Une mutation de l’expertise économique d’Etat
en France ?
Les nouveaux « conseillers du Prince » du Conseil
d’analyse économique
(1997-2008)
Jérémy Clairat
« Nous sommes le seul pays au monde ott les économistes ont un réle mineur,
ce qui est une erreur absolue [...] C’est top cette histoire du CAF. Si,je prenais un
titre mot : le Conseil d’analyse économique et le pouvoir : essai sur la difficulté du
politique, ou des pouvoirs publics francais, 4 intégrer l'expertise économique. [..]
Votre sujet il est choc. Il est au coeur du coeur du coeur... Je ne vous dis pas ca
parce que... Je vous dis ca parce que c'est 30 ans de réflexions, pas du tout parce
que c'est une fin daprés-midi sympathique »
Jean-Hervé Lorenzi
Si le président du Cercle des économistes! n’hésite pas a suggérer
directement et spontanément au doctorant qui le questionne un titre a
son travail de thése portant sur le Conseil d'analyse économique (CAE),
cest pour mettre en lumiére I’« erreur absolue » des politiques qui, selon
lui, ne parviennent pas a intégrer expertise des « économistes ». De quels
« économistes » parle-til toutefois ? On a en effet tendance a considérer
habituellement que les économistes au sens large ont joué un réle important
dans la détermination des politiques publiques en France a travers notamment
laction du puissant ministére de I'Economie et des Finances. Plus précisément
donc, si le CAE assure selon lui un réle fondamental, c’est parce qu’il permet
aun certain type d’économistes, ceux qui étaient absents jusque-la de la prise
de décision, @avoir voix au chapitre. Ainsi, ces propos de J.-H. Lorenzi nous
incitent 4 explorer une possible mutation de l’expertise économique d’Etat qui
passe par l’émergence d’un nouveau profil d’économiste venant bouleverser
Pétat antérieur de l'agencement des rapports entre les experts économiques
et le pouvoir.
La figure du « conseiller du Prince » qu'il réactive apparait cependant
classique®, L'origine des mots « économie politique »* et « économiste »* en
1. Le Cercle des économistes est un cercle de réflexion d'une trentaine d’économistes créé en
1992 par Jean-Hervé Lorenz dont object déclaré est de promouvoir le débat économique.
2 En 1901 lors du congrés annuel de T'AFSE, son président Jean-Claude Milleron déctaratt
ainsi ouvertement : « c’est aussi un travail momiste que de s'efforcer de convaincre le
Prince » (Milleron Jean-Claude, « Les métiers de économiste au service de la décision », Revue
économique, vol. 43," 4, 1992, p. 895).
3. Le premier a utiliser le terme serait Antoine de Montchrestien qui est décrit par Jean-Claude
Perrot comme un « courtisan » qui souhaite devenir « conseiller du Prince » (Perrot Jean-Claude,
Une histoire intellectuellésde l'économie politique, XVI-XVIF siécle, Paris, Ed. de !' EHESS, 1992,
p.63).
4. Les premiers « économistes » nommés comme tels désignent en effet au XVII siécle la « secte »
des « prosélytes » physiocrates cherchant a influencer avec Francois Quesnay le pouvoir royal
au nom de leur savoir nouveau.138 / — Réception(s) et appropriation(s)
temoigne. Cela n'est pas étonnant, la question du politique et du pouvoir
est pour ainsi dire intrins¢quement liée a la science économique, pour des
raisons historiques®, théoriques®, ou d’objet’, méme si cette dimension est
souvent occultée dans la « science économique » contemporaine. A cet égard,
Vexpression « science de gouvernement » éclaire trés bien cette ambiguité :
la science économique est en effet une véritable « science », une discipline
universitaire et académique constituée, organisée autour de revues, de centres
de recherches, et méme d’un « prix Nobel », mais en méme temps cette
autonomie ne peut pas faire oublier les liens consubstantiels qui unissent
ces savoirs aux arts du gouvernement. Les rapports entre « le savant et le
politique »* constituent aujourd'hui un champ d’étude assez vaste? qui se
nourrit des interrogations ouvertes notamment par Michel Foucault ou Jiirgen
Habermas. En nous inscrivant dans ce courant, nous souhaitons en particulier
approfondir les questions posées par des travaux comme ceux de Frédéric
Lebaron ou Marion Fourcade-Gourinchas”® portant sur les rapports entre les
savoirs économiques et I'action publique.
Dans ce chapitre, nous nous proposons d’étudier plus spécifiquement les
évolutions qui affectent en France cette « science de gouvernement » a l’'aune
du role joué par le CAE. Créée en 1997 par Lionel Jospin, cette institution
incarne en effet un tournant dans le champ de l'expertise économique d'Etat
en réunissant une trentaine d’économistes d’horizons divers, majoritairement
extérieurs 4 l'administration, qui produisent une succession de rapports
destinés a éclairer la décision publique. Nous allons développer I'analyse
dans deux directions, en considérant tout d'abord la spécificité historique
du CAE en tant que nouvel espace de circulation de savoirs économiques a
visée gouvernementale, avant d’étudier ensuite les propriétés sociales et
Positionnelles des économistes qui vont investir cet espace.
Pour comprendre la singularité et la spécificité du projet porté par le CAE,
il convient en effet dans un premier temps de le resituer historiquement au
sein de l'agencement institutionnel organisant I'expertise économique d'Etat
depuis l'aprés-guerre en France. Celui-ci était caractérisé par une situation de
quasi-monopole détenu, du cété technique, par la tradition des ingénieurs-
économistes (X-ENSAE) a la direction de la Prévision et a I'INSEE, et, du coté
politique, par les énarques dans les cabinets, l'Inspection des Finances, ou au
Trésor. L'arrivée du CAE dans ce champ équivaut Virruption d’économistes
5. L'économie politique moderne nait avec les « sciences camérales » qui se constituent au XVII*
siécle et qui marquent un « tournant » dans la « gouvernementalité » des hommes et des choses
(Foucault Michel, Sécurité, tervitoire, population, Cours au Collége de France 1977-1978, Pais,
Le Seuil/Gallimard, 2004).
6. Le modéle du marché d’Adam Smith par exemple, considéré comme le pére de l'économie
moderne, peut étre analysé comme une réponse politique aux problémes non résolus par
les théoriciens du contrat social de la régulation de la société selon Rosanvallon Pierre, Le
Capitalisme utopique. Histoire de U'idée de marché, Paris, Le Seuil, 1999.
7. Les théorémes et scolies de cette discipline ne traitent en effet nl plus nf moins que du probléme
indissociablement politique et économique de la gestion de la rareté, c'est-a-dire du conflit qui
porte sur la production et la répartition des ressources matérielles de la Cité,
Weber Max, Le savant et le politique, Paris, Union Générale d’Editions, 1963.
Cf. introduction de cet ouvrage pour une bibliographie plus complete.
(0. Lebaron Frédéric, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Parts, Le
Seull, 2000 ; Fourcade-Gourinchas Marion, Economists and Socleties: Discipline and Profession
in the United States, Britain and France, 1890s-1990s, Princeton, Princeton University Press,
2009.Une mutation de expertise économique d’Etat en France? / 139
« extérieurs » 4 l'administration, et le conseil va fonctionner comme un « espace
intermédiaire » ov circulent, se rencontrent, voire se confrontent, des savoirs
économiques d’origines diverses.
En particulier, et ce sera objet de la deuxiéme partie de ce chapitre, cet
espace va étre investi par de véritables « acteurs de la circulation », entendu
dans un double sens : ce sont a la fois des acteurs qui circulent (entre les
différents champs académique, administratif, politique, médiatique, bancaire),
et qui font circuler les savoirs. « Passeurs » intermédiaires"’, « marginaux-
sécants »"?, et « multipositionnés »', ils voient dans le CAE une opportunité
a saisir pour renforcer le poids de la réflexion économique dans la prise de
décision publique.
En s'appuyant sur un corpus empirique composé de 45 entretiens semi-
directifs et d'une base de données prosopographiques de 74 individus (tous
les membres présents ou passés du CAE) construite a partir du recueil des
informations biographiques, nous développerons donc la genése de ce nouvel
espace de circulation avant d’examiner les propriétés sociologiques des
principaux « acteurs de la circulation » qui l’ont investi.
Un tournant académique de l’expertise publique ? L’ouverture d’un
espace de circulation des savoirs au coeur de l’administration
« On souffrait dans ce pays d'une non-association des universitaires
Yélaboration de la décision » (Pierre Jacquet), « il n'y avait pas de place pour des
économistes professionnels au sein du pouvoir a la francaise » (Elie Cohen): le
constat d’une absence des économistes « universitaires » dans le champ de
Yexpertise économique d’Etat est partagé quasi-unanimement par les membres
du CAE, Ce constat s'appuie sur une histoire, celle de la monopolisation de
Texpertise économique d’Etat par certaines institutions nationales (la direction
de la Prévision et 'INSEE du cété technique, l'inspection des Finances, le
Trésor et les cabinets ministériels du c6té politique) et les lieux de formation
associés (X-ENSAE d’un cété, ENA de l'autre). Parfois accompagnés d'une
critique explicite des détenteurs de ce monopole, ces propos témoignent
de la concurrence qui existe entre les économistes « universitaires » et les
économistes de l'administration. Les énarques en particulier concentrent
les critiques des nouveaux conseillers du Prince. On raille « l'endogamie »
et « V’étrange consanguinité » d'un systéme ou ce sont les mémes qui
administrent et donnent des conseils pour administrer (Jean-Paul Betbéze).
On met en doute leur capacité a produire une expertise pertinente ; « J’étais
fasciné par ces gens qui étaient tous inspecteurs des finances, machins, trucs,
mais qui étaient nuls en économie. Je n’ai jamais eu I'impression que j’étais
brillant, mais eux, ils étaient nuls nuls nuls. Je veux dire, n’importe quelle
école d’économie, ils auraient été virés au bout de 15 jours. [...] C’était ca-ta-
strophique » (Jacques Delpla).
11, Nay Olivier, Smith Andy et al, Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans
action politique, Paris, Reonomica, 2002.
12, Dulong Delphine, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L'Harmattan,
1997, p. 17.
13. Boltanksi Luc, « Espace multipositionnel. Multiplicité des positions institutionnelles et habitus
de classe », Revue francaise de sociologie, vol. 14, n' 1, 1973, p. 3-26.140 / — Réception(s) et appropriation(s)
Ces critiques contre les énarques sont le témoin d’un conflit identitaire
portant sur la définition de ce qu’est un économiste « professionnel » en
France. Le champ des économistes est en effet caractérisé par la présence
simultanée de formes trés variables, parfois contradictoires, de la compétence
économique. Comme le rappelle Frédéric Lebaron : « est économiste celui qui
Parvient a se faire reconnaitre comme tel »"*. Cette indétermination intensifie
la concurrence entre les prétendants au titre, concurrence qui trouve sa racine
dans la diversité des chemins et des formations possibles menant a la fonction
d'économiste en France. Schématiquement, on peut distinguer trois fili¢res
daccés au métier d’économiste : la filiére technique, mathématique, celle
des « ingénieurs-économistes » passés par I'X et l'ENSAE, la filiére politique
et généraliste des énarques, et enfin la filiére universitaire du doctorat et
de l'agrégation en sciences économiques, les deux premiéres étant les voies
acces privilégiées au champ de l’expertise économique d'£tat. La création du
CAE apparait ainsi comme l'occasion d'une « revanche » pour les économistes
« universitaires » auparavant exclus.,
Quand I’Etat met en place les organisations d'expertise et de prévision
économique au sortir de la seconde guerre mondiale pour organiser la
reconstruction de l’économie francaise, les économistes universitaires issus
des facultés de droit ont en effet été laissés a l’écart, faute de posséder
Jes compétences requises en matiére d’économie publique et de prévision
économétrique'’, Ce sont les ingénieurs-économistes qui construiront les
instruments modernes de la comptabilité nationale au seip du Service des
études économiques et financiéres (SEEF) notamment, sous le patronage de
VINSEE et du Plan'®, Une véritable « mystique »"” de la modernisation et de la
planification se construit autour d'une identité professionnelle qui se constitue
par exemple a travers les formations dispensées a l'ENSAE, ou méme au Centre
d'études des programmes économiques (CEPE), créé en 1957 et codirigé par
Edmond Malinvaud, dont le réle est de remédier « aux insuffisances des
formations supérieures, celles des économistes des facultés alors justement
décriées »'*, L’économie est reconnue comme discipline d’Etat, ce qui s'illustre
par la part croissante de la discipline au concours d'entrée de l’ENA, ou encore
par la présence grandissante d’économistes planificateurs investissant des
lieux tels que I'institut d’études politiques de Paris ou !ENA". On peut parler
de l'avénement d’une science économique « technocratique » : « le technocrate
est alors économiste [...] non pas un "savant" et un théoricien, mais bien un
technicien ou, mieux, un ingénieur de l'économie »*®,
L’agencement institutionnel issu de ce mouvement de monopolisation —
d'une expertise économique « étroitement contrélé par le ministére des :
14. Lebaron Frédéric, op. ct, p. 41
15. Dans les années 1930, I'université n'a en effet pas percu la révolution de ta quantification
économétrique qui mirissait ailleurs autour des travaux de Tinbergen et Frisch, a la difference
des ingénieurs-économistes, par exemple autour du groupe « X-Crise ».
16. Vanoli André, Une histoire de la comptabilité nationale, Paris, La Découverte, 2002.
17, Fourquet Francois, Les comptes de la puissance. Histoire de la comprabilté nationale et du Plan,
Paris, Recherches, 1980. a
18, Vanoll André, op. cit, p. 542.
19. Dulong Delphine,op. cit.
20. Dubois Vincent, Dulong Delphine et al, La question technocratique. De Vinvention d'une figure
‘aux transformations de Vaction publique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg,
1999, p. 15.Une mutation de l'expertise économique d’ftat en France? / 141
Finances »® va subir ses premieres critiques dans les années 1970, quand la
crise pétroliére et le phénoméne de « stagflation » vont frapper les économies
occidentales. La centralisation de l'information économique est remise en
cause. Le monopole de fait de administration économique sur la production,
la diffusion et l'interprétation des données conduit le gouvernement a de
fréquentes disputes avec V'INSEE, ce qui aboutira a la création de nouvelles
institutions de prévision et d’expertise économique encouragées @ fournir
des prévisions et des interprétations alternatives « dans le but d’introduire
du pluralisme » dans le systéme d’information® : l'OFCE, !"IPECODE et I'IRES.
Cet agencement institutionnel s'inspire du modéle d’expertise allemand fondé
sur un dispositif pluraliste d’organismes largement indépendants situés a
Yextérieur des structures administratives®, !IPECODE incarnant le point de vue
des organisations patronales, tandis que I'IRES incarne celui des syndicats.
La deuxiéme vague de critiques viendra pendant les années 1990, suite
a la conversion des élites francaises au « tournant néolibéral » qui traduit
pour Bruno Jobert « l'achévement du processus de monopolisation de
Pexpertise publique >*. Pour Frédéric Lordon, la majorité des économistes
de administration a suivi le tournant néolibéral, constituant pour lui un
« bloc hégémonique » qui s'est assuré « le monopole de la parole autorisée »
« Ce sont les énarques, et surtout parmi eux les inspecteurs des Finances,
qui ont le plus efficacement traduit a leur maniére et relayé les theses de
la nouvelle orthodoxie d’abord importées et prédigérées par les ingénieurs-
économistes®. » L'attachement exclusif ala politique de désinflation campétitive
et a la politique du franc fort est mis en cause. Indexé sur 'impératif de la
construction européenne a laquelle elle lie son destin, et a la surveillance des
marchés qui en contrdlent la bonne application, cette politique est taxée de
« pensée unique »®, C’est ’époque ot Jean-Paul Fitoussi dénonce le « débat
interdit »?” par une expertise technocratique et monocolore.
Crest dans ce contexte particulier qu'un certain nombre d’économistes
vont chercher, avec plus ou moins de réussite, A décloisonner le champ de
expertise économique en ouvrant de nouveaux canaux pour faire circuler la
connaissance économique entre la sphére académique et la sphére politico-
administrative. Jacques Mistral, alors conseiller économique du Premier
ministre Michel Rocard en 1991, a par exemple souhaité créer un « conseil
des conseillers économiques », « une structure qui soit plus indépendante
politiquement que ne I’est un cabinet », mais cela n’a pas abouti. Une année plus
tard, Jean-Hervé Lorenzi crée le « Cercle des économistes > afin de promouvoir
le débat. Dénoncant « 'hyper concentration des pouvoirs entre un ou deux
grands corps de fonctionnaires qui jugent qu'lls sont détenteurs du pouvoir
économique », il a impression que « la politique des taux d’intérét forts, lige &
21. Jobert Bruno, « Un monopole d'tat. La prévision économique et sociale en France », Revue
francaise d’administration publique, nt 9, 1979, p. 120.
22, Fourcade-Gourinchas Marion, op. cit, p. 219.
23. Gabel Markus, Lasserre René, « Regards sur l'économie allemande. Expertise et conseil en
Allemagne : gérer l'abondance », Problémes économiques, n'2912, 2006, p. 10-16.
24, Jobert Bruno et al,, Le tournant néolibéral en Furope. Idées et recettes dans les pratiques
‘gouvernementales, ParispL'Harmattan, 1994, p. 23.
25. Lordon Frédéric, Les quadratures de la politique économique. Les infortunes de la vertu, Paxis,
Albin Michel, 1997, p. 72.
26. Ibid, p. 14,
27. Fitoussi Jean-Paul, Le débat interdit. Monnaie, Europe, pauvreté, Paris, Arléa, 1995.142 / — Réception(s) et appropriation(s)
la chute du Mur de Berlin, est la seule solution. Et moi j'ai toujours pensé qu'il
y avait un débat ». Christian de Boissieu, associé dés le départ, fait le méme
constat : « Nous sommes un pays qui pendant trés longtemps n’a pas tras bien
su utiliser les économistes [...]. Les énarques se pensaient et se croyaient tous
économistes professionnels, ce qui n’était pas nécessairement le cas. [...] Ona
été conscient assez vite dans les années 1980 que c’était important le fait de
se faire entendre, et au fond d’intervenir dans le débat. » D’autres initiatives
du méme genre se développent parallélement, comme celle de Jean-Jacques
Rosa auprés d’Alain Madelin® ou de Jacques Delpla? auprés d'Hervé Gaymard
en 1996. C’est finalement Pierre-Alain Muet, conseiller économique de Lionel
Jospin nommé Premier ministre en 1997, qui parviendra a concrétiser un tel
projet avec le CAE, espace ouvert a la circulation d'une expertise universitaire
un peu plus indépendante des travaux de I'administration.
Liambition de pluralisme est affichée d’entrée par Lionel Jospin dans le
discours d'intronisation du conseil”, Pierre-Alain Muet, premier président
délégué, recherche « un éclairage le plus complet possible des différentes
alternatives », car « Lionel Jospin aime qu’on lui laisse le choix politique,
qu’on lui présente plusieurs solutions »*!. Créé par le décret n’ 97-766 du
22 juillet 1997, le CAE regroupe ainsi une trentaine d’économistes nommés
a titre personnel, qui sont renouvelés tous les deux ans, et six membres de
droit”. Il est orienté autour de la production de rapports qui sont signés
par des auteurs individuels*, et non par le CAE de maniére collective. Cette
solution institutionnelle qui associe en lien direct avec le Premier ministre des
économistes de sensibilités diverses (et donc parfois avec des options politiques
opposées a celles du gouvernement) est assez inédite, d’autant plus que les
rapports sont rendus publics. Elle est de fait le fruit d'un compromis entre
les ambitions initiales de Lionel Jospin et Pierre-Alain Muet et les contraintes
spécifiques liées au réle du cabinet et de l'administration économique en
place.
Au départ, selon Muet, « ce que voulait Jospin, c’était avoir une sorte de
Council of Economic Advisers » (CEA). La référence au prestigieux exemple
américain revient d'ailleurs de maniére récurrente au cours des différents
entretiens™. On peut toutefois se demander dans quelle mesure ce modéle est
transposable tant les contextes nationaux sont différents. Pierre-Alain Muet
élabore : « En réfléchissant bien je me disais que ca ne pouvait pas étre sur le
28. Jean-Jacques Rosa lui a proposé l'idée d’un conseil d'universitaires sur le modéle américain
Pour faire contrepoids au ministére des Finances : « L'idée était dans I’air avant que Jospin
Aécide de le créer»
29. Jacques Delpla, alors membre du cabinet du ministre de I’Economie et des Finances, raconte :
« Mot j‘avais proposé de créer un CAE au directeur de cabinet de ‘l'époque Christian Noyer [...]
En fait il s'en foutait complétement. »
30. « Le Conseil d’analyse économique est pluraliste. C’est ld un de ses atouts principaux, auquel je
suis trés attaché » (24 juillet 1997).
31. Muet Pierre-Alain, « Le Conseil d'analyse économique ou I'anti-consensus », Li
politique, n° 1, 1999, p. 12.
32. Le directeur général de INSEE, le directeur de la DARES, le directeur de la DREES, le directeur
des politiques économiques a la DGTPE, le directeur général du Centre d'analyse stratégique
depuis 2006 (qui a remplacé le Commissaire général au Plan) et le président délégué du Conseil
analyse de la société (depuis 2004).
33. Avec parfois l'appui d’un groupe de travail.
34. Un exemple parmi d'autres : « If fallat fatre quelque chose du type CEA américain dont nous
avions tous le modele en téte » Elie Cohen).
momieUne mutation de expertise économique d'état en France? / 143
modéle américain{...] Ce n’était pas naturel dans I’administration francaise,
parce qu'il y avait les directeurs du Trésor, etc., ceux dont la vocation est
justement de faire de la politique économique. » Le CEA est en effet plus
prés du pouvoir que ne le sera le CAE, ala maniére d'une Direction de la
Prévision en France. [I est directement branché sur le processus de décision
en matiére de politique économique, ct les trois économistes a sa téte sont
des conseillers proches du Président, a plein temps, membres de son Bureau
exécutif, et qui partagent la méme sensibilité politique*’, ce qui contraste
avec la diversité politique et le statut des économistes du CAE qui travaillent
presque bénévolement™. C’est donc essentiellement dans l’insistance a recruter
des universitaires et des chercheurs”, dans un conseil prestigieux rattaché au
Premier ministre, que le CAE se rapproche de son modéle américain (et, dans
une certaine mesure, des normes internationales*).
Si le CAE se démarque du modéle dominant dans le champ de l'expertise
économique en France en faisant venir des économistes universitaires, il se
démarque donc également du modéle américain en faisant venir des individus
aux profils politiques diversifiés. Cette caractéristique de pluralisme est
primordiale aux yeux de ses créateurs dans le sens ot c'est autour de cette
volonté que s'est organisée la discussion pour trouver la forme institutionnelle
adéquate. Si les rapports sont rendus publics malgré les réticences initiales
du cabinet®, c'est parce que c’était une condition essentielle pour que des
économistes du bord opposé acceptent de participer a ce conseil présidé par
Lionel Jospin.
Larrivee de producteurs de savoirs issus du champ académique (dans
toute sa diversité) n’ira pas sans créer des tensions et des résistances avec
les producteurs d’expertise économique issus de l'administration, d’autant
plus que le CAE étant rattaché au Premier ministre, il entre de facto en
concurrence avec les services de Bercy, selon une opposition institutionnelle
classique. Les entretiens confirment ces tensions initiales : « Je crois que
Padministration économique nous craignait au départ, on a un mépris certain
pour les universitaires quand méme » (Elie Cohen) ; « Le premier réflexe d’un
certain nombre de gens a Bercy c’était évidemment d’étre hostile en disant
que la source d'expertise économique du Premier ministre ce devait étre
35. Outre les trois économistes nommés par le Président, le CEA se compose d'une dizaine de
senior economists, professeurs d'université pour la phupart (certains prix Nobel sont passés
par 1a), d'une dizaine de jeunes diplémés (avec le statut de staff economists ow research
assistants), d'une petite cellule statistique et administrative. Tous sont salariés a temps plein,
a la difference du CAE oi seule la petite équipe administrative, le Président délégué et son
adjoint sont salariés.
36. Il existe une indemnité de l'ordre de 1 000 euros pour Pécriture d'un rapport, ce que les
membres du CAE constdérent généralement comme purement symbolique.
37. «I fallait tre prof et pas dans administration » affirme par exeruple Michéle Debonneuil.
38. Laprésence d’économistes reconnus dans le champ académique permet d'apporter une lisibilité
et une crédibilité plus grandes aux propositions du gouvernement au sein des organisations
{internationales oi le critére du Ph.D. est la régle. Cette dimension est explicitement avancée :
« Cait important pour le pouvoir de s'appuyer sur une scientificité économique, pour montrer
que ce n’étatt pas un volontartsme archaique mats qu’au contratre tly avait une communauté
déconomistes qui alimentait une stratégie différente. Muet par exemple attachait énormément
importance d la confroatation avec les gens de OCDE, du FMI ou de la Banque Mondiale...)
I tenait beaucoup a s'affronter avec eux sur le plan sctentifico technique, et ne pas apparaltre
simplement comme des idéologues dépassés » (Jean Pisani-Ferry),
39. Pour un ancien membre cu cabinet, « publier des rapports du CAE, c'est mettre des bombes
Matignon ».144 / _ Réception(s) et appropriation(s)
Je ministre des Finances et a travers lui la Direction de la Prévision » Jean
Pisani-Ferry). Malgré cela, il est important de noter, au-dela des raisons de
personnes qui peuvent expliquer une cohabitation relativement pacifiée*,
qu'il existe également des intéréts réciproques et des attirances croisées entre
le CAE et les services administratifs. Le premier posséde en effet un capital
symbolique fort, en tout cas au départ, une légitimité scientifique plus grande
au regard des critéres internationaux, et une relative liberté de parole qui
séduit les experts de l’administration* et les incite a participer aux débats
du CAE. Inversement, I’administration posséde une plus grande force pour
mener des enquétes, collecter des données, et une plus grande proximité avec
la mise en ceuvre des politiques, obligeant les membres du CAE a aller vers
administration”. Par ailleurs, I'existence du CAE allait structurellement dans
le sens des intéréts interministériels de Bercy en renforcant généralement la
dimension économique des dossiers auprés du Premier ministre et donc le
point de vue de I'Economie et des Finances. Ces transactions symboliques et
materielles qui s’opérent permettent ainsi d’ouvrir un espace de circulation
des savoirs qui semble rompre avec la logique endogéne de la production
administrative d’une expertise d’Etat. )
On peut toutefois se demander dans quelle mesure le CAE rompt
effectivement avec cette logique antérieure, et dans quelle mesure il acquiert
une épaisseur suffisante pour un fonctionnement autonome et indépendant
des logiques administratives. Cela revient 4 poser la question des modalités de
la circulation qui s’opére en pratique entre la sphere académjque et la sphere
politico-administrative. On peut déja distinguer deux moments od cette
circulation s'opére : de maniére directe lors de la production des rapports
au sein des groupes de travail, ou de maniére indirecte lors de la réception
des rapports par les cabinets et les administrations. Dans les deux cas, les
interactions entre ces deux univers sont contraintes et conditionnées par
leurs rapports de concurrence, et les échanges parasités par des rapports de
pouvoir. Par exemple, au sein des groupes de travail, chaque administration
cherche a favoriser sa position en vue des arbitrages interministériels, cherche
a « faire passer » son analyse dans les rapports du CAE, ce qui constitue autant
de contraintes avec lesquelles les auteurs doivent négocier : « On se retrouve,
quand on fait des rapports, a devoir passer des compromis infinis avec chaque
administration particuliére qui essaie de caser son morceau d’expertise sur le
coup, son morceau de note [...]. On se retrouvait 4 devoir négocier comme ¢a,
avec aprés des enjeux symboliques importants entre chaque administration,
cest-é-dire si on prenait une note de la Direction de la prévision et pas de la
DARES ou pas de I'Insee, bon bah tout de suite ¢a va étre mal interprété... »
eat
40. Pierre-Alain Muet, conseiller économique au cabinet de Lionel Jospin, Premier ministre,
entretient une relation cordiale avec Jean Pisani-Ferry, conseiller économique au cabinet de
Dominique Strauss-Kahn, ministre de I'Economie et des Finances. Jean Pisani-Ferry deviendra
ailleurs Président délégué du CAE en 2001, suecédant a Pierre-Alain Mu
41. Flie Cohen explique ainsi: « L'une des raisons pour lesquelies ils ont commencé @ nous aimer, c'est
4qu’on leur donnait la possibilité de s'exprimer eux-mémes, notamment c travers les compléments.
Le fait quis puissent signer des papiers, et acquérir une certatne visibilité, notamment pour les
gars de la direction de ta Prévision, a été un événement extraordinatrement posit. »
42, Le CAE est généralement dans une situation de dépendance vis-a-vis de l'administration
en matiére de collecte des données, comme Pillustre par exemple cette analyse de Patrick
Artus : « Les groupes du travail se font pluidt avec les bouts de Vadministration compétente. Et
heureusement d'ailleurs, parce qua certains moments on ne saurait pas travailler. Nous on n'a
pas de stats, sans V'INSEE on n'y arrive pas. »‘Une mutation de l'expertise économique d’Etat en France? / 145
(Thomas Piketty). Pour certains, le rdle des administrations au sein de ces
groupes de travail ont fortement réduit la capacité novatrice que Pon pouvait
espérer d'un CAE pluraliste et composé essentiellement d’économistes
universitaires « extérieurs », au point que certains ont parfois l'impression que
administration a phagocyté le potentiel de propositions du conseil : « Le mode
de fonctionnement fait qu’en réalité vous ne pouvez pas faire de la place, vous
ne pouvez rien apporter de neuf. Parce que le mode de travail, c'est on fait un
groupe de travail sur un théme, on collecte tout ce que dit l’administration,
et en fait celui qui est censé penser, il fait la synthése » (Michéle Debonneuil).
Parler de circulation des savoirs au sein des groupes de travail revient en
réalité 4 observer, selon les configurations, des situations qui oscillent entre
confrontation, négociation ou coordination. Les conflits qui s‘observent ici
peuvent se retrouver au moment de la réception du rapport. En fonction du
sujet®, des auteurs du rapport, du contexte socio-politique‘’, la maniére
dont les cabinets s'approprient les conclusions d'un rapport peut aller, idéal-
typiquement, de lindifférence la plus totale* a la prise en compte effective
Wune série de propositions sans modifications postérieures (ce qui est rare),
mais cela passe plus généralement par l'ensemble des figures intermédiaires
de la réception/traduction/trahison qu'il faudrait détailler selon les cas.
Les « Conseillers du Prince » : une conception militante de
Texpertise économique comme science de gouvernement *
Pour les économistes auparavant exclus de l'expertise économique d’tat,
cet espace constitue donc un liew stratégique dont Pautonomie doit ére
défendue et renforcée face a la tentation d’une administration encline a en
phagocyter le fonctionnement. Mais qui sont réellement les « acteurs de la
circulation » les plus investis dans le CAE ? Sont-ils, 4 l'image des membres du
CEA, des acteurs particuliérement reconnus du champ académique ?
Au cours des entretiens réalisés, une expression est souvent revenue, celle
de « noyau dur >, pour désigner un groupe de personnes tras actives au sein du
CAE, en général les membres qui ont éé nommés a chaque fois ou presque et
qui participent activement aux réunions ou aux rapports, Un membre déclare
43, Certains domaines comme la fiscalité peuvent susciter des résistances tés fortes : « ily a
‘eu des grosses réserves de Bercy qui ne souhaitait pas que le CAE s'occupe de fiscalté, mais le
Premier ministre a tranché en faveur du CAE |.) Je pense que ga a été probablement le seul oi i
Ya eu une opposition aussi forte, parce que ga touchatt au coeur du réacteur quoi. Bercy a dit en
‘gros, au départ, "pas touche @ mon sujet !"» (Entretien avec un membre du CAE depuls 2004)
44, Siles auteurs du rapport sont situés politiquement & 'opposé du gouvernement, les échanges
sont plus tendus, comme lllustre ces propos d'un membre du CAE depuis 2006 : « If ne faut
‘pas qu'on fasse de rappor’s, parce que nous on constitue un noyau Terra Nova au sein du CAE,
‘et donc ils ne veulent plus qu’on fasse des rapports ensemble. ...] En fait ils ont essayeé de pousser
our qu'on travaille avec des gens de droite, mais mot fai rien contre les gens de droite, mais ce
quilly a, c'est qu’on aime bien travailler ensemble, ce n'est pas parce qu'on est sectaire »
45, _Lactise des subprimes en 2008 a par exemple joué sur la réception du rapport Mistral/Plagnol
sur le logement.
46, Comme en témoignent ces propos d'un membre de V'administration qui veut rester anonyine
« le CAE était généralement ignoré de Vadministration, au micux ignoré, au pire honmni |...)
Je me souviens la déléguée a Vemplo, elle voyait tomber le rapport du CAE, ¢a lui tombait des
‘mains elle ne le isatt pas, ou elle me demandait de lui dire en trots lignes ce qu’ll y avatt dedans
dintéressant pour elle, et pourtant c'est un femme qui savait lire, enfin je veux dire qui sat lire
des rapports de recherche. »146 / — Réception(s) et appropriation(s)
ainsi : « A un moment, Elie Cohen faisait trois rapports en méme temps, il ne
faisait que ca dans la vie ! » Méme si c'est parfois délicat a aborder dans les
entretiens, il est clair que le taux de présence des membres varie en fonction
de leur profil. Pour Gilles Saint-Paul, « il y a un noyau dur de gens qui tournent
autour du Cercle des économistes qui eux sont souvent 1a, ensuite il y a les
universitaires parisiens qu’on voit un peu moins fréquemment, puis il y a les
universitaires de province comme moi ou Jean Tirole, on vient encore moins
fréquemment, enfin il y a les gens de l’étranger quel’on voit rarement. » Cette
analyse est confirmée par d'autres entretiens qui soulignent que le péle
des économistes les plus académiques n’est pas nécessairement le mieux
représenté, En fait, les plus investis semblent tourner autour d'une « bande de
copains » qui se voient trés souvent, dans différents lieux, et qui partagent une
méme volonté de débattre et de conseiller le politique : « On se voit partout,
méme en dehors du CAE! [...] Done il faut penser qu’en plus on se voit tout le
temps dans le cadre du Cercle des économistes, méme dans d'autres cercles.
Mais, voila, on est comme ¢a, on prend plaisir 4 discuter entre nous, a échanger
des idées, des analyses, les confronter » (Entretien avec un membre du Cercle
des économistes),
Lun des éléments qui caractérise ces acteurs est qu’ils appartiennent ou
ont appartenu 4 différents champs sociaux. Patrick Artus par exemple décrit
sa position ainsi : « Il y a des gens qui ont des profils d’enseignant-chercheur
pur [...] Et puis, il y a des gens qui sont économistes d'entreprise mais avec
un background en économie académique extrémement limité. [...] Et puis,
des positions un peu intermédiaires de gens qui a la fois ont un background
académique et continuent a lire de la recherche, ce qui est un truc un peu dur
quand vous étes en entreprise, de continuer...|...] Et qui continuent a enseigner,
et qui en méme temps... Essaient de travailler dans une entreprise ot l'on
essaie de se servir de ca comme d'un atout [...]. Donc moi j’ai toujours essayé
d'avoir le double profil. Alors je ne suis pas tout seul, ily a des gens comme
Jean-Paul Betbéze au Crédit Lyonnais, ou a la limite un peu Lorenzi, qui essaie
d’avoir un peu cette double casquette. [...] Des gens qui sont a la frontiére... »
Ces acteurs sont souvent par ailleurs membres de nombreuses commissions,
associations ou think tanks. Véhicules d'une conception experte de la science
économique qui vise avant tout a agir sur le monde réel, ces économistes
semblent avoir fait de 'expertise ou du « conseil au Prince » une véritable
activité professionnelle a plein temps, activité qui nécessite de circuler entre
différents champs pour en connaitre les enjeux spécifiques et pour pouvoir
y diffuser plus facilement leurs idées. Ces acteurs ont souvent abandonné
plus ou moins les enjeux spécifiques au champ académique. Ils ne cherchent
pas a publier dans les revues phares de la discipline, mais ils connaissent
suffisamment les débats qui s’y déroulent pour faire le lien entre la théorie
et les problémes concrets. Pour reprendre la description de David Colander,
on pourrait dire qu’ils sont au « deuxiéme étage » de l'expertise économique,
circulant et faisant le lien entre les « third-floor theoretical economists » et
les « first-floor policy economists »*’, position privilégiée pour développer un
« art » ou un « artisanat » de la politique économique distinct de la science
économique « pure » selon lui.
47. Colander David C., The Lost Art of Economics : Essays on Economies and the Economic Profession,
Northampton, E. Eigar, 2001, p. 7.Une mutation de l'expertise économique d’ftat en France? / 147
L’analyse de correspondances multiples réalisée semble confirmer cette
distinction. Schématiquement, le premier axe de l’analyse factorielle oppose
en effet les économistes « purs » aux experts « impurs », les « scientifiques >
strictement définis aux « conseillers du Prince » aux contours plus flous. Cet
axe corrobore le travail de Frédéric Lebaron qui mettait a jour dans le deuxiéme
axe de son analyse des correspondances multiples (ACM) une opposition entre
le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, entre les économistes d’avant-garde
et les économistes « mondains ». Comme le résume Jacques Mistral : « Au sein
de la profession il y a des clivages qui structurent fortement, d’abord entre
ceux qui sont intéressés par la vie réelle sous tous ses aspects et ceux qui sont
intéressés par la vie académique sous tous ses aspects. Ce sont deux choses
trés différentes. Je peux citer des noms de gens ayant trés bien réussi dans un
cas comme dans l'autre, par exemple si vous voulez Jean-Hervé Lorenzi c'est
le prototype de ceux qui sont tournés vers le fait d’étre en plein dans la vie
réelle, le plus possible, tous les jours, tous les soirs, a la télé, et puis Guesnerie
ou Laroque, a l'autre extréme, ou Tirole, qui sont des gens, sans parler de prix
Nobel, qui s'investissent depuis toujours avec le plus grand soin dans la qualité
académique de ce qu'ils font, des liens qu’ils nouent, organisation de leurs
étudiants, la transmission du savoir, leur recherche. {...] En France il y a quand
méme un partage entre le monde purement universitaire et le monde de ceux
qui ont un contact avec la vie réelle des administrations ou des entreprises. »
Si l'on rentre dans le détail*, on observe que 'ACM oppose d'un coté des
économistes avec un « H-index » scientifique trés fort, qui ont beaucoup de
distinctions scientifiques (médaille du CNRS, prix internationaux), qui ont
obtenu un Ph.D. et sont professeurs aux Etats-Unis, qui travaillent a l’étranger,
qui sont membres de nombreuses associations professionnelles internationales
(comme I'American Economic Association ou ’Econometric Society), qui ne sont
jamais passés dans le secteur privé, qui sont membres de I’Ecole d’économie
de Paris (EEP), et qui ne passent pas souvent 4 la télévision ou ne font pas
Yobjet de nombreux articles dans la presse. De Vautre cété, on trouve des
économistes qui ont toujours été membres du CAE depuis le départ (six
nominations), ont beaucoup de distinctions médiatiques (prix décernés par des
Journaux comme le prix de I'économiste de l'année [Nouvel économistel, ou le
prix du meilleur jeune économiste [Le Monde/Cercle des économistes})et de
distinctions étatiques (Légion d’honneur, Palmes académiques, Ordre national
du mérite), passent trés souvent a la télévision ou ala radio, écrivent souvent des
chroniques dans la presse, ont un « H-index » scientifique tras faible, sont des
acteurs multipositionnels (passage dans le secteur privé, statut de professeur
« associé », souvent dans les écoles du pouvoir, expérience des cabinets
ministériels), ont des connexions parfois fortes avec le monde de ’entreprise
(membres de conseils d’administration de grandes entreprises, voire dirigeants
d’entreprises eux-mémes, appartenance au Medef ou passages par Rexecode),
enseignent ou sont passés par l'Université Paris-Dauphine et sont investis dans
de nombreuses associations (Cercle des économistes, Club des amis de la LOLF,
think tanks, Société d’économie politique) ou commissions nationales (cf,
graphique des variables actives).
48. _Seules les modalités des variables actives avec une contribution supérieure a 19%de la formation
du premier axe factoriel sont mentionnées.
19. Pour Frédéric Lebaron, la Société d'économie politique (SEP) incarne « la définition 1a plus
mondaine de l'économie » (op. cit, p. 30). C'est un lieu de rencontre entre des économistes
académiques ou associés et des « professionnels » de l'économie.148 / — Réception(s) et appropriation(s)
EP, ou!
Gnomiations
Distaeae. exp
spa MESH « Peper
30,1 NESE « Ppa
Pec tea
| Hindexs
Des Fr
=
Saar et dentate anript as
Si T'on regarde le graphique des individus (cf. graphique des individus),
les plus représentatifs des économistes « purs » sont des gens comme Jean
Tirole, Jean-Jacques Laffont, Olivier Blanchard, Francois Bourguignon ou
Daniel Gros. Du cété des « conseillers du Prince », ce sont des économistes
comme Christian de Boissieu (président délégué actuel du CAE), JeanHervé
Lorenzi (président du Cercle des économistes), Michel Didier (directeur
de Rexecode), Christian Saint-Etienne, Jean-Paul Betbéze ou Patrick Artus.Une mutation de l'expertise économique d’Etat en France? / 149
Le premier élément notable qui caractérise les économistes « conseillers du
Prince » (situés a droite de I'axe) est leur capacité a investir les médias : « Tous
les économistes médiatiques sont ou ont été au CAE », selon Gilles Saint-Paul.
Un autre membre remarque : « Ceux qui sont restés nesont ni les trés bons
économistes, ni les copains de la majorité du moment, ces deux groupes ont
pas mal tournés, ceux qui sont restés [...] c’est le petit groupe de ceux qui
tiennent les médias... » En signant des articles dans des journaux, en allant
sur les plateaux de télévision ou dans les studios de radio, ces économistes
font circuler leurs analyses en direction du plus grand monde. Etre un « expert
cathodique »* requiert une capacité a rester au contact des sujets qui font
Factualité. Cela témoigne également d'un talent de communicant et de
pédagogue qui facilite la circulation d’analyses non seulement a destination
des médias, mais plus généralement entre les différents champs que traversent
ces économistes multi-positionnés. C’est d’ailleurs une raison qui justifie leur
présence au sein du CAE. Alors qu'il évoquait un possible départ, Patrick Artus
relate ainsi la réponse que lui a faite Christian de Boissieu : « Oui, mais tu as
une fonction sociale importante, est que quand on fait une conférence de
presse pour présenter un rapport oi tu as été, il vient 80 journalistes, et quand
je mets trois universitaires, i] vient zéro journaliste (rires). Donc tu as au moins
une utilité sociale, qui est que tu fais comnaitre ce que fait le CAE quoi. »
Le deuxiéme élément notable concerne leur relation au champ académique
et scientifique le plus « pur ». Souvent professeurs « associés », ayant exercé
dans des « écoles du pouvoir » (IEP de Paris, I'ENA, ou encore HEC), Als ne sont
généralement plus dans la recherche active. Ainsi, ils évitent les « dilemmes de
la raison académique >* que décrit Charles Schultze 4 propos des membres
du CEA américain, c’est-a-dire la tension entre l'exigence d’efficacité politique
et Timpératif de crédibilité scientifique. En restant trop isolés dans leur
tour d'ivoire, les économistes passeraient pour des naifs politiques aux
yeux de I'administration et des politiques, mais en étant trop engagés dans
le « cambouis » des décisions politiques, en étant « trop politiques », ils
écorneraient leur aura et leur légitimité de scientifique. Ce dilemme se pose
donc avec une acuité plus grande pour les profils les plus académiques, &
Texemple des membres du CEA qui retournent généralement a leur carriére
académique aprés ce passage au pouvoir, que pour les membres du CAE
situés dans le cadran des « conseillers du Prince ».
Troisiéme caractéristique, ces économistes n’hésitent pas a intégrer les
contraintes propres au champ politique dans leurs recommandations. Alors que
les plus académiques montrent souvent une certaine réticence, en dénoncant la
«tentation » qu'il y a a se mettre « au service du Prince », en affirmant que « le
pouvoir altére la capacité cognitive » (Robert Boyer), le groupe des économistes
«conseillers du Prince » n’hésite pas a agi en vrai « politique », en adoptant des
stratégies pour « faire passer » leurs recommandations, ou, plus simplement,
50. Lensing-Hebben Caroline, Les experts cathodiques. Chercheurs face 4 la tentation médiatique,
Paris, Ed. INA, 2008.
51. Schultze Charles I, « The CEA : An Inside Voice for Mainstream Economics », Journal of
Economic Perspectives, Vel. 10, n° 3, 1996, p. 23-39.
52, « The reluctance of many CEA chairs and members to engage in highly partisan cheerleading
‘may stem in part from the fact that most of them plan to resume academic careers and so
place a high value on maintaining a reputation for professionalism among academic peers »
Gchultze, 1996, p. 26),150 / — Réception(s) et appropriation(s)
en essayant de penser comme un homme politique pourrait penser (c'est-a-dire
en intégrant les conditions de faisabilité politiques ct institutionnelles d’une
mesure, en réfléchissant aux réactions que cela pourrait engendrer, a la fois
dans le champ politique [recherche de la « fenétre d’opportunité »), a lintérieur
de lEtat [concurrences administratives] et de la société [mobilisations sociales,
lobbys). Elie Cohen affirme ainsi : « L’économie académique telle qu'elle sé
développe aujourd’hui n'a absolument aucun rapport avec l'économie réelle
si jfose dire. Les modes de sanction, de reconnaissance scientifique, dans la
discipline, ne font aucune place a la pertinence des approches par rapport aux
problémes de l'économie réelle, Aujourd’hui, vous pouvez étre un excellent
économiste, nobélisable, et avoir une trés piétre connaissance de l'économie
réelle [..] Aujourd’hui, si vous voyez tous les rapports que j'ai faits, on parle
de réformes, et on parle tout de suite de contraintes d'économie politique
en matiére de réforme, et donc on parle de trade-off, on parle de solution
de second-best, on parle de solutions incrémentales... Si vous voulez ca cest
totalement intégré, ce n’est vraiment plus un sujet. Pour nous en tout cas, pour
les économistes de mon espéce |...) je me mets dans la position de l'homme
de pouvoir en situation de décision. C’est-a-dire que je ne me comporte pas
en économiste... D’ailleurs ¢a m'est reproché par un certain nombre de mes
collégues. La il y a des débats. Certains de mes collégues quand j'ai fait le
rapport "éducation et croissance” m’ont dit "mais tu n’as pas a intérioriser
les contraintes du politique. Tu es un économiste, il faut que tu dises ce
qui est optimal du point de vue économique" Et moi je leur dis non ! Je suis
dans action publique. » Généralement, le profil multipositiorné prédispose
a intégrer des éléments dans l'analyse qui ne viennent pas naturellement
aux seuls universitaires, de méme que Vexpérience du cabinet permet aux
économistes de développer et d’exercer leur sens politico-tactique.
Conclusion
Replacée dans le contexte historique du monopole de l'expertise
économique d'ftat, la création du CAE en 1997 apparait comme un « tournant
académique » qui change a la marge le paradigme organisant les relations
entre la science économique et action publique. En promouvant des analyses
extérieures visant a « élargir le champ des possibles », le CAEa ouvert un espace
de circulation des savoirs au coeur de l'administration qui va étre investi par
des économistes au profil spécifique. Proches de la figure du « conseiller du
Prince», ils souhaitent donner au CAE une véritable épaisseur et une autonomie
afin de pouvoir y diffuser leurs propres analyses, Experts médiatiques,
pédagogues et communicants, experts multipositionnés a la frontiére entre lé
champ scientifique, politique, administratif, et le monde de l'entreprise, ces
« acteurs intermédiaires » jouent un réle de passeur entre différents champs.
Prosélytes et militants d’une certaine conception de I'expertise économique,
ces économistes sont de véritables acteurs de la circulation des savoirs qui
cherchent mettre en mouvement le débat et a diffuser leurs travaux autant
que possible, comme V'illustre de maniére ramassée cette description du Cercle
des économistes par Jean-Marie Chevalier : « Un, on a un diner une fois par
mois, ce soir on cine avec Chéréque par exemple. La derniére fois c’était le
patron d’Essilor, c’était passionnant. Il y en a un d’entre nous qui passe 4‘Une mutation de I’expertise économique d’Etat en France? / 151
Radio-Classique tous les matins, de service 7h42, il y en a un d’entre nous
qui passe a I-Télé tous les jours, de service, a 9h le soir. On décerne le prix du
meilleur jeune économiste avec Le Monde, on fait des bouquins, beaucoup de
publications, et puis on a nos rencontres académiques d’Aix-en-Provence, une
fois par an en juillet, on fait de l'économie toute la journée et le soir on va a
V'Opéra. »
Au-dela des tensions épistémologiques et identitaires que ces investisse-
ments peuvent créer vis-a-vis de l'image que la science économique a d’elle-
méme, pour avancer dans I'analyse, il faudrait pouvoir entrer dans le cceur de
« ce qui circule », c’est-a-dire étudier les productions de ce groupe, les prises
de positions, et voir comment celles-ci peuvent avoir un effet sur les décisions
finalement prises. Il faudrait par exemple suivre le destin de quelques rapports
précis pour détailler les facteurs qui conditionnent la bonne ou la mauvaise
réception d’un rapport, les opérations de réappropriation et de traduction qui
s‘opérent pendant I’échange®. Dans quelle mesure et selon quelles modalités
Jes produits du CAE se diffusent finalement au sein de l’administration** ?
3. Surlamaniére dont un rapport peut acquérir une « force sociale », cf. Gayon Vincent, « Un atelier
@’écriture internationale : YOCDE au travail. Fléments de sociologie de la forme “rapport” »,
Sociologie du travail, n’ $1, 2009, p. 324-342.
4, Sur la question de’la diffusion des idées économiques, David Colander et Alfred Coats
‘istinguent trois modéles :« a théorie du virus » (les idées se diffusent par incubation, elles se
répandent petit a petit par contacts successifs), « le modeéle du marché » (il existe une offre et
lune demande qui se rentontrent lorsqu’une idée produite correspond a des besoins),et la « la
theorie de information » (qui distingue un « émetteur », « un message », « un récepteur », et
des opérations de codage et de décodage le long de la chaine de circulation de V'idée). Colander
David C,, Coats Alfred W. et al, The Spread of Economic Ideas, Cambridge, Cambridge University
Press, 1989,