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Le décryptage annuel des enjeux économiques et sociaux S a I SOUS LA DIRECTION DE JEAN-MARC DANIEL ET FREDERIC MONLOUIS-FELICITE he wT -L d SANS TOTEM NI TABOU : POUR EN FINIR AVEC LES IDEES REGUES Copyright © 2017 Eyrolles. @ INSTITUT DE EYROLLES LVENTREPRISE a Copyright © 2017 Eyrolle: Sociétal etal 4 décrypt annuel des enjeux économiques et sociat 2017 est une année qui conditionnera les 5 années a venir. Ces 5 années seront déterminantes. I] devient urgent de se consacrer 4 une politique de redressement de la France qui rompe avec 40 ans d’immobilisme. C’est pourquoi Sociétal 2017 s’attaque, sans totem, ni tabou, A quatre idées recues qui sont autant de freins 4 la conception et A l'adoption de nouvelles politiques publiques courageuses et déterminées pour redé- marrer la machine France. « Les Francais n’aiment pas l’entreprise. Pas si sir ! La liberté, la propriété et le travail demeurent des valeurs fortes pour les Frangais, et ce sont des valeurs portées par les entreprises et les entrepreneurs. Contre le chomage, on a tout essayé. Bien sar que non ! On peutméme affirmer que lon n'a jamais vraiment commencé a essayer. « Le dialogue social peut résoudre tous les problémes. Le feuilleton de la loi Travail aura malheureusement montré qu'il s’agit d’une illusion. Le dialogue social institutionnel est trop souvent le paravent commode d'un im- mobilisme partagé. « La France est impossible a réformer. C’est inexact. Les réformes sont toujours et avant tout question de méthode. 30 experts et 25 contributions décryptent ces sujets et d’autres thémes cruciaux pour notre avenir, dans les parties International (I’'aprés-Brexit), Politique économique et Management. Sociétal 2017, Vouvrage de référence indispensable pour tous ceux qui veulent comprendre les muta- tions économiques et sociales de notre temps. www.institut-entreprise.fr www.editions-eyrolles.com Copyright © 2017 Eyrolles. Les auteurs de Sociétal 2O0l/ SOUS LA DIRECTION DE JEAN-MARC DANIEL ET FREDERIC MONLOUIS-FELICITE Jean-Eric Aubert Emmanuelle Barbara Antoine Bello Laurent Blanchard Fabrice Cavarretta Michel Didier Francois Garcon Julien Gonzalez Sylvie Goulard Faycal Hafied Bruno Jarrosson Hervé Juvin Eric Le Boucher Gilles Le Gendre Erwan Le Noan Frangois Lévéque Philippe Maze-Sencier Raphaéle Rabatel Gilles Saint-Paul Frangois de Saint-Pierre Jean-Charles Simon David Simonnet Ezra Suleiman Nicolas Tenzer Olivier Torres Jacques Tournier Michel Zarka Copyright © 2017 Eyrolles. A propos de I’ @ INSTITUT DE L'ENTREPRISE Créé en 1975, |'Institut de l’entreprise est un think tank indépendant de tout mandat syndical ou politique. Profondément ancré dans la réalité économique, il concentre ses activités sur la relation entre lentreprise et son environnement. La réflexion de l'Institut de Yen- treprise s‘organise autour de 5 thématiques prioritaires : compétitivité ct innovation, emploi et prospective sociale, management, finances publiques et réforme de I'action publique. A propos de Sociétal Créée en 1996, Sociétal est la revue de l'Institut de lentreprise. Elle a pour vocation d’analyser les grands enjeux économiques et sociaux francais en rassemblant les réflexions d’universitaires, chefs dentreprise et dirigeants politiques. Précédem- ment trimestrielle, la formule a été renouvelée en 2014 pour devenir un rendez-vous annuel, tout en conservant sa vocation initiale. Sociétal est éga- Jement présent en ligne avec societalle blog. Cette plateforme interactive offre des analyses et dé- cryptages de l'actualité économique et sociale, des dossiers thématiques et des commentaires de livres, afin de poursuivre les débats tout au long de !année. Plus d’informations sur T'Institut de l'entreprise et sur Sociétal : www.institut-entreprise.fr Sociétal 2017 ht © 2017 Eyrolle: Copyr Groupe Eyrolles 61, bd Saint-Germain 75240 Paris Cedex 05 wwnweditions-eyrolles.com Conception écitoriale et management de projet: ‘Cahier&Co - www.cahierandco.com > MODE D'EMPLOI Les liens hypertextes figurant dans le présent ouvrage sont actifs dans la version numérique de louvrage proposée sur le site izibook.eyrolles.com. lls permettent daller directement a la source citée. Les pictogrammes [2et/ou [i signalent des renvois ‘a un document ou a une vidéo figurant sur le site de I'institut de lentreprise : www.institut-entreprise.fr En application de la foi du Tl mars 1957, i est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de éditeur ou du Centre francais diexploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. © Groupe Eyrolles, 2017 ISBN : 978-2-212-56663-5 Sociétal Sous la direction de Jean-Marc Daniel et Frédéric Monlouis-Félicité 2017 Eyrolles. Copyright © INSTITUT DE o L’ENTREPRISE _EYROLLES _ Sommaire * Editorial - Préparer les élections JEAN-MaRc DANIEL = Introduction ~ Voyage au bout de la nuit (debout) 1 FRepénic MoNLoUls-FELicrTé (Q) ‘SANS TOTEM NI TABOU : EN FINIR AVEC QUELQUES IDEES REGUES 19 Idée regue n° 1 > Les Frangais n’aiment pas 'entreprise a = Lentreprise, une défiance francaise 3 Davib SIMONNET = De Iutilité de Jean-Baptiste Say ” FRANGOIS DE SAINT-PIERRE «= La France, un paradis pour les entrepreneurs ? “6 FABRICE CAVARRETTA = Les PME, tiers état permanent 38 Ouivier Torres = Lanticapitalisme de pacotille du cinéma frangais FRANCOIS GARCON 7 Idée recue n° 2 > Contre le chémage, an a tout essayé tr + Comment augmenter le chémage : histoire d'un succes % Eyrolles BRUNO JARROSSON * Trois défis pour la politique de Femploi 92 Gigs SanvT-PAUL = Le « master pour tous » estil un progrés ? rot JUUEN GowzaLez 8 Idée recue n° 3 > Le dialogue social peut résoudre tous les problemes og ® Le feuilleton de la loi Travail : la passion de la loi et le rejet du contrat EMMANUELLE BARBARA «= Faut:il en finir avec le paritarisme ? aa JEAN-CHARLES SIMON Idée regue n° 4 > La France est impossible & réformer Ps = Grand entretien ~ Pour en finir avec la logique de « caste » 13 EZRA SULFIMAN, interrogé par ERIC LE BOUCHER = La réforme a l’épreuve de lindividualisme protégé go JEaN-ERic AUBERT * Le prix de la réforme 153 ERWAN Lé NoAN = Renforcer le vivier managérial de I'Etat 161 JACQUES TOURNIER (@) INTERNATIONAL 169 = Le jour d’aprés : quel sursaut aprés le Brexit > ™ Svivie GoutaRD * Le Brexit vu de Washington : 70 ans de politique européenne aepreuve 78 PHILIPPE MAZE-SENCIER * Le droit, nouvelle arme de dissuasion économique 186 Have JuviN = La France entre ambition universaliste et globalisation 193 NICOLAS TENZER POLITIQUE ECONOMIQUE aa + Faire de la fiscalité du capital un levier de croissance 564 MICHEL DIDIER * Les habits neufs de la concurrence : innovation disruptive et industrie ubérisée 212 FRaNcois LEVEQUE * Le financement de l'innovation : loin des banques, loin de Etat 224 FASCAL HAFIED 2 MANAGEMENT a a = Les managers « décrocheurs », lanceurs d’alerte muets 235 5 Giiues Le GENDRE ET RAPHAELE RABATEL a «= Tressez vos organisations 242 o LAURENT BLANCHARD ET MICHEL ZARKA. 5 EN GUISE DE CONCLUSION 257 ° * Les porte-parole 259 ANTOINE BELLO LISTE DES CONTRIBUTEURS 267 © Gre Eyl INDEX a3 ‘sallouAg £t0Z © ayBuUAdo> Editorial PREPARER LES ELECTIONS JEAN-Marc DANIEL Economiste est une année doublement électorale. En donnant a la France un nouveau président de la République et une nouvelle majorité parlementaire, c'est une année qui va conditioner les cing années qui suivront. Cing années, c’est une durée suffisamment longue pour ne pas considérer que l'on puisse les mettre entre paren- theses. D’autant qu'il devient urgent de se consacrer courageusement & une politique de redressement de la France qui rompe avec les quarante ans qui viennent de s’écouler. Durant ces quarante ans, nos dirigeants se sont enferrés dans leurs propres contradictions au point de faire courir au pays le risque sinon du déclin, du moins de l'immobilisme. Ces contradic- tions sont tellement évidentes qu'il est impossible de les ignorer. Depuis quarante ans, les gouvernements successifs ont promis a nos partenaires européens quills allaient réduire le déficit budgétaire et contenir la dette, et a leurs électeurs quills allaient réduire les impéts, sans pour autant avoir la volonté ou les moyens de réduire la dépense publique. Ils ont affirmé que leur priorité, c’était lemploi, avant de terminer leur mandat comme Frangois Mitterrand, en constatant que le chémage augmentait réguliérement et en déplorant leur impuissance (« Contre le chémage, ona tout essayé »...). Sils se trouvent ainsi en permanence en porte-a-faux, c’est quills se trompent d’objectif. Les deux maitres mots de la campagne de 2017 et des premiéres décisions de ceux qui prendront le pouvoir dans la foulée devraient étre « croissance » et « concurrence ». CROISSANCE Le véritable enjeu, la clé de tout, c’est la croissance a long terme. Pour quily ait de la croissance, il faut d'abord et avant tout des entrepreneurs. Cette affirmation qui peut paraitre banale n'est pourtant pas admise par tous. Néanmoins, en disant cela, nous ne faisons que reprendre les propos du vainqueur d’une précédente élection présidentielle, celle de 1988. En effet, dans la « Lettre a tous les Frangais », qui lui servait de programme, le méme Francois Mitterrand écrivait : « Créer des richesses et l'emploi est la responsabilité des entreprises ; est pourquoi on n’'insistera jamais trop sur 'urgence d'un contrat de stabilité liant les entreprises et Etat pour une durée déterminée. Les entreprises ont besoin de savoir oii elles vont, de quels atouts elles disposent, 4 quoi elles peuvent s’adosser. La stabilité reléve aussi des devoirs de Etat. » Manuel Valls Ya d’ailleurs compris lui aussi puisqu'll a déclaré un jour & propos du chémage : « Pour quil y ait des employés, il faut qu'il y ait des employeurs. » La priorité absolue de la politique économique a venir doit donc étre de faciliter la création des entreprises et d’en garder la fiscalité 4 un niveau trés faible pour que les créateurs puissent tirer rapidement profit de leur initiative. Mais les entrepreneurs ne suffisent Pour quill y ait pas. Du moins si on assimile ce terme aux inno- a. x 7 vateurs. Schumpeter, dont le nom est assez des employés, il faut Quill — gystematiquement associé a la théorisation du y ait des employeurs. réle de l'entrepreneur, affirmait que, pour bien fonctionner, une économie a aussi besoin d’imi- tateurs, c’est-a-dire d'une classe de gens bien formés, des ingénieurs ou des commerciaux, préts a prolonger 'audace des entrepreneurs en repre- nant et en confortant ce qu’ils ont créé. En outre, il faut une troisiéme catégorie d’acteurs : les savants, qui se révélent particuliérement efficaces quand ils sont libres de chercher ce qu'ils veulent. ight © Si la France forme encore plut6t bien les imitateurs, via ses écoles d’in- génieurs et de commerce, dans la mesure oit celles-ci ont réussi & se préserver des assauts niveleurs, pour ce qui est de l'innovation scienti- fique et du soutien aux savants, on se doit de déplorer que nos dirigeants ignorent la force de la sérendipité. La logique de la sérendipité, cest de comprendre qu'en matiére de recherche et d’innovation, le plus souvent, on trouve ce qu’on ne cherche pas. Ce fut le cas pour le Postit de 3M ie beatae ou pour la tarte Tatin. Ce fut surtout le cas pour des découvertes qui ont bouleversé notre vie comme les équations de Maxwell. Maxwell est le physicien britannique qui a trouvé, au hasard de ses recherches, 'expres- sion des lois de I’électromagnétisme. Hertz s’en est emparé et a mis en évidence les ondes qui porteraient son nom et donneraient naissance au monde de la communication dans lequel nous vivons. Ces avancées spec- taculaires ont vu le jour parce que personne ne demandait rien & Maxwell, Tuniversité britannique s’étant contentée de constater son génie. Dans Jes pays oui la recherche et la science sont bureaucratisées, comme c’est Ie cas dans la France d’aujourd’hui, et ott on se focalise sur la part du PIB consacrée & la recherche, on oublie que ce qui compte, c'est la capacité & laisser s'épanouir la sérendipité. Réjouissons-nous néanmoins de lexis- tence du crédit impét recherche (CIR), car celui-ci favorise clairement la sérendipité, S'il est un systéme A revoir, c'est celui de la recherche admi- nistrée, s'il est une réforme a conforter, c'est celle du CIR. Ne serait-ce que parce qu'en multipliant les lieux de recherche, elle en assure la mise en concurrence. CONCURRENCE Cet aspect est d’autant plus important que le deuxiéme chantier prioritaire est celui de ce que les commentaires usuels sur notre situation appellent les « réformes structurelles ». Derridre ce jargon technocratique, il y a purement et simplement l'appel a la réduction des rentes grace ala géné- ralisation de la concurrence. La rente s'est déplacée au fur et 4 mesure du développement économique. Elle était au départ agricole, née du droit de propriété et garantie par I’Etat. Puis vint la rente industrielle, celle du monopole ou de l'oligopole, qui maintient des prix élevés gréce aux commandes publiques et est protégée par un systéme protectionniste. C’était toute la thématique des « champions nationaux » dont on nous vante souvent I'effet positif sur emploi pour en oublier leffet dévastateur sur le pouvoir d'achat. Enfin, dans notre société moderne tournée vers Timmatériel, la rente a changé de forme mais elle est toujours présente. Prenons le cas du trader qui jouit d’une certaine aura, tantot positive, tantdt négative. Quand il se lance dans des spéculations irraisonnées, alors que personne ne comprend ce qu'il fait, il sait implicitement que sa banque, devenue too big to fail, sera in fine renflouée par I’Etat en cas de pertes, si bien que le risque pris est a bien des égards un faux-semblant. Condamner la rente, c’est refuser que le producteur ou le vendeur 3 pratiquent des prix excessifs au détriment du consommateur. Choisir la 10 Ou concurrence, c'est choisir d’augmenter le pouvoir d’achat de la popula- tion. La préserver, cest agir en faveur de cet acteur économique clé qu’est le consommateur, et au nom de qui on cherche la croissance. Il se trouve que, dans les deux secteurs dont dépend Tavenir de notre société, l'éducation et la santé, les nouvelles technologies vont faire bouger les lignes et permettre l'affirmation de cette efficacité de la concur- rence. Prenons les MOOC : ils owvrent aux étudiants la possibilité d'un enseignement de qualité en leur permettant de choisir ceux qu'ils consi- dérent comme les meilleurs professeurs. Les MOOC représentent une alternative a Etat qui devrait commencer a se désengager de l'éducation. LIMITER LE ROLE DE LETAT ? Parlons de I'ftat justement. Une élection présidentielle conduit en effet a en désigner le chef, si bien que l'on ne peut en parler sans s’interroger plus en détail sur son sort. Si seulement la prochaine élection pouvait convaincre nos responsables que Etat doit en faire le moins possible ! Plus précisément, comme Iexposait déja en 1959 'économiste Richard Musgrave dans louvrage qui I'a rendu célébre, The Si seulement Theory of Public Finance, Etat doit se cantonner & ine électi assumer trois missions. D’abord, gérer ce que le la prochaine election snarché ne prend pas en compte et que les écono- pouvait convaincre mistes appellent les externalités, comme la pollution. Le succés de la COP 21, qui est A mettre a l'actif de oe Pesponsanies que Téquipe sortante, doit a de modéle dans la défini- lEtat doit en faire le tion du réle d’un Etat moderne. Ensuite, assurer la mains possible ! stabilité de la croissance, notamment par des poli- tiques budgétaires contracycliques. Cela signifie trés concrétement que les gouvernements firturs doivent respecter & la lettre les traités européens qui ont été rédigés pour organiser ladite politique budgétaire contracyclique. Enfin, et c’est le plus fondamental, réduire la @ pauvreté. L’Etat doit venir au secours des pauvres et leur donner toutes les 3 chances souhaitables pour qu'ils puissent améliorer leur situation. C’est ainsi quill assure et assurera durablement la cohésion sociale. Car I’Etat ne doit jamais oublier que la véritable solidarité n'est pas d’entreprendre des actions qui abaissent les riches, mais de tout faire pour élever les pauvres, 2017 £ Introduction VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT (DEBOUT) FREDERIC MONLOUIS-FELICITE Délégué général, Institut de Ventreprise aa débuté comme ca. En 1996, I'horreur économique est A la mode. L’essai de Viviane Forrester’ connait un fort retentissement en France, ot médias et politiques de tous bords se relaient pour entretenir la flamme du désespoir : la masse des hommes est de moins en moins nécessaire a lélite qui détient le pouvoir économique. Litre de la post-exploitation de 'homme par homme est arrivée, lexclu- sion est la norme, en attendant I’élimination des hordes d’inutiles qui peuplent nos banlieues. Pour outranciére qu'elle soit, la thése a pourtant eu le succés que l'on sait. Elle tirait sa force d’incontestables réalités : en premier lieu, les ravages sociaux du chémage et la marginalisation crois- sante de ceux qui en sont victimes. « Voyez ce marché libre de faire du profit ; ces plans sociaux chargés, en fait, de chasser de leur travail, et aux moindres frais, des hommes et des femmes dés lors privés de moyens de vivre et parfois d’un toit ; I'Etat-providence, alors qu'il fait mine de réparer timidement des injustices flagrantes, souvent inhumaines*. » entreprise est vilipendée, accusée de s’enrichir sur le dos de 'humanité, selon une équation écrite noir sur blanc, aussi étrange qu’indémontrable : le profit est le produit du non-travail des non-salariés (comprendre : si les entre- prises font des bénéfices, c'est uniquement parce qutelles licencient). Nul hasard dans le succés de 'ouvrage en France, un pays oit la méfiance vis-a-vis de l'entreprise et du capitalisme est ancienne et largement partagée. Sans remonter trop loin dans le temps, de Gaulle non plus ne 1 Viviane Forrester, LHomeur économique, Fayard, 1996. 2 Ibid re tenait pas les entreprises et leurs dirigeants en haute estime : « Comme toujours, les patrons se préoccupent de faire des affaires juteuses ; ils se foutent de lintérét national », disait-il en mars 1966, quand il réclamait la création d’une industrie de informatique pour laquelle les milieux économiques montraient peu d’empressement’. Ga.a donc débuté comme ¢a et, une génération plus tard, ca a donné la grande illusion du printemps 2016, avec Nuit debout, un mouvement de contestation installé place de la République et sur quelques autres places de France, sur le modéle d’Occupy Wall Street et des Indignés de la Puerta del Sol. Ce militantisme en agora continue est un assemblage hétéroclite oi se retrouvent opposants politiques a la loi dite El] Khomri ~ timide tentative de déverrouillage du Code du travail -, activistes alter- mondialistes, anarcho-syndicalistes d’extréme gauche, militants écolos, doux réveurs pacifiques, vrais Unéoriciens de Pagit-prop, professionnels de la guérilla urbaine, jeunes et retraités... Au-deld du folklore contesta- taire et de l'incohérence programmatique de Tlexiste un point de Nuit debout, il existe un point de rencontre entre tous ces publics, le rejet viscéral de rencontre entre tous CeS économie de marché, venant de toute une publics, le rejet visceral de — France de la débrouille, angoissée par son l'économie de marché. ayenir : intellos précaires, intermittents du spectacle, étudiants sans débouchés... Comme le note trés justement la sociologue Monique Dagnaud, cette nébuleuse idéologique qui méle « esprit insurrectionnel, écologie et décroissance, esprit collaboratif et recherche du commun » a généré un. malentendu sur une prétendue révolte de la jeunesse. Mais en réalité, poursuit Monique Dagnaud, « la plus grande partie des jeunes veulent moins refaire le monde que trouver leur place en son sein. C’est moins utopie politique qu’ils révent que de solutions pragmatiques a leurs problémes d'emploi ou de logement’ ». Cette dimension contestataire, profondément ancrée dans la psyché collective et la culture politique francaise, se nourrit donc de la précarité réelle ou ressentie d’une part croissante de la population. Pour celle-ci, en quéte de repéres, le retour & Tidéologie marxiste présente le double avantage d’expliquer la situation dans laquelle elle se trouve et d’apporter des solutions clés en main. yright © ie 1 Cité par Gérard Bardy, De Gaulle avait raison, Télemaque, 2016, 2 Avec une différence de taille, celle de la dimension de la mobilisation : 4 000 personnes sur la place de la République au lancement du mouvement, le 31 mars 2016, puis autour de 2 000 part Cipants les soir les plus actifs, contre plusieurs centaines de milliers pout les Indignados. 3. Monique Dagnaud, « Nuit debout, gouvernement couché ? », Telos, 13 avril 2016, Etre etCiy LA PREVALENCE DE L'IDEOLOGIE La prévalence de l'idéologie sur toute autre forme de réflexion est une caractéristique qui cotite cher a la France tant elle entrave sa modernisa- tion. Dans I'un de ses derniers entretiens, Michel Rocard dénoncait cette « volonté révolutionnaire de travailler a la démolition du capitalise, ce qui explique absence de dialogue social et de culture économique. Pour- quoi voulez-vous comprendre le systéme puisqu'il faut en mettre un autre a sa place’ ? ». A cet égard, il est utile de s'intéresser aux origines de Nuit debout, dont Pidée a émergé de la projection du film de Francois Ruffin, Merci patron ! Fondateur en 1999 du journal alternatif Fakir’, au slogan @loquent (« Un lecteur en plus, un actionnaire en moins »), Frangois Ruffin se réclame ouvertement de Robin des bois : aller chercher chez les riches ce qui manque aux pauyres?, Pour lui, le monde est simple et tient en un raisonnement en trois temps, qui a l'avantage d'une limpidité toute marxiste. Puisque le profit est illégitime, alors le patron est un voyou. Donc le reste du monde se divise en deux catégo- 7 ries : les exploités et les complices des patrons. Le La prevalence de fakir ne tolére pas que la révélation issue de sa__|'idéologie sur toute autre transe soit mise en doute : tous les moyens sont aoe bons, les riches paieront. Mauvaise foi, caméra fOrMe de reflexion est cachée et chantage compris, la morale de larapine Ne caractéristique qui triomphe, au prix de contradictions qui ne ao¢jte cher a la France. semblent géner personne. L/argent, pourtant honni, est en réalité le souverain bien de ceux qui prétendent le détester, et devient unique objet de la quéte du film. Livrer sa force de travail au systeéme revient & pactiser avec le diable, mais la machination aboutit 4 obtenir un emploi (en contrat 4 durée déterminée et donc forcément précaire, horresco referens) au chef de famille, qui plus est dans la grande distribution, temple de exploitation capitaliste et de la société de consom- mation. Mais surtout, 'imposture a des conséquences qui dépassent celles d'un joyeux racket de potaches qui aurait réussi, En rendant le « patron-bashing » aussi sympathique, le film alimente un anticapita- lisme qui irrigue l'ensemble du corps social francais. Comme le résume 1 Entretien a Yhebdomadaire Le Point, 23 juin 2016. 2 Fakirrevendique environ 6 000 abonnés. 3 Sur la logique de Robin des bois, le mea culpa récent d'Angus Deaton, prix Nobel d'6conomie 2015, est élsirant: « Laide internationale est basée sur le principe de Robin des bois : prendre aux riches pour donner aux pauvres. C'est sur ce principe que les organismes de coopération, les institutions internationales et les ONG transférent chaque année plus de 135 miliards de doliars vers les pays pauvres [.] mais les énormes avancées réalisées dans la lutte contre la pauvreté doivent davantage ala croissance économique et ila mondialisation qua laide internationale », Le Monde, 16 juin 2016. 14 parfaitement Pascal Bruckner, « la France n’entre dans l'économie de marché qu’a reculons, non sans le maudire, sans jurer qu'elle ne pacti- sera jamais avec lui. On aurait tort de négliger ces anathémes car ils ne restent pas sans influence sur la marche des entreprises et les relations entre le capital et le travail. [...] Lanticapitalisme actuel est la convergence de trois bénéfices théoriques : la clairvoyance, 'anathéme et la prophétie. Il permet de tout expliquer, tout critiquer, tout annoncer'. » Illustration en sept mots clés. 7 MOTS CLES QUI CARACTERISENT UANTICAPITALISME © Suspicion : les Francais se méfient du succés économique, toujours suspect, et résultant, selon eux, d’une connivence entre privilégiés. ‘Comme le remarque encore Bruckner, cette suspicion peut se comprendre étant donné le blocage de l'ascenseur social : « Tant que les citoyens gardent l'espoir d'accroitre leurs revenus, bon an mal an, ils échappent au découragement. Qu'importe que les riches s’enrichissent - il est normal que ceux qui prennent des risques soient bien rémunérés -, pourvu que les autres aillent mieux. Si cette assurance diminue, le fossé social devient intolérable, les avantages des uns paraissent d’abominables priviléges & la majorité. » © Démagogie : impuissants a faire redémarrer la machine du progrés économique et social, les gouvernants, indépendamment de leur appar- tenance partisane, se défaussent de leurs responsabilités en alimentant la méfiance des citoyens. A I'instar du candidat Francois Hollande (« Mon adversaire, c'est le monde de la finance », discours du Bourget, 2012), six ans aprés une premiére déclaration sans équivoque’. Certes, il est plus facile et politiquement porteur de maudire une poignée de bien portants que de sortir des millions de Francais de la pauvreté, mais on peine a voir dans ces postures 'ébauche d’un projet d’avenir. Des lors, le seul moteur du débat politique devient le partage du gateau, et non I'amélioration des conditions qui le font croitre. 1 Pascal Bruckner, La Sagesce de Vargent, Grasset, 2016. 2 Ibid, 3. « Oui, je n'aime pas les riches, je n'aime pas les riches, jfen conviens » (Francois Hollande, interview télévisée, 2006). A sa décharge, Mitterrand et de Gaulle I'avaient précédé, ce dernier déclarant en 1969 : « Mon seul adversaire, celui de a France, n'a en aucune facon cessé d’@tre argent. » Etre etCiy Sy © Antilibéralisme : confortés par l'écho de leurs élus, les Frangais rejettent un systéme qui génére ce qu’ils considérent comme d’insupportables inégalités. Un sondage Ifop de janvier 2011 révélait que seuls 15 % des Frangais pensent que lconomie de marché fonctionne, 33 % qu'il faut Yabandonner, et 50 % qu'elle est irremplacable mais inadaptée. Consé- quence logique, 'entreprise n'est pas considérée comme un lieu de créa- tion de richesse pour le bien commun, mais comme un champ de bataille entre capitalistes et classe laborieuse. © Schizophrénie : mais comment faire quand on ne veut surtout pas se compromettre avec le marché et la libre entreprise, et que l'on souhaite tout de méme jouir de tous les avantages d’une économie développée, des soins et d'une éducation gratuits, de transports fiables et rapides, de logements sociaux, de revenus minimum garaulis ? Quand on veut la valeur sans le (— mécanisme qui la produit ? Seuls 15 % des © Contréle : la solution est toute trouvée, elle | Frangais pensent que a pour nom « Etat ». Son réle ? Domesti- économie de marché quer une économie de marché dontlesrégles |g tignne, nous échappent. Comme I’écrit fort juste- | ment Jean Peyrelevade : « [Tous les] intéréts_|_§ ~~“ intermédiaires sont illégitimes, puisque la volonté générale est dans YEtat. [...] Ce qui revient a nier l'économie, faite d’échanges privés et d’ac- cords contractuels [...] impliquant des entreprises, donc des structures intermédiaires, lieux de pouvoirs partiels oit s’expriment des intéréts particuliers. L'’économie de marché se construit, jour aprés jour, dans des réseaux qui échappent a I’Etat'. » S’appliquant d’abord a contréler et contraindre plus qu’a favoriser le développement d'un écosyst¢me dynamique, I'ftat recueille ce qu'il séme, c'est-i-dire Passéchement du tissu productif, Et quand il veut reprendre la main, cest pour « sauver > la production d’un site industriel en passant commande de trains dont la SNCF n’a pas besoin®. © Mlusion : puisque, sclon Pexpression de bon sens d'un ancien Premier ministre, « Etat ne peut pas tout} », alors révons d'une sortie de l'éco- nomie de marché, du retour A une société précapitaliste. II faut adopter 1 Jean Peyrelevade, Histoire d'une néorose:la France et son economic, Albin Michel, 2014 2 Enseptembre 2016, en réponse la décision Alstom de transférer la production de son usine de Balforten Alsace (400 emplois en jeu) le président de a République déclare que' tout sera fit» pour que le site sot pérennisé. Quelques jours plus lard, 'Etat passe une commande publique de rames de TGV a Alstom, pour un coat cumulé de phis de 709 millions d'euros pou FEtatet la SNCF. o 3 Déclaration de Lionel Jospin, au sujet de la fermeture d’une usine de Michelin (1999) 16 un modéle alternatif, une société du troc, sans monnaie, égalitaire, ou régneront harmonie et abondance. Comme si le retour en arriére était une option viable, quand le reste du monde avance a toute vitesse. Et surtout, comme le fait remarquer Jean Peyrelevade, « comment oublier que pour lutter contre l'effet de serre, concevoir une économie plus durable et préserver la planéte, nous avons besoin non pas de moins mais de plus de science, non pas de moins mais de plus de technologie, non pas de moins mais de plus d’investissement, non pas de moins mais de plus de prise de risque’ > ». ® Protectionnisme : pour parachever le dispositif et protéger le pays du monde extérieur, il faut organiser « & lintérieur de frontiéres hermétiques Ie systéme productif comme on Fentend, développer un secteur public qui, obéissant a l’Etat, est un élément de sa souveraineté et restreindre Maulant le secteur privé, Construire une protection sociale yénéreuse eb extensive, couvrant tous les risques de lexistence, en faire supporter le cofit non par ses bénéficiaires mais par les entreprises, réduire autant quil convient, par limpét, les inégalités de revenus et de patrimoines? ». Et puisque nous entrons en année électorale, il est significatif de noter que le projet économique porté de longue date par I’extréme droite, en empruntant les mémes chemins anticapitalistes que Pextréme gauche, aboutit - sans surprise - aux mémes impasses protectionnistes que cette derniére. La conséquence ultime du prisme idéologique est radicale. Le mal fran- cais conduit tout droit 4 sortir de I'Histoire, faute d’en saisir le sens, qui est celui d'une prospérité assumée, condition de tous les progrés et de T'influence qui va avec. Pour Pascal Bruckner, « quand un peuple affecte de renoncer a argent et aux bénéfices qu'il procure, cest qu'il souhaite aussi renoncer & Histoire. Cela prouve qu'il n'a plus confiance en lui-méme? ». Aheure oit l'Europe traverse une « crise existentielle », en particulier sous l'effet du Brexit et de la crise des migrants, la France et ses dirigeants portent une responsabilité historique. Sur le continent, la démocratie est partout vacillante, avec une cinquantaine de partis ouvertement popu- listes en Europe. Lidée qu’un autre systéme pourrait se substituer a la démocratie fait son chemin : ce sont désormais 30 % des Francais qui le pensent, selon une enquéte commandée par la Fondation Jean-Jaurés en avril 2016. La construction européenne, modéle pourtant insurpassé 1 Jean Peyrelevade, op. cit 2 Tid. 3 Pascal Bruckner, op. it. Etre etCiy Yd de relations pacifiques entre Etats démocratiques, n'est pas irréversible. Dans le monde entier, le modéle démocratique libéral, issu du siécle des Lumiéres, né des révolutions du xix® si&cle et consolidé par le xx* siécle, est en perte de vitesse. La fascination pour homme fort, de Poutine a Trump, gagne du terrain. Ce qui r’était jusqu’alors qu'un soupcon est désormais une évidence : la France, trop affaiblie économiquement pour épauler !Allemagne, ne peut contribuer & stabiliser le continent. Le péril n'est plus seulement en la demeure : la France menace d’entrainer dans sa chute toute l'Union européenne. On pourra dire des réflexions qui précédent qu’elles sont exagérément pessimistes. Peut-étre. Alors, laissons place 4 'optimisme qui vient des sondages : 59 % des Frangais pensent que pour relancer la croissance Vtat doit accepter de limiter son réle, 43 % font confiance aux entre- prises pour résoudre les difficultés du pays, 13 % font confiance a l'Etat, et seulement 5 % aux syndicats'. Ces statistiques doivent inciter 59 % des Francais les dirigeants d’entreprise & passer 3 I'acte, eux pensent que pour qui sont en premiere ligne sur le front écono- . mique. A eux de donner un sens a leur action relancer la croissance pour faire comprendre A nos concitoyens que VEtat doit accepter le capitalisme est un processus de bec de de limiter son réle richesse plus que de captation, qu'il incarne | Tessence méme de la modernité, esprit ~~ d’émancipation et de mobilité, en poussant les hommes a vouloir améliorer leur sort. A eux de réhabiliter et d’assumer des vérités simples, que l'on a presque honte d’énoncer : l'entreprise est I'agent principal du Progrés économique, et non I'ftat ; c'est la production et non la consom- mation qui est le moteur de l'économie ; pour I'entrepreneur, « homme des combinaisons nouvelles* », le profit et l'enrichissement sont légi- times, car c'est lui qui réunit les capacités productives, les capitaux, et assume les risques. A eux d’élaborer un langage de réfutation pour lutter contre le régne de la « postvérité’ » qui consiste a affirmer des choses qui paraissent vraies mais n’ont aucune base factuelle. A eux de lutter contre les rentes, y compris a leur corps défendant, parce que « l'essentiel est 1 Sondage Ipsos-Le Monde, décembre 2013. 2 Joseph Schumpeter. o 5 The Economist, septembre 2016, 18 que les dés soient toujours relancés, que les vainqueurs du jour soient bient6t remplacés par les vaincus d’hier. Dans la circulation des fortunes, Crest la société elle-méme qui circule, garantissant la mobilité de ses membres, illustrant par la fluidité financiére les valeurs d’égalité quelle affiche' ». A eux de traquer sans relache les idées recues pour faire de Tentreprise non plus un terrain de lutte politique mais une organisation dont la prospérité est objet de toutes les attentions car elle incarne le bien commun. A eux, enfin, de concert avec les dirigeants que les Francais éliront au printemps 2017, de faire mentir un grand Européen, Stefan Zweig, qui, fuyant l'Europe dévastée par la Seconde Guerre mondiale, notait depuis son refuge brésilien : « Cela reste une loi immense de histoire qu'elle interdit précisément aux contemporains de discerner dés le début les grands mouvements qui déterminent leur €poque®. > = 1 Pascal Bruckner, op. cit 2. Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d'un Européen PVs baa \=10] 0 EN FINIR AVEC alt Melt IDEES REGUES Idée recue n°1 > ‘sallouAg £t0Z © ayBuUAdo> i Les Frangais n’aiment pas lentreprise Tha) ela eed défiance frangaise ira Lm} RT tla eee) Paradis pour les entrepreneurs ? Les PME, tiers état Seria Vanticapitalisme de Pree meme ar) bi als- 1 a relation des Francais a l'entreprise est souvent considérée comme empreinte de méfiance, voire d’hostilité. Cette affirmation semble si évidente qu'elle n'est méme plus discutée'. Pourtant, la réalité est beaucoup plus complexe. D’abord, les Francais aiment leur « boite », méme quand ils n’aiment pas lentreprise*. Ensuite, les Francais aiment les PME et les moyennes entreprises, mais cette image s’effondre des quill est question des multinationales et de leurs dirigeants’. Plus encore, les Francais aiment l'entrepreneuriat. Une trés vaste enquéte menée pour la Commission européenne dans les 27 pays membres de TUnion européenne’ indique que lorsque Ton demande aux Francais s'ils préférent tre entrepreneurs en créant leur emploi et leur entreprise ou étre salariés d'une entreprise existante, 40 % d’entre eux optent pour l'entrepreneuriat, un chiffre supérieur a celui des voisins européens. Crest il y a un peu plus de deux cents ans que léconomiste francais Jean-Baptiste Say a créé le terme « entrepreneur », et les valeurs qu’il prénait (liberté, propriété et travail) n’ont pas cessé d’étre populaires en France. Ce sont souvent les catégories les plus protégées de la population (fonction publique, intermittents, etc.) qui ont l'image la plus négative de lentreprise, est-a-dire ceux qui la connaissent le moins. Parmi celles-ci, on compte nombre d’élus. Et si, en définitive, il fallait commencer par mieux faire comprendre l'entreprise avant de prétendre la faire aimer ? = 1 Jean-Pierre Boisivon, « Les Frangais et Ventreprise : qu'en pensentils ? Quien saventils ? », Revue d’&onomie finan- Giére, vol. 98, n° 3, 2010, p. 233-239, 2. Selon un sondage Opinion Way d'octobre 2013, 72 % des Frangais isent aimer leur entreprise. Ils n’étaient que 64 % en 201r a affirmer la méme chose, 3 Enquéte Ipsos, « Les Francais et Fentreprise », juin 2005. 4. « Entrepreneurship in the EU and beyond », janvier 2013. V'entreprise, une defiance francaise DaviD SIMONNET Sur le terreau d'une défiance historique et culturelle a \'égard des entreprises, la crise économico-financiére de 2088 a produit en France une veritable « crise des représentations » de lentreprise. Or, afin de relancer la croissance, il est indispensable de reconstruire la confiance entre les citoyens et les entreprises, d'une part, entre celles-ci et \'Etat, d’autre part. Pour batir cette confiance, la question des contreparties doit étre clairement posée. En effet, I'entreprise sera nécessairement un acteur politique de premier plan dans la refonte de notre contrat social. B2e5°¢) es Francais entretiennent avec l'entreprise un lien contradic- toire : de confiance que d'autres, notamment I'Ftat, et si, pragmatiques, ils lui reconnaissent un réle a jouer dans la sortie de crise, ils se méfient de sa dimension politique, citoyenne. D’ou provient cette défiance ? Est-ce par méconnaissance ? Ou est-ce parce que les entre- prises elles-mémes n'assument pas pleinement et en transparence ces nouveaux réles ? ‘ils la reconnaissent comme une institution plus digne Les mutations récentes renforcent cette contradiction : si l'industrie numérique démultiplie les vocations d’entrepreneurs chez les jeunes et si les consommateurs en percoivent I'utilité dans leur quotidien, la flexibilisation a outrance qu'elle peut favoriser et, pour les plus grandes entreprises de ce secteur, leur déterritorialisation, notamment fiscale, jnterrugent sur leur céelle Couttibution a la auissanice, en particulier sur le plan de la création d’emplois. La défiance n'est pas en soi un probléme si elle est le principe d'une meil- Jeure connaissance. Or lentreprise demeure mal connue : elle se retrouve dans l'angle mort de la réflexion des sciences humaines et sociales, alors quelle pourrait naturellement en étre un objet d’étude. Les responsables d'entreprise ont eux-mémes trop longtemps sous-estimé ce devoir de pédagogie' qui permettrait de mieux mettre en évidence la diversité des entreprises et la pluralité de leurs objectifs. La question de la relation a l'entreprise nécessite d’en distinguer toutes les dimensions. Les enquétes évaluent cette relation, chacune a travers un prisme particulier : Ie travail ; la propriété privée ; la valeur financiére ; et, enfin, l’éthique. Surtout, elles interrogent soit le citoyen sur l'entreprise, soit le salarié sur son entreprise. Parmi les Européens, les Francais sont ceux qui attachent la plus grande valeur au travail : ils attendent du travail non seulement une « situa- tion », mais encore un « statut », une « position », bref d’étre « géoloca- lisables » socialement. Laurence Fontaine confirme que, « concu comme une éthique du devoir, le travail est dorénavant percu comme un instru- ment de développement individuel, source de sécurité et de revenus, mais également source d’accomplissement personnel’ ». En revanche, les Francais rejettent massivement la privatisation de la propriété de lentreprise, de sa gestion et de ses profits. Une enquéte 1 CrestT'une des missions de Institut de entreprise avee son programme Enseignants-Entreprises etITHEE (Institut des hautes études de Ventreprise), eréé en 2000. 2 Le Marché — Histoire et usages d'une conquéte sociale, Gallimard, 2013, réalisée par l'Institut Montaigne, intitulée « Les juges et !économie : une défiance frangaise »', cite le projet de recherche international World Values Survey : au cours de la période 1981-2008, seulement 24 % des Francais considéraient que les entreprises devraient étre gérées par leurs proprié- taires ou que ces derniers devraient choisir les dirigeants des entreprises quis possédent. Selon cet indicateur, la France se situe entre la Chine et le Vietnam. Les Francais ne font donc pas confiance a I'entreprise privée. Plus significatif encore : en septembre 2016, le barométre Poster- nak-Ifop, qui permet de suivre limage des grandes entreprises fran- caises, reléve que « pour cette troisiéme vague de 2016, la sanction est sans équivoque : huit entreprises du top 10, deux entreprises sur trois, voient leur image reculer. Tous les secteurs sont & la baisse ». Preuve que la réconciliation des Frangais avec leurs grandes entreprises est loin d’étre acquise, BNP Paribas et Total apparaissent respectivement au 22° el au 27° rang, tandis quAXA ne fait méme pas partie des trente premiers : est-ce un hasard si ce sont les mémes qui ont réalisé les profits les plus élevés du CAC 40. en 2015 ? Les Frangais se méfient des entre- Les Frangais ne sont que 31 % a considérer que les entreprises ont des pratiques vertueuses, éthiques. prises qui font du profit ! Toutefois, s'agissant de la relation de la personne interrogée a « son entreprise », on note que celle-ci est plutat positive, tandis que la défiance est plutét de mise s'agissant de sa responsabilité sociétale. Selon l'institut BVA, quia réalisé en 2011 une enquéte sur les relations « salariés-employeurs », les Francais sont 78 % a se déclarer assez satisfaits ou trés satisfaits de leur emploi. Mais ils ne sont plus que 57 % a se sentir suffisamment informés de la vie de lentreprise et s‘affirment par conséquent sceptiques sur son bilan social. Une enquéte menée par TNS Sofres en 2015 pour le Medef confirme ce bilan contrasté, en concluant que « entreprise s’organise ct devient une valeur refuuge pour les salariés francais, puisque sept sur dix se déclarent confiants en leur avenir au sein de leur entreprise ». Cependant, d’aprés étude Edelman Trust Barometer 2016’, ils ne sont que 31 % a considérer que les entre- prises ont des pratiques vertueuses, éthiques ; et seuls 46 % des salariés francais affirment avoir confiance dans leur entreprise quant au réle 1 Pierre Cahuc et Stéphane Carcllo, décembre 2012, 2 Depuis 1999, La Matrice réalise chaque trimestre ce barométre. http//wwwlamatrice.com/FRY barometre-posternak-ifop-entreprises html 3 http://swww.edelman.com insights/intellectual-property/20r6-edelman-trust-barometer} positif quelle pourrait jouer dans la société. La défiance est donc élevée s’agissant de la relation de lentreprise & son écosystéme et de son sens des responsabilités. Autre exemple, les temoignages recueillis auprés d'une vingtaine de dirigeants de grandes entreprises par l'Institut de lentreprise', a propos du lien désormais « ténu » entre leur entreprise et le territoire national, pointent le désamour de la France : « A titre personnel, l'affectio terri- torialis reste trés fort ; [mais] le risque pourra advenir d'une prochaine génération de dirigeants qui n’auront pas les mémes sentiments a légard d'un pays qui ne les aime pas. » Les Francais doutent donc que les patrons aient méme des passions, car ils seraient enfermés dans leur habit d’ Homo aconomicus rationnel et froid. Comment en sommes-nous arrivés a ces relations paradoxales ? Aprés avoir analysé les ressorts de la défiance, notamment culturels, décrit la crise comme un moment de déconstruction des dogmes qui nourrissent cette défiance, nous proposerons des voies de réflexion et de mise en ceuvre pour la reconquéte de cette nécessaire confiance. UNE DEFIANCE CULTURELLE 7” Des traces du péché originel AYorigine des représentations des Francais, il y a bien sii la religion. Les analyses de Max Weber’, sociologue du début du xx* siécle, ont montré qu’aux XVII et xviii siécles, sur ce premier socle moral, les pays protes- tants appliquérent une idée radicalement nouvelle, issue de la Réforme du xvit siécle : le travail serait le lieu ot s'accomplissent les devoirs religieux. Cette idée rompt nettement avec la doctrine chrétienne encore en Vigueur au Moyen Age, selon laquelle le travail est un passage obligé, dépourvu de signification, imposé a ceux qui ne peuvent y échapper (les serfs), sinon le symbole méme de la « Chute », puisque Adam ne connait le travail qu'aprés avoir été chassé, avec Eve, du jardin d’Eden. La France demeure, elle, traversée par une tradition catholique peu favorable a la logique de l'économie de marché. 1 Frédéric Monlouis-Félicité, Les Grandes Fntreprises: je Yaime moi non plus, Institut de entreprise, col. « Les Notes de Institut », octobre 2015, 2 Dans LEthique protstante et Fesprit du capitalisme, 1905 017 E Copyright € 7” Une rémanence du débat entre jacobins et colbertistes Au-dela méme de la question religieuse, on constate qu'il y a une méfiance ancestrale a l'égard de la concurrence en France. Lorsqu’on revient sur l'histoire des manufactures royales, comme la Manufacture des glaces créée en 1665 par Colbert, ou des grands projets industriels nationaux mis en ceuvre aprés la Seconde Guerre mondiale, dont a filiére nucléaire, Airbus ou le TGV sont les fruits, on se rend compte que I'Etat entretient une relation schizophréne avec la concurrence : il protége dans un premier temps ses « champions nationaux » de la concurrence inter- nationale avant de les y livrer, puis les protége 4 nouveau lorsque les salariés en combattent les conséquences sociales. En France, selon Philippe d’Iribarne, « les rapports hiérarchiques mettent en relation des hommes [qui restent] marqués par leur état, ses traditions, ses droits et ses devoirs' », par UEtat entretient leur « condition » plutét que par leur mérite. Cet état d’esprit vise & perpétuer des situations concurrence. 7” Les « oubliées » du modéle « Mais comment avoir confiance en soi alors qu’une large partie de lopi- nion adhére & des idéologies anticapitalistes |..., que les hauts fonction- naires se croient investis de la mission de remplacer des entrepreneurs faibles et indécis > » interroge Pascal Gauchon?, qui décrit une tendance historique a 'avénement d'une entreprise de plus en plus libre ; pour- tant, il en conclut que rien n'a changé dans la tendance du citoyen a avoir recours aI’ Etat plutét qu’a des managers, catalogués comme peu soucieux de lintérét général. Les entreprises seraient ainsi les « oubliées » du modéle : « [...] Etat. A nouveau il attire tous les regards, c'est de lui que l'on attend le salut. En oubliant que son action ne sera efficace et méme qu'elle ne sera financée que si le tissu des entreprises conserve sa solidité. » 1 Philippe d’Isibarne, La Logique de Ihonneur~ Gestion des entreprises et traditions nationales, Le Seuil, 1989, 2 « Les oubliées du modéle, les entreprises francaises », in Vive la France quand méme ! Rapport Antéios 2011, PUF, 2010. 3 Voir aussi sur ce théme Faticle d Olivier Torres, « Les PME : tiers état permanent », p. 58 de la présente édition de Social une relation schizophréne de « rente » peu compatibles avec le jeude la avec la concurrence. 1a loi NOTRe', en permettant a des Régions de mener leur propre poli- tique de développement économique, peut favoriser I’éclosion d'une économie décentralisée mieux 4 méme de réconcilier les PME et les ETI avec leurs écosystémes, réconciliation que I’Etat n’a jamais réellement favorisée. Cela permettrait également la reconstruction de solidarités de proximité. ” La fracture entre l’enseignement et la pratique Aces déterminants culturels et institutionnels de la défiance Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg? ajoutent la responsabilité d’un systéme scolaire enfermé dans I’« archétype de lenseignement vertical », peu propice au développement d'un esprit enlepreneusial qui suppose & la fois créativité et prise de risque. Force est de constater qu'il existe un vrai décalage entre la formation scolaire et le projet professionnel. Et ce fossé continue de s’agrandir avec les difficultés actuelles que rencontrent les jeunes pour décrocher leur premier emploi. La premiére expérience professionnelle devrait étre un moyen de formation a la réalité du travail, en méme temps qu’un renfor- cement de l'image de soi. Mais elle ne peut plus Il existe un jouer ce réle a partir du moment oi elle représente vrai décalage entre la Souvent une dévalorisation des diplomes, alors que . ; prés de la moitié d'une classe d’ge est désormais formation scolaire et — diplémée de lenseignement supérieur’ - contre le projet professionnel. moins de 20 % au milieu du xx* siécle - et qu'un jeune sur deux est titulaire d'un contrat a durée limitée. Méme le nouveau programme de sciences économiques et sociales (SES), enseigné au lycée en voie générale, fait de l'entreprise un simple « agent de production » parmi d’autres (les ménages, les adminis- trations publiques), cadre d’analyse peu propice une réflexion sur ses enjeux et ses spécificités. yright © ie 1 Loi portant sur la Nouvelle Organisation territoriale dea République, promulguéele7 aot 2015, 2 Ta Fabrique de la defiance et comment sen sortir 2, Albin Michel, 2012. 3 Voir sur ce thémeT'article de Julien Gonzalez, « Le “master pourtous" est.l un progrés ? »,p. 101 de la présente édition de Sociétal coe ise 7” Une représentation littéraire et cinématographique 4 charge Dans son essai Et si on aimait la France ?, Bernard Maris rappelait qwécrire est « une passion francaise » et il y voyait en contrepoint la désaffection des élites pour lentreprise : « Tocqueville dit que la noblesse francaise préféra se tourner vers les lettres que vers le commerce, contrai- rement a sa voisine anglaise. “Regardez Angleterre, cette nation de boutiquiers’, aurait lancé Napoléon. » Pascal Bruckner résume ainsi ce mépris : « Nous vivons dans 'Hexagone sous le triple héritage de la féodalité, du christianisme et de la Répu- blique, les uns renforcant les autres. La France, nation littéraire, conjoint le mépris aristocratique du négoce avec légalitarisme révolutionnaire. La Bruyére avait, & sa facon, anticipé cette évolution : sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de lintérét comme les belles Ames le sont de la gloire et de la vertu [...]. De tels gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peutétre des hommes : ils ont de l'argent.”? » “I y a des Ames, Or cette fracture idéologique n'est pas prés de se résorber. Dans « Le roman d'entreprise francais au tournant du xxi siécle »!, Aurore Labadie explique quielle voit émerger dans le roman contemporain une « frag- mentation » montrant lévolution du monde du travail comme le « lieu @une désocialisation » - roman contemporain qui contraste avec le « roman réaliste propre a dire [au contraire] lunité prolétarienne des derniéres usines, oit syndicats et ouvriers formaient une unité contre le patronat ». Le cinéma met également en scéne les conflits et la violence dans len- treprise, et alimente la défiance réciproque. La Loi du marché (2015) de Stéphane Brizé fait du salariat la norme de l'intégration sociale et, dans le méme temps, rappelle que, depuis la fin des Trente Glorieuses, nous sommes entrés dans une ére de chémage de masse, oi le travail, méme une fois conquis, demeure instable. Ressources humaines (1999) de Laurent Cantet a ouvert la voie A une école du réalisme social francophone. Violence des échanges en milieu tempéré (2003) de Jean-Marc Moutout, La Raison du plus faible (2006) de Lucas Belvaux, Selon Matthieu (2010) de Xavier Beauvois, Deux jours, une nuit (2014) des fréres Dardenne, ou 1 Grasset, 2015 2 LaBruybre, « Des biens de fortune », Livre IV, 58, Les Caractores. 3 Les Cahiers du Cerace, n° 7, 2014, http:|/wow.cabiers-cerace fr/labadie-html encore le documentaire Les Régles du jeu (2014) de Claudine Bories et Patrice Chagnard, ont décliné autant de récits d’injustices ayant pour cadre lentreprise’. Les facteurs religieux, historiques, institutionnels et culturels se combinent ainsi pour expliquer aversion francaise envers le marché. Iest vrai que létymologie méme du mot « entreprise » ne met pas en confiance : le verbe latin prehendere (prendo) signifie « saisir, prendre, occuper » ou « prendre possession d’un lieu » (Dictionnaire latin-francais de Félix Gaffiot). Dans le Dictionnaire historique de Vancien langage francais de La Curne de Sainte-Palaye, entrepreneur est défini comme « celui qui tient un pas d’armes, lagresseur ». Par son étymologie, Yentrepreneur, mot francais, tiendrait ainsi plus du pirate que de !honnéte homme. LA DEFIANCE VIS-A-VIS DES ENTREPRISES S'EST ACCENTUEE AVEC LA CRISE La crise économique et financiére de 2008 a exacerbé les contradictions entre les différents réles attribués aujourd’hui aux entreprises et entrainé une véritable « crise des représentations ». 7 La rhétorique de la valeur La préface d’un livre publié en 1991° trahit la tentation de l'actionnaire de s’ériger en « gardien de la valeur » ; « La valeur pour l'actionnaire est Vindicateur quantitatif le plus rigoureux de la pertinence des stratégies de lentreprise sur sa capacité 4 créer durablement de la valeur pour tous ses partenaires. » Sous prétexte d’efficacité, les dispositifs de contréle ont alors été renforcés au détriment des engagements. La démultiplication des « process » et des « systémes de reporting » couplés a des indicateurs de performance ont mis les actionnaires en position de force par rapport aux salariés. Le centre de gravité a ainsi basculé en faveur d’une direction plus financiére qu’opérationnelle. Frédéric Lordon’ décéle dans cette quéte de « rente » plus qu'un argument économique ou financier, il y voit 1 Voir surce sujet article de Francois Garcon, « Vanticapitalisme de pacoille du cinéma francais » p. 71 de la présente édition de Societal 2 McKinsey & Company, Srape dela valeur, Interfditions, 1991, 3. « Laceéation de valeur comme rhétorique et comme pratique », in LAnnée de la régulation, vo. 4, un argument rhétorique habile : « La création de la valeur a pour effet de ©) condamner tous ceux qui ne s’y soumettent pas & la marque infamante de la destruction de valeur... » Les entreprises ont donc alimenté la défiance 9 des Francais en donnant d’elles-mémes une représentation simplifica- gs trice et excessive autour d'un objectif de rentabilité — dogme que la crise ry a fait voler en éclats. ” Les frontiéres de l'irresponsabilité des entreprises Mais la défiance nait également de la mobilité, a P’échelle mondiale, d’en- treprises engagées dans le jeu de la concurrence. La médiatisation des délocalisations, des schémas d’optimisation fiscale, etc., séme le doute dans Pesprit des Frangais qui ne parviciment plus a identifier les contours des entreprises. Or, si !on peut soutenir avec Richard O’Brien’ que les forces d’intégration sont en progression dans le milieu financier et peuvent conduire ala (— « fin de la géographie », le secteur dit Moins de 5 % des # nomade », ouvert a la concurrence interna- sociétés marchandes tionale, ne représente pas plus de 20 % des . : emplois en France. Par ailleurs, moins de | NON financiéres ont 5 % des sociétés marchandes non financiéres délocalisé des activités de 50 salariés ou plus implantées en France | 345 3999 pt DOLL. ont délocalisé des activités entre 2009 \ et 2011. Excessive donc au regard de la réalité économique, cette peur de la déter- ritorialisation des entreprises renvoie plus profondément & la crainte d'un déclassement économique, social et culturel ; elle suggére que les entreprises chercheraient systématiquement a aller vers le moins-disant social ou le mieux-disant fiscal, remettant ainsi en cause notre systéme de normes’. Au coeur de ces questions, celle de la réciprocité entre les Etats doit étre posée’, puisque les entreprises peuvent étre incitées a contourner ces normes, dés lors qu’elles ne sont pas appliquées par des concurrents étrangers dans des marchés ouverts. yright © ie 1 « Global Financial Integration: The End of Geography », New York, Council on Foreign Relations Press, 1992, 2 Voir 3 ce sujet larticle d'Hervé Juvin, « Le droit, nouvelle arme de dissuasion économique », p. 186 de la présente édition de Social 3 Laurence Fontaine précise que « le non-respect des normes européennes édictées pour protéger les consommateurs taller vers un développement plus durable est un autre probleme deouverture des marchés qui fausse la concurrence » (Le Marché ~ Histoire et usages d'une conguete sociale, op. o cit). 7” La question de la violence La perception de situations violentes au sein de I'entreprise est un autre facteur de défiance. L’évolution du management contemporain va dans le sens d'une plus grande violence dans les rapports professionnels, en particulier parce que le culte de la performance incite a un plus grand mimétisme entre les entreprises d’un méme secteur et entre les salariés au sein d’une méme entreprise. Les relations au sein d’une entreprise nous renvoient a 'analyse du désir mimétique par René Girard', Dans un contexte de crise, cette violence peut se traduire par un stress interne destructeur. Lignorer empéche d'en mettre au jour les mécanismes et donc d’en limiter les risques de dérives en entreprise. ~ALa Le périmétre des entreprises évolue au rythme de ses arbitrages entre « faire » ou « faire faire » qui renforcent le sentiment d'insécurité : discontinuité des carriéres, brouillage des frontiéres entre salariés, auto-entrepreneurs et formes de travail intermédiaire. Or, l'un des para- doxes dans le débat sur la flexibilité de l'emploi réside dans le fait que les activités numériques, en favorisant la baisse des cotits de transaction, ont démultiplié les situations d’emplois précaires qui offrent plus d’opportu- nités mais moins de garanties aux salariés, alors que les activités indus- trielles, du fait de la rigidité du marché du travail, ne peuvent y recourir. des entreprises ? Lentreprise est-elle encore une communauté d'intéréts durable ou n’est- elle plus qu’'un concept ? Elle demeure une combinaison de capital et de travail au sein d’une organisation technique, « encastrée » dans un écosystéme mouvant. Si lentreprise n'a pas disparu, ses frontiéres sont devenues élastiques. COMMENT RECONQUERIR LA NECESSAIRE CONFIANCE ? ~ Une indispensable confiance La confiance a une part affective et une part cognitive. La confiance revét aussi une double dimension, personnelle et collective. Les notions 1 « Lhomme ne peut pas obéir 3 Timpératif “imite-moi" qui retentt partout, sans se voir renvoyé presque aussitét un “ne miimite pas” inexplicable qui va le plonger dans le désespoir et faire de IujTesclave d'un bourreau le plus souvent involontaite... » (La Violence et le Sacré, Grasset, 1972) yright © ie anglo-saxonnes de trust et de confidence y renvoient. Trust fait référence & un espoir en méme temps qu’ une confiance interpersonnelle. Confidence se référe 4 un sentiment de sécurité et donc 4 une dimension sociale. Keynes’, analysant la crise de 1929, introduisit cet élément dans la théorie économique : si les acteurs économiques investissent, c'est parce qu’ils anticipent une croissance a venir, autrement dit parce qu’ils ont « confiance » en l'avenir. Keynes préconisait toutefois que I'Etat opére ce choc de confiance, en se substituant aux entreprises trop frileuses pour investir. Ce circuit de la confiance n'est plus opérationnel dans des écono- mies ouvertes oii les entreprises et leurs salariés ont gagné un surcroit d'indépendance vis-a-vis d’Etats qui n’ont d’ailleurs plus les moyens de financer des chocs massifs de confiance. Pourtant, ce serait encore et toujours ce facteur de confiance qui explique- rait en partie les différences de performance entre pays, telles que la croissance du PIB, comme le montrent Algan et Cahuc’. Dés 1972, le prix Nobel Le facteur de confiance expliquerait en d’économie Kenneth Arrow déclarait : « Virtuellement tout échange commercial contient une part de confiance, comme toute partie les différences de transaction qui s'inscrit dans la durée. On perfgrrmance entre pays peut vraisemblablement soutenir qu'une grande part du retard de développement économique d’une société est due a absence de confiance réciproque entre ses citoyens’. » En période longue de faible croissance, l'impact de la confiance est méme plus élevé que celui des autres facteurs. D’ailleurs, pour I’économiste Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, le capitalisme sans confiance ne serait que du « précapitalisme ». 7” Reconnaitre la diversité des parties prenantes de I’entreprise Lentreprise n’est pas la société que définit le droit. Elle met en jeu des relations entre plusieurs parties prenantes. Il faut pour commencer distinguer les parties prenantes qui composent le quatuor de base de I'en- treprise : les clients, les salariés et leurs représentants, les fournisseurs et les propriétaires. Entre ces différentes instances se nouent différents 1 John Maynard Keynes, Théorie générale de Yemple, de linterétet de la monnaie, Payot, 1969, 2 Yann Algan et Pierre Cahuc, « Inherited Trust and Growth », American Economie Review, American Economic Association, vol. 100, n° 5, décembre 2010, p. 2060-2092. 3. Kenneth Arrow, « Gifts and exchanges », Philosophy and Public Affairs, vol. 1, 1972, p. 343362. 017 E Copyright € contrats, explicites ou implicites, qui nécessitent de réduire lasymétrie quant a leur accés aux informations de 'entreprise, car si l'une des parties vient & faire défaut, c'est toute 'entreprise qui est menacée. Les autres parties prenantes sont plus « diffuses » ; elles n’ont pas forcé- ment de lien contractuel avec Pentreprise (autorités publiques, territoires, associations, ONG et méme générations futures...). Or ces « nouvelles » parties prenantes, confrontées aux externalités positives et négatives des entreprises, aspirent en retour a exercer un pouvoir d'influence croissant sur les décisions opérationnelles de celles-ci. Liexistence de ces parties prenantes nécessite qu’on les reconnaisse et engage avec elles le dialogue. On peut méme aller jusqu’a penser qu’il faudrait élargir les objectifs de Ventreprise, dans esprit du Rapport sur Péconomie positive de Jacques Attali : « La positivité peut aussi étre le fait d’entreprises plus convention- nelles, yui cousacrent une partic significative de leurs cessuurces a leur politique de responsabilité sociale. » ” La question des contreparties Cette quéte d’équilibre entre les parties prenantes est au coeur de l'entre- prise. Elle doit toutefois tenir compte de la prise de risque de chacune dentre elles et de leur engagement sociétal. L’entreprise, par la voix de ses dirigeants, doit s’engager & des contreparties face aux réformes qu’elle appelle de ses voeux, comme la remise en cause du Lentreprise principe de précaution ou la demande de davantage de doit s'engager a des contreparties face aux réformes qu'elle comprendre cette notion de risque qui leur a donné appelle de ses voeux. _naissance. Elles doivent, en effet, concilier une innova- flexibilité en matiére de droit du travail. Sans prise de risque, pas d’entrepreneurs : les entre- prises ont un réle majeur & assumer pour faire tion constante mais maitrisée avec une aversion sociale au risque toujours croissante. La prise de risque est nécessaire pour innover. Remplacer le principe de précaution par un principe de respon- sabilité permettrait une plus grande liberté. Par ailleurs, 'entreprise doit aussi pouvoir s’adapter rapidement & son environnement pour survivre. La « flexisécurité » a la francaise est l'une des réponses données & ce nouveau défi. Face a cette demande de réformes portée par les entre- prises, I’Etat doit également se réformer. La responsabilité des entreprises relave dés lors de leur capacité a apporter des « contreparties » a ces réformes. Le refus méme de contreparties, lors des réformes adoptées ces derniéres années, comme le CICE, est d’ailleurs un des facteurs qui ite aie rtee evita ont renforcé la défiance des citoyens. Si les engagements quantitatifs et de court terme paraissent difficiles & définir, les contreparties doivent étre négociées at niveau des entreprises avec les salariés et les partenaires sociaux, ainsi qu’avec les autres parties prenantes, en termes d’objectifs & moyen et long terme, quantitatifs et qualitatifs. Il s’agit dés lors de rendre des comptes. ” Rendre des comptes, une exigence démocratique La véritable éthique de l'entreprise est cette mise en tension permanente entre la pensée et l'action, temps longs et courts, internalisation et exter- nalisation, échelon local ou global, impératif économique ou dimen- sion suuale, voire philantuopigue. Lenueprise devient alors un espace éthique, car elle « tient de la mise en tension discursive lors des délibé- rations, luttes ou négociations, out se décide l'avenir » (Laurent Bibard’). Surtout, aucune entreprise ne peut survivre sans une recherche perma- nente d’équilibre avec son écosystéme. Le débat public doit mieux rendre compte de la diversité des situations et des projets que recouvre le terme générique d'entreprise. Pas de liberté sans contraintes : le fait de rendre des comptes, ou accountability, dépasse ainsi le cadre de l'entreprise puisque le concept s’impose comme une exigence démocratique”. Nous avons vu que lentreprise est une entité duale dans le sens oii elle est 2 la fois un systéme fermé et ouvert, oit ses parties prenantes sont & Tintérieur et 4 l'extérieur, et qu'elle est le lieu des injonctions paradoxales’, entre Pémancipation que suppose 'espril entrepreneurial et 'application des procédures, entre la défense d'un métier et la flexibilité attendue des salariés... Lerreur consisterait & trancher entre des perspectives a priori contradictoires. 'entreprise, sans étre un lieu démocratique, peut favo- riser de nouveaux équilibres si elle intégre I'homme, avec ses passions, 1 « Accepter le risque et Fincertitude, point de passage abligé », Revue internationale de psychosacio logie et de gestion des comportements organisationnls, vol. XVIII, n° 45, Eska, 2012, p. 101-119, 2 En 2004, !Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution 59/201 qui énonce que « les éléments essentiels de la démoczatie » comprennent notamment « Fobligation pour Pad ‘ministration publique de rendre des comptes ». 3 Les enquetes périodiques « Conditions de travail » de la Dares donnent des indications : par exemple, plus d'un travailleur sur trois déclare recevoir des ordes ou des indications contradic. toires, dans un projet de reconquéte de la confiance. Cette question prime fina- Jement sur la perception que les Francais ont de lentreprise : Fentreprise doit permettre a chacun de retrowver de la confiance en soi. Un nouveau « contrat social » s'avére nécessaire, incontournable : il inciterait, par exemple, les entreprises faire davantage 4 l’égard de la formation via Tapprentissage, a démultiplier leurs initiatives de responsabilité sociétale et environnementale et a rendre compte de leurs résultats. Elles peuvent donc agir afin de resocialiser des jeunes ou de diminuer les inégalités. La lutte contre la désocialisation et les inégalités sont d’ailleurs deux enjeux majeurs des échéances électorales a venir. En contrepartie, les entreprises doivent étre reconnues comme un interlo- cuteur valable a part entiére dans le débat public qui s'ouvre aujourd'hui, Elles doivent aussi étre reconnues dans leur diversité - PME, ETI ow grandes cuteprises — et dans leur capacilé & prendre des risques pour le progrés de la collectivité. Ce contrat d'une autre nature que les marchan- dages proposés jusqu’ici nécessite une révolution culturelle au moins aussi importante pour les « patrons » que pour les représentants de TEtat ou de la nation, fonctionnaires ou élus : 'entreprise est, qu’on le yeuille ou non, un animal politique et notre avenir commun ne se fera pas sans elle. = De l'utilité de Jean-Baptiste Say FRANCOIS DE SAINT-PIERRE Jean-Baptiste Say (1767-1832) était un révolutionnaire, un économiste et un entrepreneur. Son ceuvre et sa pensée ont rayonné tout au long du xix® siécle. Négligée aujourd'hui, sa vision de |'économie reste d'une grande actualité. Nos dirigeants politiques pourraient utilement s'en inspirer. 017 E Copyright € « Pour suivre constamment la méme route, il faut étre en état d’en choisir une qui ne soit pas trop mauvaise ; sans cela on rencontre des difficultés insurmontables qu'on n'avait pu prévoir et l'on est contraint de changer de marche, méme sans versatilité. C’est peut-étre a cette cause qu'il faut attribuer les variations perpétuelles qui ont travaillé la France [...] depuis quelle s'est vue @ portée d’atteindre le haut point de prospérité oit Tappelaient son sol, sa position et le génie de ses habitants. Semblable é un vaisseau voguant sans houssole et sans carte, selon le caprice des vents et des vagues, ne sachant d’ott il part ni oi il veut arriver, elle avancait au hasard parce qu'il n'y avait point dans la Nation d'opinion arrétée sur les causes de la prospérité publique. » ‘Traité d’économie politique, t. 1, 1803. otre Nation, absorbée par les affaires, par les plaisirs, par les querelles politiques, donne bien peu d’atten- tion aux questions économiques ; aussi les progrés deYinstruction en ce genre sont-ils bien lents. [...] Le prince héréditaire du Danemark [...] m'a prié de linitier en particulier aux principes de l'économie politique qu'il m'a paru saisir fort bien ; ce qui est d'un bon augure pour les peuples qui aura a gouverner'. » lest toujours regrettable de constater en France le faible intérét porté dans le débat public aux sujets économiques et la maniére dont ils sont traités. Peu de considération pour l'économie et peu de considération pour les économistes, malgré trois prix Nobel (le dernier, Jean Tirole, en 2014). Lacune surprenante dans un pays qui n'est pourtant pas resté en dehors des grandes évolutions économiques des deux derniers sicles qui ont faconné l'état des sociétés modernes. Jean-Baptiste Say citait Voltaire : « Le Francais arrive tout ce qui est bien, mais il y arrive tard », et ajou- lait : « On commence chez nous & blamer ce qui est hardi et Yon finit par limiter*. » Notre pays a connu une hostilité a 'égard de la révolution industrielle semblable a celle qu'il développe aujourd’hui a légard de Tinnovation et de la mondialisation, avec une grande faculté de négliger Tanalyse et de favoriser la polémique, en privilégiant les aspects moraux sans maitriser les facteurs opérationnels. Pourtant, avec Jean-Baptiste Say, notre pays compte dans le panthéon intellectuel de la science économique un de ses maitres majeurs, sans doute plus important encore que Smith ou Ricardo, tellement plus juste 1 Lettre Ricardo, 1er mai 1822, in Jean-Baptiste Say, CEuvres diverses, 848, p. 428-429. 2. Cours complet d'économie politique, t. I, 1828, p. 203. eae que Marx et annongant Schumpeter. Il est cependant aujourd'hui négligé ©) chez lui, bien que fort reconnu & étranger ott ses multiples traductions ont fait sa célébrité. a Ia abordé cette matiére avec empirisme, inspiré par Francis Bacon, privi- légiant Yobservation des conséquences, des produits, pour remonter aux causes et dessiner les principes. II pense « l'économie politique » comme une science « parce qu’elle ne se compose pas de systémes inventés, de plans d’organisation arbitrairement conus, d’hypothéses dénuées de preuves ; mais de la connaissance de ce qui est, de la connaissance des faits dont la réalité peut étre établie! ». Et il en découvre nombre de prin- cipes qui sont aujourd’hui aussi valables que ceux d’Archiméde en méca- nique - le levier, la poulie... -, et bien sot ou bien inconscient serait celui qui voudrait s’en passer ! Il n’est pas inutile d'en rappeler quelyues-uns pour Lentreprise, c’est le inspirer ceux qui veulent nous diriger et ula liberté. | été nourrir opinion de ceux qui les élisent; |/€U OU Ia liberte, la propriete Yentreprise, c’est le lieu o@ Ia liberté, la et |e travail se combinent propriété et le travail se combinent pourla hor |g prospérité prospérité. La prospérité collective repose sur la création de richesse. C'est simple, et néanmoins le niveau élevé et chronique du sous-emploi, la stagnation du revenu par habitant et la construction d'un endettement collectif colossal et toujours croissant questionnent notre capacité a créer de la richesse et donc la solidité de notre prospérité. Aurions-nous méconnu les principes de Jean-Baptiste Say ? RETROUVER LA LIBERTE Il est amusant de remarquer qu’a Yexception ~ normale - de Pentreprise unipersonnelle, toutes les formes d’entreprises en droit francais sont appelées « sociétés » : anonymes, A responsabilité limitée, en comman- dite, civiles, coopératives, etc. Dupont de Nemours cite Quesnay dans sa correspondance avec Say" : « Il n’est pas vrai que les hommes, en se réunissant en société, aient renoncé & une partie de leurs droits et de leur liberté pour s’assurer autre, mais au contraire ils ne se sont confédérés que pour étendre usage de leurs droits et se le garantir mutuellement et pour y gagner de tout point, non pour y rien perdre. » Ce qui est vrai pour 1 bid. 1.1, p. 5 2 Lettre du 20 juin 1814, umes diverses, op. cit, p. 362 la société dans son ensemble est vrai pour lentreprise. La liberté d’entre- prendre n’est rien d’autre qu'une des dimensions de la liberté. Liberté d’entreprendre et liberté des échanges sont intimement mélées : « Au milieu d’une libre concurrence, mieux un industrieux défend ses intéréts privés, et mieux il sert la fortune nationale. Toute interposition d'une autorité nuit au but qui est de produire, parce que nulle autorité ne peut s’y connaitre aussi bien que les particuliers. Tout commandement est fatal parce qu'il ne peut jamais suppléer a I'intelligence des produc- teurs et quill géne leurs mouvements qui sont les principaux moyens du succés. Le réle utile du magistrat se borne a empécher que les efforts de Tun ne soient une atteinte aux droits de l'autre. [...] Toute autre police, toute autre influence ne saurait étre exercée dans un bon but'. » Say souligne qu’un équilibre doit étre trouvé. Si le « laissez faire, laissez passer » de Gournay vise les effets funestes des réglements, des douanes et des obstacles en tout genre mis a la production, il reconnait qu’« il ya dans une industrie active des inconvénients Toute interposition comme il y en a dans tout. Si vous voulez d'une autorité nuit au but —asolument vous préserver de ce qu'elle a : dincommode, il faut savoir vous priver qui est de produire, parce d'une partie de ses avantages. Si vous voulez que nulle autorité ne peut —_jouir de tous ses avantages, il faut supporter . 7 st ce qu'elle a d'incommode, en rendant toute- sy connaitre aussi bien fois les inconvénients supportables, par que les particuliers. toutes les précautions, tout le soin que suggére la prudence? ». On est donc loin du procés en « ultralibéralisme », vu comme source de toutes les toxicités sociales et environnementales, qui accompagne systématiquement la critique de la liberté d’entreprendre et d’échanger que porte en lui le capi- talisme. Mais on n'est pas non plus dans le principe de précaution, qui vient contrarier l'initiative et !innovation avant méme qu'elles ne soient & Toeuvre. Il faut signaler ici qu’évidemment, Say est abolitionniste : lesclave n’est pas maitre de ses talents, alors qu’ils appartiennent naturellement a celui quien est pourvu. Ce défenseur des droits naturels condamne donc Ies- clavage de son époque comme celui des époques révolues, qui a permis « ces monstrueuses pyramides que le temps n’a pu renverser, et qui 1 Cours complet d'économie politique, t. I, op. cit, p. 274 2 Mhid., p. 279. eae subsistent encore, comme des monuments éternels de l'imbécillité des nations et de la vanité des grands' ». La liberté, c’est aussi celle de choisir ses consommations : « Rien n'est plus ridicule qu’un gouvernement qui veut que Yon consomme de telle chose et non de telle autre. Car c'est se méler de ce que l'on doit produire que de se méler de ce qu’on doit consommer. unique régle raison- nable des producteurs se trouve dans les besoins des consommateurs*. » Lucide, Say s'accommode des limites de la libre définition de ses besoins par le consommateur : « La vanité est quelquefois pour Thomme un besoin aussi impérieux que le pain. Lui seul est juge de limportance que les choses ont pour lui et du besoin qu'il en a. » Cette liberté d’entreprendre, d’échanger, de produire, qui est un moyen indispensable de la prospérité, est aussi une fin. La prospérité permet Yélévation de individu et son émancipation. Marqué par loptimisme, Say est convaincu que l'homme cesse d’étre redoutable aux autres et nuisible a luiméme par latteinte d'un état matériel qui permet le développement des facultés individuelles par l'instruction et I'expérience. Certes, pour Say, le bonheur ne se confond pas avec Iaisance ou la richesse, mesurées individuellement, mais collectivement elles en sont la condition : « Les pays oft les fortunes moyennes sont les plus nombreuses et les extrémes rares [...] sont les plus heureux'. » RESPECTER LA PROPRIETE Il ny a pas de liberté sans propriété. La propriété est le résultat d'une production. Pour Say ~ c'est un aspect de sa fameuse loi des débouchés -, les produits s’échangent contre des produits, la monnaie servant de véhi- cule qui égalise les valeurs pour les parties. D’oti limportance donnée & la production de marchandises ou de travail. « Prétendre qu'il peut y avoir un revenu qui ne soit pas fondé sur une production, ce serait prétendre que lon peut consommer une valeur qui n’aurait pas été produite’. » La production génére les revenus de ceux qui y concourent et Say comprend bien que les revenus consommés de maniére reproductive (investis) ou épargnés permettent la constitution de la propriété par accumulation Tid, t. VI, p. 46. Ibid, t 11, p. 293. Ibid. t 1, p. 166. Ibid, 11, p. 323, Ibid, LIV, p. 68. yright © ie du capital. Aussi, sans propriété, il n'y a point de richesses. La propriété est un fait, et le droit de propriété ne le maintient que s'il attribue au propriétaire du « fonds productif » la propriété des produits. Certes, le propriétaire d’un capital peut céder une partie de ses droits contre des intéréts 4 un entrepreneur. Mais Say s’oppose a Rousseau, pour qui « les fruits sont tous et les terres a personne », en montrant simplement que, sans propriétaire pour en prendre soin directement ou indirectement, la terre ne produit plus rien. [’état de nature pour l'homme n'est pas un Age d'or passé, mais celui ou il parvient 4 tout le développement dont il est susceptible. Ce développement induit celui de la propriété. Et les profits de 'entrepreneur (différents pour Say des intéréts du capital) ne sont pas une spoliation : « Chacun est intéressé a la prospérité de tous [--]. Quels que soient l'industrie qu’on cultive, le talent qu’on exerce, on en Wouve Caulant mieux Femploi, el Pon tire un profit @aulant meilleur, quion est entouré de gens qui gagnent eux-mémes'. » Toutefois, pour Say, les lois seules ne sont pas suffisantes pour assurer la propriété, si elle n'est pas en méme temps protégée par les opinions, les habitudes, les. moeurs, Pour cela linstruction est indispensable. Si les lois, les moeurs protégent la production de richesse et donc la constitution de propriétés, d’oit vient la menace au développement de la prospérité > En son temps déja, de l'impét bien sir ! Non pas que limpét soit inutile, mais il est pour Say bien souvent excessif, mal placé, et son produit mal utilisé. « Quand les peuples ne jouissent pas des avantages que T'impét peut leur procurer, quand le sacrifice auquel il les soumet n'est pas balancé par l'avantage qu’ils en retirent, il y a iniquité. Ce bien leur appartient ; on ne saurait, & moins de commettre un vol, ne pas leur donner en échange un bien qui le vaille. Lintérét du contribuable consiste a obtenir le plus grand avantage possible au prix du plus petit sacrifice*. » ENTREPRENDRE ET TRAVAILLER Lentreprise ne peut donc se mettre au service de la prospérité qu'avec la liberté, la propriété et le travail. Selon Say, 'économie est Vaffaire de tous et doit donc étre comprise par tous : aprés Yesclavage de 'Antiquité puis le servage de la féodalité, les « industrieux » prennent le pouvoir sur les oisifs et les guerriers. La révolution démocratique accompagne la révolution industrielle. Ces industrieux, ce sont les producteurs qui seuls 1 Tbid., 1.1, p. 284, 2 Mbid.,t. VI, p. 43.

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