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Les meilleures nouvelles

de
SHERWOOD
ANDERSON
Édition établie par Bernardo Toro

Nouvelles traductions d’Isabelle Barat, Nathalie Barrié,


Pierre Bondil, Jean-Paul Deshayes
et Johanne Le Ray

Ce livre a été réalisé grâce à la contribution de


Claire Bruyère, dont le travail sur Sherwood Anderson
est en France la référence.

ÉDITIONS
RUE SAINT AMBROISE

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Sherwood Anderson,
l’inventeur de la solitude

D ans un article intitulé « La solitude, cette maladie américaine »,


Carson McCullers soutient que la solitude est la première des
maladies américaines. L’homme est obsédé par deux questions,
observe l’écrivaine, savoir exactement qui il est et quelle est sa
place dans le monde. Tandis que la première interrogation le
confronte à lui-même, la deuxième l’ouvre sur le monde. C’est dans
cette ouverture, bien plus que dans quelque introspection, que le
sujet trouve son identité. En lui désignant une place et un rôle, la
communauté apporte au sujet une identité. Dès lors à la question :
qui es-tu ? il répondra, Je suis professeur, médecin, mère de famille,
etc. Savoir qui il est et quelle est sa place deviennent une seule et
même question.
La solitude dont parle McCullers provient de la rupture du lien
entre place et identité. Lorsque sa place dans le monde ne lui tient
plus lieu d’identité, le sujet est obligé de trouver en lui-même sa
propre définition. Cette quête solitaire et angoissée d’une identité
que la communauté ne peut plus garantir caractérise cette maladie
qui serait née en Amérique autour des années 20. Pourquoi en
Amérique ? Pourquoi les années 20 ? Une bibliothèque entière ne
suffirait pas à épuiser ces questions. Contentons-nous d’observer
que les premiers à avoir posé un diagnostic ce sont les écrivains et
arrêtons-nous quelques instants sur l’ouvrage précurseur, Winesburg-
en-Ohio. Paru en 1919, ce recueil de nouvelles de Sherwood Anderson
aura sur la littérature américaine l’effet d’une météorite. Son impact

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PRÉFACE

sur la génération suivante, celle de Faulkner, Hemingway, Fitzgerald,


Wolfe, Dos Passos, Caldwell et Steinbeck, et ses innombrables
répercussions sur les écrivains ultérieurs — de Henry Miller à Philip
Roth en passant par Raymond Carver — en fait l’une des matrices
de la littérature américaine.

De tout temps, les écrivains ont abordé la solitude comme un fait


particulier affectant des individus isolés, Sherwood Anderson nous
la montre pour la première fois comme un fait collectif touchant
l’ensemble d’une communauté. Un certain état du lien social et
non une absence de lien social. À travers les interactions sociales,
Sherwood Anderson s’efforce de capter le vide qui circule entre
les êtres. À travers les faits, il cherche à transcrire l’inaccompli de
l’expérience. Ce qui arrive aux personnages devient alors moins
essentiel que ce qui ne leur arrive pas — la somme de frustrations,
de privations, d’indécisions qui détermine leurs vies. C’est en creux
qu’Anderson construit ses récits.
La solitude ne dérive plus de l’isolement social et par conséquent
ne se laisse pas observer de l’extérieur. Elle peut se loger au cœur
du plus marginal comme du mieux intégré des habitants de
Winesburg. La communauté qui vous préservait de la solitude,
en est désormais sa cause. C’est en se tournant vers lui-même
que le sujet a une chance de se rassembler. La relation qui le relie
à sa communauté se trouve dès lors subvertie. Le sujet n’est plus
défini à partir du social, c’est le social qui est repensé à partir
de ce point de fuite qu’est la solitude individuelle. Des gens que
rien ne prédisposait à la spéculation métaphysique se trouvent
ainsi investis de l’écrasante mission de repenser le monde à
partir d’eux-mêmes. Comme de nombreux titres l’attestent (« Le
philosophe », « Le penseur », « Un homme d’idées ») les rues de
Winesburg se remplissent de penseurs tenant d’étranges propos
aux accents prophétiques. « Chaque individu au monde est le

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PRÉFACE

Christ », proclame le docteur Parcival dans la nouvelle qui ouvre


ce recueil, et à la fin « tous sont crucifiés ».
À la différence de certains romanciers du XIXe siècle, qui adoptaient
la position du journaliste pour mieux observer la société de leur
époque, Sherwood Anderson choisit le point de vue le moins
informé, mais le plus réflexif, celui du solitaire. Son objectif n’est
plus de décrire les rouages de la machine sociale, mais la conscience
solitaire des hommes aux prises avec un monde qui divise et isole.
Sherwood Anderson rompt ainsi avec une conception sociologique
de la solitude — et de la société en général — pour en introduire
une autre, plus métaphysique, que bien d’autres écrivains à sa suite,
à commencer par Faulkner, reprendront à leur compte.
Suivant le fameux paradoxe d’Oscar Wilde, il serait tentant
d’affirmer qu’Anderson a inventé la solitude moderne. « De nos
jours, note Wilde, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y
a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont appris
le charme mystérieux de tels effets. Sans doute y avait-il à Londres
des brouillards depuis des siècles. C’est infiniment probable, mais
personne ne les voyait, de sorte que nous n’en savions rien. Ils
n’avaient pas d’existence tant que l’art ne les avait pas inventés. »
Si Sherwood Anderson n’en avait pas fait la force centrifuge de
ses fictions, les écrivains auraient-ils perçu la solitude moderne ?
Sans ces derniers, accorderions-nous à la solitude une telle valeur
métaphysique ? Sans doute, mais différemment. Notre perception
de la solitude doit aux nouvelles de Sherwood Anderson bien plus
que nous l’imaginons. Faulkner ne s’est pas trompé en signalant dans
son discours de réception du prix Nobel que Sherwood Anderson
était leur père à tous, « un géant parmi les pygmées ».

Bernardo Toro

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Dans une ville inconnue
Traduction Johanne Le Ray et Pierre Bondil

U n matin dans une ville de campagne inconnue. Tout est


silencieux. Non, il y a des bruits. Les bruits s’imposent. Un
jeune garçon siffle. Je l’entends d’ici, de là où je me tiens, dans
une gare de chemin de fer. Je suis parti de chez moi. Je suis dans
une ville inconnue. Le silence, ça n’existe pas. Un jour, j’étais à la
campagne. Dans la maison d’un ami. « Tu vois, il n’y a pas le moindre
bruit ici. C’est totalement silencieux. » Mon ami m’avait dit ça
parce qu’il était habitué aux petits bruits du lieu, au vrombissement
des insectes, aux éclaboussements d’eau même distants, aux légers
cliquetis que faisait un homme, au loin, en fanant avec une machine.
Y étant accoutumé, il ne les entendait pas. À l’endroit où je me tiens
aujourd’hui, je perçois de grands coups assourdis. Quelqu’un qui a
suspendu un tapis à une corde à linge frappe dessus. Là-bas, quelque
part, un autre garçon appelle : « Hé-ho, hé-ho ».
C’est bon d’aller et de venir. Vous arrivez dans une ville inconnue.
Il y a une rue perpendiculaire à la voie ferrée. Vous descendez du
train. Deux porteurs se disputent votre clientèle et vos bagages,
comme vous l’avez vu faire avec des étrangers dans votre propre ville.
Quand on attend dans une gare, il y a des choses à voir. On distingue

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DANS)UNE)VILLE)INCONNUE

les portes ouvertes des magasins qui font face aux voies. Des gens y
entrent et en sortent. Un vieillard s’immobilise et regarde. « Tiens,
lui annoncent ses pensées, le train du matin qui approche. »
L’esprit des gens leur annonce toujours ce genre de choses. « Hé,
sois attentif », leur souffle-t-il. L’imagination tente de s’évader du
corps. Nous veillons à ce qu’il n’en soit rien.
La plupart d’entre nous traversent la vie tels des crapauds assis
dans une immobilité absolue sous une feuille de plantain. Nous
attendons qu’une mouche s’approche. Quand elle arrive jaillit la
langue. Nous l’attrapons.
C’est tout. Nous la mangeons.
Mais combien de questions dignes d’être posées ne l’ont jamais été ?
D’où venait la mouche ? Où allait-elle ?
Peut-être allait-elle retrouver l’élu de son cœur. Elle n’est jamais
arrivée ; une araignée l’a mangée.
Le train par lequel je suis venu, un train lent, a marqué l’arrêt.
D’accord, j’irai loger à l’Empire House. Comme si cela m’importait.
C’est une petite ville que celle dans laquelle je suis venu. De toute
façon, je n’y trouverai pas de confort. Il y aura la même sorte de lit en
cuivre de piètre qualité que dans la dernière localité où je suis allé,
comme aujourd’hui, à l’improviste, peut-être même des punaises
de lit. Dans la chambre voisine, un voyageur de commerce parlera
à voix haute. Il s’adressera à un ami qui fait le même métier. « Les
affaires ne vont pas fort », dira l’un d’eux. « Oui, c’est moche. »
Ils se feront des confidences sur des femmes qu’ils ont séduites ;
certains mots audibles, d’autres pas. C’est toujours agaçant.
Mais pourquoi suis-je descendu du train ici, dans cette ville-ci ? Je
me souviens avoir entendu dire qu’il y avait un lac, que l’on pouvait
pêcher. J’ai pensé que j’irais à la pêche.
Je m’attendais peut-être à nager. Cela me revient maintenant.
« Porteur, où se trouve l’hôtel Empire House ? Oh, le bâtiment
en brique. Entendu, faites. J’arrive dans un moment. Dites au

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DANS)UNE)VILLE)INCONNUE

réceptionniste de me garder une chambre avec salle de bain, s’il


y en a une. »

Je me souviens de ce à quoi je pensais. Toute ma vie, après que c’est


arrivé, je suis parti à l’aventure de cette façon. De temps à autre,
on a besoin d’être seul.
Être seul ne signifie pas être là où il n’y a personne. Cela signifie
être là où les gens vous sont tous inconnus.

Il y a une femme qui pleure, là-bas. Elle n’est plus toute jeune, cette
femme. Enfin, moi non plus je ne le suis plus. Regardez comme ses
yeux sont fatigués. Il y a, avec elle, une autre femme moins âgée.
Avec le temps, elle ressemblera exactement à sa mère.
Elle aura la même expression patiente, résignée. La peau s’affaissera
sur ses joues alors que pour l’instant elles sont charnues. La mère a
un gros nez, sa fille aussi.
Il y a un homme avec elles. Il est gras, avec un visage parcouru de
veines rouges. Pour je ne sais quelle raison, je pense que ce doit
être un boucher.
Il a ce genre de mains, ce genre d’yeux.
Je suis pratiquement sûr que c’est le frère de la femme. Le mari est
mort. Ils hissent un cercueil dans le train.
Ce sont des gens de peu. Les passants poursuivent leur chemin sans
les remarquer. Personne n’est venu à la gare pour les accompagner
dans leur épreuve. Je me demande s’ils habitent ici. Oui, bien sûr
que oui. Ils vivent quelque part dans une vilaine petite maison,
en bordure de la ville ou peut-être en dehors. On voit que le frère
ne va pas partir avec la mère et la fille. Il est juste venu leur dire
au revoir.
Elles partent, avec le corps, pour une autre ville où le mari, mort
désormais, a vécu autrefois.
L’homme qui ressemble à un boucher a pris le bras de sa sœur.

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TABLE"DE"MATIÈRES

Préface : Sherwood Anderson, l’inventeur de la solitude ..........5

Le philosophe .................................................................................................. 9

Aventure ............................................................................................................ 17

Le mensonge non proféré .................................................................... 27

L’institutrice................................................................................................... 35

La force de Dieu ..........................................................................................45

Un homme d’idées ..................................................................................... 55

Pilules de papier.......................................................................................... 65

La mère ................................................................................................................ 71

La mort................................................................................................................ 81

Solitude .............................................................................................................. 95

Le muet ............................................................................................................ 107

L’œuf ..................................................................................................................... 111

Fred ..................................................................................................................... 125

Madame l’épouse ...................................................................................... 133

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L’autre femme ............................................................................................. 153

Dans une ville inconnue ..................................................................... 165

Le roman perdu ......................................................................................... 179

Les bouteilles de lait .............................................................................. 187

Certaines choses durent...................................................................... 199

Le chef d’œuvre ........................................................................................ 209

La femme de Nouvelle-Angleterre ............................................. 221

La mort dans les bois ............................................................................ 241

Deux amants ............................................................................................... 257

Le chien rouge.............................................................................................275

La voilà — elle prend son bain ..................................................... 283

Sa commode ................................................................................................ 299

Notices .............................................................................................................. 305

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