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Une mutation de l’expertise économique d’Etat en France ? Les nouveaux « conseillers du Prince » du Conseil d’analyse économique (1997-2008) Jérémy Clairat « Nous sommes le seul pays au monde ott les économistes ont un réle mineur, ce qui est une erreur absolue [...] C’est top cette histoire du CAF. Si,je prenais un titre mot : le Conseil d’analyse économique et le pouvoir : essai sur la difficulté du politique, ou des pouvoirs publics francais, 4 intégrer l'expertise économique. [..] Votre sujet il est choc. Il est au coeur du coeur du coeur... Je ne vous dis pas ca parce que... Je vous dis ca parce que c'est 30 ans de réflexions, pas du tout parce que c'est une fin daprés-midi sympathique » Jean-Hervé Lorenzi Si le président du Cercle des économistes! n’hésite pas a suggérer directement et spontanément au doctorant qui le questionne un titre a son travail de thése portant sur le Conseil d'analyse économique (CAE), cest pour mettre en lumiére I’« erreur absolue » des politiques qui, selon lui, ne parviennent pas a intégrer expertise des « économistes ». De quels « économistes » parle-til toutefois ? On a en effet tendance a considérer habituellement que les économistes au sens large ont joué un réle important dans la détermination des politiques publiques en France a travers notamment laction du puissant ministére de I'Economie et des Finances. Plus précisément donc, si le CAE assure selon lui un réle fondamental, c’est parce qu’il permet aun certain type d’économistes, ceux qui étaient absents jusque-la de la prise de décision, @avoir voix au chapitre. Ainsi, ces propos de J.-H. Lorenzi nous incitent 4 explorer une possible mutation de l’expertise économique d’Etat qui passe par l’émergence d’un nouveau profil d’économiste venant bouleverser Pétat antérieur de l'agencement des rapports entre les experts économiques et le pouvoir. La figure du « conseiller du Prince » qu'il réactive apparait cependant classique®, L'origine des mots « économie politique »* et « économiste »* en 1. Le Cercle des économistes est un cercle de réflexion d'une trentaine d’économistes créé en 1992 par Jean-Hervé Lorenz dont object déclaré est de promouvoir le débat économique. 2 En 1901 lors du congrés annuel de T'AFSE, son président Jean-Claude Milleron déctaratt ainsi ouvertement : « c’est aussi un travail momiste que de s'efforcer de convaincre le Prince » (Milleron Jean-Claude, « Les métiers de économiste au service de la décision », Revue économique, vol. 43," 4, 1992, p. 895). 3. Le premier a utiliser le terme serait Antoine de Montchrestien qui est décrit par Jean-Claude Perrot comme un « courtisan » qui souhaite devenir « conseiller du Prince » (Perrot Jean-Claude, Une histoire intellectuellésde l'économie politique, XVI-XVIF siécle, Paris, Ed. de !' EHESS, 1992, p.63). 4. Les premiers « économistes » nommés comme tels désignent en effet au XVII siécle la « secte » des « prosélytes » physiocrates cherchant a influencer avec Francois Quesnay le pouvoir royal au nom de leur savoir nouveau. 138 / — Réception(s) et appropriation(s) temoigne. Cela n'est pas étonnant, la question du politique et du pouvoir est pour ainsi dire intrins¢quement liée a la science économique, pour des raisons historiques®, théoriques®, ou d’objet’, méme si cette dimension est souvent occultée dans la « science économique » contemporaine. A cet égard, Vexpression « science de gouvernement » éclaire trés bien cette ambiguité : la science économique est en effet une véritable « science », une discipline universitaire et académique constituée, organisée autour de revues, de centres de recherches, et méme d’un « prix Nobel », mais en méme temps cette autonomie ne peut pas faire oublier les liens consubstantiels qui unissent ces savoirs aux arts du gouvernement. Les rapports entre « le savant et le politique »* constituent aujourd'hui un champ d’étude assez vaste? qui se nourrit des interrogations ouvertes notamment par Michel Foucault ou Jiirgen Habermas. En nous inscrivant dans ce courant, nous souhaitons en particulier approfondir les questions posées par des travaux comme ceux de Frédéric Lebaron ou Marion Fourcade-Gourinchas”® portant sur les rapports entre les savoirs économiques et I'action publique. Dans ce chapitre, nous nous proposons d’étudier plus spécifiquement les évolutions qui affectent en France cette « science de gouvernement » a l’'aune du role joué par le CAE. Créée en 1997 par Lionel Jospin, cette institution incarne en effet un tournant dans le champ de l'expertise économique d'Etat en réunissant une trentaine d’économistes d’horizons divers, majoritairement extérieurs 4 l'administration, qui produisent une succession de rapports destinés a éclairer la décision publique. Nous allons développer I'analyse dans deux directions, en considérant tout d'abord la spécificité historique du CAE en tant que nouvel espace de circulation de savoirs économiques a visée gouvernementale, avant d’étudier ensuite les propriétés sociales et Positionnelles des économistes qui vont investir cet espace. Pour comprendre la singularité et la spécificité du projet porté par le CAE, il convient en effet dans un premier temps de le resituer historiquement au sein de l'agencement institutionnel organisant I'expertise économique d'Etat depuis l'aprés-guerre en France. Celui-ci était caractérisé par une situation de quasi-monopole détenu, du cété technique, par la tradition des ingénieurs- économistes (X-ENSAE) a la direction de la Prévision et a I'INSEE, et, du coté politique, par les énarques dans les cabinets, l'Inspection des Finances, ou au Trésor. L'arrivée du CAE dans ce champ équivaut Virruption d’économistes 5. L'économie politique moderne nait avec les « sciences camérales » qui se constituent au XVII* siécle et qui marquent un « tournant » dans la « gouvernementalité » des hommes et des choses (Foucault Michel, Sécurité, tervitoire, population, Cours au Collége de France 1977-1978, Pais, Le Seuil/Gallimard, 2004). 6. Le modéle du marché d’Adam Smith par exemple, considéré comme le pére de l'économie moderne, peut étre analysé comme une réponse politique aux problémes non résolus par les théoriciens du contrat social de la régulation de la société selon Rosanvallon Pierre, Le Capitalisme utopique. Histoire de U'idée de marché, Paris, Le Seuil, 1999. 7. Les théorémes et scolies de cette discipline ne traitent en effet nl plus nf moins que du probléme indissociablement politique et économique de la gestion de la rareté, c'est-a-dire du conflit qui porte sur la production et la répartition des ressources matérielles de la Cité, Weber Max, Le savant et le politique, Paris, Union Générale d’Editions, 1963. Cf. introduction de cet ouvrage pour une bibliographie plus complete. (0. Lebaron Frédéric, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Parts, Le Seull, 2000 ; Fourcade-Gourinchas Marion, Economists and Socleties: Discipline and Profession in the United States, Britain and France, 1890s-1990s, Princeton, Princeton University Press, 2009. Une mutation de expertise économique d’Etat en France? / 139 « extérieurs » 4 l'administration, et le conseil va fonctionner comme un « espace intermédiaire » ov circulent, se rencontrent, voire se confrontent, des savoirs économiques d’origines diverses. En particulier, et ce sera objet de la deuxiéme partie de ce chapitre, cet espace va étre investi par de véritables « acteurs de la circulation », entendu dans un double sens : ce sont a la fois des acteurs qui circulent (entre les différents champs académique, administratif, politique, médiatique, bancaire), et qui font circuler les savoirs. « Passeurs » intermédiaires"’, « marginaux- sécants »"?, et « multipositionnés »', ils voient dans le CAE une opportunité a saisir pour renforcer le poids de la réflexion économique dans la prise de décision publique. En s'appuyant sur un corpus empirique composé de 45 entretiens semi- directifs et d'une base de données prosopographiques de 74 individus (tous les membres présents ou passés du CAE) construite a partir du recueil des informations biographiques, nous développerons donc la genése de ce nouvel espace de circulation avant d’examiner les propriétés sociologiques des principaux « acteurs de la circulation » qui l’ont investi. Un tournant académique de l’expertise publique ? L’ouverture d’un espace de circulation des savoirs au coeur de l’administration « On souffrait dans ce pays d'une non-association des universitaires Yélaboration de la décision » (Pierre Jacquet), « il n'y avait pas de place pour des économistes professionnels au sein du pouvoir a la francaise » (Elie Cohen): le constat d’une absence des économistes « universitaires » dans le champ de Yexpertise économique d’Etat est partagé quasi-unanimement par les membres du CAE, Ce constat s'appuie sur une histoire, celle de la monopolisation de Texpertise économique d’Etat par certaines institutions nationales (la direction de la Prévision et 'INSEE du cété technique, l'inspection des Finances, le Trésor et les cabinets ministériels du c6té politique) et les lieux de formation associés (X-ENSAE d’un cété, ENA de l'autre). Parfois accompagnés d'une critique explicite des détenteurs de ce monopole, ces propos témoignent de la concurrence qui existe entre les économistes « universitaires » et les économistes de l'administration. Les énarques en particulier concentrent les critiques des nouveaux conseillers du Prince. On raille « l'endogamie » et « V’étrange consanguinité » d'un systéme ou ce sont les mémes qui administrent et donnent des conseils pour administrer (Jean-Paul Betbéze). On met en doute leur capacité a produire une expertise pertinente ; « J’étais fasciné par ces gens qui étaient tous inspecteurs des finances, machins, trucs, mais qui étaient nuls en économie. Je n’ai jamais eu I'impression que j’étais brillant, mais eux, ils étaient nuls nuls nuls. Je veux dire, n’importe quelle école d’économie, ils auraient été virés au bout de 15 jours. [...] C’était ca-ta- strophique » (Jacques Delpla). 11, Nay Olivier, Smith Andy et al, Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans action politique, Paris, Reonomica, 2002. 12, Dulong Delphine, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 17. 13. Boltanksi Luc, « Espace multipositionnel. Multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue francaise de sociologie, vol. 14, n' 1, 1973, p. 3-26. 140 / — Réception(s) et appropriation(s) Ces critiques contre les énarques sont le témoin d’un conflit identitaire portant sur la définition de ce qu’est un économiste « professionnel » en France. Le champ des économistes est en effet caractérisé par la présence simultanée de formes trés variables, parfois contradictoires, de la compétence économique. Comme le rappelle Frédéric Lebaron : « est économiste celui qui Parvient a se faire reconnaitre comme tel »"*. Cette indétermination intensifie la concurrence entre les prétendants au titre, concurrence qui trouve sa racine dans la diversité des chemins et des formations possibles menant a la fonction d'économiste en France. Schématiquement, on peut distinguer trois fili¢res daccés au métier d’économiste : la filiére technique, mathématique, celle des « ingénieurs-économistes » passés par I'X et l'ENSAE, la filiére politique et généraliste des énarques, et enfin la filiére universitaire du doctorat et de l'agrégation en sciences économiques, les deux premiéres étant les voies acces privilégiées au champ de l’expertise économique d'£tat. La création du CAE apparait ainsi comme l'occasion d'une « revanche » pour les économistes « universitaires » auparavant exclus., Quand I’Etat met en place les organisations d'expertise et de prévision économique au sortir de la seconde guerre mondiale pour organiser la reconstruction de l’économie francaise, les économistes universitaires issus des facultés de droit ont en effet été laissés a l’écart, faute de posséder Jes compétences requises en matiére d’économie publique et de prévision économétrique'’, Ce sont les ingénieurs-économistes qui construiront les instruments modernes de la comptabilité nationale au seip du Service des études économiques et financiéres (SEEF) notamment, sous le patronage de VINSEE et du Plan'®, Une véritable « mystique »"” de la modernisation et de la planification se construit autour d'une identité professionnelle qui se constitue par exemple a travers les formations dispensées a l'ENSAE, ou méme au Centre d'études des programmes économiques (CEPE), créé en 1957 et codirigé par Edmond Malinvaud, dont le réle est de remédier « aux insuffisances des formations supérieures, celles des économistes des facultés alors justement décriées »'*, L’économie est reconnue comme discipline d’Etat, ce qui s'illustre par la part croissante de la discipline au concours d'entrée de l’ENA, ou encore par la présence grandissante d’économistes planificateurs investissant des lieux tels que I'institut d’études politiques de Paris ou !ENA". On peut parler de l'avénement d’une science économique « technocratique » : « le technocrate est alors économiste [...] non pas un "savant" et un théoricien, mais bien un technicien ou, mieux, un ingénieur de l'économie »*®, L’agencement institutionnel issu de ce mouvement de monopolisation — d'une expertise économique « étroitement contrélé par le ministére des : 14. Lebaron Frédéric, op. ct, p. 41 15. Dans les années 1930, I'université n'a en effet pas percu la révolution de ta quantification économétrique qui mirissait ailleurs autour des travaux de Tinbergen et Frisch, a la difference des ingénieurs-économistes, par exemple autour du groupe « X-Crise ». 16. Vanoli André, Une histoire de la comptabilité nationale, Paris, La Découverte, 2002. 17, Fourquet Francois, Les comptes de la puissance. Histoire de la comprabilté nationale et du Plan, Paris, Recherches, 1980. a 18, Vanoll André, op. cit, p. 542. 19. Dulong Delphine,op. cit. 20. Dubois Vincent, Dulong Delphine et al, La question technocratique. De Vinvention d'une figure ‘aux transformations de Vaction publique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999, p. 15. Une mutation de l'expertise économique d’ftat en France? / 141 Finances »® va subir ses premieres critiques dans les années 1970, quand la crise pétroliére et le phénoméne de « stagflation » vont frapper les économies occidentales. La centralisation de l'information économique est remise en cause. Le monopole de fait de administration économique sur la production, la diffusion et l'interprétation des données conduit le gouvernement a de fréquentes disputes avec V'INSEE, ce qui aboutira a la création de nouvelles institutions de prévision et d’expertise économique encouragées @ fournir des prévisions et des interprétations alternatives « dans le but d’introduire du pluralisme » dans le systéme d’information® : l'OFCE, !"IPECODE et I'IRES. Cet agencement institutionnel s'inspire du modéle d’expertise allemand fondé sur un dispositif pluraliste d’organismes largement indépendants situés a Yextérieur des structures administratives®, !IPECODE incarnant le point de vue des organisations patronales, tandis que I'IRES incarne celui des syndicats. La deuxiéme vague de critiques viendra pendant les années 1990, suite a la conversion des élites francaises au « tournant néolibéral » qui traduit pour Bruno Jobert « l'achévement du processus de monopolisation de Pexpertise publique >*. Pour Frédéric Lordon, la majorité des économistes de administration a suivi le tournant néolibéral, constituant pour lui un « bloc hégémonique » qui s'est assuré « le monopole de la parole autorisée » « Ce sont les énarques, et surtout parmi eux les inspecteurs des Finances, qui ont le plus efficacement traduit a leur maniére et relayé les theses de la nouvelle orthodoxie d’abord importées et prédigérées par les ingénieurs- économistes®. » L'attachement exclusif ala politique de désinflation campétitive et a la politique du franc fort est mis en cause. Indexé sur 'impératif de la construction européenne a laquelle elle lie son destin, et a la surveillance des marchés qui en contrdlent la bonne application, cette politique est taxée de « pensée unique »®, C’est ’époque ot Jean-Paul Fitoussi dénonce le « débat interdit »?” par une expertise technocratique et monocolore. Crest dans ce contexte particulier qu'un certain nombre d’économistes vont chercher, avec plus ou moins de réussite, A décloisonner le champ de expertise économique en ouvrant de nouveaux canaux pour faire circuler la connaissance économique entre la sphére académique et la sphére politico- administrative. Jacques Mistral, alors conseiller économique du Premier ministre Michel Rocard en 1991, a par exemple souhaité créer un « conseil des conseillers économiques », « une structure qui soit plus indépendante politiquement que ne I’est un cabinet », mais cela n’a pas abouti. Une année plus tard, Jean-Hervé Lorenzi crée le « Cercle des économistes > afin de promouvoir le débat. Dénoncant « 'hyper concentration des pouvoirs entre un ou deux grands corps de fonctionnaires qui jugent qu'lls sont détenteurs du pouvoir économique », il a impression que « la politique des taux d’intérét forts, lige & 21. Jobert Bruno, « Un monopole d'tat. La prévision économique et sociale en France », Revue francaise d’administration publique, nt 9, 1979, p. 120. 22, Fourcade-Gourinchas Marion, op. cit, p. 219. 23. Gabel Markus, Lasserre René, « Regards sur l'économie allemande. Expertise et conseil en Allemagne : gérer l'abondance », Problémes économiques, n'2912, 2006, p. 10-16. 24, Jobert Bruno et al,, Le tournant néolibéral en Furope. Idées et recettes dans les pratiques ‘gouvernementales, ParispL'Harmattan, 1994, p. 23. 25. Lordon Frédéric, Les quadratures de la politique économique. Les infortunes de la vertu, Paxis, Albin Michel, 1997, p. 72. 26. Ibid, p. 14, 27. Fitoussi Jean-Paul, Le débat interdit. Monnaie, Europe, pauvreté, Paris, Arléa, 1995. 142 / — Réception(s) et appropriation(s) la chute du Mur de Berlin, est la seule solution. Et moi j'ai toujours pensé qu'il y avait un débat ». Christian de Boissieu, associé dés le départ, fait le méme constat : « Nous sommes un pays qui pendant trés longtemps n’a pas tras bien su utiliser les économistes [...]. Les énarques se pensaient et se croyaient tous économistes professionnels, ce qui n’était pas nécessairement le cas. [...] Ona été conscient assez vite dans les années 1980 que c’était important le fait de se faire entendre, et au fond d’intervenir dans le débat. » D’autres initiatives du méme genre se développent parallélement, comme celle de Jean-Jacques Rosa auprés d’Alain Madelin® ou de Jacques Delpla? auprés d'Hervé Gaymard en 1996. C’est finalement Pierre-Alain Muet, conseiller économique de Lionel Jospin nommé Premier ministre en 1997, qui parviendra a concrétiser un tel projet avec le CAE, espace ouvert a la circulation d'une expertise universitaire un peu plus indépendante des travaux de I'administration. Liambition de pluralisme est affichée d’entrée par Lionel Jospin dans le discours d'intronisation du conseil”, Pierre-Alain Muet, premier président délégué, recherche « un éclairage le plus complet possible des différentes alternatives », car « Lionel Jospin aime qu’on lui laisse le choix politique, qu’on lui présente plusieurs solutions »*!. Créé par le décret n’ 97-766 du 22 juillet 1997, le CAE regroupe ainsi une trentaine d’économistes nommés a titre personnel, qui sont renouvelés tous les deux ans, et six membres de droit”. Il est orienté autour de la production de rapports qui sont signés par des auteurs individuels*, et non par le CAE de maniére collective. Cette solution institutionnelle qui associe en lien direct avec le Premier ministre des économistes de sensibilités diverses (et donc parfois avec des options politiques opposées a celles du gouvernement) est assez inédite, d’autant plus que les rapports sont rendus publics. Elle est de fait le fruit d'un compromis entre les ambitions initiales de Lionel Jospin et Pierre-Alain Muet et les contraintes spécifiques liées au réle du cabinet et de l'administration économique en place. Au départ, selon Muet, « ce que voulait Jospin, c’était avoir une sorte de Council of Economic Advisers » (CEA). La référence au prestigieux exemple américain revient d'ailleurs de maniére récurrente au cours des différents entretiens™. On peut toutefois se demander dans quelle mesure ce modéle est transposable tant les contextes nationaux sont différents. Pierre-Alain Muet élabore : « En réfléchissant bien je me disais que ca ne pouvait pas étre sur le 28. Jean-Jacques Rosa lui a proposé l'idée d’un conseil d'universitaires sur le modéle américain Pour faire contrepoids au ministére des Finances : « L'idée était dans I’air avant que Jospin Aécide de le créer» 29. Jacques Delpla, alors membre du cabinet du ministre de I’Economie et des Finances, raconte : « Mot j‘avais proposé de créer un CAE au directeur de cabinet de ‘l'époque Christian Noyer [...] En fait il s'en foutait complétement. » 30. « Le Conseil d’analyse économique est pluraliste. C’est ld un de ses atouts principaux, auquel je suis trés attaché » (24 juillet 1997). 31. Muet Pierre-Alain, « Le Conseil d'analyse économique ou I'anti-consensus », Li politique, n° 1, 1999, p. 12. 32. Le directeur général de INSEE, le directeur de la DARES, le directeur de la DREES, le directeur des politiques économiques a la DGTPE, le directeur général du Centre d'analyse stratégique depuis 2006 (qui a remplacé le Commissaire général au Plan) et le président délégué du Conseil analyse de la société (depuis 2004). 33. Avec parfois l'appui d’un groupe de travail. 34. Un exemple parmi d'autres : « If fallat fatre quelque chose du type CEA américain dont nous avions tous le modele en téte » Elie Cohen). momie Une mutation de expertise économique d'état en France? / 143 modéle américain{...] Ce n’était pas naturel dans I’administration francaise, parce qu'il y avait les directeurs du Trésor, etc., ceux dont la vocation est justement de faire de la politique économique. » Le CEA est en effet plus prés du pouvoir que ne le sera le CAE, ala maniére d'une Direction de la Prévision en France. [I est directement branché sur le processus de décision en matiére de politique économique, ct les trois économistes a sa téte sont des conseillers proches du Président, a plein temps, membres de son Bureau exécutif, et qui partagent la méme sensibilité politique*’, ce qui contraste avec la diversité politique et le statut des économistes du CAE qui travaillent presque bénévolement™. C’est donc essentiellement dans l’insistance a recruter des universitaires et des chercheurs”, dans un conseil prestigieux rattaché au Premier ministre, que le CAE se rapproche de son modéle américain (et, dans une certaine mesure, des normes internationales*). Si le CAE se démarque du modéle dominant dans le champ de l'expertise économique en France en faisant venir des économistes universitaires, il se démarque donc également du modéle américain en faisant venir des individus aux profils politiques diversifiés. Cette caractéristique de pluralisme est primordiale aux yeux de ses créateurs dans le sens ot c'est autour de cette volonté que s'est organisée la discussion pour trouver la forme institutionnelle adéquate. Si les rapports sont rendus publics malgré les réticences initiales du cabinet®, c'est parce que c’était une condition essentielle pour que des économistes du bord opposé acceptent de participer a ce conseil présidé par Lionel Jospin. Larrivee de producteurs de savoirs issus du champ académique (dans toute sa diversité) n’ira pas sans créer des tensions et des résistances avec les producteurs d’expertise économique issus de l'administration, d’autant plus que le CAE étant rattaché au Premier ministre, il entre de facto en concurrence avec les services de Bercy, selon une opposition institutionnelle classique. Les entretiens confirment ces tensions initiales : « Je crois que Padministration économique nous craignait au départ, on a un mépris certain pour les universitaires quand méme » (Elie Cohen) ; « Le premier réflexe d’un certain nombre de gens a Bercy c’était évidemment d’étre hostile en disant que la source d'expertise économique du Premier ministre ce devait étre 35. Outre les trois économistes nommés par le Président, le CEA se compose d'une dizaine de senior economists, professeurs d'université pour la phupart (certains prix Nobel sont passés par 1a), d'une dizaine de jeunes diplémés (avec le statut de staff economists ow research assistants), d'une petite cellule statistique et administrative. Tous sont salariés a temps plein, a la difference du CAE oi seule la petite équipe administrative, le Président délégué et son adjoint sont salariés. 36. Il existe une indemnité de l'ordre de 1 000 euros pour Pécriture d'un rapport, ce que les membres du CAE constdérent généralement comme purement symbolique. 37. «I fallait tre prof et pas dans administration » affirme par exeruple Michéle Debonneuil. 38. Laprésence d’économistes reconnus dans le champ académique permet d'apporter une lisibilité et une crédibilité plus grandes aux propositions du gouvernement au sein des organisations {internationales oi le critére du Ph.D. est la régle. Cette dimension est explicitement avancée : « Cait important pour le pouvoir de s'appuyer sur une scientificité économique, pour montrer que ce n’étatt pas un volontartsme archaique mats qu’au contratre tly avait une communauté déconomistes qui alimentait une stratégie différente. Muet par exemple attachait énormément importance d la confroatation avec les gens de OCDE, du FMI ou de la Banque Mondiale...) I tenait beaucoup a s'affronter avec eux sur le plan sctentifico technique, et ne pas apparaltre simplement comme des idéologues dépassés » (Jean Pisani-Ferry), 39. Pour un ancien membre cu cabinet, « publier des rapports du CAE, c'est mettre des bombes Matignon ». 144 / _ Réception(s) et appropriation(s) Je ministre des Finances et a travers lui la Direction de la Prévision » Jean Pisani-Ferry). Malgré cela, il est important de noter, au-dela des raisons de personnes qui peuvent expliquer une cohabitation relativement pacifiée*, qu'il existe également des intéréts réciproques et des attirances croisées entre le CAE et les services administratifs. Le premier posséde en effet un capital symbolique fort, en tout cas au départ, une légitimité scientifique plus grande au regard des critéres internationaux, et une relative liberté de parole qui séduit les experts de l’administration* et les incite a participer aux débats du CAE. Inversement, I’administration posséde une plus grande force pour mener des enquétes, collecter des données, et une plus grande proximité avec la mise en ceuvre des politiques, obligeant les membres du CAE a aller vers administration”. Par ailleurs, I'existence du CAE allait structurellement dans le sens des intéréts interministériels de Bercy en renforcant généralement la dimension économique des dossiers auprés du Premier ministre et donc le point de vue de I'Economie et des Finances. Ces transactions symboliques et materielles qui s’opérent permettent ainsi d’ouvrir un espace de circulation des savoirs qui semble rompre avec la logique endogéne de la production administrative d’une expertise d’Etat. ) On peut toutefois se demander dans quelle mesure le CAE rompt effectivement avec cette logique antérieure, et dans quelle mesure il acquiert une épaisseur suffisante pour un fonctionnement autonome et indépendant des logiques administratives. Cela revient 4 poser la question des modalités de la circulation qui s’opére en pratique entre la sphere académjque et la sphere politico-administrative. On peut déja distinguer deux moments od cette circulation s'opére : de maniére directe lors de la production des rapports au sein des groupes de travail, ou de maniére indirecte lors de la réception des rapports par les cabinets et les administrations. Dans les deux cas, les interactions entre ces deux univers sont contraintes et conditionnées par leurs rapports de concurrence, et les échanges parasités par des rapports de pouvoir. Par exemple, au sein des groupes de travail, chaque administration cherche a favoriser sa position en vue des arbitrages interministériels, cherche a « faire passer » son analyse dans les rapports du CAE, ce qui constitue autant de contraintes avec lesquelles les auteurs doivent négocier : « On se retrouve, quand on fait des rapports, a devoir passer des compromis infinis avec chaque administration particuliére qui essaie de caser son morceau d’expertise sur le coup, son morceau de note [...]. On se retrouvait 4 devoir négocier comme ¢a, avec aprés des enjeux symboliques importants entre chaque administration, cest-é-dire si on prenait une note de la Direction de la prévision et pas de la DARES ou pas de I'Insee, bon bah tout de suite ¢a va étre mal interprété... » eat 40. Pierre-Alain Muet, conseiller économique au cabinet de Lionel Jospin, Premier ministre, entretient une relation cordiale avec Jean Pisani-Ferry, conseiller économique au cabinet de Dominique Strauss-Kahn, ministre de I'Economie et des Finances. Jean Pisani-Ferry deviendra ailleurs Président délégué du CAE en 2001, suecédant a Pierre-Alain Mu 41. Flie Cohen explique ainsi: « L'une des raisons pour lesquelies ils ont commencé @ nous aimer, c'est 4qu’on leur donnait la possibilité de s'exprimer eux-mémes, notamment c travers les compléments. Le fait quis puissent signer des papiers, et acquérir une certatne visibilité, notamment pour les gars de la direction de ta Prévision, a été un événement extraordinatrement posit. » 42, Le CAE est généralement dans une situation de dépendance vis-a-vis de l'administration en matiére de collecte des données, comme Pillustre par exemple cette analyse de Patrick Artus : « Les groupes du travail se font pluidt avec les bouts de Vadministration compétente. Et heureusement d'ailleurs, parce qua certains moments on ne saurait pas travailler. Nous on n'a pas de stats, sans V'INSEE on n'y arrive pas. » ‘Une mutation de l'expertise économique d’Etat en France? / 145 (Thomas Piketty). Pour certains, le rdle des administrations au sein de ces groupes de travail ont fortement réduit la capacité novatrice que Pon pouvait espérer d'un CAE pluraliste et composé essentiellement d’économistes universitaires « extérieurs », au point que certains ont parfois l'impression que administration a phagocyté le potentiel de propositions du conseil : « Le mode de fonctionnement fait qu’en réalité vous ne pouvez pas faire de la place, vous ne pouvez rien apporter de neuf. Parce que le mode de travail, c'est on fait un groupe de travail sur un théme, on collecte tout ce que dit l’administration, et en fait celui qui est censé penser, il fait la synthése » (Michéle Debonneuil). Parler de circulation des savoirs au sein des groupes de travail revient en réalité 4 observer, selon les configurations, des situations qui oscillent entre confrontation, négociation ou coordination. Les conflits qui s‘observent ici peuvent se retrouver au moment de la réception du rapport. En fonction du sujet®, des auteurs du rapport, du contexte socio-politique‘’, la maniére dont les cabinets s'approprient les conclusions d'un rapport peut aller, idéal- typiquement, de lindifférence la plus totale* a la prise en compte effective Wune série de propositions sans modifications postérieures (ce qui est rare), mais cela passe plus généralement par l'ensemble des figures intermédiaires de la réception/traduction/trahison qu'il faudrait détailler selon les cas. Les « Conseillers du Prince » : une conception militante de Texpertise économique comme science de gouvernement * Pour les économistes auparavant exclus de l'expertise économique d’tat, cet espace constitue donc un liew stratégique dont Pautonomie doit ére défendue et renforcée face a la tentation d’une administration encline a en phagocyter le fonctionnement. Mais qui sont réellement les « acteurs de la circulation » les plus investis dans le CAE ? Sont-ils, 4 l'image des membres du CEA, des acteurs particuliérement reconnus du champ académique ? Au cours des entretiens réalisés, une expression est souvent revenue, celle de « noyau dur >, pour désigner un groupe de personnes tras actives au sein du CAE, en général les membres qui ont éé nommés a chaque fois ou presque et qui participent activement aux réunions ou aux rapports, Un membre déclare 43, Certains domaines comme la fiscalité peuvent susciter des résistances tés fortes : « ily a ‘eu des grosses réserves de Bercy qui ne souhaitait pas que le CAE s'occupe de fiscalté, mais le Premier ministre a tranché en faveur du CAE |.) Je pense que ga a été probablement le seul oi i Ya eu une opposition aussi forte, parce que ga touchatt au coeur du réacteur quoi. Bercy a dit en ‘gros, au départ, "pas touche @ mon sujet !"» (Entretien avec un membre du CAE depuls 2004) 44, Siles auteurs du rapport sont situés politiquement & 'opposé du gouvernement, les échanges sont plus tendus, comme lllustre ces propos d'un membre du CAE depuis 2006 : « If ne faut ‘pas qu'on fasse de rappor’s, parce que nous on constitue un noyau Terra Nova au sein du CAE, ‘et donc ils ne veulent plus qu’on fasse des rapports ensemble. ...] En fait ils ont essayeé de pousser our qu'on travaille avec des gens de droite, mais mot fai rien contre les gens de droite, mais ce quilly a, c'est qu’on aime bien travailler ensemble, ce n'est pas parce qu'on est sectaire » 45, _Lactise des subprimes en 2008 a par exemple joué sur la réception du rapport Mistral/Plagnol sur le logement. 46, Comme en témoignent ces propos d'un membre de V'administration qui veut rester anonyine « le CAE était généralement ignoré de Vadministration, au micux ignoré, au pire honmni |...) Je me souviens la déléguée a Vemplo, elle voyait tomber le rapport du CAE, ¢a lui tombait des ‘mains elle ne le isatt pas, ou elle me demandait de lui dire en trots lignes ce qu’ll y avatt dedans dintéressant pour elle, et pourtant c'est un femme qui savait lire, enfin je veux dire qui sat lire des rapports de recherche. » 146 / — Réception(s) et appropriation(s) ainsi : « A un moment, Elie Cohen faisait trois rapports en méme temps, il ne faisait que ca dans la vie ! » Méme si c'est parfois délicat a aborder dans les entretiens, il est clair que le taux de présence des membres varie en fonction de leur profil. Pour Gilles Saint-Paul, « il y a un noyau dur de gens qui tournent autour du Cercle des économistes qui eux sont souvent 1a, ensuite il y a les universitaires parisiens qu’on voit un peu moins fréquemment, puis il y a les universitaires de province comme moi ou Jean Tirole, on vient encore moins fréquemment, enfin il y a les gens de l’étranger quel’on voit rarement. » Cette analyse est confirmée par d'autres entretiens qui soulignent que le péle des économistes les plus académiques n’est pas nécessairement le mieux représenté, En fait, les plus investis semblent tourner autour d'une « bande de copains » qui se voient trés souvent, dans différents lieux, et qui partagent une méme volonté de débattre et de conseiller le politique : « On se voit partout, méme en dehors du CAE! [...] Done il faut penser qu’en plus on se voit tout le temps dans le cadre du Cercle des économistes, méme dans d'autres cercles. Mais, voila, on est comme ¢a, on prend plaisir 4 discuter entre nous, a échanger des idées, des analyses, les confronter » (Entretien avec un membre du Cercle des économistes), Lun des éléments qui caractérise ces acteurs est qu’ils appartiennent ou ont appartenu 4 différents champs sociaux. Patrick Artus par exemple décrit sa position ainsi : « Il y a des gens qui ont des profils d’enseignant-chercheur pur [...] Et puis, il y a des gens qui sont économistes d'entreprise mais avec un background en économie académique extrémement limité. [...] Et puis, des positions un peu intermédiaires de gens qui a la fois ont un background académique et continuent a lire de la recherche, ce qui est un truc un peu dur quand vous étes en entreprise, de continuer...|...] Et qui continuent a enseigner, et qui en méme temps... Essaient de travailler dans une entreprise ot l'on essaie de se servir de ca comme d'un atout [...]. Donc moi j’ai toujours essayé d'avoir le double profil. Alors je ne suis pas tout seul, ily a des gens comme Jean-Paul Betbéze au Crédit Lyonnais, ou a la limite un peu Lorenzi, qui essaie d’avoir un peu cette double casquette. [...] Des gens qui sont a la frontiére... » Ces acteurs sont souvent par ailleurs membres de nombreuses commissions, associations ou think tanks. Véhicules d'une conception experte de la science économique qui vise avant tout a agir sur le monde réel, ces économistes semblent avoir fait de 'expertise ou du « conseil au Prince » une véritable activité professionnelle a plein temps, activité qui nécessite de circuler entre différents champs pour en connaitre les enjeux spécifiques et pour pouvoir y diffuser plus facilement leurs idées. Ces acteurs ont souvent abandonné plus ou moins les enjeux spécifiques au champ académique. Ils ne cherchent pas a publier dans les revues phares de la discipline, mais ils connaissent suffisamment les débats qui s’y déroulent pour faire le lien entre la théorie et les problémes concrets. Pour reprendre la description de David Colander, on pourrait dire qu’ils sont au « deuxiéme étage » de l'expertise économique, circulant et faisant le lien entre les « third-floor theoretical economists » et les « first-floor policy economists »*’, position privilégiée pour développer un « art » ou un « artisanat » de la politique économique distinct de la science économique « pure » selon lui. 47. Colander David C., The Lost Art of Economics : Essays on Economies and the Economic Profession, Northampton, E. Eigar, 2001, p. 7. Une mutation de l'expertise économique d’ftat en France? / 147 L’analyse de correspondances multiples réalisée semble confirmer cette distinction. Schématiquement, le premier axe de l’analyse factorielle oppose en effet les économistes « purs » aux experts « impurs », les « scientifiques > strictement définis aux « conseillers du Prince » aux contours plus flous. Cet axe corrobore le travail de Frédéric Lebaron qui mettait a jour dans le deuxiéme axe de son analyse des correspondances multiples (ACM) une opposition entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, entre les économistes d’avant-garde et les économistes « mondains ». Comme le résume Jacques Mistral : « Au sein de la profession il y a des clivages qui structurent fortement, d’abord entre ceux qui sont intéressés par la vie réelle sous tous ses aspects et ceux qui sont intéressés par la vie académique sous tous ses aspects. Ce sont deux choses trés différentes. Je peux citer des noms de gens ayant trés bien réussi dans un cas comme dans l'autre, par exemple si vous voulez Jean-Hervé Lorenzi c'est le prototype de ceux qui sont tournés vers le fait d’étre en plein dans la vie réelle, le plus possible, tous les jours, tous les soirs, a la télé, et puis Guesnerie ou Laroque, a l'autre extréme, ou Tirole, qui sont des gens, sans parler de prix Nobel, qui s'investissent depuis toujours avec le plus grand soin dans la qualité académique de ce qu'ils font, des liens qu’ils nouent, organisation de leurs étudiants, la transmission du savoir, leur recherche. {...] En France il y a quand méme un partage entre le monde purement universitaire et le monde de ceux qui ont un contact avec la vie réelle des administrations ou des entreprises. » Si l'on rentre dans le détail*, on observe que 'ACM oppose d'un coté des économistes avec un « H-index » scientifique trés fort, qui ont beaucoup de distinctions scientifiques (médaille du CNRS, prix internationaux), qui ont obtenu un Ph.D. et sont professeurs aux Etats-Unis, qui travaillent a l’étranger, qui sont membres de nombreuses associations professionnelles internationales (comme I'American Economic Association ou ’Econometric Society), qui ne sont jamais passés dans le secteur privé, qui sont membres de I’Ecole d’économie de Paris (EEP), et qui ne passent pas souvent 4 la télévision ou ne font pas Yobjet de nombreux articles dans la presse. De Vautre cété, on trouve des économistes qui ont toujours été membres du CAE depuis le départ (six nominations), ont beaucoup de distinctions médiatiques (prix décernés par des Journaux comme le prix de I'économiste de l'année [Nouvel économistel, ou le prix du meilleur jeune économiste [Le Monde/Cercle des économistes})et de distinctions étatiques (Légion d’honneur, Palmes académiques, Ordre national du mérite), passent trés souvent a la télévision ou ala radio, écrivent souvent des chroniques dans la presse, ont un « H-index » scientifique tras faible, sont des acteurs multipositionnels (passage dans le secteur privé, statut de professeur « associé », souvent dans les écoles du pouvoir, expérience des cabinets ministériels), ont des connexions parfois fortes avec le monde de ’entreprise (membres de conseils d’administration de grandes entreprises, voire dirigeants d’entreprises eux-mémes, appartenance au Medef ou passages par Rexecode), enseignent ou sont passés par l'Université Paris-Dauphine et sont investis dans de nombreuses associations (Cercle des économistes, Club des amis de la LOLF, think tanks, Société d’économie politique) ou commissions nationales (cf, graphique des variables actives). 48. _Seules les modalités des variables actives avec une contribution supérieure a 19%de la formation du premier axe factoriel sont mentionnées. 19. Pour Frédéric Lebaron, la Société d'économie politique (SEP) incarne « la définition 1a plus mondaine de l'économie » (op. cit, p. 30). C'est un lieu de rencontre entre des économistes académiques ou associés et des « professionnels » de l'économie. 148 / — Réception(s) et appropriation(s) EP, ou! Gnomiations Distaeae. exp spa MESH « Peper 30,1 NESE « Ppa Pec tea | Hindexs Des Fr = Saar et dentate anript as Si T'on regarde le graphique des individus (cf. graphique des individus), les plus représentatifs des économistes « purs » sont des gens comme Jean Tirole, Jean-Jacques Laffont, Olivier Blanchard, Francois Bourguignon ou Daniel Gros. Du cété des « conseillers du Prince », ce sont des économistes comme Christian de Boissieu (président délégué actuel du CAE), JeanHervé Lorenzi (président du Cercle des économistes), Michel Didier (directeur de Rexecode), Christian Saint-Etienne, Jean-Paul Betbéze ou Patrick Artus. Une mutation de l'expertise économique d’Etat en France? / 149 Le premier élément notable qui caractérise les économistes « conseillers du Prince » (situés a droite de I'axe) est leur capacité a investir les médias : « Tous les économistes médiatiques sont ou ont été au CAE », selon Gilles Saint-Paul. Un autre membre remarque : « Ceux qui sont restés nesont ni les trés bons économistes, ni les copains de la majorité du moment, ces deux groupes ont pas mal tournés, ceux qui sont restés [...] c’est le petit groupe de ceux qui tiennent les médias... » En signant des articles dans des journaux, en allant sur les plateaux de télévision ou dans les studios de radio, ces économistes font circuler leurs analyses en direction du plus grand monde. Etre un « expert cathodique »* requiert une capacité a rester au contact des sujets qui font Factualité. Cela témoigne également d'un talent de communicant et de pédagogue qui facilite la circulation d’analyses non seulement a destination des médias, mais plus généralement entre les différents champs que traversent ces économistes multi-positionnés. C’est d’ailleurs une raison qui justifie leur présence au sein du CAE. Alors qu'il évoquait un possible départ, Patrick Artus relate ainsi la réponse que lui a faite Christian de Boissieu : « Oui, mais tu as une fonction sociale importante, est que quand on fait une conférence de presse pour présenter un rapport oi tu as été, il vient 80 journalistes, et quand je mets trois universitaires, i] vient zéro journaliste (rires). Donc tu as au moins une utilité sociale, qui est que tu fais comnaitre ce que fait le CAE quoi. » Le deuxiéme élément notable concerne leur relation au champ académique et scientifique le plus « pur ». Souvent professeurs « associés », ayant exercé dans des « écoles du pouvoir » (IEP de Paris, I'ENA, ou encore HEC), Als ne sont généralement plus dans la recherche active. Ainsi, ils évitent les « dilemmes de la raison académique >* que décrit Charles Schultze 4 propos des membres du CEA américain, c’est-a-dire la tension entre l'exigence d’efficacité politique et Timpératif de crédibilité scientifique. En restant trop isolés dans leur tour d'ivoire, les économistes passeraient pour des naifs politiques aux yeux de I'administration et des politiques, mais en étant trop engagés dans le « cambouis » des décisions politiques, en étant « trop politiques », ils écorneraient leur aura et leur légitimité de scientifique. Ce dilemme se pose donc avec une acuité plus grande pour les profils les plus académiques, & Texemple des membres du CEA qui retournent généralement a leur carriére académique aprés ce passage au pouvoir, que pour les membres du CAE situés dans le cadran des « conseillers du Prince ». Troisiéme caractéristique, ces économistes n’hésitent pas a intégrer les contraintes propres au champ politique dans leurs recommandations. Alors que les plus académiques montrent souvent une certaine réticence, en dénoncant la «tentation » qu'il y a a se mettre « au service du Prince », en affirmant que « le pouvoir altére la capacité cognitive » (Robert Boyer), le groupe des économistes «conseillers du Prince » n’hésite pas a agi en vrai « politique », en adoptant des stratégies pour « faire passer » leurs recommandations, ou, plus simplement, 50. Lensing-Hebben Caroline, Les experts cathodiques. Chercheurs face 4 la tentation médiatique, Paris, Ed. INA, 2008. 51. Schultze Charles I, « The CEA : An Inside Voice for Mainstream Economics », Journal of Economic Perspectives, Vel. 10, n° 3, 1996, p. 23-39. 52, « The reluctance of many CEA chairs and members to engage in highly partisan cheerleading ‘may stem in part from the fact that most of them plan to resume academic careers and so place a high value on maintaining a reputation for professionalism among academic peers » Gchultze, 1996, p. 26), 150 / — Réception(s) et appropriation(s) en essayant de penser comme un homme politique pourrait penser (c'est-a-dire en intégrant les conditions de faisabilité politiques ct institutionnelles d’une mesure, en réfléchissant aux réactions que cela pourrait engendrer, a la fois dans le champ politique [recherche de la « fenétre d’opportunité »), a lintérieur de lEtat [concurrences administratives] et de la société [mobilisations sociales, lobbys). Elie Cohen affirme ainsi : « L’économie académique telle qu'elle sé développe aujourd’hui n'a absolument aucun rapport avec l'économie réelle si jfose dire. Les modes de sanction, de reconnaissance scientifique, dans la discipline, ne font aucune place a la pertinence des approches par rapport aux problémes de l'économie réelle, Aujourd’hui, vous pouvez étre un excellent économiste, nobélisable, et avoir une trés piétre connaissance de l'économie réelle [..] Aujourd’hui, si vous voyez tous les rapports que j'ai faits, on parle de réformes, et on parle tout de suite de contraintes d'économie politique en matiére de réforme, et donc on parle de trade-off, on parle de solution de second-best, on parle de solutions incrémentales... Si vous voulez ca cest totalement intégré, ce n’est vraiment plus un sujet. Pour nous en tout cas, pour les économistes de mon espéce |...) je me mets dans la position de l'homme de pouvoir en situation de décision. C’est-a-dire que je ne me comporte pas en économiste... D’ailleurs ¢a m'est reproché par un certain nombre de mes collégues. La il y a des débats. Certains de mes collégues quand j'ai fait le rapport "éducation et croissance” m’ont dit "mais tu n’as pas a intérioriser les contraintes du politique. Tu es un économiste, il faut que tu dises ce qui est optimal du point de vue économique" Et moi je leur dis non ! Je suis dans action publique. » Généralement, le profil multipositiorné prédispose a intégrer des éléments dans l'analyse qui ne viennent pas naturellement aux seuls universitaires, de méme que Vexpérience du cabinet permet aux économistes de développer et d’exercer leur sens politico-tactique. Conclusion Replacée dans le contexte historique du monopole de l'expertise économique d'ftat, la création du CAE en 1997 apparait comme un « tournant académique » qui change a la marge le paradigme organisant les relations entre la science économique et action publique. En promouvant des analyses extérieures visant a « élargir le champ des possibles », le CAEa ouvert un espace de circulation des savoirs au coeur de l'administration qui va étre investi par des économistes au profil spécifique. Proches de la figure du « conseiller du Prince», ils souhaitent donner au CAE une véritable épaisseur et une autonomie afin de pouvoir y diffuser leurs propres analyses, Experts médiatiques, pédagogues et communicants, experts multipositionnés a la frontiére entre lé champ scientifique, politique, administratif, et le monde de l'entreprise, ces « acteurs intermédiaires » jouent un réle de passeur entre différents champs. Prosélytes et militants d’une certaine conception de I'expertise économique, ces économistes sont de véritables acteurs de la circulation des savoirs qui cherchent mettre en mouvement le débat et a diffuser leurs travaux autant que possible, comme V'illustre de maniére ramassée cette description du Cercle des économistes par Jean-Marie Chevalier : « Un, on a un diner une fois par mois, ce soir on cine avec Chéréque par exemple. La derniére fois c’était le patron d’Essilor, c’était passionnant. Il y en a un d’entre nous qui passe 4 ‘Une mutation de I’expertise économique d’Etat en France? / 151 Radio-Classique tous les matins, de service 7h42, il y en a un d’entre nous qui passe a I-Télé tous les jours, de service, a 9h le soir. On décerne le prix du meilleur jeune économiste avec Le Monde, on fait des bouquins, beaucoup de publications, et puis on a nos rencontres académiques d’Aix-en-Provence, une fois par an en juillet, on fait de l'économie toute la journée et le soir on va a V'Opéra. » Au-dela des tensions épistémologiques et identitaires que ces investisse- ments peuvent créer vis-a-vis de l'image que la science économique a d’elle- méme, pour avancer dans I'analyse, il faudrait pouvoir entrer dans le cceur de « ce qui circule », c’est-a-dire étudier les productions de ce groupe, les prises de positions, et voir comment celles-ci peuvent avoir un effet sur les décisions finalement prises. Il faudrait par exemple suivre le destin de quelques rapports précis pour détailler les facteurs qui conditionnent la bonne ou la mauvaise réception d’un rapport, les opérations de réappropriation et de traduction qui s‘opérent pendant I’échange®. Dans quelle mesure et selon quelles modalités Jes produits du CAE se diffusent finalement au sein de l’administration** ? 3. Surlamaniére dont un rapport peut acquérir une « force sociale », cf. Gayon Vincent, « Un atelier @’écriture internationale : YOCDE au travail. Fléments de sociologie de la forme “rapport” », Sociologie du travail, n’ $1, 2009, p. 324-342. 4, Sur la question de’la diffusion des idées économiques, David Colander et Alfred Coats ‘istinguent trois modéles :« a théorie du virus » (les idées se diffusent par incubation, elles se répandent petit a petit par contacts successifs), « le modeéle du marché » (il existe une offre et lune demande qui se rentontrent lorsqu’une idée produite correspond a des besoins),et la « la theorie de information » (qui distingue un « émetteur », « un message », « un récepteur », et des opérations de codage et de décodage le long de la chaine de circulation de V'idée). Colander David C,, Coats Alfred W. et al, The Spread of Economic Ideas, Cambridge, Cambridge University Press, 1989,

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