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Qu’il ne fait juger de notre heur, qu’apres la mort CHAP. XIX Scilicet ultima semper Expectanda dies homini est, dicique beatus Ante obitum nemo, supremdque funera debet*'. Les enfants savent le conte du roi Croesus? a ce propos : Lequel ayant été pris par Cyrus, et condamné a la mort, sur le point de |’exécution, il s'écria. O Solon, Solon: Cela rapporté a Cyrus, et s’étant enquis que c’était a dire’, il lui fit entendre, qu'il’ vérifiait lors 4 ses dépens l’avertissement qu’autrefois lui avait donné Solon, Que les hommes, quelque beau visage que fortune leur fasse, ne se peuvent appeler heureux, jusques a ce qu’on leur ait vu passer le dernier jour de leur vie. Pour‘ l'incertitude et variété des choses humaines, qui d'un bien léger mouvement se changent d’un état en autre tout divers. Et pour- tant’ Agesilaus, a quelqu’un qui disait heureux le Roi de Perse, de ce qu'il était venu fort jeune aun si puissant état. Oui mais, dit-il, Priam en tel 4ge ne fut pas malheureux?. Tantot des Rois de Macédoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s’en fait des eos il faut toujours attendre le dernier jour d'un homme, et ah ne ne doit étre appelé heureux avant sa mort et ses funérailles. » - qui lui demanda ce qu'il voulait dire - c. A cause de - d. c'est Pourquoi 218 Essais de Michel de Montaigne, Liv. I, chap. XIX menuisiers et grefliers a4 Rome'!: Des tyrans de Sicile des pedantes‘ a Corinthe?: D'un conquérant de i; moitié du monde, et Empereur de tant d’arméeg, j] s’en fait un misé¢rable suppliant des bélitres officiers d'un Roi d’Egypte. Tant cotita a ce grand Pompeius la prolongation de cing ou six mois de vie’. Et du temps de nos peres ce Ludovic Sforce* dixitme Duc de Milan, sous qui avait si longtemps branlé> toute l'Italie, on l’a vu mourir prisonnier & Loches: Mais apres y avoir vécu dix ans, qui est le pis de son marché. La plus belle reine, veuve du plus grand Roi de la Chré- tienté vient-elle pas de mourir par main de bourreau>? Et mille tels exemples. Car il semble que comme les orages et tempétes se piquent contre l’orgueil et hautaineté de nos batiments, il y ait aussi 1a-haut des esprits envieux des grandeurs de ca-bas, Usque adeo res humanas vis abdita quedam Obterit, et pulchros fasces sevdsque secures Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur®*. Et semble que la fortune quelquefois guette & point nommé le dernier jour de notre vie, pour montrer sa puissance de renverser en un moment, ce qu'elle avait bati en longues années’, Et nous fait crier aprés Laberius. Nimirum hac die una plus vixi, mihi quam vivendum fuit®’. Ainsi se peut prendre avec raison’, ce bon avis de Solon. Mais d’autant que c'est un philosophe, a I’endroit desquels® les faveurs ¢t dis- graces de la fortune ne tiennent rang, ni d’heur ni de malheur: Et sont les grandeurs ct puissances acc: dents de qualité & peu prés indifférente, J¢ trouve a. maitres d’école - b, été secouée - ¢. ce qui ~ d, «Tant il est vrat Ee tune puissance cachée broie les choses humaines et semble fouler faisceaux orgueilleux et les haches cruelles, et prendre plaisir ase jouer.» - e. «Assurément j'ai trop vécu d’un jour.» ~ f._ est fon g. gens pour qui Essais de Michel de Montaigne, Liv. I, chap. XIX 219 yraisemblable, qu'il ait regardé plus avant, et voulu dire que ce méme bonheur de notre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d'un esprit bien né*, et de la résolution et assurance d’une ame réglée ne se doive jamais attribuer a l'homme, qu’on ne lui ait vu jouer le dernier acte de sa comédie, et sans doute’ le plus difficile. En tout le reste il y peut avoir du masque : Ou ces beaux discours de la Philosophie ne sont en nous que par contenance. Ou les acci- dents ne nous essayant® pas jusques au vif, nous donnent loisir de maintenir toujours notre visage rassis’. Mais a ce dernier réle de la mort et de nous, il n'y a plus que* feindre, il faut parler Frangais, il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot, Nam vere voces tum demum pectore ab imo Ejiciuntur, et eripitur persona, manet res''. Voila pourquoi se doivent a ce dernier trait toucher et éprouver* toutes les autres actions de notre vie. C'est le maitre jour, c’est le jour juge de tous les autres: c’est le jour, dit un ancien’, qui doit juger de toutes mes années passces. Je remets a la mort V'essai du fruit de mes études". Nous verrons la si mes discours me partent de la bouche, ou du coeur. J'ai vu plusieurs donner par leur mort réputation en bien ou en mal, a toute leur vie. Scipion* beau-ptre de Pompeius rhabilla' en bien mourant la mauvaise opinion qu’on avait eu’ de lui jusques lors. Epami- nondas* interrogé lequel des trois il estimait le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates, ou soi-méme. II nous faut a. noble — b. assurément - c. ne nous mettant pas a l'épreuve - d. calme - e. a - f, «Car alors enfin des paroles sincéres j; illissent du fond du ceeur, et le masque est arraché, la réalité demeure.» - g. se doivent évaluer a cette pierre de touche - h. la vérification de ce que j'ai appris dans les livres - i. transforma — j.eue 220 Essais de Michel de Montaigne Liv, 7 oY » Chap Xx - XIX Voir Mourir, fit-il, avan t que den Ponvyo; 7 Z 5 “'VOir r¢ © vrai on déroberait beaucoup a celui 1 Ud, Péserait sans lhonneu qui Pet grandeur ge sa fi Sui Ie l’a voulu comme il lui a plu: Thais en Sgn ey trois les plus exécrables Personnes, gue joa temps €n toute abomination de vie, et les plus infamy Muss eu des morts réglées et en toute Circonstance con Posées jusques a la perfection. Il est des morts braves co fortunées. Je lui ai vu trancher le [fil] dun Progrés de Merveileyy avancement : [et] dans la fleur de son Croft quelqu’un : une fin g Pompeuse’, qu’a mon avis [ses] ambitieux et Courageux desseing Navaient rien de si haut que fut leur interruption, 1 artiva sans aller oi il prétendait : plus grandement et glorieusement que ne portait son désir et espérance. Et devanga par sa chute le pouvoir et le noms ot il aspirait [par] sa course', Au jugement de la vie d’autrui, je regarde toujours comment s'en est porté le bout, et des principaux études de la Mienne:, c’est qu’il se porte bien, c’est-a-dire quiétement et sourdement/, i ec re une jeu" gnifique Ja mienne ii ’ai vu interromp! aa Epaminondas, si on le pesait - b. J'ai bates Ga ai ane vie “dans la fleur de son accroissement Par Soar pout renom - d. pour juger - e. ce a quoi je veille c. -d. : - f. doucement et sans bruit

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