « adhérées » au DE, dés lors constitué par diverses couches de sens, sortes de nappes géologiques qui cependant n’ont pas d’organisation hiérarchique. Lévénementialité reste figée au désignant, qui continue par la suite a s’enrichir de nouvelles couches de sens, de réinterprétations, de récits re-racontés qui finissent par donner de nouveaux plis a Pévénement. Ainsi, de la méme fagon qu’un événement poursuit son chemin, qu'il trouve une place dans I’histoire et dans le discours sur Vhistoire, qu'il organise les sensibilités politiques, qu’il distribue des réles aux acteurs sociaux, qui vont se positionner par rapport 4 lui, de la méme facon le DE suit son parcours. Vhypothése qtie nous aimerions développer ici est que le devenir de ’événement et celui de son DE sont isomorphes, autrement dit, que dans les dénominations nous pouvons retracer ’histoire de |’événement et les différents sens dont il s'est investi. Nous allons donc aborder Mai 1968 comme un désignant Pévénement’, et traiter ce désignant (et en conséquence l’événement auquel il référe) dans ce qu’il a en commun avec tous les autres DE mais aussi dans sa particularité. Dans sa qualité de nom d’événement notable, il est 4 la fois observé et observable *: objet d’étude en lui-méme par sa saillance historique, il est aussi un observatoire idéal pour analyser le fonctionnement des DE. Car si on assiste tous les jours a la création de nouveaux nonis dévénement, on a rarement l'occasion de suivre leur devenir dans le circuit médiatique, pour pouvoir observer, 40 ans aprés, davs quelle mesure l’événement est contenu dans le nom. Ce qui fait de 68 un observatoire privilégié est la perspective historique que nous en avons, et qui nous permet le double regard de Pévénement et de la constitution et le devenir du désignant. Car Mai 1968 est aussi un événement construit dans le discours médiatique en méme temps que dans le discours historique (un des premiers événements de Vhistoire immédiate, comme le rappelle Vhistorien Philippe Joutard, 1999), ce qui nous permet de retracer le processus de surgissement du désignant événementiel. COMMENT NOMMER. VEVENEMENT? Nous avons dit plus haut que l'événement est un ensemble hétérogéne de faits réunis sous un seul nom. Pour le 40* anniversaire de Mai 1968, nous avons assisté a une circulation massive de ce désignant, la mémoire discursive ayant enregistré de fagon plus ou moins précise une série factuelle a laquelle ce nom fait référence. Mais le désignant ne MENINGES AUN SAAS, SOU YUL RUA NAL OG £ 413 s'est pas imposé d’emblee, il est au contraire le résultat d’un processus de construction de l’événement tout au long du temps. Tout d’abord, i] s'agit d'un événement aux contours fous, composé de plusieurs sous-événements (la nuit des barricades, les révoltes étudiantes, etc), dont les bornes temporelles sont difficiles a situer. Avec la perspective historique, on peut tenter de le délimiter, mais au moment ot les faits se déroulent (année 1968), les discours les plus médiatisés ne sont pas en mesure de proposer une dénomination unique pour un événement délinxté. C’est ainsi qu’entre en circulation un paradigme désignationnel (Mortureux, 1993), dans lequel on trouve, entre autres, les expressions suivantes: Les événements de 1968, Les événements de mai, Le mouvement de 68, La révolte étudianie de 1968, La révolution de mai, Les journées de mai 1968 (liste non exhaustive). Ces syntagmes produisent un effet de réalité qui présuppose l’existence du référent (cet effet étant une conséquence des expressions définies). Autrement dit, les expressions servant 4 désigner les faits construisent ’événement, mais en méme temps présupposent son existence, elles produisent un effet d’évidence qui les rendent d’autant plus aptes 4 la circulation qu’ elles référent 4 un extérieur discursif difficilement saisissable ou méme compréhensible en dehors de ses dénominations. Certaines expressions sont plus descriptives que d’autres et mobilisent de fagon plus transparente un point de vue: révolution, révolte ou méme mouvement. Les autres, employant des noms génériques tels que événements ou journées, téemoignent peut-étre de la difficulté 4 trouver une expression catégorisante pour un ensemble aussi hétérogéne de faits. Mais tous ces noms connotent une rupture, méme journées, qui marque une sorte d’arrét, de parenthése dans le temps public’. Avec les anniversaires successifs, le désignant qui s'est imposé consensuellement est Mai 1968, mais le paradigme désignationnel continue a circuler fortement dans les médias, et i] peut étre repéré dans les reprises anaphoriques du désignant principal de désignant consacré). Du point de vue de l’organisation textuelle, le désignant consacré occupe une place hiératchiquement supérieure, il se place en position thématique, en titre ou en couverture, comme on peut le voir en lisant les « unes » des principaux journaux et périodiques* (par exemple: « Mai 1968, une ruse de I’Histoire », Lemonde. fr 22.5.08). Ce paradigme désignationnel témoigne du processus de construction discursive de l’événement, non uniquement de la recherche d’une expression catégorisante, mais aussi des hésitations 4 le nommer, des différents points de vue, et tout simplement du fait qwil a eu besoin de temps pour étre stabilisé sous un nom largement partagé, Mai/ mai 1968, méme si, comme il arrive souvent avec les événements hautement symboliques, les acteurs sociaux ne s’accordent pas sur la véritable nature de cet événement. 4\4 AL EVAPN Not hat oe ee QUELLE DESCRIPTION POUR QUELS EVENEMENTS? - Bien au contraire: si en 68 les différents acteurs se baitaient dans Faréne idéologique, aujourd’hui on débat sur ce qu’a été Mai 1968. Les luttes ont done aussi une existence matérielle dans les expressions servant 4 nommer les événements, et notamment dans ce que L. Quéré appelle les descriptions, terrain dobservation privilégie des Processus de négociation du sens qui entoure le discours sur r événement. Selon Quéré, tout événement apparait sous une description, gui “ en quelque sorte son interprétant, car elle va nous dire gil sagit Pune guerre, d’un confiit, d’un accident, etc. La description est une interprétation minimale qui définit quel événement générique est exemplifié par cette occurrence et quels traits spécifiques Je qualifient en propre (Je fait pour un événement singulier détre un événement d’une certaine sorte, ou dinstancier un événement générique, est une propriété essentielle de cet événement: nous ne pouvons pas individualiser un événement sans le catégoriser (Quéré, 4994 : 15). Cette observation de Quéré permet de saisir Popérativité sociale des noms d’événements, car « nous identifions les choses, les objets at les événements A travers les possibilités d’action qu’ils nous offrent, et donc 4 travers nos dispositions 4 leur répondre et nos réactions effectives (Etayées sur nos intuitions morales) » (ibidem: 16). Searle fait la méme observation lorsqu’il note qu’en nommant des événements la société leur assigne un statut, ce qui lui permet d’agir en conséquence 95). : Sen 4h vogent le plus souvent aux médias soit de nommet, soit de relayer des dénominations circulanttes, et dans la mesure Ou ces désignations constituent des présupposés, Pénonciateur mé Hatique entérine dans une certaine mesure les sens qu elles colportent’. e discours médiatique va ainsi rapporter tous les points de vue au s’opposent dans T’espace social par rapport aun événement, ins Q ne prendra en charge que certains entre eux. Cc est pourquoi ws proposons de croiser la proposition de Quéré ( événement sous ne description) avec le modéle de Kleiber (1984), pour distinguer i types de descriptions: des dénominations consensuclles et des ésignal one que l'on pourrait dire accidentelles (woir schéma) . Les premiéres son’ celles que nous avons citées jusqu’ici, qui constituent en quelque sone le titre de Pévénement, un nom consensuel (qui s'impose comme tel par "usage social) qui permet Passurer sa tragabilité au long da vemps ét qui prend la forme d’expressions définies (4. e. La révolte de rai %. Les descriptions « accidentelles » sont des expressions quali lanites: moindre fréquence et moins consensuelles qui organisent la position ee des acteurs sociaux par rapport 4 l’événement. Nous citons une série dexpressions qui nous montre comment Mai 1968 divise les esprits : (1) Protestation sympathique ou révolution ? (lefigaro. fr, 10.5,08) (2) Alors que des lycéens battent le pavé pour que rien ne bouge, des seniors commémorent Mai 1968 fagon anciens combattants. L'International Herald Tribune s’en amuse, qui reléve les querelles bien hexagonales sur Phéritage des barricades. De simples ‘événements’ ou un ‘mouvement’ ? Une ‘révolution sociale’ ou un_coup d’épée dans Leau? (emonde. fr, 5.5.08) (3) [..-] Vhéritage de Mai 1968 revient au centre des débats politiques francais. Mais de quel Mai 1968 parle-t-on? La mémoire imposée de ces événements [...] est celle d’une révolte étudiante contre les_higrarchies, d'une grande féte of i] était « interdit d’interdire ». Pourtant, il existe une autre mémoire de Mai 1968, une mémoire occultée. Mai 1968 fut, avant tout, la plus grande gréve d’ouvriers et _d’employés de [histoire de France (monde-diplomatique. fr, 30.4.07) (4) [Mai 1968] C’est une. symbolique, une rupture culturelle dont est sortie une société ibr égalitaire (entretien avec Joschka Fischer, Le Monde 2, 10,.5.08, p. 25) Dans ces exemples on observe ce que Paul Siblor appelle le « dialogisme de la nomination »: Dans la mesure ot. nommer implique de prendre position 4 ’égard de lobjet et impose au locuteur de se positionner lui-méme, celui-ci ne peut ne pas le faire simultanément a l’égard des autres locuteurs, lesquels nomment autrement ou pareillementl’objet-Toute nomination est ainsi expression d'un positionnement au sein de la communauté parlante, dans son espace discursif (Détrie, Siblot & Verine, 2001 : 207). En ce qui concerne la question du point de vue, rien ne distingue les désignations des dénominations, Mais si nous observons la place qu’elles occupent dens les textes médiatiques, et le réle qu’elles jouent dans les discours, la différence est flagrante: les dénominations se trouvent en position thématique et fonctionnent comme des présupposés (car elles intégrent des expressions définies), circulant dans les discours quotidiens avec la plus grande aisance, tandis que les désignations se trouvent en position rhématique (elles ont une fonction prédicative), sont moins partagées et expriment plus ouvertement un point de vue. Les dénominations contenant une description consensuelle (évolution, événements, révolte, mouvement) sont des expressions plus ou moins codées, qui voyagent détachées de tout contexte (les événements de mai 1968 référe sans ambiguité 4 l’événement ainsi appelé), et qui 416 LAURA CALABRESE STEIMBERG par leur économie et leur liberté de circulation peuvent enregistrer la mémoire de l’événement. Si tous les événements ont cet effet, celui de départager les discours et de polariser les positionnements idéologiques, certains ont une histoire plus tumultucuse, de par leur permanence dans la mémoire collective; les sens que la société donne 4 un événement au long du temps, au fil des commémorations et des réinterprétations, sont capitalisés par les dénominations. Ainsi, lorsque Sarkozy affirme qu’ « il faut liquider mai 1968 »*, le désignant actualise toute l'histoire de l’€vénement, et, de plus, la petite phrase rajoute une nouvelle couche de sens’. LES NOUVELLES COUCHES DE SENS C'est ainsi que la vie de ’événement se poursuit bien aprés sous de nouvelles formes linguistiques, des petites phrases et des expressions qui actualisent l'histoire: pensée anti-mai 68, soixanie- huitards, post-68, nouveau mai 1968, Phéritage de mai 1968 ou bien le liquider mai-68 avant cité. Ce n’est pas le fait de se référer 4 Pévénement qui réactualise son histoire, ou le fait de vouloir effacer son héritage de histoire ; ce qui nous intéresse ici est que la phrase de Sarkozy devient un lieu de passage obligé dans les débats sur Mai 1968, la condensation d’un positionnement idéologique, et plus largement d'une fracture dans la société, qui va organiser les débats sur l’événement. Nous rapprochons ce phénoméne de ce que A. Krieg appelle les « liewx discursifs »: « Les lieux discursifs sont, de fait, des matérialités auxquelles les commentateurs s’arriment pour assigner des positions, 4 eux-mémes et a d’autres, des lieux dans lesquels les locuteurs circulent, imprimant leur marque au passage (sous forme de changement sémantique et/ou référentiel, mais aussi de dérivation, de commutation, d’insertion. ..) » (Krieg, 2006). Dans le processus de condensation du sens historique qui caractérise ces dénominations, elles continuent 4 modeler, a récrécir, 4 simplifier mais aussi 2 enrichir l’€vénement. Bien entendu, si |’événement a une vie aprés événement, c’est parce qu’il continue 4 interpeller la société. Et pas uniquement en termes politiques; pour exemple, la revue Elle publie un dossier (mai 2008) qui souligne la lecture folklorique de Mai 1968, laissant de cété la politique pour mettre en avant le style @ époque. La désignation nouveau mai 1968 est déclinée en plusieurs comparaisons: « La nouvelle Yvonne De Gaulle c’est Carla Bruni », « lenouveau Cohn-Bendit c’ est Olivier Besancenot »,« les nouveaux Sartre et Beauvoir c’est BHE et Arielle », « la nouvelle Inde c’est le prozac », etc. (Elle, 5.5.08). Dans ces exemples, fe nouveau mai 1968, reformulation non événementielle de l’événement, le projette vers Vavenir pour l’interpréter-en termes de moeurs, de mode, d’héritage socio-stylistique. QUARANTE ANS APRES, QUEVEUT DIRE MAI 68 ? 4i7 D/autres expressions ont fortement circulé lors des commémorations, notamment le sociotype soixante-huitard, atvesté depuis 1973" mais qui s'enrichit de nouveaux sens depuis. Si la petite phrase de Sarkozy concernant héritage de Mai 1968 s’installe rapidement, la réponse de Cohn-Bendit, le qualifiant de soixante-huitard adepte du « jouir sans entraves » circule aussi largement. Nous en donnons deux exemples non pour appuyer la valeur statistique de cette réplique (la meilleure preuve de sa circulation est que nous reconnaissons facilement son origine énonciative) mais pour souligner la variété de sources et d’énonciateurs: (5) Sarkozy, le soixante-huitard démasqué Sarkozy l'avait donc bien soigneusement caché A ses électeurs lepénistes, comme 4 ceux de la droite traditionnelte: il est bien un soixante-huitard qui n’a gardé de la révolution que ce qui lui a finalement survécu, et qui n’est guare « de gauche », les mceurs dites libres et Pargent (Marianne2.fr, 18.12.07) (6) Si vous parlez de votre président,’ est un super soixante-huitard | Par rapport 4 lui, nous étions des petits-bourgeois conservateurs | (Entretien avec Joschka Fischer, Le Monde 2, 10,5.08, p. 23) La petite phrase Sarkozy, soixante-huitard (telle qu'elle circule, par exemple, sur le Net") sert 4 illuminer autrement l’événement, soulignant le surgissement d'un nouvel individualisme plutét que la révolte collective pour le bien commun. Il faut dire que l’expression vient cristalliser une interprétation de l'événement qui faisait déja partic des débats, comme le montre cette interview avec Régis Debray (célébre tenant de l'interprétation des événements de Mai 1968 comme une victoire de l’individualisme) : (7} [Lordre du jour était} la remise en cause de toutes les autorités, (.-] Lobjectif était de gommer toutes ces autorités-li. Objectif atteint! Pour le bénéfice de Vindividu consommateur, baiseur, pas nécessairement drogué, mais désirant surtout des actions en Bourse, et des actions qui montent (Entretien avec R, Debray, Le Vif Vexpress, Janvier 2008, p. 65). Ces expressions et dénominations dérivées de Mai 1 968, a travers lesquelles l’événement continue a se développer, témoignent de sa prégnance pour la société qui le vit, d'une mémoire commune des référents historiques et de pratiques langagiéres qui font appel 3 des connaissances et 4 des formules discursives largement partagées'? (car elles font référence aux traces du passé dans le présent, par exemple a des catégories sociales dans le cas de soixante-huitard ow post-soixante-huitard). Il est important de souligner ces deux niveaux qui constituent l’événement: le factuel et le discursif, parce qu’ils font tous les deux partie de la mémoire publigue. Autrement dit, la cennaissance des événements et la connaissance de leurs désignants os POEIIAE ADR NAA SIE IES TI TS RETINOL ES A sontinséparables, connaissance qui est partagée socialement un niveau plus ox moins local (certains désignants sont plus « internationaux », dans le cas d’événements de trés grande ampleur): si Mai 1968 est un phénomene occidental et non uniquement frangais, il ne porte pas le méme nom partout, ce qui en fait un événement différent, dans la mesure of le nom est un interprétant des faits. Pour illustrer ce phénoméne, nous avons relevé deux exemples dans des journaux étrangers : (8) Enla crisis, huelga, protesta, contestacién, efervescencia, revuelta © revolucién conocida vulgarmente como el « Mayo francés... » (Elmundo, es, 04.2008) Pendant la période de crise, gréve, protestation, contestation, effervescence, révolte ou révolution connue sous le nom de « Mai fiangais »...] Comme dans l’exernple 9, le désignant d’événement suppose une adaptation des coordonnées énonciatives: (9) ZEl mayo francés fue s6lo una pantomima? [Titre} Lo afirma el filésofo Alain Finkielkraut (Entretien avec A, Finkielkraut, Lanacion. com, ar, 14.5.08) Le Mai frangais n’a-t-al été qu’ une pantomime? Ce sont les propos du philosophe Alain Finkielkraut] Il est difficile de reconnaitre la source du syntagme el mayo francés, mais qu’il s’agisse de l’énonciateur Finkielkraut (peu vraisemblable) ou du métaénonciateur journalistique (pat ie biais de la traduction), quelqu’un a jugé opportun adapter le désignant original au public hispanophone. CONCLUSION Nous aimerions conclure avec une réflexion sur les conditions de visibilité de l'événement dans le discours des médias et ses formes @appréhension par I’Analyse du discours. Faisant suite 4 nos antérieurs travaux sur l’éyénement (Calabrese 2006, 2009 a, b et c), nous avons voulu montrer la centralité des désignants d’événements pour analyse, dans la mesure ot ils constituent un condensé discursif de Pexpérience historique (Mai 1968, 21 avril, Bhopal...). Dans ce sens, les DE sont des déclencheurs mémoriels d’une histoire plus ou moins proche, codée en discours sous la forme d'une expression nominale, un nom propre (toponyme) ou une date (nos héméronymes). Par ailleurs, nous avons essayé de montrer que I'événement est aussi saisissable 4 travers ses descriptions: que ce soit des dénominations (les événements de mai 1968, la révolte de mai 1968...) ou des descriptions « accidentelles » de moindre fréquence que nous considérons comme des désignations (révolution sociale, grande féte,). Enfin, nous avons suivile parcours discursif de l’événement A travers des expressions dérivées du DE (post-soixante- QUARANTE ANS APRES, QUEVEUT DIRE MAI 63? Ng huitard, liquider Mai 1968...) Ces différentes formes nous renseignent sur la place de ’événement dans Pespace public (son statut exemplaire, son importance pour la société qui le vit) et sur son histoire (car il en a une, qui se prolonge dans les discours). Bien entendu, ce n’est pas a lTanalyste des discours de mesurer la prégnance d'un événement, ou de décider s'il aura une longue vie; or, Tobservation des discours contemporains (non pas tellement en termes de production mais surtout de circulation), le prélévement de mots-pivots, de slogans, de petites phrases, peut nous renseigner sur la vitalité de Pévénement, sur son actualité, sur sa capacité 4 continuer 3 produire des discours qui sont, a leur tour, capables de produire des fractures politiques. Les quarante ans de Mai 1968 ont stirement fourni un terrain favorable 4 une grande production discursive, parfois qualifiée Partificielle, mais ils ont surtout constitué un observatoire pour les matérialités linguistiques, qui centinuent 4 faconner l’événement 40 ans apres. NOTES 1. Université Libre de Bruxelles — Ladisco. 2, Nous noterons le nom de Pévénement en italiques, tandis que Vevénement sera écrit en caractéres normaux. 3. Nous empruntons cette distinction 4 Mayafire 2005. 4,Comme!'explique un journaliste du Monde,« Un moment suffisamment singulier pour avoir conservé jusqu’a ce jour son appellation d’‘événements’ » (lemonde. fr, 25.04.08), 5. Etant donné le foisonnement du matériel, nous avons procédé 4 un échantillonnage dans plusieurs publications francophones de référence mais aussi des blogues et des journaux étrangers. 6. En cas de conflit (ou platét, dans les cas oti la polarisation idéologique est flagcante au niveau des désignants), les médias dits de référence vont faire appel au consensus implicite et mettront 4 distance les désignants qui mettent 4 mal ce consensus ainsi, ils écriront nagba entre guillemets ou en connotation autonymique (« ce que les palestiniens appellent la naqba »), et prendront en charge Lindépendanee d’ Israél. 7.Pour qu'il y ait dénomination, « il faut au préalable qu’un lien référentiel particurier ait été instauré entre Pobjet x, quel qu’il soit, et le signe X ». En revanche, « il peut y avoir relation de désignation entre x et X sans quil y ait eu auparavent instauration d'un lien référentiel particulier entre » et X > Kleiber, 1984 : 79). 8. Pour une analyse plus précise de l’origine de la formule, voir Particle @Isabelle Laborde-Milaa dans ce méme ouvrage. 9, Les blogues ont bien décrypté les différentes lectures contemporaines de Pévénement: « Entre une certaine gauche qui sacralise le souvenir des “événements’ ct une certaine droite (celle au pouvoir) qui fait de 68 ce que 36 420 LAURA CALABRESE STEIMBERG fat pour les vichystes (soit la cause premiére du déclin et de la débacle) i] est laissé peu d’espace 4 des décryptages qui ne soient altérés par le fracas aveugle des idéologies d’aujourd’hui » (hetp://wwwblog. progresetudiants.org/2008/05/ mai-68-finkielkraut. bem). 10. Selon le dictionnaire ATILE la premiére occurrence du nom date de 1973, tandis que comme adjectif il est utilisé depuis 1970. 11. Le discours original a été prononcé lors d’un meeting des Verts 4 Paris, Je 15 janvier 2008. Le 31 janvier, dans un entretien avec Lenouvelobs. com (n° 2256), il qualifie Sarkozy de soixante-huitard contravié. Les deux formes circuleront amplement sur Internet. 12. Dans ce sens, mai 1968 est un type dévénement particuliérement saillant, done le désignant pourrait étre qualifié d’ « emblématique » et que on pourrait rapprocher d'autres désignants tels que 11 septembre ou Tchernobyl. Ce sont des désignants d’événements 2 haut contenu symbolique, par leur nature et leur dimension. En observant ces formes, on constate que seulement certaines catégoties se prétent au jeu de Lemblématisation, 4 commencer par les noms propres et les dates en fonction événementielle (que nous appelons hémérorrymes dans Calabrese 2009, pour les distinguer des chrononymes, désignations de périodes) BIBLIOGR APHIE CALABRESE Laura, « La constraction de la mémoire historico-média~. tique 3 travers les désignations Pévénements », journée de Linguistique du Cercle belge de linguistique, 20 mai 2006, Leuven. URL: http://webh0l. ua.ac.be/linguist/online/paps2006/ ‘cal2006.pde. CALABRESE Laura, «L’émergence du contexte dans jes désignants événementiels: intaition du chercheur ou matérialité discursive? », Analyses de dicours et contextes, Lambert Lucas, 2009 a, 4 paraitre. , «Nommer un événement ou les marges du sens dans Jes dénominations médiatiques », Le sens en marge. Représentations du sens linguistique, L Harmattan, 2009 b, p. 15-28. _-——-, « Les héméronymes: ces événements qui font date, cés dates qui deviennent événements », Mots. Les Langages du politique, n° 88, 2009 c., p. 115-128. & DETRIE Catherine, Siwior Paul & Vering Bertrand, Termes et concepts pour Panalyse du discours, Une approche praxématique, Paris, Honoré Champion, 2001. JOUTARD Philippe, Historiens et géographes face & la médiatisation de Pévénement, E. Bevort, . Bonvoisin, P. Frémont et J. Savino (éds), Paris, Centte national de documentation pédagogique, 1999, p. 25-28. KRIEG-PLANQUE Alice, «‘Formules’ et ‘lieux discursifs” : propositions pour Vanalyse du discours politique’, entretien avec A. Krieg-Planque; QUARANTE ANS APRES, QUEVEUT DIRE MAI 68 ? 421 par Philippe Schepens, in Semen, « Catégories pour lanalyse du discours politique », n° 21, 2006, URL: http://semen.revues.org/documentt 938. html. 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