REVUE LITTERAIRE
LE GENIE DANS L’ART.
Boni sur le gine dans Port, par M. Gabriel Séaltos, Paris, 1884; F, Alena,
Comme il faut se hater, dit-on, employer Jes remédes pendant
guérissent encore, il est bon aussi de se presser de traiter les
(questions pendant quvelles sont toujours & la mode. Tel est bien le
as, si nows ne novs trompons, de celle que nous voudrions eflleurer
aujourd'hui. La curiosité des psychologues et des esthéviciens, éveillée
de tout tomgs ser les conditions mystérieuses qui président ila produc~
tion de Peuvre d'art et & Papparition du génte, semble en effet s'y etre
fixée, depuis quelques années, avec tn redoublement d'intérét et d’at-
tention, Cétait naguére un professeur de Sorbonne, M. Henri Joly,
qui nous donnait une Peyelologie des grands hommes; était plusrécem-
ment M, Sully Pradhomme, qui, dans son livre sur Expression, trai
fait de la psychologie de Vartiste autant que de Vexpression méme;
était bier enfin un jeune philosophe, M. Gabriel Séailles, qui repre
ait le probleme A son tonr, dans-un brillant Essai sur te génie dans
Part,..Onpourrait remplir une page avec les'titres seulement des livres
a viogt autres ont cherehé, cux aussi, le secret du génie, mais ces
indications peuvent sufliro, et la place nous est trop précieuse pour la
erdro & de telles énumérations.
Lizssai de M, Sésilles ost d'en métaphysicien & la fois et d'un poste,
souvent obscur,mais toujours brillant, hérissé de formules et débordant
de métaphores, un hymne, pour ainsi dire, en méme temps et autant
qu'une these. Fobserverais & ce propos que cette confusion de genres
et cette bigarrure de styles sont assez en faveur auprés de nos jeanes
philosophes, si ce n'était aussi bien Ia tradition toute pure de la grande986 REVUE -DES DEUX MONDES.
Gcole & laquelle notre auteur appartient. 1 ne faut pas médire de
Pidéalisme, et méme, quand on considére quels noms, depuis Platon
jusqu’a Schelling, le décorent dans I'histoire, il convient de en rien
dire que de respectueux. Grandes ambitions, grand souffle, grande
poésie; et grands noms, grandes ceuvres, grande doctrine. Il novs sera
permis toutefois d'ajouter que, si les métaphores wy constituent pas
précisément des preuves et que, si Penthousiasme n'y est pas tout a
fait une méthode, c'est & peu prés tout comme, et que Ia verité des
choses, en général, semble un peu trop s’y mesurer & la beaut de ce
que Von en peut dire. M. Stailles, dans co premier essai de son
talent, aura fait preuve de toutes les qualités et de tous les défauts
de Pécole. Reste & savoir s'il aura beaucoup avaneé la question qu'il se
proposait d’y résoudre,
‘Quelques personnes la croient volontiers insoluble, Et d’abord parce
qu'elles ont beau faire, elles ne réussis:ent pas & viir ties bien la
wre méme de la question. En effet, allant au fond des choses, de
quoi raisonne-t-on ici? Certainement, nous ne demandons pas & ceux
qui s'engageat dans catte recherche de commencer par nous définir le
génie, puisqu’aprés tout la recherche oi ils s'engagent a pour terme et
our but cette définition méme. L'impuissance od nous sommes de
donner ne bonne défiition de Ia vie wempéche pas les progrts
quotidiens de la science physiologique, et depuis combien de sideles
Jo géométro, sans se préoceuper autrement de la définir, opére--il
sur Vétendue? Les définitions sont au bout de Ia science, et non pas
& $0n origine. Nous pouvons done nous proposer d'étudier le genie,
sans savoir préalablement ce quil est ou ce qu'il n'est pas, ow pluto
Crest précisément parce que nous ne savous ni ce qu'il est ni ee quil
n'est pas que nous nous le proposons comme un objet d'étude. Mais,
au moins, pour débuter, faudrsit-il bien savoir od le génie sé rea
contre, ot c'est ici que les premitres diffcultés apparaissent. Si nousne
pouvons pas définir dogmatiquement la vie, nous avons toutefois dans
les lois memes de la vie des moyens assurés de disiinguer ce qui vit
avec ce qui ne vit pas. Or, oi sont cos moyens, dans la question qui
‘nous occupe ? ob est Ye sujet de 'expérience? et, pour le
qui est-ce qui a du génie? SiDante a du ginie, le Tasse en a
Shakspeare a du génie, Ben Jonson en a-til? Si Molidre a du gévic,
Beoumarchais en a-til? Si Titien a du gévic, Véronése on a-til? Si
Rubens a du gévie, Van Dyck en act-il? Si Poussin a du génie, Charles
Lebrun en a-bil? Si Mozart a du génie, Rossini en a-t-il? Si Beethoven
@ du génie, Meyerbeer en a-til? Si Weber a du génie, Berlioz en
a-til?.. Le plas intrépide énumératecr n'en Guirait pas de poser de
‘ces points d'interrogation. Mais quant la réponse, tout le monde voit
Dien, tout Te monde sait qu'elle varierait d'ua homme & Pautre, selon
Je cas et selon Je temps. Puisque M. Séailles, dans un Essai’ sur lenovos UrrinaIne, 937
nie de Vart, pout Bxer un point de sa thise, en appelle Peutoiié de
Benvenuto Cellini, c'est sans doute qui le place au rang des hommes
de génie : mais je suis tout prét, pour ma part, a refuser au personnage
Thonneur dune t Me qualification. M. Joly, de son cété, dans sa Poy-
chologi dee grands honmes, nous aveit, beaucoup parlé de Christophe
Golomb, qu'il égalait aux Léonard, aux Newton, aux Leibnite, aux
apoléou : pour moi, je nie absolument que Colomb ait le droit etre
inscrit parmi de si grands noms. Ce que je nie de Pun, un autre le
niera d'un autre, et quand on aura passé dé Ia sorte les grandes répu~
tatfons au crible, que resters-il poor fonder les généralisations que
Yon n0us proposé? Une vinglaine de noms dans Ibistoire de Vart et
de Vhumanité tout entiére? Quoique ce soit bien peu, ce serait pour-
tant assc2, si d'sutres considérations notervensiemt pour gener, con-
trarier, et fualement empécher toute espice de généralisation.
“ILn'y a de comparsison Iigitime qu'entre les choses comparables,
evil n'y a de choscs comparables que celles qui contieonent au moins
1m élément common. Qu'y d-til done de commun, sous Videntts du
not (laquelle ne témeigne que de la pauvreté de Ja langue), entre Te
génie d'un grand peintre, Léonard de Vinci, par exemple, et le génie
un grand homnie de guerre, César, si Von veut, cu Napoléon? En
quoi, comment, par ai Le Joeonde estelle comparable au sidge d'alé~
sia, ou la Cine aux campagnes d'Austerlitz ot @¥éna? Dira-t-on pout-
‘are qu'il faut distingver? et qu‘autre chose est le génie dans Tart,
autre chose le gévie de lection? Soit; quittons done lo terrain de
action, et renfermonsnous uniquement dansle domaine del'art. Quels
rapports y a-tilentre une symplionie de Beethoven et une peinture de
Michel-Ange? eutre un drame de Shakspeare et une statue de Dona
‘ello? Quels rapporis autfes que ceux qu'il nous a plu d'établir, par
tun dé:e-table abus de langage, — comme quauid nous paisons dans le
‘oeabolaire du peintre pour exprimerla nature de notre émotion must=
cal, et réciproquement, dansle vocabulaire du musicien pour traduire
impression que nous avons éprouvée en présence d'une fresque ou
one toile? Mais sil ny pas de rapports, sila beauté musicale et
si la beauté pitioresque sont essentiellement spécifiques, Cest-a-dire
si la premiére consisle essentiellement dans des combiaisoas de
lignes et de couleurs, la seconde essentiellement davs des combinai-
sons de sons, quelle commune mesure peut-il bien y avoir entre le
Bsinie, Cest--ire 1a nature propre dimogination d'un MichelAnge et
‘un Beethoven ?
Faisons ua dernier pas, rérécissons encore le cercle, enfermons-nous
maintenant entre les borues W'an seul art, d'un méme genre dans cet art,
et demandons-nous ce qu'l peut y avoir de vraiment comparable entre
le génie de auteur de Macbeth ou d'Hamdet et le génie de Vauteur d'An~
‘dromaque ou de Phvdre? Je réponds tout de suite qu'il n'y a rien, abso-938 REVUE DES DEUX MONDES,
lument rien, ce“qui s’appelle rien, et, —s'il m’est permis de jouer ainst
sur les mots, — que Shakspeare et Racine ne peuvent etre comparés
qu’en ce quils ont justement d'incomparable, Car, ayant regu Pun et
Tautre le don du theatre, et Pun et autre ayant pratiqué le méme
att, ils ne sont, celui-la Shakspeare, et celui-ci Racine, qu’en raison
de Videe tres diverse qu’lls se sont faite chacun de leur art, et paree
quills ont eu Pun et Vautre du théitre une conception tout indivi-
dvelle, Shaksyeare toute shakspearienne et Racine toute racinienne,
Que si done vous eroyez découvrir entre evx quelque autre chose de
commun que ce qu’ils ont de différent, yous vous tomperez, sans
aucun doule; et ce quelque chose pourra bien leur appartenir en tant
quhommes, faits comme tous les homa.es, mais non pas en tant que
Shakspeare et lacine, cest-a-dire non pas a titre d’hommes de génie,
Ce quill y‘a de plus assurément caractéristique du génie, Cost sa dif
ference ov, si vous 'almez mieux, son individusli-é, ton originalité, sa
singularits, — ingenium,— dans le sens primitif du mot, son idio-
syncrasie, les aptitudes congénitales qui le distinguent ov plurdt qui
Visolent parmi tovs ceux qui Sembloraient d'sbord posséder les ménes
aptitudes, tout ce qui fait enfin qu'il ne s'est reseontré qu'on Shaks-
peare ow qu’ua Racine et qu’ll ne s’en renconirera pas un second. Le
propre du géaie, cest etre individuel, comme le propre de son ceuvre
est d'etre ivrecommencable, et conite cet invlividuelisine du génie,
‘comme contre cette singalarité de son cpuvro sont venues et vien=
dront tonjours se heurter, pour s'y briser, toutes les tkéories que You
essaiera d’en doaner.
Les uns, par cxemple, ont prétenda que Je génie n'était qu'une
n6yroso, c'est-i-ire qu'il y avait des liaisons étroites, intimes, néces-
saires entre le géuie et la folie, ou ca d'autres termes encore, que la
méme constitution organique qui peut conditioner laliénation mentale
avait plus d'une fuis conditionné Ie génic. « Nous consivicrons ce paradoxe
‘comme réfulé surabondsmment, » nous dit N. Joly, dans sa Psychologie
des. grands hommes.-Ba-aucune matiere il n’est bon te considéror un
paradoxe, pour audacieux quil soit, comme réfuté par son énoncé
mime, et 1, Joly trés certainement edt mieux fait, si paradoxe il y
essayer de nous en montrer Vexagération et Vabsurdité. Car ccluk
peut se soutenir, et de fort grands hommes I'ont soutenu. Gest un mot
Aristote « que tous les hommes de génie sont hypocondriaques » et
cen est un de Sénique, je ervis, « qu'il n'y a pas de grand esprit sans
un grain de démence. » Neste pas Vauteur des Fssais qui prétend
& son tour « qu’aucune ame excellente n'est exempte de mélange de
folie? » ou suis-je dupe de quelque illusion en atiribuant cette parole
«que Vextréme esprit est accusé de folie, comme Vextréme défaut, »
AYauteur des Peusies? Bt si ces témoignages ne sullisent pas & prouver
Vantiquité, la continuité, Ia constance de la tradition, manque-‘eVOE, LIrTERAmE,
oxomples, & @exemples fameux, et Pexemples topique
fe leur dire? Mabomet m'était-il pas épileptique, et Luther visionnaire?
Gelui-ei, Pan des grands podtes quait connus Ttalie, Torquato
‘Tasso, Yauteur de la Jérusalem, et celui-la, le plus grand peut-étre, oo
Gu moins Te plus original des humoristes anglais, Jonathan Swift, ne
gontils pas morts fous? Na-t-on pas pu chercher Vorigine de ta con-
rersion de Pascal dans un état morbide qu’aurafent caractérisé des
jallueinations intenses? et bypocondrie de Rousseau ne sert-elle pas
@exemple pour ainsi dire classique dans la plopart des traités de
pathologie mentale? Combien dautres cas encore oli des désordtes ner=
Jeux et des troubles moraux, tantot plus superficiels et tantot plus pro-
fonds, apparaissent & V'observateur comin la lourde rangon du génie?
Fr pour infmer, pour nier les conclusions que Yon en tire, estoe
assez de répéter que la force n’est pas la faiblesse, que la santé
rest pas la maladie, et que ordre n'est pas le désordre?
Non, sans doute; mais ce qu’il faut dire, cest que des reneontres
on des coexistences de ce genre, fussent-elles plus nombreuses encore,
ne font une & une qu'autant de cas particullers, et quill suflt, par
conséquent, don cas contradictoire pour faire écliec, lui tout seul, &
Tinterprétation hitive que Pon en donne. Le cas de Rousseau n'est pas
celui de Pascal; mais le f0t-il, qu'il sufirait au cas de Pascal d'opposer
telui de Bossuet, et le eas de Voltaire & celui de Rousseau. Sil y a quel-
ques bommes, dun genie ailleurs incontesté, dont la grandeur semble
voir consisté dans le développement d'une faculté maitresse et domi-
natrice aux dépens de quelques-unes des autres, nous en connaissons,
un génie non moins incontestable, chez qui nous n’admirons rien
tant quo le parfait équilbre, le complet accord, 1a merveilleuse har-
monie de toutes les puissances de Vesprit et du cmeur. La’ consé=
quence est foreée. Ni Ia maladie n'a fait le génie des uns ni Ia santé
ta fait le génie des autres. Celui-ci était un grand homme, quoiqu’il
fat assurément sur ta pente de la folie, Celui-la en était un autre,
quoiqu'il n'y ait jamais eu rémission ni défaillance dans Pexercice
de sa robuste intelligence. Autant dire qu’ n'y a pas de comparai-
son ni de généralisation possible. Tous ces cas sont individuels, en
chavun deux Vavatyse-psycholozique-esttout entidre & feire; et, selon
chacan deux, Ia conclusion dilfére jusqu’s Ie contradiction. Cest la
Preave & la fuis que nous sommes en présence du génie, et Cest la
preave qui n'y a pas de lois du génie.
autres, plus ambitieux, ne se sont pas seulement proposé de déter-
rier les conditions d’apparition ov de manifestation da génie, mais
encore de le « décomposer, » et de le résoudre en ses élémens. Apres
bien de la peine, ils ont done découvert que le génie consisterait & «con
cevoir quelque chose de grand » une grande cuvre, un grand desseia,
«Vimaginer, Taimer, le vouloir et Vexécuter. » Oa peut d'abord leur40 [REVUE DES DEUX MONDES.
demander ce que cest, 8 leur avis, que « quelque chose de grand,
Un soanet de Pétrarque stil quelque chose de grand? Une fable de
La Fontaine estelle quelque ehose de grand? Le Voyage sentimentay
eatil quelque chose de grand? Qui niera pourtant que ce soient Is,
sien est, des cuvres marquées au coin du génie, c'est-i-dire, chacang
en son geore exquise, inimitable, unique? On peut encore leur deman.
der ce quis font dans leur systéme, et comment ils expliquent cette
précocité merveilleuse 00 Yon reconnaltrait volontiers un attribut dp
génie, si le génie, par malheur, décidément indocile & nos lois, ne
Sait souvent avisé pour se manifester dattendre la metarité de
age. Qu'un Moliére & trente-cing ans, qu'un Jean-Jeeques vers la
quarantaine, qu'on Bossuet aprés Vavoir passfe se proposit une
sgrande.wuvre, jfentonds done ce que cela veut dire: mais quel grand
dessein, si Jes mots signifient quelque chose, pouvaient bien méditer
Michel-Ange & seize? Raphall “2 quatorze? ou Mozart & six ans?
Queest-ce que c'est encore que cette nécessité « d'exécuter, » et cette
obligation de réussir dont on fait une condition du géuie? Quelque-
fois il est vai, cen est une, et quelquefois ce n’en est pas une. L's
toire des variations est-elle moins un chefecuvre parce quelle n't
pas eu les effets qu’en attendait Bossuet? et la Thiorie de la tere
cesse-tellee’Gire une grande conception, parce que la science a dépassé
Butlon? De grands capitaincs, conime Guillaume Orange, rvoatils pas
perdu presque toutes les hatailles quils ont livrées? ct des hommes
assurément doués du génie de la politique, entre autzes Mirabeav,
presque toules les parties qu'ils ont jouées? Enfn, si Ja volonté, dans
Ja production des grandes quvres, fait vraiment le role que Yon lui
préte, qu> devient cette inconscience dont il est si difficile de mécon-
paltre ou de restreindre la part? Comment Vanteur de Ecole des fomes,
esti aussi Tauteur de Don Gaveie de Navarre? Comment Mauteur do Cid
est-il aussi Pavteur de Pertharite? Comment Pauteur des Fables estil
aussi auteur du Po2me sur le quinguina? Toutes ces questions, et bien
autres encore, en admettant que Von poisse y répondre, qui ne voit
que Ia réponse en dSpend uniquement de ee que on salt de La Foo-
faine, de Comeille, de Motidre, c'est-idire da cas partcalier, du eas
individuel, et non pas d'aveun principe de ertique générale qui puisse
tre universellement et indistinctement appliqué? Une fois encore
nous sommes einsi ramenés & la méme inévitable conclusion. On ne
pent rien dire d'un homme de génie qui ne lui soit strctement per-
sonnel, et toutes les fois que Ton esstie de généraliser Yobservation
que Von en a faite, il so trouve quelque partun autre homme de génie
Pour servir & montrer qu'en cessant d'tre personnelle elle cesse en
mméme temps d'etre vraie.
« est que le probléme est mal post,» nous répond un trosiéme, et
ce troisiéme est M, Séailles. Tout est plus simple quion ne_le ert:REVUE LITTiRATRE, on
comme Ia vie continue le mouvement, «le génie continue la vie, »
cu, sipeut-étre Vexpression ne paraissait pas assez claire, le géaie
fontinue Ta vie, « comme la raison continue la lumiére. » En présence
du génie, nous crions au miracle; « cest trop nous humilier nous
smémes; » et nous avons tous da génie, Ce n'est pas seulement de la
prose, commie ce bon M, Jourdain, ou méme de la philocophie, comme
excellent M. Venderk, c'est de ta poésie que nous faisons sans le savoir.
Avec les sensations que l'extérieur nous apporte, nous nous compo-
sons chacuo notre univers, un univers conforme nos besoins; et avec
les idées que les sensetions éveillent dans les profondeurs de esprit,
novus constitvons notre moi, un moi conforme & tos aspirations. La
vie de Vintelligence, comme celle du corps, est une création conti
ruelle. Ainsi, nous commengons par eréer Je monde, et quand nous
avons eréé le monde, nous ne nous reposons. pas, nous nous créons
nous-némes. Un dieu caché réside en nous, et ce dieu, cest notre
givie. Génie pour génie, entre le géuie de Partiste ou du.potte et le
génie du lus bumble ou du plus jgnorant entre nous, il n'y a done,
en fin du compte, qu'une difference de degré, mais nullement de
ature; nous avons tous da génie, seulement quelques-uas en ont
plos que les autres: et « le grand homme n'est quan homme grandi
dans toutes ses puissances. » Ce n'est pas ici le liew de débrouiller
Vingénieux artifice de cetie métaphysique ; passons done outre &
Téquivoque sur laquelle tout le raisonnement repose; et, sans autre
chicane, retenons la conclusion.
Mois si le grand musicien, si le grand peintre, si le grand potte
sont des hommes grandis dans toutes leurs puissances, comment alors
se faitil qu'le ne soient Mun que podte, Fauire que peiotre, et le troi-
siéme que musicien? Neit-il dépenda que dun caprice de Ros
déire aussi bien Lamartine et que d'une fantaisie de Victor Hugo
«etre Eugene Delacroix? Beethoven, pour étre Weber, n'edtil eu qu’s
le vouloir, et Weber qu'd lessayer pour devenir Beethoven? Le génie
ne serait donc en ce sens qu’ane capacité générale, vague, indéter-
tinge, dont lepplication dépendrait de la circonstance, da hasard, de
Ja fortune? Bt sa définition derniére devieadrait la négation meme de
tous les cas particaliers dont on Yaurait. composée? Car, enfin, quand
au lieu de planer dans les nuages on redescend sur la terre, quelque
as particalier que Yon analyse et quelque grand homme que I'on étu-
die, Cost dans une aptitude originelle de son cil ou de soa oreille que
Ton trouve la seule explication possible de son choix ou de sa vocation.
5, réciproquement, dans quelque art que ce soit, sculpture ou musique,
peintre ou poésie, manquer do génie, c'est manquer d'abord et avant
tout de cette aptitude spéciale de Poreille ou de Icel. On nous disait
tout'a Vheure, que le génie’consistait dans le développement dune
«puissarice » quelconque de esprit au détriment des autres, et, pout982 REVUE DES DEUX MONDES.
avoir sufisamment réfuté Popinion, nous n’avions qu’ nommer quel
Gques grands hommes, chez qui toutes ces « puissances, » divérsement
combinées, avaient harmonieusement concouru, On novs dit mainte.
nant que le génie serait, au contraire, V'accroissement de tutes ces
« puissances » ensemble, ef, pour montrer que la défiition ne cone
vient pas, comme disent les logiciens, & tout le d&Sni, nous n'avons
{qu nominer les grands hommes en qui Vune de ces « puissances »
Comme abcorbé la vitalité des autres. Et dans l'un comme dans Vautre
‘eas, nous finssions par ob nous avons commencé : quelque d€Gnition
gt quelque théorie du génie que Yon donne, il semble décidément
qu'un seul nom sufise toujours les ruiner.
‘On dit ict: Mais alors, s'il échappe aux lois de la nature, & ces ls
qui gouvernent exception méme et la font rentrer sous la régle, le
onic, selon vous, est dove purement et simplement un « monsire?
Encore les monstres ont-is leurs lois, et leurs lois d&Gnies; Ia térato~
loge nous enssigne la raison du mouton & cing pattes et de la vache &
deux totes; au hesoin, elle pourrait se charger de le faire apparaite
Coroment done le génie, cest-d-dire de toutes les formes de humaine
activité la plas rare et la plus haute, n’auraitil pas sa loi, sa cause et
fa raison suflsante? Nous pourrions répondre : Fares qu'il en esta
plus haute, A quelque développement que la science puisse étre pr-
Imise, ily aura toujours des bornes 8 noire capacité de comprendre,e
@autant plus infranchissables, pour ainsi dire, que chacun de noas,
comme daos le cas présent, rouvera moins d’élEmens en lui pour aller
2a olution des problémes. Mais la vérité vrae, cest que Yon équr-
vogue ici sur les mots. Il ya pas de science ni par conséquent de
lois de individu, Le genie n’échappe & la science que comme y échap-
pent Ie caractére ou la physionomie. 1 a une « science, » ily a des
fois » de ce qu'il y a de commun & tous les visages, il n'y en a pas
de ce qut coustitue Vaccent propre et personnel dune physionomie
humaine : Ia mienne ou la votre. 11 y en a une de ce qui coatribue 3
Ja formation de tous Tes caracteres, il n'y en a pas de ce qui fit Prix
ginalité propremeat dite et Vindividualité du caractére : Voriginalié
de Pierre ou Vindividualitg de Paul, Et ily a une science de esprit 0a
méme, si Yon veut, une science du talent; il n'y en a pas du géai
Cesti-dire de cette force individuelle. qui soustrait précisément le
talent ses conditions communes, qui éléve Pierre-Paul Rubens ausdes-
sus d'Aniaine Van Dyck et Jean-Baptiste-Poguelin Moliére au-dessus de
Phitippe-Néricaule Destouches. Le pouvoir de la science sarréte 23
Point méme of Piadividu commence, Et nous pouvons bien reconnalte
en Tuice qu'il ade commun avec nous tous, mais nous ne pouvoas
pas dire que ce quil a d'unique Jui soit comman avec quelqu’as-
Pour navoir point de « lois,» le génie n'est donc pas un monstre:
Ja beauté non plus n'a poiat de « lois; » et Ia sainteté aren a pasnevuE irriname. 983,
aavantage. Comment, ailleurs, en auraient-elles, puisque ce sont
(ies cas particuliers et qwelles consistent essentiellement en ce que
fa combinaison qui les réalise de loin en loin a dé rigoureusement
nique? La sainteié, est toute la vertu, plus quelque cliose qui.ne
est renconiré que’ dans le saint : saint Francois d'Assise ou saint
Yincent de Pavol; Ta beaaté, clest toute la proportion et toute la
régolarité, plus quelque chose qui ne se voit que dans la Vierge de
fhintSixte ou dans la Vows de Milo; et le génie, Cest tout le talent,
tant6t tout le talent de peindre et fantdt tout Ie talent d'rire, plas
quelque chose qui ne sfest trouvé que dans Corrége ou dans Racine,
1 peu importe méme que le talent, la réguiarité, la vertu y entrent
ou a'y entrent pas tout entiers; si ce qielque chose duuique apparatt
dans la combinaisén, et de ce moment méme, c'est la saintetd, clest la
beauté, c'est le génie. Des hommes de beaucoup de talent ont man~
qué de xénie, un Addison, par exemple, ou un Pope, va Boardaioue
fu vn Boileau; ct des hommes dinGiniment moins de talent, bien
inférievrs & tous autres égards, n'ont pas moins eu Ju génie, un
Steme, par exemple, ou un Beaumarchais.
Quelyue lecteur demandera peat-dtre oi est W'intérét ds cette dis~
cvssion ; et je voudeais poavoir lui répondre qu'elle n'en a pas de pré-
cis ni d'aciudl. On philosophe pour philosopher, comme on écrit pour
Gerire, et comme on peint pour peindre, — plaisir d’autant plus vit qu'il
tat plus désintévess6, Mais ici la discussion a gon intérit pratique et
s0s consequences prochaines. Il no s'agit,en effet, de rien moins-que
de Yeavabissement lent de Ia critique’ par les méthodes plus ou
moins scientifiques, et au grand détriment de sa valeur Wart. Sans
doute, commie il y a des families de plantes, il ya des familles wes
rts, ex méme, si Ton veut, des genres dans ces familles, des esptces
dans ces genres, des variétés enfin dans ces esptces. II faudrait tou-
tefis prendre garde .ne pas abuser dune compareison qui n'est
acceptable qu’autaat qu'on ne a presse pas, mais plus serupoleusement
‘enoore & ne pas transformer des analogies lointaines en identités poste
tives, et de simples métaphores, aprés tout, en lois souveraines de 1a
critique. Au milieu de.ces généralisations ambitieuses, le sens de Vin-
dividuel so perd; nous nous habituons & ne plus apprécier dans les
ceuvres et les hommes, du passé que Putilité dont ils sont pour nos
thdories: et la variété, 1 diversité, la riche cémplexité de la vie nous
fehappo’ travers les formules rigides od nous prétendous Veafermer.
Ea réalité, dans Vart comme dans la vie, c'est & la dillévenee que nous
tous intéressons, Ceus-Ik ne retiennent pas longtemps notre curiosité
‘qui ressemblent, comme on dit, & tout le monde, et dont Ja physiono-
‘ie banale nous pronostique & peu prés & coup sir Vinsigaifiance
‘ellectacile et la trivialité morale, Parcillement, dans Vhistoire, les
hommes de talent eux-meémes, sls n’oot rien été de plus que Texond REVUE DES DEUX MONDES.
pression de leur temps ou de leur coterie, et sils n'ont pas eu ce
bonheur de donner leur note originale, manquant ainsi de ce, que
Yon appelle proprement personnalité, manquent aussi de ce Je ne suis
quoi qui attire, qui fixe, et qui récompense attention. Nous ne nous
donnons pas au mérite, mais uniquement & Voriginalité. Ce qui fait
tout le prix de Pobservation morale, c'est justement quill n'y a pas
de science de Pindivida, et de méme, ce qui fait tout le prix de la
critique, cest que s'il y a des lois du talent, elles sont bien vagues,
‘et cst qu'il n'y a pas de théorie du génie.
‘Tout homme de genie, selon le terime scolastique, est un genre & lui
seal, et toute ceuvre de genie doit etre, par conséquent, abordée comme
‘un monde nouveau. La connaissance de ses antécédens importe quel.
quefois et quelqueiois elle n’importe pas. Il peut y avoir quelquetais
intérét & la replacer dans le milieu vi elle est apparue et quelquefuis
il peut n'y en avoir aucun ou méime y avoir du danger. La biograpbie
de Phomme peut quelquefois servir @illustration, de ‘commentaire,
explication & Veuvrs et quelquefois elle y peut n'apporter qu’ua
Alément de trouble, de confusion, d'iintelligibilité. Ea d’auires
tofies encore, & la fagon du portraitiste, qui varie son fire avec son
modéle ou méme se luisse dicter par lui ses formules d'exécutin,
ainsi la critique doit varier ses procédés avec son sujet, et se laisser
imposer par Jui sa fagon meme de le waiter. Mais les méthodes
nouvelles visent toutes &-remplacer Ia peinture par la photographie.
Quelque modele qui pore devant elles, elles l'appliquent sur le méwe
fond banal, dans la méme banale attitude, braquent sur Iu le mene
‘objectit, opérent sur la plaque avec les mémes réactifs et finalemeut
fen tirent ces innombrables épreuves oii les yeux, 00 Je nez, od la
Douche sont & leur place, et qui pourtant ne ressemblent pas. Cest
quen effet la ressemblance ne git pas dans les traits du visage, mais
elle est tout entiére, si je puis ainsi dire, dans intelligence que le
peintre « de son moiele, et cette intelligence dépend essentielle-
‘ment, ou plutdt uniquement de son aptitude & découvrir le partica~
lier dans Vuniversel, le personnel dans le général, et Vindividu dans
Vhomme. La critique est de la peinture et non pas de-la photographie,
de l'artet non pas de la science, ou une application de Ia science. Or,
toutes Tes fois que Yon essaie de formuler les lois du talent, mais sur-
tout celles du génie, c'est. une tentative pour transformer Ta critique
fen une science, et la détourner par conséquent de son objet propre,
qui est de monirer en quoi Racine diffore de Shakspeare, et non pas
y @ de commun entre Racine et Shakspeare. — Nous nous
réjovirons d’autant plus que M, Séailles n'y ait pas réussi, que l'on né
épensera pas souvent plus de talent qu'il n’en a mis dans ce livre
au service de sa cause.
F. Bnoverties.