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REVUE LITTERAIRE LE GENIE DANS L’ART. Boni sur le gine dans Port, par M. Gabriel Séaltos, Paris, 1884; F, Alena, Comme il faut se hater, dit-on, employer Jes remédes pendant guérissent encore, il est bon aussi de se presser de traiter les (questions pendant quvelles sont toujours & la mode. Tel est bien le as, si nows ne novs trompons, de celle que nous voudrions eflleurer aujourd'hui. La curiosité des psychologues et des esthéviciens, éveillée de tout tomgs ser les conditions mystérieuses qui président ila produc~ tion de Peuvre d'art et & Papparition du génte, semble en effet s'y etre fixée, depuis quelques années, avec tn redoublement d'intérét et d’at- tention, Cétait naguére un professeur de Sorbonne, M. Henri Joly, qui nous donnait une Peyelologie des grands hommes; était plusrécem- ment M, Sully Pradhomme, qui, dans son livre sur Expression, trai fait de la psychologie de Vartiste autant que de Vexpression méme; était bier enfin un jeune philosophe, M. Gabriel Séailles, qui repre ait le probleme A son tonr, dans-un brillant Essai sur te génie dans Part,..Onpourrait remplir une page avec les'titres seulement des livres a viogt autres ont cherehé, cux aussi, le secret du génie, mais ces indications peuvent sufliro, et la place nous est trop précieuse pour la erdro & de telles énumérations. Lizssai de M, Sésilles ost d'en métaphysicien & la fois et d'un poste, souvent obscur,mais toujours brillant, hérissé de formules et débordant de métaphores, un hymne, pour ainsi dire, en méme temps et autant qu'une these. Fobserverais & ce propos que cette confusion de genres et cette bigarrure de styles sont assez en faveur auprés de nos jeanes philosophes, si ce n'était aussi bien Ia tradition toute pure de la grande 986 REVUE -DES DEUX MONDES. Gcole & laquelle notre auteur appartient. 1 ne faut pas médire de Pidéalisme, et méme, quand on considére quels noms, depuis Platon jusqu’a Schelling, le décorent dans I'histoire, il convient de en rien dire que de respectueux. Grandes ambitions, grand souffle, grande poésie; et grands noms, grandes ceuvres, grande doctrine. Il novs sera permis toutefois d'ajouter que, si les métaphores wy constituent pas précisément des preuves et que, si Penthousiasme n'y est pas tout a fait une méthode, c'est & peu prés tout comme, et que Ia verité des choses, en général, semble un peu trop s’y mesurer & la beaut de ce que Von en peut dire. M. Stailles, dans co premier essai de son talent, aura fait preuve de toutes les qualités et de tous les défauts de Pécole. Reste & savoir s'il aura beaucoup avaneé la question qu'il se proposait d’y résoudre, ‘Quelques personnes la croient volontiers insoluble, Et d’abord parce qu'elles ont beau faire, elles ne réussis:ent pas & viir ties bien la wre méme de la question. En effet, allant au fond des choses, de quoi raisonne-t-on ici? Certainement, nous ne demandons pas & ceux qui s'engageat dans catte recherche de commencer par nous définir le génie, puisqu’aprés tout la recherche oi ils s'engagent a pour terme et our but cette définition méme. L'impuissance od nous sommes de donner ne bonne défiition de Ia vie wempéche pas les progrts quotidiens de la science physiologique, et depuis combien de sideles Jo géométro, sans se préoceuper autrement de la définir, opére--il sur Vétendue? Les définitions sont au bout de Ia science, et non pas & $0n origine. Nous pouvons done nous proposer d'étudier le genie, sans savoir préalablement ce quil est ou ce qu'il n'est pas, ow pluto Crest précisément parce que nous ne savous ni ce qu'il est ni ee quil n'est pas que nous nous le proposons comme un objet d'étude. Mais, au moins, pour débuter, faudrsit-il bien savoir od le génie sé rea contre, ot c'est ici que les premitres diffcultés apparaissent. Si nousne pouvons pas définir dogmatiquement la vie, nous avons toutefois dans les lois memes de la vie des moyens assurés de disiinguer ce qui vit avec ce qui ne vit pas. Or, oi sont cos moyens, dans la question qui ‘nous occupe ? ob est Ye sujet de 'expérience? et, pour le qui est-ce qui a du génie? SiDante a du ginie, le Tasse en a Shakspeare a du génie, Ben Jonson en a-til? Si Molidre a du gévic, Beoumarchais en a-til? Si Titien a du gévic, Véronése on a-til? Si Rubens a du gévie, Van Dyck en act-il? Si Poussin a du génie, Charles Lebrun en a-bil? Si Mozart a du génie, Rossini en a-t-il? Si Beethoven @ du génie, Meyerbeer en a-til? Si Weber a du génie, Berlioz en a-til?.. Le plas intrépide énumératecr n'en Guirait pas de poser de ‘ces points d'interrogation. Mais quant la réponse, tout le monde voit Dien, tout Te monde sait qu'elle varierait d'ua homme & Pautre, selon Je cas et selon Je temps. Puisque M. Séailles, dans un Essai’ sur le novos UrrinaIne, 937 nie de Vart, pout Bxer un point de sa thise, en appelle Peutoiié de Benvenuto Cellini, c'est sans doute qui le place au rang des hommes de génie : mais je suis tout prét, pour ma part, a refuser au personnage Thonneur dune t Me qualification. M. Joly, de son cété, dans sa Poy- chologi dee grands honmes, nous aveit, beaucoup parlé de Christophe Golomb, qu'il égalait aux Léonard, aux Newton, aux Leibnite, aux apoléou : pour moi, je nie absolument que Colomb ait le droit etre inscrit parmi de si grands noms. Ce que je nie de Pun, un autre le niera d'un autre, et quand on aura passé dé Ia sorte les grandes répu~ tatfons au crible, que resters-il poor fonder les généralisations que Yon n0us proposé? Une vinglaine de noms dans Ibistoire de Vart et de Vhumanité tout entiére? Quoique ce soit bien peu, ce serait pour- tant assc2, si d'sutres considérations notervensiemt pour gener, con- trarier, et fualement empécher toute espice de généralisation. “ILn'y a de comparsison Iigitime qu'entre les choses comparables, evil n'y a de choscs comparables que celles qui contieonent au moins 1m élément common. Qu'y d-til done de commun, sous Videntts du not (laquelle ne témeigne que de la pauvreté de Ja langue), entre Te génie d'un grand peintre, Léonard de Vinci, par exemple, et le génie un grand homnie de guerre, César, si Von veut, cu Napoléon? En quoi, comment, par ai Le Joeonde estelle comparable au sidge d'alé~ sia, ou la Cine aux campagnes d'Austerlitz ot @¥éna? Dira-t-on pout- ‘are qu'il faut distingver? et qu‘autre chose est le génie dans Tart, autre chose le gévie de lection? Soit; quittons done lo terrain de action, et renfermonsnous uniquement dansle domaine del'art. Quels rapports y a-tilentre une symplionie de Beethoven et une peinture de Michel-Ange? eutre un drame de Shakspeare et une statue de Dona ‘ello? Quels rapporis autfes que ceux qu'il nous a plu d'établir, par tun dé:e-table abus de langage, — comme quauid nous paisons dans le ‘oeabolaire du peintre pour exprimerla nature de notre émotion must= cal, et réciproquement, dansle vocabulaire du musicien pour traduire impression que nous avons éprouvée en présence d'une fresque ou one toile? Mais sil ny pas de rapports, sila beauté musicale et si la beauté pitioresque sont essentiellement spécifiques, Cest-a-dire si la premiére consisle essentiellement dans des combiaisoas de lignes et de couleurs, la seconde essentiellement davs des combinai- sons de sons, quelle commune mesure peut-il bien y avoir entre le Bsinie, Cest--ire 1a nature propre dimogination d'un MichelAnge et ‘un Beethoven ? Faisons ua dernier pas, rérécissons encore le cercle, enfermons-nous maintenant entre les borues W'an seul art, d'un méme genre dans cet art, et demandons-nous ce qu'l peut y avoir de vraiment comparable entre le génie de auteur de Macbeth ou d'Hamdet et le génie de Vauteur d'An~ ‘dromaque ou de Phvdre? Je réponds tout de suite qu'il n'y a rien, abso- 938 REVUE DES DEUX MONDES, lument rien, ce“qui s’appelle rien, et, —s'il m’est permis de jouer ainst sur les mots, — que Shakspeare et Racine ne peuvent etre comparés qu’en ce quils ont justement d'incomparable, Car, ayant regu Pun et Tautre le don du theatre, et Pun et autre ayant pratiqué le méme att, ils ne sont, celui-la Shakspeare, et celui-ci Racine, qu’en raison de Videe tres diverse qu’lls se sont faite chacun de leur art, et paree quills ont eu Pun et Vautre du théitre une conception tout indivi- dvelle, Shaksyeare toute shakspearienne et Racine toute racinienne, Que si done vous eroyez découvrir entre evx quelque autre chose de commun que ce qu’ils ont de différent, yous vous tomperez, sans aucun doule; et ce quelque chose pourra bien leur appartenir en tant quhommes, faits comme tous les homa.es, mais non pas en tant que Shakspeare et lacine, cest-a-dire non pas a titre d’hommes de génie, Ce quill y‘a de plus assurément caractéristique du génie, Cost sa dif ference ov, si vous 'almez mieux, son individusli-é, ton originalité, sa singularits, — ingenium,— dans le sens primitif du mot, son idio- syncrasie, les aptitudes congénitales qui le distinguent ov plurdt qui Visolent parmi tovs ceux qui Sembloraient d'sbord posséder les ménes aptitudes, tout ce qui fait enfin qu'il ne s'est reseontré qu'on Shaks- peare ow qu’ua Racine et qu’ll ne s’en renconirera pas un second. Le propre du géaie, cest etre individuel, comme le propre de son ceuvre est d'etre ivrecommencable, et conite cet invlividuelisine du génie, ‘comme contre cette singalarité de son cpuvro sont venues et vien= dront tonjours se heurter, pour s'y briser, toutes les tkéories que You essaiera d’en doaner. Les uns, par cxemple, ont prétenda que Je génie n'était qu'une n6yroso, c'est-i-ire qu'il y avait des liaisons étroites, intimes, néces- saires entre le géuie et la folie, ou ca d'autres termes encore, que la méme constitution organique qui peut conditioner laliénation mentale avait plus d'une fuis conditionné Ie génic. « Nous consivicrons ce paradoxe ‘comme réfulé surabondsmment, » nous dit N. Joly, dans sa Psychologie des. grands hommes.-Ba-aucune matiere il n’est bon te considéror un paradoxe, pour audacieux quil soit, comme réfuté par son énoncé mime, et 1, Joly trés certainement edt mieux fait, si paradoxe il y essayer de nous en montrer Vexagération et Vabsurdité. Car ccluk peut se soutenir, et de fort grands hommes I'ont soutenu. Gest un mot Aristote « que tous les hommes de génie sont hypocondriaques » et cen est un de Sénique, je ervis, « qu'il n'y a pas de grand esprit sans un grain de démence. » Neste pas Vauteur des Fssais qui prétend & son tour « qu’aucune ame excellente n'est exempte de mélange de folie? » ou suis-je dupe de quelque illusion en atiribuant cette parole «que Vextréme esprit est accusé de folie, comme Vextréme défaut, » AYauteur des Peusies? Bt si ces témoignages ne sullisent pas & prouver Vantiquité, la continuité, Ia constance de la tradition, manque- ‘eVOE, LIrTERAmE, oxomples, & @exemples fameux, et Pexemples topique fe leur dire? Mabomet m'était-il pas épileptique, et Luther visionnaire? Gelui-ei, Pan des grands podtes quait connus Ttalie, Torquato ‘Tasso, Yauteur de la Jérusalem, et celui-la, le plus grand peut-étre, oo Gu moins Te plus original des humoristes anglais, Jonathan Swift, ne gontils pas morts fous? Na-t-on pas pu chercher Vorigine de ta con- rersion de Pascal dans un état morbide qu’aurafent caractérisé des jallueinations intenses? et bypocondrie de Rousseau ne sert-elle pas @exemple pour ainsi dire classique dans la plopart des traités de pathologie mentale? Combien dautres cas encore oli des désordtes ner= Jeux et des troubles moraux, tantot plus superficiels et tantot plus pro- fonds, apparaissent & V'observateur comin la lourde rangon du génie? Fr pour infmer, pour nier les conclusions que Yon en tire, estoe assez de répéter que la force n’est pas la faiblesse, que la santé rest pas la maladie, et que ordre n'est pas le désordre? Non, sans doute; mais ce qu’il faut dire, cest que des reneontres on des coexistences de ce genre, fussent-elles plus nombreuses encore, ne font une & une qu'autant de cas particullers, et quill suflt, par conséquent, don cas contradictoire pour faire écliec, lui tout seul, & Tinterprétation hitive que Pon en donne. Le cas de Rousseau n'est pas celui de Pascal; mais le f0t-il, qu'il sufirait au cas de Pascal d'opposer telui de Bossuet, et le eas de Voltaire & celui de Rousseau. Sil y a quel- ques bommes, dun genie ailleurs incontesté, dont la grandeur semble voir consisté dans le développement d'une faculté maitresse et domi- natrice aux dépens de quelques-unes des autres, nous en connaissons, un génie non moins incontestable, chez qui nous n’admirons rien tant quo le parfait équilbre, le complet accord, 1a merveilleuse har- monie de toutes les puissances de Vesprit et du cmeur. La’ consé= quence est foreée. Ni Ia maladie n'a fait le génie des uns ni Ia santé ta fait le génie des autres. Celui-ci était un grand homme, quoiqu’il fat assurément sur ta pente de la folie, Celui-la en était un autre, quoiqu'il n'y ait jamais eu rémission ni défaillance dans Pexercice de sa robuste intelligence. Autant dire qu’ n'y a pas de comparai- son ni de généralisation possible. Tous ces cas sont individuels, en chavun deux Vavatyse-psycholozique-esttout entidre & feire; et, selon chacan deux, Ia conclusion dilfére jusqu’s Ie contradiction. Cest la Preave & la fuis que nous sommes en présence du génie, et Cest la preave qui n'y a pas de lois du génie. autres, plus ambitieux, ne se sont pas seulement proposé de déter- rier les conditions d’apparition ov de manifestation da génie, mais encore de le « décomposer, » et de le résoudre en ses élémens. Apres bien de la peine, ils ont done découvert que le génie consisterait & «con cevoir quelque chose de grand » une grande cuvre, un grand desseia, «Vimaginer, Taimer, le vouloir et Vexécuter. » Oa peut d'abord leur 40 [REVUE DES DEUX MONDES. demander ce que cest, 8 leur avis, que « quelque chose de grand, Un soanet de Pétrarque stil quelque chose de grand? Une fable de La Fontaine estelle quelque ehose de grand? Le Voyage sentimentay eatil quelque chose de grand? Qui niera pourtant que ce soient Is, sien est, des cuvres marquées au coin du génie, c'est-i-dire, chacang en son geore exquise, inimitable, unique? On peut encore leur deman. der ce quis font dans leur systéme, et comment ils expliquent cette précocité merveilleuse 00 Yon reconnaltrait volontiers un attribut dp génie, si le génie, par malheur, décidément indocile & nos lois, ne Sait souvent avisé pour se manifester dattendre la metarité de age. Qu'un Moliére & trente-cing ans, qu'un Jean-Jeeques vers la quarantaine, qu'on Bossuet aprés Vavoir passfe se proposit une sgrande.wuvre, jfentonds done ce que cela veut dire: mais quel grand dessein, si Jes mots signifient quelque chose, pouvaient bien méditer Michel-Ange & seize? Raphall “2 quatorze? ou Mozart & six ans? Queest-ce que c'est encore que cette nécessité « d'exécuter, » et cette obligation de réussir dont on fait une condition du géuie? Quelque- fois il est vai, cen est une, et quelquefois ce n’en est pas une. L's toire des variations est-elle moins un chefecuvre parce quelle n't pas eu les effets qu’en attendait Bossuet? et la Thiorie de la tere cesse-tellee’Gire une grande conception, parce que la science a dépassé Butlon? De grands capitaincs, conime Guillaume Orange, rvoatils pas perdu presque toutes les hatailles quils ont livrées? ct des hommes assurément doués du génie de la politique, entre autzes Mirabeav, presque toules les parties qu'ils ont jouées? Enfn, si Ja volonté, dans Ja production des grandes quvres, fait vraiment le role que Yon lui préte, qu> devient cette inconscience dont il est si difficile de mécon- paltre ou de restreindre la part? Comment Vanteur de Ecole des fomes, esti aussi Tauteur de Don Gaveie de Navarre? Comment Mauteur do Cid est-il aussi Pavteur de Pertharite? Comment Pauteur des Fables estil aussi auteur du Po2me sur le quinguina? Toutes ces questions, et bien autres encore, en admettant que Von poisse y répondre, qui ne voit que Ia réponse en dSpend uniquement de ee que on salt de La Foo- faine, de Comeille, de Motidre, c'est-idire da cas partcalier, du eas individuel, et non pas d'aveun principe de ertique générale qui puisse tre universellement et indistinctement appliqué? Une fois encore nous sommes einsi ramenés & la méme inévitable conclusion. On ne pent rien dire d'un homme de génie qui ne lui soit strctement per- sonnel, et toutes les fois que Ton esstie de généraliser Yobservation que Von en a faite, il so trouve quelque partun autre homme de génie Pour servir & montrer qu'en cessant d'tre personnelle elle cesse en mméme temps d'etre vraie. « est que le probléme est mal post,» nous répond un trosiéme, et ce troisiéme est M, Séailles. Tout est plus simple quion ne_le ert: REVUE LITTiRATRE, on comme Ia vie continue le mouvement, «le génie continue la vie, » cu, sipeut-étre Vexpression ne paraissait pas assez claire, le géaie fontinue Ta vie, « comme la raison continue la lumiére. » En présence du génie, nous crions au miracle; « cest trop nous humilier nous smémes; » et nous avons tous da génie, Ce n'est pas seulement de la prose, commie ce bon M, Jourdain, ou méme de la philocophie, comme excellent M. Venderk, c'est de ta poésie que nous faisons sans le savoir. Avec les sensations que l'extérieur nous apporte, nous nous compo- sons chacuo notre univers, un univers conforme nos besoins; et avec les idées que les sensetions éveillent dans les profondeurs de esprit, novus constitvons notre moi, un moi conforme & tos aspirations. La vie de Vintelligence, comme celle du corps, est une création conti ruelle. Ainsi, nous commengons par eréer Je monde, et quand nous avons eréé le monde, nous ne nous reposons. pas, nous nous créons nous-némes. Un dieu caché réside en nous, et ce dieu, cest notre givie. Génie pour génie, entre le géuie de Partiste ou du.potte et le génie du lus bumble ou du plus jgnorant entre nous, il n'y a done, en fin du compte, qu'une difference de degré, mais nullement de ature; nous avons tous da génie, seulement quelques-uas en ont plos que les autres: et « le grand homme n'est quan homme grandi dans toutes ses puissances. » Ce n'est pas ici le liew de débrouiller Vingénieux artifice de cetie métaphysique ; passons done outre & Téquivoque sur laquelle tout le raisonnement repose; et, sans autre chicane, retenons la conclusion. Mois si le grand musicien, si le grand peintre, si le grand potte sont des hommes grandis dans toutes leurs puissances, comment alors se faitil qu'le ne soient Mun que podte, Fauire que peiotre, et le troi- siéme que musicien? Neit-il dépenda que dun caprice de Ros déire aussi bien Lamartine et que d'une fantaisie de Victor Hugo «etre Eugene Delacroix? Beethoven, pour étre Weber, n'edtil eu qu’s le vouloir, et Weber qu'd lessayer pour devenir Beethoven? Le génie ne serait donc en ce sens qu’ane capacité générale, vague, indéter- tinge, dont lepplication dépendrait de la circonstance, da hasard, de Ja fortune? Bt sa définition derniére devieadrait la négation meme de tous les cas particaliers dont on Yaurait. composée? Car, enfin, quand au lieu de planer dans les nuages on redescend sur la terre, quelque as particalier que Yon analyse et quelque grand homme que I'on étu- die, Cost dans une aptitude originelle de son cil ou de soa oreille que Ton trouve la seule explication possible de son choix ou de sa vocation. 5, réciproquement, dans quelque art que ce soit, sculpture ou musique, peintre ou poésie, manquer do génie, c'est manquer d'abord et avant tout de cette aptitude spéciale de Poreille ou de Icel. On nous disait tout'a Vheure, que le génie’consistait dans le développement dune «puissarice » quelconque de esprit au détriment des autres, et, pout 982 REVUE DES DEUX MONDES. avoir sufisamment réfuté Popinion, nous n’avions qu’ nommer quel Gques grands hommes, chez qui toutes ces « puissances, » divérsement combinées, avaient harmonieusement concouru, On novs dit mainte. nant que le génie serait, au contraire, V'accroissement de tutes ces « puissances » ensemble, ef, pour montrer que la défiition ne cone vient pas, comme disent les logiciens, & tout le d&Sni, nous n'avons {qu nominer les grands hommes en qui Vune de ces « puissances » Comme abcorbé la vitalité des autres. Et dans l'un comme dans Vautre ‘eas, nous finssions par ob nous avons commencé : quelque d€Gnition gt quelque théorie du génie que Yon donne, il semble décidément qu'un seul nom sufise toujours les ruiner. ‘On dit ict: Mais alors, s'il échappe aux lois de la nature, & ces ls qui gouvernent exception méme et la font rentrer sous la régle, le onic, selon vous, est dove purement et simplement un « monsire? Encore les monstres ont-is leurs lois, et leurs lois d&Gnies; Ia térato~ loge nous enssigne la raison du mouton & cing pattes et de la vache & deux totes; au hesoin, elle pourrait se charger de le faire apparaite Coroment done le génie, cest-d-dire de toutes les formes de humaine activité la plas rare et la plus haute, n’auraitil pas sa loi, sa cause et fa raison suflsante? Nous pourrions répondre : Fares qu'il en esta plus haute, A quelque développement que la science puisse étre pr- Imise, ily aura toujours des bornes 8 noire capacité de comprendre,e @autant plus infranchissables, pour ainsi dire, que chacun de noas, comme daos le cas présent, rouvera moins d’élEmens en lui pour aller 2a olution des problémes. Mais la vérité vrae, cest que Yon équr- vogue ici sur les mots. Il ya pas de science ni par conséquent de lois de individu, Le genie n’échappe & la science que comme y échap- pent Ie caractére ou la physionomie. 1 a une « science, » ily a des fois » de ce qu'il y a de commun & tous les visages, il n'y en a pas de ce qut coustitue Vaccent propre et personnel dune physionomie humaine : Ia mienne ou la votre. 11 y en a une de ce qui coatribue 3 Ja formation de tous Tes caracteres, il n'y en a pas de ce qui fit Prix ginalité propremeat dite et Vindividualité du caractére : Voriginalié de Pierre ou Vindividualitg de Paul, Et ily a une science de esprit 0a méme, si Yon veut, une science du talent; il n'y en a pas du géai Cesti-dire de cette force individuelle. qui soustrait précisément le talent ses conditions communes, qui éléve Pierre-Paul Rubens ausdes- sus d'Aniaine Van Dyck et Jean-Baptiste-Poguelin Moliére au-dessus de Phitippe-Néricaule Destouches. Le pouvoir de la science sarréte 23 Point méme of Piadividu commence, Et nous pouvons bien reconnalte en Tuice qu'il ade commun avec nous tous, mais nous ne pouvoas pas dire que ce quil a d'unique Jui soit comman avec quelqu’as- Pour navoir point de « lois,» le génie n'est donc pas un monstre: Ja beauté non plus n'a poiat de « lois; » et Ia sainteté aren a pas nevuE irriname. 983, aavantage. Comment, ailleurs, en auraient-elles, puisque ce sont (ies cas particuliers et qwelles consistent essentiellement en ce que fa combinaison qui les réalise de loin en loin a dé rigoureusement nique? La sainteié, est toute la vertu, plus quelque cliose qui.ne est renconiré que’ dans le saint : saint Francois d'Assise ou saint Yincent de Pavol; Ta beaaté, clest toute la proportion et toute la régolarité, plus quelque chose qui ne se voit que dans la Vierge de fhintSixte ou dans la Vows de Milo; et le génie, Cest tout le talent, tant6t tout le talent de peindre et fantdt tout Ie talent d'rire, plas quelque chose qui ne sfest trouvé que dans Corrége ou dans Racine, 1 peu importe méme que le talent, la réguiarité, la vertu y entrent ou a'y entrent pas tout entiers; si ce qielque chose duuique apparatt dans la combinaisén, et de ce moment méme, c'est la saintetd, clest la beauté, c'est le génie. Des hommes de beaucoup de talent ont man~ qué de xénie, un Addison, par exemple, ou un Pope, va Boardaioue fu vn Boileau; ct des hommes dinGiniment moins de talent, bien inférievrs & tous autres égards, n'ont pas moins eu Ju génie, un Steme, par exemple, ou un Beaumarchais. Quelyue lecteur demandera peat-dtre oi est W'intérét ds cette dis~ cvssion ; et je voudeais poavoir lui répondre qu'elle n'en a pas de pré- cis ni d'aciudl. On philosophe pour philosopher, comme on écrit pour Gerire, et comme on peint pour peindre, — plaisir d’autant plus vit qu'il tat plus désintévess6, Mais ici la discussion a gon intérit pratique et s0s consequences prochaines. Il no s'agit,en effet, de rien moins-que de Yeavabissement lent de Ia critique’ par les méthodes plus ou moins scientifiques, et au grand détriment de sa valeur Wart. Sans doute, commie il y a des families de plantes, il ya des familles wes rts, ex méme, si Ton veut, des genres dans ces familles, des esptces dans ces genres, des variétés enfin dans ces esptces. II faudrait tou- tefis prendre garde .ne pas abuser dune compareison qui n'est acceptable qu’autaat qu'on ne a presse pas, mais plus serupoleusement ‘enoore & ne pas transformer des analogies lointaines en identités poste tives, et de simples métaphores, aprés tout, en lois souveraines de 1a critique. Au milieu de.ces généralisations ambitieuses, le sens de Vin- dividuel so perd; nous nous habituons & ne plus apprécier dans les ceuvres et les hommes, du passé que Putilité dont ils sont pour nos thdories: et la variété, 1 diversité, la riche cémplexité de la vie nous fehappo’ travers les formules rigides od nous prétendous Veafermer. Ea réalité, dans Vart comme dans la vie, c'est & la dillévenee que nous tous intéressons, Ceus-Ik ne retiennent pas longtemps notre curiosité ‘qui ressemblent, comme on dit, & tout le monde, et dont Ja physiono- ‘ie banale nous pronostique & peu prés & coup sir Vinsigaifiance ‘ellectacile et la trivialité morale, Parcillement, dans Vhistoire, les hommes de talent eux-meémes, sls n’oot rien été de plus que Tex ond REVUE DES DEUX MONDES. pression de leur temps ou de leur coterie, et sils n'ont pas eu ce bonheur de donner leur note originale, manquant ainsi de ce, que Yon appelle proprement personnalité, manquent aussi de ce Je ne suis quoi qui attire, qui fixe, et qui récompense attention. Nous ne nous donnons pas au mérite, mais uniquement & Voriginalité. Ce qui fait tout le prix de Pobservation morale, c'est justement quill n'y a pas de science de Pindivida, et de méme, ce qui fait tout le prix de la critique, cest que s'il y a des lois du talent, elles sont bien vagues, ‘et cst qu'il n'y a pas de théorie du génie. ‘Tout homme de genie, selon le terime scolastique, est un genre & lui seal, et toute ceuvre de genie doit etre, par conséquent, abordée comme ‘un monde nouveau. La connaissance de ses antécédens importe quel. quefois et quelqueiois elle n’importe pas. Il peut y avoir quelquetais intérét & la replacer dans le milieu vi elle est apparue et quelquefuis il peut n'y en avoir aucun ou méime y avoir du danger. La biograpbie de Phomme peut quelquefois servir @illustration, de ‘commentaire, explication & Veuvrs et quelquefois elle y peut n'apporter qu’ua Alément de trouble, de confusion, d'iintelligibilité. Ea d’auires tofies encore, & la fagon du portraitiste, qui varie son fire avec son modéle ou méme se luisse dicter par lui ses formules d'exécutin, ainsi la critique doit varier ses procédés avec son sujet, et se laisser imposer par Jui sa fagon meme de le waiter. Mais les méthodes nouvelles visent toutes &-remplacer Ia peinture par la photographie. Quelque modele qui pore devant elles, elles l'appliquent sur le méwe fond banal, dans la méme banale attitude, braquent sur Iu le mene ‘objectit, opérent sur la plaque avec les mémes réactifs et finalemeut fen tirent ces innombrables épreuves oii les yeux, 00 Je nez, od la Douche sont & leur place, et qui pourtant ne ressemblent pas. Cest quen effet la ressemblance ne git pas dans les traits du visage, mais elle est tout entiére, si je puis ainsi dire, dans intelligence que le peintre « de son moiele, et cette intelligence dépend essentielle- ‘ment, ou plutdt uniquement de son aptitude & découvrir le partica~ lier dans Vuniversel, le personnel dans le général, et Vindividu dans Vhomme. La critique est de la peinture et non pas de-la photographie, de l'artet non pas de la science, ou une application de Ia science. Or, toutes Tes fois que Yon essaie de formuler les lois du talent, mais sur- tout celles du génie, c'est. une tentative pour transformer Ta critique fen une science, et la détourner par conséquent de son objet propre, qui est de monirer en quoi Racine diffore de Shakspeare, et non pas y @ de commun entre Racine et Shakspeare. — Nous nous réjovirons d’autant plus que M, Séailles n'y ait pas réussi, que l'on né épensera pas souvent plus de talent qu'il n’en a mis dans ce livre au service de sa cause. F. Bnoverties.

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