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de
SHERWOOD
ANDERSON
Édition établie par Bernardo Toro
ÉDITIONS
RUE SAINT AMBROISE
Bernardo Toro
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les portes ouvertes des magasins qui font face aux voies. Des gens y
entrent et en sortent. Un vieillard s’immobilise et regarde. « Tiens,
lui annoncent ses pensées, le train du matin qui approche. »
L’esprit des gens leur annonce toujours ce genre de choses. « Hé,
sois attentif », leur souffle-t-il. L’imagination tente de s’évader du
corps. Nous veillons à ce qu’il n’en soit rien.
La plupart d’entre nous traversent la vie tels des crapauds assis
dans une immobilité absolue sous une feuille de plantain. Nous
attendons qu’une mouche s’approche. Quand elle arrive jaillit la
langue. Nous l’attrapons.
C’est tout. Nous la mangeons.
Mais combien de questions dignes d’être posées ne l’ont jamais été ?
D’où venait la mouche ? Où allait-elle ?
Peut-être allait-elle retrouver l’élu de son cœur. Elle n’est jamais
arrivée ; une araignée l’a mangée.
Le train par lequel je suis venu, un train lent, a marqué l’arrêt.
D’accord, j’irai loger à l’Empire House. Comme si cela m’importait.
C’est une petite ville que celle dans laquelle je suis venu. De toute
façon, je n’y trouverai pas de confort. Il y aura la même sorte de lit en
cuivre de piètre qualité que dans la dernière localité où je suis allé,
comme aujourd’hui, à l’improviste, peut-être même des punaises
de lit. Dans la chambre voisine, un voyageur de commerce parlera
à voix haute. Il s’adressera à un ami qui fait le même métier. « Les
affaires ne vont pas fort », dira l’un d’eux. « Oui, c’est moche. »
Ils se feront des confidences sur des femmes qu’ils ont séduites ;
certains mots audibles, d’autres pas. C’est toujours agaçant.
Mais pourquoi suis-je descendu du train ici, dans cette ville-ci ? Je
me souviens avoir entendu dire qu’il y avait un lac, que l’on pouvait
pêcher. J’ai pensé que j’irais à la pêche.
Je m’attendais peut-être à nager. Cela me revient maintenant.
« Porteur, où se trouve l’hôtel Empire House ? Oh, le bâtiment
en brique. Entendu, faites. J’arrive dans un moment. Dites au
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Il y a une femme qui pleure, là-bas. Elle n’est plus toute jeune, cette
femme. Enfin, moi non plus je ne le suis plus. Regardez comme ses
yeux sont fatigués. Il y a, avec elle, une autre femme moins âgée.
Avec le temps, elle ressemblera exactement à sa mère.
Elle aura la même expression patiente, résignée. La peau s’affaissera
sur ses joues alors que pour l’instant elles sont charnues. La mère a
un gros nez, sa fille aussi.
Il y a un homme avec elles. Il est gras, avec un visage parcouru de
veines rouges. Pour je ne sais quelle raison, je pense que ce doit
être un boucher.
Il a ce genre de mains, ce genre d’yeux.
Je suis pratiquement sûr que c’est le frère de la femme. Le mari est
mort. Ils hissent un cercueil dans le train.
Ce sont des gens de peu. Les passants poursuivent leur chemin sans
les remarquer. Personne n’est venu à la gare pour les accompagner
dans leur épreuve. Je me demande s’ils habitent ici. Oui, bien sûr
que oui. Ils vivent quelque part dans une vilaine petite maison,
en bordure de la ville ou peut-être en dehors. On voit que le frère
ne va pas partir avec la mère et la fille. Il est juste venu leur dire
au revoir.
Elles partent, avec le corps, pour une autre ville où le mari, mort
désormais, a vécu autrefois.
L’homme qui ressemble à un boucher a pris le bras de sa sœur.
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Le philosophe .................................................................................................. 9
Aventure ............................................................................................................ 17
L’institutrice................................................................................................... 35
Pilules de papier.......................................................................................... 65
La mère ................................................................................................................ 71
La mort................................................................................................................ 81
Solitude .............................................................................................................. 95
Le chien rouge.............................................................................................275