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ESSAI DE DEFINITION DE L’ESSAI AU CINE par José Moure Lusage de la notion d’essai reléve non du vocabulaire cinémato phique, mais du vocabulaire littéraire. Cet usage, relativement rare soi — le cinéma n’ayant emprunté en fin de compte que peu de teri dla littérature —, témoigne du déplacement référentiel qu’a i septiéme art le surgissement de certaines ceuvres qui sont dans la nomenclature cinématographique traditionnelle 5 fiction, ni films documentaires, ni films expérimentaux) et qui deman- dent a étre appréhendées selon les critéres qui régissent un champ artistique voisin. I] n’est pas indifférent que pour désigner ces ceuvres nées d’une pratique esthétique nouvelle, on se soit tourné vers es arts plastiques (en parlant d’esquisse ou d'ébauche pat anne Fs pas vers la musique (en parlant d'études), mais ve ‘Comme si dans Je recours au terme essai, il y avait l’affirmation dune filiation (Vorigine du mot essai est liteéraire, comme serait lictéraire la fotion méme d’essai au cinéma), et la volonté de s'inscrise dans une tradition nourrie de scepticisme : celle de l'essai lieéraie, d'une forme te qui, comme |’étymologie du mot sal ener se en balance, examen, épreuve, meee GOTT En littérature, l'essai p ésente |: penser a partir d'un texte-matrice, Les Essais de Moi seulement signale par son titre le genre lui-méme, i crée, le commente et en esquisse les contours : des cont ficiles & cerner, car le terme essai tend a s'appliquer a tout ce « sait pas trés bien nommer et a désigner un ensemble ouvert, ! gene et de plus en plus conséquent de textes inclassables qui relé de ce qu’on pourrait appeler au sens large : la prose non fictionne vocation argumentative. Qu’en est-il au cinéma ? Existe-t-il, a l'image des Essais de taigne, un film-matrice ou film-référence sur lequel adosser ébauche de définition de la forme cinématographique de l'essai qu'on appelle indifféremment : essai filmé, essai filmique, essai matographique ou film-essai (cette derniére appellation aura préférence) ? I. UNE FORME SANS ORIGINE ? Le terme essai n’a été que trés peu utilisé au cinéma. Peu de fi présentent explicitement sous cette étiquette ; rarissimes sont cluant le mot dans leur titre ; et guére nombreux sone Tes ceuvres 1m ¢ leur tra cinéastes 4 avoir revendiqué cette notion pour caractérise Quant aux théoriciens, historiens et critiques, s’ils ont eu reco cette référence, c'est avec parcimonie et pour évoquer des oeuvres St vent tres différentes dans leur nature. Aussi est-ce une entreprise b difficile et hasardeuse que de tenter de remonter aux origines d’ forme que le cinéma a du mal 4 s'approprier. f | Liessai comme projet de cinéma \ Avant de devenir une réalité filmique, l’essai a existé comme | comme projet de film inabouti et comme projet pour un | Invoquer l'idée d’essai a été une facon de rendre homm art et de parier sur ses pouvoirs a venir, sur sa cap Ja littérature sur le terrain de 1a pensée. C'est < les propos sans lendemain d'un Jacques Feyder et d'un ‘Alexandre Astruc qui se faisaient fort de tourner l'un L'Esprit des lois, Yautre Le Contrat social. Assurément plus intéressant est le projet caressé pat Eisenstein, dés 1927, de porter a l’écran Le Capital de Marx. Il s'agissait pour le cinéaste soviétique de poursuivre l’expérience de cinéma intellectuel commencée avec La Ligne générale et surtout Octobre, non plus en exposant les thémes, mais en transposant visuellement la méthode de Marx, afin d’« enseigner a l’ouvrier 4 penser dialectique- ment »'. « Aprés le drame, le potme, la ballade, écrit Eisenstein dans ses notes, voici au cinéma, avec Octobre, une nouvelle forme cinémato- graphique : un recueil d'essais sur une série de thémes qui composent la tévolution d’Octobre. {...] Des perspectives cinématographiques tota- Jement neuves s’ouvrent ici et des possibilités s’esquissent qui seront approfondies dans le prochain travail : Le Capital, selon le livret de Karl Marx. Traité cinématographique. »? Entre le recweil d’essais su une série de thémes qu’est Octobre et le traité cinématographique dédié 4 James Joyce que devait étre Le Capital, c'est bien autour de la forme de l’essai qu Eisenstein réve et projette l'avenir du cinéma. « Il est encore crés compliqué de penser par images, en dehors d'un sujet » admet le cinéaste en 1928 dans ses notes sur Le Capital. « Mais ce n'est pas bien grand mal, ¢a viendra | »* s'empresse-t-il d’ajouter. Liessai comme modalité particulitre du documentaire Les historiens et théoriciens du cinéma ont souvent associé la notion dessai a des ceuvres-limites qui transgressent la logique de séparation des genres et/ou radicalisent une forme décriture et notamment celle du documentaire. Vhistorien Roman Gubern attribue au cinéaste dai Christensen le mérite d’avoir, dés 1922, « inauguré la formule du cinéma-essai avec son admirable Hixan (La Sorcellerie a travers les dges) »*. 1. Eisenstein, « Commene porter a I'écran Le Capital de Macx », in Barthélémy Amengual, | Que vivia Eisenstein !, Lausanne, Ed. L'Age d’homme, 1980, p: 597- 2. Thid., pp. 593-594. Ubid., p. 597. Gubern, « Cent ans d ismal, Madrid, Ed. Catedra, 1995, p. 278- inois Benjamin le cinéma », in Historia general del cinema vol XI: el cine en la ‘i m Si ce film, souvent étiqueté comme documentaire, peut étre cor par Roman Gubern comme le premier essai cinématographi que parce qu'il combine, tresse, dans sa matiére méme, et ce jusqu’a imperceptibles les coutures, le documentaire et la fiction, le réci ; liste et le récit fantastique, la chronique et la fable, les document: phiques ou références picturales et les scénes jouées par des a Cest parce que cette évocation saisissante de I’histoire de la représ tion des démons et des sorciéres dans l’Antiquité et au Moyen-Age présente, au-dela de ces images sanglantes et tourmentées, comme ut méditation sceptique sur la folie et la cruauté des hommes @ travers les ages. Dans Praxis du cinéma (1969), Noél Burch classe l’essai dans ce q appelle les sujets de non-fiction. Parmi ces sujets, il distingue Standes formes: la forme-rituel qui reléverait du cinéma d garde ou expérimental et la forme-méditation qui ressortirait 4 Ve Cette forme-méditation est représentée selon Burch par les premii courts-métrages de Georges Franju : Le Sang des bétes (1948) et surtou Hotel des Invalides (1951), qui « n’étaient pas des documentaires di (le) sens objectif : c’étaient des films dont le propos était d’exposer des Pafti-pris et des contre-partis 4 travers la facture méme du film: leu forme était une méditation, leurs sujets étaient des conflits didées” contenus dans le théme ; et, fait capital, de ces conflits sont nées des structures »'. Ce qui pour Burch rattacherait Hétel des Invalides & la forme de Vessai est « Vambiguité fonciére » de son propos (film réqui- sitoire contre la guerre et/ i Ee ‘ou film de le ministére des ar Propagande commandé par (Sous une ae £* son « approche formelle jusqu’alors réservee Burch rae Be relemens édulcorée) au cinéma de fiction. »* Su Hotel des Invalides « conserve encore quelques attri~ buts qui ient a i: ants qui le relient a la fois au film de fiction et au documentaire clas “séquences jouées par des comédiens (évocation, reconstitutio s), él ments iconographiques de toutes sortes, et dans Le Grand Méli (1952), citations de films »'. Et Burch de conclure: « si Franju le — documentariste a connu de nombreux imitateurs, ses premiers courts- métrages demeurent encore aujourd’hui uniques. Il est le seul, a notre sens, a avoir su créer, avec une matiére entiérement précongue, de véri- tables films-en-forme-d’essai, des méditations parfaites sur des sujets de non-fiction »*. Comme pour le film de Christensen, c'est bien l’ambiguité des pro- pos, l'exacerbation de Vapproche formelle, et surtout la discontinuité et I’hétérogénéité des matériaux mis en ceuvre qui rattacheraient les documentaires de Franju a la forme de |’essai. L’essai comme forme qui méle fiction et non-fiction ‘Aux confins du cinéma narratif et sans pour autant passer du cOté du documentaire, l’autre cinéaste convoqué pat Burch pour incarner la forme-méditation est Jean-Luc Godard, dont les films, a partir notam- ment de Vivre sa vie, se caractériseraient par le mélange de fiction et non-fiction. « Godard, écrit Burch, est trés souvent essayiste ou plutdt publiciste, mais dans un sens plutdt nouveau et qui, 4 notre avis, n’est pleinement justifié qu’au cinéma. Car ici, peu nous importent les idées elles-mémes, souvent plus que contestables : ce qui compte c’est la parade de ces idées, le spectacle qu’elles offrent, un spectacle irrempla- cable, & la différence des idées elles-mémes. » Les films de Godard, Poursuit Burch, « ouvrent la voie vers un cinéma auquel aspiraient ily adéja longtemps des auteurs aussi différents que Feyder et Eisenstein, Jun cinéma de méditation pure, ot le : j it la base. i Construction intellectuelle susceptible de deveni men ture, sans pour autant qu'elle soit édul ée, nialtérée >* Toujours en marge du documentaire, la notion de film-ess -€galement avancée pour désigner le mode cinématographiqt Par Orson Welles dans la derniére partie de sa carriére + (1974) et Filming Orbello (1979). Welles lui-méme avait cette référence pour justifier la structure particuliére de son film | Fake, La forme de ces deux films n’est pas sans tappeler celle d grammes de radio concus par le cinéaste au début des an: Hello, American et Ceiling Unlimited. Tout se passe comme si ces. grammes avaient servi de laboratoire aux fucurs projets de films-ess, du cinéaste. Dans ces véritables essais radiophoniques On fetrouy effet ; la présence polyvalente de Welles qui intervient a la fois com, narrateur distancié, comme commentateur direct des événements * diversité des tons (intime, dramatique, poétique...) ; l’imitation dy style documentaire avec des acteurs qui tiennent le rdle des gens de [a tue et de l'industrie américaine ; le recours a la fiction narrative pour développer certains des thémes. Autant d’éléments qui annoncent la complexité structurelle des films-essais des années 70. L’essai comme forme didactique Lexpression film-essai a aussi été proposée pour caractériser V’ceuvre didactique de Rossellini pour la télévision. Le critique espagnol Angel Quintana va jusqu’a faire du cinéaste italien l'inventeur du concept avec | son film L’Age du fer (L’eta del ferro, 1964), série en cing épisodes com mandée par le gouvernement italien, qui a pour but de montrer le dle du fer dans le développement de la civilisation. Par rapport & Vautre série encyclopédique réalisée par Rossellini, La Lutte de I’homme pour la survie (1967-1969), Quintana souligne que L’Age du fer se distingue pat une structure narrative plus dispersée. Le film repose sur des effets de montage plus spectaculaires, relevant du collage (recours aux images © archives juxtaposées A des images tirées de films de fiction comme : Scipion l’Africain, péplum italien de Carmine Gallone) et qui imposent au spectateur un regard plus distancié. II s'agit pour le cinéaste d/artivet ” au didactisme par le recyclage de matériaux différents : fragments dactualité, films industriels de caractére publicitaire, quelques scenes F de ses propres films notamment Paisd. Tous ces matériaux, combi aux nouvelles images tournées par Rossellini pour la série, participent i Vélaboration d'un discours propre dont le but est de faire passer Ce taines idées auprés des spectateurs. « L'utilisation du collage, expliq 30 ¥..... démontre que dans le cinéma de Rossellini, les images indi- ___yviduelles ont déja commencé a devenir secondaires. Le cinéaste invente le film-essai, ob ce qui importe c'est la recherche de l'image essen- tielle... Quand Rossellini tourne L’Age du fer, il est plus intéressé par les idées que par leur matérialisation cinématographique »', on pourrait ajouter, par le montage plus que par le tournage, par la démarche de Yessayiste plus que par celle du documentariste, par la modernité audio- visuelle plus que par la modernité cinématographique. Ce n’est pas un hasard si Orson Welles et Roberto Rossellini sont réunis dans cette approche généalogique de I’essai au cinéma. Tous deux ont été dans les années 40, en empruntant des voix différentes, les inspirateurs, voire les promoteurs de la modernité cinématogra- phique ; tous deux, dans les années 60, au moment ot triomphent les cinémas modernes, se retrouvent 4 un point mort de leur carriére artis- tique. L'un comme I’autre s’étaient détournés du courant principal du cinéma et cherchaient une alternative 4 ce courant, ce qui les conduisit ailleurs, 4 la marge, vers la forme de l'essai : l’essai poiétique pour Welles et l’essai didactique pour Rossellini. | Liessai comme forme de la modernité a De fagon plus provocante, voire polémique, la notion d’essai a été invoquée pour une autre ceuvre de Rossellini, antérieure aux films: didactiques et trés différente de ceux-ci, Voyage en Italie (1954), par Jacques Rivette dans son admirable « Lettre sur Rossellini », publiée en avril 1955 dans la revue Les Cahiers du cinéma. Le critique, pour expliquer les motifs de l’'absolue modernité du cinéaste italien, intro- duit la notion d’essai en inscrivant explicitement Rossellini, qui est lui-méme la matiére de son film, dans la lignée de Montaigne. « Notre ami M. dit joliment : — Voyage en Italie c'est Les Essais de Montaigne — ; Parait que ce n’est pas un compliment ; permettez moi d’en juger ement et de m’étonner que notre siécle [...] feigne de se scandali- de ce qu’un cinéaste ose parler de soi sans contrainte ; il est vrai que ilms de Rossellini sone de plus en plus uniment des films d’ama- he aw, teurs ; des films familiaux {...]. Mais voila qu’il [Rossellini] n pas seulement ses idées, comme dans Stromboli ou Europe 51, mais : la plus quotidienne ; mais cette vie est “ exemplaire ” dans lace la plus gothéenne du terme, que tout y soit enseignement et tout at bien Verreur {...] »!. Voyage en Italie, poursuit Rivette, « offre enfin cinéma, jusqu’alors obligé au récit, la possibilité de l’essai. [...] Li ‘depuis plus de cinquante ans, est la langue méme de l'art modern est la liberté, l’inquiétude, la recherche, la spontanéité ; il a peu pet Gide, Proust, Valéry, Chardonne, Audiberti, tué sous lui le roman; depuis Manet et Degas, il régne sur la peinture, et lui donne démarche passionnée, |’allure de la poursuite et de l'approche. {...] voila un film qui est 4 la fois [...] : essai métaphysique, confession, net de route, journal intime [...]. »? Si la forme de l’essai au cinéma s’inscrit dans une filiation, c'est bi celle de la modernité, celle des formes qui pensent. Dans le troisi épisode des Histoire(s) du cinéma intitulé « La monnaie de l’absolu » dans lequel il affirme que le cinématographe a commencé avec Manet, Godard” dit : « Le cinéma est I’héritier de la modernité en art..., c’est-a-dire di formes qui pensent ». Si le cinéma doit penser, c’est par lui-méme et lui-méme, et non pas en « adaptant » des textes déja pensés. Dés 1 dans son célébre article de I’Ecran frangais qui introduit Vidée de caméra-stylo, Alexandre Astruc annonce I’avénement d’un Age nouve du cinéma, un cinéma comme moyen d’expression a part entiére, comm langage : « c'est-4-dire une forme dans laquelle et par laquelle un a peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire ses ob sions exactement comme il en est aujourd’hui de l'essai ou du rom {...] aujourd’hui déja un Descartes s'enfermerait dans sa chambre : une caméra de 16 mm et de la pellicule et écrirait le discours d méthode en film, car son Discours de la méthode serait tel aujourd'hui seul le cinéma pourrait convenablement l'exprimer »’, Alexandre A ouvre la voie a toute une génération de cinéastes qui va alors croire 4 cinéma a autant de légitimité culturelle et intellectuelle que la li 1. Jacques Rivette, « Lettre sur Rossellini », in Les Cahiers du Cinéma 0° pp. 17-18 2. Ibid., p. 20. 3. Alexandre Asteuc, Du stylo a la caméra... et de la caméra Pati, Ed. L’Archipel, 1992, p. 325, ti bhenneieaianal et les autres arts, croire qu’on * peut pens Mais f le paradoxe, c'est que les Propositions cc soi de la pensée et qui adopte la forme d Vessai_ son taires, marginales au sein des cinémas de la mode: nité. Comme si p en cinéma condamnait 4 ou plutdt supposait de sortit du cinéma, d’aller contre le cinéma, de faire ; . reprenant des formes expé: ae an On la vu Pana aUee hs ere radio, pour Welles et Rossellini en se tournant vers la télévision. Si la forme-essai s'est développée le plus souvent hors ou dans les marges du cinéma, cest peut-étre parce qu’elle appartient toujours déja a une autre époque (celle de la radio, de la télé- vision, de la vidéo et... du multimédia), parce-que sa temporalité est celle conjointe de l'aprés (du post) et du non encore advenu. La télévision qui, selon Alexandre Astruc, deviendrait l'instrument ~ culturel du xx° siécle, a notamment fait partie de l’inconscient collectif des cinéastes modernes. Elle s'est, dans les années 60, constituée en champ de manoeuvres, en laboratoire d’expérimentation pour I’essai au cinéma. Elle a permis de travailler la tension entre la mise en scéne et le documentaire, une relation rapide et indiscréte avec le réel, d’enregistrer les objets, les personnes, les lieux les plus quotidiens, d’instituer des dis positifs démocratiques de la parole, des dispositifs d’interpellation, de commentaires, de conversations. En témoignent les films de Godard aprés 68 qui s’ouvrent directement a la confrontation avec la vidéo et la | = télévision, l’écran de cinéma et |’écran de télévision pour dire la crise de 7 Vimage, comme si c’était, pour reprendre les propos de Raymond Bel- lour, une « nécessité de se battre sur son terrain au coeur de la télévision, sur elle et sous elle, pour maintenir le désir de cinéma »'. Jean-Luc Godard, le cinéaste essayiste : essai comme forme révolutionnaire ayiste par excellence’, artiste 2 ye ae Jean-Luc Godard serait le cinéaste es: yi ee i qui a fait sienne trés t6t l'idée d’une pen: is ». 118. 1, Raymond Bellour, L’Entre-image 2, Patis, Ed. P.O.L, 1999 P. Saeoe de In modernicé pourraient écre considérés ‘notamment & Chris Marker et a Jean ee, te déclarait « je me considére comme un essayiste, je fais des essajs forme de roman ou des romans en forme d’essais. » En 1967, a propo de Deux ou trois choses que je sais d’elle (1966), il prétendait avoir yo délimiter une forme nouvelle : « un film dans ce genre, c’est un comme si je voulais un essai sociologique en forme de roman, et po le faire je n'ai 4 ma disposition que des notes de musique. »! Ay moment de la sortie de son Histoire(s) du cinéma (1998), interrogé sur son ceuyre, le cinéaste revenait sur cette hésitation entre roman et essai qui traverse son travail et reconnaissait que son Histoire(s) marquait son appropriation longtemps différée de la forme de l’essai. Cependant, comme le montre David Bordwell dans son ouvrage | Narration in the Fiction Film*, \a référence a la notion dessai est trés vite devenue une sorte de cliché critique pour parler des films de Godard entre A bout de souffle et La Chinoise, films qui certes adoptent des stratégies narratives inhabituelles ou transgressives mais n’en demeurent pas moins fondamentalement narratifs. Les digressions, Tuptures narratives, citations, moments de réflexion ou de critique sociale ne convertissent pas plus ces films en essais que les développe- ments interpolés dans Tristram Shandy ow les interventions et com- mentaires de l’auteur dans Jacques le fataliste ne font de ces oeuvres autre chose que des romans. Cest seulement a partir de 1968, avec les films politiques, qu’apparaissent des ceuvres s'inscrivant pleinement — dans la forme de l’essai (Cinétracts, Le Gai Savoir, One plus one, Ici ailleurs...). Nl n’y a plus des lors vraiment de narration, mais au mieux une simple situation, Les films se présentent comme un ensemble de mat€riaux (cinématographiques, Photographiques, télévisuels, sonores, | 8raphiques...), s‘inspirent des genres documentaires (films publici- Ce Feportages, entretiens) et utilisent des techniques du cinéma matérialiste soviétique (le montage intellectuel dans Le Gai Savoir...) Tout cela dans un but ouvertement politique : essayer des formes 4 cinéma révolutionnaire, 1. In L’Avant Scéne Cinéma, 1° 70, mai 1967. 2, Cf. David Bordwell, Narration in the Fiction Film, II. DEFINIR L’ESSAI : UNE FORME SANS CONTOUR... ‘Au fil de ce parcours décousu qui tendait a esquisser en pointillé une généalogie improbable de la forme-essai au cinéma — parcours qui nous a conduits d’Fisenstein & Godard en passant par Benjamin Christensen, Georges Franju, Orson Welles et Roberto Rossellini —, nous avons vu non seulement qu'il est difficile de remonter aux ori- gines du film-essai, mais aussi d’esquisser les contours de cette forme hybride quand, en bonne méthode, aucun élément de définition préa- lable ne peut étre établi, quand aucune ceuvre-matrice se dégage. Quels critéres, thématiques ou formels, permettraient alors de discer- ner les films qui pourraient étre rangés au sein de la catégorie non ins- tituée de l’essai ? Une question de méthode Une premiére méthode consisterait 4 définir l’essai au cinéma pat extension, en comptabilisant les films singuliers que la forme-essai serait susceptible d’identifier et donc de réunir. L’essai se définirait par soustraction, par élimination des autres genres. Seraient considérés comme essais les films qui ne peuvent relever ni de la fiction, ni du documentaire traditionnel, ni du cinéma expérimental. On se trouve | ds lors confronté a un ensemble hétérogene incluant des formes aussi différentes que le journal intime (Journal intime de Moretti), le journal voyage (Tokyo Ga de Wenders), la letere (Lettre @ ig bee d), I +t JLG/JLG de Godard), Ventrerien juméro Se ming Othello de Welles, Scénario du i et ache), l'art poétique (Fil n de Godard)... deuxigme méthode viserait 4 définir l'essat P* de la place primordiale que les films accord réflexion, 2 la méditation, a fago' N sujet ou une question. es (Vent dest de Godard), les essais t), les essais sur le cine E etisvinne Linsatisfaction que suscitent ices) listes hybri ides aw ‘on pourrait enfin proposer une définition de Vessai par contenter d’indiquer ce que essai nest pas. L’essai au cinéma 1 un genre dont on peut dessiner les limites concrétes. Il ne pe considéré comme un style dans le sens ot il supposerait Vemploi d stratégie rhétorique ou communicative prédéfinie. Il n’est pas non réductible 4 une pratique comme le montage par exemple, et ce m si, on I’a vu, le montage est une phase fondamentale dans la concey tion du film-essai. Il ne peut pas plus étre signalé par un procédé totypique, comme pourraient 1’étre le collage ou la fragmentation exemple. . 4 On pourrait enfin s'en tenir 4 une définition minimale : le film-essai_ comme mise en forme d’un travail de réflexion effectué @ travers des images et des sons. Mais une telle définition s'avére non opératoire elle occulte une des questions fondamentales que pose l’essai au cinéma : la question des frontiéres. La question des frontibres Ss la Premiere frontiére qu’expérimente et questionne le film-essai est | celle qui le sépare du documentaire. Le film-essai semble en effet for fement apparenté au documentaire : un genre de non-fiction qui pout ~ ee et des sons. Mais alors que dans le di ument eT atic ee le présupposé d’un rapport presque naturs _ connée, dans le film-essai, le travail filmi se id une réalité, mais 2 partir de matériaux sonores et V uration ou combinaison non seulement laisse visibles . rn pensée, mais les incorpore 4 la te a S tensions. L’essai au cinéma ne peut pal i (0U vraisemblable : il se situe et situe le le réalisme n'est qu'un élémet Bae. Ss Sree ce fait l'objet méme de sa méditation, comme c’est le cas par exemple dans F. for Fake de Welles. » casita Autres frontiéres que brouille et souvent conteste le film-essai, celles qui délimitent la notion méme d’ceuvre : frontiére entre une ceuvre a venir et une ceuvre passée, frontiére entre une non-ceuvre en train de se faire et I'ceuvre achevée, frontiére entre l’ceuvre cinémato graphique et l'ceuvre audiovisuelle... Quelques caractéristiques du film-essai malgré tout... Essayer de définir l’essai au cinéma semble bien étre une entreprise vouée 4 'inachévement voire a I’échec, car la forme de l’essai €chappe & | toute définition qui l’enfermerait a l'intérieur de limites qu'elle a pour vocation méme d’éprouver et de déplacer. A défaut de proposer une définition, nous pouvons avancer cing caractéristiques qui nous sem- blent devoir aider, si ce n'est a délimiter, du moins & baliser Ja forme de l’essai : 1. Le film-essai se présente comme un modele qui exhibe une opé- des matériaux 4 référence ration de mise en relation s’effectuant sur souvent culturelle. 2. La structuration du film-essai vise 4 établir de nouveaux fap- ports signifiants entre ces matériaux : elle repose sur des rec! : ments, des recoupements, des superpositions, des déplacements ; elle opére par comparaison et mise en résonance ; et révele, a l'intérieur Wun processus de ruptures et de dérives, une pensée enacte. 3. Le film-essai reléve d’une écriture réflexive qui propose simulta- nément une expérience et la mise en forme de l'expé discours et une réflexion sur ce discours, une ceuvre et son art po uC Eee 4. Le film-essai implique la présence di ’essayiste, d'un sujet qut me en scene, s'adressant des Pour conclure ou du moins suspendre la pesée, nous nous essayeror aun collage de deux textes, Tun de Walter Benjamin, l'autre de Jea Francois Lyotard, qui, dans leur dialogue, esquissent ce que nous pout rions appeler un portrait de l’essayiste en méditatif postmoderne. A propos du méditarif, Walter Benjamin remarque : "I « Ge qui distingue radicalement le méditatif du penseur, cest quil ne médite pas seulement sur une chose, mais sur sa propre réflexion 3 Ge sujet. La situation du méditatif est celle de celui qui a déja possédé la solution du grand probléme, mais l’a oubliée ensuite. Et maintenant iba médite, moins sur une chose que sur la réflexion qu'il a menée jadis 4 son sujet. La pensée du méditatif est donc placée sous le signe du ressouvenif, — ..] Le ressouvenir du méditatif dispose de la masse désordonnée du savoir mort. Pour lui, le savoir humain est fragmentaire, en un sens part culigrement prégnant : il ressemble a l'amas de morceaux arbitrairement découpés avec lesquels on construit un puzzle {...]. Ce gestelest, en parti- culier, le geste de l'allégoricien qui prend ici et 1a un morceau dans l'amas confus que son savoir met a sa disposition, pose ce morceau a c6té d’un autre et essaie de les faire aller ensemble : telle signification avec Celle — ry pase sell image avec telle signification. On ne peut jamais prévoir le __ fésultat, car il n'y a pas de médiation naturelle entre les x. >t A propos de Vartiste postmoderne, Jean-Francois Lyotard explique * « Un artiste, un écrivain postmoderne est dans la situation d'un phi phe le texte qu'il écrit, l’ceuvre qu'il accomplit ne sont pas 9 p uvernés par des régles déja établies, et ils ne peuvent pas étre jt jugement déterminant, par l'application a ce texte, & 4 Lessai et le cinéma Il me semble que I’essai (Montaigne) est postmoderne, et le fragment (’Athaenum) moderne. II faut enfin qu’il soit clair qu'il ne nous appar- tient pas-de fournir de la réalité, mais d’invencer des allusions au conce- vable qui ne peut étre présenté. »' ee Méditer non pas sur une chose mais sur sa propre réflexion 4 ce sujet, se placer sous le signe du ressouvenir et disposer de la masse désordonnée du savoir mort, prendre un morceau dans |’amas confus que son savoir met 4 sa disposition, poser ce morceau A cété d'un autre et essayer de les faire aller ensemble, travailler sans régles pour établir les régles de ce qui aura été, inventer des allusions au concevable qui ne peut étre présenté : voila six propositions qui pourraient définir un art poétique de l’essai au cinéma ou servit de vade-mecum a des cinéastes postmodernes qui souhaiteraient s’essayer a l’essai. a

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