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PERDRE, SUBLIMER...

Évelyne Sechaud

Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »

2005/5 Vol. 69 | pages 1309 à 1379

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ISSN 0035-2942
ISBN 2130552528
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Évelyne Sechaud, « Perdre, sublimer... », Revue française de psychanalyse 2005/5 (Vol. 69),
p. 1309-1379.
DOI 10.3917/rfp.695.1309
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par Évelyne SECHAUD

| Presses Universitaires de France | Revue française de psychanalyse

2005/5 - 695
ISSN 0035-2942 | ISBN 2130552528 | pages 1309 à 1379

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— Sechaud n, Perdre, sublimer.., Revue française de psychanalyse 2005/5, 695, p. 1309-1379.

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I — Rapport d’Évelyne Sechaud

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Perdre, sublimer...

Évelyne SECHAUD
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« L’art est la clef perdue de l’amour. Il


n’est grand que s’il commence en se ressour-
çant dans le rapport à soi d’une personne qui
n’est pas encore l’artiste, simplement l’enfant
qui s’est perdu, l’adolescent qui s’angoisse,
l’homme qui s’apprête à vieillir et cherche un
sens à accepter de le faire. »
Yves Bonnefoy1.

Le titre que je propose est le résultat d’un cheminement dont la forme ver-
bale tente de garder le mouvement. Perdre, sublimer : deux représentations
d’actions prises dans une temporalité complexe, sans doute multiple, et dans
l’incertitude d’un lien de succession ou de causalité. La formulation implique
une scansion entre perdre et sublimer, soupir musical qui peut devenir une ins-
piration sur « la portée du désir »2 (Guy Rosolato). Ces verbes laissent égale-
ment indéterminés l’objet, l’agent et le processus qui peut les rassembler.
Perdre... quel objet ? Quelle relation à l’objet ? objectale ou narcissique ? Quels
processus sont mobilisés ? Quelles pulsions en jeu ? Quelle est la nature de ces
nouveaux objets fruits d’une sublimation ? Quelle est la place du tiers culturel
dans leur existence ? Autant de questions qui ont jalonné mon parcours.
Au départ, une approche macroscopique, phénoménologique, au plus près
des expériences vécues, m’a amenée à mettre en rapport deuil et sublimation
incluant les capacités de création. Une analyse plus approfondie m’a conduite
vers des niveaux psychiques plus intimes et plus complexes, où perdre, sublimer
trouvent les enjeux de la symbolisation dans une dialectique des pulsions et de
leurs objets. Ces deux approches se conjuguent dans la cure analytique au passé

1. Y. Bonnefoy, Remarques sur le regard, Paris, Calmann-Lévy, 2002.


2. G. Rosolato, La portée du désir, Paris, PUF, 1996.
Rev. franç. Psychanal., 5/2005
1310 Évelyne Sechaud

recomposé de la vie et au présent de l’actualité transférentielle. Cela implique la


mise en représentation des transformations intrapsychiques dans une dialec-
tique intersubjective.
Perdre un être aimé, se trouver envahi par l’objet perdu avant que la

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perlaboration du deuil ne transforme la disparition en absence. Découvrir
alors les ressources d’une activité sublimatoire quelle qu’elle soit, pratique
artistique, religieuse ou politique (« Nos sublimations », celles étudiées par
Guy Rosolato1) auxquelles j’ajouterai le travail professionnel (pour autant qu’il
soit un peu créatif ou « librement choisi »...).
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L’expérience de la sublimation liée au deuil est sans doute assez courante et


ressort d’une clinique banale. Elle se donne à voir dans une évidence manifeste
car elle est alors prise dans l’événementiel. Quelque chose est arrivé, une mort
réelle ou symbolique, qui provoque une blessure et suscite une réaction dyna-
mique. De la passivation provoquée par l’événement à la mobilisation agie
dans un autre champ s’effectue alors le trajet du deuil à la sublimation.
Freud n’a jamais établi de lien théorique entre le deuil et la sublimation, mais
il l’a vécu et en a témoigné. Ainsi, lorsqu’il perd son père le 23 octobre 1896, il
s’engage dans une auto-analyse et forme l’idée de faire un livre sur les rêves. C’est
après avoir accompli cette double tâche qu’il pourra écrire, dans la préface de la
deuxième édition de la Traumdeutung en 1908 : « Ce livre a une signification sub-
jective que je n’ai saisie qu’une fois l’ouvrage terminé. J’ai compris qu’il était un
morceau de mon analyse, ma réaction à la mort de mon père, c’est-à-dire à
l’événement le plus important, à la perte la plus poignante dans la vie d’un
homme ; ayant découvert qu’il en était ainsi, je me suis senti incapable d’effacer
les traces de cette influence. » « Effacer les traces » est une expression qui sera
reprise beaucoup plus tard (dans L’homme Moïse), associée alors non seulement
à la mort mais encore au meurtre dans une référence au texte biblique : « Il en va
de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. Le plus difficile n’est pas
d’exécuter l’acte mais d’en effacer les traces. »2 Si le deuil suscite chez Freud un
mouvement psychique d’une grande ampleur, le travail est aussi pour lui un
recours devant la douleur de la perte. Ainsi, à l’occasion de la mort de sa fille
Sophie, il écrit le 27 janvier 1920, à Pfister : « Je travaille tant que je peux et je suis
reconnaissant de ce dérivatif. La perte d’un enfant me paraît une terrible blessure
narcissique ; ce qui est le chagrin viendra sans doute plus tard. » Et le 8 février, à
Jones : « Vous savez quel malheur s’est abattu sur moi, c’est vraiment déprimant,
une perte inoubliable. Mais laissons cela de côté un instant, la vie et le travail
doivent continuer aussi longtemps que nous durons. » Freud n’est pas le seul à

1. G. Rosolato, Nos sublimations, RFP, t. LXII, no 4, 1998, p. 1191-1215.


2. S. Freud (1937), L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, p. 115.
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trouver cette solution psychique. Melanie Klein écrit son article « Contribution à
l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs » trois mois après la mort
accidentelle de son fils Hans en avril 1934, article dans lequel elle élabore la posi-
tion dépressive, où la réparation joue un rôle essentiel. Et c’est elle qui, la pre-

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mière, relie deuil et sublimation.
Écrivains, musiciens, peintres ont produit des œuvres à la suite d’un deuil.
Les exemples sont multiples : Shakespeare écrit Hamlet après la mort de son
père : de quel fantôme est-il alors lui-même habité ? Proust commence La
Recherche après un double deuil, celui de son père en 1903, celui de sa
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mère en 1905. Victor Hugo écrit les Contemplations dans le deuil de sa fille
Léopoldine noyée accidentellement. Gérard de Nerval – « le ténébreux, le veuf,
l’inconsolé » – ne cesse d’essayer de retrouver une mère morte précocement. Sté-
phane Mallarmé jette des notes sur le papier après la mort de son fils en vue
d’une œuvre ultérieure finalement abandonnée ; ces notes seront publiées après
sa mort sous le titre Pour un tombeau d’Anatole et témoignent de la douleur de
penser comme de penser la douleur d’une perte. Plus près de nous, Anne Philipe
écrit Le temps d’un soupir après la mort de l’homme aimé, Gérard Philipe. Elle
récidive quelques années plus tard avec la mort de sa mère qui fait l’objet de Je
l’écoute respirer... Peter Handke va à la découverte de sa mère qui vient de mou-
rir en rédigeant Le malheur indifférent. Charles Juliet écrit Lambeaux, hommage
à sa mère, morte de faim à l’hôpital psychiatrique pendant la guerre. Christian
Bobin retrouve la femme aimée brutalement décédée en écrivant La plus que
vive. Le même phénomène existe chez les peintres. Abraham, dans son étude du
peintre Segantini, suit dans les tableaux du peintre la trace de la mort de sa mère
et de l’abandon de son père. La peinture d’Egon Schiele, sur lequel je reviendrai,
est elle aussi marquée par la mort de son père et des enfants qui l’ont précédé.
Edvard Münch peint son célèbre tableau Le cri juste après la mort de sa mère et
de sa sœur. Chez les musiciens, l’impact créatif des mêmes situations se retrouve.
Schubert perd sa mère à l’âge de 14 ans alors qu’il est en pension et les Lieder
qu’il compose alors dont La jeune fille et la mort (qui deviendra le Quatuor en ré
mineur quelques années plus tard) sont constitués des thèmes de solitude, de
mort, de séparation, d’amour refusé. Le Don Juan de Mozart est écrit après la
mort de son père alors que Lohengrin est composé par Wagner après la mort de
sa mère. Anton Dvo]ák, encore sous le coup de la perte de trois de ses enfants,
compose le Stabat Mater de 1876 qui déroule une plainte douloureuse et oppres-
sante. Gabriel Fauré, très éprouvé par la mort de sa mère, écrit dans les jours
suivants son Requiem, œuvre intime et sobre. Une voix d’enfant chante le Pie
Jesu... La musique permet peut-être plus que toute autre expression artistique de
communiquer les affects, et le deuil est d’abord un affect, comme le dit
l’étymologie du mot « deuil », dolore.
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De ces douleurs de la perte d’un être aimé, certains font une œuvre, d’autres
(la plupart) trouvent des sublimations plus ordinaires. La sublimation n’est
qu’une des transformations communes de la pulsion, alors que la création en
réalise un destin exceptionnel. La création, quel qu’en soit le prix psychique

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pour le créateur, est hautement valorisée par le socius, alors que les sublimations
« ordinaires » – les « petites sublimations », selon l’expression de Jean-Luc
Donnet – sont moins mesurées à l’aune des valeurs culturelles idéales. Dans une
note de « Malaise dans la culture », Freud aborde la question du travail profes-
sionnel qui est peu appréciée par les hommes, dit-il, et qui pourtant permet le
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déplacement d’une forte proportion de composantes libidinales, narcissiques,


agressives et même érotiques. « L’activité professionnelle procure une satisfac-
tion particulière, quand elle est librement choisie ; donc elle permet de rendre
utilisable par sublimation des penchants existants, des motions pulsionnelles. »1
Si les objets qui résultent de ces différentes modalités de sublimation n’ont
pas la même place dans une échelle des valeurs culturelles en cours dans une
société donnée, les processus à l’œuvre sont les mêmes et bien souvent les
« grandes » sublimations offrent une vue grossissante des éléments en présence
et de leurs transformations. Sublimation et création ne peuvent être opposées
que sur le critère de la différence entre le banal et l’exceptionnel. De plus, la fré-
quentation des œuvres culturelles constitue aussi une activité sublimatoire, bien
que les effets de la sublimation soient très différents chez le créateur et chez
l’amateur. Néanmoins, se plonger, par exemple, dans la musique peut soulager
la douleur d’un deuil, même s’il ne s’agit que d’une « douce narcose »2 qui ne
soustrait que fugitivement au malheur imposé par la vie et calme temporaire-
ment l’excitation de la perte. J’évoque la musique non seulement pour des rai-
sons d’affinité personnelle, mais parce que la musique enveloppe, porte, et
fournit ainsi un « holding », une consolation maternelle à l’être en détresse.
Freud aurait pu relier deuil et sublimation lorsque, dans « Malaise dans la
culture », il examine les techniques de défense contre la souffrance et qu’il y
place la sublimation : « La sublimation prête ici son aide. On obtient le maxi-
mum si l’on s’entend à élever suffisamment le gain de plaisir provenant des
sources du travail psychique et intellectuel. Le destin a alors peu de prise sur
nous. Les satisfactions de cette sorte, telles que la joie de l’artiste à créer, à don-
ner corps aux formations de sa fantaisie, celles du chercheur à résoudre
des problèmes et à reconnaître la vérité, ont une qualité particulière, qu’un jour
nous pourrons certainement caractériser métapsychologiquement. »3 Mais
Freud de conclure que cette disposition n’est pas forcément accessible à tout le
1. S. Freud, Malaise dans la culture, OC, t. XVIII, p. 267, n. 1.
2. Ibid., p. 268.
3. Ibid., p. 266.
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monde... Il avait déjà indiqué que le rapport entre la sublimation possible et


l’activité sexuelle nécessaire oscille naturellement beaucoup selon les individus
et les professions. « Un artiste abstinent, ce n’est guère possible ; un jeune
savant abstinent, ce n’est certainement pas rare. Le dernier peut par sa conti-

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nence libérer des forces pour ses études, le premier verra probablement son effi-
cience créatrice fortement stimulée par son expérience sexuelle !... »1 Au-delà de
cette remarque qui concerne les positions personnelles de l’homme Freud, se
pose la question très pertinente de la répartition des investissements pulsion-
nels, notamment pour le psychanalyste qui vit dans sa pratique à la fois une
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mobilisation pulsionnelle et une certaine ascèse qui ne sont sans doute pas sans
conséquences sur le reste de sa vie. « Il n’y aurait pas lieu de s’étonner si, chez
l’analyste lui-même, du fait du commerce incessant avec tout le refoulé qui,
dans l’âme humaine, lutte pour sa libération, se voient arrachées à leur sommeil
toutes ces revendications pulsionnelles qu’il peut habituellement maintenir dans
l’état de répression. Ce sont là aussi des “dangers” de l’analyse. »2 Il y a tou-
jours un écart entre la poussée de la force pulsionnelle et les activités du moi
destinées à résoudre cette tension pulsionnelle. Que fait-on du reste inemployé ?
La fréquentation d’œuvres artistiques ou l’écriture analytique peuvent per-
mettre à l’analyste de trouver une issue, pour un temps au moins, à cette inadé-
quation foncière entre la pulsion et ses investissements.
Bien des demandes d’analyse surviennent à la suite d’un deuil, mort effec-
tive ou séparation définitive. Cette demande vise toujours à trouver ou retrou-
ver le goût de la vie, c’est-à-dire aimer, travailler, créer... Ce but vise une nou-
velle répartition des investissements, des transformations pulsionnelles. La
place qu’y joue la sublimation est ambiguë. Nous sommes sans doute assez loin
de la position de Freud lorsqu’il écrivait à James J. Putman, le 14 mai 1911 :
« La sublimation partielle ou complète représente le but de la thérapie analy-
tique et le moyen par lequel elle promeut toutes les formes de développement
plus élevé. »3 Il est vrai aussi que, en 1911, Freud n’avait pas encore évalué les
effets de la pulsion de mort tels qu’il les pensera dans « Le moi et le ça »
en 1923. Si aujourd’hui la sublimation n’est plus l’objectif en soi de l’analyse,
son apparition ou la libération des inhibitions qui pouvaient l’entraver gardent
leur importance, d’abord comme signe manifeste d’un changement de l’orga-
nisation psychique, mais aussi et surtout du fait de la valorisation culturelle des

1. S. Freud (1908), « Le créateur littéraire et la fantaisie », L’inquiétante étrangeté et autres


essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 40.
2. S. Freud (1937), L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, Résultats, idées, problèmes, II, Paris,
PUF, 1985, p. 265.
3. S. Freud (1911), Introduction de la psychanalyse aux États-Unis. Autour de J. J. Putman, Paris,
Gallimard, 1971.
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produits de la sublimation, valorisation que partagent l’analyste et l’analysant.


Cependant, la sublimation est aussi un « aigle à deux têtes », un mode de fonc-
tionnement bivalent qui met en jeu des forces plus de déliaison que de liaison,
comme le souligne Christian David1 dans une perspective fort pessimiste qui

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insiste sur la souffrance psychique dont se paient bien souvent les activités
sublimatoires. André Green lui aussi affirme que « la sublimation ne garantit
rien, ne protège de rien »2. La sublimation peut être accomplie et réussie par
certains sujets au moyen de clivages qui laissent le reste de la personnalité fonc-
tionner selon des modes non névrotiques, qui mettent à l’épreuve les capacités
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de création de l’analyste dans la cure.


Enfin, la sublimation a partie liée avec l’analyse elle-même : le cadre et le
dispositif de la cure, la règle fondamentale, les refusements que l’analyste
impose au patient et à lui-même, la valorisation du langage et l’exercice d’une
pensée animée d’affects. Tout cela constitue ce que Jean-Luc Donnet3 appelle la
dimension « sublimée-sublimante » inhérente à la situation et au processus ana-
lytique où il voit la manifestation du surmoi culturel. Qu’en reste-t-il après
l’analyse ? Dans le meilleur des cas, le transfert sur l’analyste – devenu dans un
mouvement sublimatoire transfert sur l’analyse – se déplacera dans l’investis-
sement transférentiel de nouveaux objets de pensée... Transfert de transfert qui
assume, à chaque déplacement, à la fois une perte et la réalisation de quelque
chose de nouveau.
Le lien entre perdre et sublimer est aussi un lien originaire qui active la
psyché tout au long de la vie. Le deuil d’un objet aimé est toujours un après-
coup par rapport au deuil originaire. La perte de l’objet est aux sources de la
pensée, de la représentation et du fantasme qui sont les formes inchoatives de la
sublimation. Beaucoup de débats et de travaux ont eu lieu sur les caractéris-
tiques de l’objet primitif, objet (toujours déjà) perdu, du fait de l’écart entre
l’objet perçu et l’objet représenté ; mais aussi de l’écart entre l’objet de la réali-
sation hallucinatoire du désir et celui qui peut être retrouvé dans le réel. Cet
objet qui est, comme le formulent César et Sára Botella, « seulement dedans,
aussi dehors ».
Les travaux postfreudiens ont permis de prendre en compte le rôle des
réponses de l’objet sur l’organisation de la psyché.
Le processus de sublimation a d’abord été longtemps présenté par Freud
comme un changement de but de la pulsion : « La pulsion sexuelle met à la dis-
position du travail culturel une quantité extraordinaire de forces, et cela, sans

1. C. David, Un aigle à deux têtes : sublimer mais à quelles fins ?, RFP, t. LXII, no 4, « La sublima-
tion », 1998 et La sublimation, concept ou valeur ? (1985), La bisexualité psychique, Paris, Payot, 1992.
2. A. Green, La sublimation, Le travail du négatif, Paris, Éd. de Minuit, 1993.
3. J.-L. Donnet, Processus culturel et sublimation, RFP, t. LXII, no 4, « La sublimation », 1998.
Perdre, sublimer... 1315

doute, par suite de la propriété particulièrement prononcée qui est sienne de


déplacer son but sans perdre essentiellement en intensité. On appelle capacité de
sublimation cette capacité d’échanger le but qui est à l’origine sexuel contre un
autre qui n’est plus sexuel mais qui est psychiquement parent avec le premier. »1

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Et il faut attendre 1932 pour que Freud indique explicitement que la sublima-
tion concerne aussi l’objet de la pulsion : « C’est une certaine espèce de modifi-
cation du but et de changement de l’objet, dans laquelle notre échelle de valeurs
sociales entre en ligne de compte, que nous distinguons sous le nom de sublima-
tion. »2 Ces précisions sur la sublimation en appellent d’autres. Il faut en effet
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distinguer les processus engagés dans la sublimation et les multiples réalisations


produites par ces processus dans des champs différents – intellectuels, artis-
tiques, religieux ou politiques. Les processus eux-mêmes doivent être envisagés
au pluriel. Pour Freud, en 1915, la sublimation est un des destins de la pulsion
sexuelle. Mais s’agit-il d’une libido objectale ou narcissique ? La question est
d’importance car elle implique celle portant sur la désexualisation ou non de la
pulsion. Enfin, quel peut être le rôle de la pulsion de mort dans ce processus ?
Marie est venue me demander une analyse il y a environ cinq ans ; elle
venait de perdre sa mère, après l’avoir soignée pendant plusieurs mois et cette
mort la laissait désemparée. Elle approchait de la cinquantaine, elle avait le sen-
timent d’être à un tournant de sa vie, elle pensait à l’analyse depuis longtemps.
Elle m’avait parlé longuement de sa mère et de ses sœurs aînées beaucoup plus
âgées qu’elle. Elle s’était toujours sentie à part, la petite dernière à laquelle on
ne prêtait guère attention. Pourtant sa mère qu’elle décrit comme froide, peu
démonstrative et rigide, avait bien eu besoin d’elle durant ses dernières années.
Sur mon interrogation devant l’absence du père dans son discours, elle m’avait
appris qu’il était mort alors qu’elle avait 6 ans. Elle en avait très peu de souve-
nirs et « on ne parlait pas beaucoup de lui ». Ses sœurs s’étaient mariées ; elle,
non. Elle vivait seule depuis longtemps, mais elle avait connu des hommes ; elle
avait eu récemment une courte liaison. L’évocation de ces hommes dans l’analyse
est restée longtemps très floue.
Comme souvent, les premiers entretiens rassemblent des éléments qui vont
se déplier et s’amplifier au cours de l’analyse. Mais le contenu de ce « pro-
gramme » ne peut apparaître qu’après coup. Le moment de la rencontre est
pris dans l’afflux de perceptions, de sensations, d’impressions, dont l’écoute du
discours ne constitue qu’une partie. Au-delà de sa demande clairement
exprimée d’une analyse, je me souviens d’avoir été sensible non seulement à

1. S. Freud (1908), La morale sexuelle « civilisée » et la maladie nerveuse des temps modernes,
La vie sexuelle, Paris, PUF, 1985, p. 33.
2. S. Freud (1932), XXXIIe Leçon : « Angoisse et vie pulsionnelle », Nouvelle suite des leçons
d’introduction à la psychanalyse, in OC, t. XIX, p. 179.
1316 Évelyne Sechaud

cette problématique des deuils mais aussi à la petite fille qu’elle avait dû être et
que j’imaginais, réservée, rêveuse, attentive et curieuse à l’égard des « grands » !
Mon imagination est à l’œuvre dès ces premiers moments ! Identification pro-
jective ? Est-ce elle qui met cette image en moi ou moi qui lui attribue ? Forme

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d’empathie qui motive mon désir d’accepter d’accueillir sa demande. Preuve
d’un lien entre elle et moi sur lequel va se développer le transfert ? Sûrement.
Mais aussi, dans cette image que je construis, d’elle à moi et de moi à elle, se
crée la forme d’un fantasme né d’une intériorité que l’analyse se propose de
rendre féconde. Ce fantasme, celui de l’enfance, est porteur de l’infantile. Ce
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fantasme conscient chez moi est lieu d’accueil du fantasme inconscient de la


sexualité infantile.
Dans ce qu’elle me dit, la mort est là d’emblée, présente sous différentes
figures : celle, actuelle, de la mère récemment décédée, dont Marie parle avec
des affects appropriés de tristesse, des larmes discrètes, une douleur perceptible
mais contenue. Elle suscite en moi sympathie et compassion. Marie évoque à la
fois la place envahissante que les soins donnés à sa mère ont pris pendant plu-
sieurs mois dans sa vie, son soulagement que ce soit fini, mais aussi le vide
maintenant. Dans ces premiers mots, l’ambivalence est sensible, mais je retiens
davantage son désarroi devant cette place vacante.
Une autre place vide est en effet indiquée : elle n’a pas d’enfant, elle ne sera
jamais mère, la succession des générations s’arrête avec elle. Que fera-t-elle de
cette dette symbolique en suspens ? Le « tournant de sa vie » qu’elle évoque – la
ménopause, la perte de sa fertilité – met en question les ressources de sa créati-
vité sublimatoire et de sa féminité dégagée du maternel charnel.
Enfin, le père, mort dans l’enfance, est absent de sa parole spontanée et de
sa scène intérieure lors de cette rencontre avec moi. C’est mon interrogation qui
le fait revenir ; « on ne parlait pas beaucoup de lui », dit-elle, se référant à
l’attitude familiale de son enfance, vient en contre point de mon intérêt, à moi,
pour ce père, que révèle ma question. L’offre de l’accroche transférentielle se
situe sans doute là ; non délibérée, évidemment, de ma part. Quelle séduction
(originaire, au sens de Laplanche) ai-je ainsi rouverte au moment même où je
m’interrogeais sur sa féminité ? En suivant encore Laplanche1, je pourrais voir
dans ce moment la mobilisation d’un transfert en creux, c’est-à-dire « la remise
en jeu, en interrogation et en élaboration des messages énigmatiques de
l’enfance » alors que le transfert en plein, « répétition positive des comporte-
ments, des relations, des imagos infantiles », a pu jouer sur ce que promettait
mon nom par rapport à la « froideur » maternelle. Ce serait alors cette réédi-
tion revue et corrigée par sublimation qu’indique Freud dans « Dora ».

1. J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987.


Perdre, sublimer... 1317

En venant à sa première séance, après les entretiens préliminaires, elle


s’était perdue, elle ne retrouvait pas mon immeuble car elle avait pris la direction
opposée en sortant du métro. Elle était finalement arrivée, en retard, avec un
sentiment de malaise, de confusion, d’un grand trouble intérieur. « Je ne com-

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prends pas... » Cette phrase est devenue un leitmotiv dans son analyse, avec des
tonalités différentes selon les moments : perplexe, anxieuse ou agressive. Elle ne
comprend pas l’attitude et les réactions des autres par rapport auxquels elle se
sent décalée, elle n’a pas compris ce qui lui était arrivé dans sa vie, pas plus
qu’elle n’a compris quand elle était aimée... Bien souvent, elle ne comprend pas
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ce que je lui dis, interprétations, ou tentatives de relier des éléments de son dis-
cours ou de son histoire...
Sur le moment, cette première séance m’avait laissée aussi perplexe qu’elle
mais avec la conviction qu’il y avait quelque chose à comprendre qui s’était
condensé dans cette réaction motrice. Appel à l’aide dans un brusque mouve-
ment régressif où la désorientation spatiale vaut pour une régression temporelle ?
La motricité comme signal de la détresse infantile. Résistance à commencer
l’analyse ? Son trouble et son malaise me paraissent, quoi qu’il en soit, les indices
d’une activation profonde. Elle s’est « perdue » (le mot est d’elle). Qui cherche-t-
elle à perdre en se perdant au moment de commencer cette analyse ? sa mère ? son
père ? une partie d’elle-même ? Quelle perte vient à se figurer dans cette action
motrice ? De quelle remémoration impossible est-elle le signe ? Mais aussi
n’encourt-elle pas le risque de « se perdre » au sens de devenir une « fille
perdue », débauchée, dévoyée, séduite... ? La séduction sous le masque du deuil ?
« Je ne comprends pas », répète-t-elle. Un leitmotiv qui traverse le temps de
la cure mais me paraît venir de bien plus loin. Cette formule itérative a deux
aspects. Elle attire l’attention sur ce qui pourrait faire énigme pour elle, un
contenu excitant étrange et inconnu, qui pourrait être la cause et l’objet du désir,
selon la formule de Guy Rosolato pour définir l’objet de perspective qu’anime
l’inconnu. Une intense curiosité sexuelle infantile inhibée, une pulsion sexuelle
trop forte et envahissante. Cette expression : « Je ne comprends pas », dans sa
négativité, est aussi révélatrice du conflit qui trouble sa pensée, attaque la mise
en relation des représentations et dénonce l’effet d’une destructivité interne.
Devant cet interdit de penser, j’oscille entre des interprétations d’un « petit
fragment d’analyse du moi et d’un petit fragment d’analyse du ça »1. Devant un
« Je ne comprends pas », il m’arrive de verbaliser (quand je peux) l’affect que je
ressens : « Comprendre pourrait : lui faire peur, la troubler, être douloureux, la

1. S. Freud, (1937), Analyse avec fin et analyse sans fin, Résultats, idées, problèmes, II, Paris,
PUF, 1985, p. 254 : « Notre effort thérapeutique oscille constamment pendant le traitement entre un
petit fragment d’analyse du ça et un petit fragment d’analyse du moi. »
1318 Évelyne Sechaud

toucher de trop près... » Ne pas comprendre, dans le sens de la défense du moi


mobilisée par l’affect pour se fermer à toute possibilité d’intrusion externe ou se
protéger de débordement interne.
J’essaie aussi d’interpréter son désir de savoir, sa curiosité à mon égard.

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Ainsi, un jour où, parlant de la personne qui lui a donné mon adresse et qui
m’avait connue à l’Université, elle évoque ses études et son regret de n’avoir
pas fait Psycho ; j’ajoute : « Et que je sois votre professeur ?... » Ce qui la
plonge dans le silence. En fait, toute interprétation de transfert est pour elle,
très vite, menaçante, trop directement pulsionnelle.
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Sa parole est essentiellement narrative : elle raconte le quotidien et les diffi-


cultés de sa vie professionnelle où sa compétence est toutefois reconnue. Elle rap-
porte ses rencontres avec ses amis, des femmes seules ou des couples, leurs conver-
sations, sollicitant mon approbation implicite de ses avis personnels... Mais elle
me parle surtout de son activité de peintre, qui occupe une grande place dans sa
vie... et dont elle ne m’avait rien dit dans les premiers entretiens où elle avait seu-
lement évoqué le métier dont elle vit financièrement. Elle peint depuis très long-
temps, elle participe à un atelier. Elle entretient une relation d’admiration amou-
reuse et platonique avec le peintre qui anime cet atelier. Elle expose ses œuvres
parfois seule ou, le plus souvent, participe à des expositions collectives ; mais elle
refuse de se séparer de ses tableaux qu’elle signe seulement de son prénom. Elle
décrit ses toiles comme des œuvres abstraites et évoque souvent ses recherches sur
les couleurs, la matière et les rythmes.
Dans les séances, de longs silences ponctuent sa parole qui était beaucoup
plus fluide lors des premiers entretiens en face-à-face. Ces silences sont de
qualité et de nature variées dont le sens ne m’apparaît souvent qu’à travers
l’effet qu’ils ont sur moi, silences qui renvoient à des modalités de fonctionne-
ment très différentes1.
Ces silences sont parfois (surtout maintenant, beaucoup plus rarement
dans les premières années de l’analyse) des pauses réflexives, par exemple après
une interprétation ou un rapprochement inattendu, moments féconds d’ouver-
ture sur l’inconscient, même si elle dit : « Je ne comprends pas »... tout en ajou-
tant : « Je n’y avais pas pensé ! », moments de construction intérieure pour
moi, de perlaboration pour elle, plus ou moins confirmée par les pensées qui
viendront se présenter ensuite à son esprit.
Parfois je peux imaginer ce silence comme un moment de solitude en ma
présence, selon la description de Winnicott, silence entre deux personnes sépa-

1. André Green a longuement analysé le silence de l’analyste (Le silence du psychanalyste, La


folie privée, Paris, Gallimard, 1990). Ce que je souligne ici, c’est plutôt le silence de l’analysant et l’effet
qu’il produit chez l’analyste.
Perdre, sublimer... 1319

rées, individualisées mais ensemble, moment où la « personne » de l’analyste se


négative. C’est la qualité du silence qui alors me renseigne, un silence d’une plé-
nitude tranquille et sereine. Ces silences-là sont riches et créatifs pour la
patiente comme pour moi, quels qu’en soient les contenus de pensée.

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Il y a aussi des silences d’une autre nature, indicateurs d’une relation
fusionnelle impliquant tous les niveaux de régression. Dans ces silences, les
mêmes mots, les mêmes images, les mêmes pensées nous viennent à l’esprit... ce
« nous » réalisant ponctuellement une unité indifférenciée, moments privilégiés
de l’homosexualité primaire mère/fille dans le transfert, ou encore de ces
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moments de « régrédience » (C. et S. Botella) ou d’émergences de la « chimère »


(M. de M’Uzan).
Enfin, il y a des silences, et ce sont les plus fréquents, difficiles, qui sont de
vraies ruptures dans la continuité du sentiment d’existence. Le vide se fait dans
sa tête... comme dans la mienne, je perds le fil (tout fil...), le temps s’arrête, sus-
pendu dans cette immobilité au bord d’un vide sans fond. Ce n’est pas une
écoute flottante, mais une écoute parcellaire avec des trous dans le tissu asso-
ciatif, et il me faut faire un effort pour surplomber le vide, penser cette expé-
rience vécue et tenter de rétablir des liens, de pensée et de présence.
Cette patiente me fait vivre ces différents niveaux de silences selon les
moments. Effets de clivages ou oscillations du transfert sur l’objet comme sur
la parole (dont le silence fait partie) (A. Green1) qui accompagnent les vicissi-
tudes du penser (Bion).

LA CRISE PROVOQUÉE PAR LE DEUIL, ET SES EFFETS, SOURCE DE CRÉATIVITÉ

À l’origine d’un processus créateur un drame, un traumatisme, un deuil :


bien des auteurs en témoignent. Ainsi Didier Anzieu : « À quelque moment de
la vie qu’elle soit entreprise, l’œuvre se construit contre le travail de la mort,
contre les pulsions de mort toujours au travail en nous. »2 André Green : « Le
travail de l’écriture présuppose une plaie et une perte, une blessure et un deuil,
dont l’œuvre sera la transformation visant à les recouvrir par la positivité fic-
tive de l’œuvre. »3 Michel de M’Uzan : « Le processus créateur tient de son ori-
gine même un caractère dramatique qu’il ne perd jamais même quand l’œuvre
n’en porte plus la trace. »4 Le contenu du drame, de l’expérience traumatique

1. A. Green (1983), Le langage dans la psychanalyse, Paris, Les Belles Lettres, 1984.
2. D. Anzieu, Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981, p. 58.
3. A. Green (1973), Le double et l’absent, La déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 57.
4. M. de M’Uzan (1964), Aperçus sur le processus de la création littéraire, De l’art à la mort,
Paris, Gallimard, 1977.
1320 Évelyne Sechaud

varie selon les étapes du développement psychosexuel de l’individu mais se


réfère à l’irruption du réel, l’apparition brutale de l’objet dont j’ajouterai qu’il
n’est jamais plus important que lorsqu’il vient à manquer, et, enfin, un déferle-
ment pulsionnel.

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Dans son travail sur la sublimation, Jean Laplanche1 reprend longuement
la question du traumatisme auquel il donne une place très importante... au ser-
vice de sa théorie de la séduction originaire qui fait de l’objet externe la source
de la pulsion. Sans le suivre nécessairement dans cette théorie, je partage cette
idée de l’importance de la rencontre avec l’objet non comme source mais
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comme provocateur, révélateur de la pulsion. Et la rencontre qui inaugure


l’analyse joue effectivement ce rôle de remettre en jeu les investissements des
objets infantiles. Cependant l’objet que je veux mettre ici en exergue n’est pas
l’objet de la séduction mais l’objet de la perte... ce qui ne l’empêche pas d’avoir
été séducteur ! Cette perte, dans sa forme la plus dramatique, constitue bien un
traumatisme. Or Laplanche souligne chez le créateur une sensibilité particulière
au traumatisme, une « traumatophilie » (comme Abraham l’avait décrite chez
l’hystérique), sous la forme d’une tendance à répéter le trauma, à le ré-
expérimenter pour l’élaborer et le symboliser. Les forces qui poussent à la
sublimation sont celles qui naissent du traumatisme. Le jeu de la bobine en est
le paradigme si l’on n’oublie pas qu’il s’agit d’un jeu et pas seulement une répé-
tition à l’identique d’une situation de séparation, un jeu travaillé par la symbo-
lisation. Les multiples versions de la Sainte-Victoire peinte par Cézanne en por-
tent tout autant la trace.
Le deuil provoque une crise dans l’appareil psychique. Comme Georges
et Sylvie Pragier l’ont montré dans leur rapport de 1990, une crise peut être
auto-organisatrice en permettant l’émergence de nouvelles propriétés. « L’or-
ganisation apparaît finalement comme un processus de désorganisation-
réorganisation discontinu. »2 Effectivement le deuil suscite un bouleversement
intérieur, une rupture de l’équilibre antérieur qui modifie les rapports à soi-
même comme avec l’entourage. Le phénomène est d’autant plus important que
la perte n’est jamais limitée à l’expérience actuelle : chaque mort convoque les
morts, entre en résonance avec les pertes antérieures de toutes natures, morts
certes, mais aussi renoncements, ruptures, séparations, qui ont laissé leurs
traces – traces de souffrance, de blessure toujours prête à se rouvrir, mais aussi
traces dans la création même de l’appareil psychique, dans la formation et la
différenciation des instances. Toutes ces expériences qui se font écho n’agissent

1. J. Laplanche (1976), La sublimation, Problématiques III, Paris, PUF, 1980.


2. G. et S. Pragier, Un siècle après l’« Esquisse » : nouvelles métaphores ?, RFP, t. LIV, no 6,
1990, p. 1405.
Perdre, sublimer... 1321

pas seulement par additions successives (produisant des traumatismes cumula-


tifs, selon Masud Khan) mais produisent surtout des effets d’après-coup qui
sont des occasions de reprise d’un mouvement interne, mouvement propice à de
nouvelles répartitions d’investissements, mouvements de symbolisation, mou-

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vements de changements structuraux. La sublimation peut y trouver sa place,
comme la « désublimation »... De plus, le présent de la perte qui actualise le
passé anticipe aussi l’avenir du sujet, sa propre mort et le cortège des pertes qui
la précèdent dans le vieillissement, trahisons du corps par rapport à
l’intemporalité des désirs. Comme pour toute crise, se produit une déstabilisa-
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tion qui touche toutes les instances : le moi, et son investissement de l’objet
perdu, autant que la confiance narcissique. Les poètes, comme toujours, l’ont
beaucoup mieux dit :
« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » (Lamartine).
(Ce n’est sans doute pas un hasard que ce vers soit devenu si populaire !)
Et aussi :
« Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un vain balbutiement... » (Louis Aragon).

Ce sont aussi les identifications qui sont ébranlées, comme le sont égale-
ment les idéaux et les interdits. Les pulsions sont mobilisées, autant la pulsion
libidinale que la pulsion de mort.
Voyons tous ces effets plus en détail et comment ils intéressent la subli-
mation.

Les pulsions

La perte de l’objet est source d’excitation à la fois du fait de la libération


de la libido qui était jusque-là attachée à l’objet, et du fait de la coexcitation1
libidinale suscitée par la blessure de la perte. Cette exacerbation de la libido a
été longtemps déniée dans le deuil normal et située du côté de la manie. La cor-
respondance entre Freud et Abraham au printemps 1922 est, sur ce sujet, parti-
culièrement intéressante. Après la lecture de « Deuil et mélancolie », Abraham,
qui avait lui-même déjà travaillé la question du deuil, écrit à Freud, le
13 mars 1922 :

1. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), OC, t. VI, repris dans Le problème éco-
nomique du masochisme (1924), OC, t. XVII, p. 15 : « L’excitation sexuelle apparaît comme effet mar-
ginal dans une grande série de processus internes, dès lors que l’intensité de ces processus a dépassé
certaines limites quantitatives. »
1322 Évelyne Sechaud

« Vous déplorez, cher Professeur, dans le déroulement normal du deuil,


l’absence d’un phénomène qui correspondrait à la transformation brusque de la
mélancolie en manie. Je crois pourtant pouvoir en signaler la présence, sans
savoir pour autant si cette réaction représente quelque chose de régulier. J’ai

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l’impression qu’un assez grand nombre de gens font montre, à la suite d’un
deuil, d’un accroissement de leur libido ; elle se manifeste sous la forme d’un
accroissement des besoins sexuels, et semble conduire, par exemple, assez sou-
vent à la génération d’enfants peu de temps après un deuil. J’aimerais savoir ce
que vous en pensez... »1
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Freud lui répond, le 30, en le renvoyant à la lecture de « Psychologie


des masses ». Abraham néanmoins persiste en disant qu’il n’y avait pas
réponse à sa question dans le texte qu’il avait étudié sur le conseil de Freud.
Ce dernier, finalement, répond à côté : « J’ai bien ri en constatant, grâce à
l’aide d’Eitingon, que, sans que vous y soyez pour rien, j’avais fait une
méprise complète sur ce que vous me demandiez. Vous cherchiez un modèle
normal de la mutation mélancolie-manie, et je pensais à l’explication du méca-
nisme ! » Le malentendu persiste ! Et Freud résiste à la trouvaille d’Abraham.
Abraham néanmoins, dans son « Esquisse d’une histoire du développe-
ment de la libido » publiée en 1924, écrit : « On observe que le sujet en deuil, au
fur et à mesure qu’il réussit à détacher sa libido du défunt, éprouve des désirs
sexuels accrus. Sous une forme sublimée, il s’agira d’un désir d’initiative, d’un
élargissement des intérêts intellectuels. »2 Abraham situe cet accroissement des
désirs libidinaux à la fin du deuil, alors qu’ils se manifestent en réalité au
début3. Mais ces désirs libidinaux sont en général très chargés de culpabilité,
car considérés comme incompatibles avec la douleur et le chagrin, et ils sont le
plus souvent refoulés. Il y a sans doute un certain scandale au fait que la mort
suscite une excitation libidinale : manifestation maniaque discrète, effet du
triomphe du moi (comme le reprendra Melanie Klein) ou tentative ultime pour
accomplir, magiquement, les désirs qui n’ont pas été réalisés avec l’objet ? La
clinique courante le confirme : Marie a noué une relation avec un homme au
moment de la mort de sa mère, relation qu’elle décrit comme essentiellement
sexuelle. Michel de M’Uzan a décrit la même expansion libidinale lors de
l’approche de la mort pour le mourant4.

1. S. Freud - K. Abraham, Correspondance (1907-1926), Paris, Gallimard, 1969, p. 333-336.


2. K. Abraham (1924), Esquisse d’une histoire du développement de la libido fondée sur la psy-
chanalyse des troubles mentaux, Œuvres complètes, t. II, Paris, Payot, 1965, p. 205.
3. Comme l’avait retrouvé Martine Lussier dans le matériel de sa thèse sur le deuil (soutenue le
27 mars 2001 à l’Université de Paris V).
4. Michel de M’Uzan nous a dessillé les yeux avec son article « Le travail du trépas », in De l’art
à la mort, Paris, Gallimard, 1977.
Perdre, sublimer... 1323

Cette excitation libidinale mobilise tous les niveaux de l’organisation libi-


dinale, génitale et infantile. Elle peut tout à fait éveiller ou réveiller la créati-
vité. Elle trouve spontanément les issues plus ou moins fixées antérieurement,
décharge directe mettant en jeu la motricité et le corps, ou, au contraire,

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refoulement, symptômes ou perversion ou encore sublimation. La pulsion est
grande consommatrice d’objets de toute nature qui permettent sa satisfaction.
Mais il y a toujours un reste. L’artiste, le chercheur, créent pour utiliser
le trop-plein pulsionnel inemployé, mais aussi pour trouver de nouvelles issues
à leurs conflits.
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Freud a bien saisi quels pouvaient être les effets d’une crise, mais sans
l’appliquer directement au deuil de l’autre ou de soi. Ainsi, après avoir évoqué
les renforcements considérables des pulsions lors de la puberté et de la méno-
pause, Freud soutient que « le même résultat que réalisent ces deux renforce-
ments pulsionnels physiologiques peut être produit de façon irrégulière à tout
autre moment de la vie par des influences accidentelles. On en arrive à des ren-
forcements pulsionnels par de nouveaux traumatismes, des frustrations impo-
sées, des influences collatérales des pulsions les unes sur les autres1. »
Mais la disparition de l’objet dont l’investissement était ambivalent favo-
rise également la déliaison. Dans les « Actuelles sur la guerre et la mort »2,
Freud insiste sur l’ambivalence inhérente à toute relation d’amour et il énu-
mère : parent, conjoint, frère ou sœur, enfant ou ami cher, tous sont l’objet de
notre ambivalence. « À nos relations d’amour les plus tendres et les plus inti-
mes est attachée une parcelle d’hostilité capable de susciter notre souhait de
mort inconscient. » Amour et haine étroitement mêlés, intrication qui oblige
l’amour à « être en éveil pour lui donner assurance contre la haine aux aguets
derrière lui ». La mort de l’objet défait l’alliage. La déliaison pulsionnelle cons-
titue un moment critique dont l’évolution est incertaine. Soit le sujet s’engage
dans le mouvement du deuil qui aboutit à une réintrication pulsionnelle, soit il
s’immobilise dans la mélancolie en proie à un surmoi devenu pure culture de
pulsion de mort. Dans le deuil, sous la pression de la réalité, le sujet renonce à
l’objet ( « Le deuil amène le moi à renoncer à l’objet en déclarant l’objet
mort » ), processus difficile et douloureux, qui inclut un double renoncement :
à ce qui a eu lieu et à ce qui n’a pas eu lieu, de part et d’autre ; ce qu’on a reçu
et ce que l’on a donné mais aussi ce qu’on n’a pas reçu et attendu en vain et ce
que l’on n’a pas donné et qu’on regrette. Mais renoncer à l’objet, aussi doulou-
reux que ce soit, n’est pas renoncer à la possibilité de nouveaux investissements

1. S. Freud (1937), L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, Résultats, idées, problèmes, II, Paris,
PUF, 1985, p. 241.
2. S. Freud (1915), Actuelles sur la guerre et la mort, OC, t. XIII, p. 154.
1324 Évelyne Sechaud

que réclame une libido exacerbée. La voie sublimatoire propose une issue à la
fois à la pulsion libidinale et à la pulsion de mort, en retrouvant l’objet perdu
sous une autre forme acceptable et même valorisée. Autrement dit, le mouve-
ment même du deuil met en œuvre ce que Green appelle la fonction objectali-

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sante qui « peut faire advenir au rang d’objet ce qui ne possède aucune des qua-
lités, des propriétés et des attributs de l’objet, à condition qu’une seule
caractéristique se maintienne dans le travail psychique accompli : l’investis-
sement significatif. (...) Ce processus d’objectalisation ne se confine pas à des
transformations portant sur des formations aussi organisées que le moi, mais
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peut concerner des modes d’activité psychique, de telle manière qu’à la limite
c’est l’investissement lui-même qui est objectalisé »1, ce qui ouvre toutes les for-
mes de sublimation, et, plus loin : « La visée objectalisante des pulsions de vie
ou d’amour, a pour conséquence majeure d’accomplir, par la médiation de la
fonction sexuelle, la symbolisation. Un tel accomplissement est garant de
l’intrication des deux grands groupes pulsionnels... » Dans son article sur la
sublimation, Green reprend cette hypothèse d’une fonction objectalisante à
l’œuvre dans la sublimation. « La sublimation permet à une activité d’accéder
au statut d’objet et d’être considérée comme une possession du moi. »2
À l’opposé, la mélancolie est une des formes, la plus grave peut-être, de
l’échec du deuil. Le mélancolique refuse de perdre l’objet, il ne réussit pas à
« tuer le mort » (Lagache), il le garde, embaumé, après l’avoir incorporé, dans
une immobilisation mortifère pour le moi réduit à n’être qu’un tombeau
(N. Abraham et M. Torok). La désintrication est maintenue au profit de la pul-
sion de mort, c’est-à-dire dans la mise en œuvre d’une fonction désobjectalisante
qui attaque toutes les possibilités d’investissement et vise le désinvestissement,
c’est-à-dire qu’elle se porte non seulement sur les objets mais aussi sur les possi-
bilités d’investissement. Dans ce cas, par rapport à la sublimation, le processus
est celui d’une désublimation qui n’est pas nécessairement radicale, mais vise
une dégradation des niveaux de sublimation.
Entre les deux, restent les ressources des clivages tels qu’une partie du moi
« tire son épingle du jeu » en pouvant réussir des sublimations, tandis qu’une
autre partie peut être assaillie par des douleurs térébrantes, des représentations
crues, des vagues de haine et de persécution ou encore le vide interne. Pulsion
de vie et pulsion de mort se partagent alors le terrain en restant en partie sépa-
rées. Résultat de deuils ratés ou inachevés dont on peut espérer que l’analyse les
remettra en mouvement (Jean Cournut)3.

1. A. Green, Pulsion de mort, narcissisme négatif, fonction désobjectalisante, Le travail du néga-


tif, Paris, Éd. de Minuit, 1993, p. 118.
2. A. Green, La sublimation, in ibid., p. 319.
3. J. Cournut, Deuils ratés, morts méconnues, Bull. de la SPP, no 2, 1983.
Perdre, sublimer... 1325

Considérer la sublimation comme le résultat d’une fonction objectalisante


inaugurée par le processus du deuil permet, d’une part, de conjuguer la pulsion
et l’objet, en élargissant la catégorie des objets, et, d’autre part, de dépasser le
dilemme de la désexualisation. Jusqu’en 1922, chaque fois que Freud parle de

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la sublimation, il s’agit d’un destin de la pulsion sexuelle qui a abandonné ses
buts sexuels spécifiques. La pulsion reste sexuelle, mais avec une inhibition
quant aux buts, comme dans la tendresse ou l’amitié. Le travail de Léonard
(1910) se situe dans cette perspective. Freud y distingue cependant la sublima-
tion du chercheur de celle de l’artiste. Le type le plus parfait de sublimation se
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trouverait chez le chercheur qui évite de s’occuper de thèmes sexuels. Est-ce à


dire pour autant que le sexuel serait exclu de l’activité scientifique ? Que dire
alors de la recherche analytique ? Certes la sexualité y est inhibée quant au but,
mais l’objet de la recherche est précisément la sexualité, essentiellement la
sexualité infantile mobilisée aussi bien chez l’analyste que chez l’analysant. La
psychanalyse, à cet égard, serait plus proche des conditions de l’art où la sexua-
lité inhibée par rapport à la décharge est néanmoins loin d’être exclue, la forme
extrême étant l’art érotique. « Le jeu sexuel le plus cru peut être l’objet d’une
poésie sans que celle-ci en perde pour autant une visée sublimante », écrit
Lacan1 citant le poème d’un troubadour, Arnaud Daniel, qui détaille les aléas
rencontrés à jouer du cor dans le derrière de la Dame !
Chez Léonard, dit Freud, « fixation, refoulement, sublimation se répartis-
sent les contributions de la pulsion sexuelle ». Cela implique que ce qui est
sublimé peut être resexualisé par un retour du refoulé et entraîner des inhibi-
tions caractéristiques de la pensée obsessionnelle. C’est ce qui se passe pour
Léonard dans ses activités de peintre alors que ses activités de recherche réali-
sent la forme de sublimation la plus parfaite. On trouverait aisément des exem-
ples, chez l’enfant notamment, où l’inhibition par retour du sexuel peut paraly-
ser la pensée cognitive, mathématique notamment.
La question de la sublimation dès le début ( « La libido se soustrait au des-
tin du refoulement en se sublimant dès le début en désir de savoir » ) reprise par
Green, comme par Laplanche, reste assez énigmatique2. Pour Green, ce « dès le
début » pourrait évoquer une sorte de bivalence pulsionnelle basculant tantôt
dans le désir sexuel libidinal, tantôt dans son négatif, la sublimation. Si la subli-
mation est le négatif du sexuel libidinal, n’est-elle pas alors soumise à l’effet
d’une pulsion de mort qui n’a pas encore trouvé son nom ? C’est là l’inter-
rogation de Green. Laplanche, lui, propose l’idée d’une sublimation se produi-

1. J. Lacan (1959-1960), Le Séminaire, livre VII : L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil,


1986, p. 192.
2. Jean-Louis Baldacci en a fait l’axe de son travail dans ce Congrès.
1326 Évelyne Sechaud

sant au moment même de l’apparition de l’excitation sexuelle, ce qui l’amène à


concevoir une capacité chez l’être humain de créer, sans cesse, près de l’origine,
du sexuel à partir de toutes sortes d’ébranlements extérieurs, à partir du nou-
veau. Cette énergie sexuelle constamment surgissante se répartit, selon

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Laplanche1, entre les pulsions sexuelles de vie et les pulsions sexuelles de mort.
La pulsion sexuelle de mort est pour lui la sexualité sous son aspect le moins
sociable, le plus démoniaque, fonctionnant selon le principe de l’énergie libre et
du processus primaire.
Avec « Le moi et le ça », en 1922, la question de la désexualisation se com-
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plique. André Green souligne la mutation introduite par la notion de désexuali-


sation : « Il convient de faire une distinction entre déviation de but (qui peut
prendre la forme d’une inhibition) et désexualisation, ce dernier acte compor-
tant une modification de la sexualité dans sa nature propre, beaucoup plus
qu’une simple soustraction de propriétés. (...) Il est donc clair que dans l’esprit
de Freud la sublimation accomplie (et non le “début” de celle-ci) consiste en
une désexualisation. »
Dominique Scarfone2, dans un article dont l’argumentation est très précise,
suit le déroulement de la pensée freudienne et en dénonce le raisonnement cir-
culaire, comme André Green le fait lui-même : la sublimation à l’origine encore
liée au sexuel subit une désexualisation à la faveur d’une narcissisation de la
libido qui est elle-même... une désexualisation. À quoi s’ajoute une nouvelle
contradiction : Freud écrit d’abord que l’énergie désexualisée/sublimée est clai-
rement au service d’Éros. Mais dès le paragraphe suivant, il affirme que, « en
s’emparant (...) de la libido des investissements d’objet, en se posant en objet
d’amour unique, en désexualisant ou sublimant la libido du ça, le moi tra-
vaille à l’encontre des visées d’Éros, il se met au service des motions pulsion-
nelles adverses ». André Green voit là une dialectique, une dialectique du tra-
gique révélant la transformation du narcissisme de vie en narcissisme de mort.
Dominique Scarfone y voit davantage un raisonnement ad hoc pour justifier la
théorie du dualisme pulsions de vie / pulsions de mort. Il rejoint la position de
Jean Laplanche en dénonçant la différence entre la dualité de la pulsion
(sexuelle) et le dualisme pulsionnel reposant sur un monisme énergétique. Dans
ce débat métapsychologique difficile et complexe, j’émettrai pourtant quelque
hypothèse. Lors du deuil, la part de la pulsion libidinale qui va être dévolue à la
sublimation serait peut-être précisément celle qui se transforme rapidement
dans un mouvement de réobjectalisation ; car la sublimation qui fait suite à la
perte est tournée d’emblée vers l’objet perdu qu’elle vise à retrouver en partie,

1. J. Laplanche, La révolution copernicienne inachevée, Paris, Aubier, 1992.


2. D. Scarfone, La désexualisation, Trans, no 8, « Le sexuel dans la cure », 1998.
Perdre, sublimer... 1327

sous une autre forme. La pulsion sexuelle est confrontée à l’antagonisme de la


pulsion de mort du fait de la déliaison. Mais cette confrontation ne déqualifie
pas la pulsion sexuelle. La sublimation tente de transformer la destructivité
interne en la reliant à des éléments partiels sexuels. Toutefois, l’alliage qui se

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constitue dans le nouvel objet de la sublimation est un alliage instable et
variable. Cette instabilité de la nouvelle intrication sur l’objet de sublimation
tient à la nature de ce nouvel objet, objet fragile qui reste à la merci de son
créateur qui peut toujours le détruire.
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Le moi

La crise du deuil ne modifie pas seulement l’équilibre pulsionnel, elle a


aussi des répercussions sur le moi.
Le premier temps du deuil est le temps du renoncement. Il s’accompagne
d’un mouvement de retrait du monde et d’un repli narcissique contre lequel va
s’opposer la sublimation. Pour Freud : « Toute sublimation ne se produit-elle
pas par l’intermédiaire du moi qui transforme la libido d’objet sexuelle en
libido narcissique, pour lui assigner éventuellement ensuite un autre but ? »1
Libido narcissique qui n’est pas dépulsionnalisée et qui, pour moi, se resexua-
lise dans la rencontre avec l’objet sublimé.
Ce temps est aussi celui de l’idéalisation de l’objet perdu. Classiquement,
l’idéalisation concerne l’objet ; la sublimation, la pulsion. Mais les liens sont
nombreux entre la sublimation et l’idéalisation au point de se recouvrir
(André Green2). La perte de l’objet conduit à son idéalisation, pour lutter
contre l’ambivalence et la réalisation des souhaits meurtriers, de sorte que
l’objet substitutif – l’objet de la sublimation – ne peut qu’hériter de cette idéa-
lisation, afin de le protéger du retour de la destructivité. Le mouvement
d’objectalisation qui donne son élan à la sublimation idéalise en retour le pro-
cessus même de sublimation.
Le deuxième temps est celui de la réconciliation avec l’objet au travers des
identifications qui inscrivent dans le moi le reliquat des objets désinvestis.
« Quand on a perdu un objet ou qu’on a dû l’abandonner, on se dédommage
bien souvent en s’identifiant à lui, en l’érigeant de nouveau dans son moi, de
sorte qu’ici le choix d’objet régresse, en quelque sorte, à l’identification. »3
De ce processus surgit une néo-création, le surmoi. Freud, toujours dans
« Le moi et le ça » : « Le surmoi est apparu par une identification avec le

1. S. Freud (1922), Le moi et le ça, OC, t. XVI, p. 274.


2. A. Green (1983), L’idéal : mesure ou démesure, La folie privée, Paris, Gallimard, 1990.
3. S. Freud (1932), XXXIe Leçon : La décomposition de la personnalité psychique, Nouvelles
suites des leçons d’introduction à la psychanalyse, in OC, t. XIX, p. 147.
1328 Évelyne Sechaud

modèle paternel. Toute identification de ce genre a le caractère d’une désexua-


lisation ou même d’une sublimation. Or il semble que, lors d’une telle trans-
position, il se produit aussi une démixion pulsionnelle. La composante éro-
tique n’a, après la sublimation, plus la force de lier toute la destruction qui y

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est adjointe, et celle-ci devient libre comme penchant à l’agression et à la des-
truction. C’est de cette démixion que l’idéal en général tirerait ce trait dur,
cruel, qu’est le “tu dois” impérieux. »1 Le surmoi, qui inclut l’idéal du moi et
qui est pour Freud l’héritier du renoncement œdipien, va donc mesurer les
réalisations sublimatoires à l’aune de ses exigences. Avant même d’affronter à
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l’extérieur l’évaluation du socius, le sujet doit faire face à ce jugement interne


qui peut être impitoyable et destructeur, plus souvent que tendre et bienveil-
lant ! Quelle que soit d’ailleurs la reconnaissance sociale, elle a peu de poids
face à la critique interne, elle peut l’adoucir sans doute, mais les enjeux se
retrouvent à chaque nouvelle production. En outre, il faut ajouter à cette
fonction surmoïque l’importance de l’idéalisation issue du narcissisme pri-
maire et du narcissisme parental. Le moi-idéal se différencie de l’idéal du moi.
Autant ce dernier propose des idéaux, autant le premier reste dans l’idéa-
lisation. L’« enfant merveilleux », celui qui doit compenser les blessures nar-
cissiques des parents, comment s’acquitte-t-il de cette tâche impossible, devant
ses propres réalisations ? Rage, destructivité, inhibitions, sentiment d’insuf-
fisance, honte sont peut-être plus fréquents que la satisfaction mégalomane et
la jouissance narcissique ! Les identifications « héroïques » (Daniel Lagache)
mettent très haut la barre du niveau à atteindre ! Le « grand homme » est très
présent chez Freud, qu’il prenne les traits de Léonard ou de Moïse... ou ceux
du poète épique2 qui crée le héros (le fils préféré de la mère) en qui s’incarne
l’idéal du moi. Sur ce versant plus œdipien, c’est la culpabilité qui est à
l’œuvre. André Beetschen nous a fait entendre l’ambivalence du mot
« auteur ». « Auteur d’une œuvre, auteur d’un crime ou d’un forfait, ou
encore auteur des jours pour désigner à l’arrière-plan l’acte de génération. »3
L’acte de l’auteur fait de lui un présumé coupable. L’acte meurtrier vise le
père dans une problématique œdipienne « classique ». Qu’en est-il du matri-
cide ? Ne serait-il pas au cœur de la problématique du narcissisme primaire et
des œuvres qui en sont issues ?
Les sublimations issues de la crise sont moins une défense qu’un dégage-
ment du conflit – une conquête, selon Claude Le Guen.

1. S. Freud (1922), Le moi et le ça, OC, t. XVI, p. 297.


2. S. Freud (1921), Psychologie des masses et analyse du moi, OC, t. XVI, p. 75.
3. A. Beetschen, L’accomplissement et l’atteinte, RFP, t. LXVII, no 5, « Honte et culpabilité »,
2003, p. 1515.
Perdre, sublimer... 1329

PERDRE, SUBLIMER : UN TRAVAIL PSYCHIQUE

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Travail du rêve, travail du deuil, travail de la sublimation, travail créateur,
travail de l’analyse ; seuls les deux premiers sont des mots de Freud, mais tous
sont une forme du travail psychique. En mécanique, la définition du travail
associe la force et le mouvement. Force et mouvement sont les caractères spéci-
fiques et essentiels de la pulsion sexuelle dont les autres composantes, but et
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objets, sont vicariants, comme l’atteste la sublimation. Le travail psychique est


celui de la transformation des excitations pulsionnelles venues du corps en les
intégrant à l’appareil psychique et en établissant entre elles des liaisons associa-
tives. Les stimuli pulsionnels « soumettent le système nerveux à des exigences
élevées et l’incitent à des activités compliquées » (Freud, 1915). La pulsion est
définie comme « l’exigence de travail imposé à la psyché du fait de son lien au
corporel »1. La notion de travail psychique est très présente dans d’autres
expressions qui combinent le mot Arbeit à divers préfixes : Aufarbeitung, Bear-
beitung, Verarbeitung ou encore Durcharbeitung. Les trois premiers sont tra-
duits en français par « élaboration » ; le dernier, par le néologisme, usuel main-
tenant, de « perlaboration ». L’élaboration me paraît désigner le travail qui va
de la pulsion vers le conscient : c’est le travail du rêve qui fabrique les images
du rêve à partir des pensées latentes en utilisant les procédés du déplacement,
de la condensation, de la symbolisation, sans oublier l’élaboration secondaire
qui va donner une façade, une présentation cohérente. C’est ce travail du rêve
qui est l’essence du rêve. Freud y insiste dans une note ajoutée en 1925 : ce ne
sont pas les pensées latentes qui spécifient le rêve, mais bien le travail du rêve.
De la même façon, ce qui spécifie les produits de la sublimation, ce sont moins
les pensées latentes, les désirs inconscients, que le travail effectué selon le
médiat utilisé. C’est cette élaboration, ce travail psychique, qui aboutit à une
certaine présentation, une certaine figure visuelle ou auditive. Les productions
de l’art contemporain illustrent bien les niveaux très variés d’élaboration psy-
chique depuis les œuvres très crues, très proches du pulsionnel brut, parfois à
visée volontairement très provocatrice, jusqu’aux formes les plus sophistiquées.
Le travail de sublimation se répartit donc sur un large « spectre » (au sens de
M. de M’Uzan et Murielle Gagnebin).
La perlaboration – comme la désignent davantage le mot allemand
« Durcharbeitung » ou le mot anglais « working through » – est un travail de
traversée des instances du conscient vers les sources pulsionnelles. Mais, à cette

1. S. Freud (1915), Pulsions et destins des pulsions, Métapsychologie, in OC, t. XIII, p. 167.
1330 Évelyne Sechaud

métaphore spatiale, il faut ajouter une dimension temporelle. Pour que la perla-
boration dans la cure opère contre les résistances, il y faut l’interprétation, sa
répétition et... le temps nécessaire pour obtenir la modification des représenta-
tions inconscientes : « Une épreuve de patience », souligne Freud1. Le travail

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du deuil est un travail de perlaboration comme l’ont déjà soutenu plusieurs
auteurs : G. H. Pollock2, Daniel Widlöcher3. En effet, dans le deuil, écrit
D. Widlöcher, « l’évidence consciente de la perte, le jugement de réalité, trans-
forme progressivement les formations inconscientes (...). La réalité dans le deuil
fait fonction d’interprétation, elle impose une nouvelle croyance, sans pour
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autant modifier immédiatement celles qui alimentent l’illusion de la persistance


de l’objet ». Il y faut donc du temps pour ramener l’envahissement du présent
par l’objet perdu au passé révolu. « Le temps nécessaire pour que le jugement
de réalité agisse sur l’ensemble des scènes en rapport avec l’objet perdu est iden-
tique à celui de la perlaboration. Interpréter dispose des mêmes pouvoirs et des
mêmes limitations que la réalité de la perte. »
Le travail de sublimation implique aussi ce travail de transformation, soit
à partir d’une réalité externe, soit à partir d’une réalité psychique, travail qui
nécessite du temps et de la répétition. Le temps de s’approprier cette réalité, de
l’assimiler et de produire une nouvelle réalité : les métaphores digestives, orales
ou anales viennent en rendre compte, relayées par celles de la grossesse et de
l’accouchement. Temps nécessaire à la pensée pour se développer, mais aussi
pour trouver la distance optimale par rapport au temps de l’excitation. Pierre
Chauvel4 remarquait que Picasso était à Paris au moment de Guernica. « Le
témoin oculaire peut rendre compte des événements, mais non les penser, les
représenter, entamer un travail de sublimation. Le temps pour lui comme pour
le traumatisé est collabé. Il ne peut accéder à la recréation du sens du trauma-
tisme que lorsque le temps aura permis le domptage de l’excitation. »
Claude Le Guen insiste, lui aussi, sur cette dimension du travail – travail de
l’enfantement, travail du créateur – et il rappelle l’exemple de Kékulé. « En 1862,
Kékulé fait son fameux rêve qui lui donne l’idée de structurer le benzène en
chaîne fermée hexagonale (invention à la base du développement de toute chimie
organique) ; lorsqu’il est saisi par cette “inspiration” onirique, il travaille le sujet
depuis des années ; en fait il ne pense qu’à ça, même en rêve. Son originalité créa-
trice n’est pas d’avoir rêvé, dans la soirée, d’un serpent se mordant la queue mais,

1. S. Freud (1914), Remémoration, répétition et élaboration, La technique psychanalytique,


Paris, PUF, 1953.
2. G. H. Pollock (1977), Mourning process and organisations, JAPA, vol. 25, no 1, 1977.
3. Ibid.
4. P. Chauvel, À propos des « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », RFP, t. LXI,
no 5, 1997.
Perdre, sublimer... 1331

en s’éveillant, de “passer le reste de la nuit à élaborer les conséquences de


l’hypothèse”, comme il l’écrit – et nous remarquons que de rêve, d’idée, c’était de
suite devenu une “hypothèse”. De surcroît, comme nous le savons, au-delà de
cette nuit féconde, il passera le reste de sa vie à la travailler. »1

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Le long travail de la perlaboration est aussi un travail qui porte sur des
fragments. Dans le travail du deuil, « chacun des souvenirs et des attentes, pris
un à un, dans lesquels la libido était rattachée à l’objet, est mis en position,
surinvesti, et sur chacun est effectué le détachement de la libido »2. Le travail de
deuil est un travail de décomposition. Ses moyens consistent à transposer sur le
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plan humain le fait biologique, c’est-à-dire « tuer le mort », selon le mot de


Daniel Lagache3. Mais plus encore ce travail du deuil est un travail de mise en
pièces, de rappel des multiples souvenirs affectés d’un « nevermore »4. Daniel
Widlöcher5 cite Proust : « Ce n’est pas une, c’est d’innombrables Albertine que
j’aurais dû oublier. Quand j’étais arrivé à supporter le chagrin d’avoir perdu
celle-ci, c’était à recommencer avec une autre, avec cent autres. » Chaque frag-
ment, aussi partiel soit-il, garde l’objet perdu et donne l’illusion de la possibilité
de sa retrouvaille. La lente perlaboration du deuil ouvre les possibilités de nou-
velles liaisons associatives à partir des souvenirs conscients et recrée une partie
de ce qui a été vécu en lui donnant un sens nouveau.
Le travail de sublimation reprend à son compte les différentes opérations
de l’élaboration et de la perlaboration.
Le fragment n’est pas le détail. Le fragment est à la construction ce que le
détail est à l’interprétation. Le détail est le lieu du déplacement, lieu où se réfugie
le sens. On se souvient de la technique de Morelli centrée sur les détails, la repré-
sentation des ongles, des lobes des oreilles, des choses qu’on ne remarque pas,
les « rebuts de l’observation » (Freud) lui permettant de déceler sans erreur
l’identité d’un peintre. Freud fait de même avec le Moïse de Michel-Ange, et se
focalisant sur le détail d’un doigt appuyé sur la barbe, interprète la position
représentée comme le résultat d’un mouvement antérieur. Le fragment, au con-
traire, est le lieu de la condensation. Il renvoie à un modèle archéologique.
« Penser le fragment, dit Guy Rosolato6, c’est s’engager à évoquer la disparition
qui a laissé un reste, mais aussi le recueil en lui, comme dernier et parfois seul
vestige, d’une totalité perdue, susceptible grâce à lui d’être reconstituée ; en ce

1. C. Le Guen, La dialectique freudienne, 2. Théorie de la méthode psychanalytique, Paris,


PUF, 1989.
2. S. Freud, Deuil et mélancolie, OC, t. XIII, p. 263.
3. D. Lagache, Le travail du deuil, OC, Paris, PUF, 1977, t. I, p. 245.
4. Edgar Allan Poe, The raven (poème sur le deuil).
5. D. Widlöcher (1994), Deuil fini et deuil sans fin, Le deuil, Paris, PUF, « Monographies de la
RFP », 1994.
6. G. Rosolato (1982), Fragments, Éléments de l’interprétation, Paris, Gallimard, p. 205.
1332 Évelyne Sechaud

sens, il contient potentiellement cette résurgence. » Et plus loin : « L’objet, frag-


ment du monde, peut toutefois contenir celui-ci ; il trouve par là sa totalité et
active l’oscillation métaphoro-métonymique entre le partiel et le complet qui est
au cœur de l’expérience esthétique. » L’oscillation métaphoro-métonymique est

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ce mouvement non dialectique entre articulation métonymique et articulation
métaphorique, qui s’applique tout particulièrement au domaine de l’art et du
jeu. « La progression la plus rigoureusement métonymique se double au moins
virtuellement d’une prolifération métaphorique différemment développée, sui-
vant les arts et les jeux, une cohérence métonymique (rationnelle, pratique, de
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recours à la réalité) pouvant à chaque instant faire retour. »1


Le travail de l’analyse, qui est à la fois travail de deuil et de sublimation,
porte aussi sur des fragments que le transfert utilise. Lorsque Freud définit
pour la première fois le transfert dans « Dora », il distingue deux types de
transfert, ceux qui sont de pures copies de l’original, « rééditions stéréotypées,
réimpressions », et ceux « qui sont faits avec plus d’art ; ils ont subi une atté-
nuation de leur contenu, une sublimation2, et sont même capables de devenir
conscients en s’étayant sur une particularité réelle de la personne de l’analyste
ou des circonstances qui l’entourent. Ce sont alors des rééditions revues et cor-
rigées et non plus des réimpressions »3. Ces transferts, qui « sont faits avec plus
d’art », utilisent les moyens de l’art, atténuation et déplacement sur un détail
qui est également un fragment ; dans ces transferts, déplacement et condensa-
tion sont à l’œuvre. Cette « atténuation » est aussi le mode de travail de
la pensée qui fragmente l’expérience pour répartir l’énergie d’investissement
en petites quantités sur des représentations verbales. Le mot est toujours
fragmentaire, « le langage fragmente l’évidence » (Yves Bonnefoy) et permet
de sortir de l’emprise totalitaire de l’image visuelle. Il faut « perdre de vue »
(J..B. Pontalis) pour penser.
Le travail de création est un travail qui s’inscrit dans une durée mais qui
comprend plusieurs phases de nature différente et dont la réalisation peut se
heurter à des difficultés spécifiques.
La première phase est celle de l’inspiration, du saisissement créateur. « Sai-
sissement » : le mot (proposé par Frobenius) est retenu par Michel de M’Uzan4
en 1964 lorsqu’il se penche sur le processus de la création littéraire, pour
connoter le caractère brusque du phénomène. Didier Anzieu5, reprenant le

1. Ibid., p. 29.
2. Les italiques sont de Freud.
3. S. Freud (1905), Dora. Fragment d’une analyse d’hystérie, Cinq psychanalyses, Paris, PUF,
1967, p. 87.
4. M. de M’Uzan (1964), Aperçus sur le processus de la création littéraire, De l’art à la mort,
Paris, Gallimard, 1977.
5. D. Anzieu, Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981, p. 93-141.
Perdre, sublimer... 1333

même terme, en souligne la dimension à la fois passive et active. Michel de


M’Uzan le décrit ainsi : « Une modification de la naturelle altérité du monde
extérieur ; l’altération de l’intimité silencieuse du moi psychosomatique ; le sen-
timent d’un flottement des limites séparant ces deux ordres, avec une connota-

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tion d’étrangeté. À cette transformation dans le rapport des investissements
objectaux et narcissiques répond le sentiment éprouvé par le sujet d’un change-
ment de sa position à l’égard du monde, voire de sa propre identité. L’état de
saisissement qui y est lié suscite la conscience d’entrer en rapport avec quelque
chose d’essentiel et pourtant d’ineffable. » Il range cet état dans la catégorie des
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phénomènes de dépersonnalisation, sans angoisse, selon lui – et, au contraire,


euphorique. Didier Anzieu, lui, considère que le premier temps de cette rupture
de l’unité narcissique est éprouvante et ne devient exaltant que dans le second
temps plus ou moins immédiat de la prise de conscience d’un représentant psy-
chique inconscient. Didier Anzieu envisage cinq phases du travail créateur :
— La première phase : elle consiste à « laisser se produire, au moment
opportun d’une crise intérieure..., une dissociation ou une régression du moi,
partielles, brusques et profondes : c’est l’état de saisissement ». Le créateur est
solitaire dans cette première phase.
Il s’agit donc d’une régression du moi, essentiellement formelle et
topique. César et Sára Botella1 ont beaucoup travaillé sur ces phénomènes de
régrédience qu’ils définissent ainsi : « Autant un état psychique qu’un mouve-
ment en devenir ; un potentiel de transformation, une capacité psychique
permanente, à résoudre hallucinatoirement la quantité d’excitation quand se
produit la fermeture de la voie motrice. » La régrédience fait émerger le lien
de la pulsion à ce qu’ils dénomment « l’objet-perdu-de-la-satisfaction-
hallucinatoire ». La régrédience de la pensée est à l’œuvre dans le processus de
sublimation qui permet de trouver de nouvelles figures aux objets perdus.
Cette régrédience de la pensée n’est pas sans rapport avec les phénomènes
hallucinatoires si fréquents au moment d’un deuil, « voir » par exemple le
défunt dans la silhouette d’un passant... ou dans la pensée animique qui fait
surgir les fantômes...
Enfin, comme C. et S. Botella l’ont montré, la régrédience peut constituer
une modalité du travail de l’analyste en séance, facilitant la figurabilité et la
tendance hallucinatoire qui permet de saisir la motion pulsionnelle et la trans-
former en représentations de désir.
— La deuxième phase est celle où « le moi rapporte de cet état régressif
un matériel inconscient, réprimé ou refoulé ou même jamais encore mobilisé,

1. C. et S. Botella, La figurabilité, Rapport au LXIe Congrès des psychanalystes de langue fran-


çaise, RFP, t. LXV, no 4, 2001, p. 18.
1334 Évelyne Sechaud

sur lequel la pensée préconsciente, jusque-là court-circuitée, reprend ses


droits et exerce son activité de symbolisation ». Cette phase repose sur
une très forte activation pulsionnelle. Créer devient alors une nécessité pour
décharger une tension fantasmatique, un excès de représentations incons-

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cientes et préconscientes. Cette force pulsionnelle que l’on retrouve chez tous
les créateurs a trois sources : un équipement pulsionnel inné, auquel s’ajoutent
des techniques pour provoquer ou entretenir la recharge (par excès : de vie
sexuelle, de voyages, de drogues, de contacts humains ; ou, au contraire, par
privation : le jeûne, l’abstinence, l’immobilité, l’île déserte...) ; enfin, des stimu-
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lations précoces de l’esprit et du corps par la mère qui a favorisé les auto-
érotismes. Nous retrouvons là ce que Freud décrit des conditions d’enfance
de Léonard.
Le matériel ramené ainsi à la conscience peut être soit des représentations,
soit des états d’affects, favorisant une remémoration affective (la madeleine de
Proust).
Cette étape peut être inhibée par la honte et la culpabilité ; avec le doute
s’introduit la destructivité de la pulsion de mort.
— La troisième phase consiste à instituer un code et à lui donner forme.
« En choisissant un code qui va organiser l’œuvre désormais en projet, le créa-
teur réintroduit le surmoi dans le circuit du travail psychique de la création. Le
surmoi est en effet le lieu psychique originaire du code, que celui-ci soit éthique
ou logique. (...) Le surmoi est l’introducteur à l’ordre symbolique dont le lan-
gage constitue le prototype. » Le conflit va se situer alors pour le créateur entre
le surmoi/idéal du moi et le moi idéal, entre le surmoi qui exige ordre et con-
traintes et les revendications narcissiques et grandioses du moi idéal.
— La quatrième phase est celle de la composition proprement dite de
l’œuvre. Elle est régie par les processus secondaires. Mais le conflit entre surmoi
et idéal du moi se poursuit dans cette phase. Pour Anzieu, ce conflit se joue
principalement sur le travail du style.
— Enfin, la cinquième phase est celle de la production au-dehors. Elle
implique que le créateur puisse considérer l’œuvre comme terminée. Elle met en
jeu les angoisses de séparation. Et surtout l’œuvre une fois produite sera-t-elle
un bon ou un mauvais objet et pour qui ? Les attaques, les critiques peuvent
certes venir de l’extérieur mais elles surgissent tout autant de la destructi-
vité interne.
Chacune de ces phases du travail créateur comporte sa dynamique, son
économie, sa résistance spécifique. Si les deux premières mettent en œuvre
l’inconscient et le préconscient, les trois autres affrontent le surmoi et les for-
mations idéales, l’idéal du moi recouvrant souvent le moi idéal (comme dans la
pensée de Freud après 1914).
Perdre, sublimer... 1335

PERDRE, SUBLIMER ET LE TRAVAIL DE LA CULTURE

« Culture » est le mot qui s’est maintenant imposé en français (à la suite de

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Lévi-Strauss avec l’opposition nature/culture) pour traduire ce que Freud
désigne par Kultur et qu’il ne différencie pas de la civilisation.
Perdre, sublimer sont deux processus tout à fait individuels et, en même
temps, pris dans la culture et dans une relation réciproque. Ils constituent des
interfaces entre le psychisme individuel et le monde de la culture, des traits
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d’union entre l’individu et le collectif social. Le deuil et la sublimation ont l’un


et l’autre une dimension culturelle, le deuil par les rites qui accompagnent la
mort, la sublimation à la fois dans son processus et dans les objets qu’elle pro-
duit. Les débuts de l’humanité rassemblent les deux. Alain Gibeault, dans un
article récent, indique : « Les premières traces de la création esthétique peuvent
être trouvées dans les sépultures de l’homme de Néandertal et de l’Homme
moderne entre 100 000 et 35 000 ans BP : les ossements des morts sont “déco-
rés” d’ocre rouge, ce qui peut être interprété comme une représentation du sang
et un symbole de la vie après la mort. »1 L’art est alors inséparable des inten-
tions animiques comme le souligne Freud dans Totem et tabou ; la magie de
l’art a d’abord eu un sens concret avant de devenir métaphorique.
Cet aspect social a des conséquences sur le processus lui-même. Les rites
mortuaires favorisent l’instauration du travail de deuil. Ils atténuent la culpabi-
lité liée à l’ambivalence, comme l’avait développé Martine Lussier2. La valori-
sation sociale de la sublimation est un facteur de plaisir narcissique. Si l’accueil
fait aux produits de la sublimation est positif, il renforce le moi et peut atténuer
ou dissoudre les doutes et les angoisses internes.
On oublie peut-être trop facilement cette importance du socius en mettant
l’accent sur l’individu. Pourtant Freud, dès le début de « Psychologie des mas-
ses »3, introduit l’axe social : « L’opposition entre psychologie individuelle et
psychologie sociale, ou psychologie des masses, qui peut bien à première vue
nous apparaître comme très significative, perd beaucoup de son tranchant si on
la considère de façon approfondie. (...) Dans la vie d’âme de l’individu, l’autre
entre en ligne de compte très régulièrement, comme modèle, comme objet,
comme aide et comme adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est
aussi d’emblée, simultanément, psychologie sociale, en ce sens élargi mais tout à
fait fondé. »4

1. A. Gibeault, Jeu et art dans la préhistoire, RFP, t. LXVIII, no 1, 2004, p. 260.


2. M. Lussier, Deuil et surmoi culturel, RFP, t. LXIV, no 5, « L’idéal transmis », 2000.
3. S. Freud (1921), Psychologie des masses et analyse du moi, OC, t. XVI, p. 5.
4. C’est moi qui souligne.
1336 Évelyne Sechaud

Quand commence le travail de la culture ? D’emblée, dit Freud. Pour


Lagache : « Il n’y a pas pour l’être humain d’objets et de buts naturels qui ne
soient enrobés dans le symbolisme et les valeurs culturelles. (...) Il n’y a pour
l’homme que des objets-valeurs, et quand j’accouple valeur à objet, je parle de

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valeurs culturelles. »1 Et, un peu plus loin : « Les buts et les objets de la sexua-
lité infantile s’inscrivent d’emblée et inéluctablement dans la fantasmatique, la
mythologie et l’axiologie de la culture à laquelle le sujet appartient. » André
Green va dans le même sens : « Sitôt instaurée la première relation d’un enfant
à son parent dans l’exercice des fonctions les plus “naturelles”, toute la culture
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portée par l’ “éleveur” marque le rapport entre l’enfant et l’adulte. (...) La


famille peut être considérée comme société originaire ou comme matrice sym-
bolique sociale. »2 La famille, en effet, introduit la référence à l’autre comme
représentant de l’ « espèce humaine », et à l’autre dans la différence des sexes et
des générations.
En élaborant la deuxième topique, Freud fait entrer l’autre dans l’appareil
psychique sous la forme du surmoi, des idéaux et d’un surmoi culturel articulé
au surmoi individuel. Cette nouvelle figure introjectée est issue, pour l’essentiel,
d’un processus de deuil (un deuil réussi, c’est-à-dire accompli qui, seul, permet
le processus d’identification). « Cette néo-création3 d’une instance supérieure
dans le moi est très intimement connectée au destin du complexe d’Œdipe, de
sorte que le surmoi apparaît comme l’héritier de cette liaison de sentiment telle-
ment significative pour l’enfance. Nous comprenons qu’avec la vacance du
complexe d’Œdipe l’enfant a dû renoncer aux investissements d’objet intenses
qu’il avait placés chez ses parents, et c’est en dédommagement de cette perte
d’objet que les identifications avec les parents, vraisemblablement présentes
depuis longtemps, sont tellement renforcées dans son moi. »4 Le surmoi appa-
raît donc comme une « néo-création », que Freud n’hésite pas à considérer
comme une sublimation des investissements aux objets dont le sujet a dû faire
le deuil. Perdre, sublimer, s’identifier participent au processus de constitution
de ce surmoi. Le surmoi reçoit en héritage le surmoi des parents, et les idéaux
de la culture, transmission qui affirme sa filiation. Les identifications paternel-
les déplacées sur d’autres figures donnent aussi au créateur une filiation dans le
domaine qu’il a choisi. Klimt a été pour Egon Schiele (dont je reparlerai), pré-
cisément une figure paternelle. Il a permis à Schiele de trouver sa place dans le
mouvement de la Sécession. La reconnaissance de la filiation donne le senti-
1. D. Lagache (1962), « De la fantaisie à la sublimation », La sublimation et les valeurs, in
Œuvres, t. V : 1962-1964, Paris, PUF, 1984, p. 13-15.
2. A. Green, La causalité psychique, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 118-119.
3. C’est moi qui souligne.
4. S. Freud (1932), La décomposition de la personnalité psychique, Nouvelle suite des leçons
d’introduction à la psychanalyse, in OC, t. XIX, p. 147.
Perdre, sublimer... 1337

ment d’appartenance, mais la véritable identité se constitue dans le mouvement


d’opposition. Deux tableaux peints par Schiele en 1912, Les Ermites et Agonie,
représentent le deuil et le dépassement du père sous les traits de Klimt.
À la fin de « Malaise dans la culture », Freud ajoute une analogie entre le

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développement de la culture et celui de l’individu : « On est en droit d’affirmer
que la communauté, elle aussi, produit un sur-moi, sous l’influence duquel
s’effectue le développement de la culture. »
Ce surmoi culturel a pour Freud une origine semblable à celui de l’homme
individuel. De même que le surmoi individuel résulte du deuil des objets œdi-
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piens et des désirs de mort contre le parent du même sexe, de même le « surmoi
de la culture » résulte du meurtre d’un grand homme, reproduisant le meurtre
du père originaire de la horde primitive. Gilbert Diatkine1 a repris longuement
l’étude de cette notion (assez débattue) en 2000 lors du Congrès de Montréal.
Avec Dominique Scarfone, je partage cette idée que la culture « n’est pas
une simple toile de fond devant laquelle chaque individu jouerait son drame
personnel. Non, le processus de la culture travaille en chacun de nous, il nous
travaille, parce qu’il nous impose des exigences demandant chaque jour une
réponse renouvelée, la plupart du temps inconsciente. (...) La culture est une
puissance active, exigeante, potentiellement torturante dans la mesure où le
surmoi individuel est, à des degrés variables selon les cas, enchâssé dans le
surmoi culturel »2. À cela j’ajouterai cette nuance que le surmoi culturel est sans
doute plus préconscient que le surmoi individuel qui, lui, est inconscient.
Le travail de la culture régit le travail de la sublimation : la culture impose
à l’individu de détourner une partie de sa libido sur des objets sublimatoires,
mais, en retour, ces nouveaux objets, scientifiques, artistiques, idéologiques
contribuent à l’enrichissement culturel. Jean-Luc Donnet, qui, depuis plusieurs
années, approfondit ces notions de la sublimation et du surmoi, considère que
« le processus sublimatoire se situe dans l’antagonisme propre à l’interférence
entre processus individuel et processus culturel ». Il ajoute : « Il me semble que
la réalisation sublimatoire coïncide avec la réussite de la tentative pour faire de
l’exigence culturelle une condition nécessaire au bonheur de l’individu, et de
celui-ci la condition non moins nécessaire du processus culturel. La transfor-
mation de l’antagonisme en interférence dynamique est l’enjeu même de la
sublimation. »3 Pour Jean-Luc Donnet, le processus individuel reste différencié
du processus culturel, avec des interférences entre les deux.

1. G. Diatkine, Le surmoi culturel, RFP, t. LXIV, no 5, « L’idéal transmis », 2000.


2. D. Scarfone, Formation d’idéal et surmoi culturel, RFP, t. LXIV, no 5, « L’idéal transmis »,
2000, p. 1593.
3. J.-L. Donnet (1992), Processus culturel et sublimation, RFP, t. LXII, no 4, « La sublima-
tion », 1998, p. 1059.
1338 Évelyne Sechaud

Pour Nathalie Zaltzman, les deux processus sont identiques. Lors du débat
entre eux deux, à l’occasion des journées organisées par André Green à Paris à
l’automne 2003, Jean-Louis Baldacci1 les avait interrogés sur cette question
centrale : l’isomorphie, ou non, de ces deux processus (individuel et culturel) en

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référence au désir de l’autre. La position de Jean-Luc Donnet est tout à fait freu-
dienne, telle qu’elle est exprimée, par exemple, dans « Malaise ». Nathalie
Zaltzman développe depuis longtemps le point de vue que le procès culturel est
une dimension intrinsèque du procès analytique. « C’est par le psychique dans
l’individuel que s’accomplit le Kulturarbeit, ce processus spécifiquement mis en
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évidence et connaissable par l’expérience analytique. » Le travail de culture


accompli par l’analyse procède par l’analyse non des valeurs supérieures promues
par la sublimation mais par « les figures intimes de la barbarie, l’appétit canniba-
lique, le désir de meurtre, l’inceste, les appétences sadiques et masochistes, l’am-
bivalence... Ce sont ces positions subjectives singulières et communes, indivi-
duelles et politiques, que le travail analytique sort de leur activité clandestine ».
L’analyse vise à permettre de penser tout ce fond pulsionnel qui constitue
l’individu et la culture, fond pulsionnel qui inclut les forces de vie et d’amour,
la sexualité et la destructivité. Il y a bien là, dans cette possibilité de penser,
d’élaborer et de perlaborer, un « triomphe de la vie de l’esprit » tel que Freud le
promeut dans L’homme Moïse. Que l’individu dans son évolution personnelle
et culturelle se redresse, puisse regarder plus loin, devant et derrière lui, est un
gain qui vaut bien la perte de plaisirs plus terre à terre ! Ce que l’on a perdu par
le refoulement organique est un gain pour la « vie de l’esprit » qui est aussi
capable de garder une partie de ce refoulé primaire pour le transformer en objet
de sublimation (par exemple, transformer les plaisirs liés aux bruits du corps en
intérêt pour la musique...).
Entre l’individu et la culture, il y a toute une série d’échanges réciproques
qui dépassent une opposition égoïsme/altruisme. Ainsi, Michel de M’Uzan sou-
ligne que « la voie des réalisations sublimatoires est constamment ouverte sur le
monde, de telle sorte que l’individu, qui en réalité ne travaille que pour lui,
offre au monde extérieur un produit propre non seulement à lui faire plaisir,
mais encore à le protéger. En sa dernière manifestation, le produit le plus
égoïste aboutit à un don, à l’amour par conséquent... »2. Cette position fait
écho à l’interprétation que propose Melanie Klein de Léonard. Il s’agit d’un
travail ancien de Melanie Klein3, avant que sa théorisation personnelle ait pris

1. Dialogue entre Nathalie Zaltzman et Jean-Luc Donnet, médiateur Jean-Louis Baldacci, Tra-
vail de la culture, travail de la cure, Le travail psychanalytique, Paris, PUF, 2003.
2. M. de M’Uzan (1964), Aperçu sur le processus de la création littéraire, De l’art à la mort,
Paris, Gallimard, 1977, p. 10.
3. M. Klein (1923), L’analyse des jeunes enfants, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1974, p. 121.
Perdre, sublimer... 1339

forme. Elle pense que Léonard devait avoir eu très tôt dans sa vie « une faculté
très développée d’identification avec les objets du monde qui l’entouraient. Une
telle faculté serait due à un passage massif et exceptionnellement précoce de la
libido narcissique à la libido objectale ». Cette identification aux objets du

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monde, synonyme d’ouverture sur le monde, signifie donc une faculté de pas-
sage et de jeu entre l’investissement narcissique du moi et l’investissement des
objets du monde qui précisément vont devenir les objets de la sublimation, de
l’investigation et de l’art de Léonard. Chez Léonard, « non seulement une iden-
tification s’établit entre le mamelon, le pénis et la queue de l’oiseau, mais cette
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identification fut absorbée dans l’intérêt pour le mouvement de cet objet, pour
l’oiseau lui-même, son vol et l’espace dans lequel il volait ». À partir du souve-
nir/fantasme de l’enfance, les objets se substituent les uns aux autres dans une
conquête infinie.
À la rentrée des vacances d’été, après quatre ans d’analyse et sans avoir
jamais manqué une seule séance, elle m’a téléphoné pour m’annoncer qu’elle avait
pris un congé supplémentaire d’une semaine et qu’elle en profitait pour aller
peindre au bord de la mer !
À son retour, elle fait état d’un sentiment d’étrangeté en arrivant, et de dif-
ficulté à reprendre le cours de l’analyse. Je pense qu’elle a surtout des difficultés
à me retrouver, ce que je lui communique. Elle me répond qu’au cours de cette
semaine elle a beaucoup pensé à sa mère : « Mais elle, elle est morte » ! Elle
continue sur ses vacances, la canicule, la mort de beaucoup de personnes âgées...
Elle associe sur l’âge de ses parents à sa naissance, et s’interroge longuement
sur leur désir de l’avoir, elle, si tard. Elle doute que sa mère l’ait attendue
avec plaisir, elle évoque les paroles et les actes ambivalents de sa mère rapportés
par ses sœurs.
Je lui dis : «Vous vous êtes demandée si je serai encore là à vous attendre... »
Elle reste silencieuse le reste de la séance.
La séance suivante, elle commence en me parlant de sa culpabilité : elle a
oublié de faire quelque chose d’important à son travail, et cet oubli pourrait avoir
des conséquences graves.
Un long silence. Puis : « C’est drôle ce que vous m’avez dit la dernière
fois... Ça m’a fait repenser à quelque chose dont je ne vous ai jamais parlé, dont
je ne parle jamais et dont presque personne n’est au courant. Ma mère ne l’a
jamais su ni personne de ma famille... (Un silence très lourd...) J’ai été enceinte
quand j’avais 25 ans et j’ai perdu le bébé à huit mois de grossesse. Il est mort
dans mon ventre. C’était un garçon. » Elle est très émue (moi aussi...). Le reste
de la séance et les séances suivantes seront occupées par le récit, entrecoupé de
silences, des circonstances de cet événement. Une grossesse consciemment non
désirée au cours d’une relation amoureuse « interdite » avec un homme dont elle
1340 Évelyne Sechaud

savait qu’il ne pourrait pas reconnaître l’enfant. Elle avait néanmoins décidé de
le garder, sans le dire à cet homme qui venait d’être muté avec une promotion
professionnelle dans un autre pays, et elle avait dissimulé sa grossesse le
plus longtemps possible, s’éloignant de son entourage habituel à partir du cin-

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quième mois.
Elle n’a pas su la raison exacte de cette mort in utero, totalement imprévue.
Elle se souvient longuement en séance, de l’accouchement, de la consternation du
personnel médical, de son état à elle de quasi-hébétude. Elle n’a pas demandé ce
qu’on allait faire du corps de ce bébé mort-né après l’autopsie. Mais, en séance,
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elle se revoit (ou elle s’imagine) regarder de la fenêtre de sa chambre la haute


cheminée du crématorium de l’hôpital...
Environ une semaine plus tard, elle arrive à sa séance assez déprimée, plus
soucieuse qu’en colère, parce qu’une de ses toiles a été abîmée dans le décro-
chage d’une exposition. Elle se demande comment elle va techniquement la répa-
rer. Elle se met à parler longuement de son travail avec les couleurs et la
matière, comment elle aime travailler la peinture avec ses doigts, « patouiller »
les couleurs... « Au début, j’ai commencé en faisant des sculptures, en terre cuite.
Mais j’avais beaucoup de mal quand je les passais au four, très souvent elles se
cassaient. C’est une amie qui m’a proposé de me mettre à la peinture. C’était
une femme un peu plus âgée que moi qui avait été très présente quand j’ai perdu
mon bébé.
« Elle vous a proposé la peinture comme moi je vous ai proposé l’analyse ? »
« Oui... la peinture, c’est très important pour moi ; je fais beaucoup de
choses pour les autres dans mon métier, mais l’analyse et la peinture c’est
pour moi. »
Cette longue séquence qui s’échelonne sur plusieurs séances trouve son
unité dans la mise en relation de son activité de peintre avec le deuil. Perdre,
sublimer, prennent sens dans le transfert1.
L’absence... Pour la première fois, elle décide une séparation qui l’éloigne
de moi mais accompagnée de substituts symboliques et sublimés : la mer, la
peinture, dans un retrait narcissique. Mouvement du Fort... Da, où elle maî-
trise activement l’absence et manifeste ses motions pulsionnelles ambivalentes.
Au retour, elle éprouve en arrivant ce sentiment d’étrangeté et de malaise
analogue à celui éprouvé lors de sa première séance d’analyse. Je peux alors
recentrer sur le transfert et j’obtiens un mouvement agressif sensible dans sa
voix et sa formulation : « Elle, elle est morte » que je peux entendre à la fois
comme l’évocation allusive de désirs de mort, à mon égard, et aussi peut-être de

1. Je me suis demandée, après coup une fois de plus, et bien sûr sans avoir de réponse, quel rôle
avait joué ce travail, que j’avais mis en chantier peu auparavant, sur la survenue de ce matériel !...
Perdre, sublimer... 1341

triomphe sur la mort. J’ai pensé qu’elle m’avait téléphoné pour me prévenir de
son absence (selon sa politesse habituelle) mais aussi pour s’assurer que je
n’étais pas morte pendant les vacances comme toutes ces personnes âgées...
selon ses craintes et ses souhaits. Ses associations la conduisent rapidement à

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l’interrogation sur le désir de ses parents de la concevoir et leur ambivalence,
projection de sa propre ambivalence.
Mon interprétation ( « Vous vous êtes demandée si je serai encore là à
vous attendre » ) est le résultat d’un compromis (que je trouvais plutôt mala-
droit sur le moment !) qui tente de lier l’absence et le désir dans l’attente. Ce
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mot qui m’est venu aux lèvres n’est pas anodin qui suggère une grossesse,
actualisée, cette fois, dans le transfert. Et le silence de cette fin de séance est
bien alors un silence de perlaboration qui va permettre l’accès au souvenir de la
grossesse et de l’enfant mort. Ce souvenir était-il oublié ? Refoulement ou cli-
vage ? Mise au secret assurément (pendant quatre ans d’analyse !...) de tout un
ensemble, la relation amoureuse interdite, la grossesse, le désir d’enfant, la
mort, sanction accomplie de cette relation interdite... Mon interprétation n’est
pas le seul levier de cette levée du secret. Son absence volontaire met en acte
toute une partie de la séquence : s’éloigner, pour peindre comme substitut
d’accoucher, l’éloignement étant aussi celui du père de l’enfant. Les représenta-
tions de la mort ont été projetées sur des figures maternelles, mais, dans
l’événement, c’est bien sa fonction maternelle qui a été mise à mal. Le rappel du
souvenir et sa verbalisation en séance sont le résultat à la fois de cet écart
qu’elle a mis entre elle et moi, dans un mouvement meurtrier, écart qui permet
de penser et d’entendre la polysémie des mots de mon interprétation. Le temps
vide de séances crée un espace vide dans l’analyse, un vide d’elle dans mon
espace externe/interne qui joue pour elle comme pour moi. Pour moi, en lais-
sant s’exprimer cette interprétation. Pour elle, ce vide permet de retrouver le
vide laissé par l’enfant mort, mais aussi de retrouver les représentations/affects
évacués, expulsés. Ce vide provoqué par l’enfant mort est aussi la reduplication
du vide laissé en elle, enfant, par la mort du père, « dont on ne parlait pas »...
Vide qui fait le silence sur les relations amoureuses infantiles et adultes.
L’attendre... Le mot est de moi et n’était pas venu dans sa parole, même
si le référent en était présent. Qu’ai-je ainsi connoté dans cette formulation ?
Certes la grossesse, je l’attendais dans mon intérieur, la métaphore est claire...
et elle était présente confusément dans mon esprit depuis bien plus longtemps,
fondée sur la relation que je vivais avec elle, relation d’emboîtements récipro-
ques d’où n’était pas exclue la présence paternelle, pour moi clairement dans
ma pensée, pour elle comme l’ombre portée d’un nuage. Nous étions cependant
essentiellement dans un transfert maternel fusionnel qui suspend le temps. La
césure marquée par la fin de chaque séance prend alors le sens d’expression de
1342 Évelyne Sechaud

la haine, comme le souligne Winnicott. De même que le paiement à la fin de


chaque séance rétablit du tiers symbolisant.
L’attente... Le mot résonne dans une double dimension, objectale féminine
et intrapsychique.

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Pour une fille, en attendant qu’elle devienne femme, attendre, c’est...
attendre le Prince charmant, celui qui d’un baiser réveille les désirs de la Belle
endormie, après qu’il a fallu renoncer à attendre son père (encore que le Prince,
ce fils de roi, en soit une autre figure !), attendre d’être grande, c’est-à-dire
d’avoir des seins, puis des règles, attendre un enfant, attendre la ménopause...
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Attendre, c’est vivre le temps au féminin, temps essentiellement cyclique, ponc-


tué d’espoirs, de déceptions, de renoncements.
Attendre dans l’analyse... recueillir les éléments, laisser venir le sens qui
émerge de leur liaison dans une configuration nouvelle, un sens qui se constitue
en même temps que la forme se développe. Attendre... garder en soi les atta-
ques haineuses, l’excitation de la perte, la séduction de l’amour, et, de ces excès
pulsionnels, créer des pensées, scénariser des représentations. Attendre... le
temps propice à l’interprétation. Attendre, dans cette apparente passivité qui
est en fait réceptivité active. Cette capacité réceptive et nécessairement patiente
de l’analyste met en œuvre la réceptivité féminine quel que soit le sexe de
l’analyste. Laurence Kahn1 et Catherine Chabert2 ont mis l’accent sur la dimen-
sion masochiste de cette écoute dans une référence au fantasme On bat un
enfant, fantasme masochiste qui permet d’entendre l’amour sous les coups et de
fournir une liaison érotique aux excitations. Je ne partage pas entièrement cette
position. Que le fantasme masochiste s’empare de l’écoute de l’analyste à cer-
tains moments de certaines cures, sans doute ! Dans ces cas, il me paraît plutôt
difficile de s’en déprendre, car ce fantasme précisément induit et entretient la
jouissance passive. L’écoute de l’analyste est sûrement infiltrée de l’auto-
érotisme de la sexualité infantile, le masochisme n’en est qu’une dimension.
Dans l’écoute de l’analyste, le sexuel infantile est transformé par sublimation
sous l’effet de la rêverie maternelle au sens de Bion.
Le secret a une place très importante pour Marie et dans cette cure, à la
fois dans son contenu et dans sa fonction. Le secret a d’abord trait au père
mort. Lorsqu’elle était enfant et qu’on lui demandait ce que faisait son père,
elle ne savait que répondre. Que fait un père « qui est au ciel » ? Elle avait pris
l’habitude de ne rien dire ou de dire n’importe quoi ! Le secret qu’elle garde si
longtemps dans l’analyse est celui de l’enfant mort qui rassemble la liaison

1. L. Kahn, L’excitation de l’analyste, Le fantasme, une invention ?, Actes des Entretiens de


l’APF, décembre 1999.
2. C. Chabert, Les voies intérieures, RFP, t. LXIII, no 5, 1999, p. 1445-1448.
Perdre, sublimer... 1343

amoureuse interdite et la culpabilité. La peinture tenue secrète dans les pre-


miers entretiens puis largement évoquée constitue le trait d’union entre le caché
et le montré. Ces toiles qu’elle expose sans les signer de son patronyme sont à la
fois le révélateur et le lieu du secret de sa vulnérabilité. Le contenu du secret est

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celui du désir et de la filiation, et conjoint l’infantile et la sexualité adulte. Ce
secret conscient qui se maintient par clivage s’articule aux désirs œdipiens qui,
eux, sont refoulés.
Le secret est tout aussi important par sa fonction à la fois négative et posi-
tive. Il s’oppose, bien sûr, à la règle fondamentale et Freud le dénonce comme
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une résistance : « La cure analytique ne peut tolérer un tel droit d’asile. »1 Main-
tenir un secret dans l’analyse prend place dans la rétention anale : l’érotisme
anal est important chez Marie et, sous une forme sublimée, joue un rôle non
négligeable dans sa production picturale. Mais, si le secret est maintenu si ferme-
ment, c’est qu’il est indispensable à l’organisation psychique du sujet, aussi bien
son narcissisme que ses objets d’amour. Dans un texte ancien, qui n’a rien perdu
de sa vigueur, Victor Smirnoff écrivait : « La barrière constituée par la secrétude
protège le sujet contre l’effraction de son espace d’abord fusionnel et par la suite
narcissique ; contre la dépréciation et la destruction de ses objets d’amour ;
contre la dévalorisation de ses modèles identificatoires ; en d’autres termes,
contre tout ce qui pourrait venir mettre en péril une certaine cohérence de son
organisation primitive. Si celle-ci lui est aussi nécessaire, c’est qu’elle condi-
tionne toute expérience de jouissance. C’est grâce à l’intégrité de cette mem-
brane limitante, de ce trait que dessine le secret, que l’identité s’affirme... »2
Chez Marie, l’espace du secret manifeste la nécessité de constituer un
espace interne qui permette de trouver une liberté de penser. Mais la membrane
manque de souplesse, elle se fait rigide, manifestant par là même les difficultés
de contenance de ce que Didier Anzieu appelle le Moi-peau.

PERDRE, SUBLIMER... LA RÉPARATION...

Après la mort de son enfant, Marie se met à la sculpture, puis devant


l’échec de ses réalisations et sur le conseil d’une amie elle se tourne vers la pein-
ture, choix qui se poursuit depuis vingt-cinq ans ! La peinture est donc devenue
pour Marie une activité de sublimation qui résiste au temps, c’est-à-dire qui
s’est abstraite (en partie) aujourd’hui de son origine initiale.

1. S. Freud (1917), XIXe Leçon, Leçons d’introduction à la psychanalyse, in OC, t. XIV, p. 299.
2. V. Smirnoff (1976), Le squelette dans le placard, Un promeneur solitaire, Paris, Calmann-
Lévy, 1998, p. 117.
1344 Évelyne Sechaud

Cependant le processus inaugural ne peut manquer d’évoquer ce que Mela-


nie Klein a élaboré comme mécanisme de réparation, même si l’idée kleinienne
ne rend pas compte de l’ensemble du processus de sublimation chez Marie.
Melanie Klein a introduit ce concept de réparation dans son article de 19291

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en prenant appui sur deux exemples d’œuvres artistiques, L’enfant et les sortilèges
de Ravel sur un livret de Colette et un article intitulé « L’espace vide » de Karin
Michaelis racontant l’histoire du peintre Ruth Kjär. Cette femme, qui avait un
sens artistique développé surtout pour la décoration de sa maison, n’avait aucun
talent créateur déclaré. Elle était dépressive et se plaignait d’un état de vide inté-
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rieur. Malgré un mariage heureux, la dépression persistait avec ce sentiment d’un


espace vide en elle. Le frère de son mari, peintre au talent reconnu, vint un jour
reprendre un de ses tableaux qu’il lui avait prêté. Le tableau fut vendu et il laissa
un espace vide sur le mur, « un espace vide qui semblait coïncider avec l’espace
vide qu’il y avait en elle ». Un beau matin, elle décide de barbouiller l’espace vide
sur le mur. Elle n’avait jamais peint de sa vie, et pourtant elle réalise un tableau
très rapidement dans une grande fièvre créatrice, et le soir venu son mari et son
beau-frère se retrouvent devant ce tableau qui est digne de la facture d’un peintre
professionnel ! Après ce tableau, Ruth Kjär peignit plusieurs portraits : notam-
ment une vieille femme au seuil de la mort, et enfin sa mère, sous les traits d’une
femme robuste, pleine de vie. De ce « cas clinique », Melanie Klein conclut :
« L’espace vide avait été rempli ! Le désir de réparer le préjudice causé à la mère
et celui de se reconstituer sous-tendaient le besoin contraignant de peindre ces
tableaux. Le portrait de la vieille femme semble être l’expression du désir pri-
maire sadique de détruire. Le désir d’écraser sa mère, de la voir vieillie, usée,
fonde le besoin de la représenter en pleine possession de sa force et de sa beauté.
La fille peut alléger son angoisse, tenter de reconstituer sa mère et de la réparer
grâce au portrait. » Tout cela semble un peu magique !...
L’angoisse du vide est, pour Melanie Klein, l’équivalent chez la fille de
l’angoisse de castration du garçon. Elle résulte du désir de la fille de détruire
le contenu du ventre maternel et de la crainte de la rétorsion maternelle.
L’angoisse de perdre l’objet ou l’amour de l’objet ne sont pour elle que la modi-
fication plus tardive de cette angoisse. Dans cet article, elle avance donc que le
désir de réparation fait suite aux attaques sadiques. En 19342, puis en 19403,

1. M. Klein (1929), Les situations d’angoisse de l’enfant et leur reflet dans une œuvre d’art
et dans l’élan créateur, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1974, p. 254-262.
2. M. Klein (1934), Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs,
Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1974, p. 311-340.
3. M. Klein (1939), Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs, Essais de psycha-
nalyse, Paris, Payot, 1974, p. 341-369. Melanie Klein a écrit cet article après avoir vécu elle-même le
deuil de son fils aîné mort dans un accident de montagne en avril 1934, et le cas clinique qu’elle pré-
sente, Mme A..., est visiblement le sien.
Perdre, sublimer... 1345

Melanie Klein relie la réparation à la position dépressive. Dans la position


dépressive, le sujet est confronté avec le sentiment d’avoir, par son omnipo-
tence fantasmatique, détruit sa mère ; sa culpabilité et son désespoir de l’avoir
perdue éveillent en lui le désir de la restaurer et de la recréer afin de la récupérer

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aussi bien extérieurement qu’intérieurement. Plus grande est l’angoisse de
perdre les objets aimés, plus le moi lutte pour les sauver. « Les efforts pour sau-
ver l’objet aimé, le réparer et le restaurer (...) sont les facteurs déterminants de
toutes les sublimations. (...) À ce propos, je ne mentionnerai que la valeur spé-
cifique, pour la sublimation, des morceaux auxquels a été réduit l’objet aimé et
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de l’effort tenté pour le rassembler. C’est un objet “parfait” qui est en pièces ;
l’effort de reconstitution suppose donc la nécessité de fabriquer un objet beau
et “parfait”. (...) Le désir de perfection prend racine dans la peur dépressive de
la désintégration ; celle-ci est donc d’une importance insigne pour toutes
les sublimations. »
Pour Melanie Klein, l’impulsion créatrice est liée à la position dépressive.
Selon elle, le travail de deuil et les tendances à la réparation sont la source de
toute créativité et de toute sublimation. La réparation réalise une double fonc-
tion : elle mène le sujet à recréer ce qui a été détruit ; et elle pousse à sublimer
les pulsions destructrices pour préserver l’objet aimé. Le souci d’épargner
l’objet infléchit les pulsions primitives dans une direction nouvelle et inhibe les
pulsions primitives de destruction et d’autodestruction. C’est à cette phase
dépressive que Melanie Klein place la genèse de la formation des symboles. Le
déplacement du but instinctuel entraîne le remplacement de l’objet originel de
la pulsion par des objets substitutifs : c’est ainsi que la sublimation se rattache à
la formation symbolique.
La perte et le travail de deuil auquel la perte contraint sont au cœur de la
conception du symbolisme que propose Melanie Klein. Dans un livre qu’elle a
consacré à Melanie Klein, Julia Kristeva1 développe l’idée que c’est de la perte
de la mère (qui revient pour l’imaginaire à une mort de la mère) que s’organise
la capacité symbolique du sujet. S’appuyant sur le drame d’Oreste, Melanie
Klein fait du matricide la condition pour accéder au symbole ; et Julia Kristeva
interroge : « S’agirait-il, par ce détour mythologique, de dire que le symbole est
le meurtre de la mère ? Ou encore qu’il n’y a pas de meilleur meurtre de la mère
que le symbole ? » Meurtre imaginaire, évidemment !
Alors que, pour Melanie Klein, l’acte créateur vise à réparer l’objet perdu,
pour Janine Chasseguet-Smirgel2 il existe une activité créatrice dans laquelle le
but poursuivi est la réparation du sujet lui-même. La création est une autocréa-

1. J. Kristeva, Le génie féminin, t. II : Melanie Klein, Paris, Fayard, 2000, p. 215.


2. J. Chasseguet-Smirgel, Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Paris, Payot, 1971.
1346 Évelyne Sechaud

tion qui tire son impulsion profonde du désir de pallier par ses propres moyens
les manques laissés ou provoqués par autrui. Elle situe donc la création dans
une assomption narcissique, dans une tentative d’atteindre l’intégrité, c’est-à-
dire de surmonter la castration à tous les niveaux.

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Revenons à Marie. La mort de son enfant constitue une attaque de ses
objets internes. Cette mort détruit la mère en elle, celle qu’il lui est refusé d’être
par les interdits œdipiens, celle qui, plus précocement, a été l’objet de son ambi-
valence. Elle décrit sa réaction à la naissance/mort de son bébé comme une
« hébétude », une impossibilité de penser, de poser la moindre question et en
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particulier celles concernant la mort, les causes biologiques autant que le deve-
nir du corps de ce bébé mort-né. L’incinération reste imaginaire et n’a pas
donné lieu à un quelconque rituel funéraire dans la réalité.
Les créations en terre cuite constituent elles une véritable sublimation ? Je les
crois beaucoup plus proches de ce que Hannah Segal1 appelle une équation sym-
bolique et qu’elle définit ainsi : « Dans l’équation symbolique, le substitut sym-
bolique est senti comme étant l’objet d’origine. (...) L’équation symbolique est
utilisée pour dénier l’absence de l’objet idéal ou pour contrôler l’objet persécu-
teur. » Par contre, « le symbole, à proprement parler, disponible pour la sublima-
tion et l’épanouissement du développement du moi, est senti comme représentant
l’objet. (...) Il prend naissance quand les sentiments dépressifs prédominent sur
les sentiments schizoparanoïdes, lorsque la séparation d’avec l’objet, l’ambi-
valence, la culpabilité et la perte peuvent être éprouvées et tolérées. Le symbole
est utilisé non pas pour dénier la perte, mais pour la surmonter ». Les terres cuites
de Marie sont encore des symbolisations concrètes, des substituts à peine dépla-
cés de l’enfant mort. Leur destin est identique : périr dans le four crématoire. La
réparation échoue à recréer l’objet perdu, et la mort triomphe.
Martine Boileau dans un entretien avec Michel Ledoux2, introduit une dis-
tinction entre deux types de sculpteurs : les modeleurs, dont elle fait partie, et
les tailleurs. « Le modeleur construit son monde autour de lui. Le tailleur (...) il
va chercher ce qui est à l’intérieur. Nous, les modeleurs, que ce soit un objet
grand ou petit, même si nous pouvons le tenir dans le creux de notre main,
lorsque nous le créons, nous sommes à l’intérieur. » Cette remarque de Martine
Boileau se situe au plus près d’une expérience intime, corporelle. À Michel
Ledoux qui évoque des bras maternels, elle répond : « Ça m’évoque en effet ma
mère qui était un personnage bon mais infantile, et qui n’a jamais pu, non par
manque de bonté mais parce qu’elle était trop petite, avoir des relations char-
nelles et maternelles avec ses enfants. »

1. H. Segal (1991), Rêve, art et phantasme, Paris, Bayard, 1993, p. 86.


2. M. Ledoux, Corps et création, Paris, Les Belles Lettres, 1992.
Perdre, sublimer... 1347

Ces paroles d’une femme sculpteur éclairent ce qu’a pu être la position de


Marie dans ses premières tentatives sublimatoires. Créer un objet qui la
contienne, pour élaborer les angoisses du vide, et la détresse ; c’est-à-dire fabri-
quer un contenant maternel qui devienne un lieu de transformation. C’est ce que

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Marie attend de l’analyse. Le passage de la terre cuite à la peinture s’est accom-
pli pour Marie sur l’incitation d’une amie dont elle parle comme d’une figure
maternelle bienveillante. C’est en s’appuyant sur cette image maternelle que
Marie peut accéder à une forme plus aboutie de sublimation, image qu’elle
transfère sur moi dans l’analyse. La peinture l’oblige à un changement d’espace,
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une surface plane sur laquelle elle doit transformer l’espace à trois dimensions
de la réalité dans lequel se situe la sculpture. Elle passe aussi d’une représenta-
tion concrète à une représentation abstraite : elle m’a parlé des terres cuites
comme étant des figurines alors qu’elle décrit ses tableaux comme étant des
peintures abstraites. Enfin, la création picturale s’inscrit dans l’espace limité de
la toile ; elle est contenue dans un cadre comme l’est l’analysant dans la situation
analytique. Il y a donc eu toute une série de transformations psychiques dans
l’évolution de ses objets sublimatoires, dont les changements de technique ne
sont que la conséquence. La psychanalyse maintenant s’inscrit pour elle dans
cette série des transformations, d’elle-même et de son monde intérieur.

LE FANTASME ENTRE PERDRE ET SUBLIMER

Le fantasme constitue le point de rencontre entre la pulsion et l’objet. Guy


Rosolato le formule ainsi : « Le fantasme est l’ombre de l’objet dont la lumière
est la pulsion. »1 Le fantasme permet d’élaborer les excitations pulsionnelles
dues aux traumatismes et en particulier aux pertes objectales de toutes sortes.
Freud retrouve le fantasme dans la formation des rêves, des symptômes, des
créations artistiques ou intellectuelles. Fantasme et sublimation apparaissent
ensemble dans une lettre à Fliess datée du 2 mai 1897 : « J’ai acquis de la struc-
ture de l’hystérie une notion exacte. Tout montre qu’il s’agit de reproduction de
certaines scènes auxquelles il est parfois possible d’accéder directement et
d’autres fois seulement en passant par des fantasmes interposés. (...) Ils [les fan-
tasmes] représentent des constructions protectrices, des sublimations, des enjoli-
vements des faits... » Et, dans des notes jointes à cette lettre : « Les fantasmes
édifient des défenses psychiques contre le retour de ces souvenirs qu’ils ont
aussi la mission d’épurer et de sublimer. » À cette date, Freud tient encore pour
déterminante la réalité de scènes sexuelles traumatiques qu’il cherche (et

1. G. Rosolato, La relation d’inconnu, Paris, Gallimard, 1978.


1348 Évelyne Sechaud

trouve !) dans sa propre histoire. Son père est mort en octobre 1896 ; il est
plongé dans son auto-analyse et dans la relation avec Fliess. Le deuil et le
transfert sur Fliess sont sources d’excitation qui produit une intense activité
psychique, élaborations de sa pratique, rêves, théorisations... Le fantasme est

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saisi comme une construction défensive qui mêle des éléments vécus, des choses
vues ou entendues, utilisées après coup, mais c’est une défense « vers le haut »,
une épuration, un enjolivement de la réalité. Par rapport à la violence de la
sexualité agie, le fantasme est un produit édulcoré, mais protecteur. Freud est
dans le même courant d’idées selon lequel la parole est un succédané de l’acte
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comme il l’affirme dans les Études sur l’hystérie. L’analyse qui, par son disposi-
tif, favorise la parole et le fantasme est bien dans le registre de la sublimation,
c’est-à-dire un processus de transformation des pulsions favorisant le détour de
la pensée qui évite la décharge directe dans le corps ou dans l’acte et permet
aussi de déplacer dans une autre réalité, psychique maintenant, la dimension
traumatique. Ce qui peut être traumatique alors, c’est l’émergence de la pulsion
dans sa brutalité et sa sauvagerie ; libido ou pulsion de mort ou pulsion sexuelle
de mort (Laplanche) ? Le fantasme a pour mission de trouver à ces pulsions des
formes dramatisées qui vont être représentées sur la scène du transfert.
Dans le même temps, Freud associe le fantasme et la création artistique :
« Le mécanisme de la création poétique est le même que celui des fantasmes
hystériques. Goethe prête à Werther quelque chose de vécu : son propre amour
pour Lotte Kästner et, en même temps, quelque chose dont il a entendu parler :
le sort du jeune Jérusalem qui se suicida. Goethe joue probablement avec l’idée
du suicide et y trouve un point de contact qui lui permet de s’identifier à
Jérusalem. Il prête à celui-ci des motifs tirés de sa propre histoire d’amour.
C’est au moyen de ce fantasme qu’il se prémunit contre les conséquences de sa
propre histoire. Ainsi, Shakespeare avait raison d’associer poésie et folie (fine
frenzy). »1 Lorsque quelques mois plus tard, au moment de l’anniversaire de la
mort de son père, Freud renonce à sa neurotica, en ayant découvert ses propres
désirs infantiles incestueux, il associe directement sur Œdipe, non le mythe mais
la pièce de Sophocle, et sur Hamlet, c’est-à-dire deux œuvres littéraires qui ont
mis en scène ces désirs. Le lien entre le fantasme et la production artistique sera
maintenu en 1908 dans « Le créateur littéraire et la fantaisie » (difficile traduc-
tion de Der Dichter und das Phantasieren), dans les « Formulations sur les deux
principes de l’advenir psychique » en 1911, puis dans la « XXIIIe Leçon »
en 1917. Le fantasme, s’il reste une défense contre la réalité, est aussi un moyen
de figuration des désirs : « Les désirs sont la force motrice des fantaisies. » Le
fantasme est création, il est le résultat de la mise en scène du désir dans un scé-

1. Lettre du 31 mai 1897.


Perdre, sublimer... 1349

nario où il agence le perceptif incluant tous les aspects de la sensorialité, essen-


tiellement visuelle et auditive, et les représentations conscientes et inconscien-
tes. Les désirs qui l’animent sont l’actualisation des désirs infantiles : « Une
fantaisie flotte entre trois temps, les trois moments de notre activité représenta-

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tive. » Le fantasme s’appuie sur une impression actuelle qui évoque un désir
infantile du passé et en propose la réalisation dans l’avenir. Donc : « Passé, pré-
sent, avenir comme enfilés sur le cordeau du désir qui les traverse. »1 Le créa-
teur (littéraire, dans le texte de 1908) procède de la même façon. Le créateur a
cependant dû opérer quelques transformations sur ce matériel fantasmatique :
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« L’artiste s’entend tout d’abord à élaborer ses rêves diurnes de façon à ce


qu’ils perdent ce qu’ils ont de trop personnel, propre à repousser les étrangers,
et qu’ils deviennent susceptibles d’être goûtés par les autres. Il sait aussi les
atténuer suffisamment pour qu’ils ne révèlent pas facilement qu’ils proviennent
de sources réprouvées. Il possède en outre la faculté énigmatique de mettre en
forme un matériel déterminé jusqu’à ce que celui-ci soit devenu l’image fidèle
de sa représentation de fantaisie, et il sait alors rattacher à cette présentation de
sa fantaisie inconsciente un tel gain de plaisir que par elle les refoulements sont
vaincus et supprimés du moins pour un temps. »2 Ce gain de plaisir, c’est pour
Freud le plaisir esthétique qu’il assimile au plaisir du mot d’esprit, plaisir dit
préliminaire, prime de séduction inséparable de l’auto-érotisme. « Le plaisir
qu’on procure à l’auditeur n’a pas grand-chose à faire avec la chose même. Les
sources du plaisir sont dans la forme ; nous prenons cela pour le plaisir intégral
et ne voyons pas qu’il ne fait que déclencher le plaisir terminal, qui est déter-
miné par l’inconscient. »3
Le travail créateur rend méconnaissables (plus ou moins) les fantasmes qui
sont à l’origine, de la même façon que le travail du rêve déguise le désir incons-
cient. Mais ce à quoi nous sommes sensibles dans une œuvre, c’est précisément
ce qu’elle touche en nous, qui correspond à l’intention consciente ou incons-
ciente de l’artiste et qui ne pourra se découvrir que par l’analyse de l’œuvre.
Freud saisit cette dimension devant le Moïse de Michel-Ange : « Ce qui nous
empoigne aussi puissamment ne peut être que l’intention de l’artiste (...) l’état
affectif, la constellation psychique qui ont fourni chez l’artiste la force motrice
de la création, doivent être reproduites chez nous. »4

1. S. Freud (1908), Le créateur littéraire et la fantaisie, L’inquiétante étrangeté et autres essais,


Paris, Gallimard, 1985, p. 39.
2. S. Freud (1917), XXIIIe leçon : Les voies de la formation du symptôme, Leçons de psychana-
lyse, in OC, t. XIV, p. 389.
3. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, t. III, séance du 15 février 1911, Paris, Galli-
mard, p. 171.
4. S. Freud (1914), Le Moïse de Michel-Ange, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris,
Gallimard, 1985.
1350 Évelyne Sechaud

À travers leur diversité, les formations fantasmatiques relèvent pour Freud


de la même identité, mais une identité métissée, de « sang mêlé » : fantaisies,
rêves diurnes conscients qui sont du domaine du théâtre privé et fantasmes
inconscients qui mettent en scène le sexuel infantile refoulé ; les uns et les autres

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ont des liens homologues avec le désir inconscient. Les fantasmes originaires,
d’emblée inconscients, constituent des structures organisatrices de la psyché,
selon Laplanche et Pontalis dans leur article célèbre de 19641. La structure du
fantasme originaire est caractérisée par le fait qu’elle est un scénario à entrées
multiples. Michelle Perron-Borelli et Roger Perron ont repris cette étude du
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fantasme et dégagé une structure ternaire comprenant : un sujet, un objet et


une représentation d’action. Mais le fantasme travaille selon de multiples trans-
formations : sujet et objet peuvent permuter, et la représentation d’action peut
prendre, comme le verbe, les voix active, passive ou réfléchie.
Du fait de sa structure, le fantasme offre toutes les potentialités dyna-
miques qui permettent de lier les vécus de perte d’objet. Mais le lien entre la
perte et le fantasme n’est pas réductible à un rapport de terme à terme. Michèle
Perron-Borelli2 insiste sur le fait que le fantasme le plus souvent met en scène
autre chose que ce qui a pu être réellement à l’origine d’un vécu traumatique au
moment où celui-ci se trouve réactualisé. Un traumatisme de deuil ou de sépa-
ration pourra ainsi se manifester dans un fantasme de séduction ou de scène
primitive ou de castration. Le fantasme est un moyen d’élaborer les trauma-
tismes : la perte, le deuil sont resexualisés par le fantasme.
« Mon chat que j’aime beaucoup est tombé brusquement très malade, ce
week-end. Je l’ai conduit en urgence chez le vétérinaire qui l’a aussitôt opéré.
Mais c’est très grave et il n’est pas sûr qu’il survive. Je me suis beaucoup
occupée de lui... J’ai repensé à ma maman. Je me suis aussi beaucoup occupée
d’elle jusqu’à sa mort. C’est étrange, j’ai eu ce même fantasme que j’ai eu
lorsque ma mère allait mourir : si j’avais pu la mettre dans mon ventre pour lui
redonner la vie. »
L’actualité présente du chat malade fait revenir ce fantasme qui entre en
résonance avec deux événements du passé : l’un explicite, la maladie mortelle
de la mère ; l’autre implicite, sa grossesse et le bébé mort dont il avait été lon-
guement question quelques séances auparavant. Ce fantasme rassemble un
fantasme d’incorporation et un fantasme originaire. Abraham a décrit le fan-
tasme d’incorporation comme une première réaction au deuil (beaucoup plus
accentuée dans la mélancolie) qui vise à garder l’objet pour en dénier la perte

1. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Fantasme originaire, fantasme des origines, origine du fan-
tasme, Les Temps modernes, no 215, avril 1964.
2. M. Perron-Borelli, Dynamique du fantasme, Paris, PUF, « Le Fil rouge », 1997.
Perdre, sublimer... 1351

en attendant que l’épreuve de réalité enclenche le mouvement du travail de


deuil. Le fantasme de retour au sein maternel a été un temps retenu comme un
fantasme originaire prenant place dans la série des fantasmes connotés à
l’origine : origine du sujet (scène primitive), surgissement de la sexualité (séduc-

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tion), origine de la différence des sexes (castration). La scène primitive est
restée le fantasme originaire par excellence du fait de la représentation œdi-
pienne qui la sous-tend. Le fantasme de retour au sein maternel est un fantasme
de l’Un, qui exclut le tiers. Les théories sexuelles infantiles sont proches du fan-
tasme et sont l’élaboration secondaire d’une réponse à la curiosité concernant
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l’origine. Cette curiosité concerne aussi la mort, d’où l’on vient et où l’on va.
Lorsque Marie évoque en séance ce fantasme qu’elle a eu en mon absence,
c’est à moi que cette parole s’adresse dans une demande transférentielle qui vise
la mère des origines : « La mettre dans (mon) ventre pour lui redonner la vie. »
Pour Marie, ce fantasme originaire de retour au sein maternel condense plu-
sieurs aspects : du plus corporel au plus symbolique. Il constitue en effet
d’abord un repli protecteur devant les dangers de mort. Ne me dit-elle pas qu’il
se passe des choses terribles pendant le week-end ? Un chat/bébé/elle pourrait
tomber gravement malade qu’elle me demande de garder en moi pour le soi-
gner sans interruption temporelle ou spatiale. Elle se plaint souvent que sa
mère ne prenait pas le temps de s’occuper d’elle, enfant. M’« occuper » d’elle ?
Ou qu’elle « occupe » tout mon espace interne ? Et, si elle l’occupait, alors il n’y
aurait plus de place pour quelqu’un d’autre, enfant, conjoint...
Ce fantasme est aussi un fantasme de réparation dans l’histoire de Marie :
re-donner la vie là où précisément la vie s’est arrêtée, annuler rétroactivement
la mort de l’enfant. Plus symboliquement, il est désir pour elle de répéter les
commencements, « repartir à zéro » avec l’espoir de faire advenir du nouveau ;
ce qu’elle attend de l’analyse. Mais ce fantasme a aussi une autre facette, car
dans ce fantasme des origines la mort rejoint la vie, dans un après et un avant
qui se confondent. « Les grandes divinités maternelles paraissent avoir été
toutes aussi bien des génitrices que des destructrices, aussi bien des déesses de la
vie et de la fécondation que des déesses de la mort. »1 Le fantasme que Le Roi
Lear met en scène repose sur la représentation des trois formes de l’image de la
mère : la génitrice, l’amante et la terre mère. C’est dans le ventre de la terre
mère que l’histoire se termine, histoire d’une quête éternelle d’amour...
Le fantasme permet de conjuguer la pulsion et l’objet au passé, au présent
et au futur. Le temps des chronomètres disparaît pour laisser la place à
l’intemporalité du désir. Le paradis perdu peut être retrouvé ou, du moins, on

1. S. Freud (1913), Le motif du choix des trois coffrets, L’inquiétante étrangeté et autres essais,
Paris, Gallimard, 1985, p. 78.
1352 Évelyne Sechaud

peut toujours rêver et de ces rêves créer de nouveaux objets... « À vrai dire nous
ne renonçons à rien, nous ne faisons que remplacer une chose par une autre ; ce
qui paraît être un renoncement est en réalité une formation substitutive ou un
succédané. »1

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Parfois, quand je peins, je me mets à pleurer, je ne sais pas pourquoi ! Quand
mon père est mort, tout le monde autour de moi pleurait, mais moi, je n’ai pas eu
une larme. Et plus tard, quand j’ai pleuré, les adultes ne comprenaient pas pour-
quoi ! (Un silence...) J’ai fait un rêve très plaisant : « J’étais dans un jardin où
tout était blanc. C’était le Paradis. Je rencontrais mon père et sa mère, et maman,
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et aussi une amie de mes parents, tous morts aujourd’hui. J’étais très heureuse...
[de les retrouver et/ou d’être vivante et qu’ils soient tous morts ?] Maman me
disait : “Maintenant, il faut que tu retournes !” et je me réveillais. » Elle com-
mente, sur un ton triste : « Moi, je vis beaucoup dans les rêves, comme après la
mort de mon père, je regardais les nuages dans le ciel et je me racontais plein
d’histoires. J’ai du mal avec la réalité. »
(Un silence...) Je n’ai jamais vu ses tableaux mais je sais qu’elle peint des
œuvres abstraites et qu’elle fait beaucoup de recherches sur les couleurs et le mouve-
ment. Je me dis alors qu’elle peint sans doute encore maintenant les nuages... mais
j’ai l’impression qu’elle est en train de me détourner du rêve, de m’emmener dans le
flou des nuages et finalement je lui dis :
« Dans votre rêve, un jardin blanc ? » Elle répond : « Blanc, oui. » (Un
silence...) J’ai l’impression qu’elle est dans la fascination de cette couleur blanche
sans représentation. J’insiste (!) : « Blanc, plus de couleur, comme quand on
efface tout ? »
« Oui... (Un instant de silence.) Le blanc, c’est la couleur de la mort, quand
les os ont blanchi... Autrefois c’était aussi la couleur du deuil. Quand le roi des
Belges Beaudouin est mort, sa femme s’est habillée de blanc pour la cérémonie des
obsèques... Mais vous voyez, pour moi, tout ça, c’est fini. D’ailleurs les gens
disent que ma peinture est très vivante. J’aime beaucoup les couleurs... Oui, il y a
des choses qui sont bien finies : je n’aurai plus d’enfants ! D’ailleurs je commence
à ne plus voir mes règles !... J’étais très jeune quand j’ai eu mes premières règles ;
j’avais 9 ans, c’était en classe de neige ; quand j’ai vu le sang sur mon pyjama je ne
savais pas quoi faire, j’avais honte et c’est un jeune instituteur qui s’est occupé de
moi ; il était très gentil. (Silence...) J’ai vu une exposition ; il y avait un tableau
rouge et noir, c’était très violent, comme un sexe de femme ensanglanté avec une
bouche noire au milieu. Je me suis assise devant ; il y avait une très grande dou-
leur. Je ne sais pas si les autres voyaient aussi cette souffrance. C’est un tableau
que le peintre a peint après la mort de sa femme. »

1. S. Freud (1908), Le créateur littéraire et la fantaisie, in ibid., p. 36.


Perdre, sublimer... 1353

Cette séance est différente des séances habituelles de cette cure car elle est
prise dans un mouvement associatif où affects et représentations s’animent
dans les souvenirs, le rêve, les fantasmes conscients et inconscients, la peinture.
L’activité fantasmatique couvre un large champ, incluant les désirs et les objets

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œdipiens. Elle retrouve son père dans la peinture, d’abord par l’affect, les lar-
mes, puis sous une forme abstraite, mais animée, les nuages dans le ciel, le mou-
vement sur ses toiles. Investissement nostalgique et encore allusif, elle ne dit
rien du contenu des rêveries diurnes. Elle le retrouve aussi dans son rêve
nocturne, cette fois avec « ses femmes » : sa propre mère, son épouse et une
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« amie » réunies dans une scène primitive, lieu de jouissance, le Paradis, dont la
mère l’exclut. Mon intervention, qui insiste sur la défense, l’effacement, laisse
apparaître d’autres représentations œdipiennes : le couple royal, mais avec un
roi mort. Puis l’instituteur très gentil de son enfance, trois ans après la mort du
père, dans cette scène sexualisée des premières règles. La séance qui s’était
ouverte sur la mort du père se termine sur un homme peintre avec lequel elle
compatit et dont la femme est morte. La situation de la réalité s’est inversée.
Dans la séance, mon insistance sur le blanc fait apparaître d’autres cou-
leurs que le blanc effaçait, des couleurs beaucoup plus pulsionnelles, qui appel-
lent différents types de représentations sexuelles : les règles sur fond de neige,
puis cette image violente du sexe féminin, noir et ensanglanté (castration,
accouchement...). Les couleurs – le blanc, le rouge, le noir – les oppositions de
couleurs – blanc/rouge, rouge/noir – symbolisent la perte et le deuil mais trans-
mettent aussi toute une charge pulsionnelle qui s’exprime en crescendo. La vio-
lence de l’image de fin de séance, violente par sa crudité, qui rassemble
l’horreur de la castration et la haine et la souffrance du débordement pulsion-
nel, révèle ce contre quoi lutte le blanc. Ce qui est en jeu, c’est à la fois le sexuel
et la perte et le manque. Dans cette séance, Marie trouve ou retrouve une capa-
cité de penser (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit acquise une fois pour toutes !)
le plus souvent entravée chez elle par un contre-investissement massif, où se
révèle une position phobique au sens où André Green l’a décrite pour les pro-
cessus de pensée.
Dans « La mère morte », André Green distinguait l’angoisse « rouge »,
angoisse de castration, qui a trait à une blessure corporelle associée à un acte
sanglant, et les couleurs de la perte et du deuil : noir sinistre qu’il rapporte à la
haine et blanc traduisant la perte subie au niveau du narcissisme. « La série
“blanche” : hallucination négative, psychose blanche, et deuil blanc, tous rela-
tifs à ce qu’on pourrait appeler la clinique du vide, ou la clinique du négatif,
sont les résultats d’une des composantes du refoulement primaire : un désinves-
tissement massif, radical et temporaire qui laisse des traces dans l’inconscient
sous la forme de “trous psychiques” qui seront comblés par des réinvestisse-
1354 Évelyne Sechaud

ments, expressions de la destructivité ainsi libérée par cet affaiblissement de


l’investissement libidinal érotique. »1 Le réinvestissement qu’a trouvé Marie
dans la peinture est sur la voie sublimatoire qui, précisément, constitue une
modalité fragile de liaison pulsionnelle. Mais elle a aussi trouvé l’analyse...

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DU CORPS PERDU AU CORPS SUBLIMÉ
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« Le progrès dans la vie de l’esprit consiste en ceci que l’on décide contre la
perception sensorielle directe en faveur de ce qu’on nomme les processus intel-
lectuels supérieurs, c’est-à-dire des souvenirs, des réflexions, des déductions :
que l’on décide, par exemple, que la paternité est plus importante que la mater-
nité bien qu’elle ne se laisse pas prouver, comme cette dernière, par le témoi-
gnage des sens. »2 Ce progrès dans la vie de l’esprit, c’est ce que produit la
sublimation. Que reste-t-il alors de ce que Freud appelle Sinnlichkeit, le témoi-
gnage des sens et la sensualité ? Comment la pulsion sexuelle se déplace-t-elle
du corps à l’ « esprit » et inversement du « spirituel » au corporel ?
La sexualité infantile – et son destin – en est une voie d’accès.
Par « sexualité infantile », il faut entendre non la sexualité de l’enfant, mais
le sexuel infantile refoulé constitutif de l’inconscient, organisé par le fantasme
inconscient. Le fantasme inconscient se forme avec les traces, traces de l’objet
perdu et traces des satisfactions, traces multiples des vécus infantiles, mais
déqualifiés par le refoulement. Cet infantile est la source vive de la sublimation.
Je rejoins là la position de Daniel Widlöcher3 lorsqu’il considère la sexualité
infantile comme une activité créatrice auto-érotique. « La sexualité infantile ne
persiste pas chez l’adulte tel un résidu mal assimilé mais comme une source de
désirs et d’activités créatrices permanentes. » Le fantasme n’est pas le produit
de la sexualité infantile, il la construit. La théorie que propose Daniel
Widlöcher est que « la sexualité infantile relève de la pure subjectivité propre à
l’activité fantasmatique ». « Le plaisir, contrairement à la sexualité adulte, est
initial et non pas terminal. Le jeu d’imagination trouve l’acmé du plaisir à
l’émergence de l’action ludique. »
L’origine de la créativité de la sexualité infantile reste pour moi dans la
pulsion sexuelle. Le désir n’est pas la pulsion. C’est par rapport au désir que
Freud situe le fantasme qu’il retrouve dans la formation des rêves, des symp-

1. A. Green, La mère morte, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éd. de Minuit, 1983,
p. 226.
2. S. Freud (1939), L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, p. 218.
3. D. Widlöcher, Amour primaire et sexualité infantile, Sexualité infantile et attachement, Paris,
PUF, 2000.
Perdre, sublimer... 1355

tômes et des activités artistiques ou intellectuelles. Le désir tel que Freud le


définit dans L’interprétation des rêves est ce mouvement de recherche de
l’expérience de satisfaction : nostalgie qui fait revivre sur le mode hallucinatoire
la réalisation du désir. Le fantasme est le résultat de l’agencement de la scène de

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réalisation du désir. C’est le désir qui donne son sens au fantasme. La pulsion
se situe en deçà du désir comme force et comme poussée. Le fantasme serait-il
le résultat du travail imposé à la psyché du fait de son lien avec le corporel ? On
sait le lien que Melanie Klein établit entre le fantasme et la pulsion, considérant
que le fantasme est le représentant psychique de la pulsion et qu’il est lié aux
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expériences corporelles. C’est l’importance du corps érotique dans le fantasme


que je voudrais ici souligner. Le fantasme issu des expériences auto-érotiques
ne se sépare jamais du corps. Le fantasme recrée un éprouvé corporel. L’affect
que le fantasme sollicite et qui se décharge dans le corps témoigne de la mobili-
sation pulsionnelle.
Dans leur texte de 1964, Laplanche et Pontalis font émerger le fantasme de
l’auto-érotisme. Ils s’appuient sur les Trois essais sur la théorie sexuelle où Freud
indique que la pulsion sexuelle ne devient auto-érotique qu’après avoir perdu
son objet : « Quand la toute première satisfaction sexuelle était encore liée à
l’ingestion des aliments, la pulsion sexuelle avait, dans le sein maternel, un objet
sexuel à l’extérieur du corps propre. Elle ne le perdit que plus tard, peut-être pré-
cisément à l’époque où il devint possible à l’enfant de former la représentation
globale de la personne à laquelle appartenait l’organe qui lui procurait la satis-
faction. En règle générale, la pulsion devint alors auto-érotique. »1 Ainsi, dans la
constitution même du fantasme auto-érotique, seraient impliqués non seulement
l’objet partiel, source de plaisir érotique, mais la mère comme personne totale,
c’est-à-dire pouvant s’absenter, non seulement sur le plan perceptif qui « frustre-
rait » l’enfant mais surtout dans le sens d’un refus qui signifie son désir à elle
pouvant se tourner vers un tiers – censure de l’amante (Braunschweig et Fain)
qui pose pour l’enfant l’énigme du désir de l’autre (Roger Dorey).
De ce texte de Freud, Jean Laplanche en 19702 a tiré un commentaire bien
connu : l’auto-érotisme est un temps second consécutif à la perte de l’objet ; le
surgissement effectif de la sexualité est un « temps auto », temps de rebrousse-
ment de la sexualité sur l’objet fantasmatique interne. « L’objet qui a été perdu
n’est pas le même que celui qu’il s’agit de retrouver. » L’objet à retrouver n’est
pas l’objet perdu, mais son substitut par déplacement, car l’objet perdu est
l’objet de l’autoconservation, objet du besoin, objet partiel. Lorsque Freud dit
que « trouver l’objet sexuel, c’est à proprement parler le retrouver », ces retrou-

1. S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, p. 164.
2. J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1970, p. 35.
1356 Évelyne Sechaud

vailles sont un leurre, une illusion, puisqu’il y a un écart irréductible entre


l’objet du besoin et l’objet du désir. Cette illusion qui appelle la désillusion est
aussi ce qui relance sans fin la recherche de l’objet sexuel et permet les substitu-
tions symboliques.

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Laplanche souligne aussi la différence quant au but : le but sexuel, c’est
l’incorporation ; le but de la fonction alimentaire, c’est l’ingestion. Avec l’in-
corporation, le but est devenu scénario d’un fantasme qui soutient tous les
déplacements – analogiques, métaphoriques.
Au total, s’affirme la créativité de la sexualité infantile, sa dimension et son
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développement auto-érotique lorsque l’objet initial vient à manquer. Deux


situations schématiques sont cependant à distinguer. Si la relation à l’objet pri-
maire a été suffisamment bonne, les auto-érotismes en l’absence de l’objet sont
effectivement source de richesse imaginative utilisant tous les registres du poly-
morphisme sexuel infantile qui peut alors se déployer dans des activités subli-
matoires variées. Si, au contraire, la relation a été insuffisante, ou distordue, les
auto-érotismes risquent d’être pauvres et stéréotypés. La sublimation dans ces
cas, quand elle existe, tente de tisser avec le peu dont elle dispose les restes de ce
que le sujet a pu expérimenter.
Dans le destin de la sexualité infantile polymorphe, les perversions ont des
affinités avec la sublimation, non seulement parce qu’elles ont la même source
mais surtout parce que le fantasme ne leur suffit pas. La perversion, quelque
forme qu’elle prenne, est mise en acte. La sublimation doit elle aussi aboutir à
un acte, acte de production d’un nouvel objet. La perversion existe chez Proust,
mise en acte, et coexiste à la création et la réalisation de La Recherche. On peut
retrouver ces deux types de mise en acte chez d’autres créateurs (Green cite
Foucault) et aussi tous les passages de la perversion à la sublimation. Abraham
relève la nécrophilie de Segantini, passant plusieurs heures auprès du cadavre
d’une petite fille pour en faire un ultime portrait. Ou encore le sadisme mis en
œuvre dans les dissections de Léonard pour étudier l’anatomie.
La relation à la mère imprègne toute la sexualité infantile, et la sensorialité
est sexualisée, érotisée, non seulement par les soins qui éveillent les zones érogè-
nes, mais parce que la mère « fait don à l’enfant de sentiments issus de sa
propre vie sexuelle »1. De ce fait, la mère est effectivement la première séduc-
trice. Laplanche2 ajoute que, dans cette relation, elle transmet à son insu des
messages non verbaux imprégnés de signification sexuelle inconsciente, énigma-
tiques pour elle comme pour l’enfant. La relation au père est, en principe, plus
à distance du corps, mais l’évolution culturelle actuelle tend à transformer en

1. S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 166.
2. J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987.
Perdre, sublimer... 1357

mère les « nouveaux pères ». Les soins « maternels » ne sont séducteurs que
parce qu’ils sont opaques, véhiculant l’énigmatique.
En l’absence de l’objet, ou lorsqu’il est perdu, l’enfant lutte contre la per-
ception du manque en faisant appel au souvenir hallucinatoire des expériences

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passées. Ces souvenirs sont infiltrés de fantasmes, c’est-à-dire des traces mul-
tiples, polysensorielles et motrices qui restent des expériences de plaisir. Ces
traces constituent une mémoire du corps, où affects et représentations sont
indifférenciés. Ces traces constituent la réserve des fantasmes inconscients. La
combinatoire infinie des traces des expériences infantiles fournit un matériel à la
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créativité. C’est à cette source que puise le créateur. Lorand Gaspar1, se pen-
chant sur le processus qui l’anime lors de la création poétique, dit : « Au départ,
c’est senti, c’est éprouvé comme une sorte d’activité magmatique. C’est dans le
corps. Dans ce mélange apparaissent rapidement des fragments de mémoire, de
sentiments... Mais on est déjà au-delà. À l’origine, c’est presque kinesthésique et
cénesthésique, c’est comme si la totalité du corps était impliquée. Puis c’est une
sorte d’urgence à distinguer les choses... et c’est cela qui est inquiétant, c’est cela
qui est douloureux, et c’est là qu’il faut essayer d’éclaircir, de relier. C’est quand
on voit l’ensemble et les relations entre les choses, quand on voit comment ça
bouge et comment ça circule qu’on est envahi par une grande joie. » Il dit aussi,
à propos du langage : « Il y a d’abord un rapport sensoriel avec les mots, “cor-
porel” est le bon terme. Il faut que les mots soient très près de ce qui est là ; il
faut que les mots aient cette matérialité, ce toucher. Je suis aussi sensible à la
sonorité. (...) Le côté “palper” des mots est une première phase, un premier
temps. Comme si les éléments, la matière des mots, devaient être d’abord très
concrets. Mais, pour établir leurs rapports, pour les lier, j’ai besoin qu’in-
tervienne le sens. À vrai dire, je n’arrive pas à séparer dans la pratique cette
matérialité du mot et de son sens. Dans ma mémoire, le sensible et le sens sont
intimement liés dans la trace du même vécu. » Quand Michel Ledoux lui
demande si son enfance a, selon lui, joué un rôle important, il lui répond : « Cela
paraît évident. J’ai le sentiment que mon corps n’a rien oublié. J’ai des souvenirs
très vivants qui se réveillent à la moindre occasion et qui veulent être dégagés,
verbalisés. Mais ces réveils me renvoient toujours dans un premier temps à
l’obscurité, et je ne peux retrouver la rencontre positive heureuse qu’après ce
retour. » De ses entretiens avec plusieurs créateurs dans des domaine artistiques
différents, Michel Ledoux conclut que « l’origine et le point de départ de la créa-
tion artistique sont toujours profondément enracinés dans un éprouvé du corps
que l’artiste va tenter d’élaborer avec des moyens d’expression qui gardent eux-
mêmes une grande proximité avec ces éprouvés premiers ».

1. M. Ledoux, Corps et création, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 94-100.


1358 Évelyne Sechaud

Mémoire du corps, évocatrice des « memories in feelings » sur lesquels tra-


vaille Melanie Klein, car, pour elle, le fantasme est le représentant de la pul-
sion, et les fantasmes sont de nature corporelle : le sein halluciné n’est pas une
expérience visuelle mais une expérience corporelle.

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Plus que tout autre, Proust a su utiliser cette mémoire du corps à la
recherche de l’objet perdu, pour lutter contre son oubli et avec des moments de
jubilation intense. « Car si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contacter aucun
lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place,
à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou
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à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, préci-
sément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les
poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait
donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré
déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus... »1 Pourrait-on dire
que ces paradis ne le sont devenus que parce qu’on les a perdus et qu’ils sont
devenus les lieux immémoriaux de la sexualité infantile : « le creux d’une vallée,
la pointe d’un sommet » ne renvoient-ils pas à la géographie infantile du corps
maternel ? L’œuvre est symbolisation de l’absence.
Marie me parle souvent, et en y éprouvant du plaisir, de son activité de
peintre. Elle qui se plaint de ne pas avoir été touchée par sa mère, évoque longue-
ment son contact avec la peinture, avec cette « matière » qu’elle travaille souvent
directement avec les doigts. Les superpositions de couches ou les effets de transpa-
rence. Elle évoque aussi les odeurs de la peinture auxquelles elle est très sensible.
Odeurs qui véhiculent le sexuel et la mort, souvenirs de fellation, souvenirs du
cadavre de sa mère. Les odeurs qui jamais ne s’oublient identifient les expériences
corporelles... Le registre anal est mobilisé dans une dimension érotique : plaisir de
marcher pieds nus, enfant, dans la terre meuble, mais aussi plaisir de dire « des
gros mots » scatologiques. Elle parle aussi des mouvements et des rythmes qu’elle
cherche à représenter dans ses tableaux. Rythmes et mouvements qui animent le
corps vivant à la fois au plus intime et dans la relation au monde et aux autres :
rythme du cœur que l’émotion fait percevoir, rythme des bercements maternels,
rythme du plaisir sexuel seul ou partagé. Rythme des séances dans l’analyse qui
signifie le départ et le retour, c’est-à-dire aussi la mort (mort subie, mort donnée)
et l’amour.
Cet univers de la sexualité infantile est en fait un monde perdu, recouvert
par le refoulement. La sensorialité y échappe et sert de point d’appel à la résur-
gence de ce qui reste enfoui : les représentations et les affects érotiques et agres-

1. M. Proust, À la recherche du temps perdu, t. III, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1954,


p. 870.
Perdre, sublimer... 1359

sifs. Mais une partie reste à jamais perdue tout en mobilisant le désir de sa
recherche – processus qui existe chez tout un chacun mais qui anime l’activité
du créateur. Celui-ci puise en effet dans cette réserve dont l’accès lui est limité.
André Green1 a forgé un mot, pour désigner le contenu de cette réserve :

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l’incréable, un mot négatif, comme l’inconscient, l’inconnu, ou l’unheimlich
dont il porte la trace. « Qu’est-ce donc, l’incréable ? C’est, pour le créateur, le
noyau maternel, le noyau de la relation au corps de la mère : le représentant
psychique de la pulsion, sous forme d’affect lié à la relation au corps maternel
qu’il s’agit de représenter autrement, par le travail de l’art. Non le corps, mais
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l’affect, c’est-à-dire la trace du rapport au corps de la mère. L’action de la


représentation (...) est liée à la perte de l’objet maternel, au deuil, et à
l’évocation du souvenir dans l’absence. (...) Cette perte est liée à la coupure ins-
taurée par le père entre l’enfant et sa mère. (...) Mais il y a quelque chose que le
père ne réussit pas à faire disparaître. C’est le mouvement auto-érotique de
cette relation au corps de la mère qui perdure comme un noyau protégé, dyna-
miquement actif et inabordable. Le refoulement primaire recouvre cela. (...)
Lorsque la créativité s’approche trop de ce noyau, trace des investissements
affectifs au corps de la mère, ce “centre” devient silencieux. (...) Il y a préserva-
tion du noyau maternel comme source de créativité primaire, mais à condition
d’interdire l’accès du sanctuaire inviolable. »
La jouissance incestueuse à laquelle ce noyau invite a un effet Gorgone qui
peut bien souvent transparaître. Jean Clair remarquait : « Le masque de
Méduse non plus comme motif, non plus comme symbole, mais désormais
comme élément d’un dispositif général de fascination mortifère se retrouve
dans la plupart des œuvres de la création contemporaine. »2
Ce noyau doit donc rester un « objet de perspective » (Rosolato). Ce
noyau est aussi ce que Lacan a développé sous le nom de la Chose (das Ding) à
partir d’une lecture attentive de l’« Esquisse » (en allemand). Das Ding est un
terme autour duquel tourne tout le mouvement des représentations. Il est un
vide attracteur, et « tout art se caractérise par un certain mode d’organisation
autour de ce vide »3.
Ces formes de sublimation et de création puisent dans une expérience qui
s’est constituée sur des expériences de satisfaction ayant donné lieu à des repré-
sentations. Dans ces conditions, l’œuvre s’offre à symboliser l’absence.
Mais il est aussi des formes de création qui sont des tentatives de transfor-
mations d’expériences négatives, en deçà d’une perte. Pour perdre, il faut avoir

1. A. Green (1982), La réserve de l’incréable, La déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 321.
2. J. Clair, Méduse, Paris, Gallimard, 1989, p. 207.
3. J. Lacan (1959-1960), Le Séminaire, livre VII : L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil,
1986, p. 155.
1360 Évelyne Sechaud

trouvé, mais qu’en est-il de cette expérience pourtant toujours vécue de ce qui a
précédé la rencontre de l’objet ? Moment originaire par excellence qui a aussi
laissé des traces peut-être d’autant mieux perceptibles que les expériences de
satisfaction ont été insuffisantes ou distordues, du fait de réponses inadéquates

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de l’objet primaire. La montée pulsionnelle est une source d’excitation immaî-
trisable sans le secours d’un adulte qui vienne soulager la tension et combler le
manque. Être seul face à sa pulsion provoque un état de déréliction et une perte
du moi. Cette perte constitue un espace vide, un trou, qui pourrait se figurer
d’une bouche ouverte, « à-vide » que rien ne vient combler. Winnicott1 évoque
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une séance d’analyse où il est amené à dire à une patiente dans une agitation
hypomaniaque que, « lorsque rien ne se produisait dans sa vie qui lui permette
de réagir, elle se retrouvait alors au centre d’elle-même où elle savait qu’il n’y
avait rien. Winnicott lui dit que ce néant au centre, c’était son immense faim.
Le trou au milieu duquel elle se tenait était une faim de tout, c’était propre à
l’ensemble de sa vie, cela comprenait le vide avant la fécondation, aussi bien
que des désirs sexuels et oraux ». À la suite de cette interprétation, la patiente
était tombée dans un profond sommeil sur le divan. Winnicott ne fait aucun
commentaire sur cette vignette. On peut penser que les mots de Winnicott ont
« nourri » la patiente qui peut alors s’endormir comme un nourrisson repu !
Les mots de l’analyste sont à la fois un contenu et un contenant qui ont trans-
formé la qualité de l’expérience.
Plusieurs auteurs ont essayé de rendre compte de ces états dans des sys-
tèmes théoriques fort différents. Lacan, avec la Chose, s’en approche ; César
et Sára Botella abordent cette même zone avec le sexuel primordial. Piera
Aulagnier propose avec le pictogramme une compréhension des formes origi-
naires de l’activité de représentation.
Bion place la préconception (équivalente à l’idée a priori de Kant) avant la
rencontre avec l’objet de satisfaction. Elle correspond à un état d’attente de
réalisation, une anticipation de l’objet avant même de l’avoir rencontré.
L’artiste en attente de son intuition créatrice attend sur son chemin un objet
qui se prête à être connu sans savoir s’il va le rencontrer. Il y a donc le vécu
d’un manque en deçà de toute intelligibilité d’une situation objectale et la mise
à l’épreuve de la capacité d’attendre sous l’effet de la tension pulsionnelle, de
supporter la frustration. Si la psyché supporte la frustration, elle développe sa
créativité ; sinon, elle va fuir la frustration, et ce qui aurait pu devenir une
pensée devient un mauvais objet à évacuer. Mais cette évolution dépend de la
capacité (au départ maternelle) de transformer les éléments bêta, éléments sen-

1. D. W. Winnicott (1959), Rien au centre, La crainte de l’effondrement et autres situations cli-


niques, Paris, Gallimard, 1989, p. 56.
Perdre, sublimer... 1361

soriels bruts, en éléments alpha assimilables pour la psyché. L’être humain est à
la recherche de ce qui va pouvoir traiter l’incompréhensible des données
du monde. À défaut de cette transformation, le processus de penser se
trouve entravé avec la possibilité de réactions catastrophiques, terreurs sans

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nom, effondrement.
Marie a perdu un enfant « mort-né », événement qui a laissé de profondes
traces dans sa psyché. Freud dit que la mort d’un enfant constitue une blessure
narcissique, une souffrance analogue à une douleur corporelle. La mort de
l’enfant renvoie à du négatif : ce que Marie n’a pas connu de cet enfant, ce
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qu’elle n’a pas vécu avec lui. Pendant sa grossesse, elle a rêvé d’une vie, fait des
projets d’avenir, pour elle et pour lui. De lui, elle n’a connu que ses mouve-
ments intra-utérins auxquels elle a donné une intentionnalité, dans une esquisse
de communication. Puis plus rien. Marie est alors confrontée à ce qu’elle n’a
pas été et ce qu’elle n’a pas eu : être une mère et avoir un enfant. Dans ses notes
ultimes de 1939, Freud évoque la source de l’inhibition chez la femme, son
envie de pénis. Puis, au paragraphe suivant, mais c’est une véritable associa-
tion, il écrit ces mots bien connus : « Avoir et être chez l’enfant. L’enfant aime
bien exprimer la relation d’objet par l’identification : je suis l’objet. L’avoir est
la relation ultérieure, retombe dans l’être après la perte d’objet. »1 La perte de
l’enfant devient une perte au niveau de l’être. La mort laisse la mère dans une
attente qui ne sera jamais satisfaite. Une mort qui résonne à des niveaux diffé-
rents : celui de la castration, blessure infligée en sanction du désir de s’ap-
proprier le pénis paternel (l’enfant, qui plus est, était un garçon), sanction
d’avoir séduit le père représenté par cet homme « interdit ». L’inhibition de
penser en est la conséquence.
Mais ce niveau très œdipien, et pertinent, en recouvre un autre beaucoup
plus enfoui. Marie reste dans une attente de réalisation qui ne sera jamais satis-
faite et qui est couverte par les renoncements œdipiens. Cette attente est celle
d’une rencontre « suffisamment bonne » avec l’objet primaire. Or la relation de
Marie avec sa propre mère a laissé des failles dans son organisation psychique.
L’identification primaire avec sa mère, qu’elle provoque et réalise dans le trans-
fert, manifeste et actualise les difficultés de penser. « Je ne comprends pas » : la
formule appliquée à de multiples situations a révélé dans le transfert les défauts
de compréhension maternelle.
Le vide prend sens dans des « vertex » différents : la perte de l’objet avec
des deuils successifs – mère, père, enfant. La sculpture puis la peinture sont des
tentatives de symboliser l’absence. L’objet sublimé rétablit une présence qui
efface le passé.

1. S. Freud (1938), Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, p. 287.
1362 Évelyne Sechaud

Le vide est aussi un vide structural qui tient à l’organisation psychique : la


perte est celle du moi, avec des failles qui se manifestent principalement dans
les capacités de penser et qui sont liées aux vicissitudes des relations précoces
qui ont induit des distorsions dans le traitement des motions pulsionnelles. Les

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œuvres réalisées sont alors des tentatives de création à partir des restes de ce qui
a pu exister. Il ne s’agit plus de re-créer, mais de créer.
Chez Marie, la mort de l’enfant historicise l’expérience primordiale. La
perte de cet objet jamais connu, perdu avant d’avoir été trouvé, constitue une
expérience en positif qui masque et révèle le négatif primordial. Il se pourrait
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que cela rende compte de l’importance souvent considérée comme dispropor-


tionnée de ces expériences d’enfants mort-nés, qui laissent des traces de blessure
très vive dans la psyché des femmes qui l’ont vécu.
Le noir du deuil recouvre le blanc de cette perte. Les couches de peinture
ont la même fonction.
Marie m’apporte un rêve.
« Elle emménage dans un nouvel appartement et s’aperçoit qu’il est entière-
ment vitré et donne sur la cour d’une mosquée où des hommes en djellabas circulent.
Elle se demande avec angoisse comment elle va faire pour ne pas se montrer. »
Elle associe sur l’odeur des pieds, odeur insupportable, dans une mosquée. Rap-
porte le commentaire d’une amie qui lui a dit que les odeurs, c’est toujours sexuel.
Puis elle évoque un autre rêve de la même nuit : « Elle demande un livre au
libraire à côté de chez moi. Il lui dit que ce livre n’existe pas. Elle allume la télévi-
sion et voit l’auteur de ce livre, un homme interviewé par le libraire. L’auteur dit
qu’il a rêvé ce livre et a changé son nom. »
Elle dit qu’il doit y avoir un lien entre ces deux rêves... mais elle ne com-
prend pas...
Une sexualité insupportable qui devient un livre ?
(Silence...) Elle m’apprend alors qu’elle écrit depuis longtemps ; ce dont elle
ne m’a jamais parlé. Elle écrit des textes – « ce qui me vient à l’esprit » (!) – et
ajoute que là elle peut nommer ses émotions, décrire ce qu’elle ressent sans en être
débordée comme ici, dans les séances. Puis elle parle de son mémoire de fin
d’études. Mémoire qui a été considéré comme excellent et particulièrement bien
écrit et pour lequel elle a obtenu un prix ex aequo, prix qui impliquait une publica-
tion. Pour des raisons éditoriales, un seul texte pouvait être publié et c’est l’autre
qui a été choisi. Elle dit que ça a été comme un avortement ou un enfant mort.
« Quand une femme est enceinte, elle montre son gros ventre et elle est
comme une reine. Mais, si l’enfant meurt, elle n’est plus rien, elle n’existe pas plus
que l’enfant mort. » Elle revient sur ses écrits actuels : « Autant je peux montrer
mes peintures, autant je ne pourrais pas montrer ce que j’écris. Ce serait
trop douloureux. »
Perdre, sublimer... 1363

Chez Marie, les objets de sublimation se déplacent dans le mouvement


d’éveil du sexuel infantile dans le transfert : montrer/cacher, sentir/éprouver,
voir/regarder/être vue, jouer avec des mots vivants animés d’affects. Les rêves
sont dans son espace interne. Leur récit, preuve du lien avec l’analyste, est

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aussi demande d’un lien entre des représentations, entre des scènes de rêves
successifs et isolés. L’espace de l’écriture est dans le prolongement de l’espace
analytique, espace potentiel qui n’est pas encore tout à fait l’espace culturel
(Winnicott). Marie, en effet, expose ses toiles mais ne peut pas s’en séparer, et
montrer ses écrits serait trop douloureux, moins, à mon sens, du fait de leur
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contenu que de la non-reconnaissance toujours possible qui équivaudrait à


une mort psychique.
Les œuvres fruits d’une sublimation sont à la fois un produit narcissique et
un message adressé à l’absent, objets de l’histoire personnelle avec leurs quali-
tés et leurs défaillances, mais aussi objets intériorisés transformés par les pul-
sions érotiques et destructrices. L’œuvre est reçue aussi comme un message qui
apporte de l’inconnu, entr’aperçu ou jusque-là irreprésenté. La rencontre avec
une œuvre peut être un véritable événement psychique. « La réalité d’une
œuvre, disait Soulages en 1979, c’est le triple rapport qui s’établit entre la chose
qu’elle est, le peintre qui l’a produite et celui qui la regarde. Et là, tout ce que
sont ces hommes entre en jeu, leur histoire, tout ce qui les a fait et ce qu’ils
sont, leur sensibilité, leur personnalité. »1

EN POURSUIVANT LE CHEMIN...

L’après-coup d’une élaboration fait apparaître de nouveaux aspects, ren-


force aussi l’importance de certains autres. Perdre, sublimer, garder le mouve-
ment de la vie psychique, mouvement de la motion pulsionnelle capable de
dévier ses buts et de transformer ses objets. Perdre l’objet aimé/haï et, dans la
sublimation, trouver/créer un nouvel objet représentant un aspect de la relation
à l’objet absent.
Je propose de situer la perte et la sublimation sur un vecteur orienté vers le
futur, vers un projet. À l’origine, la perte de l’objet primaire connu dans la haine
que suscite son absence et qui pose l’interrogation sur le tiers, « l’autre de
l’objet » (André Green). Cette perte permet les processus de symbolisation,
symbolisation primaire qui transforme les traces perceptives en représen-
tations de chose, symbolisation secondaire qui relie la chose et le mot (René

1. Soulages, Entretien avec Bernard Ceysson (1979), Paris, Flammarion, 1996.


1364 Évelyne Sechaud

Roussillon1). Mais ces représentations tombent sous le coup du refoulement et


deviennent alors inaccessibles pour la sublimation. Par contre, la relation à
l’objet primaire subsiste dans la sensorialité, sans refoulement. Cette sensorialité
fournit des matériaux directement accessibles à la sublimation. Ces souvenirs

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sensoriels, animés d’affects primaires qualifiés secondairement par leur contact
avec les mots, entrent dans la formation du fantasme qui les met en scène en
convoquant et transformant les représentations refoulées qui leur sont liées.
Mais le fantasme ne suffit pas ! La sublimation nécessite une réalisation effec-
tive, quel que soit le champ auquel elle s’applique, du plus modeste au plus pres-
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tigieux. La sublimation doit en effet se confronter à la réalité et se prolonger


dans la culture. Penser, fantasmer, rêver – de cultiver son jardin, de fabriquer du
pain, d’écrire un rapport ou même d’entreprendre une analyse – ne suffisent pas
si l’étape de la mise en œuvre, de la mise en acte, du « faire », n’est pas franchie.
Sublimer, c’est investir activement un nouvel objet, culturel, en parti désexualisé.
Pour certains, ce processus aboutit à une véritable création. Cette création peut
être une autocréation : c’est le processus de la cure qui produit un nouveau sujet,
à condition d’entendre cet « auto » non au sens solipsiste d’une auto-analyse
mais de l’auto-érotisme qui se constitue dans les échanges avec l’objet primaire.
L’autocréation dans la cure est le résultat d’un processus tissé à deux – « retour
sur soi après un détour par l’autre », selon la formule d’André Green. En dehors
de la cure, la création issue du processus sublimatoire invente un nouvel objet
dont la nouveauté, l’originalité sont évidemment très variables et soumises à
l’évaluation culturelle. Ainsi, la sublimation/création tourne le dos à la perte qui
en a suscité le mouvement ! Pourtant elle la retrouve à la fin du processus :
l’objet créé doit être livré au monde et son auteur s’en séparer. Entre ces deux
pertes, la transformation de l’objet a été opérée, et c’est cette transformation
accomplie qui doit permettre la séparation. L’objet créé, de nouveau perdu, est
alors un véritable objet transnarcissique (André Green). Sa perte relancera le
processus de sublimation/création dans un nouveau tour de spire. C’est cette
ultime phase du processus à laquelle échoue Marie qui, malgré les offres qui lui
ont été faites de vendre ses tableaux, ne peut accepter de les perdre en leur lais-
sant vivre leur propre vie, ailleurs et avec d’autres...

PERDRE, SUBLIMER DANS L’AGIR DU TRANSFERT...

Perdre s’inscrit dans la réalité d’un acte subi, consenti ou activement perpé-
tré. Sublimer implique, à mon sens, une réalisation effective, un agir du côté de
1. R. Roussillon, La métapsychologie des processus de transitionnalité, RFP, t. LIX, 1995, spé-
cial Congrès.
Perdre, sublimer... 1365

l’ « Agieren » qui caractérise l’essence du transfert1. « Le transfert est un frag-


ment de répétition... Laisser s’effectuer des répétitions pendant le traitement,
c’est susciter (faire apparaître comme par magie2) un fragment de vie réelle. »3
L’agir du transfert a quelque rapport avec l’acte animique et le jeu des enfants.

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Mais il s’agit aussi d’une contrainte (Zwang4) à répéter, une force qui impose au
moi une activité dont le sens est inconscient. Contrainte qui prend une nouvelle
dimension à partir de 1920. La répétition a toujours un double sens : celui d’un
retour du même inchangé et mortifère, au-delà du principe de plaisir, au service
de la pulsion de mort, et celui des répétitions comme au théâtre en vue d’une
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création, où chaque reprise apporte une nuance nouvelle. Dans ce sens, la répé-
tition est au service de la libido dans une ouverture aux multiples possibilités de
transformations pulsionnelles. Le transfert est ainsi à la fois répétition agie de
schèmes infantiles et création tout aussi agie de quelque chose de nouveau à par-
tir de ce matériau infantile. On retrouve là les deux sens du transfert définis dans
« Dora » : reproduction inchangée ou réédition revue et corrigée portant la
marque de la sublimation et des caractères de l’art.
La cure de Marie est jalonnée de quelques « agirs » particulièrement riches
de sens : en se « perdant » en venant à la première séance d’analyse, en décidant,
après plusieurs années de ponctualité, d’une semaine de vacances analytiques
qui actualise la perte dans le transfert et donne accès à l’origine du processus de
sublimation chez elle. Un autre épisode qui met en jeu l’expérience agie partagée
telle que l’ont présentée Jacqueline et Maurice Haber5 illustre les transforma-
tions qu’opère le transfert dans la technique picturale de Marie. Après une
séance difficile et douloureuse qui m’avait « touchée », je me suis surprise à

1. L’étude de l’agir dans la cure analytique a fait l’objet de nombreux travaux : après le rapport
ancien de Julien Rouart en 1967, plusieurs ont repris la question sous des angles différents, Michèle
Perron-Borelli et Roger Perron en 1987, en s’attachant au fantasme comme représentation d’action ;
Daniel Widlöcher en 1995, en proposant l’hypothèse que la représentation inconsciente est une repré-
sentation d’action sans référence pour lui à la notion de pulsion ; Claude Le Guen en 2001, avec l’idée
de représentations motrices qui assurent la liaison entre les autres représentants pulsionnels ; Jacque-
line Godfrind et Maurice Haber en 2002, dans L’expérience agie partagée, avancent l’hypothèse
d’images d’action qui reproduisent dans le transfert les traces d’échanges agis avant le langage et en
quête de représentations et de symbolisation. Enfin, le tout dernier livre de Jean-Luc Donnet
(mai 2005) reprend de manière très approfondie la question de l’agir et de la parole dans la situa-
tion analysante.
2. Le mot allemand est heraufbeschwören qui signifie, littéralement : « faire apparaître comme
par magie », mot qu’Anne Berman traduit platement par « évoquer ».
3. S. Freud (1914), Remémoration, répétition, perlaboration, La technique psychanalytique,
Paris, PUF, p. 109.
4. Zwang signifie « contrainte » et non « automatisme » ou « compulsion », comme le traduit
Anne Berman. « Contrainte » est un mot fréquent dans le vocabulaire freudien pour désigner le mode
de manifestation de l’inconscient dans la névrose par exemple (névrose de contrainte) ou dans le sens
démoniaque de la répétition ou du destin.
5. J. Godfrind et M. Haber, L’expérience agie partagée, RFP, t. LXVI, no 5, « Les transforma-
tions psychiques », spécial Congrès, 2002.
1366 Évelyne Sechaud

mettre ma main sur son épaule en la raccompagnant à la porte, geste spontané,


bien sûr tout à fait inhabituel, et dont j’ai été la première surprise ! Une attitude
peu orthodoxe, transgressive de l’interdit du toucher, véhiculant une séduction.
Elle y réagit par un sursaut, raidissement de tout le corps, sans que nous échan-

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gions une quelconque parole. À la séance suivante, elle peut alors me dire que sa
mère la touchait le moins possible, ne prodiguant ni câlins ni caresses, ce qu’elle
n’avait jamais dit de manière aussi précise mais que j’aurais pu deviner dans sa
description antérieure d’une mère froide, attentive surtout à la propreté. Peu
après, elle me parlera de son plaisir à découvrir et à explorer une nouvelle tech-
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nique de peinture avec les doigts, sans d’ailleurs établir de liens entre ces diffé-
rents éléments du transfert que je mettrai, moi, en relation dans une interpréta-
tion. Mon geste est un agir contre-transférentiel suscité par les affects qu’elle
m’a transmis dans son discours en séance. Affect et agir retrouvent là leur proxi-
mité. Cet agir comme les autres agirs (rares) de Marie dans cette cure s’exercent
tous sur le cadre, cadre considéré par José Bleger1 dans un article ancien très
connu (1966) comme le dépositaire de la symbiose originelle. Le toucher est la
première modalité d’échange entre l’enfant et l’objet primaire. Marie, peu
touchée par sa mère, puis dans l’impossibilité de vivre cet échange sensoriel avec
son bébé mort-né, s’est d’abord exercée à la sculpture ou, plutôt, au modelage
de figurines en terre qui se cassaient à la cuisson. J’ai considéré ces figurines
comme des substituts de l’enfant mort incinéré, dans une tentative de réparation
plus que de sublimation. Des substituts, et non des représentants symboliques,
les figurines en terre étant à peine des succédanés du corps mort fécalisé. Avec la
peinture, commencée peu après, elle accède à une véritable sublimation. Mais
c’est dans la mobilisation du processus analytique que le toucher est intégré avec
plaisir dans la technique picturale. L’analyse par l’actualisation transférentielle
relance et enrichit le travail de sublimation.

UN DÉTOUR... PAR UN AUTRE ESPACE-TEMPS CULTUREL

Le lieu et l’époque définissent les valeurs qui ont cours, le surmoi culturel
exerçant sur les individus une pression plus ou moins contraignante. « Vienne
fin de siècle »2, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle jusqu’à la guerre de 1914.
Vienne est alors le centre culturel majeur de l’Europe centrale dans tous les

1. J. Bleger (1966), Psychanalyse du cadre psychanalytique, Crise, rupture et dépassement, Paris,


Dunod, coll. « Inconscient et culture », 1979.
2. Vienne fin de siècle est le titre d’un livre de Carl Schorske paru à New York en 1961 et traduit
en français en 1983 aux Éditions du Seuil.
Perdre, sublimer... 1367

domaines. La modernité de Vienne dans les différents secteurs de sa vie cultu-


relle s’est construite sur la décomposition du tissu politique et social – en
d’autres termes, la libération de la pulsion de mort dans la civilisation au
moment où la sublimation se manifeste dans des œuvres multiples, la civilisa-

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tion libérant la destructivité qu’elle cherche à dompter1.
« L’artiste est l’expression de son époque et révèle un fragment de sa
propre vie », écrit Egon Schiele.
Egon Schiele : une vie fulgurante, une œuvre impressionnante par sa qualité
et sa quantité. Un destin tragique : il meurt à 28 ans de la grippe espagnole
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(en 1918), trois jours après sa femme, enceinte de six mois. Il laisse quelque
200 peintures à l’huile, auxquelles il faut ajouter plusieurs milliers de détrempes,
d’aquarelles et de dessins. Une telle productivité répartie sur quelques années
révèle la puissance de la pulsion qui l’anime et le pousse à créer dans l’urgence.
Le contenu de beaucoup de ses tableaux et leur facture manifestent tout autant
la force, la violence de ses mouvements internes. Le spectateur ne peut rester
indifférent. Tandis que Freud ose penser la sexualité, Egon Schiele est confronté
au sexuel et à la mort à travers la maladie fréquente de l’époque, la syphilis, res-
ponsable de la mort de son père quand il avait 14 ans, des trois garçons qui l’ont
précédé, morts in utero, d’une sœur aînée à l’âge de 10 ans alors qu’il avait 3 ans.
La sexualité le tourmente. Il écrit : « Je sais que beaucoup d’enfants sont cor-
rompus. Mais qu’est-ce que cela veut dire exactement : corrompus ? Les adultes
ont-ils oublié à quel point ils étaient corrompus, c’est-à-dire excités et poussés
par des pulsions sexuelles, lorsqu’ils étaient enfants ? Ont-ils oublié l’effrayante
passion qui brûlait en eux et les torturait quand ils étaient petits ? Moi, je ne l’ai
pas oubliée, parce que j’en ai beaucoup souffert. » L’obsession du sexe apparaît
crûment dans les toiles de 1910-1911 avec des autoportraits dans des scènes de
masturbation ou d’exhibition. Ainsi L’hostie rouge2 : une fille nue rousse tient
un immense pénis dressé, rouge, flamboyant. Schiele est vêtu d’un manteau
pourpre. Le rouge pulsionnel a tout envahi. « Je rêve d’un incendie flambant
comme un enfer », écrit-il. Hostie rouge, le titre est de Schiele, provocation sacri-
lège qui détourne la parole symbolique du Christ présentant l’hostie : « Ceci est
mon corps » pour lui redonner sa concrétude crue...
En écho à celui-ci, une longue série de tableaux dévoile et ouvre le sexe
féminin. En réponse aux critiques virulentes de ceux qui dénonçaient l’érotisme,
voire la pornographie de ses compositions (Kokoschka notamment), Schiele
s’est, un jour, écrié : « Au moment où je les exécutais, je n’étais assurément pas
sous l’influence d’une pulsion érotique ! » Voilà qui relance la question de la

1. L. Kahn, Faire parler le destin, Paris, Klincksieck, 2005.


2. Voir la reproduction située en page 1380.
1368 Évelyne Sechaud

désexualisation de la sublimation ! Peindre des tableaux érotiques sollicite le


pulsionnel sexuel. Mais la mise en œuvre d’une technique picturale impose une
maîtrise et un travail psychique. Peindre un tableau, fût-il érotique, n’est pas
faire l’amour... même s’il peut en solliciter le désir...

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De là se trouve aussi posée la question du rapport entre le Beau,
l’esthétique, et l’excitation. Françoise Coblence1 souligne les ambiguïtés, voire
les contradictions de Freud. Dans les Trois essais, comme dans « Malaise »,
Freud garde la même position : d’une part, il affirme que le concept du beau
vient de l’excitation sexuelle et que le Beau désigne à l’origine ce qui est stimu-
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lant sexuellement ; mais, d’autre part, il soutient que « les organes génitaux
eux-mêmes, dont la vue a toujours un effet excitant, ne sont presque jamais
jugés beaux ! ». Freud avait des goûts esthétiques très classiques, il n’aimait
guère l’art moderne de son époque et, en particulier, les expressionnistes. Il
n’aurait sûrement pas apprécié la crudité des œuvres de Schiele (beaucoup plus
violentes d’ailleurs que celles de Klimt !). La tension entre l’excitant et le Beau
réside précisément dans le travail de la culture, c’est-à-dire dans le renoncement
plus ou moins grand aux buts pulsionnels.
À cet égard, l’œuvre de Schiele est particulièrement intéressante, qui révèle
la réalisation simultanée de tableaux de sexualité crue et de tableaux révélant
un travail accompli de sublimation. C’est le cas de La mère morte peint le
24 décembre 1910 et dont nous connaissons les conditions de réalisation. Après
la mort de son père, les relations avec sa mère sont difficiles ; Egon Schiele se
plaint d’être incompris. Le 23 décembre, son ami Roessler lui suggère de
« sublimer sa détresse en peignant sa relation à sa mère » ! Egon Schiele semble
intéressé par cette idée mais ne dit mot. Le lendemain, Roessler apprend que
Egon Schiele s’est précipité impulsivement dans le premier train venu, a voyagé
toute la nuit. De retour au matin, il peint en quelques heures La mère morte
qu’il considérera comme l’un de ses meilleurs tableaux.
Revenons sur le processus avant d’examiner le contenu du tableau. C’est la
veille de Noël, une nativité, mais aussi date anniversaire de la mort de son père.
On peut penser que la suggestion de son ami a provoqué en lui une grande exci-
tation qui suscite une réaction motrice : sauter dans le premier train, un pro-
cédé autocalmant, tel que le décrivent Claude Smadja2 et Gérard Szwec, qui
enclenche le travail de sublimation. Le choix du train n’est pas fortuit : le père
était chef de gare ! Ce voyage fait revenir le père, un père puissant, support
d’une identification idéale, mais c’est aussi un père mort qui ne le protège plus
de ses désirs incestueux. Le voyage en train est aussi pour Egon Schiele un
1. F. Coblence, Les attraits du visible, Paris, PUF, 2005.
2. C. Smadja, À propos des procédés autocalmants du moi, Revue française de Psychosomatique,
o
n 4, « Les procédés autocalmants », 1993.
Perdre, sublimer... 1369

appel à l’évocation du voyage de noces de ses parents, voyage reproduit avec sa


sœur Gerti dans une relation très incestuelle. Le fantasme de scène primitive
qui contient l’interrogation sur le désir d’où il tire son origine, est convoqué par
son désir d’être aimé, compris, reconnu. Ce fantasme suscite des identifications

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à ses deux parents et va lui permettre à la fois un auto-engendrement et la créa-
tion d’une œuvre. Partir et revenir, c’est aussi, bien sûr, tenter de maîtriser pré-
sence et absence de soi comme de l’objet, devenir l’auteur de sa vie comme de la
mort de l’autre ou de soi-même. Jeu de la bobine qui concerne autant l’objet
que le sujet lui-même.
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Le voyage en train fait parcourir des paysages, de nouveaux espaces


externes. Concevoir un tableau, c’est aussi chercher un nouvel espace de repré-
sentation. La durée du voyage constitue un temps d’élaboration qui lui per-
met de concevoir ce nouvel objet qui est la représentation picturale dans le
cadre du tableau.
Le contenu de ce tableau produit un effet tout à fait saisissant et lugubre :
c’est un petit format, peint à l’huile sur bois dans des couleurs contrastées.
Egon Schiele a lui-même posé une couche de vernis sur la surface, ce qui est très
rare dans la finition de ses tableaux. Couche à la fois protectrice et brillante,
figuration d’une enveloppe narcissique invulnérable, fantasme d’une peau com-
mune entre la mère et l’enfant, une peau brillante et idéale qui fournit l’illusion
d’immortalité et la promesse d’un destin héroïque.
Construite en profondeur sur trois plans bien coordonnés – la main
noueuse, l’enfant, la femme –, la composition se vrille en cercle autour du
noyau central constitué de la tête de l’enfant-fœtus. Lui seul a l’air vivant, yeux
mi-clos, comme à l’abri dans une matrice protectrice dont les couleurs internes
sont roses et ocres, lumineuses. Le noir qui enveloppe l’enfant ressemble en
revanche à un voile de deuil. La main et le visage de la mère sont osseux,
décharnés, de couleur cadavérique. La mère a les yeux clos, la tête penchée, la
moitié du visage cachée par le noir qui entoure l’enfant. La composition sug-
gère un emboîtement d’enveloppes : une enveloppe externe constituée du visage
et de la main de la mère, une couche intermédiaire noire puis délimitée par une
paroi, un espace interne où se trouve l’enfant. La vie est au centre, la mort à
l’extérieur ; la couche noire, intermédiaire, est l’espace du deuil. Ce noir
recouvre en partie le visage de la mère. Mère morte au sens de Green, mère
endeuillée. La mort et la vie opposent la mère et l’enfant. Mais ce tableau peut
aussi être vu comme le résultat d’un contre-investissement. La représentation
d’une mère morte éloigne la représentation d’une mère trop vivante, trop exci-
tante. La dépression maternelle, aussi réelle soit-elle par ailleurs, sert de couver-
ture aux désirs incestueux. Le fantasme originaire de retour au ventre maternel
sous-tend la composition.
1370 Évelyne Sechaud

Egon Schiele n’en est pas resté là. Ce premier tableau, malgré son intensité,
n’épuise pas la force des fantasmes et des affects qui l’animent. Leur élabora-
tion se poursuit à travers d’autres productions dont la facture évolue, d’autres
figurations, notamment de villes mortes. Travail de sublimation et travail de

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deuil opèrent conjointement. Les variations sur le même thème permettent la
maîtrise progressive des affects, la répartition de la charge pulsionnelle et le
détachement de l’objet. Variations et non leitmotiv, reprises du même thème
sous des formes différentes et non reproduction du même. Il y a là un véritable
travail de transformation et non une répétition traumatique.
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La famille (1918) est le dernier tableau d’Egon Schiele, tableau inachevé et


l’un des plus connus1. La composition, le choix des formes et des couleurs révè-
lent un travail de sublimation abouti. Trois personnages sans relation entre
eux, ni visuelle ni tactile : l’homme (c’est un autoportrait) et la femme sont nus,
mais le sexe caché, le modelé des corps est très vivant et charnel ; l’enfant est
enveloppé dans une sorte de couverture dont les couleurs bariolées évoquent les
couleurs folkloriques de la Bohême, pays de la mère de Schiele. Les couleurs
des personnages sont différentes, indice de leur différenciation sexuelle et rela-
tionnelle : l’homme est peint en jaune chrome, la femme en rose orangé et
l’enfant plus pâle. Deux figures géométriques partagent la composition du
tableau : l’homme, qui forme la partie supérieure du tableau, est accroupi au
bord d’un lit et s’inscrit dans un carré avec des formes anguleuses. Son bras
droit est replié sur sa poitrine, sa main ouverte touchant son épaule gauche.
Repli narcissique où l’homme s’étreint lui-même. Son regard dirigé droit
devant vise le regard du spectateur du tableau. Il exprime une perplexité ren-
forcée par le plissement du front. Perplexité sur l’énigme de l’autre, comme sur
le destin, perplexité que nous partageons. « L’art est fait pour troubler », disait
Braque. La femme aux formes pleines et épanouies, accroupie au pied du lit et
l’enfant entre ses jambes constituent un ovale en douceur. La mère nostalgique
et l’enfant dans un appel muet regardent dans la même direction un objet hors
champ situé sur leur gauche : objet de perspective lointain, objet originaire ?

RETOUR À L’ANALYSE

Marie a changé : sa parole est plus libre, les silences ont perdu leur pesanteur
de plomb, la pensée est plus mobile et circule plus aisément. Ce jour-là, Marie
arrive souriante et détendue. Depuis sa dernière séance d’analyse, elle a pris deux

1. Ce titre lui a été attribué après la mort de Schiele. Lui l’avait en réalité appelé Couple accroupi
et il avait rajouté un enfant dans un deuxième temps.
Il s’agit de la reproduction située en quatrième de couverture du présent ouvrage.
Perdre, sublimer... 1371

jours de congé à son travail pour pouvoir rester chez elle et peindre sans contrain-
tes d’horaires. Cela lui rappelle lorsque, enfant, elle aimait se mettre dans un
grand placard pour jouer avec ses poupées ; c’était un placard où l’on rangeait les
édredons et les oreillers avec lesquels elle se faisait un nid douillet. Elle évoque son

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sentiment de liberté actuel, nouveau pour elle. Elle ose dire ce qu’elle a envie de
faire, comme ce qu’elle pense. Par exemple, pouvoir dire « merde » à quelqu’un !
Ou encore laisser du désordre dans l’appartement, ne pas ranger son matériel de
peinture, ne pas faire son lit, avec la jubilation triomphante de se dire : « Si
maman avait vu ça » ! Elle poursuit avec la description de la réalisation de son
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tableau. Elle voulait faire un tableau tout bleu avec un oiseau bleu. Elle pensait à
Braque. Puis, prise par la peinture, elle s’est rendu compte qu’elle avait fait un
oiseau blanc sur un fond bleu : « La couleur est dans le fond. » « J’ai d’abord
aimé le tableau comme ça. Le lendemain, j’ai trouvé qu’il était triste et que ce
n’était pas vraiment ce que je voulais faire. Alors j’ai ajouté des touches d’orange
et de jaune sur l’oiseau... comme du feu. »
— « L’oiseau de feu ? »
Elle rit... « Je le trouve beaucoup plus vivant comme ça. !... (Un silence...)
Quand mon père est mort, il y a une partie de moi qui est morte, tout ce que je n’ai
pas pu vivre avec lui. Maintenant je me sens beaucoup plus vivante. J’ai beaucoup
aimé faire ce tableau... En le faisant, je pensais à ce qui se passe ici. Parfois je ne
comprends pas ce que vous me dites sur le moment, mais... ça fait sûrement son
chemin... »
— Quand vous pouvez vous braquer contre moi !
Elle rit... « Ma mère, je ne pouvais pas, elle était trop triste... (Un silence...)
Quand j’étais petite, j’aimais beaucoup chanter et papa aimait m’entendre chan-
ter. Mais, après sa mort, ma mère ne supportait pas mes chansons ; ça l’irritait et
elle me faisait arrêter... »
Ce matériel clinique se joue sur plusieurs scènes qui se répondent : la
scène extérieure, celle de son appartement où elle peint ; les scènes de
l’enfance ; la scène transférentielle de l’analyse, qui convoque nos scènes res-
pectives où se jouent nos fantasmes, les siens et les miens dans un appel de
correspondances.
Elle décrit d’abord le mouvement régressif propice à l’élan créatif : une
mise hors temps, seule, mais dans une solitude habitée de ses objets internes,
comme de son analyse, figures et processus qui se superposent sans se
confondre. La régression ramène la scène de l’enfance, le jeu de la petite fille
avec ses poupées/bébés dans le « nid » douillet du placard.
La réalisation du tableau a eu lieu sur la scène extérieure dans un mouve-
ment d’extériorisation, mais son récit est pris dans l’adresse transférentielle et
suscite en moi, comme pour toute analyse, une écoute polyphonique à plusieurs
1372 Évelyne Sechaud

niveaux : celui du contenu, celui aussi de la mise en acte transférentielle.


L’écoute du contenu est, elle aussi, double, écoute de la parole et des signi-
fiants, écoute portant sur la figuration des représentations.
Lorsque Marie fait référence aux oiseaux de Braque, j’ai très vite en tête un

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tableau très connu1 : un grand oiseau en vol, noir, avec une tête et un cou long
et effilé, pénètre une masse noire sur un fond bleu très lumineux. Dans le bas de
ce tableau, Braque a ajouté, dans un deuxième temps, un autre oiseau, blanc
celui-là, délimité par une sorte de cadre rectangulaire blanc. Cet oiseau beau-
coup plus petit est à moitié sorti d’une masse noire et se profile dans le ciel bleu.
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J’ai toujours vu ce tableau comme une figuration d’une scène primitive et d’une
naissance venue effectivement après coup2. J’ignore complètement si Marie
évoquait précisément ce tableau-là ! Mais c’est le souvenir de celui-là qui m’est
venu à l’esprit et dont je n’ai rien dit mais qui a sans doute influencé mon inter-
vention sur « l’oiseau de feu ». Une interprétation jaillie de ma bouche sponta-
nément. Une interprétation qui reprenait les mots descriptifs du geste pictural
de Marie, mais dont le rassemblement en accentuait le sens pulsionnel érotique.
Cependant, cette interprétation, comme l’évocation de la peinture de
Braque, fait intervenir un espace culturel que nous partageons. L’Oiseau de feu,
c’est en effet aussi le titre d’une musique de Stravinski pour un ballet tout à fait
luxuriant. La peinture, la musique, la danse sont là rassemblées pour présenter
des versions différentes de l’accomplissement du désir. Ces références cultu-
relles communes permettent d’atténuer la violence pulsionnelle, la séduction
portée par mon interprétation. Le rire qui l’accueille est signe du plaisir et de la
décharge que permet le Witz, le mot d’esprit, dont mon interprétation prend la
forme.
La peinture de Marie, selon les descriptions qu’elle m’en fait, a, semble-t-il,
évolué. D’abstraite sa peinture est devenue plus figurative. Elle peut jouer avec
des représentations symboliques, indices du travail d’un préconscient devenu
plus souple et plus fonctionnel. Les couleurs sont appréhendées autrement : le
blanc que nous avions interprété naguère comme l’effacement des traces appa-
raît encore, malgré elle, dans la représentation de l’oiseau mais elle en perçoit
après coup la tristesse et lui donne vie avec ces notes de couleur orange et jaune,
couleurs du feu qui peut enfin l’animer et qu’elle peut reconnaître. Le bleu, cou-
leur froide, le bleu est « dans le fond », dans cette évocation du ciel où, selon sa

1. Il fait partie de la série d’oiseaux que Braque a peints dans les dernières années de sa vie.
2. Braque a peint ce tableau intitulé À tire d’aile en 1956 et voici ce qu’il en dit à André
Verdet : « Au bout de quatre mois, à l’observer chaque jour, à la vivre (cette toile), je me suis aperçu
qu’elle me devenait par trop habituelle. Un trop grand confort pour l’œil. Je me suis donc décidé à
créer une rupture en peignant dans le bas gauche du tableau un autre oiseau... En créant la contra-
diction et non le désaccord, tout le tableau vit d’une manière plus insolite. Il faut parfois de ces
effets de surprise... »
Perdre, sublimer... 1373

représentation infantile, se trouvent ses objets perdus – son père, son enfant puis
sa mère. Ils resteront sans doute à jamais dans ce fond tandis que le premier plan
peut être occupé par les objets de désir. Le désir, comme le vol de l’oiseau, est
mobile et peut se déplacer d’un objet à un autre.

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Mais la séance que je viens de rapporter a une autre dimension. Dès le
début, Marie me fait part de son plaisir de se sentir libre de ne pas obéir aux
injonctions maternelles intériorisées, de pouvoir dire « merde », mot qu’elle
prononce cette fois sans s’excuser comme elle l’eût fait auparavant. Mot que
j’entends donc dans son adresse transférentielle autant que dans le plaisir anal
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infantile. Puis vient le nom de Braque qui résonne aussi en moi dans sa portée
de signifiant : braquée, se braquer contre... et qui reste ainsi en suspens une
bonne partie de la séance... jusqu’à ce qu’il trouve à se dire dans ma deuxième
interprétation, lorsque, après qu’elle eut dit : « Je ne comprends pas toujours
ce que vous me dites sur le moment... mais ça fait sûrement son chemin »,
j’ajoute : « Quand vous pouvez vous braquer contre moi ! » Interprétation qui
est là une interprétation du transfert et qu’elle entend parfaitement dans une
résonance œdipienne où l’opposition à la mère est le corollaire du rapproche-
ment avec le père. Lorsqu’elle me dit : « Ça fait sûrement son chemin », elle
cherche à me faire plaisir, à annuler le mouvement négatif qui précède,
exprimé par le « je ne comprends pas ». Cette phrase est la reprise de ce leit-
motiv introduit dès l’ouverture de son analyse : « Je ne comprends pas », for-
mule qui se répète de manière symptomatique et qui rassemble des niveaux de
signification différents. La répétition de cette phrase est portée par la force du
transfert qui agit dans la méconnaissance. Symptôme de la relation à la mère
qui inclut le désir d’une compréhension parfaite en deçà des mots, et le désir
de s’en arracher pour trouver sa liberté d’être et de penser. Elle découvre
dans l’analyse qu’elle peut s’opposer à moi, comme elle a pu manifester à
d’autres moments des désirs meurtriers à mon égard, et que je peux l’entendre
et y survivre !
Les objets issus de la sublimation se déplacent et se transforment dans un
processus nécessairement inachevé, celui qui met en rapport perdre, sublimer,
perdre, un jour, encore...

RETOUR SUR UN PARCOURS

En 1936, Freud écrit, à Binswanger : « Je me suis toujours tenu au rez-de-


chaussée ou dans le sous-sol du bâtiment. Vous prétendez que, lorsqu’on
change de point de vue, on voit aussi un étage supérieur où logent des hôtes
1374 Évelyne Sechaud

aussi distingués que la religion, l’art, etc. (...) Si j’avais encore devant moi une
existence de travail, j’oserais offrir aussi à ces hôtes bien nés une demeure dans
ma petite maison basse. » À la suite de Freud, nous sommes devenus plus fami-
liers de la « petite maison basse » – où se trouvent les pulsions, le sexuel infan-

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tile, la détresse originaire – que des superstructures élevées. Pourtant, la subli-
mation permet de parcourir les différents niveaux de cette demeure psychique.
Si les produits de la sublimation se tiennent dans les étages élevés, ils n’en sont
pas moins issus des fondations du sous-sol. On peut d’ailleurs visiter la subli-
mation par deux voies opposées, soit en partant du niveau supérieur, dans une
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démarche qui vise à descendre jusqu’aux matériaux d’origine, soit en parcou-


rant en sens inverse les transformations qui ont permis d’accueillir ces « hôtes
distingués ». La métaphore évoque aussi des espaces psychiques et la sublima-
tion se constitue dans le mouvement de traversée de ces espaces, traversée qui
peut s’arrêter, s’immobiliser, ou revenir en arrière. La sublimation, une méta-
phore ou un concept1 ?

CRÉATION/SUBLIMATION

La sublimation – issue, à l’origine, de la métaphore chimique – est devenue


un concept, la création reste une métaphore2. Créer est la métaphore de pro-
créer, et garde sa dimension sexuelle jusque dans l’accouchement d’une œuvre,
avec une identification bisexuelle, le créateur étant à la fois le père et la mère de
ses œuvres. La métaphore est ouverture de sens. Elle met en œuvre
l’imagination et l’imaginaire au sens lacanien. La métaphore sollicite la partici-
pation active, elle entraîne l’autre dans son transport. La métaphore est trans-
fert intrapsychique et intersubjectif. Lorsqu’il s’agit de la création, le mot dans
sa dimension métaphorique redouble ce qu’il désigne et nous entraîne dans un
mouvement qui peut être sans fin. La sublimation ressaisit le mouvement, en
arrête la dérive en le contenant et le fixant. Même si l’idée du mouvement sub-
siste, il est pris, contrôlé par l’instrument de pensée qui le saisit. C’est la fonc-
tion du concept. Le concept est une conquête du moi... après assèchement du
Zuydersee ! Il a, en effet, aussi tendance à réifier son contenu... Nos théories
oscillent constamment entre concepts et métaphores.
Sur le plan du contenu, en termes processuels, sublimation et création
sont, pour moi, identiques en tant que transformations pulsionnelles du but et

1. C’est-à-dire, selon l’interrogation de Giuseppe Squitieri, un modèle descriptif ou un modèle


explicatif ? La métaphore se situant du côté du descriptif et le concept du côté de l’explicatif.
2. La métaphore se double d’une métonymie dans le mouvement qui conjugue l’espace du dépla-
cement analogique et le temps de la chaîne métonymique.
Perdre, sublimer... 1375

de l’objet. La sublimation est une des transformations communes de la pulsion


alors que la création en réalise un destin exceptionnel. Il n’y a pas de création
sans sublimation, mais il peut y avoir sublimation sans création véritable.
L’activité sublimée est une activité culturelle qui invite à partager un espace

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commun – espace de jeu, espace transitionnel, espace d’illusion1.
Sur le plan pulsionnel, la création implique une démarche de conquête,
dans un mouvement transgressif. Créer implique l’invention d’un objet qui soit
reconnu comme un apport à la civilisation. Objet qui rejoint le désir d’éternité,
objet qui survit au-delà de la mort de son créateur ?
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Perdre, réparer, sublimer

Réparer, sublimer, deux démarches différentes, suscitées par la perte. Le


désir de réparation fait partie des réactions au deuil mais ne constitue pas le tra-
vail de deuil qui est un travail de fragmentation ; ce sont ces fragments qui sont
transposés, transformés, transfigurés par la sublimation. La réparation peut
même faire obstacle au travail de deuil qui vise la décomposition de la relation
à l’objet perdu. La réparation cherche, au contraire, à restaurer l’objet détruit
dans le fantasme. La démarche est thérapeutique, qu’il s’agisse de réparer
l’autre ou soi-même. La sublimation suit au contraire une démarche analy-
tique, dans laquelle la déliaison inaugure le processus. Le travail de sublimation
et de création consistera à prendre un ou plusieurs éléments pour le (les) faire
entrer dans une nouvelle composition, nouvelle liaison dont le résultat peut être
tout à fait original et inattendu2.

La pulsion et l’objet

En choisissant cet axe : perdre, sublimer, j’ai été amenée à donner à l’objet
une place essentielle dans le processus de sublimation. Transformation de la
pulsion et destin de l’objet sont étroitement liés. L’objet est le révélateur de la
pulsion et en permet les transformations. Je fais référence à l’objet primaire
dans une relation d’emblée tiercéisée par le surmoi/idéal du moi maternel repré-
sentant de la culture ; relation tiercéisée aussi par les autres objets de la mère.
La sublimation est une des possibilités d’accomplissement de la pulsion
lors de la perte de l’objet. Le nouvel objet créé symbolise l’absence.

1. Comme nous l’a proposé Bernard Chervet.


2. André Beetschen a contesté l’idée d’un travail, que je persiste néanmoins à maintenir. La ful-
gurance du résultat n’annule pas l’existence d’un travail inconscient analogue au travail du rêve.
1376 Évelyne Sechaud

En liant la sublimation au travail de la perte, j’inclus nécessairement la


participation de la destructivité et de la déliaison. Elle est inhérente au travail
analytique qui défait, décompose le discours narratif. C’est la déliaison qui per-
met d’établir de nouvelles liaisons. La découverte d’un nouvel objet permet pré-

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cisément de relier ce que la perte avait délié – et, donc, de rassembler les pul-
sions érotiques et destructrices.
Si la sublimation peut être le « bras armé » de la pulsion de mort1, la créa-
tion maintient le lien à la vie et à l’amour. Lorsque Freud, en 1915, évoque les
pertes de la guerre qui ont donné le sentiment de la passagèreté dévalorisant la
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jouissance du beau, il conclut que, le deuil une fois achevé, « il apparaîtra que
notre haute estime des biens de culture n’aura pas souffert de leur fragilité »2.
J’y ajouterai que vivre, ce n’est pas seulement sublimer, c’est aussi laisser
une place à l’amour malgré les risques de désillusions ou de pertes. Ronsard
nous y invite :
« Vivez si m’en croyez, n’attendez à demain
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. »
Évelyne Sechaud
148, rue de Rennes
75006 Paris

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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1. Comme nous l’a fait entendre Laurence Kahn.


2. S. Freud (1915), Passagèreté, OC, t. XIII, p. 324.
Perdre, sublimer... 1377

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