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L'IMPACT DE LA SCÈNE PRIMITIVE SUR LA PULSION DE SAVOIR

Sophie de Mijolla-Mellor

Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »

2010/4 Vol. 74 | pages 1007 à 1019

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ISBN 9782130576310
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Sophie de Mijolla-Mellor, « L'impact de la scène primitive sur la pulsion de savoir », Revue
française de psychanalyse 2010/4 (Vol. 74), p. 1007-1019.
DOI 10.3917/rfp.744.1007
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24 septembre 2010 - Scène primitive - Collectif - Revue de psychanalyse - 175 x 240 - page 1007 / 1280

L’impact de la scène primitive sur la pulsion de savoir

Sophie de Mijolla-Mellor

La particularité de la pulsion de savoir réside dans le fait qu’elle est issue,


pour une part, de pulsions préalablement sublimées la plaçant d’emblée dans

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une position complexe. Tout d’abord, sa nature composite1 la renvoie à une
composante pulsionnelle, la pulsion scopique (Triebe der Schau), susceptible
de se sublimer indépendamment. De plus, elle est d’entrée de jeu une subli-
mation au moins partielle puisqu’elle correspond à un « mode sublimé de
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l’emprise », mais par là elle est aussi mise en rapport avec la difficile notion
de sublimation de l’agressivité. Son objet est directement et originairement
sexuel [savoir sur le sexuel] et son but n’est pas sublimé puisqu’il renvoie tant
au pouvoir [savoir pour pouvoir] qu’au but œdipien lui-même [être le seul à
conserver l’amour de la mère, connaître l’objet de son désir].
L’impact de la scène primitive sur la pulsion de savoir est loin d’être
univoque.
J’envisagerai trois « choix »2 possibles :
–– le renforcement de la névrose ;
–– la répétition sublimée du traumatisme grâce à la création littéraire ;
–– la dérivation sublimatoire sous la forme de la pulsion de recherche.

La scène primitive selon l’Homme aux Loups

Freud, on le sait, lui donne une valeur étiologique majeure : « Ce ne fut pas un
seul courant sexuel qui émana de la scène primitive mais toute une série de courants ;
la libido de l’enfant, par cette scène, fut comme fendue en éclats » (1918 b-1914,

1.  « La pulsion de savoir, écrit Freud, ne peut pas être comptée parmi les composantes pulsion-
nelles élémentaires de la vie affective et il n’est pas possible de la faire dépendre exclusivement de la
sexualité. Son activité correspond d’une part à la sublimation du besoin de maîtriser, et, d’autre part elle
utilise comme énergie le désir de voir » (1905 d).
2.  Ce terme pour rappeller que ce qui est destin pour la pulsion est cependant aussi un « choix »
pour le sujet. Voir S. de Mijolla-Mellor (2009), Le Choix de la sublimation, Paris, puf.
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p.  356). La séquence étiologique est la suivante : scène primitive –  histoire des
loups – conte des sept chevreaux que reflète la suite des pensées durant la forma-
tion du rêve : désir de satisfaction sexuelle par le père, compréhension du fait que
la castration en est une condition nécessaire, peur du père. L’angoisse devient alors
une transposition régressive du désir de servir au coït du père.
Freud sait qu’il « construit » la scène primitive comme une hypothèse et
ce n’est que dans une seule occurrence du texte qu’il va jusqu’à dire qu’il la
« reconstruit »1, à partir des fragments suivants, dans un vrai travail d’archéo-
logue ou de paléontologue : « Un événement réel – datant d’une époque très

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lointaine – regarder – immobilité – problèmes sexuels – castration – le père
– quelque chose de terrible » (op. cit., p. 347).
Mais que « savait » l’Homme aux Loups ? Rien d’autre qu’une théorie
sexuelle infantile qu’il n’a d’ailleurs pas trouvée tout seul mais qui lui a été
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obligeamment fournie par la vieille nourrice pour mettre fin à ses masturbations
séductrices. Freud reconnaît qu’« il y avait de quoi se mettre en colère contre
elle » (p. 338), début du changement de caractère de l’enfant jusque-là docile, et
le reste s’emboîte puisque le rêve, neuf mois plus tard, vient réactualiser la scène
où la « castration » de la mère est visible, constatation de visu de la réalité de la
menace, par ailleurs corroborée par l’observation de petites filles en train d’uriner.
La scène primitive confirme en outre une autre « information » toute aussi
fantaisiste mais qui, elle, n’est pas typique, celle de « mettre les gens la tête
en bas » pour se saisir de leurs organes génitaux, propos tenus par la sœur de
l’Homme aux Loups et qui conduit Freud à faire l’hypothèse qu’elle aussi
avait observé une scène « a tergo »2. La prégnance de la théorie sexuelle infan-
tile de la castration pour Freud est telle qu’il n’évoque pas, au sujet de la scène
primitive, la « solution » anale, que pourtant l’enfant avait alors manifesté
en ayant une selle et qu’il retrouvera plus âgé dans ses obsessions sacrilèges
(le Christ avait-il eu un derrière, avait-il chié ?). Il faut par ailleurs attendre
l’âge de quatre ans pour que l’Homme aux Loups tire de la scène primitive les

1.  Voir p. 347 : « Une reconstruction (gw, XII, 60, “Rekonstruktion” seul emploi de ce mot dans
tout le texte) à tenter » alors que, page 361 où le traducteur utilise à nouveau le terme de « reconstruire »
à deux reprises, Freud a en fait plus modestement parlé de « Konstruktion » (gw, XII, 79).
2.  « Nous rappellerons à ce propos que la sœur du malade, en séduisant son frère alors âgé de 3 ans
et 3 mois, avait proféré contre la brave vieille bonne une singulière calomnie : celle-ci, prétendait la fillette,
mettait les gens la tête en bas et leur saisissait les organes génitaux. L’idée doit ici s’imposer à nous que
peut-être la sœur, à un âge également tendre, dut être également témoin de la même scène que son frère
plus tard, et que c’est de là qu’elle aurait pris l’idée de “mettre les gens la tête en bas” pendant l’acte sexuel.
Cette hypothèse nous fournirait de plus une indication sur l’une des sources de la précocité sexuelle de cette
sœur » (op. cit., p. 366). Comme il est peu probable que les parents se soient livrés à une telle gymnastique
dans leurs ébats sexuels, il s’agit probablement de l’explication que cette petite fille pleine d’astuce se don-
nait de la meilleure manière d’assurer que le pénis, obéissant aux lois de la pesanteur, ait la tête en haut.
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conclusions mutilantes que l’on sait. Freud le décrit à l’inverse identifié au


père dans la scène primitive et urinant sur le plancher en voyant les cuisses de
Grouscha que nettoie le plancher. La menace de castration, qui répétera
ladite Grouscha, est donc loin d’être un « savoir » issu de la scène primitive
puisqu’elle comporte deux protagonistes dont l’un est bien muni d’un pénis
érigé, et auquel l’enfant a pu, pendant tout un temps, s’identifier.
Quant à la scène elle-même, elle ne prend un caractère menaçant qu’après
la séduction par la sœur, véritable élément déclenchant de la pathologie de
l’enfant qui, contrairement à la scène, fait l’objet d’une remémoration et non

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d’un rêve et auquel Freud attache une valeur toute particulière notant : « la
séduction par sa sœur n’était certes pas un fantasme » (Op. cit., p. 335).
À la fin du texte de l’observation et des nombreuses discussions qui l’ac-
compagnent, Freud conclue non seulement sur ce que savait l’Homme aux
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Loups, mais aussi sur la manière dont il avait acquis ce savoir. Ce passage
bien connu est intéressant à citer car il ne fait aucune place à la théorisation
sexuelle entendue au sens d’une investigation. L’enfant y apparaît doté d’un
savoir d’origine phylogénétique1 que les informations ultérieures ne font que
confirmer (même si en l’occurrence il s’agit d’une erreur) et d’un savoir ins-
tinctif de type animal.
Dans ce cas, Freud va encore plus loin que lorsqu’il signale que l’en-
fant puise dans ce savoir pour « compléter » ce que l’information lui a appris
puisqu’il considère que ce cadre (schéma, catégorie) constitue une contrainte
formelle pour toute espèce d’expérience.
« Là où les événements ne s’adaptent pas au schéma héréditaire, ceux-ci subissent dans
l’imagination un remaniement, travail qu’il serait certes profitable de suivre dans le détail.
Ce sont justement ces cas-là qui sont propres à nous montrer l’indépendante existence du
schéma. Nous avons souvent l’occasion d’observer que le schéma triomphe de l’expérience
individuelle ; dans notre cas, par exemple, le père devient le castrateur, celui qui menace
la sexualité infantile, en dépit d’un complexe d’Œdipe par ailleurs inversé. Dans d’autres
cas, la nourrice prend la place de la mère ou bien toutes deux fusionnent. Les contradictions
se présentant entre l’expérience et le schéma semblent fournir ample matière aux conflits
infantiles » (ibid., p. 418-419).
Cette rigidité éclaire le caractère typique des « théories sexuelles infanti-
les », puisque l’enfant investigateur ne dispose d’aucune autre liberté que celle
des cadres a priori d’un savoir phylogénétique ! Il croit chercher, pourrait-on

1.  « J’ai achevé de dire ce que je voulais rapporter de ce cas morbide. Deux des nombreux problèmes
qu’il soulève me semblent cependant mériter encore une mention spéciale. Le premier est relatif aux sché-
mas phylogénétiques que l’enfant apporte en naissant, schémas qui, semblables à des “catégories” philoso-
phiques, ont pour rôle de “classer” les impressions qu’apporte ensuite la vie. Je suis enclin à penser qu’ils
sont des précipités de l’histoire de la civilisation humaine. Le complexe d’Œdipe, qui embrasse les rapports
de l’enfant à ses parents, est l’un d’eux ; il en est, de fait, l’exemple le mieux connu » (op. cit., p. 418).
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dire, mais il ne trouvera jamais rien d’autre que ce qu’il sait déjà par héritage.
Trouver l’objet, là encore, c’est toujours le retrouver. Cette perspective amoin-
drit la portée de l’autre origine du savoir, on pourrait même dire qu’elle la rend
inutile. Freud l’explicite en ces termes :
« Si l’on considère le comportement de l’enfant de  4  ans en face de la scène primitive
réactivée, si même l’on pense aux réactions bien plus simples de l’enfant de 1 an et demi
lorsqu’il vécut cette scène, on ne peut qu’avec peine écarter l’idée qu’une sorte de savoir
difficile à définir, quelque chose comme une prescience agit dans ces cas chez l’enfant.
Nous ne pouvons absolument pas nous figurer en quoi peut consister un tel “savoir”, nous
ne disposons à cet effet que d’une seule mais excellente analogie : le savoir instinctif – si

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étendu – des animaux. Si l’homme possède lui aussi un patrimoine instinctif de cet ordre,
il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que ce patrimoine se rapporte tout particulièrement aux
processus de la vie sexuelle, bien que ne devant nullement se borner à eux. Ce patrimoine
instinctif constituerait le noyau de l’inconscient, une sorte d’activité mentale primitive,
destinée à être plus tard détrônée et recouverte par la raison humaine quand la raison aura
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été acquise. » (op. cit., p. 419).


Sur quoi peut porter un tel « savoir » ? Si on ne veut pas tomber dans
la mystique ou reprendre l’argument précédent d’un savoir « inné », il faut
bien que cet « instinct » renvoie à des expériences qu’il a permis de faire et
de mémoriser. En l’occurrence, l’« engramme pictographique » dont parle
Piera Aulagnier, engramme qui constitue à partir de l’image d’un « objet-zone
complémentaire » un modèle vécu par l’enfant au niveau de ses zones érogè-
nes et transposable, projetable pourrait-on dire, au niveau de ce qu’il observe,
une « scène primitive » par exemple.
Mais Freud n’établit pas de continuité entre ce « savoir instinctif » et le
savoir ultérieur, cette « activité mentale primitive » ne fait pas pour lui le fond
des rêves, de la création de fantasmes ou de celle des œuvres littéraires et
artistiques, comme on aurait pu l’attendre. Bien au contraire, c’est la névrose
et le refoulement qui sont ici concernés par la résurgence de ce savoir : « Le
refoulement serait le retour à ce stade instinctif, et c’est ainsi que l’homme
paierait avec son aptitude à la névrose, sa grande acquisition nouvelle qui
témoignerait de plus, par le fait que les névroses sont possibles, de l’existence
de stades antérieurs instinctifs. Et le rôle important des traumatismes de la
petite enfance serait de fournir à l’inconscient un matériel qui le préserverait
de l’usure lors de l’évolution subséquente » (Ibid., p. 419).
Ce que savait l’Homme aux Loups s’achève donc dans une tonalité pas-
sablement décevante, cette enquête passionnée menée par Freud aboutissant à
une confirmation du déjà connu par ce dernier et par le patient lui-même1.

1.  On ne s’étonnera pas que ce cas ait donné lieu, du fait aussi de son prolongement au-delà de
l’analyse avec Freud, à des réinterprétations, la plus radicale étant celle de N. Abraham et M.  Torok
(1976) dans Le Verbier de l’Homme aux loups, Paris, Aubier.
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L’impact de la scène primitive sur la pulsion de savoir 1011

La scène primitive selon Marie Bonaparte et Agatha Christie

J’en viens maintenant à l’image résurgente chez l’adulte, si l’on en croit le suc-
cès de la « littérature du crime », du fantasme de meurtre allié à la scène primitive
au point de s’y confondre. Il correspond à ce vécu énigmatique observé et pourtant
co-ressenti par l’enfant de ce quelque chose qui peut mettre les adultes hors d’eux-
mêmes, qu’il s’agisse d’une scène érotique ou d’une dispute violente tout aussi
érotisée d’ailleurs par les protagonistes eux-mêmes. Il faut donner tout son déve-
loppement à l’idée freudienne que l’enfant perçoit et interprète les relations sexuel-

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les adultes comme acte de violence visant à soumettre l’autre (Freud, 1908 c, p. 23)
et envisager aussi qu’il puisse y voir un acte pouvant entraîner la mort de l’autre. À
ce titre, on peut considérer que le fantasme de scène primitive, loin de se limiter à
une confrontation physiquement agie, se verrait assimiler à une scène de meurtre.
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Chez Marie  Bonaparte1, le fantasme de cette scène est construit à la


manière d’un roman familial et reconstitué à l’âge adulte lors de la découverte
d’un journal d’enfance tenu de l’âge de sept ans et demi à dix ans et de l’ana-
lyse avec Freud qui s’en était immédiatement suivie. Si je propose de prolonger la
portée générale du fantasme « mon père tue ma mère »2, à partir de la théorie
infantile sadique qui fait du rapport sexuel une violence infligée à la partie la
plus faible par celle qui est la plus forte, il faut cependant bien reconnaître que
le cas de Marie Bonaparte est particulier puisque sa mère était effectivement
morte d’une embolie peu de jours après sa naissance.
Dès le début de l’analyse, Freud interpréta en termes de scène primitive le
plus ancien souvenir d’enfance de la jeune femme, dont elle fut à même de confir-
mer le fondement de réalité puisque l’un des protagonistes, l’amant de sa nourrice
en fait, était encore en vie et admit, lorsqu’elle l’interrogea, que la présence de la
petite fille dans la chambre n’avait jamais empêché leurs ébats sexuels.
Dans le rêve, elle observe de son lit d’enfant un couple sur les bords du
lac du Bois de Boulogne, endroit connu pour être fréquenté, au début du siècle,
par des demi-mondaines qui intéressaient et séduisaient l’enfant, cependant
que la vertueuse grand-mère lui enjoignait d’en détourner les regards. Quant
au souvenir-écran, elle regarde fixement sa nourrice s’enduire les cheveux
d’une pommade noirâtre. La nourrice a une face chevaline, ce qu’elle n’avait
pas dans la réalité. Freud insiste dès le début de l’analyse pour voir, dans le
rapprochement de ces deux scènes, la représentation d’une scène sexuelle à
laquelle la petite fille aurait assisté.

1.  M. Bonaparte (1939), Cinq Cahiers, Paris.


2.  S. de Mijolla-Mellor (2002), Le Besoin de savoir. Théories et mythes magico-sexuels dans l’en-
fance, Paris, Dunod.
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Pour comprendre la violence et la clarté des fantasmes ainsi exprimés,


il faut se représenter que l’enfant avait été régulièrement témoin de scè-
nes sexuelles, mais surtout qu’il était fréquemment fait allusion devant elle
aux circonstances de la mort de sa mère. L’impact de la scène primitive
dans ce cas consista à générer une activité d’écriture précoce et compul-
sive, quasiment maniaque qui se retrouvera d’ailleurs chez la psychanalyste
devenue adulte. Les Cinq Cahiers cependant, puisque c’est sous ce titre que
Marie  Bonaparte les publia par la suite accompagnés de ses commentaires
explicatifs, vont bien au-delà de ce rêve et de ce souvenir. Il s’agit là d’un extra-

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ordinaire document sur le sexe et la mort, tels qu’ils peuvent être vécus et fan-
tasmés par une petite fille qui était persuadée qu’elle deviendrait écrivain quand
elle n’écrirait plus seulement ce que, comme Hans, elle nomme ses bêtises.
Chez Agatha Christie, le fantasme de la scène primitive meurtrière n’est
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pas donné tel quel : il est à reconstruire à partir de la trame romanesque et plus
encore, à partir du succès extraordinaire qu’ont eu ces histoires1 dont la lecture
permet de retrouver les émois d’enfance vis-à-vis des énigmes qui nous ont
fait rêver et théoriser. De cette hypothèse, Agatha Christie offre une illustration
romanesque adulte et pose la question de l’origine de l’étrange plaisir si large-
ment partagé qui sous-tend l’énigme policière et s’exprime dans la question si
banale qu’elle est devenue l’énoncé d’un genre littéraire, le « whodunit » (« qui
l’a fait ? »).
Trois intrigues policières de l’auteur peuvent à des titres différents étayer
l’hypothèse du fantasme de scène primitive comme meurtre.
Dans l’une, La Fête du potiron, l’enfant témoin d’un meurtre bavarde et
devient à son tour victime ; dans une autre, La Dernière Énigme, c’est une
adulte qui retrouve sous une forme fragmentaire et quasi hallucinatoire le sou-
venir d’une scène semblable dont elle aurait été témoin dans sa petite enfance ;
dans la dernière, Le Train de 16 h 50, le témoin est adulte mais ce qui justifie
qu’on évoque le fantasme de scène primitive à propos de ce qu’elle décrit est
la structure de la scène elle-même. Les deux premiers romans sont approxima-
tivement contemporains et figurent parmi les dernières œuvres d’Agatha Christie.
Ils mettent en scène, directement ou indirectement par le souvenir, une petite
fille rêveuse et solitaire dans laquelle on reconnaît aisément Agatha elle-même,
comme si le fantôme de son enfance et la violence des fantasmes qui l’ont peu-
plée venaient à nouveau, dans son grand âge, refaire surface et se métamorphoser
en création littéraire.

1.  Je me réfère bien sûr à toute la littérature d’énigme et plus particulièrement aux « reines du
crime » anglo-saxonnes. Voir S. de Mijolla-Mellor, Meurtre familier, Paris, Dunod, 1995 et Un Divan
pour Agatha Christie, Bordeaux, L’Esprit du temps, 2006.
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L’impact de la scène primitive sur la pulsion de savoir 1013

Le roman christien offre une théâtralisation du crime dans laquelle on


peut retrouver les éléments princeps de la scène primitive. Le plus saisissant
à cet égard est certainement 4.50 From Paddington (Le train de 16 h 50, dans
la traduction française). Tout commence par une description pittoresque et
condensée dont Agatha Christie a le secret : une respectable dame écossaise,
Mrs McGillicudy, se hâte dans la gare de Paddington à la veille de Noël pour
rentrer chez elle après avoir fait ses emplettes. Ayant à grand peine trouvé
sa place à travers la foule et s’étant assoupie, elle est tirée de son sommeil
par un léger coup de frein et prend conscience de la présence d’un train qui

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croise très rapidement le sien. Ce dernier ralentit puis s’arrête et repart tan-
dis qu’un deuxième train le dépasse mais plus lentement que le précédent.
C’est alors qu’un troisième train se rapproche du sien et semble dangereu­-
sement dévier vers lui. Puis les deux trains roulent parallèlement l’un dépas-
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sant l’autre à tour de rôle.


La précision de la description a son importance et, dans la suite du roman,
Miss Marple utilisera l’indicateur des chemins de fer pour arriver à repérer ces
divers trains. Mais surtout elle a une fonction capitale dans l’intrigue comme
déplacement de l’angoisse. Celle-ci va se trouver justifiée par le spectacle que
Mrs McGillicudy aperçoit à la faveur du mouvement d’un store qui s’entrou-
vre à la fenêtre du train d’en face : « Debout le dos tourné, un homme serrait la
gorge d’une femme et, lentement, impitoyablement, il l’étranglait. Les yeux de
la malheureuse sortaient de leurs orbites et sa figure était cramoisie » (op. cit.,
p. 2). Et tandis que Mrs McGillicudy regardait fascinée, la fin se produisit : le
corps devint flasque et s’affaissa dans les mains de l’homme.
Les trains sont aptes, on le sait, en fonction de leur rythme et du balance-
ment caractéristique qui les anime, à symboliser les rapports sexuels mais plus
encore leur forme les rend aptes à figurer un pénis. L’atmosphère du comparti-
ment douillette et rêveuse situe Mrs McGillicudy en position d’être subitement
en butte à des attaques sexuelles symboliques, les unes brutales, les autres
plus mesurées, les rythmes s’adaptant tandis qu’elle-même, rassurée devient
curieuse et cherche à observer le contenu du train d’à côté.
La description peut être interprétée comme une scène primitive : la position
des corps ne permet d’apercevoir que le dos de l’homme penché sur la femme
et le visage de celle-ci, son corps étant caché derrière celui de l’homme. Les
mains de chaque côté de la tête, en appui sur le lit, sont ici déplacées autour du
cou de la femme, justifiant son expression et sa rougeur. Quant aux yeux qui
sortent des orbites ils sont tout aussi bien ceux de l’observatrice elle-même.
Une notation les rappellera dans la suite du roman lorsque l’investigatrice à la
recherche du cadavre dans un capharnaüm de vieux bustes romains constate
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1014 Sophie de Mijolla-Mellor

que « leurs globes oculaires, largement protubérants, semblaient regarder la


visiteuse avec mépris ». (op. cit., p. 43).
Cependant, l’élément majeur du roman qui l’apparente à une scène pri-
mitive dans la version sadique des théories sexuelles infantiles tient à l’absence
de cadavre. Si la théorie sexuelle du coït sadique est maintenue par l’enfant,
il faut néanmoins s’interroger sur le peu de vraisemblance auquel ses hypo-
thèses sont confrontées lorsqu’il constate que les parents ne semblent pas
animés par un différent violent qui compliquerait et prolongerait ces luttes.
Réciproquement, les scènes de ménages, même si elles accréditent l’hypothèse

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des luttes sexuelles, vont rarement jusqu’au meurtre.
En revanche, lorsque l’enfant lie à ces scènes la possibilité de faire un
enfant, l’absence de ce dernier est un problème. Dans un premier état de l’inves-
tigation sexuelle, l’enfant identifie les rapports sexuels, le fait de procréer et
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le fait d’être marié, ce qui le laisse perplexe lorsque les bébés prévus tardent
à venir. C’est de même l’absence de cadavre qui fera conclure à la police que
Mrs Gillicudy a été le jouet d’une illusion en croyant apercevoir un homme
étranglant une femme. C’est donc en partant de la reconstruction de la seule
manière possible de se débarrasser du corps avant l’arrêt du train que Miss
Marple va parvenir à remonter jusqu’à l’identification de l’assassin. Mais le
corps va finalement être découvert grâce à l’intérêt que deux enfants portent à
fouiner dans les lieux abandonnés qui les mène à conduire l’investigatrice dans
une vieille bâtisse où, comme dans le rêve de Freud, il est « coffré » à l’inté-
rieur d’un sarcophage, trahi seulement par son odeur nauséabonde. Partant de
la constatation « tous les hommes vus de dos se ressemblent », Miss Marple
monte un scénario où elle prétend avoir avalé une arête et, alors qu’elle est ren-
versée sur sa chaise tandis que le docteur lui tient le cou, Mrs Mac Gillicudy
entre dans la pièce et pousse un cri : « C’est lui !… L’homme du train ! »
(p. 163). Se dégageant alors rapidement, Miss Marple accuse : « Ses yeux ont
vu ! » La scène est un bluff destiné à amener le coupable à confirmer sa culpa-
bilité ce qu’il ne manque pas de faire dans la rage.
La carpe de la vérité, comme dans la construction analytique, a été attrapée
grâce à l’appât du mensonge. La scène primitive demeure ce qu’elle est : un fan-
tasme insaisissable, l’image d’un dos anonyme qui peut être celui de n’importe
quel homme et pourquoi pas de celui que l’on aurait le moins soupçonné. C’est en
s’offrant comme victime à son tour dans une simulation de la scène que l’enfant
investigateur, dont Miss Marple occupe ici la place, en construit le sens, celui d’une
scène où un homme tue sa femme. L’image pourrait être celle du baiser d’un cou-
ple amoureux brièvement entretenu au passage d’un train mais elle ne nous touche
que grâce à l’histoire de meurtre qui se superpose et nous ramène obscurément aux
émois devant l’inconnu que le fantasme de scène primitive suscite.
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L’impact de la scène primitive sur la pulsion de savoir 1015

La scène primitive selon Léonard de Vinci

Lacan1, à propos du regard du sujet, rappelle que si le monde peut nous


apparaître comme omnivoyeur car le sujet, qui ne voit que d’un point, est
néanmoins regardé de partout, il n’est cependant jamais exhibitionniste en ce
sens qu’il ne provoque pas notre regard sauf dans les conditions où naît alors
le sentiment d’étrangeté.
L’Unheimliche serait un aspect du risque traumatique, en soi beaucoup
plus vaste. On trouve dans les « Carnets » de Léonard de Vinci un témoignage

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de la manière dont il a pu combattre ce risque d’une résurgence de l’étrange lié
à l’incomplétude de la forme. Il recommande comme « utile pour stimuler l’esprit
à diverses inventions » de s’efforcer, lorsque l’on regarde un mur maculé de
taches ou composé de pierres de nature variée, de ramener à des formes nettes
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et complètes les ébauches qui y apparaissent confusément, composant ici un


paysage, là des silhouettes en action, une bataille, etc. Ce conseil qui se ratta-
che à la vigilance compulsive qui semble avoir été propre à Léonard, peut être
compris comme une mesure de défense préventive contre l’irruption trauma-
tique d’images insupportables. Le processus projectif permet alors d’ancrer,
dans la perception, les fantasmes flottant librement sous la poussée du refoulé
car l’image projetée est moins susceptible de devenir envahissante.
Aussi, l’ébauche incomplète pourra-t-elle donner lieu à n’importe quelle
fantasmagorie, y compris la plus inquiétante, tandis que l’activité projective
s’applique ici à clore et à définir, donc à sortir de l’incertitude.
Si le monde est susceptible d’exhibitionnisme, c’est au sens où il décon-
certe le sujet qui n’y retrouve pas sa maîtrise intellectuelle consciente, et se
heurte aux anciennes croyances animistes désormais refoulées. L’incertitude
intellectuelle naît alors du vacillement du jugement devant l’évidence sour-
noise de convictions renaissantes que l’adulte croyait surmontées.
Et c’est bien l’emprise visuelle sur un monde susceptible d’exhiber
un spectacle qui provoque le retour traumatique du refoulé dont nous parle
Léonard, tant dans ses conseils au peintre que dans les passages fameux des
« Carnets » où il s’extasie sur la puissance du regard2. L’inquiétante étrangeté
est précisément liée à cette capacité de percevoir, comme s’il venait de l’exté-
rieur, le danger interne pulsionnel par lequel le moi est menacé de désorgani-
sation, spectacle qui provoque et fascine le regard qui n’arrive pas à y cerner

1.  J. Lacan (1973), Du regard comme objet a, Séminaire XI, Paris, Seuil.
2.  Lorsque Léonard compare l’aveugle à un « homme enterré vivant dans une tombe où il pour-
rait se mouvoir et survivre », il affirme une équivalence entre vivre et voir qu’Eissler interprète comme
une obligation pour Léonard de se garder de l’effet traumatique d’un afflux de stimuli par une vigilance
constamment soutenue et un hyperinvestissement de la vue (K. Eissler, 1980).
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1016 Sophie de Mijolla-Mellor

une forme par laquelle le jugement assurerait son emprise. Qu’il s’agisse de
sa propre image aperçue par hasard ou d’un personnage (Coppola, Coppélius,
l’Homme au sable) qui est le même à travers divers déguisements ou s’avère
vivant lorsqu’on le croyait mort, on est toujours renvoyé à l’aveuglement vis-à-
vis d’une chose sue et méconnue qui revient de l’extérieur. En ce sens, la vision
et la clairvoyance assurent une protection privilégiée contre ce type de menace.
Si le sujet, regardé de partout par un monde omnivoyeur, ne voit lui-même qu’à
partir d’un point, c’est bien à un déséquilibre de ce type et à ce qu’il peut repré-
senter de menace que vient s’opposer ce passage bien connu des « Carnets »

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où Léonard parle de l’œil : « Qui pourrait croire qu’un espace si petit pourrait
contenir des images de tout l’univers ? Ici les silhouettes, ici les couleurs, ici
toutes les images de l’univers sont réduites à un point. Là sont les miracles qu’il
puisse recréer et reconstituer par son grossissement des forces déjà perdues,
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mélangées entre elles dans un si petit espace » (Mac Curdy, p. 238, ca, 345).
Voir est pour Léonard en relation directe avec savoir dans la mesure où,
comme on l’a souvent fait remarquer, la science pour lui repose avant tout sur
l’observation exacte, mais demeure limitée à la capacité de représenter visuel-
lement un problème, cette représentation devenant l’équivalent d’une preuve
scientifique. Si la nécessité de retraduire le perçu peut être commune aux artis-
tes et aux créateurs en général, il est frappant de constater que Léonard n’avait
confiance qu’en la vue pour ce faire, allant jusqu’à conseiller aux anatomistes
de ne pas s’encombrer de mots sauf s’ils s’adressaient à un aveugle. La représenta-
tion visuelle constituait pour lui non seulement le moyen de s’assurer une connais-
sance vraie des choses, mais aussi celui de la communiquer. Représentation qui
pouvait s’avérer tout à fait différente dans le cas des diagrammes et des esquisses
de celle de la représentation picturale proprement dite.
Réciproquement, cette capacité de la vue d’assurer une emprise sur l’objet
donne à la cécité la valeur d’une castration. Comme il l’écrit : « Puisque l’œil
est la fenêtre de l’âme, cette dernière est toujours dans la crainte d’en être pri-
vée. » Freud a souligné l’équivalence symbolique entre les yeux et les organes
génitaux et d’autres, comme Ferenczi1, ont insisté sur la même idée à partir
de la notion de vulnérabilité et du fait que la place des yeux dans le visage
permet de les assimiler par transposition aux testicules2.

1.  S. Ferenczi (1970), Le symbolisme des yeux, Psychanalyse, II, Paris, Payot.
2.  K.  Eissler fait justement remarquer que pour Léonard la vue assure aussi bien l’emprise sur
le monde que la maîtrise de l’excitation : « Il est nécessaire de supposer que des contenus inconscients
peuvent être tenus à l’écart de la conscience sans que le mécanisme du refoulement soit pleinement
développé, essentiellement en concentrant toute l’énergie disponible sur des contenus externes. Cet hype-
rinvestissement de la réalité externe peut empêcher l’intrusion de contenus qui ont composé le refoulé »
(K. Eissler, 1980).
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L’impact de la scène primitive sur la pulsion de savoir 1017

La vision se présente donc à la fois comme l’ouverture par laquelle le trau-


matisme peut survenir et comme ce qui permet de déplacer les investissements
de manière à éviter l’enfermement dans le retour du refoulé.
La passion dont font preuve les créateurs de formes ou de mots vis-à-vis
de tels exercices de dépossession des mécanismes de défense habituels de la
psyché n’est pas sans lien avec cette hardiesse que Freud trouvait en Léonard.
D’où vient-elle et peut-on y voir un choix précoce pour la sublimation ?
Il ne s’agit évidemment pas d’un trait de caractère inné mais d’une jonc-
tion qui s’établit dès l’enfance entre des buts préférentiels et l’énergie de la

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pulsion sexuelle en général. Une telle liaison existe toujours à moindre degré
puisque, comme nous l’avons vu, le premier objet de l’investigation est tou-
jours sexuel, mais le fait particulier et déterminant ici est le renversement qui
s’effectue entre une tendance dominante qui est au service de la sexualité ou,
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au contraire, qui a pris la sexualité à son service.


La « hardiesse » de Léonard, telle que la souligne Freud, lui paraît reposer
sur la révolte contre son père qui fut la condition infantile de son œuvre d’in-
vestigateur. Notant sa capacité de rejeter l’imitation des Anciens et l’autorité
en général en matière de savoir, il précise : « Il ne l’aurait pas pu s’il n’avait
appris dès l’enfance à renoncer au père » (S. Freud, 1910 c).
Léonard donne un témoignage particulièrement intéressant de ce pro-
longement sublimatoire de la hardiesse de l’investigation face à l’interdit de
voir. Il s’agit de son œuvre d’anatomie, où la curiosité infantile à l’endroit du
contenu du corps maternel, et en particulier de cette figure fantasmatique que
Melanie Klein appelle les « parents combinés », se prolonge directement dans
l’investigation du corps humain.
Il faut se souvenir du courage dont devait être animé l’anatomiste à l’épo-
que de Léonard. Dans les « Carnets », Léonard s’adresse à un interlocuteur
fictif et lui décrit la difficulté du travail de dissection : « Malgré l’intérêt qui
te possède pour ce sujet, tu peux en être détourné par un dégoût naturel, ou, si
cela ne t’en détourne pas, alors peut-être par l’effroi de passer les heures de la
nuit en compagnie de ces cadavres découpés, écorchés et horribles à voir, et si
cela ne t’en détourne pas, peut-être te manquera-t-il le don graphique néces-
saire à une telle représentation. »
Un autre passage des « Carnets » fait état d’un fantasme où l’auteur se
retrouve à l’entrée d’une énorme caverne ignorée de lui et qui le laisse à la fois
fasciné et terrifié : « Et après être resté ainsi un moment, soudain deux émo-
tions naquirent en moi, la peur et le désir, peur devant la sombre et menaçante
caverne, désir de voir s’il ne pouvait y avoir quelque merveille à l’intérieur. »
Le fantasme de scène primitive et l’attitude positive et hardie de l’enfant qui
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se prolongent dans la passion adulte de l’investigation ne sauraient mieux se


trouver résumés que dans ces quelques lignes.
Lorsque la pulsion scopique se sublime pour soutenir le travail de l’inves-
tigation discursive, elle semble abandonner ses caractéristiques et se métabo-
liser en un élément d’un ensemble qui la dépasse. Tel n’était pas le cas de la
« science visuelle » de Léonard de Vinci, à qui les historiens ont fait le reproche
de n’avoir pas su atteindre un niveau véritablement théorique et d’être restée
prisonnière du descriptif. Toutefois, la « science visuelle » est loin d’une sim-
ple reproduction d’observations empiriques, car son but est la reconstitution

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d’un spectacle tel qu’un œil omnivoyant pourrait le percevoir. L’objet théori-
que n’était donc pas pour Léonard, au-delà de l’image mais c’était celle-ci qui,
par sa capacité d’inclure dans un même champ une multiplicité de points de
vue, s’élevait elle-même au niveau d’un objet théorique, c’est-à-dire construit.
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Son ambition concernant la peinture était également d’en faire un instrument


d’emprise, tel qu’il aurait été capable de contenir en lui toutes les formes qui
existent dans la Nature et même celles qui n’existent pas.

Conclusion

La scène primitive a un impact sur la pulsion de savoir parce qu’elle


mobilise la pulsion de voir autour d’une représentation fortement investie qui
concerne l’origine du sujet lui-même. Mais comme pour toute espèce de trau-
matisme, son destin n’est ni prédictible ni récurrent.
La représentation de n’avoir pas toujours existé et de ne pas être assuré
d’exister toujours, jointe à la découverte de la non évidence du lien d’amour,
crée pour l’enfant un équivalent de la castration dans le domaine de l’identité,
cette « identification primaire » dont parle Piera Aulagnier. C’est là qu’il faut
voir le point de départ d’un besoin de causalité pour rétablir le sens qui s’est
effondré.
Diverses situations peuvent être à l’origine de cette perte de l’évidence et
parmi elles, celle qui est désignée comme « scène primitive » ou « scène origi-
naire » occupe une place principale. Bien avant d’être interprétée en termes de
coït anal ou d’agression sadique du père à l’égard de la mère, cette « scène » fait
l’objet d’une représentation inquiétante où le familier des parents est reconnu
et nié à la fois et où l’enfant ressent qu’il est à la fois concerné et exclu.
Concerné car ce que l’enfant perçoit alors éveille en lui les traces mnésiques
de ses propres éprouvés sexuels, mais ceux-ci excèdent de loin ce qu’il peut
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en maîtriser par la représentation et en comprendre. Exclu car pour l’enfant,


la scène primitive, outre le fait qu’elle révèle une face cachée et étrangère des
parents, ne lui renvoie plus le repérage narcissique qu’il a coutume d’attendre
d’eux, mais le laisse seul face à des éprouvés intenses et inconnus. Ce vécu
aura sa résurgence dans les expériences d’inquiétante étrangeté notamment,
mais il va être, avec d’autres situations de désarroi, le point de départ d’un
besoin de causalité que je n’appellerai pas encore théorisant pour ma part.
En effet, lorsque rien ne vient rendre l’angoisse insurmontable au point
que la seule solution possible devienne l’inhibition de pensée sous toutes ses

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formes, le premier acte de la démarche de l’enfant consiste d’abord à passer du
désarroi à la constitution d’une énigme. Celle-ci pourrait se résumer au savoir,
au sens de la « sensation intellectuelle », qu’il y a quelque chose de capital, de
vital, qu’on ne sait pas, qu’il serait jouissif de savoir, même si cela peut être
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aussi interdit, voire dangereux.


L’étape ultérieure est celle qui passera de la constitution de l’énigme à
des tentatives de réponses par la construction de ce que j’ai tenté de théoriser
comme des « mythes magico-sexuels »1.
Sophie de Mijolla-Mejor
20, rue du Commandant-Mouchotte
75014 Paris

1.  S.  de Mijolla-Mellor (2002), Le Besoin de savoir –  Théories et mythes magico-sexuels dans
l’enfance, op. cit.

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