You are on page 1of 8
212 LUDWIK FLECK Elle se développe en paralléle avec le développement du style de pensée des sciences naturelles. « Voir » signifie: recréer au moment opportun une image qui a | €16 créée par la communauté de pensée & laquelle on appartient. Traduction Jean-Francois BRAUNSTEIN et Anna ZIELINSKA ALISTAIR CROMBIE STYLES ET TRADITIONS DE LA SCIENCE. OCCIDENTALE* L’ami pythagoricien de Platon, le mathématicien Archytas de Tarente, écrivait au 1v¢ sigcle ay. J.-C.,& propos de ses contempo- rains et de ses prédécesseurs : « Les mathématiciens jouissent mes yeux d’un discernement remarquable, etl n'est certes pas étonnant qu’ils pensent droitement au sujet de 1a nature des individus, En effet, de ce qu’ils ont réussi a juger avec excellence de la nature du tout, on s’attend & la méme excellence pour celle des choses séparées». Lorsqu’on parle aujourd'hui des sciences de la nature, —>on entend par la un style spécifique de rationalité, apparu pour la premiére fois au sein de la culture méditerranéenne. II s"agit d’une conception philosophique spécifique a la fois de la connaissance et de Tobjet de la connaissance, d'une vision unitaire de la nature et de la science de la nature, exclusivement fondée, pour son explo- ration et sa validation, sur l'argumentation et la preuve, Trouvant sa source dans les accomplissements des mathématiques et de Vastronomie des Babyloniens, ainsi que de la médecine empirique des Egyptiens, ce style de pensée remonte a l’engagement des Grecs anciens en faveur de ce mode de décision par l'argumen- tation, en rupture avec ceux liés 31a coutume, a’édit, a 'autorité, & larévélation, ou Ad’ autres pratiques. II fut profondément influencé, *A.C.Crombie, «Styles et traditions de Ia science occidentale », trad. ft J.Brumberg-Chaumont, lligges, 26, 1996. Ce texte est reproduit avec 'aimable autorsation de J.-M. Lévy-Leblond et de arevue Alliage 274 ALISTAIR CROMBIE dans I’ Antiquité tardive, par la théologie hébraique, se développa au haut Moyen Age par le monde arabo-islamique, et s’épanouit finalement dans I’Occident latin, Toutes ces cultures étaient liées pard’intenses échanges autour de leur mer commune. Les Grees avaient Ihabitude d’expliciter leur style de rationalité& la fagon de Socrate, et cest ainsi que les philosophes, mathématiciens et médecins de la Gréce antique, par la recherche des principes 1a fois de la nature ~ y compris la nature humaine — et de I’argumentation elle-méme, ont donné naissance & la scientifique européenne. Les Grecs on i : de rationalité fondée sur deux idées principales : celle d'une Causa- lité naturelle universelle ét connaissable, et, corrélativement, celle f'une preuve formelle. De ces deux idées découle l’essentiel du style de la philosophie, des mathématiques et des sciences de la nature occidentales, c’est-a-dire l'idée d'un systéme rationnel, Vintérieur duquel les problémes sont distingués des théories, of Von peut déterminer ceux qui sont susceptibles d’ une solution, et disposer d'un crite pour évaluer ces solutions. En décidant que, parmi les mondes possibles que présentent des cultures différentes, seul existe celui qui releve exclusivement d’une causalité naturelle \indépendante et connaissable, la pensée occidentale s'est engagée >, exclusivement dans cette direction alors que d'autres s'y refu- / \saient. AT'intérieur d’un systéme scientifique rationnel, le raison- nement formel est la réplique de la causalité naturelle, de sorte que Tes faits naturels doivent se déduir scientifiques, exactement de la méme fagon que les conclusions rmathématiques et logiques doivent se déduire de leurs prémisses. || Partant, ce raisonnement permet un contr6le rationnel dans toutes | sones de domaines, qu'ils soient mathématiques ou matéils, Vets ouréets Platon décrivait ainsi 1a théorie architecturale comme une _»¢ science directive | ective » (Le politique), destinée arégler Taconstruction 4°un bitiment par la mesure et le calcul. Tout artiste ou tout artisan, sjlorsqu'il produit quelque chose, «contemple avec les yeux de I'espritla forme ou lidée » (La République) de ce qu'il va produire, STYLES ET TRADITIONS DELA SCIENCE OCCIPENTALE 275 Aaviomathe \ Scheme) de ptinie olla Pett bhi Che exactement comme le démiurgé a modelé le monde partir des formes éternelles. De méme, la science rhétorique, griice & une analyse et une classification des types de personnes et d’arguments Pouvait dire nouvelle du temps linéaire, Dieu avait procédé a la création unique du monde et de ’humanité, & partir d’une origine bien définie, et Jui assignait un cours temporel linéaire jusqu’a la fin bien définie du Jugement demier. Ainsi, dans le cours ordonné du régne de la providence divine, chaque événement était unique, chaque décision humaine responsable, et chaque acte & la fois individuel et histo- rique était en méme temps une nouveauté authentique et l’accom- plissement d’un projet. La simplicité de la certitude chrétienne quant a origine, au but et la fin du monde et de’homme apporta une impulsion puissante, méme si pas suffisante, au développe- ment de la pensée scientifique. Elle offrit l'espoir, 3 la fois mora- lement et scientifiquement, de lois de la nature stables et ouvertes A une recherche sire, La conception d’un monde naturel produit par un Créateur rationnel et bienveillant, et d’un homme fait & son image était une invite a utiliser les dons de la raison et des sens pour : «comment nier que l'homme posséde un génie pour ainsi dire presque identique a celui du créateur des cieux» (Theologica Platonica). L’épanouissement de la figure de Iobservateur et de Vexpérimentateur rationnel en tant qu’ artiste rationnel de I’investi- gation scientifique, travaillant d’abord a partir d’une conception | urement intellectuelle fondée sur une analyse théorique préalable, 7) pour conduire ensuite & I’exécution manuelle, marque I’apogée de ‘ia troisiéme étape de orientation de I’Europe en réponse & ses origines scientifiques antiques. Philosophes comme artistes ne pouvaient réaliser leurs objectifs qu’a condition, pour reprendre expression de Galilée, de « suivre la constitution nécessaire de la nature ». Galilée lui-méme assure le lien et la transition entre deux grands mouyements intellectuels de I’ Europe: on passe du monde de Iartiste rationnel constructeur, a celui_du_savant rationnel expérimentateur. Ceux qui furent les architectes de cette nouvelle science expérimentale, la pensaient comme le fruit concerté d'une rencontre entre la recherche théorique en quéte de formes générales «explication et l'exigence pratique de résultats précis et reproduc- tibles. Ils purent ainsi développer une théorie générale, d'une part, de la découverte et de I'explication dans laquelle s’inséraient leurs solutions particulidres, et déterminer I"identité spécifique de la nature parmi les diverses possibilités envisagées jusque-, et, autre part, celle des sciences de la nature en tant que mode ) d’inyestigation et de décision distinet des autres formes de pensée, 280. ALISTAIR CROMBIE_ comme celles qui président & la recherche dune solution dans les controverses théologiques, juridiques ou commerciales, au sein de Jaméme culture. Dans l'ensemble du mouvement scientifique pris dans le contexte de la société et de la communication, la persuasion Gait devenue aussi importante que la preuve. Ils’agissait de rendre convaincants et pertinents les idées, les découvertes et les modes argumentation scientifiques pour la pensée et la vie, non seule- ‘ment /’intérieur du mouvement scientifique, mais également dans asociété en général | Apartirdu xvie sigcle, le mouvement scientifique européen fut | centré sur Italie, d'abord dans les universités et, plus tard, suivant |e développement premier du soutien aux arts et aux lettres, dans ‘Yes cultures de cours, avant tout celles de Venise, des Médicis & Florence et des papes & Rome, Pendant le xvu siécle, la direction du développement culturel et scientifique quitta la Méditerranée pour le Nord, vers I’ Angleterre, les Pays-Bas et la France, dominée par Paris. Cette translation correspondit au déplacement vers le Nord du pouvoir économique et politique, et fut stimulée par le soutien et le financement des gouvemements, spécialement en France. Suivant les exemples italiens antérieurs, la recherche \ scientifique devint 'affaire des académies scientifiques, au} »| premier chef la Royal Society britannique et Académie royale \des sciences frangaise. C’est A que la profession scientifique $'institutionnalisa, processus renforeé dans les universités au cours duxix®siéele. t ‘Une vue d’ensemble de l'histoire des sciences demande que ron dépasse le niveau superficiel des résultats scientifiques immé- dats au profit d'une continuité de structures plus profonde. Nous pouvons l'aborder dans le cadre d’ une sorte d'anthropologie hist \ que comparée de la pensée, ob nous devons non seulement voi avec les yeux de lobservateur, mais aussi dans ces yeux. Jai cemployé dans mon analyse historico-anthropologique du mouve- ment scientifique européen deux concepts fondamentaux: celui d'engagement ou de disposition, et celui dé style de pensée, Nous pouvons distinguer trois genres corrélés d'engagements ou de an eee tot Ee STYLES ET TRADITIONS DE LA SCIENCE OCCIDENTALE 281 dispositions morales et intellectuelles. Il y eut premigrement les engagements quant aux conceptions que I’on se fat de la nature, en tant qu'elle est percue a travers les schémes généraux de I’exis- tence et par rapport a sa possibilité d’étre connue par homme. La —>ynature comme systéme général fut une invention des Grecs, qui découlait de leur engagement initial en faveur d’une causalité universelle, et suivait ordre méme de la science. Nous trouvons Ia tun élément constant & travers ses différentes formes en compé- tition, quril s'agisse de l'idée dune nature comme produit de I’art divin, comme émanant directement de son créateur ou distinct de lui, comme résultat de la rencontre fortuite des atomes, des proba- bilités, de I’émergence d’une nouvelle conception évolutionniste, etc. I y eut, deuxitmement, les engagements concernant ce que _-4, doit étre la science et l'organisation de l’investigation scientifique, de argumentation et de l'explication scientifiques, en fonction des différents styles. Ces deux engagements, en amont de toute recherche particuliére, fixent les types acceptables d’arguments, de preuves et d'explications. Tous deux sont profondément déter- minés par le langage, qu’ils modifient en retour. Il y eut, troisié- ‘mement, les engagements concernant ce que I’on congoit comme désirable et possible, et qui donne @ la recherche et & I’action leurs ‘motivations, ou au contraire comme nuisible ou inutile. Tls peuvent Se fonder sur des \valeurs intellectuelles, religieuses, sociales, commerciales, militaires, etc. Ces trois engagements ou disposi- tions déterminent clairement les possibilités d’évolution et d’inno- vation scientifiques, qui peuvent étre ouvertes dans certaines sociétés et dans certaines circonstances, et restreintes ou nulles dans d'autres. L’ouverture se fit dans les sociétés argumentatives de la chrétienté latine médiévale et modeme, mais la fermeture s’instaura évidemment en Chine et dans I'Islam. Il semble en effet | que I'Islam n’ait pas connu de théologie.rationnelle susceptible de déboucher sur une science rationnelle, comme celle qui fut développée dans la chrétienté par le raisonnement et l'argumen- | tation exégétique et philosophique. Il y a enfin un quatriéme type }dengagement envers l'environnement physique et biologique 282 ALISTAIR CROMBIE, it se trouvent les hommes. Ils peuvent tenter de le maitriser ou de le changer, mais il leur est d'abord donné par la nature indépendamment de leur volonté. ‘A V'intérieur des ces engagements généraux, la pensée scientifique se diversifia en un certain nombre de styles. J’en { propose une classification en six sty ents. Mon attention s'est portée sur les facteurs critiques de I’orientation. intellectuelle, qui aménent chaque style & sa maturité, que j'ai étudiés et illustrés en détail A ’aide dune sélection de textes. Il y a un ordre chrono- Jogique et logique, al'intérieur duquel chaque style intervient dans son contexte culturel, oi un ensemble de thémes différents mais apparentés, scientifiques, artistiques, économiques, ou autres, sont unifiés sous la forme d’un argument unique et commun & tous. Les styles se diversifigrent selon les themes visés, les différentes conceptions dela nature et de la science, etparl'expérience scienti- fique des interactions des projets et des réalisations. Un style scien tifique, parses engagements propres, identifi certaines régularités dans le cours de la nature, qui deviennent l'objet de ses investiga- tions, et lui permettent de définir ses questions, et les réponses acceptables. Trois styles se développérent & partir de régularités individuelles, et trois autres & partir des régularités collectives dans letempset dans espace. 1) La postulation (ou axiomatisation) fut le premier style & se développer et & se perpétuer, inventé par les Grees sous deux formes différentes. Lune exploita la puissance démonstrative dela logique établie par Aristote, autre exploita la puissance démons- trative de la géométrie et de I’arithmétique appliquées aux régula- rités les plus élémentaires de la nature, subsumant tous les arts et les sciences mathématiques, de I’astronomie, de l'optique et de la cartographie jusqu’a la mécanique et la musique sous une méme forme de preuve. Ils réduisirent ainsi les phénoménes astrono- miques aux propriétés de la sphére, la perspective aux propriétés de la ligne droite et de I'angle, et Ja musique aux propriétés et ‘aux proportions des nombres. Inspirée évidemment par Platon et ‘Aristote, ’élaboration définitive de ce style fut la grande ceuvre a. ‘STYLES ET TRADITIONS DE LA SCIENCE OCCIDENTALE 283 d'Euclide, Archimede et Ptolémée. Galilée fit d’Archiméde son idéal scientifique. De méme, Descartes au dix-septitme siécle s’appuya sur le pouvoir démonstratif de I’algebre, et Newton sur celui du calcul infinitésimal. 2)L'argumentation expérimentale, aussi bien pour contréler la postulation que pour explorer la nature par observation et la ‘mesure planifiées, fut développée dans le cadre d’une stratégie de recherche des principes s’appliquant a des themes plus complexes, ct s‘appuyant sur une analyse théorique préalable. Ce style est illusiré en Gréce par l'acoustique raffinge des pythagoriciens, optique ptoléméenne, et par la physiologie de Galien, sur laquelle € fonda William Harvey. I fut élaboré définitivement dans V’Europe du Moyen Age et des débuts de I’age moderne, sous Fespéce d'une forme de raisonnement par analyse et par synthése, a/Pintérieur de laquelle Ia pertinence de I’intervention de I'expé- rience dans l'argumentation était précisément définie. Grace & diverses contributions venues de la logique médiévale, des artistes rationnels de la Renaissance, et des techniques de quantification instrumentales et mathématiques mises en place aux xvI¢ et xvile sicles, il put servir de fondement au mouvement scientifique ., classique. II fut appliqué @ tous les themes possibles par Gilbert, Galilée, Harvey, Kepler, Descartes, Newton et bien d'autres, et notamment par le pére Mersenne dans la science musicale. 3) La modélisation hypothétique, qui s'appuyait également sur une analyse théorique préalable, fut développée comme méthode pour découvrir les propriétés inconnues d'un phénomene naturel en simulant ce phénoméne a l'aide des propriétés connues d'un artefact. La premiere et la plus importante illustration de ce style fut Je modele géométrique de univers créé par Eudoxe, dont découle toute Pastronomie géométrique jusqu’ Newton. Des modéles formalisés du ciel au Moyen Age al’aide de sphéres astronomjques et horloges, et de Fexplication de la perception naturelle & la Renaissance sur le modele de la perspective picturale décrite par Alberti, ce style fut systématiquement transposé de art Alascience et a la philosophie- durant Je xvite siécle. Les exemples les plus 284 ALISTAIR CROMBIE frappants en sont les modélisations de Kepler pour décrite I'l par la chambre noire, de Descartes pour la physiologie générale, de Mersenne pour le langage, de Hobbes pour le corps politique, etc. 4)La taxinomie, que Platon et Aristote furent les premiers & <évelopper, répondait au besoin dune logique explicite de classifi cation. A de nombreux égards, nous trouvons la le fondement de toute science de la nature, puisque la axinomie permet d’établir des différences et des resemblances fondamentales. Elle trouva son Elaboration définitive aux XVl® et xvmi¢ sigcles, comme méthode de recherche des systémes et des affinités naturels; elle allait dans le sens du réalisme, contre le nominalisme représenté classique- ‘ment par Buffon et Linné. Cette recherche posait le probléme de Vorigine de ces affinités et de ces systtmes, qu’on la trouve dans Vespritde Dieu ou qu’on ’explique de fagon évolutionniste. 5) L’analyse statistique et probabiliste surgit du besoin d’une logique rigoureuse de décision dans les situations juridiques et pratiques od regnent contingence et incertitude, ainsi que de la découverte explicite au xvit sigcle d'une nouvelle forme de régu- larité, de nature statistique. Parti des premieres réalisations en Italie, notamment dans le domaine des assurances, ce style atteint une légante maturitéen devenant quanti ay xvus sie od, | selon expression de Pascal, |’incertitude fut maitrisée par laraison | et stabilisée grice & une théorie des probabilités. L’idée essenticlle "Gait celle d'une valeur instantanée de tout cas pris & un moment donné des activités humaines et des processus naturels. Il revét la méme forme, qu’il ‘agisse d’un enjeu dans un jeu de hasard, dans ‘une entreprise commerciale, dans une controverse philosophique ‘ou juridique, ou dans le cas d’une espéce vivante au cours de la sélection naturelle, Cette analyse a donné lieu au xvme sigele & une conception statistique de la nature utilisée dans la théorie de la sélection naturelle par Maupertuis le premier, puis en physique, puis des conceptions probabilistes des sciences elles-mémes. 6) Ladérivation historique, c’est-2-dire I’ analyse et la synthése d'un développement génétique, fut créée par les Grecs dans leurs recherches portant sur l’origine de la civilisation humaine, et plus STYLES ET TRADITIONS DE LA SCIENCE OCCIDENTALE 285, particuligrement du langage. Ainsi, Diodore et Lucréce pensérent tun proces historique causal de la nature et de I’humanité, & l’inté- rieur duquel on pouvait inférer le passé & partir de I’observation des phénoménes réguliers du présent, et comprendre le présent comme le résultat du développement de ce passé par le jeu de lois natu- relles. Ce style recut son élaboration systématique aux débuts de Tage modeme en Europe, notamment grace a Leibniz, sous la forme d'une méthode d'analyse et de synthése taxinomiques et ccausales, appliquée d’abord aux langages, puis, plus généralement, aux civilisations humaines, histoire géologique, et finalement, avee Darwin, a 1'évolution des organismes vivants, L'idée d'une dérivation historique fut fondée sur la découverte, 4 partirdes carac- \éristiques communes de différents phénoménes, d'une source ‘commune antérieure permettant de rendre compte de ces différen- ciations. Cette méthode pouvait fonctionner dans les deux sens. Les sciences naturelles ne se sont pas.développées sous la forme d'un systéme monolithique, méme si elles se sont toutes développées a partir de l’engagement grec initial en faveur de la recherche de principes valables a la fois pour la nature et le raison- _iement, dans toute la diversité de leurs corrélations. Ces six styles “et leurs objets sont tous différents, parfois incomparables, en tant qu’ils rendent compte de mondes physiques fondamentalement différents, mais ils sont Souvent associés ors d’ une recherche parti- culigre quélconque. En identifiant les phénoménes réguliers qui feront l'objet de ses investigations, et en définissant ses questions propres, ses preuves et ses réponses acceptables, chaque style crée son propre théme en méme temps qu'il est créé par lui, Un change- ment de style introduit non seulement un nouvel objet, mais aussi lune nouvelle question sur cet objet, comme le montte le passage de la taxinomie qualitative d’Aristote au postulat cingmatique de Galilée pour expliquer le mouvement. Des styles différents impli- quent également des questions différentes concernant l’existence de leurs objets théoriques: sont-ils réels, ou bien seulement les produits des méthodes de mesure ou d’échantillonnage, voire du langage? Mais lidée d’une nature permanente dans ses principes 286 ALISTAIR CROMBIE reste inébranlable. Comme le disait Galilée, quelle que soit Pampleur de notre duplicité& I’égard de notre prochain, on ne peut tricheraveclanature. Des cultures régionales différentes favorisent-elles des styles différents? TI semble y avoir une correspondance naturelle entre Te style cartésien axiomatique en philosophic, la tragédie morale strictement structurée de Racine, et’ accent frangais sur les mathé- ‘matiques dans toutes les branches de la science au xvui¢ sigcle et au début du xix. Le contraste est général avec I'empirisme baconien, la structure plus Iache du théatre de Shakespeare et I'accent anglais sur Vexpérience dans la méme période. De méme, la culture ‘commerciale anglaise, telle que l'analysa Adam Smith, fit de la sélection naturelle un mode de pensée usuel avant que Charles Darwin ne le transposat de la société & la nature. La Méditerranée, Quant elle, n'a guére eu influence spécifique sur la stylistique de , lascience :les six styles apparaissent sous des formes diverses dans )) la pensée grecque. Mais nous pouvons célébrer l'accomplissement intellectuel unique de ces peuples dans la science, qui a libéré esprit humain pour la recherche ouverte et nous a libérés dune brute dépendance de la nature. Nous pouvons a bon droit célébrer la beauté etI'élégante économie de la pensée scientifique, sa fagon de combiner I'imagination créatrice et le raisonnement rigoureux, son nigmatique accord entre la nature et les mathématiques, et, malgré les risques, sa puissance pourle Bien. TAN HACKING STYLE POUR HISTORIENS ET PHILOSOPHES* Les relations entre histoire et philosophie des sciences font souvent l'objet de débats, parfois aussi de controverses. C’est la collaboration qui mintéressera ici Je vais décrire un nouvel outil analytique qui peut étre employé a des fins différentes par les historiens et les philosophes. C’est une version spécialisée, et vrai dire technique, d'une idée dont on a souvent usé et abusé dans autres domaines, celle de «style». L’historien des sciences A.C.Crombie avait commencé a traiter des «styles de pensée scientifiques» ds le milieu des années soixante-dix, son travail donnant finalement lieu 3 la publication de trois volumes (1994). Je ai entendu donner une conférence sur le sujet en 1978 et, dans le chapitre 11', j'ai adapté cette idée la métaphysique et &I'épisté- ‘mologie, en en modifiant quelque peu le nom puisque je parle de «styles de raisonnement ». Les deux usages que peuvent en faire les historiens et les philosophes sont complémentaires; mais aussi, dans une certaine mesure, asymétriques. L’historien pourrait conclure que la maniére dont le philosophe se sert de cet outil est inepte, sans aucun rapport avec la compréhension du passé. ies in History and 1 Hacking, «Style for Historians and Philosophers , Studi Philosophy of Science, vol.23, 1 (1992). Ce texte a &4€ repris dans I.Hacking, Historical Ontology, Cambridge-Londres, Harvard UP, 2002, Cet article est publié avec T'aimable autorisation de I.Hacking, de la revue Studies in History and Philosophy of Science et es Editions Else 1. Language, truth, reason », dans Historical Ontology, op. cit

You might also like