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Le Monde HS (De Gaulle)
Le Monde HS (De Gaulle)
Charles
de Gaulle
2020
ÉDITION
L’intraitable
AVANT-PROPOS
EN HÉRITAGE
n n n PAR BERTRAND LE GENDRE
d CHRONOLOGIE .................................................................................................................................................... 22
d TEXTES CHOISIS .............................................................................................................................................. 28
Extraits de Discours et messages (I, II, III et V) ; Mémoires de guerre, l’Appel, 1940-1942 ;
La France et son armée ; Mémoires d’espoir, l’Effort, 1962…
d ENTRETIEN ................................................................................................................................................................ 60
« Aujourd’hui, tout le monde est gaulliste » : entretien avec l’historien Sudhir Hazareesingh,
réalisé par Alain Abellard
d PORTFOLIO ................................................................................................................................................................. 68
Un grand parmi les grands : Charles de Gaulle globe-trotter, à la rencontre des chefs d’État.
d DÉBATS ............................................................................................................................................................................... 74
L’analyse de Julian Jackson qui voit en de Gaulle la figure d’un mythe compensatoire,
celle de Raymond Aron à propos du référendum de 1969 ; la critique féroce du style
du Général par Jean-François Revel ; les commentaires distants d’Hubert Beuve-Méry,
fondateur du Monde ; la charge contre la Ve République de François Mitterrand ; les sombres
prédictions de Pierre Mendès France ; l’antigaullisme épidermique de Françoise Giroud.
d HOMMAGES ............................................................................................................................................................... 92
Les souvenirs politiques de Henry Kissinger et de Shimon Peres ; le soutien infaillible
de François Mauriac ; la passion de Régis Debray pour la figure de 1940 ; et les contributions
des universitaires Maurice Agulhon et Marius-François Guyard.
SA VÉRITÉ EST
DANS SA LÉGENDE
PAR BERTRAND LE GENDRE
BERTRAND
LE GENDRE
est essayiste.
Il a été
journaliste
au Monde
et professeur
associé
à l’université
À 19 heures, le lun-
di 9 novembre 1970, l’homme du 18 juin 1940,
le fondateur de la Ve République se lève pour
allumer le téléviseur de la bibliothèque de
La Boisserie. Un œil sur les informations,
l’autre sur les cartes à jouer étalées devant
Général, l’interprète et le tire à lui au risque
d’oblitérer le vrai de Gaulle dont la gloire ne
peut faire oublier les faux pas.
Il a lui-même encouragé les interprétations :
« Je suis un homme qui n’appartient à personne
et qui appartient à tout le monde. » Autrement
Panthéon-Assas lui, il fait une réussite. Chaque soir ou dit, un miroir à facettes, un kaléidoscope. Ses
Paris-II.
Il a notamment
presque, il sacrifie à ce rituel depuis qu’il a racines et sa jeunesse, si elles le situent, ne
publié quitté le pouvoir et s’est claquemuré dans sa présagent pas sa singularité. Né au XIXe siècle
1962, l’année
prodigieuse
demeure de Colombey-les-Deux-Églises en dans une famille nombreuse, catholique et
(Denoël, 2012); Haute-Marne. Soudain, son épouse Yvonne bourgeoise, c’est un archétype. Ils sont légion
Confessions
du n° 2 de l’OAS.
l’entend se plaindre : « Oh ! j’ai mal, là, dans à vénérer comme lui l’autel et le drapeau ; à
Entretiens le dos. » Il s’affaise, gémit un moment encore se reconnaître dans Le Roman de l’énergie
avec Jean-
Jacques Susini
et, à 19 h 15, meurt d’un anévrisme de l’aorte nationale, de Barrès ; et à se désespérer de la
(Les Arènes, abdominale. Il allait avoir 80 ans. défaite de 1870 qui a amputé la France de
2012); De Gaulle
et Mauriac :
À l’instant même où il s’éteint, le mythe l’Alsace-Lorraine. Selon Jean Lacouture, le
Le Dialogue prend son envol. Oublié le monarque républi- biographe de De Gaulle le plus lu, Henri, le
oublié (Fayard,
2015); Bourguiba
cain dépassé par son époque auquel les Fran- père, qui enseigne les lettres à Paris, se serait
(Fayard, 2019). çais ont dit « non » par référendum dix- élevé contre « l’hystérie antidreyfusarde » des
huit mois plus tôt. Place à la légende, un années 1890, mais ce n’est pas prouvé.
de Gaulle réinventé, magnifié, figé dans son Abonné à L’Action française, cet homme
En 1915-1916,
de Gaulle est
vitrail tels Jeanne d’Arc ou Saint Louis. La cultivé et modéré se définissait comme un
alors capitaine. nostalgie d’un monde qui n’est plus – le sien – « monarchiste de regret ». Sa fidélité et celle
Il sera fait
prisonnier
amplifie, les années passant, ce malentendu. de son épouse allaient davantage à l’Église
de 1916 à 1918. En quête de repères, chacun s’approprie le qu’à la République. Charles, l’un des quatre
fils, les révérait, mais il ne faut pas croire encore de son destin, il a eu tout le loisir, dans
Marie-Agnès Cailliau, l’unique sœur, les camps et la forteresse où il a été détenu en
lorsqu’elle affirme que, sous l’influence des Allemagne, de méditer sur l’art de la guerre
parents, Charles « est resté maurrassien et du commandement. Entre de brèves affec-
jusqu’à Munich ». Rien ne l’atteste sinon un tations à l’étranger – Varsovie, Trèves et Bey-
antiparlementarisme précoce, virulent en routh –, il se fait remarquer à Paris durant
privé, dont de Gaulle ne se départira jamais. l’entre-deux-guerres par son audace concep-
Le choix de la carrière militaire n’est pas tuelle. Les premiers temps, son crédit n’ex-
une tradition familiale, mais il coule de cède pas un cercle étroit d’intellectuels et
source. Le jeune patriote vit depuis toujours d’officiers portés à débattre entre eux, mais
dans l’espérance d’une revanche sur l’Alle- les quatre livres qu’il publie de 1924 à 1938 le
magne, depuis que son père l’a ancré dans tirent progressivement de l’anonymat.
l’idée que l’armistice imposé par Bismarck La Discorde chez l’ennemi, son premier ou-
en 1871 était une « capitulation » de la France. vrage, traite de la défaite récente du IIe Reich
À Saint-Cyr, Charles se fait remarquer par sa et anticipe avec prescience sur l’effondre-
haute taille – 1,93 mètre quand ses contempo- ment moral et militaire de la France en 1940 :
rains mesurent 1,63 mètre en moyenne – ses « D’âpres et dégradantes querelles, des intri-
traits cyranoesques et son arrogance intellec- gues passionnées, avaient abaissé, vis-à-vis
tuelle. À sa sortie de l’école en 1912, au trei- d’eux-mêmes et devant l’opinion, les chefs ci-
zième rang – sa personnalité inflexible l’a vils de l’Allemagne. » Affecté en 1925 à l’état-
desservi –, il rejoint le 33e régiment d’infante- major de Pétain, qui a été élevé en 1918 à la
rie commandé à Arras, pour un an encore, dignité de maréchal de France, de Gaulle
par le lieutenant-colonel Philippe Pétain. La suscite des jalousies. Le « vainqueur de
guerre de 1914 jette le jeune officier dans un Verdun », sourd aux critiques, l’impose
enfer de feu et de boue. Courageux, auda- comme conférencier à l’École de guerre.
cieux, téméraire même, il est trois fois blessé, De Gaulle en tire un nouveau livre, Le Fil de
l’épée, où il trace cet autoportrait : « Ce
Le choix de la carrière militaire qu’Alexandre appelle son “espérance”, César
n’est pas une tradition sa “fortune”, Napoléon son “étoile”, n’est-ce
familiale, mais il coule de source. pas simplement la certitude qu’un don parti-
culier les met, avec les réalités, en rapport as-
Le jeune patriote vit depuis
sez étroit pour les dominer toujours ? »
toujours dans l’espérance d’une
L’année de la publication du Fil de l’épée,
revanche sur l’Allemagne.
de Gaulle entre au secrétariat général de la
Défense nationale : « De 1932 à 1937, sous qua-
tenu un temps pour mort et fait prisonnier. torze ministères, témoignera-t-il, je me trouvais
Ses tentatives d’évasion échouent. Lui qui ne mêlé, sur le plan des études, à toute l’activité
s’imaginait pas autrement qu’à la pointe des politique, technique et administrative, pour ce
combats passe, dépité, la moitié de la guerre qui concerne la défense du pays. » Il se per-
en captivité. suade vite que la France est en retard d’une
L’hécatombe de 14-18 a enfanté un siècle guerre et que pour contrer la menace nazie
nouveau que de Gaulle dominera en France – Hitler est au pouvoir depuis 1933 –, elle doit
de toute sa hauteur. Sûr de lui déjà, sinon repenser sa doctrine militaire. Vers l’armée
de métier, dans lequel de Gaulle expose en 1934 où Reynaud, président du conseil depuis peu,
le fruit de ses réflexions, est un avertissement. le nomme sous-secrétaire d’État au ministère
Il y critique la stratégie défensive que symbo- de la Défense nationale et de la Guerre.
lise la ligne Maginot et prône la formation Au nom de ce gouvernement aux abois – qui
d’un corps de blindés autonome et offensif. compte aussi dans ses rangs Pétain, vice-pré-
Confiée à des professionnels (« l’armée de sident du conseil –, de Gaulle rencontre deux
métier »), cette force mécanique nouvelle
échapperait, grâce à son mode de recrute- « S’il faut la force pour bâtir
ment, aux contingences du « marché électo-
un État, réciproquement, l’effort
ral ». Partisan convaincu de la guerre de posi-
guerrier ne vaut qu’en vertu
tion, Pétain s’insurge contre ce plaidoyer en
d’une politique. »
faveur de la guerre de mouvement. La rupture
entre les deux hommes était inévitable. Elle fois Churchill à Londres pour le convaincre
survient en 1938, quand le colonel de Gaulle de ne pas abandonner la France aux Alle-
publie La France et son armée, une étude his- mands. Sa récente promotion, comme général
torique que lui a commandé Pétain et qu’il a et membre du gouvernement français, ces
décidé de signer de son nom alors que son premiers contacts avec Churchill sont les
mentor la considère comme un travail d’état- seuls atouts dont il disposera pour la suite,
major. Paru deux jours avant la conférence de hormis son caractère. Une pression intenable
Munich, l’ouvrage, à la différence des précé- s’exerce sur Reynaud en faveur d’un armis-
dents, est remarqué. Il recèle un nouvel aver- tice dont l’idée le révulse. À Bordeaux où le
tissement : « S’il faut la force pour bâtir un gouvernement a fui, elle émane surtout de
État, réciproquement, l’effort guerrier ne vaut Pétain et du général Maxime Weygand, nom-
qu’en vertu d’une politique. » mé depuis quelques jours chef suprême d’une
armée en déroute. Épuisé nerveusement, Rey-
Combat avec éclat naud renonce. Pour le remplacer, Albert
Émancipé de la tutelle de Pétain, de Gaulle Lebrun, le président de la République, fait
surmonte le mépris abyssal qu’il éprouve appel à Pétain.
pour les dirigeants de la IIIe République et Immensément populaire, perçu comme le
tente de les convaincre du bien-fondé de ses seul espoir de limiter la catastrophe, le Maré-
thèses. Léon Blum, qui admettra plus tard son chal, qui a rongé son frein des années durant,
erreur, ne l’écoute pas : pour les socialistes, tient enfin le sort de la France entre ses
une armée de métier est une armée de préto- mains, du moins le croit-il. Le 17 juin 1940, à
riens. Georges Bidault, le plus intelligent des Bordeaux, l’histoire bifurque. Tandis que de
élus de droite, est le seul ou presque à lui prê- Gaulle s’envole pour Londres où il pronon-
ter une oreille attentive mais il est trop tard. cera le lendemain, au micro de la BBC, son
Le 10 mai 1940, lorsque les blindés de Gude- appel à la « résistance », Pétain demande
rian, contournant la ligne Maginot, fondent l’armistice. À Vichy, où l’État français, qui a
sur la France, de Gaulle commande par inté- remplacé légalement la République – seuls
rim une division cuirassée en formation. Il quatre-vingts parlementaires ont voté
combat avec éclat, en particulier à Montcor- contre –, prend ses quartiers, de Gaulle est
net dans l’Aisne, est promu général de brigade tenu pour un félon. Un tribunal militaire le
à titre temporaire avant d’être appelé à Paris condamne par contumace à la peine de mort,
l’instar de Churchill que les électeurs britan- cœur. Pour le grand public et au-delà, l’his-
niques ont congédié en juillet 1945. toire de la France libre dont il est le héros et
À Paris, de Gaulle doit composer avec les le héraut est une révélation. Elle corrige
nouvelles et anciennes élites politiques qui l’Histoire de Vichy, parue elle aussi en 1954,
ont renoué par réflexe républicain avec le « faite en équipe par Robert Aron et Geor-
parlementarisme d’avant-guerre. Ses mises gette Elgey », qui tient la balance égale entre
en garde contre l’impuissance qui les guette de Gaulle et Pétain. L’un et l’autre auraient
tombent dans le vide. C’est plus qu’il ne peut servi de leur mieux les Français. Le premier
supporter. Il quitte volontairement le pouvoir était leur épée, le second leur bouclier.
et le regrettera : « J’ai fait au moins une erreur Les lecteurs des Mémoires de guerre dé-
dans ma vie : mon départ de janvier 1946. » Lui couvrent au fil des pages un prosateur. Cha-
teaubriand et Péguy ont nourri la jeunesse de
La grande force de De Gaulle, De Gaulle et ses écrits s’en ressentent même
au cours des années s’il n’atteint pas au génie des Mémoires
qui précèdent son retour au pouvoir, d’outre-tombe et peine à se défaire du tic ter-
est de s’être tu. naire de Péguy dont il truffe aussi ses dis-
cours (« Paris outragé, Paris brisé, Paris mar-
qui pensait qu’on le rappellerait « très vite » tyrisé…»). De Gaulle écrivain, qui aurait pu
doit constater que la IVe République dont il prétendre au Nobel de littérature si Churchill
récuse le modèle constitutionnel prend ra- ne l’avait obtenu en 1953 pour The Second
cine. Il bout de rancune mais prépare une World War, pratique avec jubilation l’art de
contre-offensive, la création ex nihilo d’un l’estocade. À propos de Lebrun en 1940 : « Au
mouvement à sa main, le Rassemblement du fond, comme chef de l’État, deux choses lui
peuple français (RPF). Après des débuts pro- avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût
metteurs et un succès inattendu aux élections un État. » Et de Pétain, le morceau des Mé-
municipales de 1947 (le RPF enlève Paris, moires que chacun guettait : « Les années, par-
Marseille, Lille, Strasbourg, Bordeaux, dessous l’enveloppe, avaient rongé son carac-
Alger…), l’élan des débuts s’épuise. tère. L’âge le livrait aux manœuvres de gens
habiles à se couvrir de sa majestueuse lassi-
Un anticommunisme viscéral tude. La vieillesse est un naufrage. Pour que
Sensé « rassembler » tous les Français, ce rien ne nous fût épargné, la vieillesse du maré-
parti antiparti – une contradiction insurmon- chal Pétain allait s’identifier avec le naufrage
table – s’est coupé de l’électorat populaire de la France. »
fidèle au PCF par un anticommunisme viscé- La grande force de De Gaulle, au cours des
ral. Les autres formations font elles aussi la années qui précèdent son retour au pouvoir,
guerre au RPF en adoptant un mode de scru- est de s’être tu. Personne ne sait ce qu’il pense
tin qui le dessert aux législatives. En 1953, de la question empoisonnée du moment : la
abandonné par nombre de députés élus sous guerre en Algérie. Personne non plus ou
ses couleurs, de Gaulle met le RPF en som- presque ne voit en lui un recours. En sep-
meil et s’enferme à Colombey où il a mieux tembre 1957, huit mois avant sa rentrée sur
à faire : rédiger ses Mémoires de guerre. scène, seuls 11 % des Français souhaitent
En 1954, paraît le premier tome, L’Appel, un qu’il gouverne de nouveau. Il n’est pas mêlé
succès immédiat qui lui met du baume au aux événements qui, le 13 mai 1958 à Alger,
sonnent le glas de la IVe République mais sait 67 ans, je vais commencer une carrière de dic-
habilement en profiter. L’émeute pro-Algérie tateur ? » (Pétain en avait 84 quand il a sabor-
française qui éclate ce jour-là de l’autre côté dé la République).
de la Méditerranée mêle, dans un même rejet Le 29 mai, la crise se dénoue. René Coty, le
des politiciens de Paris, trois groupes dis- président de la République, fait appel à de
tincts : Européens chauffés à blanc par une Gaulle pour former le nouveau gouvernement
poignée d’exaltés ; militaires de carrière vis- dont Pflimlin a abandonné les rênes la veille.
céralement attachés à l’Empire ; gaullistes Le 1er juin, les députés investissent légalement
arrivés secrètement à Alger dans l’espoir de l’homme du 18-juin, par 329 voix contre 224.
canaliser l’insurrection au profit de leur Pour la seconde fois, il a sauvé la République.
grand homme. Tous soupçonnent de mollesse Le vote en sa faveur de la moitié des élus so-
le gouvernement en cours de formation dans cialistes est une surprise. Leur chef de file,
la capitale, le vingt-et-unième en onze ans. Ils Guy Mollet, ancien résistant, résume ainsi
rejettent toute concession aux indépendan- leur dilemme : de Gaulle ou un coup d’État
tistes du Front de libération nationale (FLN) militaire. De 1947 à 1955, le président du RPF
et ne voient qu’un argument à leur opposer, n’avait cessé de dénoncer les tares de la
la force. Le 15 mai, alors que le pouvoir vacille IVe République : indécision politique, mar-
à Paris, Léon Delbecque, l’un des comploteurs chandages parlementaires, instabilité minis-
que l’homme du 18-juin n’encourage ni ne térielle. La Ve République, dont la constitution
désavoue, obtient du général Salan, comman- entre en vigueur début 1959, se dote, elle, d’un
dant en chef en Algérie, qu’il lance à la foule : chef aux pouvoirs étendus qui tient l’Assem-
« Vive de Gaulle ! » À cet instant précis, au blée nationale en lisière sinon en laisse.
plus fort de la confusion qui règne des deux Son fondateur, qui y dispose depuis no-
côtés de la Méditerranée, une solution se des-
sine. Les insurgés – l’armée en particulier – se « Croit-on qu’à 67 ans,
convainquent que seul de Gaulle est en me- je vais commencer une carrière
sure de sauver l’Algérie française. de dictateur ? » (Pétain en avait
C’est le moment que choisit le sphinx de 84 quand il a sabordé la République).
Colombey pour sortir de son silence. Il est
prêt, fait-il savoir de sa retraite de la Haute- vembre 1958 de la majorité absolue, a les
Marne, « à assumer les pouvoirs de la Répu- mains libres pour relancer la croissance et
blique ». Le gouvernement du démocrate- décider du sort de l’Algérie. Les choix écono-
chrétien Pierre Pflimlin a d’autant moins le miques, opérés alors que de Gaulle occupait
choix de la solution que les factieux d’Alger encore l’hôtel de Matignon, commencent en
menacent de lancer des paras sur Paris. 1959 à porter leurs fruits. Ils ont pour ressort
De Gaulle a-t-il eu vent de cette opération essentiel la confiance revenue. « Le retourne-
baptisée « Résurrection » ? Ce qui est établi ment économique qu’entraîne mon retour au
c’est que certains de ses fidèles, Michel De- pouvoir ne rend-il pas le miracle possible ? », se
bré en particulier, étaient prêts à sortir de la glorifiera-t-il. Ces mesures ont pour inspira-
légalité. Lui-même joue l’innocence. Le teur Jacques Rueff, un haut fonctionnaire aux
19 mai, au cours d’une conférence de presse convictions libérales, que de Gaulle, plutôt
dans la capitale – la précédente remonte à enclin au dirigisme, a entérinées : augmenta-
trois ans –, il questionne : « Croit-on qu’à tion des impôts ; dévaluation monétaire de
17,4 % ; libéralisation partielle des échanges De Gaulle n’a plus qu’une hâte, en finir. Il
extérieurs qu’exige l’entrée en vigueur, le noue des contacts exclusifs avec les indépen-
1er janvier 1959, du Marché commun euro- dantistes du FLN et renonce à la souverai-
péen ; création d’un « nouveau franc » qui neté française sur le Sahara, deux conces-
vaut 100 anciens francs… sions auxquelles il s’était jusque-là refusé. Un
Au lendemain de son investiture comme pré- temps, il a cru l’indépendance évitable. Il lui
sident du conseil, de Gaulle s’est rendu à Al- aurait préféré une association étroite de la
ger où, follement acclamé, il s’est écrié : « Je France avec l’Algérie dotée d’une large auto-
vous ai compris ! » nomie. Mais le FLN s’y refuse et le jusqu’au-
boutisme des Français d’Algérie rend cette
solution illusoire.
Économiquement, les années de Gaulle De Gaulle a risqué sa vie dans ce combat
tiennent du miracle. Ce sont indécis, échappant à plusieurs reprises à des
les plus glorieuses des « trente attentats dont trois au moins auraient pu
glorieuses ». réussir. Il a la baraka. Pour autant, les der-
niers mois de la guerre n’ajoutent rien à sa
Le plan de Constantine gloire. Il s’est désintéressé du sort des Fran-
Ceux qui l’applaudissaient ont cru com- çais d’Algérie (les « rapatriés ») et a aban-
prendre : « Je suis d’accord avec vous ; je vous donné à la cruauté des vainqueurs les supplé-
suivrai. », mais ils se sont mépris. À cette tifs musulmans qui épaulaient l’armée
date, de Gaulle hésite encore sur la conduite française (les « harkis »).
à tenir. Il lance un plan de développement éco- Délestée du boulet algérien, la République
nomique et social de l’Algérie dit « plan de gaullienne peut enfin être elle-même. En 1962,
Constantine » qui accrédite l’idée que la mé- son chef impose par référendum – contre
tropole n’a pas l’intention d’abandonner ses l’opposition de tous les partis sauf le sien,
départements d’outre Méditerranée. Mais il l’UNR – le principe de l’élection du président
déclare peu après à L’Écho d’Oran : « L’Algérie de la République au suffrage universel direct.
de papa est morte. » Le « plan Challe » de re- Cette « constitution de 1962 » structure depuis
conquête militaire du terrain, qu’il lance en la vie politique française. En dépit des vingt-
février 1959, est un succès. En position de quatre révisions intervenues depuis 1958, elle
force, croit-il, pour négocier avec un adver- n’a jamais été remise en cause sauf par les
saire intransigeant, de Gaulle franchit alors partisans demeurés minoritaires d’un retour
le pas décisif. L’« autodétermination » qu’il au régime parlementaire (la « VI e Répu-
offre aux Algériens pourra, s’ils le décident, blique »).
aller jusqu’à la « sécession », c’est-dire jusqu’à Économiquement, les années de Gaulle
l’indépendance. La guerre avec les partisans tiennent du miracle. Ce sont les plus glo-
de l’Algérie française est déclarée. rieuses des « trente glorieuses ». La France
En janvier 1960, espérant réitérer le « coup » doit pour une large part cette croissance ex-
du 13 mai 1958, des civils armés se retranchent ceptionnelle (7,2 % en 1960, un pic) à son arri-
derrière des barricades à Alger. Et en mage à l’Europe. Le président de la Répu-
avril 1961, des généraux – Salan est l’un blique, qui a fait le choix à son retour au
d’eux – y fomentent un pronunciamento, un pouvoir de poursuivre dans cette voie, s’exas-
« putsch » qui lui aussi tourne court. père des obligations qu’implique le Marché
commun et négocie pied à pied. En 1962, il de Kennedy. Pendant quelques jours, jusqu’à
impose à ses cinq partenaires une politique ce que Moscou accepte de réembarquer ses
agricole commune qui ouvre aux producteurs ogives, le monde est au bord du gouffre. Pour
français encombrés de surplus des débouchés le président français, qui en temps ordinaire
inespérés. Il a joué cartes sur table avec le fait mine de se tenir à équidistance des deux
chancelier Adenauer : la France continuera Grands, un allié reste un allié.
à acheter à l’Allemagne ses machines-outils
à condition que les consommateurs d’outre- « Dix ans, ça suffit ! »
Rhin acceptent de se ravitailler en porc bre- Aurait-il dû, l’essentiel accompli, renoncer
ton et en bananes guadeloupéennes à un prix à se présenter à l’élection présidentielle de
supérieur aux cours mondiaux. 1965, la première qui donne la parole aux
De Gaulle mise beaucoup, trop peut-être, sur Français (en 1958, de Gaulle avait été désigné
les liens personnels qu’ils a établis tôt avec le par un collège d’élus) ? Face à l’étoile mon-
rassurant Adenauer. Privilège unique, il l’a tante de la gauche, François Mitterrand, il
invité à séjourner chez lui à Colombey dès doit concéder un second tour mortifiant qui
son retour au pouvoir. Le dirigeant démo- augure mal du nouveau septennat. Il n’est pas
crate-chrétien, un Rhénan non un Prussien, parvenu à mi-mandat que les manifestants de
cela compte, a été reçu en grandes pompes en Mai-68 le défient : « Dix ans, ça suffit ! » Lui
France quatre ans plus tard. L’invitation que qui en 1967 a donné son aval à la légalisation
l’Allemagne de l’ouest rend peu après au pré- de la pilule contraceptive, ne se reconnaît pas
sident français suscite une incroyable liesse dans ces temps nouveaux qui décrient ses
populaire. Combien de fois, au cours de son valeurs. Il est las du pouvoir, laisse Pompidou,
périple, l’ancien officier de carrière qu’est son inoxydable premier ministre, gouverner
de Gaulle, le combattant des deux guerres au jour le jour et préfère aller récolter au-
mondiales, n’a-t-il pas lancé à la foule : « Sie
sind grosses Volk ! » (Vous êtes un grand Charles, un artiste de génie, a conçu
peuple) ? Pour réformer la Communauté euro- un personnage politique hors
péenne selon ses vœux, de Gaulle aurait aimé norme, de Gaulle, qui a engendré
détacher l’Allemagne des États-Unis. Hantée un héros historique et mythique,
par la menace soviétique, elle a refusé. Charles de Gaulle.
La fin de la guerre d’Algérie, ce conflit colo-
nial d’un autre âge, le ramène à l’essentiel. delà des frontières des vivats dont les Fran-
Les crédits militaires, accaparés jusque-là par çais sont de plus en plus avares.
les opérations dans le djebel, sont réorientés Le référendum-plébiscite qu’il organise peu
vers la « force de frappe » nucléaire. Malgré après pour se relégitimer a tout du suicide
les tensions de la « guerre froide » de Gaulle politique. Ses partisans l’ont mis en garde : la
estime que la France peut, pour sa défense, se dissolution, le 30 mai 1968, de l’Assemblée
passer du « parapluie » américain ce qui ne nationale lui a assuré une très large majorité.
veut pas dire tourner le dos aux États-Unis. Pourquoi tout remettre en jeu ? Qui plus est,
Lorsqu’en 1962 les Soviétiques installent en les Français sont indifférents aux questions
secret des missiles à têtes nucléaires à Cuba, posées, qui privent le Sénat du pouvoir
à courte distance des côtes américaines, le législatif et renforce le rôle des régions. Ils
président français se range aussitôt aux côtés ont compris, en revanche, que leur vieux
Sur la place
de l’Hôtel
de Ville, en août
1964, lors de la
commémoration
de la libération
de Paris.
Un moment saisi
par Raymond
Depardon.
PORTRAIT
président leur demande encore une fois interprétation des événements en des termes
de lui faire confiance. Et la lui refuse. que l’historien de la France libre, Jean-Louis
Le 28 avril 1969 à minuit onze, de Gaulle an- Crémieux-Brilhac, récapitule ainsi : « Ni la
nonce de Colombey qu’il cessera d’exercer ses France ni les Français ne sont coupables de la
fonctions à la mi-journée. défaite de 1940 ; la France libre, c’était la
Le temps qui passe a corrigé le regard que France ; les Français se sont libérés par eux-
les Français, revenus de leur ingratitude de mêmes en 1944. » Les Mémoires passent sous
1969, portent sur lui. De Gaulle leur a ouvert silence les événements qui pourraient nuire
la voie, sculptant de son vivant la statue qu’il à l’édification du mythe ou les nient.
destinait aux générations futures, la retou- De Gaulle, par exemple, ne consacre que
chant parfois jusqu’au prodigieux. Le polito- quelques lignes au génocide des juifs dont le
logue Stanley Hoffmann décrit ainsi ce pro- régime de Vichy s’est fait complice. Car Vichy,
cessus : Charles, un artiste de génie, a conçu à ses yeux, ce n’était pas la France. Il ne dit
un personnage politique hors nor me, mot non plus des camps d’extermination na-
zis alors qu’à l’époque où il prend la plume,
L’Empire, de son point de vue, au début des années 1950, il bénéficie du té-
est l’une des rares cartes moignage de sa nièce, Geneviève Anthonioz,
de la France occupée et le restera déportée pour faits de résistance à Ravens-
après la guerre. brück. De Gaulle n’était pas antisémite
comme l’étaient avant-guerre nombre de ceux
de Gaulle, qui a engendré un héros histo- qui ont baigné dans les mêmes eaux. Il ne l’a
rique et mythique, Charles de Gaulle. Les jamais été. Exempté de ce soupçon, il s’auto-
Mémoires de guerre de l’homme du 18-juin risera, au lendemain de la guerre israélo-
attestent de ce penchant à l’autocélébration. arabe de 1967, à dénoncer « les Juifs » (en gé-
De Gaulle, qui y parle souvent de lui à la troi- néral) comme un « peuple d’élite, sûr de
sième personne, est le héros invariable de lui-même et dominateur ».
son autobiographie autour duquel gravite L’indépendance de l’Algérie et un peu plus
des personnages de moindre dimension, tôt du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et des colo-
Churchill, Leclerc et les autres. Il insiste nies françaises d’Afrique ont accrédité une
constamment sur la ferveur, qu’à l’entendre, autre idée fausse : que de Gaulle était antico-
il suscite partout : « J’arrivai [en Corse] le lonialiste. Il l’aurait démontré tôt en organi-
8 octobre [1943] pour y passer trois magni- sant à Brazzaville, début 1944, une conférence
fiques journées. Ma visite dissipa les ombres. » sur l’avenir des possessions françaises au sud
En juin 1944, après le débarquement, il est du Sahara. Aucun autochtone n’y est invité
en Normandie où, assure-t-il, « à la vue du car de Gaulle se méfie de leurs aspirations
général de Gaulle, une espèce de stupeur saisit naissantes. Aussi tient-il à Brazza des propos
les habitants, qui ensuite éclatent en vivats ou très vagues : les peuples colonisés pourront
bien fondent en larmes ». un jour s’ils le souhaitent participer « à la
gestion de leurs propres affaires ».
L’édification d’un myhte L’Empire, de son point de vue, est l’une des
Les Mémoires de guerre ne font pas que tresser rares cartes de la France occupée et le res-
une couronne, une auréole, à leur auteur. tera après la guerre. Cet attachement, qui lui
De Gaulle entend graver dans le marbre son vient de l’enfance, à « la plus grande France »
– vingt-deux fois la superficie de la métropole, fisamment floue pour avoir résisté au temps,
cent dix millions d’habitants – explique pour- au point que certains y voient la quintessence
quoi, au lendemain de la Libération, de du gaullisme. Malheureusement pour ses épi-
Gaulle prône la fermeté face à Hô Chi Minh. gones, il n’a pas laissé le mode d’emploi. S’il
Par son intransigeance, il est coresponsable ne déviait jamais de son cap – la France –,
de la guerre d’Indochine. Et même de la c’était un pragmatique (colonialiste à la Libé-
guerre d’Algérie. Il était le chef du gouver- ration, « lâcheur » de l’Algérie en 1962). « L’ac-
nement provisoire lorsqu’en 1945, des mil- tion, a-t-il dit pour s’en expliquer, ce sont les
liers de musulmans ont été massacrés dans hommes au milieu des circonstances », un pré-
le Constantinois en représailles à l’assassinat cepte emprunté à Bergson, « le » philosophe
de plus d’une centaine d’Européens. Parmi de ses années de formation.
les témoins de ces tueries figure un ado-
lescent qui n’oubliera pas, le futur président Gaullistes posthumes
Boumediene, l’un des adversaires les plus L’homme était unique. Quant aux « circons-
implacables de la France, lorsque la guerre tances », par nature elles varient. Sur ce vide,
éclatera en 1954. Quelques temps avant ces un mythe a prospéré qui gomme la vérité du
massacres, de Gaulle était en Algérie, recom- personnage et la réalité de son époque. D’une
mandant aux troupes françaises stationnées grande plasticité par définition, ce mythe
sur place d’empêcher que l’Afrique du Nord donne raison à celui qui l’incarne : « Chaque
« ne nous glisse entre les doigts ». Son tour de Français fut, est ou sera gaulliste », prédisait-
force le plus accompli est d’avoir imposé il. Les gaullistes posthumes sont légions. Ils
l’idée que la France était encore un grand se recrutent souvent à gauche et, tels Régis
pays. Cette obsession du « rang » et de la Debray ou Jean-Pierre Chevènement, cré-
« grandeur » a longtemps été contagieuse. ditent le Libérateur, le monarque de la « Ve »,
Qu’importe que de Gaulle l’ait entretenue à
coups d’éclats sans lendemain, généralement Idéalisée par les inconsolables,
au détriment des États-Unis, dans leur ar- la mémoire gaulliste se transmet
rière-cour : au milieu des années 1960, la mais se dessèche.
France se retire du commandement commun
aux troupes de l’Otan (un général américain d’avoir placé la nation et la souveraineté de
est à leur tête) ; de Phnom Penh, de Gaulle la France au-dessus de tout. Gaullistes tardifs,
appelle Washington à mettre fin à la guerre sincères et parfois béats, ils se distinguent des
au Vietnam ; à Mexico, il lance : « Marchemos ralliés récents, lancés dans une insolite opé-
la mano en la mano ! » ; et à Montréal : « Vive ration d’appropriation. Jean-Luc Mélenchon :
le Québec libre ! ». « Le de Gaulle de la Seconde guerre mondiale,
Ces coups de cymbale cherchent à entretenir s’est comporté comme un insoumis. » Marine
l’idée que la France est une nation souveraine, Le Pen : « Il serait urgent au pays de s’inspirer
qu’elle n’est alignée sur personne. « Je me suis de l’homme et de sa vision. »
toujours fait une certaine idée de la France » : Le gaullisme est un syncrétisme dans lequel
l’incipit des Mémoires résume cet attachement l’exécutif de l’année 2020 se reconnaît tout
charnel à l’héritage que de Gaulle a reçu de autant. La photo officielle du président de la
sa famille et que toute son existence il s’est République, Emmanuel Macron, montre,
employé à faire fructifier. La formule est suf- ouverts sur son bureau, les Mémoires de son
1938
Charles de Gaulle est
enfant, Philippe.
reçu 119e à Saint-Cyr, il Il publie son
sort en 1912 et
il est affecté au 1922
Il est admis à
deuxième ouvrage,
Le Fil de l’épée.
27 septembre
Il publie La France
33e Régiment
et son armée, et rompt
d’infanterie, à Arras,
que commande
l’École supérieure
de guerre, dont 1934 avec Pétain.
1924
Parution de Vers
l’armée de métier. Dans
1939
Il est nommé
ce livre,
15 mai commandant,
il préconise la
Naissance d’Élisabeth, par intérim, des chars
professionnalisation
suivie de la Ve Armée en
d’une partie de
le 1er janvier 1928 Alsace-Lorraine.
l’armée, l’emploi
de celle d’Anne.
de l’arme blindée,
De gauche à droite :
Charles de Gaulle,
à 9 ans, connaît
une enfance patriotique.
De ses parents,
il hérite de l’amour
de la France.
1940
En janvier, il adresse, à
28 juin
Le gouvernement
britannique le
« Lui ou personne », a
tranché Yvonne Vendroux,
fille d’un industriel du
Pas-de-Calais. Elle devient
quatre-vingt-quatre reconnaît comme chef madame
personnalités, des Français libres. de Gaulle le 7 avril 1921, à
Calais. Leur union durera
un mémorandum cinquante ans.
consacré à l’avènement Du 23 au
de la force mécanique, 25 septembre Le capitaine de Gaulle,
L’opération décoré de la Croix de
afin de créer des guerre en 1915, est retenu
divisions blindées. En franco-britannique prisonnier avec le
1941
mai, il est nommé devant Dakar, dernier lui présente un capitaine Arrighi, en 1916,
que commande à Ingolstadt, en Bavière.
général de brigade, rapport détaillé sur la
Ses tentatives d’évasion se
à titre temporaire. de Gaulle, se solde par 26 septembre situation et soldent toutes par des
un échec. L’URSS reconnaît les perspectives de échecs.
5 juin la Résistance.
27 octobre le général de Gaulle À Bénodet (Finistère),
Il devient sous- avec Anne, cette « enfant
De Gaulle lance comme chef des
1942
secrétaire d’État, pas comme les autres »
à Brazzaville un Français libres. à qui il consacre beaucoup
chargé de la Défense et
manifeste annonçant la de temps.
de la Guerre. 25 octobre 14 juillet
création du Conseil de Première rencontre, à Dans les studios de la BBC
18 juin La France libre devient
défense de l’empire, Londres, entre à Londres. Cette photo
Le général de Gaulle la France combattante. illustrant l’appel du 18
proclamant sa le général de Gaulle et Juin est en fait prise en
lance sur les antennes résolution de « diriger 8 novembre
Jean Moulin ; ce 1941.
de la BBC son premier l’effort français dans la Débarquement
appel à la Résistance. guerre » et s’engage Affiche placardée
anglo-américain dans les rues de Londres
à « rendre compte en Afrique du Nord. en août 1940.
de nos actes aux De Gaulle n’en a
représentants du peuple pas été informé.
français ».
CHRONOLOGIE
1946
apporte son soutien favoriser Publication de Discours
fait l’éloge de la
unanime à de Gaulle. la progression et messages, 1940-1946.
mission civilisatrice de
des Alliés. 20 janvier
31 mai
la France dans son 19 et 26 octobre
Empire ; elle doit aider Il quitte le pouvoir Raz-de-marée du
De Gaulle arrive 25 août
les peuples et dénonce RPF aux élections
à Alger. Libération de Paris, de
« à s’élever peu à peu « le régime exclusif des municipales,
Gaulle prononce un
3 juin jusqu’au niveau où ils
discours à l’hôtel de
partis ». qui obtient près de
Le Comité français de seront capables 40 % des suffrages.
ville de Paris. 16 juin
la Libération nationale de participer chez eux à
1948
Le 26, il descend De Gaulle prononce à
(CFLN) la gestion de leurs
les Champs-Élysées. Bayeux un discours
est constitué à Alger propres affaires ».
Le 31 août, le sur la réforme 6 février
sous la coprésidence de gouvernement
3 juin des institutions. Décès d’Anne
De Gaulle et du général provisoire s’installe à
Le CFLN devient de Gaulle.
Giraud. Paris.
le Gouvernement
Le 9 novembre, le
provisoire de la
CFLN est remanié, de
République française
Gaulle en est
(GPRF).
le seul président.
1951 1956 14 mai De gauche à droite : Le général de Gaulle
Le 25 août 1944, à la veille réunit, le 5 octobre 1947,
Le Comité de salut de son défilé triomphal près d’un million de
17 juin 8 juin public d’Alger sur les Champs-Élysées, personnes à l’hippodrome
lance un appel au de Gaulle rejoint ses de Vincennes, lors
Élections législatives à Publication de L’Unité,
troupes à Montparnasse. d’un meeting organisé
la proportionnelle, le deuxième tome de général de Gaulle pour par le RPF.
selon le mode ses Mémoires de guerre. constituer Le 14 juin 1944, après
un gouvernement quatre ans d’« exil » Charles de Gaulle
de scrutin dit des
« apparentements ». Le
RPF n’obtient
1958 de salut public.
et quelques jours après
le débarquement
des troupes alliées en
défend la concorde
et méprise les partis.
Un paradoxe pour
13 mai 15 mai Normandie, le chef celui qui dirigea
que 22 % des suffrages de la France libre rentre le Rassemblement du
Après plusieurs Le général de Gaulle
exprimés. dans son pays. peuple français
semaines de crises déclare « se tenir (RPF) de 1947 à 1953.
1955
créent un Comité de
reviendra au pouvoir Henriette, épouse de
salut public pour le Philippe (à droite) et mère
maintien de l’Algérie que dans la légalité et de Charles, leur petit-fils.
13 septembre assure qu’il ne se
française.
De Gaulle suspend prépare pas, à 67 ans, à
le fonctionnement commencer
du RPF, tout « une carrière
en maintenant de dictateur ».
l’antenne du 5, rue
Solférino, à Paris.
CHRONOLOGIE
1960
De Gaulle est investi Le projet de lui confère des suffrage universel
par l’Assemblée Constitution de pouvoirs étendus. direct : le « oui »
nationale en tant la Ve République remporte 62,25 % des
13 février
que président du est approuvé
Explosion de la
8 septembre suffrages exprimés.
conseil. Le 2 juin, par référendum (79,2 % Il échappe à un attentat
première bombe
l’Assemblée nationale
donne
de « oui »).
21 décembre
atomique française
à Reggane (Sahara).
de l’OAS,
à Pont-sur-Seine, sur la 1963
les pleins pouvoirs route de Colombey. 14 janvier
1961
De Gaulle est élu
1962
à son gouvernement et Dans une conférence
vote le projet président de
de presse, de Gaulle
de loi, le chargeant de la République et de la 8 janvier
18 mars met son veto à l’entrée
la réforme Communauté. Le référendum sur
Signature des accords du Royaume-Uni dans
constitutionnelle,
soumise au
référendum.
1959
16 septembre
l’autodétermination en
Algérie est approuvé à
75 % des suffrages
d’Évian,
qui mettent fin à
la CEE.
la guerre d’Algérie.
Dans une allocution exprimés.
télévisée et
De gauche à droite :
Le général de Gaulle
à Alger, où il est venu
restaurer le pouvoir
de l’État en juin 1958.
Le « quarteron de généraux
à la retraite », comme
22 janvier
De Gaulle et Adenauer
Du 30 juin 1965
au 11 mai 1966 1967 1969 il les décrit, responsable
du putsch en Algérie,
en avril 1961. De gauche
signent À Bruxelles, 24 juillet 27 avril à droite : Edmond
le traité de l’Élysée, la France pratique Au cours d’un voyage Référendum sur Jouhaud, Raoul Salan,
accord de coopération la politique de officiel au Canada, la régionalisation, Maurice Challe
et André Zeller.
entre la « chaise vide » . il s’exclame la réforme du Sénat
la France et à Montréal : « Vive et la suppression Le « général télévision »
l’Allemagne.
1966 le Québec libre ! » du Conseil économique
et social : le « non »
annonce le cessez-le-feu
en Algérie, le 18 mars 1962.
1964 7 mars
Dans une lettre au 1968 recueille près de 53 %
des suffrages exprimés.
L’ère de Gaulle marque
l’entrée de la France
27 janvier président américain 24 mai De Gaulle annonce
dans la modernité.
Ici, devant la maquette
La France reconnaît la Johnson, de Gaulle De Gaulle annonce qu’il cessera de l’îlot du
République populaire annonce le retrait à la télévision un d’exercer ses fonctions 15earrondissement
de Chine. de Paris.
de la France des référendum sur le 28 à midi.
organismes intégrés la « participation ». En mai 1968,
1965 de l’Otan.
1er septembre
29 mai
De Gaulle se rend
1970 la contestation est
à son comble :
« La chienlit, c’est lui ! »
19 décembre 7 octobre proclame une affiche.
Au second tour De Gaulle, en secrètement Publication du premier
de l’élection visite au Cambodge, à Baden-Baden, tome des Mémoires Selon sa volonté,
il ne bénéficie
présidentielle, de prononce un discours en Allemagne. d’espoir. pas de funérailles
Gaulle est réélu avec à Phnom Penh. Pour nationales.
lui, les Américains 30 mai 9 novembre Il est enterré,
55 % des suffrages.
sont engagés dans un Dissolution Charles de Gaulle le 12 novembre 1970,
de l’Assemblée auprès de sa fille
conflit sans issue au meurt à La Boisserie. Anne, à Colombey-
Vietnam. nationale. les-Deux-Églises.
TEXTES CHOISIS
OFFICIER DE PLUME
A dolescent, Charles
de Gaulle avait deux vocations, le métier des
armes et l’écriture. Après la Grande Guerre,
où il s’illustra comme soldat, il se distingue de
ses pairs en publiant livres et articles, d’un
style travaillé, solennel, qui alterne les longues
dans l’entreprise, l’audace dans l’autorité »).
Malgré l’emphase qui parfois alourdit sa pro-
se, de Gaulle se lit avec étonnement. Quelle
plume pour un homme d’État ! Il s’écoute
aussi. Pour la plupart des Français, peu au
fait avant 1939 des coulisses du pouvoir, il a
périodes et les remarques incisives. Un ton où d’abord été une voix, celle de la France libre
l’on perçoit l’influence de Chateaubriand, et du gouvernement provisoire.
Barrès et Péguy, ses maîtres en écriture. Revenu aux affaires, le fondateur de la
Dans le panthéon de cet officier féru de belles Ve République s’empare de la télévision, à
lettres, l’écrivain tient une place à part. Lui- l’heure où les Français la font leur, au début
même se veut à la fois prosateur et homme des années 1960. Sa première allocution com-
d’action. Ils sont peu à exceller dans les deux me président du Conseil, en juin 1958, n’est pas
registres, note Jean-Louis Crémieux-Brilhac concluante. Chaussé d’épaisses lunettes, un
dans l’édition, pour « La Pléiade », des Mé- œil sur son texte, il n’est guère à l’aise. Mais
moires de Charles de Gaulle : César, Churchill… il apprend vite. Grâce à sa mémoire infaillible,
Son style, il l’a acquis dans les établissements il débite de longues tirades dont il a calculé les
catholiques où l’on enseignait, avant 1914, les effets. Certaines trouvailles sont d’un rhéteur
humanités. De Gaulle est un classique de forma- inspiré, même si, la fatigue aidant, il lui ar-
tion et de composition, dont Jules Roy dit qu’il rive, lors de voyages en province, de proférer
est l’un des « grands écrivains latins de langue des platitudes : « Je salue Fécamp, port de mer,
française qui abondent dans notre littérature ». qui entend le rester et qui le restera. »
Charles de
Ses manuscrits témoignent de l’effort qu’il Tout « général télévision » qu’il est devenu,
Gaulle pendant la s’imposait. Il est le contraire d’un écrivain de Gaulle demeure un écrivain. Ses Mémoires
guerre
(photo non
jaillissant, ajoutant les versions aux versions, d’espoir, rédigés après son retrait de la vie
datée). Homme en quête de la formule majestueuse et de l’ar- publique en 1969, n’ont sans doute pas le
de plume
depuis toujours,
chaïsme de bon aloi. Dans cette œuvre parfois souffle des Mémoires de guerre. Mais la pos-
il devient « à la manière de… », les tics abondent comme ture est la même. Seule la mort interrompra
la voix de la
France libre,
le recours au rythme ternaire (Georges Pom- le prosateur que l’exercice du pouvoir avait,
le 18 juin 1940. pidou, « révérant l’éclat dans l’action, le risque lui, fini par lasser. nnn B. L. G.
Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées
françaises, ont formé un gouvernement.
Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rap-
port avec l’ennemi pour cesser le combat.
Certes, nous avons été, nous sommes, submergés par la force mécanique,
terrestre et aérienne, de l’ennemi.
Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique
des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la
tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener
là où ils en sont aujourd’hui.
Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La
défaite est-elle définitive ? Non !
Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis
que rien n’est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont
vaincus peuvent faire venir un jour la victoire.
Car la France n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle n’est pas seule !
Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire
britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme
l’Angleterre, utiliser sans limites l’immense industrie des États-Unis.
Cette guerre n’est pas limitée au territoire malheureux de notre pays.
Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre
est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les
souffrances, n’empêchent pas qu’il y a, dans l’univers, tous les moyens
nécessaires pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd’hui
par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une
force mécanique supérieure. Le destin du monde est là.
Moi, Général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et
les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui
viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite
les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armement qui
se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, à
se mettre en rapport avec moi.
Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas
s’éteindre et ne s’éteindra pas.
Demain, comme aujourd’hui, je parlerai à la Radio de Londres. n n n
Discours et messages I. Pendant la guerre, juin 1940-janvier 1946 © Plon, 1970.
LA VIEILLESSE DE PÉTAIN
FUT UN « NAUFRAGE »
De Gaulle connaît Philippe Pétain depuis qu’il a été affecté au
33e Régiment d’infanterie d’Arras que commande le futur maréchal de
France. Les deux hommes sont si liés que de Gaulle confiera : « À cette
époque, j’étais très sur les femmes, Pétain aussi, ça nous rapprochait… »
Après la Grande Guerre, le capitaine de Gaulle passe pour l’un des officiers
les plus prometteurs de l’« écurie » de Pétain. En 1938, une brouille survient
à propos d’un ouvrage que l’aîné a demandé au cadet de rédiger en son
nom. Finalement, après l’avoir remanié, de Gaulle le publiera seul
(La France et son armée). Surtout, les deux hommes divergent sur la doctrine
militaire. De Gaulle croit à la guerre de mouvement et aux blindés. Pétain
à la guerre de position et de tranchées. Le texte ci-dessous a été rédigé
après que de Gaulle eut gracié Pétain condamné à mort à la Libération.
nnn
La France fut faite à coups d’épée. Nos pères entrèrent dans l’Histoire
avec le glaive de Brennus. Ce sont les armes romaines qui leur portèrent
la civilisation. Grâce à la hache de Clovis, la patrie reprit conscience
d’elle-même après la chute de l’Empire. La fleur de lys, symbole d’unité
nationale, n’est que l’image d’un javelot à trois lances.
Mais, s’il faut la force pour bâtir un État, réciproquement l’effort guer-
rier ne vaut qu’en vertu d’une politique. Tant que le pays fut couvert de
la broussaille féodale, beaucoup de sang coula aux sables stériles. Du
jour où fut réalisée la conjonction d’un pouvoir fort et d’une armée solide,
la France se trouva debout. […]
Pauvre peuple, qui de siècle en siècle porte, sans fléchir jamais, le plus
lourd fardeau de douleurs. Vieux peuple, auquel l’expérience n’a point
arraché ses vices, mais que redresse sans cesse la sève des espoirs nou-
veaux. Peuple fort, qui, s’il s’étourdit à caresser des chimères, est invin-
cible dès qu’il a su prendre sur lui de les chasser ! Ah ! grand peuple, fait
pour l’exemple, l’entreprise, le combat, toujours en vedette de l’Histoire,
qu’il soit tyran, victime ou champion, et dont le génie, tour à tour négli-
gent ou bien terrible, se reflète fidèlement au miroir de son armée. n n n
La France et son armée, collection « Présences » © Plon, 1938.
BAYEUX OU LE FUTUR
DES INSTITUTIONS
Le dimanche 16 juin 1946, six mois après sa démission, de Gaulle est
à Bayeux (Calvados) pour inaugurer un monument commémorant son retour
au lendemain du débarquement en Normandie. Son discours de vingt-cinq
minutes, haché d’applaudissements et de « Au pouvoir! », est resté dans
les annales. De Gaulle a mis deux mois à le rédiger, mais il le médite depuis
des années, depuis que la IIIe République a failli. Dans ce discours fondateur,
le Général trace les grandes lignes d’un nouveau régime politique, celui
qu’il mettra en place en 1958. Il ne préconise pas ouvertement l’élection
du président de la République au suffrage universel direct. Mais les plus
perspicaces, tel le socialiste Léon Blum, ne s’y trompent pas : dans un
tel système, entre le peuple et son chef, il ne saurait y avoir d’intermédiaire.
nnn
C’est donc du chef de l’État, placé au-dessus des partis, élu par un col-
lège qui englobe le Parlement mais beaucoup plus large et composé de
manière à faire de lui le président de l’Union française en même temps
que celui de la République, que doit procéder le pouvoir exécutif. Au chef
de l’État la charge d’accorder l’intérêt général quant au choix des hommes
avec l’orientation qui se dégage du Parlement. À lui la mission de nom-
mer les ministres et, d’abord, bien entendu, le Premier, qui devra diriger
la politique et le travail du gouvernement. Au chef de l’État la fonction
de promulguer les lois et de prendre les décrets, car c’est envers l’État
tout entier que ceux-ci et celles-là engagent les citoyens. À lui la tâche
de présider les Conseils du gouvernement et d’y exercer cette influence
de la continuité dont une nation ne se passe pas. À lui l’attribution de
servir d’arbitre au-dessus des contingences politiques, soit normalement
par le conseil, soit, dans les moments de grave confusion, en invitant le
pays à faire connaître par des élections sa décision souveraine. À lui, s’il
devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d’être le garant de
l’indépendance nationale et des traités conclus par la France. n n n
Discours et messages II. Dans l’attente, février 1946-avril 1958 © Plon, 1970.
POUR UN RASSEMBLEMENT
DU PEUPLE FRANÇAIS
Le 7 avril 1947, lundi de Pâques, de Gaulle est sur la place de Broglie,
à Strasbourg, où ont afflué fidèles et curieux. Depuis qu’il a quitté
la présidence du gouvernement provisoire en janvier 1946, il sent les
événements lui échapper, lui qui espérait être vite rappelé au pouvoir.
La création du Rassemblement du peuple français (RPF) est un « coup »
comme il les affectionne : réunir dans un même mouvement les Français
préoccupés de la France. Pour la seule fois de sa vie, de Gaulle attache
son nom à une formation politique, dont il assure la présidence. L’« appel »
de Strasbourg rencontre d’abord un large écho. Les électeurs suivent.
Puis les partis politiques honnis reprennent le dessus. Petit à petit, ils
marginalisent le RPF que de Gaulle, amer, abandonne à son sort en 1953.
nnn
« L’AUTODÉTERMINATION »
DU PEUPLE ALGÉRIEN
Revenu au pouvoir à la faveur du soulèvement, à Alger, des partisans
de l’Algérie française, de Gaulle leur donne d’abord des gages, jusqu’à
s’écrier le 6 juin 1958, à Mostaganem : « Vive l’Algérie française! » Il confie,
le lendemain, à l’un de ses collaborateurs, Pierre Lefranc : « Nous ne
pouvons pas garder l’Algérie. » Il consacre les mois qui suivent à la mise
en place de la nouvelle Constitution, avant de s’attaquer, à la fin de l’été
1959, à la solution du problème algérien. Cette fois, il met cartes sur table.
L’« autodétermination » des musulmans, des non-Européens, telle qu’il la
définit, ouvre la voie à trois solutions : la « sécession » (l’indépendance); la
« francisation complète » des Algériens; et un « gouvernement des Algériens
par les Algériens » lié à la France. De Gaulle est partisan de la troisième
solution, mais reconnaîtra bientôt que la première est la seule envisageable.
nnn
LE PUTSCH
D’UN « QUARTERON
DE GÉNÉRAUX »
Le « putsch » dit des « généraux », le 22 avril 1961, en Algérie, n’est
pas un putsch (soulèvement d’un groupe armé), mais un pronunciamiento
(insurrection militaire). Il doit moins aux généraux portés à sa tête
(Maurice Challe, Edmond Jouhaud, Raoul Salan, André Zeller) qu’aux
colonels, partisans de l’Algérie française, qui l’ont fomenté. Les insurgés
ont surestimé leurs appuis dans l’armée d’Algérie. Face à eux, les
loyalistes, beaucoup d’indécis et les appelés du contingent n’ont qu’une
idée en tête : que cette guerre finisse. En quatre jours, l’affaire tourne
court. L’allocution, prononcée le 23 avril, y est pour beaucoup. De Gaulle
s’y montre d’une ironie mordante et affirme avec force son autorité.
nnn
Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les
moyens, soient employés pour barrer partout la route à ces hommes-là,
en attendant de les réduire. J’interdis à tout Français et, d’abord, à tout
soldat d’exécuter aucun de leurs ordres. L’argument suivant lequel il
pourrait être localement nécessaire d’accepter leur commandement sous
prétexte d’obligations opérationnelles ou administratives ne saurait
tromper personne. Les seuls chefs, civils et militaires, qui aient le droit
d’assumer les responsabilités sont ceux qui ont été régulièrement nom-
més pour cela et que, précisément, les insurgés empêchent de le faire.
L’avenir des usurpateurs ne doit être que celui que leur destine la rigueur
des lois.
Devant le malheur qui plane sur la patrie et la menace qui pèse sur la
République, ayant pris l’avis officiel du Conseil constitutionnel, du
Premier ministre, du Président du Sénat, du Président de l’Assemblée
nationale, j’ai décidé de mettre en œuvre l’article 16 de notre Constitu-
tion. À partir d’aujourd’hui, je prendrai, au besoin directement, les
mesures qui me paraîtront exigées par les circonstances. Par là même,
je m’affirme, pour aujourd’hui et pour demain, en la légitimité française
et républicaine que la nation m’a conférée, que je maintiendrai, quoi
qu’il arrive, jusqu’au terme de mon mandat ou jusqu’à ce que me
manquent, soit les forces, soit la vie, et dont je prendrai les moyens
d’assurer qu’elle demeure après moi.
Françaises, Français ! Voyez où risque d’aller la France, par rapport à
ce qu’elle était en train de redevenir.
Françaises, Français ! Aidez-moi ! n n n
Discours et messages III. Avec le renouveau, mai 1958-juillet 1962 © Plon, 1970.
JE N’ÉCRIS PAS. »
Cité par Jean Lacouture, De Gaulle.
Le Politique, 1944-1959 © Seuil, 1985.
À propos de Brigitte Bardot arrivant pour une réception à l’Élysée,
vêtue d’un pyjama à brandebourgs :
« Veine : un soldat ! »
À elle : « Quelle chance, Madame ! Vous êtes
en uniforme et je suis en civil ! »
Cité par André Malraux, Les Chênes qu’on abat… © Gallimard, 1971.
« JOURNALISTE « Les
AU COLLÈGE Français
DE FRANCE ET sont des « Les femmes
PROFESSEUR
AU FIGARO. » veaux. » n’ont jamais
Cité par Philippe
Cité par Jean Mauriac dans
Conversations avec Jean-Luc Barré,
de Gaulle, De Gaulle
mon père, tome II d’intelligence
© Fayard, « Témoignages pour
l’histoire », 2008.
© Plon, 2004.
politique. Elles
sont incapables
de concevoir
« Mon seul rival les ensembles… »
international,
Cité par Claude Guy, En écoutant de Gaulle.
Journal 1946-1949 © Grasset, 1996.
c’est Tintin ! »
Cité par André Malraux, Les Chênes qu’on abat… © Gallimard, 1971.
LA RÉCONCILIATION
FRANCO-ALLEMANDE
Pour sceller l’amitié de la France avec l’Allemagne, la République
française s’est mise en quatre au mois de juillet 1962. Le chancelier
Konrad Adenauer (CDU, démocrate-chrétien) a été accueilli à Paris
comme un chef d’État, même s’il n’est que chef du gouvernement :
gardes républicains à cheval l’escortant jusqu’au palais des affaires
étrangères où il est logé, visite du Louvre avec André Malraux, et celles
de la cathédrale de Rouen, des chais de Château-Margaux… Ces fastes
ne sont pas gratuits : ayant renoncé à bâtir l’Europe politique à six, de
Gaulle espère la construire à deux, loin des États-Unis. D’où l’amabilité
du toast qu’il adresse le 3 juillet à l’Élysée au chancelier allemand.
nnn
En Allemagne, du 4 au
9 septembre 1962,
Charles de Gaulle
s’adresse, à plusieurs
reprises, à des foules
enthousiastes dans
la langue de Goethe :
« Sie sind ein grosses
Volk. » (Vous êtes
un grand peuple.)
Ici, avec Konrad
Adenauer.
TEXTES CHOISIS
les Français les connaissent et les admirent. Ils vous tiennent pour l’ins-
pirateur, le guide, le représentant d’une Allemagne nouvelle, celle que
désirent tout justement leur cœur et leur raison et dont ils savent qu’elle
est nécessaire à leur propre prospérité, à leur sécurité, à la paix. Enfin
et par-dessus tout, ils voient en vous un grand Allemand, un grand Euro-
péen, un grand homme, qui est l’ami de la France, qui croit et qui affirme
que, par là, il sert son propre pays et qui, pour cette double raison, émeut
profondément leur estime et leur sentiment.n n n
Discours et messages III. Avec le renouveau, mai 1958-juillet 1962 © Plon, 1970.
La France le dit compte tenu des avertissements que Paris a depuis long-
temps multipliés à l’égard de Washington quand rien encore n’avait été
commis d’irréparable. Elle le dit, enfin, avec la conviction, qu’au degré de
puissance, de richesse, de rayonnement, auquel les États-Unis sont actuel-
lement parvenus, le fait de renoncer, à leur tour, à une expédition lointaine
dès lors qu’elle apparaît sans bénéfice et sans justification et de lui préférer
un arrangement international organisant la paix et le développement d’une
importante région du monde, n’aurait rien, en définitive, qui puisse blesser
leur fierté, contrarier leur idéal et nuire à leurs intérêts. Au contraire, en
prenant une voie aussi conforme au génie de l’Occident, quelle audience
les États-Unis retrouveraient-ils d’un bout à l’autre du monde et quelle
chance recouvrerait la paix sur place et partout ailleurs!
Discours et messages V. Vers le terme, janvier 1966-avril 1969 © Plon, 1970.
« VIVE LE QUÉBEC!
VIVE LE QUÉBEC LIBRE! »
De Gaulle, sensible aux liens séculaires que la France entretient avec
le Québec, répond, en juillet 1967, à l’invitation du Premier ministre
Daniel Johnson qui, trois mois plus tôt à Paris, lui avait dit : « Mon général,
le Québec a besoin de vous. » Le 24, de Gaulle parle du balcon de l’hôtel
de ville de Montréal. Quinze mille personnes l’ovationnent lorsqu’il
s’exclame : « Vive le Québec libre! » La formule n’est pas improvisée, il l’a
testée devant l’un de ses collaborateurs à bord du Colbert qui l’emmenait
au Canada. L’émotion est grande à Ottawa, siège du gouvernement fédéral,
où de Gaulle renonce à se rendre. Cette « sortie » du Général n’a jamais
trouvé d’explication. Des années plus tard, Maurice Couve de Murville,
son ministre des Affaires étrangères, la qualifiait même de « connerie ».
nnn
C’est une immense émotion qui remplit mon cœur en voyant devant moi
la ville française de Montréal. Au nom du vieux pays, au nom de la Fran-
ce, je vous salue de tout mon cœur. Je vais vous confier un secret que
vous ne répéterez pas. Ce soir ici, et tout le long de ma route, je me trou-
vais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération.
Outre cela, j’ai constaté quel immense effort de progrès, de développe-
ment, et par conséquent d’affranchissement vous accomplissez ici et c’est
à Montréal qu’il faut que je le dise, parce que, s’il y a au monde une ville
exemplaire par ses réussites modernes, c’est la vôtre. Je dis c’est la vôtre
et je me permets d’ajouter c’est la nôtre.
Si vous saviez quelle confiance la France, réveillée après d’immenses
épreuves, porte vers vous, si vous saviez quelle affection elle recom-
Françaises, Français,
Étant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j’ai envi-
sagé, depuis vingt-quatre heures, toutes les éventualités, sans exception,
qui me permettraient de la maintenir. J’ai pris mes résolutions.
Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. J’ai un mandat
du peuple, je le remplirai.
Je ne changerai pas le Premier ministre, dont la valeur, la solidité, la
capacité, méritent l’hommage de tous. Il me proposera les changements
qui lui paraîtront utiles dans la composition du gouvernement.
SA DERNIÈRE ADRESSE
AU PEUPLE FRANÇAIS
Le 25 avril 1969, à deux jours du référendum où il a jeté ses ultimes
forces, de Gaulle s’adresse aux Français pour leur demander
de voter « oui » à la régionalisation et à la réforme du Sénat. Sans illusion
sur l’issue de cette consultation aux allures de plébiscite, il fait face, une
dernière fois. Le 27 avril, à minuit, après que le « non » l’a emporté, de
Gaulle, de Colombey, fait publier par l’Élysée un communiqué : « Je cesse
d’exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend
effet aujourd’hui à midi. » Jamais plus les Français n’entendront sa voix.
nnn
Françaises, Français,
Vous, à qui si souvent j’ai parlé pour la France, sachez que votre réponse
dimanche va engager son destin parce que, d’abord, il s’agit d’apporter
à la structure de notre pays un changement très considérable. C’est beau-
coup de faire renaître nos anciennes provinces, aménagées à la moderne
sous la forme de régions ; de leur donner les moyens nécessaires pour
que chacune règle ses propres affaires tout en jouant son rôle à elle dans
notre ensemble national ; d’en faire des centres où l’initiative, l’activité,
la vie s’épanouissent sur place. C’est beaucoup de réunir le Sénat et le
Conseil économique et social en une
Françaises, Français, dans seule assemblée, délibérant par prio-
ce qu’il va advenir de la rité et publiquement de tous les projets
France, jamais la décision de loi, au lieu d’être – chacun de son
de chacune et de chacun de côté – réduits à des interventions obs-
vous n’aura pesé aussi lourd ! cures et accessoires. C’est beaucoup
d’associer la représentation des activi-
tés productrices et des forces vives de notre peuple à toutes les mesures
locales et législatives concernant son existence et son développement.
Votre réponse va engager le destin de la France, parce que la réforme
fait partie intégrante de la participation qu’exige désormais l’équilibre
de la société moderne. La refuser, c’est s’opposer dans un domaine essen-
tiel à cette transformation sociale, morale, humaine, faute de laquelle
nous irons à de désastreuses secousses. L’adopter, c’est faire un pas dé-
cisif sur le chemin qui doit nous mener au progrès dans l’ordre et dans
la concorde, en modifiant profondément nos rapports entre Français.
Votre réponse va engager le destin de la France, parce que, si je suis
désavoué par une majorité d’entre vous, solennellement, sur ce sujet
capital et quels que puissent être le nombre, l’ardeur et le dévouement
de l’armée de ceux qui me soutiennent et qui, de toute façon, détiennent
« AUJOURD’HUI, TOUT LE
MONDE EST GAULLISTE »
Après avoir analysé la vie et l’après-vie de Napoléon, l’historien Sudhir
Hazareesingh s’est attaqué à Charles de Gaulle, figure marquante du
XXe siècle. En décryptant le mythe, l’auteur fait émerger quatre profils :
le libérateur; le père fondateur d’un nouveau régime; le prophète qui
prédit la fin de la IVe République et la renaissance de la France; et, enfin,
le martyr qui quitte le pouvoir en 1969, sur un échec électoral. Consécration
suprême : après sa mort, tous ses opposants se rallient à lui, non
seulement à ce qu’il incarnait, mais aussi à la République qu’il a créée.
n n n PROPOS RECUEILLIS PAR ALAIN ABELLARD
SUDHIR De quelle manière s’est construit le mythe ou quand quelques-uns des siens se sentiront
HAZAREESINGH
L’universitaire gaullien? trahis sur la question algérienne, les gens re-
britannique, dLe premier ingrédient du mythe : c’est l’hom- viendront quand même vers cette image primor-
spécialiste
de Napoléon, me qui se lève, s’oppose le 18 juin 1940. Charles diale du libérateur. Et pour les Français comme
a publié Le de Gaulle personnifie le refus de Vichy et de l’Oc- pour de Gaulle, elle est la source fondamentale
Mythe gaullien
(Gallimard, 2010), cupation. Sur ce 18 juin, on voit bien comment de sa légitimité. De ce point de vue les Mémoires
dans lequel le mythe est construit. On sait que très peu de de guerre jouent un rôle capital dans les années
il relève que
la force du mythe gens ont entendu l’appel, mais au fil des années 1950. L’ouvrage remet en place cette image que
se distingue de Gaulle fait du 18 juin un événement idéalisé les Français avaient de lui à la Libération per-
par sa capacité
à transcender qui ne correspond pas du tout à la réalité histo- mettant ainsi au général, lorsque les événements
les clivages, et, rique telle qu’elle a été vécue. Donc, de Gaulle d’Algérie surviennent et que la IVe République
plus récemment,
Ce pays qui construit sciemment le mythe tout en l’accom- sombre, de faire appel à son prestige et de reve-
aime les idées. pagnant de rites mémoriels et d’une symbolique nir au pouvoir en 1958. On l’a oublié aujourd’hui,
Histoire d’une
passion française, distincte. Dès la Libération (sa correspondance l’épisode du RPF a été très négatif pour lui,
(Flammarion, en témoigne, il y a cette figure qui est déjà créée c’était un désastre qui avait terni son image de
2015).
dans l’imaginaire collectif national : celle du rassembleur. Comment peut-on être celui qui
libérateur, du premier résistant de France. incarne toute la France et, en même temps,
C’est la première strate du mythe et peut-être diriger un parti?
la plus importante : pour utiliser une image dif-
De Gaulle,
férente, c’est le socle. Même lorsque survien- Existe-t-il d’autres éléments fondateurs?
lors du premier dront des événements qui bousculeront un peu dIl y a quatre ingrédients : le libérateur; le père
conseil national
du RPF, le
la légende, comme lorsqu’il dirigea le Rassem- fondateur d’un nouveau régime; le prophète qui
19 juillet 1948. blement du peuple français (RPF) par exemple, prédit la fin de la IVe République et la renais-
sance de la France; et le martyr, ingrédient in- Il y a donc cette hiérarchie militaire vieillis-
dispensable. Même s’il a souhaité indirectement sante qui regarde plutôt derrière que devant et
cette fin politique (échec au référendum de 1969 qui n’identifie pas la spécificité de la menace
et départ) ce n’est pas contradictoire avec la no- allemande. Mais là-dessus, on peut aussi ques-
tion de martyr. Je crois qu’en 1969, le Général tionner de Gaulle qui ne parle jamais, lorsqu’on
pensait quelque part, peut-être inconsciemment, lit ses discours de guerre, des nazis en tant que
que les Français n’étaient plus dignes de lui. phénomène idéologique. Pour lui, l’Allemagne
Ce sont des choses qu’il dit à son entourage, est une entité historique, et la guerre entre la
par exemple à Michel Debré, après l’échec du France et l’Allemagne, c’est la guerre des trente
référendum, en avançant que c’est l’esprit de ans comme il le dit, et donc il ne semble pas re-
connaître la spécificité du nazisme. D’ailleurs,
Ceux qui admirent de Gaulle en il parle très peu des camps de la mort, presque
dehors de la France sont souvent les pas, il y a une phrase dans le troisième tome des
nationalistes, les révolutionnaires. Mémoires de guerre. C’est vrai que dans les an-
De Fidel Castro à Ben Laden. nées 1920 et 1930, il y a eu beaucoup d’incompré-
hension en France face à l’Allemagne et lorsque
Vichy qui resurgit. Mais ce qu’il omet de dire l’on lit de très près les écrits du Général, il n’est
c’est que lui-même, après 1945, n’a pas beaucoup pas sûr qu’il avait vraiment tout compris. Mais
combattu cet esprit de Vichy, au nom de l’oubli il avait pris la mesure des choses essentielles et
et de l’enterrement des vieilles querelles. Si l’on c’est déjà très bien.
évoque ce que Henry Rousso appelle le syndro-
me de Vichy, il convient de noter qu’il s’agit d’un Comment acquiert-il la dimension interna-
phénomène auquel le Général a contribué pour tionale qui est la sienne?
différentes raisons que l’on peut discuter, dont dLe choix de la décolonisation est fondamental.
certaines honorables, comme la réconciliation Ceux qui admirent de Gaulle en dehors de la
nationale. Mais il est mal placé pour se plaindre France sont en général les nationalistes, les
en 1969 et dire « Ah, voilà! si l’esprit de Vichy révolutionnaires. De Fidel Castro à Ben Laden.
n’était plus là. » Ben Laden, si l’on en croit les mémoires de son
ancien garde du corps connaîssait presque par
Avant 1940, de Gaulle n’est pas entendu, n’a cœur les Mémoires de guerre et les citait dans
pas de poids. Avait-il raison dans sa restitu- ses conservations. C’est d’ailleurs assez cocasse
tion de cette période? d’imaginer Ben Laden dans sa grotte à Tora
dAvant 1940, il était peut-être incompris et mar- Bora disant : « Toute ma vie je me suis fait une
ginalisé. Il n’avait pas tort, mais encore une fois, certaine idée de la France. » Fidel Castro dans
si l’on parle du mythe, je crois qu’il exagère un ses mémoires parlait aussi du Général comme
peu le rôle qu’il a eu. Il exagère son originalité : d’un grand homme. En Turquie, où les diri-
si l’on fait l’histoire de la pensée stratégique geants essaient de se démarquer des États-Unis,
dans les années 1920 et 1930, de Gaulle n’était de l’Europe et d’Israël, on parle d’une sorte de
pas le seul à penser qu’il fallait des blindés pour gaullisme turc. Le Vénézuélien Hugo Chavez,
battre les Allemands et que les chevaux ne suf- parmi ses multiples références historiques,
fisaient pas. Il est vrai que la hiérarchie mili- citait le général de Gaulle. Yasser Arafat portait
taire française était, dans les années 1930, d’une une croix de Lorraine autour du cou. Donc, il y
bêtise insondable et que Pétain était gâteux. a une image internationale du Général qui
correspond à son choix de la décolonisation. Les depuis presque quarante ans et, depuis le mi-
gens en Asie ont encore en mémoire le discours lieu des années 1970, les Israéliens se posent
de Phnom Penh (1er septembre 1966), en pleine sans cesse cette question. Cette quête confirme
guerre du Vietnam : l’anti-impérialisme du que la postérité lui a donné raison là dessus.
Général reste quelque chose de très marquant.
Et le père fondateur disparaît presque, sauf en Comment conçoit-il le travail de l’exé-
Afrique où on évoque assez souvent la figure cutif ?
gaullienne dans le contexte de la création d’un dJe pense que c’est là où le mythe s’enrichit et
régime stable et de l’incarnation du pouvoir par s’amplifie dans les années 1960. Charles de Gaul-
un homme qui n’est pas corrompu et qui a le le devient presque une figure tutélaire : c’est le
sens de l’intérêt général. père de la nation, il utilise son âge avancé pour
camper dans une figure providentialiste un peu
Avec Charles de Gaulle, la diplomatie fran- différente, celle du sage, de l’homme d’expé-
çaise devient-elle propalestinienne et anti- rience. Il n’est plus l’homme vigoureux et dyna-
israélienne, ou existe-t-il une continuité? mique qui dirige la Résistance, mais celui qui
dIl y a certes une rupture entre la IVe et la
Ve République : en 1956, lors de la crise de Suez, La région du monde où la référence
la France s’était alignée avec Israël alors que de gaullienne revient le plus souvent
Gaulle veut que la France joue un rôle d’entre- c’est le Proche-Orient, avec conflit
metteur entre le Nord et le Sud et l’Est et israélo-palestinien.
l’Ouest : il faut donc que la France ait une posi-
tion équilibrée dans le monde arabe. 1967 est arbitre dans la conception originale de la consti-
une date importante parce que c’est à partir de tution de la Ve République. Et là on opère dans
ce moment que le clivage entre Israël et le mon- le providentialisme le plus pur : de Gaulle en
de arabe se durcit avec l’occupation des terri- tant que président est celui qui est au-dessus de
toires pris par Tsahal. Ce sont plus les événe- tout et qui est là pour veiller à ce que les choses
ments que de Gaulle lui-même qui ont créé un essentielles puissent continuer. Et d’ailleurs de
fossé entre la France et Israël en 1967. De Gaul- Gaulle président ne s’occupe que de l’essentiel.
le était dans une certaine continuité et surtout
en cohérence avec lui-même. Quand il dit aux Il choisit Georges Pompidou, un non-
Israéliens en novembre 1967 : « Lorsque vous résistant, comme Premier ministre. Com-
occupez un territoire vous rencontrez de la résis- ment se noue cette alliance ? Comment
tance », c’est l’homme de 1940 qui parle et c’est repère-t-il ses collaborateurs ?
cette comparaison implicite avec l’Allemagne dDe Gaulle avait un très grand sens de l’État et
qui a offensé – à tort à mon avis – les Israéliens. donc votre question sur Pompidou peut aider
La région du monde où la référence gaullienne à y répondre en se demandant quelle sorte
revient le plus souvent c’est le Proche-Orient, d’État voulait reconstruire le général de Gaulle
avec conflit israélo-palestinien. Ce ne sont pas à partir des années 1960. De fait le régime de la
seulement les Palestiniens qui parlent de De Ve République qui émerge avec lui est celui où
Gaulle, chaque fois qu’il y a des pourparlers de l’État joue un rôle absolument central et il avait
paix on évoque ce que le Général a fait en Algé- sur ce point une position idéologique très claire
rie et on se demande quel sera le de Gaulle dans laquelle le gaullisme ne jouait pas de rôle.
israélien. C’est un discours que l’on entend Il y a beaucoup d’exemples et on le vérifie dans
les Mémoires de ses collaborateurs. Si on lui pro- torien Maurice Agulhon. Paradoxalement, ce
pose de recruter tel ou tel qui avait des grands sont chez ses partisans de toujours qu’un cer-
titres de résistant ou un haut fonctionnaire qui tain esprit critique survit. Lorsque vous lisez
a fait une belle carrière, il prend toujours le haut par exemple Jean-Louis Crémieux-Brilhac, qui
fonctionnaire. Il y avait en lui cette distinction est un très grand admirateur et grand connais-
entre la Résistance comme moment historique seur du Général, il exprime sans réserve ses
où certaines qualités étaient requises et ce qu’il désaccords avec de Gaulle. Son introduction
fallait faire au niveau de l’administration. C’est dans l’édition des Mémoires du Général dans la
Pléiade est merveilleuse : il reprend très claire-
Le vrai basculement dans la ment les choses, les met au point. C’est un véri-
popularité du Général remonte table travail d’historien avec un authentique
à 1990, avec la célébration du regard critique.
centenaire de sa naissance. Il y a un rapport intéressant avec la mémoire
La gauche se rallie complètement. de la gauche et cela, j’aimerais le creuser un
jour. La question de fond que la mémoire du
pour cela qu’il prend Debré qui cumulait les général de Gaulle pose à la gauche est la sui-
deux : il avait été dans la Résistance et il était vante : comment se situer par rapport à la figure
surtout un homme d’État, créateur de l’École de l’homme providentiel ? Cela est toujours
nationale d’administration, qui voulait refonder d’une actualité brûlante à gauche. Cette ques-
l’État français. Le choix de Pompidou se com- tion pose problème et celui de la personne est
prend dans ce cadre-là plutôt que dans une pers- plus profond, voire culturel : comment se situer
pective gaullienne, il n’a rien à voir avec la Ré- par rapport à une figure qui doit incarner l’auto-
sistance et avec le gaullisme « historique » et rité individuelle et en même temps les valeurs
cela lui sera reproché dès qu’il sera au pouvoir de gauche qui sont celles de la souveraineté
comme Premier ministre puis comme président collective?
de la République. Les gaullistes purs et durs lui Le vrai basculement dans la popularité du Gé-
ont mené la vie dure, dès le début de son mandat. néral remonte à l’année 1990, avec la célébration
Enfin, toutes ces querelles ont disparu : comme du centenaire de sa naissance. La gauche se ral-
le Général l’avait prédit, tout le monde est lie complètement. Michel Rocard, alors Premier
aujourd’hui gaulliste. ministre, débloque des fonds considérables à
l’Institut Charles-de-Gaulle pour qu’il puisse se
À quoi correspond le faîte de la popularité doter d’un financement continu. François Mit-
du général de Gaulle? terrand fait inscrire le texte de l’appel du 18 juin
dCela est un peu contemporain de l’arrivée de à l’Arc de triomphe. Donc il y a, le mot est mal
François Mitterrand au pouvoir, avec le rallie- choisi, une « nationalisation » du Général, que
ment de la gauche à sa mémoire. C’est très pa- l’on soit de gauche ou de droite.
radoxal, mais lorsque j’écrivais mon livre il me 1990 marque aussi le moment où le Général
semblait que la gauche après avoir « diabolisé » entre pleinement dans l’imaginaire territorial;
le Général était devenue presque plus gaulliste je cite dans mon livre le travail formidable fait Le 6 juin 1958, à
Mostaganem, le
que les gaullistes traditionnels, et cela m’a un par Philippe Oulmont à la Fondation Charles- général de Gaulle
peu surpris. Je pense à des personnes comme de-Gaulle pour recenser le nom des rues, des laisse échapper :
« Vive l’Algérie
Jean-Pierre Chevènement et Max Gallo ou en- places Charles de Gaulle en France. Une com- française ! » Il ne
core, dans un registre un peu différent, à l’his- mune sur dix, en moyenne, a son avenue ou sa le redira pas.
place général de Gaulle et, dans certains dépar- Quelle est, selon vous, l’erreur de Charles
tements comme le Nord, c’est une sur cinq. Bref, de Gaulle après son retour au pouvoir?
il y a un vrai plébiscite national depuis une dDe Gaulle, dans les années 1960, est physique-
vingtaine d’années. ment fragilisé. En 1964 il subit une opération
très sérieuse. Je pense que l’erreur suprême
Né au XIXe, a-t-il gardé quelque chose de qu’il commet c’est de se représenter en 1965. Il
particulier de ce siècle ? aurait dû prendre sa retraite, prendre du recul :
dSon imaginaire est toujours hanté par des il aurait eu le temps de finir ses Mémoires, et il
démons. Il est obsédé par la peur que la France aurait peut-être vécu plus longtemps, car ses
se brise, qu’elle disparaisse. Il distinguait tou- dernières années ont été éprouvantes. Il y avait
jours la France et les Français. Il pensait que les une part de lui, c’est classique chez les grands
Français pouvaient être médiocres et décadents, hommes, qui se croyait indispensable. Il pensait
mais que la France était éternelle, ces éléments- aussi peut-être que le travail essentiel n’était pas
là sont très napoléoniens, et renvoient plus au achevé, alors que c’était en fait le cas : il en avait
XIXe siècle qu’au XXe . Napoléon voulait mener le fini avec la colonisation, mis en place une nou-
monde par l’imagination. velle Constitution et l’élection du président au
suffrage universel. Il aurait pu partir.
Si l’on reste dans la comparaison entre De Gaulle ce n’est pas que la fin d’une série.
les deux hommes, l’œuvre accomplie par Comme j’essaie d’expliquer dans mon livre, il
de Gaulle est-elle équivalente à celle de représente presque le point culminant du
Napoléon ? mythe politique national : il représente l’idéal
d On pourrait les mettre sur le même plan du grand militaire, mais pas du conquérant ;
justement au niveau de la fondation d’un d’un pouvoir fort, mais démocratique. Il re-
ordre politique. L’État napoléonien que le prend tous les éléments des mythes antérieurs
Premier consul, puis l’Empereur crée reste mais il les modernise, il incarne une forme de
le fondement de l’administration nationale modernité même dans le mythe : malgré son
jusqu’aux années 1980, plus ou moins. Cer- côté paternaliste et parfois autoritaire, il reste
tains précisent d’ailleurs que même avec la un grand démocrate, celui qui a rétabli les liber-
décentralisation effectuée dans ces années-là, tés en France. Je vois mal une nouvelle figure
la France reste un pays extraordinairement émerger pour le surpasser d’autant plus que le
centralisé, où la généralité prend toujours le XXIe siècle sera celui de la mondialisation et de
dessus sur la particularité. Et c’est là ou la l’intégration européenne et, dans ce double
comparaison avec Napoléon est pertinente mouvement, il faudra aux grandes nations des
parce que de Gaulle crée ce nouveau régime repères historiques pour conserver l’essentiel
qui est contesté au départ, comme l’a été et de Gaulle les incarne de manière presque
d’ailleurs à son début le régime napoléonien, parfaite. Il y a un minimum de souveraineté que
mais que tous ses successeurs au XIXe siècle les États doivent conserver et cela était sa posi-
ont pris bien garde de ne pas toucher en tion, il était un vrai Européen d’instinct, de
conservant sa structure administrative. C’est culture et, en même temps, il avait des positions
la même chose pour de Gaulle : tous ses oppo- très négatives sur l’intégration.
sants se sont ralliés à lui, non seulement à sa
figure, mais à la structure politique qu’il a La France, puissance moyenne, au sein
créée. d’une Europe plus vaste qu’à l’époque du
Général, doit-elle adopter une posture c’est aussi cela. Chacun avait ses raisons. Le
plus humble ? mythe d’une France résistante qui sort avec les
dLa modestie s’acquiert; les Anglais l’ont ap- honneurs de la Seconde Guerre, c’est un mythe
prise, mais ils avaient déjà l’avantage d’un dis- qui n’est pas construit que par de Gaulle, mais
cours moins universaliste que les Français. Pour aussi par les communistes. Mais on a raison, en
Churchill, en 1945, l’Angleterre est finie; elle ne France, de célébrer la mémoire de la Résistance :
pourra plus jamais avoir ce rayonnement qui
avait fait toute sa force auparavant, même si elle Son erreur a été de se représenter
était la deuxième puissance mondiale après la en 1965. Il aurait dû prendre
Première Guerre mondiale, derrière les États- sa retraite : il aurait eu le temps
Unis. Mais l’isolationnisme da la nouvelle gran- de finir ses Mémoires et aurait
de puissance dans l’entre-deux-guerres avait un peut-être vécu plus longtemps.
peu caché cela. Mais Churchill savait que l’An-
gleterre aurait été en faillite si les Américains même si elle a joué un rôle secondaire dans la
n’étaient pas venus lui sauver la mise en 1945. libération nationale, c’est elle qui a incarné et
La France aussi, mais cela n’a pas eu les mê- maintenu l’honneur français.
mes conséquences pour les responsables politi-
ques français et c’est pour cela que beaucoup Si de Gaulle est le produit d’une époque, sa
d’Américains pensent que les Français sont des marque risque-t-elle de s’estomper?
ingrats, ce qui n’est pas complètement faux. Moi, dJe reviens à la notion de socle : si les valeurs
je dis toujours avec de Gaulle : « Salut l’artiste », qu’il incarne sont des valeurs qui traversent le
parce qu’en fait, il fallait pour des raisons de temps, comme le désintéressement, le sens de
politique intérieure créer l’idée que les Français l’intérêt général ou le refus de la fatalité, je ne
s’étaient libérés eux-mêmes et que la France vois pas les Français dire dans vingt ou trente
était redevenue une grande puissance en 1945. ans : « Nous ne voulons plus d’un État qui repré-
De Gaulle savait que ce n’était pas vrai, mais il sente l’intérêt général. » Les institutions politi-
fallait trouver des moyens pour redonner ques sont fortement installées et je vois très mal
confiance, énergie et détermination à un peuple un changement, même si certains évoquent une
humilié. Il l’a fait et il a été soutenu dans son VIe République. Qui piloterait ce changement?
entreprise par les communistes, et cela aussi Pas la gauche. Que ce soient les valeurs, les ins-
c’est la grande histoire de l’après-guerre, cette titutions, l’idée de la France, qu’on le veuille ou
codirection gaullo-communiste du pays qui a non, on reste avec de Gaulle pour ce qui est de
duré plusieurs décennies. Le mythe gaullien, l’avenir prévisible. nnn
Le 12 janvier 1944,
à Marrakech (Maroc),
Winston Churchill
et Charles de Gaulle
côte à côte lors
d’un défilé militaire.
Leur rencontre porte
notamment
sur l’armement
de la Résistance,
les relations franco-
britanniques
et les accords de
débarquement.
En haut : le premier secrétaire Ci-dessus : le 31 mai 1961, de Gaulle Avec Konrad Adenauer, chancelier de la République fédérale d’Allemagne (RFA),
du PCUS, Nikita Khrouchtchev, reçoit le jeune président Kennedy, lors Charles de Gaulle œuvre pour la réconciliation franco-allemande. Débutée à Colombey
en France, en mars 1960. de sa première tournée européenne. en septembre 1958, elle se concrétise en 1962, au cours des visites officielles
C’est la première visite officielle d’Adenauer à Paris et de De Gaulle à Bonn.
d’un chef d’État soviétique
depuis la révolution de 1917.
En haut, à gauche : Ci-dessus : liesse
le Premier ministre populaire et accueil
israélien David Ben triomphal de
Gourion, fondateur Charles de Gaulle
de l’État d’Israël, au Mexique, du 16
est reçu à l’Élysée au 19 mars 1964.
le 14 juin 1960.
Ci-contre : du 20 au
29 août 1958, de
Gaulle entame une
tournée africaine.
Le 24 août, à Abidjan
(Côte-d’Ivoire),
introduit par son
ministre d’État Félix
Houphouët-Boigny,
il prononce
un discours qui
annonce la naissance
de la communauté
franco-africaine.
En bas, à gauche :
au palais de l’Élysée,
le 25 mars 1966,
Indira Gandhi,
Premier ministre
de l’Union indienne,
et le général de Gaulle,
après leur entretien
sur la situation
politique en Asie.
Ci-dessous :
le 31 mai 1967,
le général de Gaulle
est reçu en audience
privée par Paul VI
au Vatican.
PORTFOLIO
Ci-dessus :
entente chaleureuse
entre Nixon et
de Gaulle, lors
du voyage officiel
du président
américain en France,
en février 1969.
DÉBATS
UN RETOUR FRACASSANT
AU POUVOIR
pendance à l’Algérie au nom de son engage- que, « historiquement parlant, la France est
ment historique en faveur des droits de un pays judéo-chrétien, de race blanche ».
l’homme. De Gaulle tirait un trait sur le passé Ainsi, pour certains, l’action de De Gaulle en
colonial et offrait aux Français un avenir Algérie est passée de la noblesse d’une déco-
d’une modernité radieuse. Ce mythe s’imposa lonisation réussie à l’anticipation prophé-
pendant deux décennies, jusqu’à ce que la tique (pour ne pas dire raciste) d’un soi-disant
mémoire de la guerre d’Algérie ne refasse sur- danger islamique. En l’occurence, cette der-
face de manière imprévisible. Du côté de la nière interprétation est peut-être plus proche
gauche, le massacre des Algériens à Paris le de ce que de Gaulle pensait véritablement que
17 octobre 1961 est devenu un des crimes d’État de ce qu’il avait affirmé publiquement.
les plus terribles de l’après-guerre. Le destin À mesure que les Français deviennent plus
des harkis a aussi attiré de plus en plus l’atten- « gaulliens », ils semblent donc devenir moins
tion jusqu’à ce qu’en septembre 2016 le pré- « gaullistes ». Mais si le mythe gaullien a sur-
sident Hollande reconnaisse officiellement vécu à la mise en cause du « récit » gaulliste,
« les responsabilités des gouvernements fran- c’est parce que, transcendant la personnalité
çais dans l’abandon des harkis ». et l’action de De Gaulle lui-même, il est lié à
De l’autre côté du spectre politique, l’obses- une certaine nostalgie de l’âge d’or des Trente
sion croissance suscitée par les conséquences Glorieuses, avant que l’économie française ne
de l’immigration et par la présence d’une s’engage sur la pente d’un déclin apparem-
importante communauté musulmane en ment inexorable. Les années 1960 ont été une
France a favorisé l’émergence d’interpréta- décennie de succès pour la France – de « gran-
tions du conflit algérien très différente du deur », aurait dit de Gaulle –, sur le plan non
récit gaullien. En 2015, Robert Ménard, maire seulement économique mais aussi culturel.
d’extrême-droite nouvellement élu à Béziers, Les intellectuels et les artistes français
a débaptisé la rue du 19-mars-1962 (date de s’adressent alors au monde entier et l’image
l’application des accords d’Évian sur le ter- de De Gaulle bénéficie de leur aura.
ritoire algérien) pour la rebaptiser rue du La France de De Gaulle est celle de la Cara-
Commandant-Hélie-Denoix-de-Saint-Marc, du velle et de la DS, de Jean-Paul Sartre et de
nom d’un officier ayant participé au putsch Claude Lévi-Strauss, de Brigitte Bardot et de
de 1961. Il s’agissait d’un geste clairement Jean-Luc Godard. La nostalgie pour de Gaulle
antigaulliste, mais d’autres personnalités, est en partie une nostalgie pour une France
tout en se-disant fidèles à de Gaulle, ont aus- qui n’est plus. En 2016, le journaliste de droite
si réinterprété la guerre d’Algérie dans un Éric Zemmour publie un best-seller au titre
sens opposé au récit gaullien. apocalyptique, Le Suicide français, qui s’ouvre
Au milieu des années 1980, un gaulliste avait symboliquement par les funérailles de
ainsi écrit qu’il fallait mettre au crédit de De Gaulle le 12 novembre 1970. Dans ce récit
De Gaulle d’avoir correctement prédit que nauséabond, la disparition de De Gaulle ouvre
l’Algérie française « contenait en germe l’in- les vannes de tous les maux (ou de ce que Zem-
vasion progressive de la métropole par une mour considère comme tels) qui frappent la
population non européenne, arabo-berbère et France : déclin, féminisme, homosexualité,
de religion musulmane ». En 2015, la députée immigration de masse. n n n
européenne de droite Nadine Morano s’est De Gaulle. Une certaine idée de la France,
réclamée de De Gaulle lorsqu’elle a déclaré © Seuil, 2019
« Victime de sa philosophie
du référendum-plébiscite »
par Raymond Aron
sible irritation. Au contraire. « Votre philoso- déjà la question à l’époque de la Résistance. Vous
phie de l’histoire, en particulier quand vous savez comment j’ai choisi et moi je sais qu’il n’y
l’appliquez à ce qui est contemporain, porte la a pas de repos pour les théologiens. » (Dans une
lumière dans un abîme et c’en est un, n’est-il dernière lettre en réponse à l’Essai sur les liber-
pas vrai ? que la vie des peuples. » La lettre est tés, il me donna du « cher maître ».)
datée du 4 avril 1961, elle ne semble pas affec- La lettre de décembre 1963, relative au Grand
tée par mes articles de Preuves, dont certains, Débat, de toutes celles qu’il m’écrivit, me
déjà parus, critiquaient, pour le moins préma- semble de loin la plus gaullienne. Non pas tant
turément, la politique algérienne du Général. parce qu’elle omit, pour une fois, les compli-
L’avant-dernière lettre que je reçus de lui, ments de rigueur, mais il attaquait directe-
toujours aussi policée, répondait au Grand ment le sujet, à savoir la force stratégique de
Débat et laissait percevoir une ironie qui, cette dissuasion. Comme je l’ai rappelé, textes à
fois, confinait au dédain : « J’ai lu Le Grand l’appui, dans un précédent chapitre, je ne pris
Débat comme je lis souvent ce que vous écrivez, jamais position contre l’effort français d’ar-
ici ou là, sur le même sujet. Il me semble que si mement nucléaire. Mais ma faute impardon-
vous y revenez sans cesse et avec tant de vivacité, nable, aux yeux du Général, c’était l’effort de
c’est peut-être pour cette raison que le parti que ne pas séparer la défense par l’arme nucléaire
vous avez pris ne vous satisfait pas pleinement nationale de la défense européenne ou atlan-
vous-même. Au fond, tout : “Europe”, “Commu- tique. Je finis par admettre que je cherchais
nauté atlantique”, “Otan”, “armements”, etc., une solution impossible. n n n
se ramène à une seule et même querelle : oui ou Mémoires. 50 ans de réflexion politique
non, la France doit-elle être la France ? C’était © Julliard, 1983
« Aucun étranger
n’est vraiment humain… »
par Jean-François Revel
JEAN- E. – Ce qui vaut pour la France ne vaut pas devons construire notre avenir de peuple
FRANÇOIS
REVEL
pour les autres pays. Le monde se compose moderne… dont l’univers a besoin pour parer
(1924-2006) de deux parties : la France et le reste. « Na- au cataclysme. » (allocution radiodiffusée et
Le philosophe
a toujours été
guère, certaines choses se sont passées, ont télévisée, 27 juin 1958). « Nous sommes un
un opposant été accomplies », dit-il le 19 mai 1958, « et seul peuple… nous sommes le grand, le seul,
au général
de Gaulle, dont
telles que… l’étranger s’en souvient. » Avez- l’unique peuple français », proclame-t-il à
il récusait vous remarqué ? Le Général, qui affectionne Vichy, le 18 avril 1958. Les étrangers accèdent
la politique et
le style. Outre
d’ordinaire le pluriel, qui dit : les provinces, donc à une demi-humanité dans la mesure
son pamphlet les peuples, nos armées, nos destins, les liber- où ils « se tournent » vers la France. On peut
Le Style du
Général (1959),
tés, – emploie ici « étranger » au singulier et être un peu homme, quoique étranger, en
il est l’auteur comme substantif indistinct. Dans ce singu- étant francotrope. Mais que dire des franco-
de nombreux
ouvrages, dont
lier, « l’étranger », on voit que les autres peu- phobes ? La bestialité de ces malheureux est
La Tentation ples sont pris en bloc, ils sont la non-France. certaine. Ils croient stupidement servir leurs
totalitaire
(Robert Laffont,
Pourquoi ? Eh bien, de Gaulle l’explique propres intérêts, mais ils ne savent pas le mal
1976) et lorsqu’il s’écrie, le 21 septembre à Lille : qu’ils se font à eux-mêmes.
Le Voleur dans
la maison vide
« Nous pourrons constituer… une grande N. – Cela me rappelle une phrase de Jean
(Plon, 1999), communauté humaine, c’est-à-dire française. » Nocher, une phrase que j’avais notée au vol,
récit passionnant
de sa vie.
Vous le voyez, les étrangers sont d’une autre en écoutant son émission, après « Paris vous
nature que les Français, et aucun étranger parle » sur France I. Voici. C’était le 28 mars
n’est vraiment humain. C’est pourquoi le 1959 : « Le peuple français, le plus grand, le
monde, ou plutôt « l’univers », a besoin de la plus intelligent de la terre. Sans la France,
France : « Vis-à-vis de l’univers en proie à de les Deux Grands ne sont plus deux : ils sont
terribles menaces, quelle dignité revêtira la seuls. »
France ! », s’écrie de Gaulle le 26 septembre E. – À mon avis, Jean Nocher traduit là assez
au micro de la RTF. Seule la France peut bien la doctrine du Général. La France est
conjurer ces menaces, parer au cataclysme indispensable au monde. Celui-ci dépérit
universel : « C’est la base sur laquelle nous quand elle entre en décadence, revit quand
elle se ranime. […] « Le monde entier est té- N. – Précisément, j’avais eu parfois l’im-
moin de la preuve que Mostaganem apporte pression que l’« Univers » nous tournait en
aujourd’hui que tous les Français d’Algérie dérision, ou nous prenait en pitié, on nous
sont les mêmes Français » (7 juin 1958). ignorait, plus encore depuis le 13 mai
N. – Besoin de se croire sans relâche au qu’auparavant. À part les autorités espa-
centre de l’attention, perpétuellement sous gnoles…
les regards des autres… E. – Dans la logique gaullienne, le fait que
E. – Les regards de tout ce qui existe ne ces- l’Univers ignore la France ne prouve nulle-
sent pas, en effet, de suivre les Français, de les ment qu’il n’est pas obsédé par elle, suspen-
entourer : « Je parle à dessein d’univers », dit du à elle… Je dirai même : au contraire.
N. – Le silence ou l’indifférence seraient la
Dans la logique gaullienne, le fait preuve de… ?
que l’Univers ignore la France E. – Le silence de l’Univers à l’endroit de la
ne prouve nullement qu’il n’est pas France n’est jamais la preuve de son indif-
obsédé par elle, suspendu à elle… férence. Et son indifférence ne serait la
preuve que de son erreur, de son infidélité
de Gaulle à Abidjan, le 25 août 1958, « car il à lui-même. De Gaulle l’affirme, par exemple
nous regarde. Ce que nous faisons et qui est le 13 juin (allocution radiodiffusée) : « Le
unique au monde, cette communauté monde enfin… désire, même s’il affecte par-
franco-africaine, l’univers la regarde… » Notez fois le contraire, de nous voir jouer un rôle
encore, cela va sans dire, cette hantise de l’uni- qui nous revient, parce qu’il sent que ce sera
vers : l’univers penché sur « nous », l’univers à l’avantage de tous les hommes. »
qui a besoin de nous, qui est régénéré quand N. – « Même s’il affecte parfois le contraire ! »
nous nous régénérons, puisque, déclare le gé- Voilà qui est troublant. Vous rappelez-vous
néral le 23 octobre, « la preuve de vigueur et Bélise, dans Les Femmes savantes ? Cette
de raison qui a été donnée par notre pays a vieille fille à qui les hommes ne font jamais
produit dans l’univers un effet décisif ». aucune déclaration d’amour, et qui tire de ce
N. – Quelle preuve de vigueur et de raison ? silence même un argument démontrant la
E. – Le 13 mai, les Pouvoirs spéciaux, le Ré- force des passions dont elle se croit l’objet :
férendum… Ils m’ont su révérer si fort jusqu’à ce jour
N. – Mais… lit-il quelquefois les journaux Qu’ils ne m’ont jamais dit un mot de leur
étrangers ? amour.
E. – Son cabinet doit bien lui faire une revue E. – Eh bien, nous donnerons, désormais, le
de la presse étrangère, de temps en temps. nom d’argument de Bélise à cette manière de
N. – Dans ce cas, un curieux esprit de sélec- raisonner. Et j’en profiterai pour avancer
tion et de censure préside à l’élaboration de aussitôt la proposition suivante : de même
cette revue de presse, car comment, sans cela, que l’univers a besoin de la France, la France
de Gaulle pourrait-il ignorer que le coup a besoin du général de Gaulle. Et de même
d’État et le Référendum ont produit, à l’étran- que l’univers aime et admire la France, la
ger, certes, un « effet décisif », mais pas dans France aime et admire de Gaulle et désire le
le sens qu’il dit… ? voir à sa tête, même quand elle ne manifeste Affiche politique
de Mai 68, Atelier
E. – Il ne s’agit pas de l’étranger, il s’agit de pas ce désir. […] n n n des Beaux-Arts,
l’Univers. Le Style du Général © Julliard, 1959 Paris.
HUBERT L’entretien demandé eut lieu le 18 sep- avez pris un chemin différent (allusion au
BEUVE-MÉRY tembre. Le Monde, la très prochaine visite second référendum de 1946 sur la Constitu-
(1902-1989)
En 1944, l’ancien du chancelier Adenauer, l’Algérie, les pro- tion), j’ai su que vous n’étiez pas des miens.
résistant est jets financiers de M. Pinay, le référendum Peut-être d’ailleurs n’en avez-vous jamais
rédacteur
en chef de sur une nouvelle Constitution inspirée du été… »
l’hebdomadaire discours de Bayeux mais aussi des ré- B.-M. : « En effet, mon général, du moins
Temps présent.
Il est sollicité flexions d’un comité de juristes et d’hommes sous cette forme. Cependant, si un jour
pour créer politiques, devaient en être les principaux Le Monde cessait de vous amuser, si vous le
et diriger
Le Monde, une thèmes. Voici, d’après les notes prises dès considériez comme un obstacle à la politique
responsabilité mon retour au journal, l’essentiel de ce long que vous estimeriez indispensable pour le sa-
qu’il assumera
jusqu’en 1969, tête-à-tête. lut du pays, il vous suffirait de me le dire. Ou
après avoir plutôt de me l’écrire. Je devrais en tirer les
en quelques
années fait Sur Le Monde et la Constitution conséquences. »
de ce journal De Gaulle : « Ah! Le Monde… Je vois le talent, De Gaulle : « Vous dites cela, mais vous savez
une institution.
le succès, le tirage. On le lit. Je le lis et je bien que je suis pour la liberté de la presse. »
m’amuse beaucoup. Vous en savez des choses… B.-M. : « Sans doute, et c’est grâce à vous
C’est très divertissant les journaux… » qu’on doit de pouvoir lire Le Monde
B.-M. : « Mon général, ce n’est pas tout à fait aujourd’hui en Algérie. Mais à l’origine du
le but que nous poursuivions en faisant ce journal, il y a eu expropriation pour raison
journal avec les difficultés que vous savez, d’État et je ne me suis jamais considéré que
mais, après tout, les rois de France avaient comme libre gestionnaire d’une sorte de ser-
leurs bouffons qui parfois rendaient service vice d’intérêt public. Je répète qu’une lettre
tout en les amusant. » de vous… »
De Gaulle : « Je n’ai pas dit cela… Il y a De Gaulle : « Eh bien ! cela vous honore.
quinze ans, je croyais, comme aujourd’hui, N’empêche que sans moi, Monsieur Beuve-
que les institutions de la France devaient être Méry, aujourd’hui, vous seriez pendu. »
réformées, transformées et que cela ne pou- B.-M. : « Qui sait ? mon général. Peut-être ne
vait se faire qu’autour de moi. Quand vous suis-je encore qu’en sursis? »
Ce congé – à demi public – n’appelait pas de mon général, vous savez que je n’ai pas tou-
réplique, mais le Général revint un instant jours dit “non”. »
sur ses pas. « Et puis, vous êtes comme Mé- Ainsi prirent fin mes relations personnelles
phisto. – ! ! ! – … Mais oui, rappelez-vous, avec le chef de l’État. n n n
quand Méphisto dit à Faust : “Ich bin der 1. « Je suis l’esprit qui toujours nie. »
Geist, der stets verneint 1.” » Revenu de ma sur- Onze ans de règne. 1958-1969
prise, je ne pus que répondre : « Pas toujours, © Flammarion, 1974
FRANÇOIS Le gaullisme vit sans lois. Il avance au flair. core pardonné à la IVe République sa faiblesse
MITTERRAND
(1916-1996) D’un coup d’État à l’autre il prétend construire gouvernementale et le ressentiment les conduit
Plusieurs fois un État, ignorant qu’il n’a réussi qu’à sacrali- à oublier qu’ils doivent à ce régime la recons-
ministre sous la
IVe République,
ser l’aventure. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre truction de leur pays. Ils ont trop souffert et
il conteste de combat. Alors qu’un homme s’est emparé trop longtemps d’avoir joué le rôle de l’homme
le retour de
De Gaulle
de la France et que la majorité des Français y malade de l’Europe par la faute d’une perpé-
au pouvoir consent, la minorité qui résiste a besoin de tuelle crise politique pour entendre au-
en 1958. Il
publie, en 1964,
connaître l’ampleur de l’enjeu. Son courage et jourd’hui raison. Que si cette crise n’a pas
Le Coup d’État sa ténacité s’affermiront quand elle saura, sans réellement atteint le potentiel de la France ils
permanent et
met le Général
doute possible, qu’elle témoigne pour la justice acquiescent cependant la propagande habile
en ballottage et pour la liberté. J’appartiens à cette minorité. qui leur vante la stabilité intérieure et le pres-
à l’élection
présidentielle
Mais en analysant le mécanisme du coup d’État tige international recouvrés grâce au général
de 1965. permanent qui a ruiné la République j’ai voulu de Gaulle. De Gaulle les tranquillise, tandis que
aussi la mettre en garde contre elle-même. Je le Parlement, les partis, les congrès, les contro-
n’ai pas tracé les lignes d’un programme d’ac- verses idéologiques continuent de les inquiéter.
tion mais seulement tenté de lui rappeler les Ils redoutent d’avoir à revenir en arrière. Et de
principes sans lesquels l’autorité devient tyran- Gaulle qui le sait pince cette corde chaque fois
nie et l’ordre injustice. Vingt-cinq ans de mal- qu’il souhaite les rameuter.
heurs nationaux et d’insécurité politique ont Dans le procès intenté au régime déchu l’his-
rendu les Français craintifs. Ils n’ont pas en- torien démêlera le vrai du faux. Tel n’est pas
l’objet de ce livre qui ne plaide ni pour ni contre général de Gaulle valident à l’avance la compé-
le passé. J’aurais atteint mon but si j’ai contri- tition des aventuriers pour sa succession. Ceux
bué à démystifier le phénomène gaulliste en qui ont employé, avec succès, la force contre la
montrant comment par un extraordinaire sub- loi, qui ont renversé la République alors qu’ils
terfuge le nouveau pouvoir au lieu de consoli- n’étaient que d’obscurs conjurés, auront-ils
der l’État le démantèle, comment au lieu de moins d’audace maintenant qu’ils tiennent
restaurer le respect de la loi il pervertit l’esprit l’État, qu’ils occupent les ministères, qu’ils dis-
civique, comment au lieu de confier au peuple posent des studios de la radiotélévision, qu’ils
la maîtrise de son destin il le confisque. Criti- paient la police politique, qu’ils contrôlent les
quer le système, dénoncer le gouvernement, fonds secrets? Qui croira qu’ils mettront moins
accuser le régime et ménager l’homme par qui d’ardeur à conserver le Pouvoir qu’ils n’en
ils existent eût été facile mais malhonnête. On mirent à le conquérir? […]
a peut-être remarqué que je n’avais pas abusé Un dictateur, en effet, n’a pas de concurrent à
de cette précaution. De l’effritement progressif sa taille tant que le peuple ne relève pas le défi.
des institutions, de la disparition du contrôle Imaginer qu’un dictateur n’a d’appétit que pour
parlementaire, du retour en force de la justice le sang et n’aime que la terreur serait une sot-
d’exception, de l’arbitraire policier, de la pro- tise. Mais il sait que s’il abandonne ou néglige
pagande totalitaire, le général de Gaulle assume les moyens de son pouvoir il tombe dans la
la pleine, l’entière responsabilité. Je l’ai noté trappe d’Ubu. Il lui faut sa police, sa justice, son
un peu plus haut : son personnage vaut mieux officine de propagande, ses armes de séduction
que son œuvre. Lui, a gagné sa partie. La pos- et de répression. Privé d’elles, un jour ou
térité retiendra son nom, s’attachera à son ca- l’autre, il verra le peuple sortir de sa torpeur,
ractère. Mais la France ? Elle aura appris du hurler à la tyrannie, brûler les palais officiels.
plus illustre de nos contemporains le mépris de Même s’il pense qu’il n’a pas opprimé les
la loi et l’oubli des principes qui commandent citoyens, qu’il n’a pas bafoué les lois, qu’il n’a
l’équilibre d’une société démocratique. Je sais pas moqué les mœurs, qu’il a favorisé le pro-
qu’il est difficile de se faire entendre sur ce grès, qu’il a aidé les arts, qu’il a respecté les
point car le comportement du général de Gaulle coutumes, le cri qui montera vers lui sera le cri
entretient l’illusion d’une République musclée de la vengeance. Il s’en étonnera. Peut-être en
mais débonnaire, forte mais souple. L’opinion souffrira-t-il comme d’une injustice. Peut-être
n’aperçoit pas que son libéralisme reste stric- en sera-ce une. Peut-être préférera-t-il la mort
tement proportionnel à la marge de sécurité à ce qu’il appellera l’ingratitude. Mais il ne
dont le pouvoir absolu dispose, que toutes les comprendra pas ce qu’il n’est pas apte à com-
issues sont déjà bouchées par où la liberté vou- prendre : que le pouvoir d’un seul, même consa-
drait un jour passer. D’une certaine façon je la cré pour un temps par le consentement général,
comprends quand elle préfère de Gaulle au insulte le peuple des citoyens, que l’abus ne
gaullisme et aux gaullistes, comme si elle pres- réside pas dans l’usage qu’il fait de son pouvoir
sentait obscurément qu’il est seul en mesure mais dans la nature même de ce pouvoir.
de limiter les méfaits du système qu’il a institué Précisément la mission de l’opposition est
et de freiner les excès du parti qu’il a élevé. de préparer ce moment et de s’y préparer.
Mais qu’elle ne se rassure pas trop vite! Le coup À cette fin il importe qu’elle s’affirme sans
d’État colle à la peau de ses auteurs. Les argu- accommodements. […] n n n
ments invoqués pour justifier l’avènement du Le Coup d’État permanent © Plon, 1964
L’ancien président du Conseil n’a pas cessé de rendre hommage au général de Gaulle
et à la lutte qu’il animait en 1940. En revanche, il n’a pas cessé de s’opposer à l’homme
politique à qui il reprochait d’avoir « ramené en France, une vingtaine d’années plus tard,
une sorte de monarchie paternaliste ». Le 1er juin 1958, il se prononce à l’Assemblée
nationale contre l’investiture du général de Gaulle rappelé au pouvoir par le président
de la République, René Coty. À la critique politique, il ajoutait une réfutation de
la politique économique, comme le souligne l’extrait proposé, en assurant que la gestion
du Général aggravait les inégalités, favorisait l’affairisme et un « capitalisme égoïste
qu’il avait au temps de Londres amèrement dénoncé ».
PIERRE De Gaulle et le peuple mées ici, tandis qu’ailleurs, dans les « popo-
MENDÈS
FRANCE
français tes », les assurances inverses étaient prodi-
(1907-1982) Assez étrangement, tout s’est passé comme si guées. Et ces tournées provinciales au cours
Ancien
président
le général de Gaulle de la Ve République s’était desquelles un grand homme, descendu de l’His-
du Conseil laissé convertir à certaines des conceptions toire, affectait de s’intéresser au prix du lait,
de 1954 à 1955,
il s’oppose
qu’il avait dénoncées avec tant de hauteur aux chemins ruraux, aux adductions d’eau
aux institutions autrefois. Au sein des périls et des drames, il potable, et répétait chaque jour dans vingt
politiques de la
Ve République.
avait incarné l’idéal éternel contre le réalisme bourgades, le même discours, faisant applaudir
Figure court, les grands buts lointains contre les vingt fois les mêmes boutades et les mêmes
de la gauche,
il incarne
intérêts immédiats, la revendication du droit clichés. Et encore ces référendums-plébiscites
la rigueur et contre la religion de la force et le machiavé- où l’électeur se voyait contraint au « oui » par
l’intégrité
en politique.
lisme. Comment sonder ce qui s’est passé dans l’arrangement captieux des questions posées,
le cœur et dans l’esprit d’un être si secret et multiples mais indissociables; procédé auquel
comment savoir ce qui a pu le conduire plus il s’était refusé en octobre 1945 mais qui devint
tard à des comportements si mal conciliables systématique sous la Ve République.
avec son passé ? Sans doute de Gaulle ne croyait-il plus que
Probablement, les Français et la France elle- les Français fussent un peuple majeur et di-
même, tels qu’il les a jugés dans la dernière gnes de l’honneur que leur avait fait le jeune
partie de sa vie, n’étaient pas ceux ni celle aux- chef de la France libre. Mais c’est justement
quels il s’était adressé pendant la grande ba- ce que les Français, lorsqu’ils en eurent l’in-
taille. Car enfin quelle dose de mépris ne ré- tuition, n’acceptèrent pas. Leur vote du 27 avril
vèlent-elles pas, ces approches ambiguës qui 1969 […], c’était le refus de la main forcée et du
ont précédé, accompagné et favorisé les événe- blanc-seing perpétuellement renouvelés.
ments de mai 1958 pour finalement donner au Du moins, admettra-t-on qu’ayant perdu ce
coup d’État comme un revêtement de légalité. jour-là le pari qu’il avait fait […], de Gaulle en
Et plus tard ces habiletés, ces réticences, ces tira, sans réserve, les conséquences qu’il avait
contradictions de 1958 à 1962, les promesses déterminées et définies d’avance.
d’autodétermination et de générosité procla- Il n’en reste pas moins qu’un grave tort a été
porté aux chances d’une démocratie moderne Malaises et contestations plus aigus encore
en France et que nous n’avons pas fini d’en parmi les jeunes que parmi les autres mem-
payer le prix. Car si la démocratie est un bres de la communauté nationale et cela
contrat clair entre le peuple et ceux qui agis- aussi mérite réflexion. Car la démocratie,
sent en son nom, la Ve République ne peut c’est enfin l’ouverture de nouvelles chances
être, en dernière analyse, jugée autrement que et de nouveaux espoirs à tous ceux qui, en
comme une période de régression, à peine face d’un équilibre social injuste, aspirent à
masquée par d’innombrables élections qui ne un meilleur avenir et les jeunes sont toujours
maintenaient que les formes extérieures de la au premier rang de ceux-là. Chaque fois que
démocratie ; jamais on n’a tant voté et jamais la France a fait peau neuve dans le passé,
le peuple n’a été aussi peu appelé à décider. c’était avec le concours actif des jeunes. Non
Ceux qui approuvent le plus de Gaulle et son pas qu’ils puissent seuls transformer une so-
régime mettent volontiers à son actif ses ha- ciété quand elle est vieillie ou assujettie à des
biletés, ses roueries ; qu’il s’agisse du proces- intérêts conservateurs, mais parce que, les
sus du retour au pouvoir en 1958, de la solu- yeux spontanément tournés vers les lende-
tion algérienne, de la politique étrangère, mains, moins attachés aux droits acquis, plus
nous avons lu cent fois l’éloge de la ruse, du désintéressés, ils apportent, aux grands mou-
secret et du double jeu. Mais on ne trouve ja- vements collectifs vers le progrès, le levain
mais les mots de moralité politique, de pro- indispensable et, aux réformes, aux muta-
bité, de droiture, sous la plume des fidèles de tions auxquelles ils donnent leur soutien, la
l’ancien Président, et des méthodes que cha-
cun condamnerait dans la vie privée ou pro- La Ve République ne peut être jugée
fessionnelle sont présentées par eux comme que comme une période de régression,
louables et excellentes dans la vie publique. à peine masquée par d’innombrables
La démocratie politique et sociale, c’est élections qui ne maintenaient que les
aussi la gestion des affaires communes au formes extérieures de la démocratie.
profit du plus grand nombre. Or on a vu de
Gaulle présider à l’aggravation des inégalités promesse de la durée. Comment un homme
et de l’affairisme, à l’insolente remontée d’un aussi nourri d’histoire que de Gaulle a-t-il pu
capitalisme égoïste qu’il avait, au temps de ignorer cette leçon du passé au point de ne
Londres, amèrement dénoncé. La croissance jamais chercher, en douze ans d’exercice du
économique de la période gaulliste a profité pouvoir, à nouer le dialogue avec les jeunes ?
beaucoup plus largement aux catégories pos- Ceux-ci en tout cas l’ont bien ressenti et la
sédantes qu’aux autres. Même si, dans l’en- méfiance et même une sourde irritation réci-
semble, le sort de ces dernières s’est amélioré, proques n’ont pas cessé de caractériser cette
il en a été de même, mais proportionnellement période. Or un régime et une politique désa-
beaucoup plus, pour une bourgeoisie d’af- voués par les nouvelles générations, d’évi-
faires dont les intérêts n’ont pas cessé d’être dence, ne survivront pas.
protégés par le pouvoir depuis 1958. Ce désé- On peut donc se demander ce que va devenir
quilibre aggravé, joint à la mauvaise foi démo- un système conçu et modelé pour et par un
cratique, explique sans aucun doute les ma- homme et ne laissant subsister qu’un sem-
laises et les contestations qui sont devenus la blant de gouvernement et un décor vaguement
trame quotidienne de notre vie politique. parlementaire. De Gaulle n’a pas fixé lui-même
le terme de sa magistrature, pas plus qu’il n’a met de croire que le régime fonctionnera dans
choisi son successeur. Celui-ci, bien que fidèle l’avenir sans de très larges modifications ; ni
à certains traits de la politique gaulliste, a vi- qu’il fournira les procédures et les équipes
siblement voulu, avec le concours de son Pre- susceptibles, le jour venu, de réaliser les mu-
mier ministre, donner une image renouvelée tations politiques et surtout sociales qui res-
et transformée du pouvoir suprême de l’État. tent nécessaires à notre pays ; on a tout lieu de
Mais le pouvoir personnel, ayant placé l’essen- croire, au contraire, que celles-ci se réaliseront
tiel en viager, laisse peu d’héritage quant aux à travers des tensions aiguës, comme cela a été
institutions, et il serait bien présomptueux de le cas, dans le passé, chaque fois qu’un système
prétendre dire aujourd’hui comment s’agen- politique a été fondé sur le seul prestige d’un
ceront, dans l’avenir, les relations du Président homme, auquel un autre succède en droit, sans
avec les gouvernements et les assemblées qui pouvoir le remplacer en fait dans les mêmes
chercheront inévitablement à retrouver plus conditions. n n n
de droits. Aucun précédent historique ne per- La vérité guidait leurs pas © Gallimard, 1976
FRANÇOISE J’ai noué avec le général de Gaulle une rela- Londres à travers l’une de ces grandes boîtes
GIROUD
(1916-2003) tion qui pourrait être dite sentimentale. Donc en bois qu’on appelait TSF. Je n’étais rien
Journaliste et impropre à l’objectivité. qu’une jeune fille ignorante et meurtrie.
écrivaine. Si elle
appelle à voter
Il est lié à jamais dans mon cœur à ces L’Appel du 18 juin ne s’adressait pas aux jeu-
Mitterrand journées de 1940 où j’ai vu la France se cou- nes filles. Mais à l’instant même, j’ai pensé
en 1974, elle
accepte le poste
cher. J’en ressens encore la douleur, l’humi- que ce militaire, au moins, sauvait l’honneur
de secrétaire liation, la brûlure en même temps que la perdu, et qu’il avait un nom magique.
d’État en charge
de la Condition
stupeur, incommunicables, à qui ne les a pas Plus tard, ce nom est devenu le symbole de
féminine, après vécues. notre insoumission au funeste destin du pays.
l’élection de
Valéry Giscard
Le hasard a fait que, en quête d’informa- À Fresnes, le soir, à l’heure du couvre-feu, de
d’Estaing. tions, j’entende, alors, une voix qui parlait de la fenêtre de notre cellule nous hurlions : « Vive
de Gaulle ! » Le cri roulait à travers toute la choisir seul les architectes des monuments
prison. De Gaulle, nous lui avions donné notre publics.
foi. On se souvient de ces choses-là. On peut considérer qu’il n’y avait pas de
La paix revenue, de Gaulle est sorti, à mes façon meilleure d’en finir avec la guerre d’Al-
yeux, de la mythologie. L’homme de pouvoir gérie et que de Gaulle, seul, pouvait faire digé-
s’est substitué au héros, comme la silhouette rer l’indépendance par l’Armée, fût-ce avec
d’éléphant à celle de l’échalas. Qu’il fût un les hoquets que l’on sait.
général républicain me rassurait. Mais il fai- On peut enfin adhérer à sa politique étran-
sait, comme tout le monde, de la politique. La gère.
magie, c’était fini. Mais on peut aussi déplorer que de Gaulle ait
Sans doute le héros et l’homme de pouvoir fait croire aux Français qu’ils avaient gagné la
sont-ils indissociables puisqu’ils procèdent de guerre de 40-45, au lieu qu’ils se ressaisissent de
la même ambition. Mais il y a chez le premier leur défaite comme le font les peuples vaincus.
de la folie, une folie souveraine. On peut enrager qu’il soit passé au large de
Une chose est d’avoir une certaine idée de la l’Europe, au moment où il eût été fécond d’en
France, une autre de décider, seul, qu’on l’in- accélérer la construction, au lieu qu’elle soit
carne et qu’elle est debout si l’on se tient de- douloureuse.
bout. Au-delà des sentiments, on reste, là, On peut constater qu’il a confié le gouverne-
fasciné. ment du pays à des Premiers ministres confits
Le trajet de l’homme de pouvoir n’a pas, à dans le conservatisme, aveugles à l’obsoles-
mes yeux, ce lustre. cence de notre système éducatif comme à
On peut admirer le pragmatisme, la ruse, celui de notre outil de production.
le verbe. On peut souscrire à la réforme des Que n’a-t-il usé de son prestige pour ébranler
institutions, encore que le système de mo- au moins quelques-unes des mortelles rigidi-
narchie élective où nous sommes ne soit tés de notre société ! n n n
pas sans danger si le pouvoir tombait De Gaulle en son siècle, tome 1,
d’aventure entre les mains d’un président Institut Charles-de-Gaulle, sept tomes
non démocrate, qui ne se contente pas de © Plon/La Documentation française, 1990
LE MODERNISATEUR
L
«
e gaullisme a sombré et volonté du président Bush d’intervenir en
de Gaulle émerge » de Régis Debray signifie Irak, d’autres comme Valéry Giscard d’Es-
qu’il magnifie avant tout l’homme du 18 juin taing l’ont été à leur manière. Par exemple,
1940 : le résistant, le libérateur. Paradoxale- en mai 1980, lorsqu’il a veillé à rester à l’écart
ment, les éloges répétés du philosophe, ancien des grands conflits entre l’Est et l’Ouest et
collaborateur de François Mitterrand à l’Ély- rencontré le numéro 1 soviétique Leonid
sée, ignorent les insuffisances politiques de Brejnev, quelques mois après l’intervention
ses gouvernements. Difficile d’être plus gaul- de Moscou en Afghanistan.
lien, à défaut d’être gaulliste. Rien à voir évi- Paradoxe en 1968, si le général de Gaulle ne
demment avec la ferveur de François Mauriac prend pas toute la mesure de la complexité
qui, en 1958, observe sceptique le retour du de la société française, il s’impose pourtant
Général au pouvoir. La situation en Algérie comme le grand modernisateur de ce pays en
et la manière de la gérer auront raison de ses proie aux troubles. Sa politique économique,
réticences et il sera par la suite un observa- avec un État fortement interventionniste, a
teur attentif et un laudateur sans faille. produit, selon de nombreux analystes, dans
Après l’homme du 18 juin 1940, c’est évidem- une France exsangue à la sortie de la guerre
ment la politique de décolonisation et la un effet dynamique popularisé par l’écono-
politique étrangère de non-alignement face miste Jean Fourastié sous le nom de Trente
En Corse, en
aux deux grands blocs qui expliquent, en par- Glorieuses, période qui, de 1945 à 1975, voit
novembre 1961, ticulier aujourd’hui, le consensus autour du la France se reconstruire, se développer et se
Charles de
Gaulle évoque
général de Gaulle. Figure emblématique de transformer.
l’indépendance la diplomatie américaine, Henry Kissinger C’est en creux le récit qu’en fait l’historien
de l’Algérie.
L’homme
assurera que le général avait « une perception Maurice Agulhon, qui relève que l’apport
du 18 Juin juste des choses ». du général de Gaulle a été d’avoir ancré la
est devenu
l’homme de la
Et si le plus gaullien de ses successeurs a été grandeur de la France dans la modernité de
décolonisation. Jacques Chirac qui, en 2003, s’est opposé à la l’époque. nnn A. AD.
HENRY Henry Kissinger : Je pense que Charles de de Gaulle avait été pour le moins ramené au
KISSINGER
(1923)
Gaulle fut un grand homme qui, à deux re- pouvoir par ceux qui avaient renversé la IVe Ré-
Diplomate prises, alors que son pays faisait face à une publique afin de conserver l’Algérie. Cela a
américain,
conseiller
tragédie nationale, a été en mesure de redon- constitué un autre exploit remarquable. En
à la Défense ner à la France sa dignité et son rôle dans le outre, sortir de cette tragédie – qui aurait pu
nationale
de 1969 à 1975,
monde. tourner en débâcle et être pour la France
ancien Il me semble que l’on n’a pas suffisamment l’équivalent de ce que fut le Vietnam pour les
secrétaire d’État
de Nixon de
reconnu l’exploit qu’a constitué le fait pour de États-Unis – au moyen d’une politique qui don-
1973 à 1977, Prix Gaulle, alors le plus jeune général de brigade nait au monde entier le sentiment que la Fran-
Nobel de la paix
en 1973. Dans
de l’armée française, d’apparaître à Londres ce était trop sûre d’elle-même et trop puissan-
ses mémoires, et de dire : « Je suis la France. » Aucun indi- te fut en soi un autre chef-d’œuvre. Je ne veux
À la Maison
Blanche
vidu normal n’aurait pu faire cela. Bien pas dire pour autant qu’à l’époque j’approuvais
1968-1973 qu’étant parfaitement inconnu, de Gaulle a systématiquement tout ce que de Gaulle repré-
(Fayard, 1979),
il revient sur
réussi le tour de force de redonner confiance sentait. Mais je crois qu’aux États-Unis, ses
ses rencontres à la France par un acte de foi suffisamment critiques n’ont pas compris que pour la France,
avec de Gaulle.
puissant pour venir à bout d’une situation si peu de temps après la perte de l’Algérie et
apparemment contraire. Pendant la guerre, il alors que le pays était encore marqué par le
est devenu la France. Cela permit à la France souvenir de la Seconde Guerre mondiale, le
de se trouver aux côtés des vainqueurs avec fait de se fondre dans une organisation supra-
une armée française, une certaine dignité et nationale aurait très bien pu aboutir à la fin
finalement un siège à la table de conférence. de toute dignité.
Parvenir à un tel résultat aurait en soi consti- […]
tué un véritable exploit alors que tout s’y oppo- Jean Béliard* : Quelle fut votre expérience
sait, notamment si l’on songe à la pléthore de personnelle ?
politiciens bien plus connus que de Gaulle ne H. K. : De Gaulle quitta ses fonctions peu de
l’était. temps après mon arrivée au gouvernement. Il
Mettre fin à la guerre d’Algérie et amener m’avait invité à venir le voir après ma nomi-
progressivement l’indépendance de l’Algérie nation comme conseiller pour les affaires de
dans des circonstances particulièrement tra sécurité nationale, mais le président Nixon ne
giques fut plus difficile encore étant donné que voulait pas que quiconque dans son adminis-
avoir des conséquences bien plus négatives. leur bonne volonté en échange. Il pensait que
Son attitude s’explique très bien. les Européens n’avaient pas de vision à long
[…] terme et cherchaient par trop à se trouver en
J. B. : Quelle est votre opinion sur le Consti- position de force. C’est alors qu’apparaît de
tution de 1958 ? Gaulle – qui, pour Roosevelt, ne représentait
H. K. : À l’époque, je pensais, à tort, que la pas grand-chose – avec sa prétention à incar-
Constitution de 1958 connaîtrait le sort de la ner la France, puis à demander que la France
IVe République dès qu’il y aurait un Premier ait ses propres unités, délivre Paris et occupe
ministre appartenant à un parti différent de une partie de l’Allemagne.
celui du président de la République. Je croyais L’effondrement de la France en 1940 fut
que le président n’aurait pas plus de pouvoirs autant moral que militaire. Même si, après la
que sous la IVe République, que le Premier mi- guerre, la France s’est trouvée dans le camp
nistre serait le personnage dominant, et que le des vainqueurs, ses dirigeants avaient
parlement aurait un rôle prépondérant. Mais conscience, malgré toute la rhétorique et peut-
les choses ne se sont pas déroulées ainsi. En être à cause d’elle, que la France avait été sau-
fait, cette Constitution a extraordinairement vée en grande partie grâce aux efforts des
bien fonctionné au point que désormais de autres. De Gaulle ressentait intuitivement ce
nombreux pays la copient. malaise d’ordre moral. Son objectif premier
[…] était de redonner à la France son identité et
J. B. : Dans son discours de Brazzaville en son intégrité. Pour Churchill et Roosevelt, le
1944, il a prédit l’indépendance de nos colonies but tangible sur lequel ils allaient concentrer
et s’en est fait le défenseur. leur attention était la victoire militaire. Pour
H. K. : L’expulsion de la Guinée de la Com- de Gaulle, l’objectif à atteindre était d’un ordre
munauté française signifiait symboliquement différent. La victoire serait privée de contenu
que la France n’avait pas à redouter l’indépen- si elle ne permettait pas que la France retrou-
dance de ses colonies… ve sa position et en fait son âme. Et de Gaulle
J. B. : Il est venu à bout de ces problèmes est parvenu à cela. n n n
grâce à sa personnalité exceptionnelle et à son
* Ancien ambassadeur, secrétaire général de l’Association du
intransigeance. traité de l’Atlantique.
H. K. : Encore faut-il pouvoir être en mesure De Gaulle en son siècle, tome I,
de faire preuve d’intransigeance, et sur ce Institut Charles de Gaulle, sept tomes
point il a très bien réussi. […] Il sut en fait se © Plon/La Documentation française, 1990
mettre dans une position telle qu’en 1944 il (Traduit de l’anglais par Frédéric Jamain)
n’était plus possible de revenir sur son rôle.
Les Américains aiment les solutions structu-
relles. C’est un fait que Franklin Roosevelt
n’aimait guère les Français ni leur façon d’être. Le 26 août 1945,
le général
Il était plus à l’aise avec les Britanniques, bien de Gaulle
qu’il ne les eût d’ailleurs pas appuyés tant que est fait citoyen
d’honneur
cela non plus. Roosevelt était très wilsonien. de New York
Si l’on considère la façon dont il s’est compor- par le maire
Fiorello
té à l’égard de Churchill à Téhéran, Roosevelt La Guardia
s’est rangé au côté des Russes pour obtenir (à gauche).
SHIMON Charles de Gaulle a été la synthèse de traits ap- égocentrique, il s’est adressé au monde entier
PERES
(1923-2016)
paremment contradictoires. Homme de prin- et c’est pourquoi il a fini par être écouté par
Ancien Premier cipes et visionnaire, ignorant le doute, il a été le monde entier. Bien que totalement consé-
ministre
travailliste
animé par une volonté inflexible, une intégrité quent avec lui-même, ignorant le doute, entiè-
et président morale, une fermeté de caractère qui lui ont per- rement tendu vers une idée, et transporté par
d’Israël, Prix
Nobel de la paix
mis de se consacrer à sa tâche et à la réalisation sa propre vision de l’avenir, il pouvait faire
en 1994, avec de sa vision. Il avait un sens politique capable de preuve en même temps de souplesse et de fer-
Yasser Arafat
et Yitzhak Rabin.
cerner les nuances, saisir les détails et tirer les meté. C’est ce qui nous permet de com-
enseignements des faits, et de cristalliser les prendre comment ce conservateur, ce soldat,
espoirs et les aspirations de ses concitoyens. […] ce catholique, ce monarchiste par tempéra-
J’ai rencontré de Gaulle à plusieurs reprises ment, a su être un réformateur et un innova-
et j’ai été chaque fois surpris par sa stature teur. Cela explique aussi qu’il n’ait jamais
physique parce que, justement, elle corres- nourri de haine envers l’Allemagne. Elle
pond assez bien à sa stature intellectuelle. Ce était, pour lui, un grand pays, issu de l’his-
sont deux notions que la Bible évoque par les toire et elle occupait une place privilégiée
mêmes mots. Grâce à lui, je ressentis la pré- dans la conception philosophique et politique
sence authentique de l’histoire de son pays, qu’il se faisait de l’Europe de demain. Celui
la France de 1789, mais aussi celle de Jeanne qui fut le premier Français à combattre Hit-
d’Arc, d’Henri IV, des Lumières. […] ler avec l’acharnement que l’on sait, ne jeta
Sa pensée était structurée, dynamique et en pas pour autant l’anathème sur l’Allemagne
même temps pleine de résonances venant du et engagea, dès les premières années de son
passé. Cela lui permettait de modeler la gouvernement, une relation privilégiée avec
langue, tel un compositeur sa musique sur un Adenauer. De même, il considérait que la
rythme équilibré, sobre, non exempt de méta- réussite de l’Europe était une évidence qui
phore et tout à fait identifiable. lui donnait le droit de participer à la recons-
Ses discours évoquaient ceux de Démos- truction des autres continents, ce qui la dif-
thène. Loin des incertitudes d’une réflexion férenciait des États-Unis. Il a su prévoir le
processus de décolonisation en Afrique, tout le désert du sud ? » Ben Gourion répondit que
en préservant la nature spécifique des rela- les questions de l’immigration et de la paix le
tions franco-africaines. préoccupaient plus que le territoire : « Pourvu
Par ses premières déclarations, il sauva l’hon- que nous puissions obtenir la paix et faire ve-
neur bafoué de la France en offrant aux Fran- nir davantage de juifs, je suis prêt à me conten-
çais la vision d’une alliance pour la révolte et ter des frontières actuelles. »
la liberté et il stimula l’espoir en l’avenir. Son « Et d’où viendront-ils? », demanda de Gaulle,
appel aux Français émanait d’une vision glo- qui sembla réellement surpris. Ben Gourion
bale, voire planétaire des événements à venir. avait vu juste et les juifs sont arrivés massive-
Il nous a laissé une conception du monde tel ment d’Afrique du Nord, d’Europe, d’Amérique
qu’il le voyait, où le peuple français, et plus et aujourd’hui d’Union soviétique.
généralement l’Europe, joue un rôle central.
Rôle qui, par la force des choses, signifiait Même lorsqu’il s’est trompé ou
également un lourd fardeau dont il était plei- a échoué, de Gaulle est resté un
nement conscient. acteur majeur de l’histoire, le
Israël était pour de Gaulle un phénomène uni- dernier de sa génération. Sa vie est
que, digne d’attention, un pays courageux, un drame flamboyant et épique.
combatif, indépendant, ayant des liens étroits
avec la France. Sa connaissance des juifs était C’est dans ce contexte que sa déclaration à
certes limitée. Il nous voyait comme un peuple propos du peuple juif dominateur provoqua un
errant, privé de ses terres, et dont la grandeur tel choc en Israël et inspira la lettre détaillée
était ternie par l’exil. Pour lui il était inconce- que lui écrivit Ben Gourion, qui n’était plus à
vable que sans foyer national, sans armée, un l’époque qu’un simple citoyen. De Gaulle lui
peuple put conserver une identité nationale. Je répondit en s’excusant et en expliquant que son
me souviens de ce qu’il m’avait dit lors de notre intention n’avait pas été de critiquer le peuple
première rencontre : « Je sais que les Israéliens juif, et que sa définition n’était pas nécessaire-
sont d’excellents soldats et des fermiers remar- ment négative.
quables. » J’en conclus que son attitude à l’égard En tout état de cause, même lorsqu’il s’est
d’Israël n’était pas inspirée par l’histoire du trompé ou a échoué, de Gaulle est resté un ac-
peuple juif, mais qu’elle avait comme point de teur majeur de l’histoire, le dernier de sa géné-
départ la proclamation de notre indépendance. ration. Sa vie est un drame flamboyant et épi-
Pour lui l’État d’Israël ne s’inscrit donc pas que, sa parole et ses écrits ont été le moyen par
dans la continuité de l’histoire juive, mais plu- lequel il a témoigné de lui-même et de son épo-
tôt comme une rupture de cette histoire, ce qui que sur un registre mythique et quasi surhu-
explique la surprise réelle qu’il manifesta à main. Israël, jamais, n’a oublié la compréhen-
David Ben Gourion lorsqu’ils se rencontrèrent sion, l’amitié que la France a montrée envers
en 1960. Je me rappelle bien cet après-midi nous et je dirai que si le Moyen-Orient a un cer-
dans le jardin de l’Élysée. « Dites-moi, deman- tain passé européen, j’espère qu’il aura aussi
da-t-il à notre Premier ministre, quelles sont un avenir européen commun, auquel le général
vos aspirations concernant les frontières d’Is- de Gaulle aura contribué. n n n
raël. Dites-le moi, cela restera entre nous. Je De Gaulle en son siècle, tome I,
sais que vous ne disposez que d’une faible su- Institut Charles de Gaulle, sept tomes
perficie. Voulez-vous les montagnes à l’est ou © Plon/La Documentation française, 1990
« La jeunesse en politique
est un mythe »
par François Mauriac
de puissance d’un peuple, mais avec son ins- n’a rien créé, mais qu’il a profité des circons-
tinct de conservation en tant que peuple libre. tances qui eussent favorisé le premier venu.
Comment ne le voyez-vous pas, ô hommes de De Gaulle, en somme, a gagné à la loterie na-
la vieille gauche ? Comment ne vous pressez- tionale. Il ne cesse de gagner à cette loterie où
vous pas autour du chef de l’État? Qui d’autre les politiciens professionnels n’ont cessé
et quoi d’autre croyez-vous qu’il y ait entre d’être perdants. Cette chance scandaleuse, n’a-
votre poitrine et les hommes à mitraillette ? t-il donc rien fait pour la mériter ?
En 1918, durant la bataille autour de Kazan, Eh bien ! non, rien, et pas même les accords
Trotsky dénonçait « le pusillanime fatalisme d’Évian ; car, nous laisse entendre le direc-
historique qui, en toutes questions concrètes teur de L’Express, ce n’était pas malin de
et privées, se réfère passivement à des lois céder au FLN, et le premier Pinay venu en
générales, laissant de côté le ressort princi- aurait pu faire autant. Comment ose-t-il…
pal : l’individu vivant et agissant ». On a été à L’Express et j’ai été moi-même
Je le répète : « Comment ne le voyez-vous trop mêlé à ces débats depuis sept ans, pour
pas? » Ce n’est peut-être pas aveuglement chez ignorer ce que fut la répugnance du GRPA,
certains, mais persuasion qu’il faut laisser le ou enfin de certains de ses éléments, à la
pendule achever son parcours et que le retour collaboration, et plus encore, et par-dessus
à gauche est inéluctable. Selon cette vue, l’in- tout, à l’association avec la France. J’ai cru
dividu vivant et agissant fausse l’expérience, longtemps, quant à moi, qu’il ne s’y résigne-
ne sert qu’à retarder l’heure où la démocratie rait jamais. C’est cette phobie de l’adversaire
aura sa revanche. Je ne puis m’expliquer par qui aura été surmontée par de Gaulle seul
un autre raisonnement cette passivité har- et vaincue par lui seul. Seul, il a pu tenir tête
gneuse chez certains vaincus d’hier : ils ne à l’armée (à quel prix !) et seul convaincre
comptent plus que sur le pire… Ils ne comp- l’adversaire qu’il engageait la nation et qu’il
tent pas en tout cas sur l’action directe. Ils pouvait se fier à sa parole. L’esprit du plan
parlent, ils écrivent. À droite, on agit, mais de de Constantine a fini par triompher à Évian
Gaulle agit lui aussi. (après quatre ans d’embûches, de complots,
Le Nouveau Bloc-Notes, 1958-1960 d’attentats…) et a assuré une commune vic-
© Flammarion, 1961 toire à l’Algérie et à la France, et a rendu
possible du même coup l’achèvement de
Dimanche 1er avril 1962 cette Afrique nouvelle que nous a annoncée
Dans L’Express, J.-J. Servan-Schreiber écrit le président Senghor. Quel Pinay, quel Gail-
du général de Gaulle : « Je ne discerne pas lard, quel Mitterrand, quel Mendès France
clairement ce qu’il a fait de plus qu’aurait fait n’eussent été balayés en huit jours par le
à sa place et au bout de quatre ans, contraint premier général venu ? Mais il eût suffi de
comme lui par l’événement, un Félix Gaillard, tomates.
un Antoine Pinay. » Au vrai, l’Algérie, l’Afrique noire, le monde
J’ai choisi ce trait entre beaucoup d’autres, entier entrent pour peu, n’entrent pour rien
car il s’agit d’un journaliste politique, dont la dans cette rage des ennemis de De Gaulle. Ce
vocation propre est de croire au pouvoir que qui porte à son comble une haine cuite et re-
les hommes ont de créer l’événement (c’est ce cuite pendant quatre ans, c’est la malice som-
pouvoir qui définit l’homme d’État), ce qui me brement angélique qu’on lui prête d’obliger
frappe, c’est cette affirmation que de Gaulle ceux qui le haïssent à lui dire « oui ». Cette
carte forcée, c’est plus qu’ils n’en peuvent Je me fais de sa peine une image charmante…
souffrir. La pilule est amère, convenons-en. Et serait un autre homme que celui qu’il est ; et
je doute s’il y a d’autres exemples dans l’his- il paraîtrait sans doute moins haïssable à ses
toire d’une opération de cet ordre ; mais ce ennemis s’ils le sentaient attentif à les humi-
dont je ne doute pas (et bien que les raisons lier et à leur nuire, car ils auraient le senti-
m’échappent en partie du nouveau blanc- ment d’exister pour lui. C’est son indifféren-
seing qu’il nous demande par sa seconde ques- ce qui les désespère, ce regard qu’il porte au
tion), c’est qu’il est l’homme le moins capable loin par-dessus et par-delà toute une généra-
de mettre en mouvement ce grand appareil tion politique, qu’il a mise comme en paren-
pour le seul plaisir de rabaisser des gens dont thèse, qu’il ne se donne même pas la peine de
la grandeur n’est sûrement pas ce qui le gêne! combattre et qui est devant ses yeux comme
Un de Gaulle capable, en lisant L’Express, de si elle n’était pas. n n n
murmurer le vers de Néron : Le Nouveau Bloc-Notes © Flammarion, 1963
« Le gaullisme a sombré
et de Gaulle émerge »
par Régis Debray
Régis Debray appartient à une génération qui pestait contre le vieil homme et qui
tenait André Malraux « pour ringard et passéiste ». S’il n’est pas devenu gaulliste,
il n’en est pas moins devenu gaullien, comme en témoigne sa préface à l’édition récente
des Grands Discours de guerre du Général (Perrin). L’ancien compagnon d’armes
de Che Guevara en Bolivie, où il a été emprisonné plus de trois ans, de 1967 à 1970,
y explique que de Gaulle fut son dernier grand homme. « Le gaullisme a sombré
et de Gaulle émerge », écrit-il dans À demain de Gaulle, dont nous publions un extrait.
RÉGIS Au début des années soixante, les temps étaient mille fois plus séduisants, les tenants du Sud,
DEBRAY proches. On pestait contre le vieil homme. Par avec leur noire et belle colère : le salut par le
(1940)
Le philosophe sa faute, la France allait manquer à l’appel. carnage et les paysanneries en armes. Servan-
et écrivain L’homme nouveau pressait. Il s’annonçait de Schreiber, Gagarine et Frantz Fanon n’étaient
a préfacé
Les Grands tous côtés. Par où viendra-t-il? On discutait du d’accord sur rien, sauf sur ceci que de Gaulle
Discours point cardinal mais l’imminence de l’apoca- était un fétiche poussiéreux et qu’une huma-
de guerre, de
Charles de lypse ne souffrait pas contestation. Il y avait les nité régénérée nous attendait au coin de la pro-
Gaulle (Perrin), tenants de l’Ouest, le millénarisme de l’ordina- chaine décennie. Le premier nous l’assurait
et a publié
À demain teur, management et défi américain : le salut mondialiste, le deuxième communiste, le troi- Le général
de Gaulle de Gaulle passant
par l’Europe et la technologie. Il y avait les te- sième tiers-mondiste – mais quels que fussent en revue une
(Gallimard).
nants de l’Est, le millénarisme à l’ancienne, les voies et moyens, une chose était sûre : l’épo- unité des Forces
françaises libres,
communismes, agropoles et spoutnik : le salut que des nations et des religions serait bientôt en 1942,
par les soviets et l’électricité. Il y avait, enfin, derrière nous. Servan-Schreiber ne voyait pas à Londres.
de drapeaux dans les bureaux IBM; Gagarine voudrais seulement comprendre d’où viennent
n’avait pas rencontré le bon Dieu dans l’espace; à la fin nos rendez-vous manqués. Pourquoi
et Sartre rendait son diagnostic : l’Europe est nous sommes si nombreux à arriver en retard
foutue. « L’Européen, disait-il, n’a pu se faire dans notre propre vie. […]
homme qu’en fabriquant des esclaves et des Une incarnation réussie, c’est un boulet qui
monstres. » Ce continent gras et blême qui ne vous envoie par le fond. Un isme autour du cou.
sait parler que de lui-même n’était plus un sujet Un siècle passe, certains noyés remontent,
de l’histoire mais un club de bourreaux huma- d’autres pas. Encore accroché à son suffixe,
nistes – Sétif, Hanoï, Madagascar, Algérie. Marx gît par trois mille mètres de fond. Sans
« Quittons cette Europe qui n’en finit pas de doute va-t-il bientôt refaire surface. Laissons de
parler de l’homme tout en le massacrant par- côté la question de savoir si de Gaulle était gaul-
tout où elle le rencontre. » Ce que je fis, et dont liste, comme Marx marxiste, c’est-à-dire pas du
je ne me repens toujours pas. tout. Le gaullisme a sombré et de Gaulle émer-
Ne me faites pas dire : je préfère avoir eu tort ge – enfin rendu à lui-même. Le boulangisme a
avec Jean-Paul Sartre que raison avec de Gaulle. disparu, le général Boulanger ne remonte pas.
Ce que je regrette, c’est que Sartre ait si mal Le bonapartisme s’est éteint, le décret sur la
compris les raisons de ce pur Européen, de Comédie-Française à Moscou nous atteint.
Gaulle. Il m’en coûterait trop, aujourd’hui Seule le mort débarrasse le grand homme de
encore, d’avoir à choisir. Hommes authentiques ses valets de chambre, détracteurs ou courti-
tous les deux. Ils vivaient comme ils pensaient, sans, qui nous le rapetissent de son vivant, en
sans porte-à-faux. nous mettant le nez dessus. Nos partis pris
Je ne sais si ce fut le plus grand chagrin de confondent, sur le moment, les petites et les
De Gaulle ; mais ce fut sûrement une mal- grandes idioties, comme le spectateur trop en-
chance : les hommes de pensée, à peu d’excep- gagé les vrais et les faux immortels. Mais le
tions près, n’ont pas pris au sérieux le dernier « grand sculpteur » ne triche pas. Il attend la fin
de nos rois-philosophes qui ait pris au sérieux de la pièce en cours pour faire partir en fumée
la pensée. L’intelligentsia a grincé en 1958 et le glorieux en toc – désillusion ordinaire. Il ar-
hurlé en 1968, et elle avait sans doute raison. rive aussi, plus rarement, que le temps révèle
Mais soyons francs. De Gaulle, le reste du la dureté cristalline de ce qui nous paraissait
temps, nous faisait rigoler. fumée.
Entre « Le marxisme est l’horizon indispen- De Gaulle aurait cent ans cette année. Les
sable de notre temps » et « Le XXIe siècle sera vingt ans qui nous séparent de sa mort ont
spirituel ou ne sera pas », le cours des choses moins agrandi qu’épaissi sa silhouette, comme
semble pourtant faire le tri. Mais Sartre était si le mythe retrouvait lentement sa chair, à titre
notre oracle, et Malraux un gugusse. Lequel des posthume. Dieu, que la politique fait de tort à
deux, en Mai 68, fut convié à éclairer la Sor- l’histoire! n n n
bonne étudiante? À demain de Gaulle © Gallimard, 1990
J’ai perdu le goût de l’autoflagellation mais je
garde celui d’honorer les perdants. De Gaulle
et Malraux, durant vingt ans, ont été refoulés
par l’air du temps. Ils prennent à présent une
belle revanche mais à quoi bon? Il est trop tard
pour payer mes dettes. Et la fanfare fatigue. Je
MAURICE De Gaulle était un grand opportuniste – empres- « Qu’était donc de Gaulle ? », on ne voit pas
AGULHON
(1926-2014) sons-nous d’ajouter que, lorsqu’on admire Gam- d’autre réponse possible qu’une formule com-
Historien, betta et Jules Ferry, pour qui le mot a été créé, plexe : royaliste de tradition, de culture, de pré-
professeur
au Collège de ce mot et cette notion n’ont pas la connotation férence intime, de nostalgie, mais républicain
France de 1986 à péjorative que leur prête le langage usuel, ren- par raison froide : c’est sa raison qui lui a dit
1997. Spécialiste
de la France forcé par le vocabulaire révolutionnaire. Oppor- que l’intérêt national serait mieux servi par la
aux XIXe et tuniste donc, c’est bien la conclusion qui ressort république acceptée que par une guérilla anti-
XXe siècles,
il est l’auteur de du débat récurrent sur son étiquette politique. républicaine, monarchique ou fasciste 2.
De Gaulle, De Gaulle était-il royaliste? bonapartiste? répu- Cela est assez connu, cent commentateurs l’ont
histoire, symbole,
mythe (2000, blicain? Bonapartiste sûrement pas! Il faisait dit chacun à sa façon. Il est un peu plus original
Plon). plus que des réserves sur Napoléon III et même peut-être de considérer que ce type de conflit est
sur Napoléon Ier ; ou alors il faut écrire « bona- tout aussi présent dans l’autre grand choix his-
partiste », en donnant au mot le sens de catégo- torique de De Gaulle, celui de la décolonisation.
rie politique abstraite proposé par l’ouvrage Nous avons dit tout à l’heure qu’il était royaliste
classique de René Rémond 1. Royaliste, il l’était de culture et de préférence intime, ne pourrions-
sans guillemets (songeons à ses relations avec nous pas dire, et même à plus forte raison, qu’il
le comte de Paris), parce que les rois avaient fait était impérialiste (colonial) avec la même évi-
la France, et parce que la monarchie lui parais- dence? Comment d’ailleurs ne l’aurait-il pas été,
sait par nature plus capable de neutraliser les lui, formé à la « Belle Époque » où Lyautey para-
« ferments de dispersion » et le « régime des chevait brillamment au Maroc l’expansion fran-
partis ». Et cependant il a choisi d’être républi- çaise? La France entière l’était, à la seule excep-
cain parce que la majorité du peuple était deve- tion d’une mince frange de révolutionnaires. À
nue républicaine, et que, du point de vue de la plus forte raison un jeune officier hyperpatriote.
santé de la nation, il valait mieux accepter ce Or, c’est ce même homme qui, un demi-siècle
que voulait le peuple que d’intriguer ou de après, a lâché l’« Empire », pour s’être convaincu
conspirer pour d’improbables restaurations. que, dans le monde d’après 1945, des combats
Quitte à faire évoluer la république vers une d’arrière-garde pour conserver les colonies ne
forme de quasi-monarchie. À la question posée : pourraient plus faire que du tort à la France.
MARIUS- Charles a d’abord reçu l’éducation tradition- philosophie, Émile Boutroux inspire ses vues
FRANÇOIS
GUYARD
nelle des collèges religieux du XXe siècle com- sur la « contingence » de l’action de guerre. Le
(1921-2011) mençant, enrichie par les leçons de son père, rôle qu’il donne à l’intuition trahit le lecteur
L’universitaire
et agrégé de
Henri de Gaulle : à la trinité « français, latin, de Bergson, dont Malraux aperçoit les « œu-
lettres a édité, grec » s’ajoutaient beaucoup d’« histoire-géo- vres complètes » en bonne place dans la biblio-
dans la
Bibliothèque
graphie », la philosophie, l’allemand ; rien que thèque de Colombey 4.
de la Pléiade, de banal pour un jeune Français de ce temps La modernité, parfois, n’est que la mode. Cy-
Lamartine et
André Malraux.
et de ce milieu. Mais, là où d’autres se hâtent rano a emballé le jeune Charles; le mémoria-
Il a assuré d’oublier, de Gaulle reprend et élargit ce qu’on liste se souviendra de L’Aiglon et, à l’approche
dans cette
même collection
lui a enseigné au collège et à Saint-Cyr. Ses du terme, restera fidèle à son emballement de
l’édition des carnets de captivité le prouvent : à côté de lec- jeunesse. « Lillois de Paris 5 », il a longtemps ad-
Mémoires
du Général
tures nouvelles, en particulier historiques, il miré et cité son compatriote Albert Samain.
(Gallimard, relit ses classiques, d’Eschyle à Corneille. Et, Autrement profond, son attachement à Péguy.
2000), réédition
en un volume
le soir venu, à Colombey, il reprendra Sopho- Le lieutenant de Gaulle était abonné aux Ca-
des Mémoires cle. Alain Larcan ayant dressé un précieux hiers de la Quinzaine. Le colonel choisira pour
de guerre et
des Mémoires
inventaire des références littéraires de Charles épigraphe de La France et son armée un vers
d’espoir. de Gaulle 1, plutôt que de le résumer, j’esquis- d’Ève. Le mémorialiste reprendra à son comp-
serai les traits caractéristiques de sa culture. te l’opposition de la « mystique » à la « politi-
Dans tous les sens du terme, elle est classique. que ». Le président de la République pourra
L’auteur des Mémoires de guerre n’est pas seu- dire à Alain Peyreffite : « Aucun écrivain ne
lement « un de ces grands écrivains latins de m’a autant marqué » et citer de mémoire à son
langue française » que salue Claude Roy 2 : ce ministre telle formule qu’il a fait sienne :
rebelle, ce réfractaire aux idées reçues exalte « L’ordre et l’ordre seul fait en définitive la li-
« l’ordre classique » du « Grand Siècle 3 ». Après berté. Le désordre fait la servitude 6. »
tout, ce Chateaubriand qu’il admire tant, dont Grand lecteur, de Gaulle, ne se fiant pas à sa
il relit les Mémoires d’outre-tombe avant d’écri- seule mémoire, note dans ses carnets des cita-
re les siens, a aussi été un néoclassique. tions qu’on retrouvera, vingt ou trente ans plus
Comme Chateaubriand encore, Charles de tard, dans ses discours, ses livres et jusque dans
Gaulle s’ouvre volontiers à la modernité. En les Mémoires d’espoir. Dans l’entre-deux-guerres,
ne résistant pas au plaisir de montrer l’étendue prend d’en raconter « l’exécution 7 ». Il aborde et
et la diversité de sa culture, il affectionne les poursuit cette entreprise, porté par cette « cultu-
épigraphes, qu’il emprunte à Hegel ou à Goethe, re générale » qui est peut-être « l’école du com-
aussi bien qu’à son cher Samain ou à Péguy. Au mandement » et assurément celle de la littéra-
fil des pages, on rencontre Valéry, Maeterlinck, ture. Quand triomphe L’Appel, en 1954, cet
Barrès et bien d’autres noms, sans compter ceux auteur n’est pas un débutant : de ses expériences
d’écrivains militaires. À un colonel que Pétain littéraires, il a dû dégager des leçons. On peut
veut lui substituer dans la rédaction d’un livre en effet suivre, de livre en livre jusqu’en 1940, la
que le Maréchal signera, il cite ironiquement progression d’un écrivain.
Paul Bourget et André Gide. En 1943, dans l’avi- En 1924, La Discorde chez l’ennemi rassemble
on qui le conduit à Alger, un compagnon de cinq études sur les dissensions allemandes au
voyage l’interroge sur le roman contemporain; cours de la Grande Guerre. Les analyses sont
sans hésiter, il affirme que les deux œuvres les claires, le développement est bien conduit. Mais
plus importantes des années 1930 sont La Condi- dans cet ouvrage solide et pertinent, seuls quel-
tion humaine et le Journal d’un curé de campa- ques traits satiriques relèvent une prose assez
gne, mais, ajoute-t-il, le meilleur écrivain de ce terne. On lit avec amusement que le « Parti de
temps, c’est François Mauriac. Qu’on approuve la Patrie » de l’amiral Tirpitz « réunissait tout
ou non le palmarès du Général, il atteste une ce que le pangermanisme comptait de plus pur
attention à la littérature, et en particulier au et de plus résolu comme officiers en retraite,
style, remarquable chez un homme d’action. marchands de canons, armateurs ruinés, pro-
Si nourrie des œuvres du passé et du présent, fesseurs aux impératifs catégoriques »; on aime
cette culture est-elle chrétienne? Elle l’est assu- voir « Scheidemann qui courait suivre les insur-
rément grâce à des auteurs comme Péguy, Mau- gés, puisqu’il était leur chef 8 ». De telles trou-
riac ou Bernanos. Grâce à Claudel aussi? En vailles restent exceptionnelles. Charles de Gaul-
tête des « Documents » du Salut, de Gaulle a tenu le n’a pas encore découvert le style gaullien.
à placer l’ode que le vieux poète a composée à la Celui-ci s’affirme dans Le Fil de l’épée qui re-
gloire du Libérateur, mais a-t-il vraiment appré- groupe en 1932 des conférences prononcées quel-
cié le génie claudélien? Ce n’est pas sûr. Rien ques années plus tôt à l’École de guerre. […] n n n
pourtant de plus catholique. Or Charles de Gaul- 1. Charles de Gaulle. Itinéraires intellectuels et spirituels, Presses
universitaires de Nancy, 1993.
le, sa vie durant, a été un catholique croyant et 2. Dans Libération, 3 novembre 1954.
3. La France et son armée, coll. « Présences », Plon, 1938, p. 87.
pratiquant. Mais il appartient à une génération, 4. Les Chênes qu’on abat…, Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque
à un milieu qui séparent la religion de la cultu- de la Pléiade », Gallimard, t. III, p. 577.
5. L’Appel, p. 5.
re. Dans ses carnets, non destinés à la publica- 6. C’était de Gaulle, t. II, Fayard, 1997, p. 188.
7. Malraux, Antimémoires, Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque
tion, exceptionnelles sont les références à la de la Pléiade », Gallimard, t. III, p. 9 : « Les mémoires de guerre du
général de Gaulle […] le récit de l’exécution d’un grand dessein. »
Page de droite : Bible ou à des ouvrages théologiques, et, quand 8. La Discorde chez l’ennemi, p. 219 et 273.
le bureau
de Charles
il publie ses Mémoires, il y fait rarement état de
de Gaulle, lieu ses convictions religieuses. Alors, il est vrai, il
de réflexion
et d’écriture,
est devenu, ou il a voulu devenir le rassembleur
s’ouvre sur de tous les Français; or, si la plupart sont bapti- « Un écrivain nommé Charles de Gaulle »,
les jardins de
La Boisserie.
sés, beaucoup ne participent pas aussi pleine- en introduction de Mémoires, « Bibliothèque
Il est possible ment que lui à la communion catholique. de la Pléiade », Gallimard, 2000. Réédition
de le visiter, ainsi
que le salon et la
L’auteur des Mémoires de guerre est cet homme en un volume des Mémoires de guerre
salle à manger. qui, ayant réalisé « un grand dessein », entre- et des Mémoires d’espoir © Gallimard, 2000
a
ALGÉRIE
nnn
De Gaulle a longtemps
(Alger, le 4 juin) ; « Vive
l’Algérie française ! »
(Mostaganem, le 6 juin) ; plan
de développement économique
et social de Constantine
(3 octobre) ; « plan Challe »
de reconquête militaire
musulmans, avant de céder
à toutes leurs exigences ou
presque : il reconnaît le Front
de libération nationale (FLN)
comme seul interlocuteur
valable ; il ne fait plus du
cessez-le-feu un préalable
guerre (1954-1962). La plupart
des Européens (les rapatriés)
quittent en hâte l’Algérie.
Beaucoup de ceux qui restent
sont victimes de représailles,
comme sont pourchassés
et cruellement châtiés
entretenu des rapports du terrain (février 1959). aux négociations ; et renonce les musulmans restés fidèles
ambivalents avec l’Algérie. De Gaulle, malgré tout, comme à la souveraineté française à la France (les « harkis »).
C’est à Alger, en 1943, il l’écrit dans ses Mémoires, sur le Sahara. De Gaulle laisse faire.
après le débarquement ne croit plus à l’avenir Mise au ban de la communauté Le bilan de ces six années
anglo-américain, qu’il de l’Algérie française : internationale aux Nations de guerre d’Algérie est lourd :
« En reprenant la direction unies, la France a, selon lui, 30 000 morts côté français ;
a installé la capitale
de la France, j’étais résolu tout à gagner à se défaire 250 000 côté Algériens, soit
de la France libre, en terre
à la dégager des astreintes, de ses départements d’Algérie près de 3 % de la population
française. En même temps,
désormais sans contrepartie, où, à côté d’un million musulmane. Une proportion
il se méfie des Européens
que lui imposait son empire. On d’Européens, vivent 9 millions presque identique aux
d’Algérie qui ont préféré Vichy
peut penser que je ne le ferais de musulmans. De Gaulle pertes françaises de la
à Londres et qui sont prêts
pas, comme on dit, de gaieté de le dit sans ambages le 11 avril Grande Guerre.
à tout pour défendre leur
cœur. Pour un homme de mon 1961 : « L’Algérie nous coûte
mainmise sur les musulmans.
âge et de ma formation, il était – c’est le moins que l’on puisse ALLEMAGNE
Jusque dans les années 1950,
proprement cruel de devenir, dire – plus cher qu’elle nous De Gaulle a fait tôt
l’opinion de De Gaulle est celle
de son propre chef, le maître rapporte (...). C’est un fait, connaissance avec
d’un officier de sa génération : d’œuvre d’un tel changement. » la décolonisation est notre l’Allemagne. Adolescent,
l’Algérie doit rester française. Son discours du 16 septembre intérêt et, par conséquent, il séjourne en Souabe et en
En privé, il lui arrive d’être 1959 sur « l’autodétermination » notre politique. » Le fondateur Bavière pour y apprendre
plus circonspect. À André du peuple algérien ouvre de la Ve République a hâte de la langue. Blessé à Verdun en
Philip, député socialiste la voie à l’indépendance. redorer l’image de la France mars 1916, il est fait prisonnier
et résistant, qui lui parle Les partisans de l’Algérie sur la scène internationale ; et envoyé en captivité
en mars 1944 d’autonomie française se soulèvent : d’avoir les mains libres outre-Rhin où il restera
pour l’Algérie, il rétorque : semaine des Barricades pour mener à bien une jusqu’à l’armistice, malgré
« L’autonomie, Philip ? (janvier-février 1960) ; politique étrangère et militaire trois tentatives d’évasion.
Vous savez bien que tout cela « putsch » des généraux ambitieuse, appuyée Dans les années 1920, le
finira par l’indépendance. » (avril 1961) ; attentats, en sur une « force de frappe » capitaine de Gaulle retourne
Revenu au pouvoir en juin 1958 Algérie et en métropole, de nucléaire autonome. en Allemagne, à l’état-major
à la faveur du coup de force l’Organisation armée secrète Les accords d’Évian du de l’armée française du Rhin.
des activistes du 13 Mai, de (OAS). De Gaulle fait front. 18 mars 1962 mettent fin à Il est de ceux qui jugent trop
Gaulle leur donne d’abord des Il prône la même fermeté 132 ans de présence française clément à l’égard de Berlin
gages : « Je vous ai compris ! » à l’encontre des insurgés en Algérie, dont 89 mois de le traité de Versailles.
d
Bios/legendes
de Bios/legendes
l’ancien président de la République,
Bios/legendesBios/legendes
René Coty, le 27 novembre 1962. LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 111
LEXIQUE APPEL DU 18 JUIN n n n ATTENTATS
Officier de carrière nourri incompatible avec les relations croit à la guerre de en rapport avec l’ennemi pour
de références historiques, il ne privilégiées que Bonn mouvement, à l’usage des cesser le combat. » La suite est
se départira jamais de cette entretient avec Washington. blindés. Le haut état-major commune aux deux versions.
méfiance instinctive vis-à-vis Les députés allemands et Pétain sont partisans
de l’Allemagne prussienne, ajoutent au traité un de la guerre de tranchées, de ATTENTATS
malgré la réconciliation avec préambule qui limite sa portée position, d’où la ligne Maginot. Homme de passion et
l’Allemagne rhénane du politique. Épuisé nerveusement, cédant d’engagement, de Gaulle a
démocrate-chrétien Konrad De Gaulle, dès lors, ne voit aux pressions de ses proches suscité des haines tenaces, les
Adenauer, dont il fut l’artisan plus dans l’accord de l’Élysée qui réclament l’armistice, attentats dont il a été victime
au début des années 1960. qu’une « aimable virtualité ». Reynaud donne sa démission le prouvent. Certains auraient
Aux lendemains de la victoire Il s’éloigne de l’Allemagne, le 16 juin. Le président de pu réussir tellement il faisait
de 1945, de Gaulle est partisan tandis qu’Adenauer prend ’ la République Albert Lebrun preuve, en toutes
de la dissolution du Reich sa retraite, à 87 ans. Renouant fait alors appel à Pétain circonstances, d’un courage
créé par Bismarck. Il prône avec sa défiance originelle, pour former un nouveau physique à son image.
l’autonomie des Landër, qui le président français répondra gouvernement, le dernier Aimant les bains de foule,
ne seraient plus liés que par en 1969 à l’Américain Henry de la IIIe République. multipliant les déplacements,
une confédération (tel était Kissinger qui lui demande De Gaulle, qui n’est plus il exigeait que soient réduits
le cas avant 1866). La guerre comment éviter que ministre depuis la veille, s’est au minimum les escortes
froide cependant l’incite l’Allemagne ne domine envolé pour Londres le 17 au et les plantons, les motards
à évoluer. L’heure n’est plus à nouveau l’Europe : matin. L’après-midi même, et les officiers de sécurité.
à l’affaiblissement de l’ennemi « Par la guerre. » il a rencontré Churchill, Les partisans de l’Algérie
séculaire – les guerres de 1870, le Premier ministre française avaient juré sa perte.
1914 et 1939 ont coûté la APPEL DU 18 JUIN britannique, qui lui donne En décembre 1960, alors que
vie à 2 millions de Français –, Le 18 juin 1940 dans la soirée, son accord pour qu’il parle le chef de l’État est en voyage
mais à sa renaissance face Charles de Gaulle prend à la BBC le lendemain. en Algérie, un attentat est
à la menace soviétique. la parole au micro de la BBC, Il existe deux appels du déjoué près d’Orléansville.
Revenu au pouvoir, de Gaulle à Londres, où il lance 18 juin. Celui diffusé à 22 h 15 Le 5 septembre 1961, un engin
prend aussitôt langue avec un « appel » devenu fameux : après son enregistrement explosif éclate sur une route
le chancelier Adenauer (CDU) « Quoi qu’il arrive, la flamme à 18 heures, dont la bande près de Pont-sur-Seine (Aube),
qu’il invite, privilège rare, de la résistance française sonore n’a pas été conservée. sur le trajet de Colombey.
à séjourner chez lui, ne doit pas s’éteindre et ne Et celui authentifié par Le chauffeur accélère,
à Colombey, les 14 et s’éteindra pas. » La veille, à de Gaulle, qui sera imprimé traversant un rideau de feu.
15 septembre 1958. Il s’en Bordeaux où le gouvernement le lendemain. La version De Gaulle en réchappe.
explique dans ses Mémoires : français s’est replié, fuyant « radio » ménage davantage Le cerveau de l’attentat est
« Au cœur du problème et l’avance allemande, le Pétain. Elle a la préférence le lieutenant-colonel
au centre du continent, il y a maréchal Philippe Pétain, des Britanniques qui espèrent Jean-Marie Bastien-Thiry, un
l’Allemagne. C’est son destin le héros de 14-18, avait, se concilier le nouveau polytechnicien, celui-là même
que rien ne peut être bâti lui, ordonné à l’armée de gouvernement de Bordeaux qui, moins d’un an plus tard,
sans elle et que rien, plus « cesser les combats ». et craignent de voir la flotte est à la tête du commando
que ses méfaits, n’a déchiré Général de brigade à titre française tomber aux mains qui tire sur la DS
l’Ancien Monde. » temporaire depuis le 25 mai du Reich. présidentielle à proximité
L’année 1962 scelle la 1940, de Gaulle est entré Exorde de la version du rond-point du Petit-Clamart
réconciliation franco- au gouvernement le 5 juin radiodiffusée : (Seine). Ce 22 août 1962,
allemande. Adenauer est reçu, comme sous-secrétaire d’État « Le gouvernement français de Gaulle s’en sort à nouveau.
à Paris, en grande pompe. à la Guerre et à la Défense a demandé à l’ennemi à quelles Une balle l’a frôlé, il a la
De Gaulle se rend en nationale. Paul Reynaud, le conditions pourrait cesser baraka. Le commando est
Allemagne où il s’adresse président du Conseil, le tient le combat. Il a déclaré que, si arrêté, Bastien-Thiry
dans la langue de Goethe depuis longtemps en grande ces conditions étaient contraires condamné à mort. De Gaulle
à des foules enthousiastes : estime. Homme de droite, à l’honneur, la lutte devait refuse de le gracier parce que
« Sie sind ein grosses opposé aux accords de continuer. » Exorde de la la balle aurait pu atteindre
Volk » (« Vous êtes un grand Munich, il est l’une des rares version officielle : « Les chefs son épouse assise à ses côtés.
peuple. ») Le 22 janvier 1963 personnalités politiques qui, depuis de nombreuses L’indépendance de l’Algérie
est signé, à Paris, le traité à avoir apporté son appui au années, sont à la tête des acquise, les desperados de
de l’Élysée, matrice du colonel de Gaulle lorsque, armées françaises ont l’OAS ne renoncent pas à
« couple franco-allemand ». dans les années 1930, celui-ci formé un gouvernement. éliminer de Gaulle. Parmi eux
Mais le Bundestag juge a tenté d’infléchir la doctrine Ce gouvernement, alléguant la Jean-Jacques Susini et André
ce rapprochement avec Paris militaire française. De Gaulle défaite de nos armées, s’est mis Rossfelder, les instigateurs de
l’attentat manqué au pièces du rez-de-chaussée). d’Européens. Il fait preuve le chef de l’État d’une part,
Mont-Faron, près de Toulon, Renseignements sur de la même intransigeance et un gouvernement nommé
c
en août 1964. www.charles-de-gaulle.org. en Indochine où il soutient par lui, issu de la majorité
le haut-commissaire Thierry parlementaire, d’autre part.
COLONIES d’Argenlieu contre le général Les députés pourraient
Contrairement à beaucoup Leclerc, le bras droit militaire renverser le gouvernement,
d’officiers de sa génération, de celui-ci, partisan de plus mais la tête de l’exécutif,
de Gaulle n’a pas une de souplesse. le président, resterait en place,
nnn
connaissance intime de Dans l’opposition à partir de échappant ainsi aux caprices
l’empire français. Il n’a occupé janvier 1946, de Gaulle évolue des partis.
COLOMBEY-
qu’un seul poste outre-mer, petit à petit. Il se fait à l’idée Il n’y a pas une Constitution
LES-DEUX-ÉGLISES
à Beyrouth, de 1929 à 1931. de la décolonisation, à laquelle de la Ve République mais trois.
Acquise en viager en 1934,
Pour autant, il est, comme se sont résolus, dès la fin de La première, adoptée
La Boisserie, à Colombey-les-
ses pairs, attaché à l’empire, la guerre, le Royaume-Uni le 28 septembre 1958 par
Deux-Églises, est le havre où
qui atteste aux yeux du monde et les Pays-Bas (en Indonésie). référendum (80 % de « oui »)
de Gaulle aime se ressourcer.
la grandeur de la France. Revenu au pouvoir, il favorise est promulguée le 4 octobre
Il se sent en harmonie avec
C’est du Tchad, sous le en 1960 l’accès à de la même année. Le 8 janvier
les paysages austères de
commandement de Leclerc, l’indépendance des États 1959, elle entre officiellement
ce village de la Haute-Marne
que les Forces françaises d’Afrique noire après avoir en vigueur. De Gaulle s’installe
où il est aujourd’hui enterré,
libres ont engagé la tenté de les lier à la France à l’Élysée. Il a été élu chef
aux côtés d’Yvonne Vendroux,
reconquête en 1941. Au jour dans une éphémère de l’État le 21 décembre
épousée en 1921, et de leur fille
de la Libération, de Gaulle Communauté, sur le modèle précédent par un collège de
Anne, trisomique, morte
mesure ce que la métropole britannique du quelque 80 000 notables :
en 1948, à 20 ans.
doit à ses colonies. « Sans Commonwealth. En 1962, parlementaires, représentants
De Gaulle reçoit peu de l’empire, la France ne serait l’Algérie accède à son tour de la France d’outre-mer,
collaborateurs à Colombey qu’un pays libéré ; grâce à l’indépendance, car tel est, élus départementaux et
et encore moins les puissants. à son empire, elle est un pays selon de Gaulle, l’intérêt de municipaux.
Il réserve ses invitations vainqueur. » La citation est la France. La « Constitution de 1962 »
à ses collatéraux, à ses enfants de Gaston Monnerville (parti institue l’élection du président
(Philippe né en 1921, Élisabeth, radical), mais elle pourrait CONSTITUTION de la République au suffrage
1924-2013) et à ses quatre être de l’homme du 18 Juin. Affligé par le spectacle universel direct. Adopté par
petits-enfants qu’il chérit Jusqu’au début des années qu’offrait, avant-guerre, référendum le 28 octobre
tendrement. 1950, sa vision des territoires la IIIe République, de Gaulle (62 % de « oui »), le projet est
C’est là qu’il a rédigé ses d’outre-mer ne varie guère : est bien décidé, en 1944, combattu avec acharnement
Mémoires de guerre, au ils doivent rester dans le à réformer le système par la gauche et une partie de
lendemain de la Libération, giron national. Début 1944, parlementaire. Son retrait la droite. Elles reprochent au
pendant la « traversée du il organise à Brazzaville une du gouvernement, en chef de l’État d’avoir choisi,
désert ». Là aussi qu’il a Conférence africaine française janvier 1946, l’en empêchera. pour imposer cette réforme,
entrepris ses Mémoires où aucun autochtone n’est La IVe République s’installe, la voie du référendum,
d’espoir après avoir renoncé invité. Devant les hauts favorisant le retour aux sans vote préalable des deux
au pouvoir en 1969, ne quittant fonctionnaires coloniaux jeux des partis. Pour autant, assemblées, contrairement
plus La Boisserie que pour un réunis dans la capitale de Gaulle n’a pas renoncé à ce qu’impose l’article 89
voyage en Irlande (mai-juin 1969) de l’Afrique équatoriale à imposer sa vision des de la Constitution. Surtout,
puis en Espagne (juin 1970) française, de Gaulle évoque institutions. Le 16 juin 1946, les parlementaires acceptent
où il a rencontré Eamon de certes la perspective d’une il prononce à Bayeux mal la révolution en cours :
Valera et Franco. association des populations (Calvados) un discours dans désormais, à lui seul, le
Du bureau d’angle près duquel d’outre-mer « à la gestion lequel il énonce les grandes président de la République
il est mort, le 9 novembre 1970, de leurs propres affaires », lignes de ce qui deviendra, sera dépositaire de la totalité
d’une rupture de l’aorte mais il en reste là. en 1958, la Constitution de la souveraineté populaire
abdominale, on aperçoit À la Libération, il prône de la Ve République. tandis que chaque député
aujourd’hui une haute croix la fermeté contre les Le « discours de Bayeux » n’en incarnera qu’une
de Lorraine au pied de laquelle nationalistes algériens prône l’indépendance du fraction. Cette réforme
a été inauguré, en 2008, et couvre les représailles président de la République entrera en vigueur pour
un Mémorial retraçant la vie déclenchées par l’armée par rapport au législatif, la présidentielle de 1965.
et l’œuvre du grand homme. française, au printemps 1945, c’est-à-dire par rapport aux À la différence des deux
La Boisserie se visite à Sétif et à Guelma, après partis politiques. L’exécutif précédentes, la Constitution
(uniquement les principales le massacre d’une vingtaine aurait un double visage : dite de 1964 n’est pas une
Constitution écrite. Elle le mark allemand vaut un effet négatif sur les grands du débarquement en Afrique
résulte de la pratique des 1,17 nouveau franc, le franc équilibres de l’économie. du Nord (1942) et ne l’informe
institutions telle que la conçoit suisse 1,10. De Gaulle, qui a créé, qu’à la dernière minute
le président de la République L’intervention de l’État repose à la Libération, les comités des opérations en Normandie
et du rôle qu’il s’attribue sur le Plan, dans lequel le d’entreprise, rêvait d’associer (1944). La première entrevue
à la tête de l’État. Le 31 janvier fondateur de la Ve République plus étroitement les mondes Roosevelt-de Gaulle, au Maroc
1964, lors d’une conférence voit une « ardente obligation ». du capital et du travail. en 1943, est un demi-échec. Le
de presse à l’Élysée, il théorise Le IVe Plan (1962), le premier Il plaidait pour la président américain déclare
ce rôle en affirmant que conçu dans sa totalité sous « participation » des salariés à un proche : « De Gaulle est
« l’autorité indivisible de sa présidence, donne la aux résultats des entreprises décidé à instaurer la dictature
l’État est confiée tout entière priorité, sur la consommation et aux décisions prises par en France. Il n’y a pas homme
au président par le peuple intérieure, aux grandes elles. Malgré une ordonnance en qui j’aie moins confiance. »
qui l’a élu », ajoutant « qu’il infrastructures : hôpitaux, en ce sens en 1967, cette Le chef de la France libre doit
n’en existe aucune autre, logements neufs, autoroutes, « participation » est restée batailler ferme pour empêcher
ni ministérielle, ni civile, ni maisons de la culture, lettre morte. Les syndicats Eisenhower de placer
militaire, ni judiciaire, qui ne soit établissements scolaires, s’en méfiaient, le patronat la France sous administration
conférée et maintenue par lui ». universités… Il prévoit la récusait et le Premier militaire au lendemain
e
une augmentation de 50 % ministre Georges Pompidou du 6 juin 1944. Batailler encore
des équipements collectifs, n’y croyait pas. pour que des soldats français
un objectif qui sera atteint entrent les premiers dans
sans difficulté en 1965. ÉTATS-UNIS Paris (la division Leclerc).
Les excellents résultats de D’AMÉRIQUE De Gaulle pousse jusqu’à
nnn l’économie française (7,2% De Gaulle connaît peu les l’ingratitude son obsession
de croissance en 1960) incitent États-Unis où il se rend pour à rétablir, au cours
ÉCONOMIE de Gaulle à faire le choix de la première fois en juillet 1944, de ces journées cruciales,
En économie, de Gaulle est l’ouverture des frontières. Il y à 53 ans. Il ne méconnaît la souveraineté française.
un libéral dirigiste. Il croit à la voit « le levier qui peut soulever ni le génie ni la puissance Lors de son discours à l’Hôtel
compétition internationale, à le monde de nos entreprises, de l’Amérique, mais jamais de Ville « Paris libéré ! »,
la liberté des échanges et, tout les contraindre à la productivité, il ne cessera de s’opposer il précise : « Libéré par
autant, au rôle structurant les amener à s’assembler, les à son hégémonie, au point lui-même » même si un peu
de l’État. Au lendemain de la entraîner à la lutte au dehors ». de se rapprocher de l’URSS de plus loin il rend hommage
Libération, il procède à de Malgré ses préventions contre Staline et de Brejnev lorsque à « nos chers et admirables
nombreuses nationalisations : la construction européenne, les circonstances s’y prêteront alliés ».
houillères, usines Renault, il croit aux vertus du Marché (en 1944 et en 1966). Les dix ans qu’il passe,
Banque de France, grandes commun et obtient de ses Sa volonté de préserver à partir de 1958, à la tête
banques, transports aériens… partenaires la mise en place, à tout prix l’indépendance de l’État sont émaillés
Revenu au pouvoir en 1958, le 1er janvier 1962, d’une de la France ne l’aveugle pas de mauvaises manières envers
son dirigisme le pousse à Politique agricole commune pour autant. Il se montre les États-Unis : création d’une
mettre en œuvre un plan très (PAC) largement favorable un allié résolu et fidèle lors force de frappe indépendante
rigoureux de redressement aux Français. de la construction du mur « tous azimuts », donc pas
de l’économie dont il confie L’histoire économique de Berlin (en 1961) et pendant seulement tournée vers
la conception à un homme a découpé en trois périodes la crise des missiles installés l’URSS ; dénonciation de
de l’art, Jacques Rueff. la République gaullienne. secrètement à Cuba par l’hégémonie du dollar ; retrait
Ce plan est couronné de Les succès : 1958-1962. les Soviétiques (en 1962). en 1966 du commandement
succès : inflation jugulée, Les tensions : 1963-1967. Pendant la guerre, ses intégré (à direction
chômage au plus bas, Les crises : 1968-1969. En 1963, relations avec Roosevelt sont américaine) de l’Organisation
résorption de la dette et des l’emballement de la machine exécrables. Le président du traité de l’Atlantique Nord
déficits… Le 1er janvier 1959, économique et l’inflation démocrate tient l’homme (Otan) ; refus de laisser
un « nouveau franc » voit (4,3 % en 1962) obligent du 18 Juin pour un autocrate le Royaume-Uni intégrer
le jour. De Gaulle a la nostalgie le gouvernement Pompidou en puissance, sans légitimité le Marché commun…
du franc de sa jeunesse, le à mettre en place un plan démocratique. Il ne reconnaît Son rejet des « blocs »,
franc-or d’avant 1914 qui a été de « stabilisation » qui freine pas la France libre, malgré l’américain et le soviétique,
dévalué onze fois depuis. l’élan des années précédentes. l’opinion contraire de le conduit à maintes reprises
Le nouveau franc (100 anciens À partir de 1968, les « accords Churchill, et maintient à s’affranchir de la solidarité
francs) hisse la devise de Grenelle » négociés un ambassadeur à Vichy. occidentale. En 1966, à Phnom
française à la hauteur des en pleine tourmente, sous Washington tient de Gaulle Penh, il dénonce les risques
autres monnaies étrangères : la pression des syndicats, ont dans l’ignorance de l’intervention américaine
d
lors de la visite du couple présidentiel
114 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE américain, du 31 mai au 2 juin 1961.
LEXIQUE EUROPE n n n FRANCE LIBRE
au Vietnam. Après la guerre à Bruxelles. À elle seule, la « politique de la chaise En 1900, il entre au collège
israélo-arabe des Six Jours, l’agriculture française pèse vide ». Elle s’oppose à un plan, des jésuites de l’Immaculée
il parle des Juifs comme d’« un autant que celle de ses cinq imaginé par Bruxelles, qui Conception, à Paris
peuple d’élite sûr de lui et partenaires réunis. Sans la renforcerait le poids de la où la famille s’est installée.
dominateur ». Et du balcon de PAC, la France croulerait Commission et de l’Assemblée Cinq années plus tard, à l’âge
l’hôtel de ville de Montréal, la sous le poids de ses excédents. parlementaire de Strasbourg, de 15 ans, il rédige un texte
même année (1967), il s’écrie : Grâce à la PAC, les surplus en contrepartie de nouveaux où, à la tête des armées
« Vive le Québec libre ! » L’onde trouvent plus facilement des avantages pour les françaises, un certain général
de choc est considérable au débouchés, à des prix garantis. agriculteurs français. La crise de Gaulle sauve la France.
Canada comme aux États-Unis. Au début des années 1960, dénouée, un « compromis », Son choix pour le métier
de Gaulle tente d’infléchir ou plutôt un arrangement, des armes est une décision
EUROPE le traité de Rome. Tel est est adopté à Luxembourg personnelle, pas une tradition
De Gaulle s’est toujours fait le sens du « plan Fouchet » (29 janvier 1966), qui accorde familiale. Sorti de Saint-Cyr
une certaine idée de l’Europe, qui voit le jour fin 1961 après un droit de veto, au sein en 1912, au treizième rang
très éloignée des conceptions plusieurs mois de concertation du Conseil européen, à chacun (le major de la promotion
fédéralistes des « pères » de au sein d’une commission des partenaires lorsque « des est le futur maréchal Alphonse
la Communauté, Jean Monnet à six « pour l’Europe intérêts très importants (…) Juin), il est affecté au
et Robert Schuman. Revenu politique ». Le plan Fouchet se seront en jeu ». De Gaulle est 33e régiment d’infanterie
au pouvoir en 1958, il doit réfère explicitement à l’Europe satisfait : il a réussi à imposer d’Arras (Pas-de-Calais)
s’accommoder du processus des États, opposée à l’Europe aux Six sa conception que commande le colonel
engagé en 1957, dont il dira supranationale : c’est un point intergouvernementale de Philippe Pétain.
en 1965 : « Il est probable que positif pour de Gaulle. Mais la construction européenne. Au lendemain de la Grande
si j’avais été aux affaires quand la Belgique et les Pays-Bas Guerre, le maréchal prend
f
on a fait le traité de Rome, n’envisagent cette Europe sous sa protection l’officier
on l’aurait fait d’une manière politique que dans le cadre de brillant et iconoclaste qu’est
différente, mais enfin, je l’ai l’Alliance atlantique dominée devenu Charles de Gaulle,
pris comme il l’était, et, avec par les États-Unis, et à la jusqu’à ce que la brouille
mon gouvernement, nous condition que le Royaume-Uni survienne. Longtemps
avons tâché d’en tirer le – que de Gaulle juge sous compatibles, leurs ambitions
meilleur parti possible. » influence américaine – adhère nnn se heurtent. Et bientôt
Aux yeux de De Gaulle, la à la Communauté. leur vision de la France.
construction européenne n’a Le président français FORMATION
de valeur que si elle garantit évidemment refuse. Le plan Né à Lille (Nord) le FRANCE LIBRE
la souveraineté de la France Fouchet est abandonné. 22 novembre 1890, Charles, Née le 18 juin 1940, la France
et sert sa volonté de grandeur. Déçu, de Gaulle multiplie André, Marie de Gaulle est libre prend son essor le 22
Dans l’opposition après 1946, les sarcasmes à l’encontre des le fils d’Henri de Gaulle lorsque de Gaulle s’exclame
il combat le projet de partisans de l’Europe fédérale. et de Jeanne Maillot. De petite au micro de la BBC : « Vive
Communauté européenne Se référant à Dante, Goethe noblesse côté paternel, la France libre dans l’honneur
de défense, signé en 1952 et Chateaubriand, il déclare la famille appartient dans et dans l’indépendance ! »
par les Six : France, le 15 mai 1962 : « Ils n’auraient les faits à la bourgeoisie de À ses débuts, elle ne rassemble
République fédérale pas beaucoup servi l’Europe tradition, opposée à celle qu’une poignée d’individus
d’Allemagne, Italie, Belgique, s’ils avaient été des apatrides de l’argent. Le père, cultivé où brillent, par leur absence,
Pays-Bas et Luxembourg. et s’ils avaient pensé, écrit, et rigoriste, est professeur les élites de la nation,
Les États-Unis encouragent en quelque “espéranto” de l’enseignement libre. à l’exception du juriste René
ce projet qui allégerait leur ou “volapük” intégrés… » La mère, fervente catholique, Cassin, de l’amiral Émile
présence militaire sur Lors d’un entretien télévisé enseigne à ses enfants Muselier et du général
le Vieux Continent, tout en le 14 décembre 1965, il les vertus de la charité Georges Catroux. L’isolement
y maintenant leur leadership. s’exclamera dans la même chrétienne. Monarchiste mais de De Gaulle se mesure
De Gaulle, qui parle de la CED veine : « Bien entendu, on peut légaliste, Henri de Gaulle à la faiblesse des Forces
comme d’une « Babel sauter sur sa chaise comme est profondément patriote françaises libres fin 1940 :
militaire », se félicite de son un cabri en disant l’Europe ! comme l’est son épouse. Même 13 000 engagés, à comparer
abandon, par un vote hostile l’Europe ! l’Europe ! mais si Charles de Gaulle sera aux 115 000 soldats français
des députés français, en 1954. cela n’aboutit à rien et cela toute sa vie un rebelle, toute évacués de Dunkerque
Puisque c’est l’intérêt de la ne signifie rien. » sa vie aussi il restera influencé et de Norvège, qui se trouvent
France, il pousse les feux de Au cours de la même année par cet héritage familial en Grande-Bretagne lorsque
la Politique agricole commune 1965, la France pratique où dominent la foi religieuse de Gaulle lance son appel
(PAC) née le 1er janvier 1962 pendant six mois à Bruxelles et l’amour de la France. à la « résistance » le 18 juin.
Mais qui, pour la plupart, « principes démocratiques ». lui facilitent la tâche : sur qui, d’abord méfiants, se disent
regagneront la France. Le 14 juillet 1942, la France ordre de Staline, ils jouent que seul l’homme du 18 Juin
Soumis à la bonne volonté libre est rebaptisée « France le jeu de la légalité. De Gaulle est en mesure de sauver la
des Britanniques, pour combattante » pour symboliser ne peut éviter les injustices République, une nouvelle fois.
les finances en particulier, le rapprochement en cours. de l’épuration (9 000 morts Les factieux d’Alger
de Gaulle n’a de cesse de Le 27 mai 1943, le CNR (Conseil au total), mais réussit – gaullistes, pieds-noirs,
desserrer l’étau. Dès l’été 1940, national de la Résistance) se à substituer à cette justice militaires qui refusent « un
il obtient le ralliement réunit pour la première fois, à expéditive une justice moins nouveau Diên Biên Phu »… –
de l’Afrique équatoriale Paris, autour de Jean Moulin. brutale. Condamné à mort, soupçonnent le président
française. Et s’il échoue un Après l’arrestation de ce Pétain est gracié, Laval du Conseil pressenti, Pierre
peu plus tard à prendre pied à dernier en juin, la résistance exécuté, de même que Pflimlin, d’indulgence envers
Dakar, la capitale de l’Afrique intérieure (réseaux, partis, Darnand, le chef de la Milice, les indépendantistes du FLN.
occidentale française, restée syndicats…) remettra parfois et l’écrivain Robert Brasillach. Investi le 13 mai, ce démocrate-
fidèle à Vichy, il dispose en cause son unification pour, Au total, 1 303 graciés chrétien (MRP) de bonne
désormais, grâce à l’Empire, finalement, se ranger aux et 768 exécutés légalement. volonté ne dispose que d’une
d’une base territoriale où la côtés de De Gaulle, le premier Même si le CNR a été peu majorité fragile à l’Assemblée.
France libre peut s’enraciner. à avoir vu juste. à peu dessaisi de ses pouvoirs, En désespoir de cause,
Les années suivantes, de de Gaulle proclame sa fidélité il délègue les pouvoirs civils
l
Gaulle poursuit un triple à ses idéaux. Les dix-sept mois et militaires en Algérie au
objectif : participer aux côtés qu’il passe à la tête de l’État, général Raoul Salan, celui-là
des Alliés aux opérations au lendemain de la Libération, même que les insurgés vont
militaires afin de figurer en témoignent. Une époque de bientôt porter à leur tête
le moment venu dans le camp réformes décisives, inspirées après lui avoir préféré dans
des vainqueurs ; obtenir nnn du programme du CNR : un premier temps le général
la reconnaissance de la France nationalisations, mise en place Jacques Massu.
libre comme unique LIBÉRATION de l’État providence, création Le 15 mai, Salan, qui s’adresse
expression de la légitimité Dans le sillage de la division du Commissariat au Plan, etc. à la foule massée sur le Forum
m
nationale ; rallier à la France Leclerc, de Gaulle arrive à à Alger, s’écrie après un
libre la résistance intérieure. Paris le 25 août 1944. À l’Hôtel moment d’hésitation : « Vive
Leclerc, Koenig, Juin et de Ville où il se rend presque de Gaulle ! » Dans les heures
de Lattre s’illustrent avec aussitôt, Georges Bidault, qui suivent, le Général publie
vaillance dans les combats le successeur de Jean Moulin un communiqué où il
contre l’Allemagne et l’Italie. à la tête du Conseil national nnn se déclare « prêt à assumer l
Politiquement, de Gaulle de la Résistance (CNR), lui es pouvoirs de la République ».
a davantage de difficultés suggère de proclamer le retour MAI 1958 Nombre de parlementaires
à s’imposer. Churchill, qui l’a à la République. L’homme Sans les événements d’Alger, s’indignent qu’il n’ait pas dit
soutenu à ses débuts, s’irrite du 18 Juin refuse. À ses yeux, le 13 mai 1958, de Gaulle un mot pour condamner les
de son indocilité. Roosevelt la République n’a jamais cessé serait-il revenu au pouvoir factieux. C’est à leur intention
le tient pour un dictateur d’exister, Vichy a seulement douze ans après l’avoir quitté ? qu’au cours d’une conférence
potentiel. L’Anglais et été une parenthèse. Sa « traversée du désert » de presse le 19, il s’exclame :
l’Américain le contraignent, À aucun moment le président commencée en 1954 après « Croit-on qu’à 67 ans je vais
début 1943 à Alger, après le du gouvernement provisoire l’échec du RPF l’a marqué, commencer une carrière
débarquement en Afrique du de la République française, physiquement et moralement. de dictateur ? » Le 27, après une
Nord, à partager le pouvoir chef de l’État, ne déviera Et les Français l’ont oublié : entrevue secrète avec Pflimlin,
avec le général Henri Giraud, de cette ligne. Il s’installe en 1955, 1 % d’entre eux qui n’a rien donné, il force
plus souple envers les Alliés au ministère de la Guerre, souhaite qu’il devienne un les portes du pouvoir en
et moins intransigeant rue Saint-Dominique jour président du Conseil, 9 % diffusant un communiqué :
à l’égard de Vichy. De Gaulle (VIIe arrondissement) en 1956 et 13 % en janvier 1958. « J’ai entamé hier le processus
mettra onze mois à supplanter et n’aura de cesse, jusqu’à Tout change en quelques jours. régulier nécessaire
son rival. son retrait du pouvoir De Gaulle fait figure de à l’établissement d’un
Grâce à l’ancien préfet en janvier 1946, de restaurer, recours aux yeux des partisans gouvernement républicain. »
Jean Moulin, il réussit à sous sa propre autorité, de l’Algérie française qui, Les hommes de la
imposer son autorité à divers celle de l’État. avec la complicité de l’armée, IVe République sont en plein
mouvements de résistance, Il fait rentrer dans le rang se sont emparés du désarroi. Ils savent qu’au
après avoir proclamé, le les Forces françaises de Gouvernement général à cas où ils ne céderaient pas
15 novembre 1941, l’adhésion l’intérieur et les milices Alger. De recours aussi à une la place, des paras venus
de la France libre aux patriotiques. Les communistes majorité de parlementaires d’Algérie sont prêts à leur
faire entendre raison. C’est il décide finalement de Général, mais refuse de devenir reproche à de Gaulle et à son
l’opération « Résurrection », renoncer. Ce même 30 mai, ministre. Matignon ou rien. entourage de n’avoir rien fait
dont on ne saura jamais si de la manifestation organisée La Ve République sur les rails, pour éteindre l’incendie.
Gaulle l’a approuvée ou non. sur les Champs-Élysées par il retourne à ses affaires. Peu de temps après, en voyage
À tout prendre, le libérateur ses partisans est un triomphe. Lorsque le 14 avril 1962, il à Rome, l’héritier commet
de la France semble désormais Le retournement de l’opinion remplace Michel Debré comme un crime de lèse-majesté, en
la moins mauvaise solution se confirme au soir du second Premier ministre, L’Humanité confirmant qu’il sera candidat
aux hommes en place. tour, le 30 juin : les gaullistes titre : « Le directeur de la à la présidence « si le général
C’est l’opinion du président emportent 365 sièges sur 485. banque Rothschild a formé de Gaulle venait à se retirer ».
de la République René Coty De Gaulle a gagné, mais il est le gouvernement ». De Gaulle enrage, sans
et de Guy Mollet, chef de file en sursis. Le baptême du feu de ce imaginer que quatre mois
p
des socialistes sans lesquels quasi-inconnu, qui n’a jamais plus tard, en avril 1969, il aura
rien ne peut se faire. affronté le suffrage universel, cédé la place.
Le 1er juin, après le retrait de est rude. L’opposition est
Pflimlin, de Gaulle est investi vent debout contre le projet PRÉSIDENT
comme président du Conseil de référendum qui prévoit Charles de Gaulle tient avec
par 329 voix contre 224. nnn l’élection du président autorité son rôle à la tête
Parmi les réfractaires, outre de la République au suffrage de l’État. Il se soucie
les communistes, figurent universel direct. Le 5 octobre, tellement d’inspirer le respect
Mendès France et Mitterrand POMPIDOU elle censure le gouvernement. – étiquette, allure, rhétorique
qui crient à la sédition, Six ans Premier ministre du La dissolution, décidée – que les Français le
péché originel, à leurs yeux, général de Gaulle (avril 1962- aussitôt par de Gaulle, perçoivent comme un
de la Ve République (seul le juin 1968), le futur président provoque de nouvelles demi-dieu, au moins jusqu’à
premier n’en démordra pas). de la République n’avait aucun élections législatives, 1968. Il aime les bains de foule
titre à faire valoir pour figurer remportées haut la main et multiplie les voyages en
MAI 1968 parmi les proches du Général. par le couple de Gaulle- province : trente et un au total,
Mai 1958-mai 1968. « Dix ans, Né à Montboudif (Cantal) Pompidou, désormais uni. en 1 178 étapes. Malgré
ça suffit ! » crient les le 5 juillet 1911, fils Dans l’ombre du grand son souci d’aller au-devant
manifestants, étudiants et d’enseignants, petit-fils de homme, Georges Pompidou des Français, il n’inspire
grévistes mêlés, dans les rues paysans, ce normalien agrégé peu à peu s’affirme. S’il fait de ni ne tolère aucune
des grandes villes. De Gaulle de lettres passé par Sciences- plus en plus figure de dauphin, familiarité. Sa hauteur
a 77 ans. Lui qui a si souvent Po doit tout à la méritocratie il s’irrite de n’avoir pas été de caractère et sa taille
devancé les événements républicaine. Pendant mis dans la confidence (1,88 mètre) en imposent
est en retard d’une époque. la guerre, il enseigne au lycée lorsque de Gaulle décide en toutes circonstances
Il ne comprend pas les Henri-IV à Paris, sans jamais de se représenter en 1965, à ses collaborateurs
aspirations de la jeunesse prendre contact avec à 75 ans. Devait-il ou non et à ceux qui l’approchent.
française à changer les la Résistance ni envisager se préparer pour la relève ? Au physique comme
rapports de pouvoir et les de rallier la France libre. En mai 1968, le sang-froid au moral, c’est un géant, que
mœurs. À changer de monde Entré par relations au cabinet de Pompidou contraste avec le les Français ont surnommé
sinon le monde. Il parle de De Gaulle à la Libération, désarroi de De Gaulle. Il sauve « le Grand Charles ». Ses traits
de « chienlit », prône la fermeté il s’y fait rapidement le régime. Inévitablement, « gothiques » – l’expression
pour laisser, finalement, remarquer. Signe de confiance le Général lui en tient rigueur est de lui – et sa voix
son Premier ministre, Georges qui ne trompe pas : c’est et le remplace par Maurice graillonnante, qui se brise
Pompidou, prendre les choses lui qu’Yvonne et Charles de Couve de Murville après dans les aigus, font la joie
en main et sauver le régime. Gaulle choisissent comme les législatives triomphales des chansonniers et des
Fatigué, désemparé, il fuit trésorier de la fondation de juin, un succès qui doit caricaturistes. Henri Tisot,
le 29 mai à Baden-Baden, qu’ils créent en 1947 au profit tout à Pompidou. ancien pensionnaire de la
en Allemagne, où sont de jeunes filles trisomiques, La relation de confiance entre Comédie-Française, se taille
stationnées des troupes la maladie génétique dont les deux hommes est rompue. un franc succès, au début
françaises, avant de se est atteinte leur fille Anne. Leurs rapports s’enveniment des années 1960, en parodiant
reprendre et de dissoudre De Gaulle retiré à Colombey, au moment de l’affaire le fameux discours sur
l’Assemblée nationale. Pompidou entre à la banque Markovitch, un assassinat l’« autodétermination »,
Il voit dans cette dissolution, Rothschild dont il devient sur fond de soirées échangistes rebaptisé l’« autocirculation ».
décidée le 30, le moyen rapidement le directeur. auxquelles, prétend la Dans Le Canard enchaîné,
d’effacer son faux pas du 24 : En juin 1958, il s’installe rumeur parisienne, serait « La Cour » (textes d’André
l’annonce d’un référendum à Matignon où il dirige mêlée l’épouse de l’ex-Premier Ribaud, dessins de Moisan)
sur la « participation » auquel brièvement le cabinet du ministre. Pompidou, blessé, pastiche avec verve, à la
manière de Saint-Simon,
le monarque de l’Élysée.
De Gaulle tolère ces
impertinences, jusqu’à un
certain point. Ayant crié
un jour au passage de la DS
Citroën présidentielle sur
r nnn
RASSEMBLEMENT
DU PEUPLE FRANÇAIS
de tous bords.
Dans les faits, les choses
sont un peu différentes.
Sociologiquement, les classes
moyennes des grandes villes
dominent parmi les adhérents
(ils seront jusqu’à un
institue l’élection du président
de la République au suffrage
universel direct. Le cinquième
enfin (27 avril 1969) prévoyait
une large décentralisation
des pouvoirs au profit
des régions et réduisait
les Champs-Élysées : (RPF) demi-million). Politiquement, le Sénat à un rôle consultatif.
« À la retraite ! », un quidam Depuis son retrait du pouvoir, le RPF penche nettement Quatre de ces cinq
est condamné à 500 francs le 20 janvier 1946, de Gaulle va à droite. De Gaulle traite référendums sont organisés
d’amende par la 17e Chambre de déconvenue en déconvenue. les communistes de entre 1958 et 1962. Un seul
correctionnelle pour avoir À Bayeux, le 16 juin, il a tenté « séparatistes » et rappelle sept ans plus tard. Entre-
mis en cause « l’aptitude de convaincre les Français que l’armée Rouge est temps, en 1965, de Gaulle s’est
du président de la République de se doter d’institutions selon stationnée à « deux étapes fait réélire à la tête de l’État,
à remplir les hautes fonctions ses vues. Mais en octobre, du Tour de France cycliste ». cette fois par le peuple
dont il assume la charge ». par référendum, ils ont préféré Le succès du RPF aux (en 1958, il avait été élu par un
De Gaulle a tout d’un adopter une Constitution municipales de 1947 – il collège de notables). Il en tire
monarque républicain, mais de type parlementaire, conquiert Paris, Marseille, un surcroît de légitimité qui
il est économe. Il n’a jamais celle de la IVe République. Lille, Strasbourg, Bordeaux, relativise l’intérêt qu’il porte
roulé sur l’or et veille avec De Gaulle n’a plus guère Alger… – est sans lendemain. désormais aux référendums.
une attention pointilleuse d’appui parmi les élus depuis Le reflux se dessine dès Celui de 1962, qui institue
à ne rien coûter à l’État. que le Mouvement républicain les cantonales de 1949 et l’élection du président de la
À l’Élysée, son appartement populaire (MRP, démocrate- se confirme aux législatives République au suffrage
privé est alimenté par un chrétien) lui a tourné le dos. de 1952. La même année, universel direct, est révélateur
compteur électrique distinct Plus préoccupant encore, aux vingt-sept députés votent du rapport que de Gaulle
du réseau du palais, que législatives de novembre 1946, l’investiture d’Antoine Pinay entretient avec les élus d’un
le Général a fait installer les communistes ont recueilli (Indépendants). Le RPF se côté, le peuple de l’autre.
spécialement. Et quand 28,2 % des suffrages exprimés. délite. En mai 1953, de Gaulle Pour contourner l’opposition
il quitte son bureau le soir, Sans troupes, sans élus, prend définitivement ses résolue des partis – sauf du
il éteint lui-même la lumière. sans prise sur les événements, distances avec le mouvement mouvement gaulliste – à cette
Profondément catholique, sans autre secours que qui disparaît de facto réforme, il décide d’en appeler
il a fait rénover à l’Élysée, lui-même, son prestige et son en septembre 1955. directement aux électeurs,
sur ses deniers, une petite verbe, de Gaulle décide de contrairement à la lettre de
chapelle que le socialiste réagir en créant un RÉFÉRENDUMS la Constitution qui voudrait
Vincent Auriol avait mouvement ex nihilo, le Le fondateur de la que le Parlement vote
transformée en bar pour Rassemblement Ve République ne souffre pas préalablement le projet.
les chauffeurs de la du peuple français (RPF), dont d’intermédiaires entre L’autorité qu’il tire de son
présidence. Mais s’il assiste il annonce à mots couverts le peuple et lui, et s’irrite élection par le peuple
ès qualités à une messe le lancement le 30 mars 1947, de l’opposition des partis en 1965 est battue en brèche
solennelle, il ne communie à Bruneval (Seine-Maritime), politiques aux réformes par les événements de 1968.
pas, laïcité oblige. au sommet d’une falaise où, qu’il juge essentielles. D’où Constatant que ses liens
Opéré de la cataracte dans pendant la guerre, des paras le recours au référendum, avec les Français se défont,
les années 1950, le président britanniques ont réussi un qui court-circuite les élus de Gaulle recourt une dernière
de la République voit mal audacieux coup de main avec et institue un dialogue direct fois au référendum, pour
de près et doit porter des l’appui de Français libres. avec les Français. Il y recourt tenter de se « relégitimer ».
verres épais, inesthétiques, Le RPF naît statutairement cinq fois entre 1958 et 1969. Ce référendum est perdu.
qu’il chausse le moins le 14 avril, après l’annonce de Le premier (28 septembre La relation plébiscitaire est
souvent possible. S’il doit sa création le 7, à Strasbourg. 1958) valide la nouvelle rompue. De Gaulle en tire
parler à la radio et à Son organisation, quasi Constitution. Le deuxième logiquement les conséquences
la télévision, il apprend militaire, repose sur la seule (8 janvier 1961) ouvre la voie en renonçant aussitôt au
ses textes par cœur, servi autorité de son président. à l’« autodétermination » pouvoir.
par une mémoire infaillible. Il se veut différent des partis du peuple algérien.
Préparées avec un soin traditionnels. Comme Le troisième (8 avril 1962)
maniaque, ses allocutions son nom l’indique, c’est un approuve les accords
sont autant de morceaux « rassemblement » qui entend d’Évian qui tirent un trait
de bravoure qui, pour fédérer, dans le seul souci sur l’empire français. Le
certains, lui ont survécu. de la France, des citoyens quatrième (28 octobre 1962)
Charles de Gaulle
Dans son portrait du général de Gaulle, l’essayiste Bertrand Le Gendre explique
comment et pourquoi le lundi 9 novembre 1970, à l’instant même où l’homme du
18 juin s’est éteint, le mythe prend son envol. « Oublié le monarque républicain
dépassé par son époque auquel les Français ont dit “non” par référendum dix-huit
mois plus tôt. Place à la légende. » Défile alors toutes les étapes de la vie d’un
de Gaulle réinventé, magnifié. La raison en est encore aujourd’hui, avant tout, la
nostalgie d’un monde qui n’est plus.
Le portrait
L’œuvre
Adolescent, Charles de Gaulle avait deux vocations : le métier des armes et
l’écriture. Officier féru de belles lettres, il s’est toujours voulu et prosateur
et homme d’action. Dès ses premiers écrits, on perçoit l’influence de
Chateaubriand, de Barrès et de Péguy, ses maîtres en écriture. Malgré
l’emphase qui parfois alourdit sa prose, il se lit pourtant avec étonnement.
Quelle plume pour un homme d’État ! Il s’écoute aussi. C’est sa voix que les
Français ont la première entendue, sa voix et sa rhétorique qui leur sont
devenues familières lorsqu’il a été élu président.
L’entretien
L’historien britannique Sudhir Hazareesingh, spécialiste de Napoléon,
s’est intéressé à une figure marquante du xxe siècle, Charles de Gaulle.
Il décortique le mythe gaullien et identifie quatre éléments qui le
composent : le libérateur ; le père fondateur d’un nouveau régime ;
le prophète qui prédit la renaissance de la France ; et le martyr qui quitte
le pouvoir sur un échec électoral. « Qu’on le veuille ou non », dit-il, de
Gaulle restera un repère inévitable pour notre avenir.
Débats et hommages
Et aussi : chronologie, portfolio, lexique, références.