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Melvin M. Webber Lurbain sans lieu ni bornes Traduit de l’'américain par Xavier Guillot Préface et annotations de Francoise Choay éditions de l'aube PREFACE Depuis le dernier tiers de sigcle, la France n'a cessé, Vinstar des autres pays industriels avancés, de perfection- ner, selon son style propre, un ensemble de techniques de mémorisation, de communication et de transport dont la mise en réseau a transformé et continue de transformer a la fois la physionomie de notre pays ct les comportements des Frangais dans l’espace et le temps. Cependant, cn grande majorité, nos hommes politiques, nos édiles, nos administrateurs, nos sociologues, nos architectes, ct souvent nos urbanistes, continuent, pour la plupart, de penser la ville et la campagne, les collectivités locales, le travail et le logement selon les instruments conceptuels et adminis- tratifs que nous a légués le xIx° siécle. Nous peinons a reconnaitre la révolution urbaine qui se poursuit sous nos yeux, incapables d’en interpréter les signes : dépeuple- ment des centres urbains anciens, consommation fonciére annuelle (70 000 hectares vierges, soit cing fois la surface de Paris), mobilité des personnes traduite en flux aéricns, ferroviaires et automobiles, comme en termes de change- ment de domicile (52 % entre les deux dernicrs recense- Ments), ou encore poussée du télétravail et Emergence de la télé Education. Cette « révolution de la ville », voici plus de trente ans que 'Américain Melvin M. Webber I’a nommée, a com- meneé A Ja décrire, penser, A © inventorier les signes et les processus, D'emblée, il donnait pour titres a ses études Jes formules dérangeantes qui Gnoncent la portée de ses découvertes : The Nonplace Urban Realm y Community Without Propinquity ®, The Post-City Age?. Sa réflexion se focalisait sur le développement des tech- niques de transport et de télécommunication pour en tra- quer les impacts effectifs ou potenticls et les convertir en une synthése prospective. Les Frangais sont passés 4 c6té de ces travaux. Pas un des opuscules publiés par Webber entre 1958 et aujourd'hui n’a été traduit dans notre langue. Parmi la production américaine consacrée aux problé- matiques ct a la planification urbaines durant cette tren- taine d’années, nous nous sommes intéressés 4 trois catégorics d’ouvrages, les uns d’inspiration scientiste, les autres dominés par des préoccupations sociales. La \premitre catégoric, largement inspirée des travaux de la ‘ gGographie allemande, concerne les recherches de locali- sation. Elle a été tét introduite en France par P. Merlin af dés avant la traduction de Méthode d’analyse régionale, une introduction @ la science régionale *, de W. Isard. La deuxitme concerne Vapplication de la théorie des sys- témes a l’analyse urbaine, symbolisée par les travaux de R.L. Meier et J.W. Forrester ®, ainsi que les méthodolo- gies diverses fondées sur l’'usage de lordinateur. La troi- sitme catégoric, enfin, embrasse un ensemble d’ouvrages z de tonalité sociologique, qui dénoncent les effets de la rénovation urbaine et des nouvelles formes d’urbanisa- tion, comme ceux de J. Jacob ® ou de K. Lynch ° et/ou analysent les processus de ségrégation territoriale et les ) conflits urbains. Cette multiplicité d’approches demeu- \ rait fondée, dans s critiques, critéres, ses choix de ! valeurs, sur une vision traditionnelle de la ville. Webber, comme Ie montrent les notes infrapaginales du présent ouvrage, a utilisé toutes ces sources, mais pour les critiquer ct les dépasser. Il s’inscrit dans une direction inverse : « Il nous faut implanter en Amérique une contre- tradition qui, en explorant le futur, pourrait donner forme A une politique nationale de développement... Nous pen- sions que le développement des sudurbies allait fournir des logements décents 4 tous, et maintenant nous pensons que rien d’autre que la reconstruction immédiate des anciennes villes ne les sauvera du désastre... » Ces lignes visent des auteurs, comme Jane Jacobs, qui voient dans la grande ville de type européen le reméde aux maux sociaux des Etats-Unis, mais aussi tous ceux qui ont pu étre influencés par les ceuvres d’Européens comme Simmel et Spengler, ou qui s’intéressent comme Lynch a la morphologie des cités historiques de I’ancien monde. En fait, « exploration du futur » préconisée par Webber s’inscrit dans la tendance anti-historique de la sociologie et des études urbaines américaines qui depuis leur émer- gence se sont toujours penchées sur les problémes du pré- sent et propres a la société américaine. Au reste, Webber poursuit : « Mais il est insuffisant d’engouffrer nos res- sources dans les problémes manifestes sans s’attaquer aussi aux enjeux moins visibles. Il faut tenir compte du vaste changement historique qui va remodeler le caractére de la société urbaine dans le monde développé ™. » Loriginalité de la position de Webber réside dans son ‘rapport a la technique, envisagée non point comme un ins- ‘trument méthodologique mais comme un fait social global, lié par une boucle de rétroaction 4 toutes les dimensions physiques et mentales de nos sociétés. Sa démarche est, en tous points, opposée a celle de Lewis Mumford, dont la technique avait pourtant été le premier objet d étude a partir duquel il abordait la ville !!, Mais, pour ce dernier, incidence toujours plus forte des développements tech- . niques sur les formations urbaines des sociétés indus- trielles avancées était responsable de leurs tares et de leurs échecs. Elle appelait des jugements de valeur négatifs et des stratégies de détournement pour pouvoir retrouver des établissements urbains « organiques » dont, en fait, la ville médiévale fournissait ’idéal-type. Webber, lui, ne juge pas. Il enregistre dans le champ des transports et des communications des performances inédites, d’une nouveauté radicale quant a l’accélération et aux modalités au sein desquelles elles s’inscrivent dans le processus de dénaturalisation du monde qui, depuis toujours, a caractérisé l’intervention des humains. II constate l’inéluctabilité de leur développement, suppute leurs impacts et, dans le domaine des établissements humains, pointe le plus fondamental : des traditionnelles contraintes spatiales de localisation, de formalisation, d’enracinement ou, en d’autres termes, la condamnation, par obsolescence, de la ville _—S'ilallait 2 contre-courant, Webber un isolé, ni un solitaire. On ne peut méme comprendre cette pensée de la modernité hors du Contexte intellectue| américain qui I’a nourrie. Elle ne doit Pas seulement @ ne éclairée par l’idéologic anti-urbaine de Thoreay oO Le premiers théoriciens américains de la ville comm, » des Strong !2, et rattachée au Pragmatisme de Joh, «Joseph On ne peut dissocier sa démarche épistémoiogique Cwey, orientations de son analyse sociale des travauy d “ re grands sociologues — Merton, auquel Webber ae © trois ™prunté le désengagement n’était cependant ni sa notion de paradigme appliqué 4 Ia planificat Parsons, qui I’a aidé a penser Ia question ins et le procés de modernisation, et Daniel Bell, fe 4 cien de la société post-industriclle. Par ailleurs, les an lyses de Louis Wirth sur les minorités urbaines Jui 4 familigres ct il connaissait bien les thémes dévelongé dans le sillage de Max Weber sur le destin de Ia ville tie dentale, en particulier, les observations forrnulées par Den Martindale dans sa fameuse introduction 2 Ia treduc américaine de Die Stadt : « La ville moderme est en train de perdre sa structure physique et formelle. Intérieu- rement, elle est en état de décomposition tandis q nouvelle communauté représentée par la nation se di loppe partout a ses dépens. Liage de Ia ville sernble z atteint son terme !5, » Webber reprend 2 son com _ constats, mais sans nostalgie ni pessimisme. Dans le champ plus précis de la planification u le nom de Webber n’est pas séparable de ceux de John Dvckman, Donald L. Foley, J. Friedmann..., avec q participé 4 de nombreux ouvrages collectifs. Cepen parmi tous, Melvin Webber est celui qui a su décrire 2 le plus de force et de précision ce qu’il appelle I« é du localisme ! » et la déspatialisation de la ville. Telle est la raison qui nous fait traduire aujour Nonplace Urban Realm. Ce texte a été choisi de p: d'autres, postérieurs et d’une lecture plus facile, p: était le premier travail important de Webber et marque place pionniére dans l'histoire des idées et de la planifica- tion urbaine. II importe toutefois de le situer dans la dy mique de la recherche de Webber. Lintuition fondamentale, qui demeure le socle perm: nent de tous les textes, concerne le réle « déspatialisant » des techniques de pointe de communication et de trans- toni, Vale cloppés w k sement qu’clles nous assurent a l’égard port et Vaftranchi des contraintes ancestrales exercées par la distance, les accidents géographiques, la répartition des aggloméra- tions ; l'automobile et le téléphone sont les deux instru- ments symboliques et homologues de cette libération. Au plan du territoire, celle-ci se manifeste par une urbanisation diffuse sans précédent, « une échelle de dis- persion spatiale jamais possible auparavant 15, caractér sée par la disparition des anciennes limites, l’extension des franges périphériques, l’investissement de territoires vierges, apparition des configurations urbaines filamen- teuses le long des cétes, des grands lacs, des fleuves qu Hervé Le Bras a décrites en France en 1992 '6, Au plan social, cette liberté nouvelle, qui rompt avec « toute l'histoire humaine [ot] l’organisation sociale a coin- cidé avec l’organisation spatiale 17 », se manifeste par la multiplication indéfinie des rapports sociaux a travers les réseaux de communications. « Nous vivons une révolution qui détache les processus sociaux d’urbanisation de la ville et de la région localement fixées » et qui nous fait passer du « localisme ancestral aux royaumes sans frontiéres des cosmopolites ' ». Webber ne cessera de décrire le double Processus qui assure aux individus une participation crois- sante & des communautés d’intéréts spécifiques en méme temps que leur insertion dans un réseau global qui se mon- dialise : « Tout un chacun est virtuellement engagé dans un réseau unique de communication !9, » La déspatialisation des rapports sociaux est rendue d’autant plus facile que, dans nos sociétés, « Vinforma- tion se substitue au travail et aux matiéres Premiéres comme ressource primaire 2° », Webber ajoute, non san: optimisme : « Le savoir est un type de ressource partion, lier dans la mesure ov il postule une capacité infinie 10 d’expansion ct od il s'accroit A mesure de sa consomma- tion... On peut prédire avec vraisemblance que les Américains se consacreront de plus en plus aux entre- prises intellectuelles, Le savoir est déja devenu la res- source économique critique pour les producteurs privés et publics de biens et de services, Il tend rapidement 2 devenir de la méme fagon la ressource critique pour les 2 consommateur » Les anciennes villes, devenues obsolétes ct appelées a s‘effacer dans la dispersion (« La colle qui tenait ensemble I'établissement spatial est en train de se dis- soudre et il se disperse sur des territoires toujours plus vastes ** »), sont done remplacées par une nouvelle forme d@urbanité, « une nouvelle sorte de société urbaine de vaste échelle... de plus en plus indépendante de la ville #3 », Ge domaine urbain, « producteur de l’informa- tion et des idées qui fournissent leur énergie aux machines de développement social *4 », est défini par son échelle sociétale, virtuellement mondiale, et par la crois- sance exponentielle des interactions qu’il favorise. Le constat apparait d’autant plus aisé et évident 4 Webber que, selon une tradition américaine bien établie, il envi- »sage la ville avant tout en termes d’échanges et de solida- rités d’intéréts. En effet, de The Post-City Age (1968) & The Joys of Automobility 75 (1991), il ne se lasse pas de répéter que, dans le contexte américain, « les villes existent seu- lement parce que l’agglomération spatiale réduit les cofits de interaction 2° », que « c’est le désir de meilleures communications qui, au départ, a conduit les gens A la ville 27 », Il déclare que « la ville, avec ses concentrations d'individus et de batiments, n’cut guére d’attrait pour les immigrants nulle part, ni A aucun moment. C’était scule- ment la possibilité de contacts, d’étre intégré dans une M oe culture urbaine qui séduisait*, » II n’hésitera méme pas a affirmer que « la recherche de connexions peu cofiteus est en fait la seule raison pour laquelle on n’a jam: construit des villes... Sans raisons économiques, il n’y aurait pas de villes. Et si les cofits d’interconnexion ne diminuaicnt pas en fonction de la densité, jamais on n’aurait édifié les New York, Londres, Tokyo ou méme Los Angeles de ce monde”, » Pour Mclvin Webber, la « révolution du développe- ment urbain » ne peut manquer d’entrainer une révolu- tion solidaire des disciplines de planification. Et c'est précisément dans sa conception de la tiche et du réle du planificateur que se manifeste |’évolution de sa penséc. ‘Toutefois, avant d’en marquer les étapes, il faut en souli- gner la dimension épistémologique, d’une remarquable fermeté. Dans I’cuphorie scientiste des annécs soixante, il était méritoire d’affirmer, comme Webber n’a jamais cessé de le faire, que le « city-planning » n’est pas et ne peut pas étre une science. En effet, il distingue d’emblée études urbaines et planification urbaine. Les premiéres relévent des mémes méthodes et appellent les mémes précautions que I’ensemble des sciences dites humaines. En revanche, l'idée d’un aménagement scientifique « est un mirage... Ses objets excluent l’expertise technique 3°, » « Sans doute, le langage des réseaux systémiques com- plexes nous aide-t-il 4 les penser, mais chaque probléme quills soulévent n’est que le symptéme d’un probléme plus profond, enfoui dans un sous-syst¢me supérieur 3!, » Autrement dit, « les types de problémes que traite le pla- nificateur (planner) — les problémes sociétaux — sont, par essence, différents de ceux que traitent le savant et sans doute aussi certaines catégories d’ingénieurs... Les problémes sociaux ne sont jamais résolus 32, » « Aussi les 12 solutions qu’on leur apporte ne sont-elles ni vraies ni fausses, mais bonnes ou mauvaises. ». « Le but de l'urba- niste (p/anner) n’est pas de découvrir la vérité, mais d’améliorer certaines des conditions du monde ow vivent des humains », On ne peut mieux dénoncer les illusions toujours ) vivaces répercutées par les écrits de Le Corbusier sur « les plans vrais » et les « solutions scientifiques » de l’'urba- nisme. Webber ajoute en outre, marquant ainsi la dimen- sion morale et les responsabilités des urbanistes : « Le planificateur n’est pas autorisé 4 se tromper*4, » Et c’est bien 1a en quoi il différe du scientifique dont K. Popper a montré que ses solutions sont des hypothéses appelant une réfutation. ‘Tout en assumant cette opposition, Melvin Webber n’cn fait pas moins appel, lui aussi, A des hypothéses sur lesquelles il fonde sa conception de la planification urbaine et de l'urbaniste (urban planner). Ces hypotheses se confondent avec la prospective qu’il construit A partir de son observation du domaine urbain et, comme on Vimagine, du procés de délocalisation en cours. Mais les violentes émeutes urbaines survenues aux Etats-Unis durant les années soixante devaient changer le regard porté par Webber sur le futur de la société américaine si bien qu’on doit distinguer deux phases dans sa réflexion et ses écrits. La premiére, & laquelle appartient /’Urbain sans lieu ni bornes, est caractérisée par une approche optimiste, globale et universaliste de la société en devenir. Vurba- niste est congu comme un éducateur. Sa double tache Consiste 4 favoriser, a tous les niveaux, la prise de Conscience des transformations urbaines en cours et a Promouvoir leur généralisation : ainsi tous les groupes 13 la soc sociaux, sans privilége, pourront accéder été urbaine délocalisée des réseaux de communication, dont les élites ct les groupes économiquement favorisés étaient les premiers citoyens ct bénéficiaires. La nou- velle problématique de l’urbaniste n’est plus direc- tement liée A l’espace. Nous gagnerions aujourd*hui & nous rappeler l’avertissement de Webber : « Nous avons tendu a chercher des solutions locales 4 des problémes dont les causes ne sont pas d'origine locale et ne sont pas susceptibles d’un traitement municipal... Pas plus la cri- minalité de la rue que la pauvreté, le chémage, les familles dissociées, les émeutes raciales, la drogue, les maladies mentales, la délinquance juvénile..., aucune de ces “pathologies sociales” caractéristiques de la ville contemporaine ne peut y trouver ses causes ou ses remédes. On ne peut inventer des traitements locaux a des états dont les origines ne sont pas d’ordre local 35 Le vrai probléme, pour Webber, concerne l’intégration des groupes minoritaires et défavorisés au sein de réseaux toujours plus complexes mais relevant néan- moins d’un systéme unique. « La prochaine étape de la planification de l’urbanisation devra étre guidée par Vidée de développement sélectif, par la formulation de programmes tactiques en accord avec les stratégies desti- nées a intégrer les groupes retardataires dans la société urbaine contemporaine %, » I] voit alors poindre aux Etats-Unis une société urbaine de grande échelle (high scale), unitaire, homogénéisée par le partage de valeurs communes (services et savoirs), qui intégrera ses diversi- és, gommera ses différences locales et manifestera ses libertés nouvelles dans la dissémination, A travers Vens mble du territoire, d’établisseménts de petites dimensions, 14 A. partir de 1968, dans un contexte urbain oi {fluence Economique est menacée ct ott les conflits sociaux SC multiplient, attention de Webber se déplace vers Ja pauvreté ct le pluralisme de la société américaine. Tentame la deuxiéme phase de sa carriére par une auto- critique radicale de ses théorics universalistes ct opére un retournement copernicicn, Le développement des réscaux techniques n’est plus congu comme T'instrument du consensus et de l'intégration, mais comme le moyen pour les minorités, d’affirmer et d’affiner leurs dif! rences. « La conception unitaire du bien public est un anachronisme 3” »; « le consensus apparent, au nom duquel on pouvait autrefois envisager de traiter les pro- blémes de distribution, est érodé par la prise de conscience croissante du pluralisme de la nation et de la différenciation des valeurs qui accompagne celle des publics 38 », Sans complaisance, Webber dénonce l’erreur des prévisions annongant « une culture partagée de facon homogéne, au sein de laquelle la plupart des individus partageraient les mémes valeurs et croyances, se fixeraient des objectifs communs, présenteraient des styles de vie semblables et se comporteraient de fagon similaire %», Au contraire, « les sociétés de grande échelle du monde occidental deviennent toujours plus hétérogénes 4 mesure qu’elles se différencient, comprenant des milliers de groupes minoritaires dont chacun se fédére autour dinté- réts, de systémes de valeurs et de préférences s tiques communs par lesquels il se distingue des autres groupes” », Le lecteur peut se demander si la mondis lisation des réseaux techniques de communication sera bien un ins trument de différenciation et si elle ne risque pas plucor dengendrer une société mondiale A deux vitesses- En Ta 15 extrapolant les analyses menées par Henri Coing “! dans le contexte moins avancé du Paris d’il y a trente ans, on est conduit & une perspective moins optimiste que celle de la créativité congue par Webber. Pour celui-ci, « a mesure que le volume méme de l'information et du savoir augmente et que les progrés techniques multiplient Péventail de nos options, 4 mesure que se développe la conscience de nos libertés de choix, de différenciation et de déviation par rapport aux normes, de nouvelles varia- tions deviennent possibles... Les groupes sont conduits 4 exploiter des choix, 4 en inventer de nouveaux, |” pregnle: rité des permutations culturelles devient la régle #2, Quoi qu’il en soit, cette réinterprétation de I’ évolution des sociétés occidentales consacre un changement doptique pour l’urbaniste : « Nous avions appris 4 consi- dérer les processus sociaux comme les liens qui inté- graient des systémes ouverts a J’intérieur de vastes réseaux de systémes interconnectés, de telle sorte que Voutput des uns devenait Vinput des autres... Nous sommes maintenant au contraire sensibilisés aux ondes générées et répercutées par chaque action tendant a résoudre un probléme particulier concernant un nceud particulier du réseau #, » Dans un univers urbain ainsi relativisé, ot le cas de | chaque communauté redevient unique, un nouveau réle échoit au planifi icateur. Transposant le concept d’advocacy planning 4 a Péchelle de la société (urbaine) tout entiére, Melvin Webber en fait un médiateur dont Ja tache consiste A résoudre, le moins mal possible, les conflits des intéréts (économiques, professionnels, culturels...), souvent antago- nistes, qui définissent les différentes communautés ou groupes sociaux. Dés 1969 “5, il propose aux urbanistes le nouveau paradigme de « planification permissive ». Celle- 16 ci est congue comme « un sous-cnsemble de politiques dont la fonction essenticlle est d’améliorer les processus sous-jacents aux débats ct aux décisions publiques *° ». Plus précisément, elle se caractérise par « son analyse et son évaluation continues des mesures alternatives, des fina- lités alternatives, des résultats alternatifs, des redistribu- \ tions et, bien sfir, des réactions alternatives précédant l'action. Dans un tel contexte, la planification est fonda- mentalement un style cognitif et non un champ substantif, non un ensemble de savoirs techniques et, en aucun cas, un ensemble de buts substantivés (swdstansive) concernant le logement, le développement économique, le bien-étre... C’est une facon particuliére de penser la pluralité des + besoins individuels et collectifs et en méme temps une approche spécifique concernant les moyens de satisfaire ces besoins différents et compétitifs 47, » Ce changement de paradigme urbanistique n’entraine cependant pas une prospective trés différente de l'aména- gement spatial et des établissements humains. L’érosion du localisme demeure I’horizon des derniéres publications de Webber. Sans doute insiste-t-il seulement davantage sur la trés grande diversité des nouvelles formes disper- sées (patterns) d’ urbanisation *8 et d’agglomérations appe- lées 4 se développer dans le cadre des communautés de grande échelle. Et sans doute admet-il que certains groupes exprimeront leur différence en demeurant atta- chés a des localités. Mais, de toute fagon, les nouveaux établissements auront des dimensions réduites, dont la densité des réseaux techniques permet d’affirmer qu’elles n’induiront pas « une perte de la richesse culturelle *? » Enfin, le processus de différenciation se traduira par une attention croissante portée aux perfectionnements de la demeure individuelle, promise 3 une quasi-autonomie™. 17 indications 6 A Webber ne formes spatiales A vente ¢ Puthain, [ce pratic jon a et consncrée Ala plax ation des transports qui constituc Pune des deux ions fe sntales de Ja nouvelle urbanité, Le ct de ta Liberté individuclle orde une adhésion sans réserve au développement de Pautomobil 7 Néanmoins, dans Te cadre de la planification permissive, il s’est cfforcé d’éla~ borer des stratégics tres innovantes qui, cn approchant paradoxalement automobile sous la c itCgoric du trans- port en commun, permettrait unc distribution Ggalitaire de ses services aux groupes sociaux défavorisés”". on acl dimens A cause de sa soupl quelle permet, il En 1951, lors de la Deuxiéme Semaine sociologique, sous- titrée « Civilisation urbaine ct civilisation rurale en France », Fernand Braudel conscillait aux sociologues et aux historicns de regarder les villes d’Amérique pour mieux comprendre les nétres. oeuvre de Melvin Webber tend effectivement au lecteur frangais un miroir grossis- sant qui révéle des processus rendus mal visibles par la présence massive d’établissements urbains séculaires ct plus encore occultés par nos habitudes mentales et nos traditions : le décalage entre les deux continents ticnt moins aux faits qu’au regard porté sur eux 52, Pour le lecteur frangais daujourd’hui, les analyses et les idées de Webber présentent un double intérét, D’une Fun don pe ds crccn en de Vapanige de mines oaacn lemeure aujourd’hui s°*. On commence seule- 18 ment A voir apparaitre dans la presse certains themes aux- quels les textes de Webber conférent leur légitime ampleur, J’en retiendrai deux exernples récents : la créa- tion décembre 1995 d’un magazine consacré au télé- travail et un article du journal /e Monde *4, interprétant cormme révélateurs d’une mutation sociétale un ensemble de faits observés 4 l’issue des gréves de novembre- décembre 1995, Mais s’il nous permet de micux appréhender notre propre Evolution, le travail de Webber peut, d’autre part, étre lu comme une mise en garde. II propose de I’avenir une théoric ct une vision qui pourraient devenir nétres demain ct dont les problémes et les dangers nous apparaissent aujourd'hui d’autant plus clairement que nous n’y sommes pas encore immergés, bref, il ouvre un questionnement. On a remarqué que si, dans sa pratique concréte, Webber s’cst attaché a la planification des transports, Vaménagement de l’espace a l’échelle de proximité ne semble, en revanche, guére l’intéresser. Il ne nous donne aucune indication précise quant a la configuration des petits établissements urbains a venir. Sans doute imprévi- sible, elle, pour autant, négligeable ? Il importerait de s’interroger sur le statut de la contiguité spatiale. Peut-on penser l’urbanité de fagon immatérielle, hors de toute localité ®5 ? Davantage, la vie sociale peut-elle s’affranchir de toute organisation spatiale régulée ? Autrement dit, le moment ne scrait-il pas venu de réfléchir A nouveau a la définition que donnait Max Weber de la ville occidentale traditionnell au sens qu’il accordait 4 sa détermination spatiale, mais aussi 4 sa dimension juridique ? N’est-il pas cen effet singuligrement réducteur de définir Purbain en termes W@interactivité 5° et de conflits ou de rapports Wintéréts ? Sans doute est-ce 14 une constante de la pen- 19

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