You are on page 1of 9

À PROPOS DE LA CRÉATION

Claudette Lafond

Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »

2005/5 Vol. 69 | pages 1647 à 1654

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 2130552528
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France

http://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2005-5-page-1647.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Claudette Lafond, « À propos de la création », Revue française de psychanalyse 2005/5 (Vol.
69), p. 1647-1654.
DOI 10.3917/rfp.695.1647
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France
À propos de la création

Claudette LAFOND
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France

La sublimation serait-elle devenue la vertu de la pulsion ? À partir de cette


interrogation, un glissement peut être fait de la sublimation au progrès de
l’esprit et, facilement, nous amener à conclure à la déprise de l’univers des sens.
Et si « la plus grande aventure de l’instinct » n’était qu’un subterfuge adaptatif
au socius ? Si cette adaptation connue sous le vocable de « désexualisation »
avec, en prime, celui de « civilisation », pouvait triompher de la destructivité ?
On pourrait même aller jusqu’à entrevoir une connotation morale à cette subli-
mation, ce qui ne serait pas sans rappeler le triomphe de la raison sur les appé-
tits du corps ou encore la poursuite de « valeurs supérieures ». La recherche de
cet idéal (idéal du moi) serait un gain de sécurité psychique en ce sens qu’elle
permettrait de surmonter une conflictualité qui assure des gains narcissiques en
accord avec l’environnement social. Or le conflit n’est pas uniquement entre les
instances de la première ou de la deuxième topique, il est également régulé par
le surmoi issu du complexe d’Œdipe, mais aussi entre la sécurité et la liberté
psychiques. Ma réflexion porte sur la distinction à établir entre la sublimation
et la création. En premier lieu et comme préalable, je dirai que la sublimation
est de l’ordre du besoin de sécurité psychique tandis que la création est de
l’ordre du besoin de liberté psychique. Non seulement ces besoins mobilisent
l’économie psychique, mais, de plus, ils donnent un destin particulier à la rela-
tion de l’objet primaire.
À ce sujet, Évelyne Sechaud écrit : « La sublimation n’est qu’une des trans-
formations communes de la pulsion, alors que la création en réalise un destin
exceptionnel. »1 Ce destin exceptionnel comporte un aménagement d’éléments

1. É. Sechaud, p. 24.
Rev. franç. Psychanal., 5/2005
1648 Claudette Lafond

subversifs et explosifs, psychiquement perturbateurs lorsque situés au point de


rencontre de la pulsion et de l’objet. Cette rencontre, Jean-Louis Baldacci la
caractérise avec clarté : « La création n’a pas pour finalité la réparation de
l’objet primaire. Elle est plus complexe, la création a quelque chose “d’une pra-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France
tique sacrificielle (bouc et bouc émissaire)”1, écrit Freud dans “Personnages
psychopathiques à la scène”. Elle est de l’ordre du rituel. Avec elle, on retrouve
les multiples facettes du mouvement projectif, la toute-puissance, le meurtre,
l’expiation, c’est-à-dire, en filigrane, la référence paternelle. Le héros – “le per-
sonnage”, selon Freud – est avant tout transgressif et pas seulement répara-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France

teur : “Les héros sont d’abord des rebelles envers Dieu ou quelque chose de
divin, et le sentiment de détresse du plus faible face à la violence de Dieu doit
devenir, par satisfaction masochiste et jouissance directe du personnage, dont
la grandeur est cependant soulignée, source de plaisir. C’est cela la disposition
prométhéenne de l’homme...” »2
S’opposer à Dieu, n’est-ce pas le fantasme infantile de tout créateur ? Cette
opposition n’est pas sans équivalence imaginaire au meurtre. Ce Dieu rappelle
la toute-puissance de la mère et du père de la préhistoire personnelle. En rela-
tion avec ces objets nostalgiques par excellence, on se souviendra des propos de
Freud, dans Malaise : « Quant aux besoins, leur rattachement à l’état infantile
de dépendance absolue, ainsi qu’à la nostalgie du père que suscite cet état, me
semble irréfutable, d’autant plus que ledit sentiment n’est pas simplement dû à
une survivance de ces besoins infantiles, mais qu’il est entretenu de façon
durable par l’angoisse ressentie par l’homme devant la prépondérance puis-
sante du sort. Je ne saurais trouver un autre besoin d’origine infantile aussi fort
que celui de protection par le père. »3 On serait enclin à penser que la sublima-
tion préserve cet objet. La sublimation ne s’oppose pas à Dieu ni à toute forme
de pouvoir-substitut qui garantit la protection, la sécurité. On pourrait y voir
des relents de l’autoconservation, une sorte de trajectoire évolutive linéaire,
dévotement « aconflictuelle ».
Du point de vue de la causalité psychique, ne perdons pas de vue que
l’objet originel du désir n’est pas celui de la pulsion mais de l’autoconservation.
Si l’économie psychique est mobilisée par la poursuite de cet objet, cela
n’empêchera pas l’activité sublimatoire. Mais passer de l’objet originel à l’objet
primaire, c’est permettre à l’investissement pulsionnel de concerner un objet

1. S. Freud (1906), Personnages psychopathiques à la scène, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris,


PUF, 1984, p. 124-125 : « La genèse du drame à partir de pratiques sacrificielles (bouc et bouc émissaire)
dans le culte des dieux ne peut pas être sans rapport avec cette signification du drame, il apaise en quelque
sorte la révolte naissante contre l’ordre universel des dieux, qui a institué la souffrance. »
2. J.-L. Baldacci, Rapport, p. 111-112.
3. Malaise dans la civilisation, p. 15.
À propos de la création 1649

surestimé, « aconflictuel » sans manque. On ne s’étonnera pas que le destin de


l’objet primaire soit de devenir un objet nostalgique1. La perte de cet objet crée
un vide, et lorsque ce vide succède à l’identification primaire, il est également
une perte du moi. Ce même vide laisse l’espace à la création. Là, je rejoins la

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France
pensée d’Évelyne Sechaud : « Le vide est aussi un vide structural qui tient à
l’organisation psychique : la perte est celle du moi, avec des failles qui se mani-
festent principalement dans les capacités de penser et qui sont liées aux vicissi-
tudes des relations précoces qui ont induit des distorsions dans le traitement
des motions pulsionnelles. Les œuvres réalisées sont alors des tentatives de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France

création à partir des restes de ce qui a pu exister. Il ne s’agit plus de re-créer,


mais de créer. »2 Il s’agit d’une véritable épreuve pour le psychisme.
On ne sera pas étonné d’entendre des créateurs en témoigner. Dans une
récente interview télévisée, Jean-Marie Le Clézio parlait de cette difficulté
indicible et éprouvante de la création : « C’est dangereux. » Les échos de cette
souffrance, on les entend chez Baudelaire : « Je ne conçois guère un type de
beauté où il n’y ait du malheur » ; chez Cézanne : « C’est effrayant, la vie ! »
On trouve le même accent de dangerosité chez le poète R. M. Rilke3 qui l’a si
bien exprimé : « (...) sans nul doute serons-nous pris de vertige... Seul un
homme qui serait placé brusquement et sans y avoir été préparé, de sa
chambre au sommet d’une montagne, éprouverait quelque chose de pareil :
une insécurité sans égale, un tel saisissement venu d’une force inconnue, qu’il
en serait presque détruit... » Le danger dont nous parle Rilke est réel. Dans
son étude du processus créateur, Didier Anzieu affirme que l’itinéraire du
créateur passe par une avenue qui met en contact avec le noyau psychotique,
à la différence cependant que, contrairement au psychotique, le créateur peut
en sortir. C’est la même descente aux enfers, mais avec une porte de sortie. On
retrouve la même idée chez Racamier : « La création est en effet comme un
modèle normal de l’activité délirante... On peut dire que le créateur est quel-
qu’un qui traverse sans délirer la trajectoire suivie par le psychotique. »4
L’objet de l’angoisse étant la destructivité, et, dans ce cas de figure, la subli-
mation ne semblant pas suffisante, la nécessité de créer s’impose. Pour
d’autres, les sublimations « ordinaires » (dans l’ordonnancement du socius)
pourraient suffire. Si l’on tient à garder l’idéal du moi sous l’expression du
progrès de l’esprit, c’est dans la perspective précise de la lutte contre la des-

1. Comme l’étymologie du mot « nostalgie » l’indique (nostos signifiant « retour »), nous dési-
rons retourner à ce paradis perdu, avec une douloureuse algos, déception. La déception peut enclen-
cher un processus de deuil, à la condition qu’elle soit re-connue.
2. É. Sechaud, Rapport, p. 77.
3. R. M. Rilke, Lettres à un jeune poète, p. 26.
4. P.-C. Racamier, Revue française de Psychanalyse, t. XXIX, no 1, 1965, p. 70.
1650 Claudette Lafond

tructivité du sujet. Peut-on vraiment considérer cela comme une désexualisa-


tion, si la libido est investie dans le moi ? Le travail du créateur s’oriente vers
une réobjectalisation par l’œuvre, par le langage : médium par lequel le sujet
s’exprime. Cependant, il n’est pas impossible que le langage défensivement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France
obscur soit au service de la déliaison, qu’il soit une manière mortifère
d’empêcher l’œuvre d’exister ou encore, une fois qu’elle existe, de la détruire
ou de la protéger contre la destruction de l’autre. Dans ces derniers cas, il ne
s’agit plus de création ou de sublimation puisqu’il n’y a plus de sujet ; seule
subsiste la pulsion destructrice qui tient lieu d’être au monde. Il est vrai que
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France

les mauvaises critiques peuvent être féroces, mais leur férocité est d’autant
plus assassine qu’elle fait écho à une destructivité intérieure. L’issue qui rend
possible la sublimation ou la création est au-delà de la destruction.
L’évitement de ce combat titanesque par une soumission aux dieux condui-
rait certains vers des activités sublimatoires plutôt que créatrices. S’agit-il d’un
choix ? L’histoire singulière de chacun pourrait peut-être y répondre. Assuré-
ment que ce sont deux manières distinctes d’être au monde, l’une du point de
vue pulsionnel et l’autre du point de vue de la relation d’objet comme la carac-
térise E. Castellano-Maury1.
À supposer que la différence entre les deux soit départagée par le meurtre,
les uns supporteraient plus l’effroi du crime que les autres. Pour certains,
le crime s’impose comme trop subjectivé pour qu’ils renoncent à la création
et au meurtre qu’il exige. Il y a donc péril dans la demeure du moi. Ce péril est
issu de la tentation meurtrière en direction de l’objet primaire – parricide,
matricide2 ou « parenticide ». Il est facile de comprendre que ces meurtres ima-
ginaires, mais combien traumatisants, supposent et exigent une réparation du
sujet. L’œuvre en tant que résultat d’une fonction objectalisante avec, en outre,
une reconnaissance sociale, contribue à cette réparation. La réparation se
magnifie dans la rencontre jubilatoire d’une œuvre. Cependant, chaque nou-
velle création réactive le danger.
Par ailleurs, qu’adviendrait-il si l’idée du meurtre (père, mère, parent) était
induite par les détenteurs de pouvoir ?... N’est-ce pas Zeus lui-même qui
s’opposait aux initiatives de Prométhée ? L’origine de l’opposition se
trouverait-elle chez le détenteur de pouvoir ? Pouvoir auquel on se soumet
volontiers en échange d’un sentiment d’appartenance. « La reconnaissance de

1. E. Castellano-Maury, Création de vie, création de mort ? Le blanc et le noir dans la peinture


d’Alberto Burri, Revue française de Psychanalyse, t. LVIII, no 2, 1994, p. 463-471 ; p. 468 : « Compul-
sions du vide, compulsions de création ».
2. É. Sechaud, Rapport, p. 60. S’appuyant sur le drame d’Oreste, Melanie Klein fait du matri-
cide la condition pour accéder au symbole ; et Julia Kristeva interroge : « S’agirait-il, par ce détour
mythologique, de dire que le symbole est le meurtre de la mère ? Ou encore qu’il n’y a pas de meilleur
meurtre de la mère que le symbole ? » Meurtre imaginaire, évidemment !
À propos de la création 1651

la filiation donne le sentiment d’appartenance, mais la véritable identité se


constitue dans le mouvement d’opposition. »1
Prométhée avait demandé à son frère Épiméthée de ne rien accepter de
Zeus. La mythologie nous rapporte que, pourtant, Épiméthée accepta le cadeau

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France
de Zeus : il s’agit de la boîte de Pandore dont l’ouverture contribuera aux mal-
heurs de l’humanité. Quel est donc le contenu psychique de cette boîte de
Pandore qui, au pire, empêcherait la civilisation en instaurant la barbarie ou, au
mieux, permettrait la sublimation tout en rendant subversive la création ?
L’enjeu implique l’action du surmoi et l’instauration de la loi. La question
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France

est de savoir si le détenteur de pouvoir se considère auteur de la loi ou porteur


de la loi. Tous les Zeus de ce monde (intrapsychique tout comme extra-
psychique) sont auteurs et autoriseraient, au mieux, la sublimation en imposant
un surmoi tyrannique, répressif. On ne structure pas l’œuvre d’un désir, on
l’interdit. L’injonction du despote condamne toute créativité. C’est l’action du
moi idéal du despote. Le coup de force sera d’autant plus implacable qu’il se
communiquera en filigrane d’une séduction traumatique : expression du moi
idéal du despote. Celui qui s’oppose devra lutter âprement pour transgresser
leur diktat. Essentiellement, ce qui est en jeu, c’est l’autoconservation contre la
cruauté d’un surmoi répressif dont l’injonction est : tu n’as pas le droit d’être.
La réponse de celui qui est sujet par identification au moi idéal du tyran sera de
la même nature. La revendication grandiose du moi quête une identification
primaire. L’identification (idem facere, « faire de même ») est une prétention à
l’omnipotence. Sans le deuil de cette identification, l’utopie (lieu qui n’existe
pas) demeure telle une trace indélébile dans le désir du sujet et rend inaccep-
tables toute contrainte, toute discipline par le travail du deuil qui s’oppose à ce
projet. Le surmoi antagoniste au moi idéal est essentiellement répressif. Les
coups de force sont partagés par les deux protagonistes du conflit. Dans ce
contexte, créer veut dire tuer l’objet primaire ( « parenticide » ) et possiblement
ériger une défense contre l’infanticide. La nature de cet objet primaire avec
lequel on livre le combat, je l’entends dans un texte de Freud. Dans une note au
sujet de l’identification au père de la préhistoire personnelle, voici ce qu’il écrit
à propos du moi et du ça : « Il serait prudent de dire “avec les parents”, car,
avant que l’individu ait acquis une connaissance certaine de la différence qui
existe entre les sexes (présence et absence d’un pénis), il se comporte de la même
manière à l’égard du père et de la mère. »2
Par contre, celui qui est porteur de la loi et qui s’y soumet d’abord instaure
un surmoi structurant qui semble être en mesure de permettre d’atteindre

1. É. Sechaud, Rapport, p. 50.


2. S. Freud, Essais de psychanalyse, p. 200.
1652 Claudette Lafond

l’idéal du moi. L’injonction d’un surmoi structurant peut s’énoncer de la


manière suivante : tu as le droit d’être, mais en suivant des règles. Ces règles
introduisent le symbolique et s’opposent à la grandiosité du moi idéal. Ce sur-
moi et son produit, c’est l’idéal du moi qui sollicite la créativité en redonnant à

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France
la pulsion sa vigueur révolutionnaire, en la disciplinant par une exigence subli-
matoire jusqu’à la créativité. Le processus créateur permettra d’échapper à la
pathologie du sujet nostalgique avec son désir d’omnipotence syntone à l’objet
primaire. Dans la mesure où le deuil sera suffisamment fait (pas totalement fait
mais suffisamment), une mobilité pulsionnelle sera assurée. Se séparer et main-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France

tenir l’objet, tel est le travail psychique auquel est convié le sujet qui débute par
une identification aux parents précédant tout investissement d’objet. Ce fonde-
ment identificatoire n’est sans doute pas étranger à l’idée de Hannah Ségal, à
propos de l’équivalent psychique de la création d’une œuvre d’art : « Créer une
œuvre d’art est l’équivalent psychique d’une procréation. C’est une activité
bisexuelle génitale nécessitant une bonne identification au père qui donne, à
une mère qui reçoit et qui porte l’enfant. »1
Évelyne Sechaud tient compte de la place centrale de l’identification au
père, dans les termes suivants : « Les identifications paternelles déplacées sur
d’autres figures donnent aussi au créateur une filiation dans le domaine qu’il a
choisi. »2 C’est ce qui permet l’acte sublimatoire, mais ce qui peut aussi entraver
l’acte créateur, car ce qui est en jeu, c’est le développement de l’identité par
l’intégration de l’objet, sans assujettissement à cet objet. Dans le cas contraire,
c’est la régression à la situation tyrannique.
Jean-Louis Balacci n’oublie pas que la figure du père est structurante non
seulement par l’idéal transmis, mais aussi par l’impact précoce du fonctionne-
ment psychique. « Si la sublimation “dès le début” participe à l’apparition de
l’idéal, derrière laquelle se cache l’identification au père de la préhistoire
personnelle3, c’est dire que la sublimation ne peut se réduire au jeu de
l’investissement et de l’identification, mais qu’elle implique d’emblée une réfé-
rence paternelle antérieure à son investissement. Sa mise en place devra tenir
compte d’une tiercéisation précoce du fonctionnement psychique. »4 Avec cette
tiercéisation, nous sortons de la relation duelle et tyrannique.
On ne peut garder sous silence le parallèle entre la cure et la création.
« Laissez à vos jugements leur développement propre, silencieux. Ne le contra-
riez pas car, comme tout progrès, il doit venir du profond de votre être, et ne
peut souffrir ni pression ni hâte... Il faut que vous laissiez chaque impression,

1. H. Ségal, Délire et créativité, p. 320.


2. É. Sechaud, Rapport, p. 50.
3. Ibid., p. 275.
4. J.-L. Baldacci, Rapport, p. 100-101.
À propos de la création 1653

chaque germe de sentiment, mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable,


dans l’inconscient, ces régions fermées à l’entendement. »1 Il ne s’agit pas d’une
affirmation freudienne, mais le parallèle peut se faire avec la pensée de Freud
lorsque, dans l’interprétation des rêves, il invite le patient à abolir toute critique

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France
et à se laisser aller aux pensées qui montent en lui. Toutefois, qu’en est-il du
danger qui alimente les résistances et à la cure et à la création ? Nos soupçons
vont du côté des intensités pulsionnelles. C’est, sans doute, un truisme de dire
qu’on redoute l’hémorragie pulsionnelle et la répression surmoïque, mais on
doit ajouter à cela que l’affrontement avec le père de la préhistoire personnelle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France

en constitue la dramatisation. Si, jusqu’à présent, j’ai surtout tenu compte de la


conflictualité entre le sujet créateur et le père primitif, je n’oublie pas, cepen-
dant, que la réédition de ce conflit peut se manifester à l’intérieur des commu-
nautés humaines. Les communautés psychanalytiques elles-mêmes n’en seraient
pas spécialement exemptes. Nous savons que, dans le texte de Freud Totem et
tabou, la horde des frères rivaux est unie par une identification au père mort.
On peut présumer qu’il s’agit ici d’une identification au pouvoir de ce père et
non au fait d’être mort. Or il n’est pas rare que, dans des communautés, un ou
des membres tentent de l’assassiner de nouveau, symboliquement. Le meurtre
est alors représenté par l’intégration et le dépassement de l’œuvre du maître.
Les répercussions de ce meurtre déclenchent l’avancée de la civilisation et de la
connaissance. L’effet pervers du meurtre serait l’instauration d’une dictature
intellectuelle par le meurtrier – dictature intellectuelle, qui dans le cas des com-
munautés scientifiques, dégénère en un savoir unique, du moins dans l’ordre de
la pensée.
Cette situation nous amènerait à conclure qu’il s’agit d’un père mort-
vivant dont le totem serait la représentation. L’on pourrait ainsi garantir la sur-
vivance du tabou et la résurgence des interdits. Je ne reviendrai pas sur la
nature des interdits structurants et répressifs. Toutefois, rien ne nous garantit
qu’il n’y aura pas une remontée du primitif, imposant une répression mortifère.
Si l’on accepte l’idée que les civilisations sont mortelles, il n’y a pas de raison
qui empêche de concevoir la remontée du primitif. Cependant, à la condition
essentielle que le clivage fonctionne, il y a des comportements qui ne sont pas
incompatibles avec les activités sublimatoires. Par ailleurs, la créativité ne peut
être qu’un délit.
La solution reposerait sur le vœu que les liens entre les membres de cette
communauté soient sublimatoires, c’est-à-dire qu’il y ait une désexualisation
entre les frères de la horde primitive. Cela me semble possible par une mise en
place d’un réel désir de la recherche de la vérité qui devrait l’emporter sur

1. R. M. Rilke, Lettre à un jeune poète, p. 36.


1654 Claudette Lafond

l’économie narcissique des membres. Ainsi, la créativité ne serait plus une


menace, mais un chemin exploratoire. Dans le cas contraire, on risque
d’assister à une sérieuse stérilisation qui s’apparenterait à l’analyse faite par
Sophie de Mijolla-Mellor1. La conformité n’est pas en soi un obstacle à la subli-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France
mation, car, telle que présentée, elle peut éloigner du sexuel, éviter le refoule-
ment et diriger la libido sur un autre but qui pourrait être la conservation du
patrimoine ou encore un travail exégétique de qualité qui contribuerait à la
sauvegarde de l’héritage culturel. En rapport avec la création, la conformité est
davantage problématique. Peut-être pouvons-nous, d’une manière toute rela-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.61.49.93 - 19/04/2016 16h56. © Presses Universitaires de France

tive, résoudre cette difficulté en nous centrant sur l’écoute nécessaire au patient
et sur les exigences que demanderait l’avenir de la psychanalyse.

Claudette Lafond
10135 Saint-Denis
Montréal QUE H3L 2H9
Canada

1. S. de Mijolla-Mellor, Réflexion psychanalytique sur l’intellectualité, in Topique, no 34, 1985,


p. 29-30.

You might also like