You are on page 1of 124

UNE VIE, UNE ŒUVRE CHARLES DE GAULLE

M 08392 - 46H - F: 8,50 E - RD


Afrique CFA 5600 F CFA, Antilles-Guyane-Réunion 8,90 €, Belgique 9 €, Canada 13,45 $CAN, Grèce 9,20 €,
3’:HIKSNJ=WU]ZU\:?k@a@o@g@f"; Luxembourg 9 €, Maroc 80 DH, Portugal 9,20 €, Suisse 11,50 CHF, TOM 1700 XPF, Tunisie 17,0 DT.
HORS-SÉRIE

Charles
de Gaulle
2020
ÉDITION

Sa vérité est dans sa légende, par Bertrand Le Gendre


UNE VIE, UNE ŒUVRE

L’intraitable
AVANT-PROPOS

EN HÉRITAGE
n n n PAR BERTRAND LE GENDRE

C harles de Gaulle est un tout. Qu’on


l’appréhende dans sa continuité comme le font
les pages qui suivent ou qu’on isole tel ou tel
épisode d’une vie riche en revirements, il ne se
comprend que dans son entier. Son héroïsme et
sion en balance pour finalement tout abandon-
ner après le « non » au référendum d’avril 1969.
Ce choc en retour de Mai-68 surmonté, il
retourne à ses Mémoires, lui qui a écrit l’his-
toire et écrit désormais pour l’Histoire.
ses travers, ses triomphes et ses échecs sont les L’anniversaire de sa mort survenue le 9 no-
composantes d’une même personnalité que vembre 1970 ravive la flamme du 18 juin 1940.
l’année 2020, celle de trois anniversaires – sa Mais le de Gaulle d’après 1958 parle peut-être
naissance en 1890, l’appel de 1940 et sa dispari- davantage aux Français d’aujourd’hui. Il leur
tion en 1970 –, invite à revisiter. rappelle une époque où leur pays baignait dans
Cet appel à la « résistance », qui l’installe dans l’optimisme. Où la France rayonnait sur la
l’Histoire, est un acte inouï pour un officier de scène internationale comme un acteur de pre-
sa génération. Son terreau familial le prédispo- mier plan.
sait plutôt à rendre la République responsable Cet héritage, après tant de gloire, est lourd à
du désastre et à s’accommoder du nouveau porter, à égaler : modernisation de l’économie,
régime. Au contraire, il entre en rébellion. institutions gravées dans le marbre, indépen-
Comme Philippe Pétain, il veut régénérer la dances africaines et de l’Algérie, force de
France, non au prix de sa perte mais au prix de frappe nucléaire. Et aussi hauteur de vue, rhé-
son salut, car il se fait une haute idée de son torique inimitable, rapport ascétique à l’argent.
pays. C’est sa force et son destin, sa faiblesse Avec Charles de Gaulle, « une certaine idée de
aussi. Intraitable, il renonce au pouvoir en 1946, la France » s’en est allée. Le déclin de son « cher
parce que les événements – le jeu des partis – lui et vieux pays » et les épreuves qu’il traverse
résistent. Que de fois il aura mis ainsi sa démis- l’auraient accablé. n n n

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 3


d
« La réforme fait partie intégrante
de la participation qu’exige
désormais l’équilibre de la société
moderne. »
Adresse au Français, le 25 avril 1969, à deux jours du référendum
où Charles de Gaulle a jeté ses ultimes forces.
SOMMAIRE
d PORTRAIT .......................................................................................................................................................................... 6
Sa vérité est dans sa légende, par Bertrand Le Gendre.

d CHRONOLOGIE .................................................................................................................................................... 22
d TEXTES CHOISIS .............................................................................................................................................. 28
Extraits de Discours et messages (I, II, III et V) ; Mémoires de guerre, l’Appel, 1940-1942 ;
La France et son armée ; Mémoires d’espoir, l’Effort, 1962…

d ENTRETIEN ................................................................................................................................................................ 60
« Aujourd’hui, tout le monde est gaulliste » : entretien avec l’historien Sudhir Hazareesingh,
réalisé par Alain Abellard

d PORTFOLIO ................................................................................................................................................................. 68
Un grand parmi les grands : Charles de Gaulle globe-trotter, à la rencontre des chefs d’État.

d DÉBATS ............................................................................................................................................................................... 74
L’analyse de Julian Jackson qui voit en de Gaulle la figure d’un mythe compensatoire,
celle de Raymond Aron à propos du référendum de 1969 ; la critique féroce du style
du Général par Jean-François Revel ; les commentaires distants d’Hubert Beuve-Méry,
fondateur du Monde ; la charge contre la Ve République de François Mitterrand ; les sombres
prédictions de Pierre Mendès France ; l’antigaullisme épidermique de Françoise Giroud.

d HOMMAGES ............................................................................................................................................................... 92
Les souvenirs politiques de Henry Kissinger et de Shimon Peres ; le soutien infaillible
de François Mauriac ; la passion de Régis Debray pour la figure de 1940 ; et les contributions
des universitaires Maurice Agulhon et Marius-François Guyard.

d LEXIQUE ...................................................................................................................................................................... 110

d RÉFÉRENCES ..................................................................................................................................................... 121

Origine du papier : Suède.


Taux de fibres recyclées : 0%.
Ce magazine est imprimé chez
Imaye certifié PEFC.
Eutrophisation : PTot = 0.003kg/
tonne de papier
Président du directoire, directeur de la publication : Louis Dreyfus. Directeur du Monde : Jérôme Fenoglio. Directeur des rédactions : Luc
Bronner. Responsables des hors-série : Alain Abellard, Michel Lefebvre et Yann Plougastel. Conseiller éditorial du numéro : Bertrand Le Gendre.
Coordination : Alain Abellard. Documentation : Le Monde.
Directeur de la diffusion et de la production : Hervé Bonnaud. Responsable des ventes France International : Sabine Gude. Directrice des
abonnements : Pascale Latour. Responsable des ventes à l’international : Saveria Colosimo Morin. Direction communication et promotion :
Brigitte Billiard, Marianne Brédard, Sylvie Fenaillon, Marlène Godet. Responsable de la logistique : Philippe Basmaison. Chef de produit : Hélène
Rouanet. Chef de fabrication : Jean-Marc Moreau. Imprimeur : Rotofrance Impression, 25, rue de la Maison Rouge 77185 Lognes. Modification de
service, réassorts pour marchands de journaux : 0 800 05 01 47.
Conception et réalisation : Rampazzo & Associés (www.rampazzo.com). Direction artistique : Laurence Le Piouff ; maquette : Claire Fourmentin,
Jocelyne Leroux ; iconographie : Isabelle Eshraghi, Cathy Rémy ; édition : Laurent Bianco, Hélène Sonsino, Maylis Laharie ; révision : Olivier Boillet.
Les hors-série du Monde sont édités par la Société éditrice du Monde. Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037.
Commission paritaire 0712 C 81975. ISBN 978-2-36804-113-0

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 5


d
PORTRAIT

SA VÉRITÉ EST
DANS SA LÉGENDE
PAR BERTRAND LE GENDRE

BERTRAND
LE GENDRE
est essayiste.
Il a été
journaliste
au Monde
et professeur
associé
à l’université
À 19 heures, le lun-
di 9 novembre 1970, l’homme du 18 juin 1940,
le fondateur de la Ve République se lève pour
allumer le téléviseur de la bibliothèque de
La Boisserie. Un œil sur les informations,
l’autre sur les cartes à jouer étalées devant
Général, l’interprète et le tire à lui au risque
d’oblitérer le vrai de Gaulle dont la gloire ne
peut faire oublier les faux pas.
Il a lui-même encouragé les interprétations :
« Je suis un homme qui n’appartient à personne
et qui appartient à tout le monde. » Autrement
Panthéon-Assas lui, il fait une réussite. Chaque soir ou dit, un miroir à facettes, un kaléidoscope. Ses
Paris-II.
Il a notamment
presque, il sacrifie à ce rituel depuis qu’il a racines et sa jeunesse, si elles le situent, ne
publié quitté le pouvoir et s’est claquemuré dans sa présagent pas sa singularité. Né au XIXe siècle
1962, l’année
prodigieuse
demeure de Colombey-les-Deux-Églises en dans une famille nombreuse, catholique et
(Denoël, 2012); Haute-Marne. Soudain, son épouse Yvonne bourgeoise, c’est un archétype. Ils sont légion
Confessions
du n° 2 de l’OAS.
l’entend se plaindre : « Oh ! j’ai mal, là, dans à vénérer comme lui l’autel et le drapeau ; à
Entretiens le dos. » Il s’affaise, gémit un moment encore se reconnaître dans Le Roman de l’énergie
avec Jean-
Jacques Susini
et, à 19 h 15, meurt d’un anévrisme de l’aorte nationale, de Barrès ; et à se désespérer de la
(Les Arènes, abdominale. Il allait avoir 80 ans. défaite de 1870 qui a amputé la France de
2012); De Gaulle
et Mauriac :
À l’instant même où il s’éteint, le mythe l’Alsace-Lorraine. Selon Jean Lacouture, le
Le Dialogue prend son envol. Oublié le monarque républi- biographe de De Gaulle le plus lu, Henri, le
oublié (Fayard,
2015); Bourguiba
cain dépassé par son époque auquel les Fran- père, qui enseigne les lettres à Paris, se serait
(Fayard, 2019). çais ont dit « non » par référendum dix- élevé contre « l’hystérie antidreyfusarde » des
huit mois plus tôt. Place à la légende, un années 1890, mais ce n’est pas prouvé.
de Gaulle réinventé, magnifié, figé dans son Abonné à L’Action française, cet homme
En 1915-1916,
de Gaulle est
vitrail tels Jeanne d’Arc ou Saint Louis. La cultivé et modéré se définissait comme un
alors capitaine. nostalgie d’un monde qui n’est plus – le sien – « monarchiste de regret ». Sa fidélité et celle
Il sera fait
prisonnier
amplifie, les années passant, ce malentendu. de son épouse allaient davantage à l’Église
de 1916 à 1918. En quête de repères, chacun s’approprie le qu’à la République. Charles, l’un des quatre

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 7


d
PORTRAIT

fils, les révérait, mais il ne faut pas croire encore de son destin, il a eu tout le loisir, dans
Marie-Agnès Cailliau, l’unique sœur, les camps et la forteresse où il a été détenu en
lorsqu’elle affirme que, sous l’influence des Allemagne, de méditer sur l’art de la guerre
parents, Charles « est resté maurrassien et du commandement. Entre de brèves affec-
jusqu’à Munich ». Rien ne l’atteste sinon un tations à l’étranger – Varsovie, Trèves et Bey-
antiparlementarisme précoce, virulent en routh –, il se fait remarquer à Paris durant
privé, dont de Gaulle ne se départira jamais. l’entre-deux-guerres par son audace concep-
Le choix de la carrière militaire n’est pas tuelle. Les premiers temps, son crédit n’ex-
une tradition familiale, mais il coule de cède pas un cercle étroit d’intellectuels et
source. Le jeune patriote vit depuis toujours d’officiers portés à débattre entre eux, mais
dans l’espérance d’une revanche sur l’Alle- les quatre livres qu’il publie de 1924 à 1938 le
magne, depuis que son père l’a ancré dans tirent progressivement de l’anonymat.
l’idée que l’armistice imposé par Bismarck La Discorde chez l’ennemi, son premier ou-
en 1871 était une « capitulation » de la France. vrage, traite de la défaite récente du IIe Reich
À Saint-Cyr, Charles se fait remarquer par sa et anticipe avec prescience sur l’effondre-
haute taille – 1,93 mètre quand ses contempo- ment moral et militaire de la France en 1940 :
rains mesurent 1,63 mètre en moyenne – ses « D’âpres et dégradantes querelles, des intri-
traits cyranoesques et son arrogance intellec- gues passionnées, avaient abaissé, vis-à-vis
tuelle. À sa sortie de l’école en 1912, au trei- d’eux-mêmes et devant l’opinion, les chefs ci-
zième rang – sa personnalité inflexible l’a vils de l’Allemagne. » Affecté en 1925 à l’état-
desservi –, il rejoint le 33e régiment d’infante- major de Pétain, qui a été élevé en 1918 à la
rie commandé à Arras, pour un an encore, dignité de maréchal de France, de Gaulle
par le lieutenant-colonel Philippe Pétain. La suscite des jalousies. Le « vainqueur de
guerre de 1914 jette le jeune officier dans un Verdun », sourd aux critiques, l’impose
enfer de feu et de boue. Courageux, auda- comme conférencier à l’École de guerre.
cieux, téméraire même, il est trois fois blessé, De Gaulle en tire un nouveau livre, Le Fil de
l’épée, où il trace cet autoportrait : « Ce
Le choix de la carrière militaire qu’Alexandre appelle son “espérance”, César
n’est pas une tradition sa “fortune”, Napoléon son “étoile”, n’est-ce
familiale, mais il coule de source. pas simplement la certitude qu’un don parti-
culier les met, avec les réalités, en rapport as-
Le jeune patriote vit depuis
sez étroit pour les dominer toujours ? »
toujours dans l’espérance d’une
L’année de la publication du Fil de l’épée,
revanche sur l’Allemagne.
de Gaulle entre au secrétariat général de la
Défense nationale : « De 1932 à 1937, sous qua-
tenu un temps pour mort et fait prisonnier. torze ministères, témoignera-t-il, je me trouvais
Ses tentatives d’évasion échouent. Lui qui ne mêlé, sur le plan des études, à toute l’activité
s’imaginait pas autrement qu’à la pointe des politique, technique et administrative, pour ce
combats passe, dépité, la moitié de la guerre qui concerne la défense du pays. » Il se per-
en captivité. suade vite que la France est en retard d’une
L’hécatombe de 14-18 a enfanté un siècle guerre et que pour contrer la menace nazie
nouveau que de Gaulle dominera en France – Hitler est au pouvoir depuis 1933 –, elle doit
de toute sa hauteur. Sûr de lui déjà, sinon repenser sa doctrine militaire. Vers l’armée

d 8 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


PORTRAIT

de métier, dans lequel de Gaulle expose en 1934 où Reynaud, président du conseil depuis peu,
le fruit de ses réflexions, est un avertissement. le nomme sous-secrétaire d’État au ministère
Il y critique la stratégie défensive que symbo- de la Défense nationale et de la Guerre.
lise la ligne Maginot et prône la formation Au nom de ce gouvernement aux abois – qui
d’un corps de blindés autonome et offensif. compte aussi dans ses rangs Pétain, vice-pré-
Confiée à des professionnels (« l’armée de sident du conseil –, de Gaulle rencontre deux
métier »), cette force mécanique nouvelle
échapperait, grâce à son mode de recrute- « S’il faut la force pour bâtir
ment, aux contingences du « marché électo-
un État, réciproquement, l’effort
ral ». Partisan convaincu de la guerre de posi-
guerrier ne vaut qu’en vertu
tion, Pétain s’insurge contre ce plaidoyer en
d’une politique. »
faveur de la guerre de mouvement. La rupture
entre les deux hommes était inévitable. Elle fois Churchill à Londres pour le convaincre
survient en 1938, quand le colonel de Gaulle de ne pas abandonner la France aux Alle-
publie La France et son armée, une étude his- mands. Sa récente promotion, comme général
torique que lui a commandé Pétain et qu’il a et membre du gouvernement français, ces
décidé de signer de son nom alors que son premiers contacts avec Churchill sont les
mentor la considère comme un travail d’état- seuls atouts dont il disposera pour la suite,
major. Paru deux jours avant la conférence de hormis son caractère. Une pression intenable
Munich, l’ouvrage, à la différence des précé- s’exerce sur Reynaud en faveur d’un armis-
dents, est remarqué. Il recèle un nouvel aver- tice dont l’idée le révulse. À Bordeaux où le
tissement : « S’il faut la force pour bâtir un gouvernement a fui, elle émane surtout de
État, réciproquement, l’effort guerrier ne vaut Pétain et du général Maxime Weygand, nom-
qu’en vertu d’une politique. » mé depuis quelques jours chef suprême d’une
armée en déroute. Épuisé nerveusement, Rey-
Combat avec éclat naud renonce. Pour le remplacer, Albert
Émancipé de la tutelle de Pétain, de Gaulle Lebrun, le président de la République, fait
surmonte le mépris abyssal qu’il éprouve appel à Pétain.
pour les dirigeants de la IIIe République et Immensément populaire, perçu comme le
tente de les convaincre du bien-fondé de ses seul espoir de limiter la catastrophe, le Maré-
thèses. Léon Blum, qui admettra plus tard son chal, qui a rongé son frein des années durant,
erreur, ne l’écoute pas : pour les socialistes, tient enfin le sort de la France entre ses
une armée de métier est une armée de préto- mains, du moins le croit-il. Le 17 juin 1940, à
riens. Georges Bidault, le plus intelligent des Bordeaux, l’histoire bifurque. Tandis que de
élus de droite, est le seul ou presque à lui prê- Gaulle s’envole pour Londres où il pronon-
ter une oreille attentive mais il est trop tard. cera le lendemain, au micro de la BBC, son
Le 10 mai 1940, lorsque les blindés de Gude- appel à la « résistance », Pétain demande
rian, contournant la ligne Maginot, fondent l’armistice. À Vichy, où l’État français, qui a
sur la France, de Gaulle commande par inté- remplacé légalement la République – seuls
rim une division cuirassée en formation. Il quatre-vingts parlementaires ont voté
combat avec éclat, en particulier à Montcor- contre –, prend ses quartiers, de Gaulle est
net dans l’Aisne, est promu général de brigade tenu pour un félon. Un tribunal militaire le
à titre temporaire avant d’être appelé à Paris condamne par contumace à la peine de mort,

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 9


d
PORTRAIT

à la dégradation militaire et à la confiscation Petit à petit, cependant, de Gaulle parvient


des ses biens. Motifs : trahison, atteinte à la à unifier ces groupes disparates où des repen-
sûreté extérieure de l’État et désertion à tis de l’Action française côtoient des démo-
l’étranger en temps de guerre. crates-chrétiens, des socialistes et des stali-
niens. Il le doit à l’habileté et à l’abnégation
La remontée des abîmes de Jean Moulin, son représentant en France
L’aventure de la France libre, qui est perçue occupée, et surtout à la légitimité qu’il a ac-
de nos jours comme une épopée, est un che- quise en surmontant jour après jour les obs-
min de croix. La remontée des abîmes ne tient tacles politiques que les Alliés ont multipliés
qu’au courage de quelques hommes qui, sur sa route. Au lendemain du débarquement
contre toute raison, ont cru en de Gaulle et à anglo-américain en Afrique du Nord, Roose-
l’évidence de sa dissidence, le capitaine de velt a bien tenté de jouer contre de Gaulle la
Hauteclocque par exemple (bientôt général carte du général Giraud que sa spectaculaire
Leclerc), débarquant au Cameroun en pi- évasion d’Allemagne où il était prisonnier a
rogue à la tête de vingt-deux hommes, étape remis récemment dans le jeu. Mais ce glorieux
décisive, en août 1940, du ralliement de l’Em- cinq étoiles est un réactionnaire et un nigaud.
pire à la France libre. Les compagnons des De Gaulle, contraint un temps par les Alliés
débuts sont d’autant plus héroïques que à partager avec lui le pouvoir à Alger, s’en
de Gaulle ne fait rien pour se les attacher : défait rapidement.
« Je n’estime que ceux qui me résistent, mal- Lorsqu’en août 1944 il entre triomphalement
heureusement je ne peux pas les supporter. » dans Paris, il est le chef admis par tous d’une
Son génie, qu’ils lui reconnaissent en mau- France enfin libre. L’une de ses premières
gréant, est de prétendre incarner la France
alors qu’en 1940 tout démontre le contraire. L’aventure de la France libre,
« J’ai toujours fait comme si… », confiera-t-il qui est perçue de nos jours
plus tard. comme une épopée, est un chemin
Doué d’un orgueil démesuré – « J’ai eu tout de croix.
le monde contre moi chaque fois que j’ai eu rai-
son » –, il se brouille périodiquement avec préoccupations est de faire publier au Journal
Churchill dont la survie militaire de la France officiel une ordonnance qui témoigne de sa
libre dépend pourtant. Fin 1942, le Premier crainte de passer pour un autocrate et de sa
ministre britannique est au comble de l’exas- propension à accommoder l’histoire à sa fa-
pération. Dans une adresse secrète à West- çon : « La forme du Gouvernement est et de-
minster, il affirme que même si le Royaume- meure la République. En droit, celle-ci n’a pas
Uni en avait le pouvoir, il serait périlleux de cessé d’exister. » Son ultime tour de force de la
confier à de Gaulle la destinée de la France. guerre est d’obtenir pour la France, défaite en
Les résistants de l’intérieur ne sont pas loin 1940, le statut de vainqueur. Elle bénéficie
En 1941,
en Grande-
de partager cette opinion. Les mouvements et comme les Britanniques, les Américains et les
Bretagne, maquis qu’ils ont créés dans l’improvisation Soviétiques d’une zone d’occupation en Alle-
le général
de Gaulle et
ne doivent rien à de Gaulle. Certains s’enor- magne et obtiendra un siège permanent au
l’amiral Muselier, gueillissent même de courir plus de risques Conseil de sécurité de l’Organisation des
commandant en
chef des FNFL,
que « les Français qui parlent aux Français » Nations unies alors en gestation. Il lui faut
en inspection. à la radio de Londres. désormais redescendre des hauteurs, à

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 11


d
PORTRAIT

l’instar de Churchill que les électeurs britan- cœur. Pour le grand public et au-delà, l’his-
niques ont congédié en juillet 1945. toire de la France libre dont il est le héros et
À Paris, de Gaulle doit composer avec les le héraut est une révélation. Elle corrige
nouvelles et anciennes élites politiques qui l’Histoire de Vichy, parue elle aussi en 1954,
ont renoué par réflexe républicain avec le « faite en équipe par Robert Aron et Geor-
parlementarisme d’avant-guerre. Ses mises gette Elgey », qui tient la balance égale entre
en garde contre l’impuissance qui les guette de Gaulle et Pétain. L’un et l’autre auraient
tombent dans le vide. C’est plus qu’il ne peut servi de leur mieux les Français. Le premier
supporter. Il quitte volontairement le pouvoir était leur épée, le second leur bouclier.
et le regrettera : « J’ai fait au moins une erreur Les lecteurs des Mémoires de guerre dé-
dans ma vie : mon départ de janvier 1946. » Lui couvrent au fil des pages un prosateur. Cha-
teaubriand et Péguy ont nourri la jeunesse de
La grande force de De Gaulle, De Gaulle et ses écrits s’en ressentent même
au cours des années s’il n’atteint pas au génie des Mémoires
qui précèdent son retour au pouvoir, d’outre-tombe et peine à se défaire du tic ter-
est de s’être tu. naire de Péguy dont il truffe aussi ses dis-
cours (« Paris outragé, Paris brisé, Paris mar-
qui pensait qu’on le rappellerait « très vite » tyrisé…»). De Gaulle écrivain, qui aurait pu
doit constater que la IVe République dont il prétendre au Nobel de littérature si Churchill
récuse le modèle constitutionnel prend ra- ne l’avait obtenu en 1953 pour The Second
cine. Il bout de rancune mais prépare une World War, pratique avec jubilation l’art de
contre-offensive, la création ex nihilo d’un l’estocade. À propos de Lebrun en 1940 : « Au
mouvement à sa main, le Rassemblement du fond, comme chef de l’État, deux choses lui
peuple français (RPF). Après des débuts pro- avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût
metteurs et un succès inattendu aux élections un État. » Et de Pétain, le morceau des Mé-
municipales de 1947 (le RPF enlève Paris, moires que chacun guettait : « Les années, par-
Marseille, Lille, Strasbourg, Bordeaux, dessous l’enveloppe, avaient rongé son carac-
Alger…), l’élan des débuts s’épuise. tère. L’âge le livrait aux manœuvres de gens
habiles à se couvrir de sa majestueuse lassi-
Un anticommunisme viscéral tude. La vieillesse est un naufrage. Pour que
Sensé « rassembler » tous les Français, ce rien ne nous fût épargné, la vieillesse du maré-
parti antiparti – une contradiction insurmon- chal Pétain allait s’identifier avec le naufrage
table – s’est coupé de l’électorat populaire de la France. »
fidèle au PCF par un anticommunisme viscé- La grande force de De Gaulle, au cours des
ral. Les autres formations font elles aussi la années qui précèdent son retour au pouvoir,
guerre au RPF en adoptant un mode de scru- est de s’être tu. Personne ne sait ce qu’il pense
tin qui le dessert aux législatives. En 1953, de la question empoisonnée du moment : la
abandonné par nombre de députés élus sous guerre en Algérie. Personne non plus ou
ses couleurs, de Gaulle met le RPF en som- presque ne voit en lui un recours. En sep-
meil et s’enferme à Colombey où il a mieux tembre 1957, huit mois avant sa rentrée sur
à faire : rédiger ses Mémoires de guerre. scène, seuls 11 % des Français souhaitent
En 1954, paraît le premier tome, L’Appel, un qu’il gouverne de nouveau. Il n’est pas mêlé
succès immédiat qui lui met du baume au aux événements qui, le 13 mai 1958 à Alger,

d 12 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


PORTRAIT

sonnent le glas de la IVe République mais sait 67 ans, je vais commencer une carrière de dic-
habilement en profiter. L’émeute pro-Algérie tateur ? » (Pétain en avait 84 quand il a sabor-
française qui éclate ce jour-là de l’autre côté dé la République).
de la Méditerranée mêle, dans un même rejet Le 29 mai, la crise se dénoue. René Coty, le
des politiciens de Paris, trois groupes dis- président de la République, fait appel à de
tincts : Européens chauffés à blanc par une Gaulle pour former le nouveau gouvernement
poignée d’exaltés ; militaires de carrière vis- dont Pflimlin a abandonné les rênes la veille.
céralement attachés à l’Empire ; gaullistes Le 1er juin, les députés investissent légalement
arrivés secrètement à Alger dans l’espoir de l’homme du 18-juin, par 329 voix contre 224.
canaliser l’insurrection au profit de leur Pour la seconde fois, il a sauvé la République.
grand homme. Tous soupçonnent de mollesse Le vote en sa faveur de la moitié des élus so-
le gouvernement en cours de formation dans cialistes est une surprise. Leur chef de file,
la capitale, le vingt-et-unième en onze ans. Ils Guy Mollet, ancien résistant, résume ainsi
rejettent toute concession aux indépendan- leur dilemme : de Gaulle ou un coup d’État
tistes du Front de libération nationale (FLN) militaire. De 1947 à 1955, le président du RPF
et ne voient qu’un argument à leur opposer, n’avait cessé de dénoncer les tares de la
la force. Le 15 mai, alors que le pouvoir vacille IVe République : indécision politique, mar-
à Paris, Léon Delbecque, l’un des comploteurs chandages parlementaires, instabilité minis-
que l’homme du 18-juin n’encourage ni ne térielle. La Ve République, dont la constitution
désavoue, obtient du général Salan, comman- entre en vigueur début 1959, se dote, elle, d’un
dant en chef en Algérie, qu’il lance à la foule : chef aux pouvoirs étendus qui tient l’Assem-
« Vive de Gaulle ! » À cet instant précis, au blée nationale en lisière sinon en laisse.
plus fort de la confusion qui règne des deux Son fondateur, qui y dispose depuis no-
côtés de la Méditerranée, une solution se des-
sine. Les insurgés – l’armée en particulier – se « Croit-on qu’à 67 ans,
convainquent que seul de Gaulle est en me- je vais commencer une carrière
sure de sauver l’Algérie française. de dictateur ? » (Pétain en avait
C’est le moment que choisit le sphinx de 84 quand il a sabordé la République).
Colombey pour sortir de son silence. Il est
prêt, fait-il savoir de sa retraite de la Haute- vembre 1958 de la majorité absolue, a les
Marne, « à assumer les pouvoirs de la Répu- mains libres pour relancer la croissance et
blique ». Le gouvernement du démocrate- décider du sort de l’Algérie. Les choix écono-
chrétien Pierre Pflimlin a d’autant moins le miques, opérés alors que de Gaulle occupait
choix de la solution que les factieux d’Alger encore l’hôtel de Matignon, commencent en
menacent de lancer des paras sur Paris. 1959 à porter leurs fruits. Ils ont pour ressort
De Gaulle a-t-il eu vent de cette opération essentiel la confiance revenue. « Le retourne-
baptisée « Résurrection » ? Ce qui est établi ment économique qu’entraîne mon retour au
c’est que certains de ses fidèles, Michel De- pouvoir ne rend-il pas le miracle possible ? », se
bré en particulier, étaient prêts à sortir de la glorifiera-t-il. Ces mesures ont pour inspira-
légalité. Lui-même joue l’innocence. Le teur Jacques Rueff, un haut fonctionnaire aux
19 mai, au cours d’une conférence de presse convictions libérales, que de Gaulle, plutôt
dans la capitale – la précédente remonte à enclin au dirigisme, a entérinées : augmenta-
trois ans –, il questionne : « Croit-on qu’à tion des impôts ; dévaluation monétaire de

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 13


d
PORTRAIT

17,4 % ; libéralisation partielle des échanges De Gaulle n’a plus qu’une hâte, en finir. Il
extérieurs qu’exige l’entrée en vigueur, le noue des contacts exclusifs avec les indépen-
1er janvier 1959, du Marché commun euro- dantistes du FLN et renonce à la souverai-
péen ; création d’un « nouveau franc » qui neté française sur le Sahara, deux conces-
vaut 100 anciens francs… sions auxquelles il s’était jusque-là refusé. Un
Au lendemain de son investiture comme pré- temps, il a cru l’indépendance évitable. Il lui
sident du conseil, de Gaulle s’est rendu à Al- aurait préféré une association étroite de la
ger où, follement acclamé, il s’est écrié : « Je France avec l’Algérie dotée d’une large auto-
vous ai compris ! » nomie. Mais le FLN s’y refuse et le jusqu’au-
boutisme des Français d’Algérie rend cette
solution illusoire.
Économiquement, les années de Gaulle De Gaulle a risqué sa vie dans ce combat
tiennent du miracle. Ce sont indécis, échappant à plusieurs reprises à des
les plus glorieuses des « trente attentats dont trois au moins auraient pu
glorieuses ». réussir. Il a la baraka. Pour autant, les der-
niers mois de la guerre n’ajoutent rien à sa
Le plan de Constantine gloire. Il s’est désintéressé du sort des Fran-
Ceux qui l’applaudissaient ont cru com- çais d’Algérie (les « rapatriés ») et a aban-
prendre : « Je suis d’accord avec vous ; je vous donné à la cruauté des vainqueurs les supplé-
suivrai. », mais ils se sont mépris. À cette tifs musulmans qui épaulaient l’armée
date, de Gaulle hésite encore sur la conduite française (les « harkis »).
à tenir. Il lance un plan de développement éco- Délestée du boulet algérien, la République
nomique et social de l’Algérie dit « plan de gaullienne peut enfin être elle-même. En 1962,
Constantine » qui accrédite l’idée que la mé- son chef impose par référendum – contre
tropole n’a pas l’intention d’abandonner ses l’opposition de tous les partis sauf le sien,
départements d’outre Méditerranée. Mais il l’UNR – le principe de l’élection du président
déclare peu après à L’Écho d’Oran : « L’Algérie de la République au suffrage universel direct.
de papa est morte. » Le « plan Challe » de re- Cette « constitution de 1962 » structure depuis
conquête militaire du terrain, qu’il lance en la vie politique française. En dépit des vingt-
février 1959, est un succès. En position de quatre révisions intervenues depuis 1958, elle
force, croit-il, pour négocier avec un adver- n’a jamais été remise en cause sauf par les
saire intransigeant, de Gaulle franchit alors partisans demeurés minoritaires d’un retour
le pas décisif. L’« autodétermination » qu’il au régime parlementaire (la « VI e Répu-
offre aux Algériens pourra, s’ils le décident, blique »).
aller jusqu’à la « sécession », c’est-dire jusqu’à Économiquement, les années de Gaulle
l’indépendance. La guerre avec les partisans tiennent du miracle. Ce sont les plus glo-
de l’Algérie française est déclarée. rieuses des « trente glorieuses ». La France
En janvier 1960, espérant réitérer le « coup » doit pour une large part cette croissance ex-
du 13 mai 1958, des civils armés se retranchent ceptionnelle (7,2 % en 1960, un pic) à son arri-
derrière des barricades à Alger. Et en mage à l’Europe. Le président de la Répu-
avril 1961, des généraux – Salan est l’un blique, qui a fait le choix à son retour au
d’eux – y fomentent un pronunciamento, un pouvoir de poursuivre dans cette voie, s’exas-
« putsch » qui lui aussi tourne court. père des obligations qu’implique le Marché

d 14 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


PORTRAIT

commun et négocie pied à pied. En 1962, il de Kennedy. Pendant quelques jours, jusqu’à
impose à ses cinq partenaires une politique ce que Moscou accepte de réembarquer ses
agricole commune qui ouvre aux producteurs ogives, le monde est au bord du gouffre. Pour
français encombrés de surplus des débouchés le président français, qui en temps ordinaire
inespérés. Il a joué cartes sur table avec le fait mine de se tenir à équidistance des deux
chancelier Adenauer : la France continuera Grands, un allié reste un allié.
à acheter à l’Allemagne ses machines-outils
à condition que les consommateurs d’outre- « Dix ans, ça suffit ! »
Rhin acceptent de se ravitailler en porc bre- Aurait-il dû, l’essentiel accompli, renoncer
ton et en bananes guadeloupéennes à un prix à se présenter à l’élection présidentielle de
supérieur aux cours mondiaux. 1965, la première qui donne la parole aux
De Gaulle mise beaucoup, trop peut-être, sur Français (en 1958, de Gaulle avait été désigné
les liens personnels qu’ils a établis tôt avec le par un collège d’élus) ? Face à l’étoile mon-
rassurant Adenauer. Privilège unique, il l’a tante de la gauche, François Mitterrand, il
invité à séjourner chez lui à Colombey dès doit concéder un second tour mortifiant qui
son retour au pouvoir. Le dirigeant démo- augure mal du nouveau septennat. Il n’est pas
crate-chrétien, un Rhénan non un Prussien, parvenu à mi-mandat que les manifestants de
cela compte, a été reçu en grandes pompes en Mai-68 le défient : « Dix ans, ça suffit ! » Lui
France quatre ans plus tard. L’invitation que qui en 1967 a donné son aval à la légalisation
l’Allemagne de l’ouest rend peu après au pré- de la pilule contraceptive, ne se reconnaît pas
sident français suscite une incroyable liesse dans ces temps nouveaux qui décrient ses
populaire. Combien de fois, au cours de son valeurs. Il est las du pouvoir, laisse Pompidou,
périple, l’ancien officier de carrière qu’est son inoxydable premier ministre, gouverner
de Gaulle, le combattant des deux guerres au jour le jour et préfère aller récolter au-
mondiales, n’a-t-il pas lancé à la foule : « Sie
sind grosses Volk ! » (Vous êtes un grand Charles, un artiste de génie, a conçu
peuple) ? Pour réformer la Communauté euro- un personnage politique hors
péenne selon ses vœux, de Gaulle aurait aimé norme, de Gaulle, qui a engendré
détacher l’Allemagne des États-Unis. Hantée un héros historique et mythique,
par la menace soviétique, elle a refusé. Charles de Gaulle.
La fin de la guerre d’Algérie, ce conflit colo-
nial d’un autre âge, le ramène à l’essentiel. delà des frontières des vivats dont les Fran-
Les crédits militaires, accaparés jusque-là par çais sont de plus en plus avares.
les opérations dans le djebel, sont réorientés Le référendum-plébiscite qu’il organise peu
vers la « force de frappe » nucléaire. Malgré après pour se relégitimer a tout du suicide
les tensions de la « guerre froide » de Gaulle politique. Ses partisans l’ont mis en garde : la
estime que la France peut, pour sa défense, se dissolution, le 30 mai 1968, de l’Assemblée
passer du « parapluie » américain ce qui ne nationale lui a assuré une très large majorité.
veut pas dire tourner le dos aux États-Unis. Pourquoi tout remettre en jeu ? Qui plus est,
Lorsqu’en 1962 les Soviétiques installent en les Français sont indifférents aux questions
secret des missiles à têtes nucléaires à Cuba, posées, qui privent le Sénat du pouvoir
à courte distance des côtes américaines, le législatif et renforce le rôle des régions. Ils
président français se range aussitôt aux côtés ont compris, en revanche, que leur vieux

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 15


d
« Paris libéré ! libéré
par lui-même, libéré
par son peuple avec
le concours des armées
de la France, avec
l’appui et le concours
de la France tout
entière, de la France
qui se bat, de la seule
France, de la vraie
France, de la France
éternelle. »
Charles de Gaulle,
Discours et messages I. Pendant
la guerre, juin 1940-janvier 1946

Sur la place
de l’Hôtel
de Ville, en août
1964, lors de la
commémoration
de la libération
de Paris.
Un moment saisi
par Raymond
Depardon.
PORTRAIT

président leur demande encore une fois interprétation des événements en des termes
de lui faire confiance. Et la lui refuse. que l’historien de la France libre, Jean-Louis
Le 28 avril 1969 à minuit onze, de Gaulle an- Crémieux-Brilhac, récapitule ainsi : « Ni la
nonce de Colombey qu’il cessera d’exercer ses France ni les Français ne sont coupables de la
fonctions à la mi-journée. défaite de 1940 ; la France libre, c’était la
Le temps qui passe a corrigé le regard que France ; les Français se sont libérés par eux-
les Français, revenus de leur ingratitude de mêmes en 1944. » Les Mémoires passent sous
1969, portent sur lui. De Gaulle leur a ouvert silence les événements qui pourraient nuire
la voie, sculptant de son vivant la statue qu’il à l’édification du mythe ou les nient.
destinait aux générations futures, la retou- De Gaulle, par exemple, ne consacre que
chant parfois jusqu’au prodigieux. Le polito- quelques lignes au génocide des juifs dont le
logue Stanley Hoffmann décrit ainsi ce pro- régime de Vichy s’est fait complice. Car Vichy,
cessus : Charles, un artiste de génie, a conçu à ses yeux, ce n’était pas la France. Il ne dit
un personnage politique hors nor me, mot non plus des camps d’extermination na-
zis alors qu’à l’époque où il prend la plume,
L’Empire, de son point de vue, au début des années 1950, il bénéficie du té-
est l’une des rares cartes moignage de sa nièce, Geneviève Anthonioz,
de la France occupée et le restera déportée pour faits de résistance à Ravens-
après la guerre. brück. De Gaulle n’était pas antisémite
comme l’étaient avant-guerre nombre de ceux
de Gaulle, qui a engendré un héros histo- qui ont baigné dans les mêmes eaux. Il ne l’a
rique et mythique, Charles de Gaulle. Les jamais été. Exempté de ce soupçon, il s’auto-
Mémoires de guerre de l’homme du 18-juin risera, au lendemain de la guerre israélo-
attestent de ce penchant à l’autocélébration. arabe de 1967, à dénoncer « les Juifs » (en gé-
De Gaulle, qui y parle souvent de lui à la troi- néral) comme un « peuple d’élite, sûr de
sième personne, est le héros invariable de lui-même et dominateur ».
son autobiographie autour duquel gravite L’indépendance de l’Algérie et un peu plus
des personnages de moindre dimension, tôt du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et des colo-
Churchill, Leclerc et les autres. Il insiste nies françaises d’Afrique ont accrédité une
constamment sur la ferveur, qu’à l’entendre, autre idée fausse : que de Gaulle était antico-
il suscite partout : « J’arrivai [en Corse] le lonialiste. Il l’aurait démontré tôt en organi-
8 octobre [1943] pour y passer trois magni- sant à Brazzaville, début 1944, une conférence
fiques journées. Ma visite dissipa les ombres. » sur l’avenir des possessions françaises au sud
En juin 1944, après le débarquement, il est du Sahara. Aucun autochtone n’y est invité
en Normandie où, assure-t-il, « à la vue du car de Gaulle se méfie de leurs aspirations
général de Gaulle, une espèce de stupeur saisit naissantes. Aussi tient-il à Brazza des propos
les habitants, qui ensuite éclatent en vivats ou très vagues : les peuples colonisés pourront
bien fondent en larmes ». un jour s’ils le souhaitent participer « à la
gestion de leurs propres affaires ».
L’édification d’un myhte L’Empire, de son point de vue, est l’une des
Les Mémoires de guerre ne font pas que tresser rares cartes de la France occupée et le res-
une couronne, une auréole, à leur auteur. tera après la guerre. Cet attachement, qui lui
De Gaulle entend graver dans le marbre son vient de l’enfance, à « la plus grande France »

d 18 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


PORTRAIT

– vingt-deux fois la superficie de la métropole, fisamment floue pour avoir résisté au temps,
cent dix millions d’habitants – explique pour- au point que certains y voient la quintessence
quoi, au lendemain de la Libération, de du gaullisme. Malheureusement pour ses épi-
Gaulle prône la fermeté face à Hô Chi Minh. gones, il n’a pas laissé le mode d’emploi. S’il
Par son intransigeance, il est coresponsable ne déviait jamais de son cap – la France –,
de la guerre d’Indochine. Et même de la c’était un pragmatique (colonialiste à la Libé-
guerre d’Algérie. Il était le chef du gouver- ration, « lâcheur » de l’Algérie en 1962). « L’ac-
nement provisoire lorsqu’en 1945, des mil- tion, a-t-il dit pour s’en expliquer, ce sont les
liers de musulmans ont été massacrés dans hommes au milieu des circonstances », un pré-
le Constantinois en représailles à l’assassinat cepte emprunté à Bergson, « le » philosophe
de plus d’une centaine d’Européens. Parmi de ses années de formation.
les témoins de ces tueries figure un ado-
lescent qui n’oubliera pas, le futur président Gaullistes posthumes
Boumediene, l’un des adversaires les plus L’homme était unique. Quant aux « circons-
implacables de la France, lorsque la guerre tances », par nature elles varient. Sur ce vide,
éclatera en 1954. Quelques temps avant ces un mythe a prospéré qui gomme la vérité du
massacres, de Gaulle était en Algérie, recom- personnage et la réalité de son époque. D’une
mandant aux troupes françaises stationnées grande plasticité par définition, ce mythe
sur place d’empêcher que l’Afrique du Nord donne raison à celui qui l’incarne : « Chaque
« ne nous glisse entre les doigts ». Son tour de Français fut, est ou sera gaulliste », prédisait-
force le plus accompli est d’avoir imposé il. Les gaullistes posthumes sont légions. Ils
l’idée que la France était encore un grand se recrutent souvent à gauche et, tels Régis
pays. Cette obsession du « rang » et de la Debray ou Jean-Pierre Chevènement, cré-
« grandeur » a longtemps été contagieuse. ditent le Libérateur, le monarque de la « Ve »,
Qu’importe que de Gaulle l’ait entretenue à
coups d’éclats sans lendemain, généralement Idéalisée par les inconsolables,
au détriment des États-Unis, dans leur ar- la mémoire gaulliste se transmet
rière-cour : au milieu des années 1960, la mais se dessèche.
France se retire du commandement commun
aux troupes de l’Otan (un général américain d’avoir placé la nation et la souveraineté de
est à leur tête) ; de Phnom Penh, de Gaulle la France au-dessus de tout. Gaullistes tardifs,
appelle Washington à mettre fin à la guerre sincères et parfois béats, ils se distinguent des
au Vietnam ; à Mexico, il lance : « Marchemos ralliés récents, lancés dans une insolite opé-
la mano en la mano ! » ; et à Montréal : « Vive ration d’appropriation. Jean-Luc Mélenchon :
le Québec libre ! ». « Le de Gaulle de la Seconde guerre mondiale,
Ces coups de cymbale cherchent à entretenir s’est comporté comme un insoumis. » Marine
l’idée que la France est une nation souveraine, Le Pen : « Il serait urgent au pays de s’inspirer
qu’elle n’est alignée sur personne. « Je me suis de l’homme et de sa vision. »
toujours fait une certaine idée de la France » : Le gaullisme est un syncrétisme dans lequel
l’incipit des Mémoires résume cet attachement l’exécutif de l’année 2020 se reconnaît tout
charnel à l’héritage que de Gaulle a reçu de autant. La photo officielle du président de la
sa famille et que toute son existence il s’est République, Emmanuel Macron, montre,
employé à faire fructifier. La formule est suf- ouverts sur son bureau, les Mémoires de son

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 19


d
PORTRAIT

lointain prédécesseur. Et Jean Castex, le historiens hexagonaux (Maurice Agulhon,


premier ministre, se veut un « gaulliste so- Pierre Nora, Jean-Pierre Rioux, Michel Wi-
cial », référence, entre autres caractéris- nock…) ont publié dans cette veine des ana-
tiques, à un projet jamais abouti du Général : lyses variées mais cette multiplication de
la « participation », associant étroitement le commentaires franco-centrés a abouti à un
monde du capital et celui du travail. Idéalisée paradoxe : l’ouvrage sur de Gaulle qui a sus-
par les inconsolables, la mémoire gaulliste se cité le plus d’écho en 2020, année anniversaire
transmet ainsi mais se dessèche. Le person- du 18-juin, est celui d’un historien britan-
nage familier et lointain qui suscitait de son nique, Julian Jackson. Basée sur des sources
vivant autant d’admiration que d’exécration inédites ou laissées dans l’ombre, sa biogra-
(Jean-Marie Le Pen…) est désormais « au pro- phie surpasse celles qui l’ont précédée (Jean
gramme » (des collèges et lycées). Lacouture, Paul-Marie de La Gorce, Max
Les jeunes générations en entendent parler Gallo, Éric Roussel…) parce qu’elle est plus
mais le connaissent mal. Lorsqu’on les inter- imperméable au mythe. Le livre de Jackson
roge, ils évoquent à peu près exclusivement confirme que de Gaulle est moins considéré
l’homme du 18-juin. Sur la couverture du en France pour ce qu’il fut que pour ce qu’il
manuel d’histoire de chez Nathan, destiné aux représente, un mythe compensatoire pour
lycéens qui passeront leur bac en 2021, sa ceux qui s’alarment du déclin de la France et
photo, datant des années 1940, occupe moins trouvent dans l’embaumement de son dernier
de place que celles de Nelson Mandela et de grand homme un remède à leur nostalgie. Son
Simone Veil dont la loi a légalisé l’avortement héritage, impossible à oublier, impossible à
en 1975. perpétuer, hante la mémoire collective. Il en
Chez certains savants, la mémoire gaulliste était conscient : « Je n’ai pas de prédécesseur
se perpétue dans un registre très français, le et n’aurai pas de successeur. » Il affirmait aus-
« discours sur », les faits réinterrogés, réin- si : « La vérité du général de Gaulle est dans sa
terprétés afin de les éclairer autrement. Des légende. » nnn

Dans son refuge


de La Boisserie,
à Colombey-
les-Deux-
Églises, avec
sa femme
Yvonne, en 1955.

d 20 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


CHRONOLOGIE
CHRONOLOGIE

1890 1921 1925


la création d’un corps
de manœuvre
22 novembre Il est nommé Stagiaire à l’état-major autonome doté
Naissance, à Lille, professeur du Rhin, de chars de combat.
de Charles, fils d’Henri d’histoire à Saint-Cyr. il est détaché Publié sans
de Gaulle Il épouse, à l’état-major du l’autorisation de
et de son épouse le 7 avril, Yvonne maréchal Pétain, ses supérieurs,
Jeanne, née Maillot. Vendroux, fille en tant qu’« officier de l’ouvrage suscite
d’un industriel de plume ». l’opposition des cadres

1909 Calais. En décembre,


naît leur premier
1932
de l’armée.

1938
Charles de Gaulle est
enfant, Philippe.
reçu 119e à Saint-Cyr, il Il publie son
sort en 1912 et
il est affecté au 1922
Il est admis à
deuxième ouvrage,
Le Fil de l’épée.
27 septembre
Il publie La France
33e Régiment
et son armée, et rompt
d’infanterie, à Arras,
que commande
l’École supérieure
de guerre, dont 1934 avec Pétain.

Philippe Pétain. il sort en 1924. 5 mai

1924
Parution de Vers
l’armée de métier. Dans
1939
Il est nommé
ce livre,
15 mai commandant,
il préconise la
Naissance d’Élisabeth, par intérim, des chars
professionnalisation
suivie de la Ve Armée en
d’une partie de
le 1er janvier 1928 Alsace-Lorraine.
l’armée, l’emploi
de celle d’Anne.
de l’arme blindée,
De gauche à droite :
Charles de Gaulle,
à 9 ans, connaît
une enfance patriotique.
De ses parents,
il hérite de l’amour
de la France.

1940
En janvier, il adresse, à
28 juin
Le gouvernement
britannique le
« Lui ou personne », a
tranché Yvonne Vendroux,
fille d’un industriel du
Pas-de-Calais. Elle devient
quatre-vingt-quatre reconnaît comme chef madame
personnalités, des Français libres. de Gaulle le 7 avril 1921, à
Calais. Leur union durera
un mémorandum cinquante ans.
consacré à l’avènement Du 23 au
de la force mécanique, 25 septembre Le capitaine de Gaulle,
L’opération décoré de la Croix de
afin de créer des guerre en 1915, est retenu
divisions blindées. En franco-britannique prisonnier avec le

1941
mai, il est nommé devant Dakar, dernier lui présente un capitaine Arrighi, en 1916,
que commande à Ingolstadt, en Bavière.
général de brigade, rapport détaillé sur la
Ses tentatives d’évasion se
à titre temporaire. de Gaulle, se solde par 26 septembre situation et soldent toutes par des
un échec. L’URSS reconnaît les perspectives de échecs.
5 juin la Résistance.
27 octobre le général de Gaulle À Bénodet (Finistère),
Il devient sous- avec Anne, cette « enfant
De Gaulle lance comme chef des

1942
secrétaire d’État, pas comme les autres »
à Brazzaville un Français libres. à qui il consacre beaucoup
chargé de la Défense et
manifeste annonçant la de temps.
de la Guerre. 25 octobre 14 juillet
création du Conseil de Première rencontre, à Dans les studios de la BBC
18 juin La France libre devient
défense de l’empire, Londres, entre à Londres. Cette photo
Le général de Gaulle la France combattante. illustrant l’appel du 18
proclamant sa le général de Gaulle et Juin est en fait prise en
lance sur les antennes résolution de « diriger 8 novembre
Jean Moulin ; ce 1941.
de la BBC son premier l’effort français dans la Débarquement
appel à la Résistance. guerre » et s’engage Affiche placardée
anglo-américain dans les rues de Londres
à « rendre compte en Afrique du Nord. en août 1940.
de nos actes aux De Gaulle n’en a
représentants du peuple pas été informé.
français ».
CHRONOLOGIE

1943 1944 6 juin


Débarquement allié en 1945 1947
27 mai Du 24 janvier au Normandie. 13 novembre 14 avril
Le Conseil national de 2 février De Gaulle prononce un L’Assemblée nationale Dans un communiqué,
la Résistance (CNR), Conférence de discours à la BBC constituante élit il annonce la formation
réuni pour Brazzaville. Lors annonçant que à l’unanimité Charles du Rassemblement du
la première fois, du discours « la bataille de France de Gaulle président du peuple français (RPF).
sous la présidence d’ouverture, le est engagée », il exhorte GPRF.
de Jean Moulin, le peuple français à 30 juin
30 janvier, de Gaulle

1946
apporte son soutien favoriser Publication de Discours
fait l’éloge de la
unanime à de Gaulle. la progression et messages, 1940-1946.
mission civilisatrice de
des Alliés. 20 janvier
31 mai
la France dans son 19 et 26 octobre
Empire ; elle doit aider Il quitte le pouvoir Raz-de-marée du
De Gaulle arrive 25 août
les peuples et dénonce RPF aux élections
à Alger. Libération de Paris, de
« à s’élever peu à peu « le régime exclusif des municipales,
Gaulle prononce un
3 juin jusqu’au niveau où ils
discours à l’hôtel de
partis ». qui obtient près de
Le Comité français de seront capables 40 % des suffrages.
ville de Paris. 16 juin
la Libération nationale de participer chez eux à

1948
Le 26, il descend De Gaulle prononce à
(CFLN) la gestion de leurs
les Champs-Élysées. Bayeux un discours
est constitué à Alger propres affaires ».
Le 31 août, le sur la réforme 6 février
sous la coprésidence de gouvernement
3 juin des institutions. Décès d’Anne
De Gaulle et du général provisoire s’installe à
Le CFLN devient de Gaulle.
Giraud. Paris.
le Gouvernement
Le 9 novembre, le
provisoire de la
CFLN est remanié, de
République française
Gaulle en est
(GPRF).
le seul président.
1951 1956 14 mai De gauche à droite : Le général de Gaulle
Le 25 août 1944, à la veille réunit, le 5 octobre 1947,
Le Comité de salut de son défilé triomphal près d’un million de
17 juin 8 juin public d’Alger sur les Champs-Élysées, personnes à l’hippodrome
lance un appel au de Gaulle rejoint ses de Vincennes, lors
Élections législatives à Publication de L’Unité,
troupes à Montparnasse. d’un meeting organisé
la proportionnelle, le deuxième tome de général de Gaulle pour par le RPF.
selon le mode ses Mémoires de guerre. constituer Le 14 juin 1944, après
un gouvernement quatre ans d’« exil » Charles de Gaulle
de scrutin dit des
« apparentements ». Le
RPF n’obtient
1958 de salut public.
et quelques jours après
le débarquement
des troupes alliées en
défend la concorde
et méprise les partis.
Un paradoxe pour
13 mai 15 mai Normandie, le chef celui qui dirigea
que 22 % des suffrages de la France libre rentre le Rassemblement du
Après plusieurs Le général de Gaulle
exprimés. dans son pays. peuple français
semaines de crises déclare « se tenir (RPF) de 1947 à 1953.

1954 ministérielles, Pierre


Pflimlin prend la tête
prêt à assumer
les pouvoirs de
Avec Winston Churchill,
le 13 novembre 1944,
en inspection sur le front
22 octobre du gouvernement ; la République ». de Lorraine. La marche
Le général de Gaulle à 17 heures, Alger sur Berlin se poursuit.
publie le premier tome se soulève : le siège du 19 mai
Lors d’une conférence En famille à Morgat, près
de ses Mémoires de gouvernement général de Crozon (Finistère),
guerre : L’Appel. est occupé, les insurgés de presse, le général de en 1950. Le Général et sa
Gaulle précise qu’il ne femme Yvonne entourent

1955
créent un Comité de
reviendra au pouvoir Henriette, épouse de
salut public pour le Philippe (à droite) et mère
maintien de l’Algérie que dans la légalité et de Charles, leur petit-fils.
13 septembre assure qu’il ne se
française.
De Gaulle suspend prépare pas, à 67 ans, à
le fonctionnement commencer
du RPF, tout « une carrière
en maintenant de dictateur ».
l’antenne du 5, rue
Solférino, à Paris.
CHRONOLOGIE

29 mai Du 3 au 7 juin radiodiffusée, il 22 avril 22 août


De Gaulle est reçu Voyage en Algérie présente son projet Putsch des généraux De Gaulle et son
à l’Élysée par René destiné à manifester la d’autodétermination Challe, Zeller, Jouhaud épouse échappent
Coty, le président restauration du pouvoir pour l’Algérie. et Salan, qui à un attentat au
de la République, de l’État. s’emparent des Petit-Clamart.
28 octobre
qui lui demande Le 4 juin, à Alger, principaux centres de
de constituer de Gaulle s’exclame :
Publication du
décision à Alger. Le 23, 28 octobre
troisième tome Référendum sur
un gouvernement. « Je vous ai compris. » de Gaulle décide
de ses Mémoires l’élection du président
d’appliquer l’article 16
1er juin 28 septembre de guerre : Le Salut.
de la Constitution, qui de la République au

1960
De Gaulle est investi Le projet de lui confère des suffrage universel
par l’Assemblée Constitution de pouvoirs étendus. direct : le « oui »
nationale en tant la Ve République remporte 62,25 % des
13 février
que président du est approuvé
Explosion de la
8 septembre suffrages exprimés.
conseil. Le 2 juin, par référendum (79,2 % Il échappe à un attentat
première bombe
l’Assemblée nationale
donne
de « oui »).

21 décembre
atomique française
à Reggane (Sahara).
de l’OAS,
à Pont-sur-Seine, sur la 1963
les pleins pouvoirs route de Colombey. 14 janvier
1961
De Gaulle est élu

1962
à son gouvernement et Dans une conférence
vote le projet président de
de presse, de Gaulle
de loi, le chargeant de la République et de la 8 janvier
18 mars met son veto à l’entrée
la réforme Communauté. Le référendum sur
Signature des accords du Royaume-Uni dans
constitutionnelle,
soumise au
référendum.
1959
16 septembre
l’autodétermination en
Algérie est approuvé à
75 % des suffrages
d’Évian,
qui mettent fin à
la CEE.

la guerre d’Algérie.
Dans une allocution exprimés.
télévisée et
De gauche à droite :
Le général de Gaulle
à Alger, où il est venu
restaurer le pouvoir
de l’État en juin 1958.

Le « quarteron de généraux
à la retraite », comme
22 janvier
De Gaulle et Adenauer
Du 30 juin 1965
au 11 mai 1966 1967 1969 il les décrit, responsable
du putsch en Algérie,
en avril 1961. De gauche
signent À Bruxelles, 24 juillet 27 avril à droite : Edmond
le traité de l’Élysée, la France pratique Au cours d’un voyage Référendum sur Jouhaud, Raoul Salan,
accord de coopération la politique de officiel au Canada, la régionalisation, Maurice Challe
et André Zeller.
entre la « chaise vide » . il s’exclame la réforme du Sénat
la France et à Montréal : « Vive et la suppression Le « général télévision »
l’Allemagne.
1966 le Québec libre ! » du Conseil économique
et social : le « non »
annonce le cessez-le-feu
en Algérie, le 18 mars 1962.

1964 7 mars
Dans une lettre au 1968 recueille près de 53 %
des suffrages exprimés.
L’ère de Gaulle marque
l’entrée de la France
27 janvier président américain 24 mai De Gaulle annonce
dans la modernité.
Ici, devant la maquette
La France reconnaît la Johnson, de Gaulle De Gaulle annonce qu’il cessera de l’îlot du
République populaire annonce le retrait à la télévision un d’exercer ses fonctions 15earrondissement
de Chine. de Paris.
de la France des référendum sur le 28 à midi.
organismes intégrés la « participation ». En mai 1968,

1965 de l’Otan.

1er septembre
29 mai
De Gaulle se rend
1970 la contestation est
à son comble :
« La chienlit, c’est lui ! »
19 décembre 7 octobre proclame une affiche.
Au second tour De Gaulle, en secrètement Publication du premier
de l’élection visite au Cambodge, à Baden-Baden, tome des Mémoires Selon sa volonté,
il ne bénéficie
présidentielle, de prononce un discours en Allemagne. d’espoir. pas de funérailles
Gaulle est réélu avec à Phnom Penh. Pour nationales.
lui, les Américains 30 mai 9 novembre Il est enterré,
55 % des suffrages.
sont engagés dans un Dissolution Charles de Gaulle le 12 novembre 1970,
de l’Assemblée auprès de sa fille
conflit sans issue au meurt à La Boisserie. Anne, à Colombey-
Vietnam. nationale. les-Deux-Églises.
TEXTES CHOISIS

OFFICIER DE PLUME

A dolescent, Charles
de Gaulle avait deux vocations, le métier des
armes et l’écriture. Après la Grande Guerre,
où il s’illustra comme soldat, il se distingue de
ses pairs en publiant livres et articles, d’un
style travaillé, solennel, qui alterne les longues
dans l’entreprise, l’audace dans l’autorité »).
Malgré l’emphase qui parfois alourdit sa pro-
se, de Gaulle se lit avec étonnement. Quelle
plume pour un homme d’État ! Il s’écoute
aussi. Pour la plupart des Français, peu au
fait avant 1939 des coulisses du pouvoir, il a
périodes et les remarques incisives. Un ton où d’abord été une voix, celle de la France libre
l’on perçoit l’influence de Chateaubriand, et du gouvernement provisoire.
Barrès et Péguy, ses maîtres en écriture. Revenu aux affaires, le fondateur de la
Dans le panthéon de cet officier féru de belles Ve République s’empare de la télévision, à
lettres, l’écrivain tient une place à part. Lui- l’heure où les Français la font leur, au début
même se veut à la fois prosateur et homme des années 1960. Sa première allocution com-
d’action. Ils sont peu à exceller dans les deux me président du Conseil, en juin 1958, n’est pas
registres, note Jean-Louis Crémieux-Brilhac concluante. Chaussé d’épaisses lunettes, un
dans l’édition, pour « La Pléiade », des Mé- œil sur son texte, il n’est guère à l’aise. Mais
moires de Charles de Gaulle : César, Churchill… il apprend vite. Grâce à sa mémoire infaillible,
Son style, il l’a acquis dans les établissements il débite de longues tirades dont il a calculé les
catholiques où l’on enseignait, avant 1914, les effets. Certaines trouvailles sont d’un rhéteur
humanités. De Gaulle est un classique de forma- inspiré, même si, la fatigue aidant, il lui ar-
tion et de composition, dont Jules Roy dit qu’il rive, lors de voyages en province, de proférer
est l’un des « grands écrivains latins de langue des platitudes : « Je salue Fécamp, port de mer,
française qui abondent dans notre littérature ». qui entend le rester et qui le restera. »
Charles de
Ses manuscrits témoignent de l’effort qu’il Tout « général télévision » qu’il est devenu,
Gaulle pendant la s’imposait. Il est le contraire d’un écrivain de Gaulle demeure un écrivain. Ses Mémoires
guerre
(photo non
jaillissant, ajoutant les versions aux versions, d’espoir, rédigés après son retrait de la vie
datée). Homme en quête de la formule majestueuse et de l’ar- publique en 1969, n’ont sans doute pas le
de plume
depuis toujours,
chaïsme de bon aloi. Dans cette œuvre parfois souffle des Mémoires de guerre. Mais la pos-
il devient « à la manière de… », les tics abondent comme ture est la même. Seule la mort interrompra
la voix de la
France libre,
le recours au rythme ternaire (Georges Pom- le prosateur que l’exercice du pouvoir avait,
le 18 juin 1940. pidou, « révérant l’éclat dans l’action, le risque lui, fini par lasser. nnn B. L. G.

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 29


d
TEXTES CHOISIS

18 JUIN 1940, L’APPEL


À LA « RÉSISTANCE »
Ce texte n’est pas le discours prononcé par de Gaulle à la BBC, le 18 juin
1940 en fin d’après-midi, mais la version, authentifiée par l’auteur, qui
sera imprimée le lendemain. Pour l’enregistrement (qui n’a pas été
conservé), de Gaulle modifie deux phrases au début de son texte, qui visent
Pétain. C’est une concession à ses hôtes britanniques qui veulent ménager le
gouvernement de Bordeaux et espèrent que la flotte française ne sera pas
livrée aux Allemands. Exorde de la version radiodiffusée : « Le gouvernement
français a demandé à l’ennemi à quelles conditions pourrait cesser le combat.
Il a déclaré que, si ces conditions étaient contraires à l’honneur, la lutte devait
continuer. » La suite est commune aux deux versions.
nnn

Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées
françaises, ont formé un gouvernement.
Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rap-
port avec l’ennemi pour cesser le combat.
Certes, nous avons été, nous sommes, submergés par la force mécanique,
terrestre et aérienne, de l’ennemi.
Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique
des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la
tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener
là où ils en sont aujourd’hui.
Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La
défaite est-elle définitive ? Non !
Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis
que rien n’est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont
vaincus peuvent faire venir un jour la victoire.
Car la France n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle n’est pas seule !
Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire
britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme
l’Angleterre, utiliser sans limites l’immense industrie des États-Unis.
Cette guerre n’est pas limitée au territoire malheureux de notre pays.
Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre
est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les
souffrances, n’empêchent pas qu’il y a, dans l’univers, tous les moyens
nécessaires pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd’hui
par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une
force mécanique supérieure. Le destin du monde est là.
Moi, Général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et
les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui

d 30 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite
les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armement qui
se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, à
se mettre en rapport avec moi.
Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas
s’éteindre et ne s’éteindra pas.
Demain, comme aujourd’hui, je parlerai à la Radio de Londres. n n n
Discours et messages I. Pendant la guerre, juin 1940-janvier 1946 © Plon, 1970.

LA VIEILLESSE DE PÉTAIN
FUT UN « NAUFRAGE »
De Gaulle connaît Philippe Pétain depuis qu’il a été affecté au
33e Régiment d’infanterie d’Arras que commande le futur maréchal de
France. Les deux hommes sont si liés que de Gaulle confiera : « À cette
époque, j’étais très sur les femmes, Pétain aussi, ça nous rapprochait… »
Après la Grande Guerre, le capitaine de Gaulle passe pour l’un des officiers
les plus prometteurs de l’« écurie » de Pétain. En 1938, une brouille survient
à propos d’un ouvrage que l’aîné a demandé au cadet de rédiger en son
nom. Finalement, après l’avoir remanié, de Gaulle le publiera seul
(La France et son armée). Surtout, les deux hommes divergent sur la doctrine
militaire. De Gaulle croit à la guerre de mouvement et aux blindés. Pétain
à la guerre de position et de tranchées. Le texte ci-dessous a été rédigé
après que de Gaulle eut gracié Pétain condamné à mort à la Libération.
nnn

Toute la carrière de cet homme d’exception avait été un long effort de


refoulement. Trop fier pour l’intrigue, trop fort pour la médiocrité, trop
ambitieux pour être arriviste, il nourrissait en sa solitude une passion
de dominer, longuement durcie par la conscience de sa propre valeur, les
traverses rencontrées, le mépris qu’il avait des autres. La gloire mili-
taire lui avait, jadis, prodigué ses caresses amères. Mais elle ne l’avait
pas comblé, faute de l’avoir aimé seul. Et voici que, tout à coup, dans
l’extrême hiver de sa vie, les événements offraient à ses dons et à son
orgueil l’occasion, tant attendue! de s’épanouir sans limites; à une condi-
tion, toutefois, c’est qu’il acceptât le désastre comme pavois de son élé-
vation et le décorât de sa gloire.
Il faut dire que, de toute manière, le Maréchal tenait la partie pour per-
due. Ce vieux soldat, qui avait revêtu le harnois au lendemain de 1870,
était porté à ne considérer la lutte que comme une nouvelle guerre franco-
allemande. Vaincus dans la première, nous avions gagné la deuxième,
celle de 1914-1918, avec des alliés sans doute, mais qui jouaient un rôle

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 31


d
TEXTES CHOISIS

secondaire. Nous perdions maintenant la troisième. C’était cruel, mais


régulier. Après Sedan et la chute de Paris, il n’était que d’en finir, traiter
et, le cas échéant, écraser la Commune, comme, dans les mêmes circons-
tances, Thiers l’avait fait jadis. Au jugement du vieux Maréchal, le
caractère mondial du conflit, les possibilités des territoires d’outre-mer,
les conséquences idéologiques de la victoire d’Hitler, n’entraient guère
en ligne de compte. Ce n’étaient point là des choses qu’il eût l’habitude
de considérer.
Malgré tout, je suis convaincu qu’en d’autres temps, le maréchal Pétain
n’aurait pas consenti à revêtir la pourpre dans l’abandon national. Je
suis sûr, en tout cas, qu’aussi longtemps qu’il fut lui-même, il eût repris
la route de la guerre dès qu’il put voir qu’il s’était trompé, que la vic-
toire demeurait possible, que la France y aurait sa part. Mais, hélas ! les
années, par-dessous l’enveloppe, avaient rongé son caractère. L’âge le
livrait aux manœuvres de gens habiles à se couvrir de sa majestueuse
lassitude. La vieillesse est un naufrage. Pour que rien ne nous fût épar-
gné, la vieillesse du maréchal Pétain allait s’identifier avec le naufrage
de la France. n n n
Mémoires de guerre. L’Appel, 1940-1942 © Plon, 1954.

UNE CERTAINE IDÉE


DE LA FRANCE…
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. » Les
premiers mots des Mémoires de guerre témoignent de l’unique passion
de Charles de Gaulle : la patrie. Il la doit, raconte-t-il, au « milieu » où il est
né, à ses parents qui lui ont transmis cette « fierté anxieuse […] de notre
pays ». Dans ce texte, le tableau qu’il peint de la France est contrasté.
D’un côté, les symboles d’une gloire séculaire : Notre-Dame, Versailles,
l’Arc de triomphe, les Invalides, triple héritage chrétien, monarchique
et napoléonien. De l’autre, Fachoda, l’affaire Dreyfus, la défaite de 1870…
En quelques lignes, de Gaulle définit la mission qu’il s’est fixée : perpétuer
l’héritage dans les bourrasques qui, inévitablement, resurgiront.
nnn
Alors que paraît,
Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment en 1954, le premier
tome des Mémoires
me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif ima- de guerre, Charles
gine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone de Gaulle accepte,
une exception pour
aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et cet homme pudique,
exceptionnelle. J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence l’a créée d’ouvrir les portes de
La Boisserie
pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S’il advient que aux journalistes
la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j’en éprouve la de Paris Match.

d 32 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français,


non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me
convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ;
que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les
ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays,
tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger
mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut
être la France sans la grandeur.
Cette foi a grandi en même temps que moi dans le milieu où je suis né.
Mon père, homme de pensée, de culture, de tradition, était imprégné du
sentiment de la dignité de la France. Il m’en a découvert l’Histoire. Ma
mère portait à la patrie une passion intransigeante à l’égal de sa piété
religieuse. Mes trois frères, ma sœur, moi-même, avions pour seconde
nature une certaine fierté anxieuse au sujet de notre pays. Petit Lillois
de Paris, rien ne me frappait da-
Notre pays, tel qu’il est, parmi vantage que les symboles de nos
les autres, tels qu’ils sont, doit, gloires : nuit descendant sur Notre-
sous peine de danger mortel, viser Dame, majesté du soir à Versailles,
haut et se tenir droit. Arc de triomphe dans le soleil, dra-
peaux conquis frissonnant à la
voûte des Invalides. Rien ne me faisait plus d’effet que la manifestation
de nos réussites nationales : enthousiasme du peuple au passage du tsar
de Russie, revue de Longchamp, merveilles de l’Exposition, premiers vols
de nos aviateurs. Rien ne m’attristait plus profondément que nos
faiblesses et nos erreurs révélées à mon enfance par les visages et les
propos : abandon de Fachoda, affaire Dreyfus, conflits sociaux, discordes
religieuses. Rien ne m’émouvait autant que le récit de nos malheurs
passés : rappel par mon père de la vaine sortie du Bourget et de Stains,
où il avait été blessé ; évocation par ma mère de son désespoir de petite
fille à la vue de ses parents en larmes : « Bazaine a capitulé ! »
Adolescent, ce qu’il advenait de la France, que ce fût le sujet de l’His-
toire ou l’enjeu de la vie publique, m’intéressait par-dessus tout. J’éprou-
vais donc de l’attrait, mais aussi de la sévérité, à l’égard de la pièce qui
se jouait, sans relâche, sur le forum ; entraîné que j’étais par l’intelli-
gence, l’ardeur, l’éloquence qu’y prodiguaient maints acteurs et navré
de voir tant de dons gaspillés dans la confusion politique et les divisions
nationales. D’autant plus qu’au début du siècle apparaissaient les pro-
dromes de la guerre. Je dois dire que ma prime jeunesse imaginait sans
horreur et magnifiait à l’avance cette aventure inconnue. En somme, je
ne doutais pas que la France dût traverser des épreuves gigantesques,
que l’intérêt de la vie consistait à lui rendre, un jour, quelque service
signalé et que j’en aurais l’occasion. n n n
Mémoires de guerre. L’Appel, 1940-1942 © Plon, 1954.

d 34 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

LA FRANCE S’EST FAITE


« À COUPS D’ÉPÉE »
Son premier livre à connaître le succès, La France et son armée, lui
a été suggéré par le vainqueur de Verdun. En tête de l’édition originale
de 1938 figurait la dédicace : « À Monsieur le maréchal Pétain, qui a voulu
que ce livre fût écrit, qui dirigea de ses conseils la rédaction des cinq premiers
chapitres, et grâce à qui les deux derniers sont l’histoire de notre victoire. »
Elle disparaît après la Libération. Le livre est une méditation sur « la
conduite politique de la guerre », de Vercingétorix à 1914-1918. De Gaulle
confirmait son statut atypique d’officier sachant écrire et penser.
S’il revisite l’histoire de France par le prisme de son armée, il insiste aussi
sur la nécessaire subordination de l’« effort guerrier » à la politique.
nnn

La France fut faite à coups d’épée. Nos pères entrèrent dans l’Histoire
avec le glaive de Brennus. Ce sont les armes romaines qui leur portèrent
la civilisation. Grâce à la hache de Clovis, la patrie reprit conscience
d’elle-même après la chute de l’Empire. La fleur de lys, symbole d’unité
nationale, n’est que l’image d’un javelot à trois lances.
Mais, s’il faut la force pour bâtir un État, réciproquement l’effort guer-
rier ne vaut qu’en vertu d’une politique. Tant que le pays fut couvert de
la broussaille féodale, beaucoup de sang coula aux sables stériles. Du
jour où fut réalisée la conjonction d’un pouvoir fort et d’une armée solide,
la France se trouva debout. […]
Pauvre peuple, qui de siècle en siècle porte, sans fléchir jamais, le plus
lourd fardeau de douleurs. Vieux peuple, auquel l’expérience n’a point
arraché ses vices, mais que redresse sans cesse la sève des espoirs nou-
veaux. Peuple fort, qui, s’il s’étourdit à caresser des chimères, est invin-
cible dès qu’il a su prendre sur lui de les chasser ! Ah ! grand peuple, fait
pour l’exemple, l’entreprise, le combat, toujours en vedette de l’Histoire,
qu’il soit tyran, victime ou champion, et dont le génie, tour à tour négli-
gent ou bien terrible, se reflète fidèlement au miroir de son armée. n n n
La France et son armée, collection « Présences » © Plon, 1938.

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 35


d
TEXTES CHOISIS

« PARIS OUTRAGÉ! PARIS


BRISÉ! PARIS MARTYRISÉ! »
Le 24 août 1944, de Gaulle passe la nuit au château de Rambouillet
(Seine-et-Oise, aujourd’hui dans les Yvelines), où il met la dernière main
au discours « improvisé » qu’il prononcera le lendemain à l’hôtel de ville
de Paris. Arrivé par la porte d’Orléans vers 16 heures, il se rend à la gare
Montparnasse où le général Leclerc (2e DB) et Henri Rol-Tanguy (Forces
françaises de l’intérieur) reçoivent la capitulation du commandant des forces
allemandes de Paris, le général von Choltitz. De Gaulle s’installe au ministère
de la Guerre, rue Saint-Dominique. Après une visite à la préfecture de police,
il prend le chemin de l’Hôtel de Ville, même si la Wehrmacht résiste encore
et que, dans plusieurs quartiers, on entend des coups de feu. Pour de Gaulle,
l’essentiel est acquis : les hommes de Leclerc tiennent le terrain et les
communistes n’ont pas lancé l’insurrection redoutée.
nnn

Pourquoi voulez-vous que nous dissimulions l’émotion qui nous étreint


tous, hommes et femmes, qui sommes ici, chez nous, dans Paris debout
pour se libérer et qui a su le faire de ses mains. Non ! nous ne dissimule-
rons pas cette émotion profonde et sacrée. Il y a là des minutes qui
dépassent chacune de nos pauvres vies.
Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré !
libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées
de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, de la
France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France
éternelle.
Eh bien ! puisque l’ennemi qui tenait Paris a capitulé dans nos mains,
la France rentre à Paris, chez elle. Elle y rentre sanglante, mais bien
résolue. Elle y rentre, éclairée par l’immense leçon, mais plus certaine
que jamais, de ses devoirs et de ses droits.
Je dis d’abord de ses devoirs, et je les résumerai tous en disant que, pour
le moment, il s’agit de devoirs de guerre. L’ennemi chancelle mais il n’est
pas encore battu. Il reste sur notre sol. Il ne suffira même pas que nous
l’ayons, avec le concours de nos chers et admirables alliés, chassé de chez
nous pour que nous nous tenions pour satisfaits après ce qui s’est passé.
Nous voulons entrer sur son territoire comme il se doit, en vainqueurs.
C’est pour cela que l’avant-garde française est entrée à Paris à coups de
canon. C’est pour cela que la grande armée française d’Italie a débarqué
dans le Midi et remonte rapidement la vallée du Rhône. C’est pour cela
que nos braves et chères forces de l’intérieur vont s’armer d’armes mo-
dernes. C’est pour cette revanche, cette vengeance et cette justice que
nous continuerons de nous battre jusqu’au dernier jour, jusqu’au jour

d 36 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

de la victoire totale et complète. Ce devoir de guerre, tous les hommes


qui sont ici et tous ceux qui nous entendent en France savent qu’il exige
l’unité nationale. Nous autres, qui aurons vécu les plus grandes heures
de notre Histoire, nous n’avons pas à vouloir autre chose que de nous
montrer, jusqu’à la fin, dignes de la France.
Vive la France ! n n n
Discours et messages I. Pendant la guerre, juin 1940-janvier 1946 © Plon, 1970.

BAYEUX OU LE FUTUR
DES INSTITUTIONS
Le dimanche 16 juin 1946, six mois après sa démission, de Gaulle est
à Bayeux (Calvados) pour inaugurer un monument commémorant son retour
au lendemain du débarquement en Normandie. Son discours de vingt-cinq
minutes, haché d’applaudissements et de « Au pouvoir! », est resté dans
les annales. De Gaulle a mis deux mois à le rédiger, mais il le médite depuis
des années, depuis que la IIIe République a failli. Dans ce discours fondateur,
le Général trace les grandes lignes d’un nouveau régime politique, celui
qu’il mettra en place en 1958. Il ne préconise pas ouvertement l’élection
du président de la République au suffrage universel direct. Mais les plus
perspicaces, tel le socialiste Léon Blum, ne s’y trompent pas : dans un
tel système, entre le peuple et son chef, il ne saurait y avoir d’intermédiaire.
nnn

Il est nécessaire que nos institutions démocratiques nouvelles compen-


sent, par elles-mêmes, les effets de notre perpétuelle effervescence poli-
tique. Il y a là, au surplus, pour nous une question de vie ou de mort,
dans le monde et au siècle où nous sommes, où la position, d’indépen-
dance et jusqu’à l’existence de notre pays et de notre Union française se
trouvent bel et bien en jeu. Certes, il est de l’essence même de la démo-
cratie que les opinions s’expriment et qu’elles s’efforcent, par le suffrage,
d’orienter suivant leurs conceptions l’action publique et la législation.
Mais aussi tous les principes et toutes les expériences exigent que les
pouvoirs publics : législatif, exécutif, judiciaire, soient nettement séparés
et fortement équilibrés et, qu’au-dessus des contingences politiques, soit
établi un arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des
combinaisons.
Il est clair et il est entendu que le vote définitif des lois et des budgets
revient à une Assemblée élue au suffrage universel et direct. Mais le
premier mouvement d’une telle Assemblée ne comporte pas nécessaire-
ment une clairvoyance et une sérénité entières. Il faut donc attribuer à
une deuxième Assemblée, élue et composée d’une autre manière, la fonc-

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 37


d
TEXTES CHOISIS

tion d’examiner publiquement ce que la première a pris en considération,


de formuler des amendements, de proposer des projets. Or, si les grands
courants de politique générale sont naturellement reproduits dans le
sein de la Chambre des députés, la vie locale, elle aussi, a ses tendances
et ses droits. Elle les a dans la métropole. Elle les a […] dans les territoi-
res d’outre-mer, qui se rattachent à l’Union française par des liens très
divers. […] L’avenir des 110 millions d’hommes et de femmes qui vivent
sous notre drapeau est dans une organisation de forme fédérative, que
le temps précisera peu à peu, mais dont notre Constitution nouvelle doit
marquer le début et ménager le développement.
Tout nous conduit donc à instituer une deuxième Chambre dont, pour
l’essentiel, nos conseils généraux et municipaux éliront les membres.
Cette Chambre complétera la première en l’amenant, s’il y a lieu, soit à
réviser ses propres projets, soit à en examiner d’autres, et en faisant
valoir dans la confection des lois ce
L’avenir des 110 millions d’hommes facteur d’ordre administratif qu’un
et de femmes qui vivent sous notre collège purement politique a forcé-
drapeau est dans une organisation ment tendance à négliger. Il sera
de forme fédérative. normal d’y introduire, d’autre part,
des représentants des organisa-
tions économiques, familiales, intellectuelles, pour que se fasse entendre,
au-dedans même de l’État, la voix des grandes activités du pays. Réunis
aux élus des assemblées locales des territoires d’outre-mer, les membres
de cette Assemblée formeront le grand Conseil de l’Union française,
qualifié pour délibérer des lois et des problèmes intéressant l’Union,
budgets, relations extérieures, rapports intérieurs, défense nationale,
économie, communications.
Du Parlement, composé de deux Chambres et exerçant le pouvoir légis-
latif, il va de soi que le pouvoir exécutif ne saurait procéder, sous peine
d’aboutir à cette confusion des pouvoirs dans laquelle le gouvernement
ne serait bientôt plus rien qu’un assemblage de délégations. Sans doute
aura-t-il fallu, pendant la période transitoire où nous sommes, faire élire
par l’Assemblée nationale constituante le président du gouvernement
provisoire, puisque, sur la table rase, il n’y avait aucun autre procédé
acceptable de désignation. Mais il ne peut y avoir là qu’une disposition
du moment. En vérité, l’unité, la cohésion, la discipline intérieure du Avec le discours
gouvernement de la France doivent être des choses sacrées, sous peine de Bayeux
(ici, une page
de voir rapidement la direction même du pays impuissante et disqualifiée. du tapuscrit),
Or, comment cette unité, cette cohésion, cette discipline, seraient-elles Charles de Gaulle
pose
maintenues à la longue si le pouvoir exécutif émanait de l’autre pouvoir les principes de
auquel il doit faire équilibre, et si chacun des membres du gouvernement, la Constitution
nouvelle,
lequel est collectivement responsable devant la représentation nationale fondation de la Ve
tout entière, n’était, à son poste, que le mandataire d’un parti ? République.

d 38 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

C’est donc du chef de l’État, placé au-dessus des partis, élu par un col-
lège qui englobe le Parlement mais beaucoup plus large et composé de
manière à faire de lui le président de l’Union française en même temps
que celui de la République, que doit procéder le pouvoir exécutif. Au chef
de l’État la charge d’accorder l’intérêt général quant au choix des hommes
avec l’orientation qui se dégage du Parlement. À lui la mission de nom-
mer les ministres et, d’abord, bien entendu, le Premier, qui devra diriger
la politique et le travail du gouvernement. Au chef de l’État la fonction
de promulguer les lois et de prendre les décrets, car c’est envers l’État
tout entier que ceux-ci et celles-là engagent les citoyens. À lui la tâche
de présider les Conseils du gouvernement et d’y exercer cette influence
de la continuité dont une nation ne se passe pas. À lui l’attribution de
servir d’arbitre au-dessus des contingences politiques, soit normalement
par le conseil, soit, dans les moments de grave confusion, en invitant le
pays à faire connaître par des élections sa décision souveraine. À lui, s’il
devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d’être le garant de
l’indépendance nationale et des traités conclus par la France. n n n
Discours et messages II. Dans l’attente, février 1946-avril 1958 © Plon, 1970.

POUR UN RASSEMBLEMENT
DU PEUPLE FRANÇAIS
Le 7 avril 1947, lundi de Pâques, de Gaulle est sur la place de Broglie,
à Strasbourg, où ont afflué fidèles et curieux. Depuis qu’il a quitté
la présidence du gouvernement provisoire en janvier 1946, il sent les
événements lui échapper, lui qui espérait être vite rappelé au pouvoir.
La création du Rassemblement du peuple français (RPF) est un « coup »
comme il les affectionne : réunir dans un même mouvement les Français
préoccupés de la France. Pour la seule fois de sa vie, de Gaulle attache
son nom à une formation politique, dont il assure la présidence. L’« appel »
de Strasbourg rencontre d’abord un large écho. Les électeurs suivent.
Puis les partis politiques honnis reprennent le dessus. Petit à petit, ils
marginalisent le RPF que de Gaulle, amer, abandonne à son sort en 1953.
nnn

Si nous n’étions pas le peuple français, nous pourrions reculer devant la


tâche et nous asseoir au bord de la route en nous livrant au Destin. Mais
nous sommes le peuple français ! Alors que beaucoup nous tenaient pour
perdus ou, tout au moins, pour bien malades, nous avons su fournir
l’effort héroïque et organisé de la résistance nationale qui nous a permis
de sortir, dans les rangs des vainqueurs, du plus grand drame de notre
Histoire. À l’heure qu’il est, nos soldats, qui rétablissent la paix en Indo-

d 40 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

chine, font preuve d’autant de courage et d’autant de dévouement que


jamais soldats n’en montrèrent. Nous ne sommes devenus ni bêtes, ni
paresseux, ni corrompus ! Malgré toutes ses pertes, notre race n’est nul-
lement en voie de disparaître et même les jeunes mamans de France ont
mis au monde, l’année dernière, plus de bébés que nous n’en avions
compté annuellement depuis cent ans ! Si nous avons notre grande peine
et notre lourd fardeau, toutes les nations ont les leurs et certaines d’entre
elles s’en trouvent aussi éprouvées que nous.
Mais il s’agit, à présent, de nous tirer d’affaire, de résoudre virilement,
par un puissant et long effort, les problèmes dont dépendent notre vie et
notre grandeur. La cause est maintenant entendue ! Nous n’y parvien-
drons pas en nous divisant par caté-
gories rigides et opposées. Nous n’y La République que nous avons
parviendrons pas si l’État, dont c’est rêvée tandis que nous luttions
le rôle de guider la nation, est bâti pour elle, la République dont il faut
pour fonctionner sur la seule base de qu’elle se confonde maintenant
ces divisions et des groupements qui avec notre rénovation, sera
les expriment. La République, que l’efficience, la concorde et la liberté.
nous avons fait sortir du tombeau où
l’avait d’abord ensevelie le désespoir national, la République que nous
avons rêvée tandis que nous luttions pour elle, la République dont il faut
qu’elle se confonde maintenant avec notre rénovation, sera l’efficience,
la concorde et la liberté ou bien elle ne sera rien qu’impuissance et dé-
sillusion, en attendant, soit de disparaître, de noyautage en noyautage,
sous une certaine dictature, soit de perdre, dans l’anarchie, jusqu’à l’in-
dépendance de la France.
Il est temps que les Françaises et les Français qui pensent et qui sentent
ainsi, c’est-à-dire, j’en suis sûr, la masse immense de notre peuple, s’as-
semblent pour le prouver. Il est temps que se forme et s’organise le Ras-
semblement du peuple français qui, dans le cadre des lois, va promouvoir
et faire triompher, par-dessus les différences des opinions, le grand effort
de salut commun et la réforme profonde de l’État. Ainsi, demain, dans
l’accord des actes et des volontés, la République française construira la
France nouvelle ! n n n
Discours et messages II. Dans l’attente, février 1946-avril 1958 © Plon, 1970.

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 41


d
TEXTES CHOISIS

« L’AUTODÉTERMINATION »
DU PEUPLE ALGÉRIEN
Revenu au pouvoir à la faveur du soulèvement, à Alger, des partisans
de l’Algérie française, de Gaulle leur donne d’abord des gages, jusqu’à
s’écrier le 6 juin 1958, à Mostaganem : « Vive l’Algérie française! » Il confie,
le lendemain, à l’un de ses collaborateurs, Pierre Lefranc : « Nous ne
pouvons pas garder l’Algérie. » Il consacre les mois qui suivent à la mise
en place de la nouvelle Constitution, avant de s’attaquer, à la fin de l’été
1959, à la solution du problème algérien. Cette fois, il met cartes sur table.
L’« autodétermination » des musulmans, des non-Européens, telle qu’il la
définit, ouvre la voie à trois solutions : la « sécession » (l’indépendance); la
« francisation complète » des Algériens; et un « gouvernement des Algériens
par les Algériens » lié à la France. De Gaulle est partisan de la troisième
solution, mais reconnaîtra bientôt que la première est la seule envisageable.
nnn

Devant la France, un problème difficile et sanglant reste posé : celui de


l’Algérie. Il nous faut le résoudre. Nous ne le ferons certainement pas en
nous jetant les uns aux autres à la face les slogans stériles et simplistes
de ceux-ci ou bien de ceux-là qu’obnubilent, en sens opposé, leurs intérêts,
leurs passions, leurs chimères. Nous le ferons comme une grande nation
et par la seule voie qui vaille, je veux dire par le libre choix que les
Algériens eux-mêmes voudront faire de leur avenir. […]
Grâce au progrès de la pacification, au progrès démocratique, au pro-
grès social, on peut maintenant envisager le jour où les hommes et les
femmes qui habitent l’Algérie seront en mesure de décider de leur destin,
une fois pour toutes, librement, en connaissance de cause. Compte tenu
de toutes les données, algériennes, nationales et internationales, je consi-
dère comme nécessaire que ce recours à l’autodétermination soit, dès
aujourd’hui, proclamé. Au nom de la France et de la République, en
vertu du pouvoir que m’attribue la Constitution de consulter les citoyens,
pourvu que Dieu me prête vie et que le peuple m’écoute, je m’engage à
demander, d’une part aux Algériens, dans leurs douze départements, ce
qu’ils veulent être en définitive et, d’autre part, à tous les Français d’en-
tériner ce que sera ce choix. […]
Mais le destin politique, qu’Algériennes et Algériens auront à choisir
dans la paix, quel peut-il être ? Chacun sait que, théoriquement, il est
possible d’en imaginer trois. Comme l’intérêt de tout le monde, et d’abord
celui de la France, est que l’affaire soit tranchée sans aucune ambiguïté,
les trois solutions concevables feront l’objet de la consultation.
Ou bien : la sécession, où certains croient trouver l’indépendance. La
France quitterait alors les Algériens qui exprimeraient la volonté de se

d 42 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

séparer d’elle. Ceux-ci organiseraient, sans elle, le territoire où ils vivent,


les ressources dont ils peuvent disposer, le gouvernement qu’ils souhai-
tent. Je suis, pour ma part, convaincu qu’un tel aboutissement serait
invraisemblable et désastreux. L’Algérie étant actuellement ce qu’elle
est, et le monde ce que nous savons, la sécession entraînerait une misère
épouvantable, un affreux chaos politique, l’égorgement généralisé et,
bientôt, la dictature belliqueuse des communistes. Mais il faut que ce
démon soit exorcisé et qu’il le soit par
les Algériens. Car, s’il devait apparaî- L’Algérie étant actuellement
tre, par extraordinaire malheur, que ce qu’elle est, et le monde
telle est bien leur volonté, la France ce que nous savons, la sécession
cesserait, à coup sûr, de consacrer entraînerait une misère
tant de valeurs et de milliards à servir épouvantable, un affreux chaos
une cause sans espérance. Il va de soi politique, l’égorgement généralisé.
que, dans cette hypothèse, ceux des
Algériens de toutes origines qui voudraient rester Français le resteraient
de toute façon et que la France réaliserait, si cela était nécessaire, leur
regroupement et leur établissement. D’autre part, toutes dispositions
seraient prises, pour que l’exploitation, l’acheminement, l’embarquement
du pétrole saharien, qui sont l’œuvre de la France et intéressent tout
l’Occident, soient assurés quoi qu’il arrive.
Ou bien : la francisation complète, telle qu’elle est impliquée dans l’éga-
lité des droits ; les Algériens pouvant accéder à toutes les fonctions poli-
tiques, administratives et judiciaires de l’État et entrer dans tous les
services publics ; bénéficiant, en matière de traitements, de salaires, de
sécurité sociale, d’instruction, de formation professionnelle, de toutes
les dispositions prévues pour la métropole ; résidant et travaillant où bon
leur semble sur toute l’étendue du territoire de la République ; bref,
vivant à tous les égards, quelles que soient leur religion et leur commu-
nauté, en moyenne sur le même pied et au même niveau que les autres
citoyens et devenant partie intégrante du peuple français, qui s’étendrait,
dès lors, effectivement, de Dunkerque à Tamanrasset.
Ou bien : le gouvernement des Algériens par les Algériens, appuyé sur
l’aide de la France et en union étroite avec elle, pour l’économie, l’ensei-
gnement, la défense, les relations extérieures. Dans ce cas, le régime
intérieur de l’Algérie devrait être de type fédéral, afin que les commu-
nautés diverses, française, arabes, kabyle, mozabite, etc., qui cohabitent
dans le pays, y trouvent des garanties quant à leur vie propre et un cadre
pour leur coopération. n n n
Discours et messages III. Avec le renouveau, mai 1958-juillet 1962 © Plon, 1970.

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 43


d
TEXTES CHOISIS

LE PUTSCH
D’UN « QUARTERON
DE GÉNÉRAUX »
Le « putsch » dit des « généraux », le 22 avril 1961, en Algérie, n’est
pas un putsch (soulèvement d’un groupe armé), mais un pronunciamiento
(insurrection militaire). Il doit moins aux généraux portés à sa tête
(Maurice Challe, Edmond Jouhaud, Raoul Salan, André Zeller) qu’aux
colonels, partisans de l’Algérie française, qui l’ont fomenté. Les insurgés
ont surestimé leurs appuis dans l’armée d’Algérie. Face à eux, les
loyalistes, beaucoup d’indécis et les appelés du contingent n’ont qu’une
idée en tête : que cette guerre finisse. En quatre jours, l’affaire tourne
court. L’allocution, prononcée le 23 avril, y est pour beaucoup. De Gaulle
s’y montre d’une ironie mordante et affirme avec force son autorité.
nnn

Un pouvoir insurrectionnel s’est établi en Algérie par un pronuncia-


miento militaire.
Les coupables de l’usurpation ont exploité la passion des cadres de
certaines unités spécialisées, l’adhésion enflammée d’une partie de la
population de souche européenne qu’égarent les craintes et les mythes,
l’impuissance des responsables submergés par la conjuration
militaire.
Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite. Il
a une réalité : un groupe d’officiers, partisans, ambitieux et fanatiques.
Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire expéditif et limité.
Mais ils ne voient et ne comprennent la nation et le monde que déformés
à travers leur frénésie. Leur entreprise conduit tout droit à un désastre
national.
Car l’immense effort de redressement de la France, entamé depuis le
fond de l’abîme, le 18 juin 1940, mené ensuite jusqu’à ce qu’en dépit de
tout la victoire fût remportée, l’indépendance assurée, la République
restaurée ; repris depuis trois ans, afin de refaire l’État, de maintenir
l’unité nationale, de reconstituer notre puissance, de rétablir notre rang
au dehors, de poursuivre notre œuvre outre-mer à travers une néces-
saire décolonisation, tout cela risque d’être rendu vain, à la veille même
de la réussite, par l’aventure odieuse et stupide des insurgés en Algérie.
Voici l’État bafoué, la nation défiée, notre puissance ébranlée, notre
prestige international abaissé, notre place et notre rôle en Afrique
compromis. Et par qui ? Hélas ! hélas ! par des hommes dont c’était le
devoir, l’honneur, la raison d’être, de servir et d’obéir.

d 44 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les
moyens, soient employés pour barrer partout la route à ces hommes-là,
en attendant de les réduire. J’interdis à tout Français et, d’abord, à tout
soldat d’exécuter aucun de leurs ordres. L’argument suivant lequel il
pourrait être localement nécessaire d’accepter leur commandement sous
prétexte d’obligations opérationnelles ou administratives ne saurait
tromper personne. Les seuls chefs, civils et militaires, qui aient le droit
d’assumer les responsabilités sont ceux qui ont été régulièrement nom-
més pour cela et que, précisément, les insurgés empêchent de le faire.
L’avenir des usurpateurs ne doit être que celui que leur destine la rigueur
des lois.
Devant le malheur qui plane sur la patrie et la menace qui pèse sur la
République, ayant pris l’avis officiel du Conseil constitutionnel, du
Premier ministre, du Président du Sénat, du Président de l’Assemblée
nationale, j’ai décidé de mettre en œuvre l’article 16 de notre Constitu-
tion. À partir d’aujourd’hui, je prendrai, au besoin directement, les
mesures qui me paraîtront exigées par les circonstances. Par là même,
je m’affirme, pour aujourd’hui et pour demain, en la légitimité française
et républicaine que la nation m’a conférée, que je maintiendrai, quoi
qu’il arrive, jusqu’au terme de mon mandat ou jusqu’à ce que me
manquent, soit les forces, soit la vie, et dont je prendrai les moyens
d’assurer qu’elle demeure après moi.
Françaises, Français ! Voyez où risque d’aller la France, par rapport à
ce qu’elle était en train de redevenir.
Françaises, Français ! Aidez-moi ! n n n
Discours et messages III. Avec le renouveau, mai 1958-juillet 1962 © Plon, 1970.

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 45


d
MOTS CHOISIS
« PARFOIS,
LES MILITAIRES,
S’EXAGÉRANT
À propos d’Albert Lebrun, président de la République en 1940
L’IMPUISSANCE
« Au fond, comme chef RELATIVE DE
de l’État, deux choses lui L’INTELLIGENCE,
avaient manqué : qu’il fût un NÉGLIGENT DE
chef ; qu’il y eût un État. » S’EN SERVIR. »
Mémoires de guerre. Le Salut, 1944-1946 © Plon, 1959. Le Fil de l’épée © Berger-Levrault, 1932.

« Qui a jamais « Le Maréchal [Pétain]


cru que le général
de Gaulle devrait aime peut-être
se contenter
d’inaugurer les les Français mais pas
chrysanthèmes ? »
Cité par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle.
assez la France. »
Cité par Jean-Louis Crémieux-Brilhac in Introduction aux Mémoires de Charles de
La France reprend sa place dans le monde Gaulle © Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000.
© Éditions de Fallois/Fayard, 1997.

« LES SOCIALISTES, DES


« JE RENIE “APATRIDES MENTAUX”. »
TOUT CE QUE Cité par Philippe de Gaulle, De Gaulle mon père, tome II © Plon, 2004.

JE N’ÉCRIS PAS. »
Cité par Jean Lacouture, De Gaulle.
Le Politique, 1944-1959 © Seuil, 1985.
À propos de Brigitte Bardot arrivant pour une réception à l’Élysée,
vêtue d’un pyjama à brandebourgs :
« Veine : un soldat ! »
À elle : « Quelle chance, Madame ! Vous êtes
en uniforme et je suis en civil ! »
Cité par André Malraux, Les Chênes qu’on abat… © Gallimard, 1971.

d 46 LE MONDE //HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


« C’EST LA
TROUILLE QUI
« Chaque Français a été, COMMANDE
est ou sera “gaulliste”. » AUX FRANÇAIS. »
Conférence de presse du 10 mars 1952. Discours et messages II. Cité par Philippe de Gaulle, De Gaulle mon père,
Dans l’attente, février 1946-avril 1958 © Plon, 1970. tome II © Plon, 2004.

« J’ai toujours été seul contre tous. »


Cité par Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, rééd. © Grasset, « Les Cahiers rouges », 2010.

« JE N’AI PAS DE « J’ai eu tout


PRÉDÉCESSEUR ET N’AURAI le monde contre
PAS DE SUCCESSEUR. » moi, chaque
Cité par Philippe de Gaulle, De Gaulle mon père, tome I © Plon, 2003.
fois que j’ai eu
raison. »
Cité par André Malraux, Les Chênes
qu’on abat… © Gallimard, 1971.
À propos de Raymond Aron

« JOURNALISTE « Les
AU COLLÈGE Français
DE FRANCE ET sont des « Les femmes
PROFESSEUR
AU FIGARO. » veaux. » n’ont jamais
Cité par Philippe
Cité par Jean Mauriac dans
Conversations avec Jean-Luc Barré,
de Gaulle, De Gaulle
mon père, tome II d’intelligence
© Fayard, « Témoignages pour
l’histoire », 2008.
© Plon, 2004.
politique. Elles
sont incapables
de concevoir
« Mon seul rival les ensembles… »
international,
Cité par Claude Guy, En écoutant de Gaulle.
Journal 1946-1949 © Grasset, 1996.

c’est Tintin ! »
Cité par André Malraux, Les Chênes qu’on abat… © Gallimard, 1971.

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 47


d
TEXTES CHOISIS

POMPIDOU « TEL QUE


JE SUIS ET TEL QU’IL EST »
Lorsqu’il trace le portrait de celui qui fut six ans son Premier
ministre, de Gaulle a renoncé à la présidence de la République où
Georges Pompidou l’a remplacé. Longtemps sans nuages, empreintes
de confiance, leurs relations se sont dégradées lorsque l’ambition de
Pompidou s’est affirmée. Le portrait protecteur qu’en brosse de Gaulle
dans ses Mémoires d’espoir est censé dépeindre son Premier ministre
à l’époque de sa nomination à Matignon, en avril 1962. Mais, depuis,
le fossé s’est creusé, comme en témoignent les lignes ci-dessous
où affleure le ressentiment du Général.
nnn

Georges Pompidou m’a paru capable et digne de mener l’affaire à mes


côtés. Ayant éprouvé depuis longtemps sa valeur et son attachement,
j’entends maintenant qu’il traite, comme Premier ministre, les questions
multiples et complexes que la période qui s’ouvre va nécessairement
poser. En effet, bien que son intelligence et sa culture le mettent à la
hauteur de toutes les idées, il est porté, par nature, à considérer surtout
le côté pratique des choses. Tout en révérant l’éclat dans l’action, le risque
dans l’entreprise, l’audace dans l’autorité, il incline vers les attitudes
prudentes et les démarches réservées, excellant d’ailleurs dans chaque
cas à en embrasser les données et à dégager une issue. Voilà donc que ce
néophyte du forum, inconnu de l’opinion jusque dans la cinquantaine, se
voit soudain, de mon fait et sans l’avoir cherché, investi d’une charge il-
limitée, jeté au centre de la vie publique, criblé par les projecteurs concen-
trés de l’information. Mais, pour sa chance, il trouve au sommet de l’État
un appui cordial et vigoureux, au gouvernement des ministres qui, dé-
voués à la même cause que lui, ne lui ménagent pas leur concours, au
Parlement, après la courte épreuve du référendum et des élections, une
majorité compacte, dans le pays une grande masse de gens disposés à
approuver de Gaulle. Ainsi couvert par le haut et étayé par le bas, mais
en outre confiant en lui-même à travers sa circonspection, il se saisit des
problèmes en usant, suivant l’occasion, de la faculté de comprendre et de
la tendance à douter, du talent d’exposer et du goût de se taire, du désir
de résoudre et de l’art de temporiser, qui sont les ressources variées de
sa personnalité. Tel que je suis et tel qu’il est, j’ai mis Pompidou en fonc-
tion afin qu’il m’assiste au cours d’une phase déterminée. Les circonstan-
ces pèseront assez lourd pour que je l’y maintienne plus longtemps
qu’aucun chef de gouvernement ne l’est resté depuis un siècle. n n n
Mémoires d’espoir. L’Effort, 1962… © Plon, 1971.

d 48 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

L’EUROPE NE DOIT PAS


PARLER « VOLAPÜK »
Le 15 mai 1962, cela fait huit mois que de Gaulle n’a pas réuni de
conférence de presse. Il profite de la présence de huit cents journalistes
à l’Élysée pour clarifier sa conception de l’Europe. Quelques semaines
auparavant, l’espoir s’est envolé de remodeler les institutions
européennes selon ses plans, en leur donnant une dimension politique,
et pas seulement économique. C’est l’échec du « plan Fouchet ». Il s’est
heurté à la mauvaise volonté des Néerlandais et des Belges qui ne
conçoivent l’Europe que sous la protection des Américains et avec le
Royaume-Uni. Cette Europe-là, de Gaulle n’en veut pas. D’où une colère
rentrée qui éclate en sarcasmes et met à l’honneur le mot « volapük »,
une langue universelle inventée en 1879, huit ans avant l’espéranto.
nnn

Je n’ai jamais, quant à moi, dans aucune de mes déclarations, parlé de


« l’Europe des patries », bien qu’on prétende toujours que je l’ai fait. Ce
n’est pas, bien sûr, que je renie, moi, la mienne ; bien au contraire, je lui
suis attaché plus que jamais et je ne crois pas que l’Europe puisse avoir
aucune réalité vivante si elle ne comporte pas la France avec ses Fran-
çais, l’Allemagne avec ses Allemands, l’Italie avec ses Italiens, etc. Dante,
Goethe, Chateaubriand, appartiennent à toute l’Europe dans la mesure
même où ils étaient respectivement et éminemment Italien, Allemand et
Français. Ils n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des
apatrides et s’ils avaient pensé, écrit, en quelque « espéranto » ou « vo-
lapük » intégrés…
Mais il est vrai que la patrie est un élément humain, sentimental, alors
que c’est sur des éléments d’action, d’autorité, de responsabilité, qu’on
peut construire l’Europe. Quels éléments? Eh bien, les États! Car il n’y a
que les États qui soient à cet égard valables, légitimes et capables de réa-
liser. J’ai déjà dit et je répète, qu’à l’heure qu’il est, il ne peut pas y avoir
d’autre Europe que celle des États, en dehors naturellement des mythes,
des fictions, des parades. Ce qui se passe pour la Communauté économique
le prouve tous les jours, car ce sont les États, et les États seulement, qui
ont créé cette Communauté économique, qui l’ont pourvue de crédits, qui
l’ont dotée de fonctionnaires. Et ce sont les États qui lui donnent une réa-
lité et une efficacité, d’autant plus qu’on ne peut prendre aucune mesure
économique importante sans commettre un acte politique.
On fait de la politique quand on manie en commun les tarifs, quand on
convertit les charbonnages, quand on fait en sorte que les salaires et les
charges sociales soient les mêmes dans les six États, quand chaque État
permet aux travailleurs des cinq autres de venir s’installer chez lui,

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 49


d
TEXTES CHOISIS

quand on prend des décrets en conséquence, quand on demande au Par-


lement de voter des lois, des crédits, des sanctions nécessaires ? On fait
de la politique quand on fait entrer l’agriculture dans le Marché commun
et ce sont les six États, et eux seulement, qui y sont parvenus au mois de
janvier dernier par leurs instances politiques. On fait de la politique
quand on traite de l’association de la Grèce, ou des États africains, ou de
la République malgache. On fait de la politique quand on négocie avec la
Grande-Bretagne au sujet de la demande qu’elle a déposée de faire partie
du Marché commun. On en fait encore quand on considère les candida-
tures qui sont avancées par d’autres États au sujet de leur participation
ou de leur association. On en fait toujours quand on est amené à envisa-
ger les demandes que les États-Unis annoncent en ce qui concerne leurs
rapports économiques avec la Communauté. n n n
Discours et messages III. Avec le renouveau, mai 1958-juillet 1962 © Plon, 1970.

LA RÉCONCILIATION
FRANCO-ALLEMANDE
Pour sceller l’amitié de la France avec l’Allemagne, la République
française s’est mise en quatre au mois de juillet 1962. Le chancelier
Konrad Adenauer (CDU, démocrate-chrétien) a été accueilli à Paris
comme un chef d’État, même s’il n’est que chef du gouvernement :
gardes républicains à cheval l’escortant jusqu’au palais des affaires
étrangères où il est logé, visite du Louvre avec André Malraux, et celles
de la cathédrale de Rouen, des chais de Château-Margaux… Ces fastes
ne sont pas gratuits : ayant renoncé à bâtir l’Europe politique à six, de
Gaulle espère la construire à deux, loin des États-Unis. D’où l’amabilité
du toast qu’il adresse le 3 juillet à l’Élysée au chancelier allemand.
nnn

Est-ce à dire que Français et Allemands, parce qu’ils sont aujourd’hui


solidaires, doivent renier tous les efforts accomplis, tous les sacrifices
consentis, de part et d’autre, au cours d’une dure Histoire qui les opposa
si souvent ? Est-ce que la rivalité franco-allemande, qui a rempli et boule-
versé des siècles, la concurrence politique et stratégique menée par l’élite
des deux côtés, tant d’appels aux armes et de fureurs nationales aboutissant
à l’alternance des victoires et des défaites et aux files glorieuses des tom-
beaux, n’ont eu, en fin de compte, aucune justification ? Eh bien ! Nous
devons répondre que, de tant de sang et de larmes, rien ne doit être oublié.
Car, si mal fondés qu’aient pu être parfois les motifs immédiats de nos
guerres, si fâcheux leurs procédés, si ruineux leurs résultats, c’est une
grande cause qui fut, au fond, à la source de nos querelles.

d 50 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

En vérité, l’Allemagne et la France, en cherchant à s’imposer récipro-


quement leur domination pour l’étendre ensuite à leurs voisins, poursui-
vaient, chacune pour son compte, le vieux rêve de l’unité qui, depuis
quelque vingt siècles, hante les âmes sur notre continent. Dans les am-
bitions de Charles Quint, de Louis XIV, de Napoléon Ier, de Bismarck, de
Guillaume II, de Clemenceau et même, oui, même ! dans la passion dont
se servit, lors de la dernière guerre mondiale, un régime d’oppression
criminelle pour entraîner le peuple allemand, pour combien ont compté
les souvenirs grandioses des Césars, de la chrétienté, de Charlemagne !
À l’origine de cette flamme, qui toujours brûle sur les ruines des empires,
il y a une puissante et constante réalité. L’union de l’Europe est, de tou-
te façon, pour l’Allemagne et pour la France, un objectif fondamental.
Mais le prodige de notre temps est que, chacune renonçant à dominer
l’autre, toutes deux ont discerné ensemble quel était leur devoir commun.
Tout en prenant conscience de l’inanité de leurs luttes, elles sont portées
l’une vers l’autre par les conditions mondiales où elles se trouvent
désormais placées. Tandis que les temps modernes réduisent les distances,
élargissent les économies, concentrent les activités et que la même me-
nace immédiate pèse sur leur liberté
et sur leur sécurité, la France et l’Al- La France et l’Allemagne se
lemagne se découvrent complémen- découvrent complémentaires […].
taires par leur territoire, leur travail, Leur union rend possible
leur génie. Elles mesurent quelle som- une organisation européenne
me représente la conjonction de leurs embrassant la politique,
capacités. Elles comprennent qu’il n’y l’économie, la culture, la défense.
a pas la moindre chance que s’assem-
blent jamais l’Europe occidentale et – encore moins – l’ancien continent,
si elles demeurent séparées. Elles reconnaissent, au contraire, que leur
union rend possible une organisation européenne embrassant la politi-
que, l’économie, la culture, la défense ; comprenant, auprès d’elles, l’Ita-
lie, la Hollande, la Belgique et le Luxembourg ; faisant souhaiter à
d’autres, notamment à l’Angleterre, de venir s’y joindre un jour ; appor-
tant au monde libre et à l’alliance atlantique un renfort considérable ;
offrant un puissant concours au progrès des régions sous-développées
et, même, entrouvrant des perspectives d’avenir sur l’équilibre et la
coopération du continent tout entier, dès lors que, de l’autre côté du mur,
l’esprit de détente et de paix finirait par prévaloir.
Mais, s’il est vrai qu’une politique ne vaut qu’en vertu des circonstances,
il l’est aussi qu’elle ne procède que des hommes. Ah ! Monsieur le Chan-
celier ! Quelle aura été, quelle est, votre part dans celle-là ! Cette clair-
voyance quant aux buts à atteindre, cette fermeté au milieu des remous,
cette habileté dans la conduite d’un grand peuple, qui, depuis quatorze
années, marquent d’une manière éclatante votre action d’homme d’État,

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 51


d
« S’il est vrai qu’une
politique ne vaut
qu’en vertu des
circonstances, il l’est
aussi qu’elle ne procède
que des hommes.
Ah ! Monsieur le
Chancelier ! Quelle aura
été, quelle est, votre
part dans celle-là ! »
Charles de Gaulle,
Discours et messages III. Avec le
renouveau, mai 1958-juillet 1962

En Allemagne, du 4 au
9 septembre 1962,
Charles de Gaulle
s’adresse, à plusieurs
reprises, à des foules
enthousiastes dans
la langue de Goethe :
« Sie sind ein grosses
Volk. » (Vous êtes
un grand peuple.)
Ici, avec Konrad
Adenauer.
TEXTES CHOISIS

les Français les connaissent et les admirent. Ils vous tiennent pour l’ins-
pirateur, le guide, le représentant d’une Allemagne nouvelle, celle que
désirent tout justement leur cœur et leur raison et dont ils savent qu’elle
est nécessaire à leur propre prospérité, à leur sécurité, à la paix. Enfin
et par-dessus tout, ils voient en vous un grand Allemand, un grand Euro-
péen, un grand homme, qui est l’ami de la France, qui croit et qui affirme
que, par là, il sert son propre pays et qui, pour cette double raison, émeut
profondément leur estime et leur sentiment.n n n
Discours et messages III. Avec le renouveau, mai 1958-juillet 1962 © Plon, 1970.

IL N’Y A PAS DE SOLUTION


MILITAIRE AU VIETNAM
Le 1er septembre 1966, le général de Gaulle s’adresse à cent mille
Cambodgiens réunis au stade national de Phnom Penh. Le 7 mars, il
annonçait au président Johnson que la France quittait le commandement
intégré de l’Otan, tout en plaidant pour une réforme de l’Alliance
atlantique. Du 20 juin au 1er juillet, il part en Union soviétique.
La déclaration commune publiée au terme de ce voyage souligne l’accord
des deux gouvernements sur la sécurité en Europe et au Vietnam.
Le discours de Phnom Penh confirme la défiance du président français
envers les Américains. Il parle de la guerre dans laquelle ils se sont
engagés en 1962 comme d’un conflit sans issue, et plaide pour un
« arrangement international » auquel tout le monde aurait à gagner.
nnn

La France considère que les combats qui ravagent l’Indochine n’ap-


portent, par eux-mêmes et eux non plus, aucune issue. Suivant elle,
s’il est invraisemblable que l’appareil guerrier américain vienne à
être anéanti sur place, il n’y a, d’autre part, aucune chance pour que
les peuples de l’Asie se soumettent à la loi de l’étranger venu de
l’autre rive du Pacifique, quelles que puissent être ses intentions et
si puissantes que soient ses armes. Bref, pour longue et dure que
doive être l’épreuve, la France tient pour certain qu’elle n’aura pas
de solution militaire.
À moins que l’Univers ne roule vers la catastrophe, seul un accord
politique pourrait donc rétablir la paix. Or, les conditions d’un pareil
accord étant bien claires et bien connues, il est encore temps d’espérer.
[…] La possibilité et, à plus forte raison, l’ouverture d’une aussi vas-
te et difficile négociation dépendraient, évidemment, de la décision
et de l’engagement qu’aurait auparavant voulu prendre l’Amérique,
de rapatrier ses forces dans un délai convenable et déterminé. […]

d 54 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

La France le dit compte tenu des avertissements que Paris a depuis long-
temps multipliés à l’égard de Washington quand rien encore n’avait été
commis d’irréparable. Elle le dit, enfin, avec la conviction, qu’au degré de
puissance, de richesse, de rayonnement, auquel les États-Unis sont actuel-
lement parvenus, le fait de renoncer, à leur tour, à une expédition lointaine
dès lors qu’elle apparaît sans bénéfice et sans justification et de lui préférer
un arrangement international organisant la paix et le développement d’une
importante région du monde, n’aurait rien, en définitive, qui puisse blesser
leur fierté, contrarier leur idéal et nuire à leurs intérêts. Au contraire, en
prenant une voie aussi conforme au génie de l’Occident, quelle audience
les États-Unis retrouveraient-ils d’un bout à l’autre du monde et quelle
chance recouvrerait la paix sur place et partout ailleurs!
Discours et messages V. Vers le terme, janvier 1966-avril 1969 © Plon, 1970.

« VIVE LE QUÉBEC!
VIVE LE QUÉBEC LIBRE! »
De Gaulle, sensible aux liens séculaires que la France entretient avec
le Québec, répond, en juillet 1967, à l’invitation du Premier ministre
Daniel Johnson qui, trois mois plus tôt à Paris, lui avait dit : « Mon général,
le Québec a besoin de vous. » Le 24, de Gaulle parle du balcon de l’hôtel
de ville de Montréal. Quinze mille personnes l’ovationnent lorsqu’il
s’exclame : « Vive le Québec libre! » La formule n’est pas improvisée, il l’a
testée devant l’un de ses collaborateurs à bord du Colbert qui l’emmenait
au Canada. L’émotion est grande à Ottawa, siège du gouvernement fédéral,
où de Gaulle renonce à se rendre. Cette « sortie » du Général n’a jamais
trouvé d’explication. Des années plus tard, Maurice Couve de Murville,
son ministre des Affaires étrangères, la qualifiait même de « connerie ».
nnn

C’est une immense émotion qui remplit mon cœur en voyant devant moi
la ville française de Montréal. Au nom du vieux pays, au nom de la Fran-
ce, je vous salue de tout mon cœur. Je vais vous confier un secret que
vous ne répéterez pas. Ce soir ici, et tout le long de ma route, je me trou-
vais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération.
Outre cela, j’ai constaté quel immense effort de progrès, de développe-
ment, et par conséquent d’affranchissement vous accomplissez ici et c’est
à Montréal qu’il faut que je le dise, parce que, s’il y a au monde une ville
exemplaire par ses réussites modernes, c’est la vôtre. Je dis c’est la vôtre
et je me permets d’ajouter c’est la nôtre.
Si vous saviez quelle confiance la France, réveillée après d’immenses
épreuves, porte vers vous, si vous saviez quelle affection elle recom-

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 55


d
TEXTES CHOISIS

mence à ressentir pour les Français du Canada et si vous saviez à quel


point elle se sent obligée à concourir à votre marche en avant, à votre
progrès ! C’est pourquoi elle a conclu avec le gouvernement du Québec,
avec celui de mon ami Johnson, des accords, pour que les Français de
part et d’autre de l’Atlantique travaillent ensemble à une même œuvre
française. Et, d’ailleurs, le concours que la France va, tous les jours un
peu plus, prêter ici, elle sait bien que vous le lui rendrez, parce que vous
êtes en train de vous constituer des élites, des usines, des entreprises,
des laboratoires, qui feront l’étonnement de tous et qui, un jour, j’en suis
sûr, vous permettront d’aider la France.
Voilà ce que je suis venu vous dire ce soir en ajoutant que j’emporte de
cette réunion inouïe de Montréal un souvenir inoubliable. La France
entière sait, voit, entend, ce qui se passe ici et je puis vous dire qu’elle
en vaudra mieux.
Vive Montréal ! Vive le Québec ! Vive le Québec libre !
Vive le Canada français et vive la France ! n n n
Discours et messages V. Vers le terme, janvier 1966-avril 1969 © Plon, 1970.

MAI 1968, L’ASSEMBLÉE


NATIONALE EST DISSOUTE
Vieilli, fatigué, coupé des Français et plus encore de la jeunesse,
de Gaulle a failli sombrer en mai 1968. Le 30, après avoir disparu à
Baden-Baden (Allemagne) où sont stationnées des troupes françaises,
il décide de reprendre la situation en main. L’urgence est telle que son
allocution est seulement radiodiffusée. Une fois encore, la dernière,
de Gaulle fait preuve d’habileté. Sa décision de dissoudre l’Assemblée
nationale précède de quelques heures une manifestation monstre
organisée par ses partisans sur les Champs-Élysées. L’une et l’autre sont
un succès. Lassée des excès des « soixante-huitards », l’opinion s’est
retournée et vote massivement en faveur des candidats gaullistes en juin.
nnn

Françaises, Français,
Étant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j’ai envi-
sagé, depuis vingt-quatre heures, toutes les éventualités, sans exception,
qui me permettraient de la maintenir. J’ai pris mes résolutions.
Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. J’ai un mandat
du peuple, je le remplirai.
Je ne changerai pas le Premier ministre, dont la valeur, la solidité, la
capacité, méritent l’hommage de tous. Il me proposera les changements
qui lui paraîtront utiles dans la composition du gouvernement.

d 56 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale.


J’ai proposé au pays un référendum qui donnait aux citoyens l’occasion
de prescrire une réforme profonde de notre économie et de notre Univer-
sité et, en même temps, de dire s’ils me gardaient leur confiance, ou non,
par la seule voie acceptable, celle de la démocratie. Je constate que la
situation actuelle empêche matériellement qu’il y soit procédé. C’est
pourquoi j’en diffère la date. Quant aux élections législatives, elles auront
lieu dans les délais prévus par la Constitution, à moins qu’on entende
bâillonner le peuple français tout entier, en l’empêchant de s’exprimer
en même temps qu’on l’empêche de vivre, par les mêmes moyens qu’on
empêche les étudiants d’étudier, les enseignants d’enseigner, les tra-
vailleurs de travailler. Ces moyens, ce sont l’intimidation, l’intoxication
et la tyrannie exercées par des groupes organisés de longue main en
conséquence et par un parti qui est une entreprise totalitaire, même s’il
a déjà des rivaux à cet égard.
Si donc cette situation de La France est menacée de dictature.
force se maintient, je devrai On veut la contraindre à se résigner
pour maintenir la République à un pouvoir qui s’imposerait dans
prendre, conformément à la le désespoir national, lequel pouvoir
Constitution, d’autres voies serait alors celui du vainqueur, c’est-à-
que le scrutin immédiat du dire celui du communisme totalitaire.
pays. En tout cas, partout et
tout de suite, il faut que s’organise l’action civique. Cela doit se faire pour
aider le gouvernement d’abord, puis localement les préfets, devenus ou
redevenus commissaires de la République, dans leur tâche qui consiste
à assurer autant que possible l’existence de la population et à empêcher
la subversion à tout moment et en tous lieux.
La France, en effet, est menacée de dictature. On veut la contraindre à
se résigner à un pouvoir qui s’imposerait dans le désespoir national,
lequel pouvoir serait alors évidemment et essentiellement celui du vain-
queur, c’est-à-dire celui du communisme totalitaire. Naturellement, on
le colorerait, pour commencer, d’une apparence trompeuse en utilisant
l’ambition et la haine de politiciens au rancart. Après quoi, ces person-
nages ne pèseraient pas plus que leur poids qui ne serait pas lourd.
Eh bien ! Non ! La République n’abdiquera pas. Le peuple se ressaisira.
Le progrès, l’indépendance et la paix l’emporteront avec la liberté.
Vive la République !
Vive la France ! n n n
Discours et messages V. Vers le terme, janvier 1966-avril 1969 © Plon, 1970.

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 57


d
TEXTES CHOISIS

SA DERNIÈRE ADRESSE
AU PEUPLE FRANÇAIS
Le 25 avril 1969, à deux jours du référendum où il a jeté ses ultimes
forces, de Gaulle s’adresse aux Français pour leur demander
de voter « oui » à la régionalisation et à la réforme du Sénat. Sans illusion
sur l’issue de cette consultation aux allures de plébiscite, il fait face, une
dernière fois. Le 27 avril, à minuit, après que le « non » l’a emporté, de
Gaulle, de Colombey, fait publier par l’Élysée un communiqué : « Je cesse
d’exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend
effet aujourd’hui à midi. » Jamais plus les Français n’entendront sa voix.
nnn

Françaises, Français,
Vous, à qui si souvent j’ai parlé pour la France, sachez que votre réponse
dimanche va engager son destin parce que, d’abord, il s’agit d’apporter
à la structure de notre pays un changement très considérable. C’est beau-
coup de faire renaître nos anciennes provinces, aménagées à la moderne
sous la forme de régions ; de leur donner les moyens nécessaires pour
que chacune règle ses propres affaires tout en jouant son rôle à elle dans
notre ensemble national ; d’en faire des centres où l’initiative, l’activité,
la vie s’épanouissent sur place. C’est beaucoup de réunir le Sénat et le
Conseil économique et social en une
Françaises, Français, dans seule assemblée, délibérant par prio-
ce qu’il va advenir de la rité et publiquement de tous les projets
France, jamais la décision de loi, au lieu d’être – chacun de son
de chacune et de chacun de côté – réduits à des interventions obs-
vous n’aura pesé aussi lourd ! cures et accessoires. C’est beaucoup
d’associer la représentation des activi-
tés productrices et des forces vives de notre peuple à toutes les mesures
locales et législatives concernant son existence et son développement.
Votre réponse va engager le destin de la France, parce que la réforme
fait partie intégrante de la participation qu’exige désormais l’équilibre
de la société moderne. La refuser, c’est s’opposer dans un domaine essen-
tiel à cette transformation sociale, morale, humaine, faute de laquelle
nous irons à de désastreuses secousses. L’adopter, c’est faire un pas dé-
cisif sur le chemin qui doit nous mener au progrès dans l’ordre et dans
la concorde, en modifiant profondément nos rapports entre Français.
Votre réponse va engager le destin de la France, parce que, si je suis
désavoué par une majorité d’entre vous, solennellement, sur ce sujet
capital et quels que puissent être le nombre, l’ardeur et le dévouement
de l’armée de ceux qui me soutiennent et qui, de toute façon, détiennent

d 58 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


TEXTES CHOISIS

l’avenir de la patrie, ma tâche actuelle de chef de l’État deviendra


évidemment impossible et je cesserai aussitôt d’exercer mes fonc-
tions. Alors, comment sera maîtrisée la situation résultant de la
victoire négative de toutes ces diverses, disparates et discordantes
oppositions, avec l’inévitable retour aux jeux des ambitions, illu-
sions, combinaisons et trahisons, dans l’ébranlement national que
provoquera une pareille rupture ?
Au contraire, si je reçois la preuve de votre confiance, je poursuivrai
mon mandat, j’achèverai, grâce à vous, par la création des régions
et la rénovation du Sénat, l’œuvre entreprise il y a dix années pour
doter notre pays d’institutions démocratiques adaptées au peuple
que nous sommes, dans le monde où nous nous trouvons et à l’époque
où nous vivons, après la confusion, les troubles et les malheurs que
nous avions traversés depuis des générations. Je continuerai, avec
votre appui, de faire en sorte, quoi qu’il arrive, que le progrès soit
développé, l’ordre assuré, la monnaie défendue, l’indépendance main-
tenue, la paix sauvegardée, la France respectée. Enfin, une fois venu
le terme régulier, sans déchirement et sans bouleversement, tournant
la dernière page du chapitre que, voici quelque trente ans, j’ai ouvert
dans notre Histoire, je transmettrai ma charge officielle à celui que
vous aurez élu pour l’assumer après moi.
Françaises, Français, dans ce qu’il va advenir de la France, ja-
mais la décision de chacune et de chacun de vous n’aura pesé
aussi lourd !
Vive la République !
Vive la France ! n n n
Discours et messages V. Vers le terme, janvier 1966-avril 1969 © Plon, 1970.

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 59


d
ENTRETIEN

« AUJOURD’HUI, TOUT LE
MONDE EST GAULLISTE »
Après avoir analysé la vie et l’après-vie de Napoléon, l’historien Sudhir
Hazareesingh s’est attaqué à Charles de Gaulle, figure marquante du
XXe siècle. En décryptant le mythe, l’auteur fait émerger quatre profils :
le libérateur; le père fondateur d’un nouveau régime; le prophète qui
prédit la fin de la IVe République et la renaissance de la France; et, enfin,
le martyr qui quitte le pouvoir en 1969, sur un échec électoral. Consécration
suprême : après sa mort, tous ses opposants se rallient à lui, non
seulement à ce qu’il incarnait, mais aussi à la République qu’il a créée.
n n n PROPOS RECUEILLIS PAR ALAIN ABELLARD

SUDHIR De quelle manière s’est construit le mythe ou quand quelques-uns des siens se sentiront
HAZAREESINGH
L’universitaire gaullien? trahis sur la question algérienne, les gens re-
britannique, dLe premier ingrédient du mythe : c’est l’hom- viendront quand même vers cette image primor-
spécialiste
de Napoléon, me qui se lève, s’oppose le 18 juin 1940. Charles diale du libérateur. Et pour les Français comme
a publié Le de Gaulle personnifie le refus de Vichy et de l’Oc- pour de Gaulle, elle est la source fondamentale
Mythe gaullien
(Gallimard, 2010), cupation. Sur ce 18 juin, on voit bien comment de sa légitimité. De ce point de vue les Mémoires
dans lequel le mythe est construit. On sait que très peu de de guerre jouent un rôle capital dans les années
il relève que
la force du mythe gens ont entendu l’appel, mais au fil des années 1950. L’ouvrage remet en place cette image que
se distingue de Gaulle fait du 18 juin un événement idéalisé les Français avaient de lui à la Libération per-
par sa capacité
à transcender qui ne correspond pas du tout à la réalité histo- mettant ainsi au général, lorsque les événements
les clivages, et, rique telle qu’elle a été vécue. Donc, de Gaulle d’Algérie surviennent et que la IVe République
plus récemment,
Ce pays qui construit sciemment le mythe tout en l’accom- sombre, de faire appel à son prestige et de reve-
aime les idées. pagnant de rites mémoriels et d’une symbolique nir au pouvoir en 1958. On l’a oublié aujourd’hui,
Histoire d’une
passion française, distincte. Dès la Libération (sa correspondance l’épisode du RPF a été très négatif pour lui,
(Flammarion, en témoigne, il y a cette figure qui est déjà créée c’était un désastre qui avait terni son image de
2015).
dans l’imaginaire collectif national : celle du rassembleur. Comment peut-on être celui qui
libérateur, du premier résistant de France. incarne toute la France et, en même temps,
C’est la première strate du mythe et peut-être diriger un parti?
la plus importante : pour utiliser une image dif-
De Gaulle,
férente, c’est le socle. Même lorsque survien- Existe-t-il d’autres éléments fondateurs?
lors du premier dront des événements qui bousculeront un peu dIl y a quatre ingrédients : le libérateur; le père
conseil national
du RPF, le
la légende, comme lorsqu’il dirigea le Rassem- fondateur d’un nouveau régime; le prophète qui
19 juillet 1948. blement du peuple français (RPF) par exemple, prédit la fin de la IVe République et la renais-

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 61


d
ENTRETIEN

sance de la France; et le martyr, ingrédient in- Il y a donc cette hiérarchie militaire vieillis-
dispensable. Même s’il a souhaité indirectement sante qui regarde plutôt derrière que devant et
cette fin politique (échec au référendum de 1969 qui n’identifie pas la spécificité de la menace
et départ) ce n’est pas contradictoire avec la no- allemande. Mais là-dessus, on peut aussi ques-
tion de martyr. Je crois qu’en 1969, le Général tionner de Gaulle qui ne parle jamais, lorsqu’on
pensait quelque part, peut-être inconsciemment, lit ses discours de guerre, des nazis en tant que
que les Français n’étaient plus dignes de lui. phénomène idéologique. Pour lui, l’Allemagne
Ce sont des choses qu’il dit à son entourage, est une entité historique, et la guerre entre la
par exemple à Michel Debré, après l’échec du France et l’Allemagne, c’est la guerre des trente
référendum, en avançant que c’est l’esprit de ans comme il le dit, et donc il ne semble pas re-
connaître la spécificité du nazisme. D’ailleurs,
Ceux qui admirent de Gaulle en il parle très peu des camps de la mort, presque
dehors de la France sont souvent les pas, il y a une phrase dans le troisième tome des
nationalistes, les révolutionnaires. Mémoires de guerre. C’est vrai que dans les an-
De Fidel Castro à Ben Laden. nées 1920 et 1930, il y a eu beaucoup d’incompré-
hension en France face à l’Allemagne et lorsque
Vichy qui resurgit. Mais ce qu’il omet de dire l’on lit de très près les écrits du Général, il n’est
c’est que lui-même, après 1945, n’a pas beaucoup pas sûr qu’il avait vraiment tout compris. Mais
combattu cet esprit de Vichy, au nom de l’oubli il avait pris la mesure des choses essentielles et
et de l’enterrement des vieilles querelles. Si l’on c’est déjà très bien.
évoque ce que Henry Rousso appelle le syndro-
me de Vichy, il convient de noter qu’il s’agit d’un Comment acquiert-il la dimension interna-
phénomène auquel le Général a contribué pour tionale qui est la sienne?
différentes raisons que l’on peut discuter, dont dLe choix de la décolonisation est fondamental.
certaines honorables, comme la réconciliation Ceux qui admirent de Gaulle en dehors de la
nationale. Mais il est mal placé pour se plaindre France sont en général les nationalistes, les
en 1969 et dire « Ah, voilà! si l’esprit de Vichy révolutionnaires. De Fidel Castro à Ben Laden.
n’était plus là. » Ben Laden, si l’on en croit les mémoires de son
ancien garde du corps connaîssait presque par
Avant 1940, de Gaulle n’est pas entendu, n’a cœur les Mémoires de guerre et les citait dans
pas de poids. Avait-il raison dans sa restitu- ses conservations. C’est d’ailleurs assez cocasse
tion de cette période? d’imaginer Ben Laden dans sa grotte à Tora
dAvant 1940, il était peut-être incompris et mar- Bora disant : « Toute ma vie je me suis fait une
ginalisé. Il n’avait pas tort, mais encore une fois, certaine idée de la France. » Fidel Castro dans
si l’on parle du mythe, je crois qu’il exagère un ses mémoires parlait aussi du Général comme
peu le rôle qu’il a eu. Il exagère son originalité : d’un grand homme. En Turquie, où les diri-
si l’on fait l’histoire de la pensée stratégique geants essaient de se démarquer des États-Unis,
dans les années 1920 et 1930, de Gaulle n’était de l’Europe et d’Israël, on parle d’une sorte de
pas le seul à penser qu’il fallait des blindés pour gaullisme turc. Le Vénézuélien Hugo Chavez,
battre les Allemands et que les chevaux ne suf- parmi ses multiples références historiques,
fisaient pas. Il est vrai que la hiérarchie mili- citait le général de Gaulle. Yasser Arafat portait
taire française était, dans les années 1930, d’une une croix de Lorraine autour du cou. Donc, il y
bêtise insondable et que Pétain était gâteux. a une image internationale du Général qui

d 62 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


ENTRETIEN

correspond à son choix de la décolonisation. Les depuis presque quarante ans et, depuis le mi-
gens en Asie ont encore en mémoire le discours lieu des années 1970, les Israéliens se posent
de Phnom Penh (1er septembre 1966), en pleine sans cesse cette question. Cette quête confirme
guerre du Vietnam : l’anti-impérialisme du que la postérité lui a donné raison là dessus.
Général reste quelque chose de très marquant.
Et le père fondateur disparaît presque, sauf en Comment conçoit-il le travail de l’exé-
Afrique où on évoque assez souvent la figure cutif ?
gaullienne dans le contexte de la création d’un dJe pense que c’est là où le mythe s’enrichit et
régime stable et de l’incarnation du pouvoir par s’amplifie dans les années 1960. Charles de Gaul-
un homme qui n’est pas corrompu et qui a le le devient presque une figure tutélaire : c’est le
sens de l’intérêt général. père de la nation, il utilise son âge avancé pour
camper dans une figure providentialiste un peu
Avec Charles de Gaulle, la diplomatie fran- différente, celle du sage, de l’homme d’expé-
çaise devient-elle propalestinienne et anti- rience. Il n’est plus l’homme vigoureux et dyna-
israélienne, ou existe-t-il une continuité? mique qui dirige la Résistance, mais celui qui
dIl y a certes une rupture entre la IVe et la
Ve République : en 1956, lors de la crise de Suez, La région du monde où la référence
la France s’était alignée avec Israël alors que de gaullienne revient le plus souvent
Gaulle veut que la France joue un rôle d’entre- c’est le Proche-Orient, avec conflit
metteur entre le Nord et le Sud et l’Est et israélo-palestinien.
l’Ouest : il faut donc que la France ait une posi-
tion équilibrée dans le monde arabe. 1967 est arbitre dans la conception originale de la consti-
une date importante parce que c’est à partir de tution de la Ve République. Et là on opère dans
ce moment que le clivage entre Israël et le mon- le providentialisme le plus pur : de Gaulle en
de arabe se durcit avec l’occupation des terri- tant que président est celui qui est au-dessus de
toires pris par Tsahal. Ce sont plus les événe- tout et qui est là pour veiller à ce que les choses
ments que de Gaulle lui-même qui ont créé un essentielles puissent continuer. Et d’ailleurs de
fossé entre la France et Israël en 1967. De Gaul- Gaulle président ne s’occupe que de l’essentiel.
le était dans une certaine continuité et surtout
en cohérence avec lui-même. Quand il dit aux Il choisit Georges Pompidou, un non-
Israéliens en novembre 1967 : « Lorsque vous résistant, comme Premier ministre. Com-
occupez un territoire vous rencontrez de la résis- ment se noue cette alliance ? Comment
tance », c’est l’homme de 1940 qui parle et c’est repère-t-il ses collaborateurs ?
cette comparaison implicite avec l’Allemagne dDe Gaulle avait un très grand sens de l’État et
qui a offensé – à tort à mon avis – les Israéliens. donc votre question sur Pompidou peut aider
La région du monde où la référence gaullienne à y répondre en se demandant quelle sorte
revient le plus souvent c’est le Proche-Orient, d’État voulait reconstruire le général de Gaulle
avec conflit israélo-palestinien. Ce ne sont pas à partir des années 1960. De fait le régime de la
seulement les Palestiniens qui parlent de De Ve République qui émerge avec lui est celui où
Gaulle, chaque fois qu’il y a des pourparlers de l’État joue un rôle absolument central et il avait
paix on évoque ce que le Général a fait en Algé- sur ce point une position idéologique très claire
rie et on se demande quel sera le de Gaulle dans laquelle le gaullisme ne jouait pas de rôle.
israélien. C’est un discours que l’on entend Il y a beaucoup d’exemples et on le vérifie dans

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 63


d
ENTRETIEN

les Mémoires de ses collaborateurs. Si on lui pro- torien Maurice Agulhon. Paradoxalement, ce
pose de recruter tel ou tel qui avait des grands sont chez ses partisans de toujours qu’un cer-
titres de résistant ou un haut fonctionnaire qui tain esprit critique survit. Lorsque vous lisez
a fait une belle carrière, il prend toujours le haut par exemple Jean-Louis Crémieux-Brilhac, qui
fonctionnaire. Il y avait en lui cette distinction est un très grand admirateur et grand connais-
entre la Résistance comme moment historique seur du Général, il exprime sans réserve ses
où certaines qualités étaient requises et ce qu’il désaccords avec de Gaulle. Son introduction
fallait faire au niveau de l’administration. C’est dans l’édition des Mémoires du Général dans la
Pléiade est merveilleuse : il reprend très claire-
Le vrai basculement dans la ment les choses, les met au point. C’est un véri-
popularité du Général remonte table travail d’historien avec un authentique
à 1990, avec la célébration du regard critique.
centenaire de sa naissance. Il y a un rapport intéressant avec la mémoire
La gauche se rallie complètement. de la gauche et cela, j’aimerais le creuser un
jour. La question de fond que la mémoire du
pour cela qu’il prend Debré qui cumulait les général de Gaulle pose à la gauche est la sui-
deux : il avait été dans la Résistance et il était vante : comment se situer par rapport à la figure
surtout un homme d’État, créateur de l’École de l’homme providentiel ? Cela est toujours
nationale d’administration, qui voulait refonder d’une actualité brûlante à gauche. Cette ques-
l’État français. Le choix de Pompidou se com- tion pose problème et celui de la personne est
prend dans ce cadre-là plutôt que dans une pers- plus profond, voire culturel : comment se situer
pective gaullienne, il n’a rien à voir avec la Ré- par rapport à une figure qui doit incarner l’auto-
sistance et avec le gaullisme « historique » et rité individuelle et en même temps les valeurs
cela lui sera reproché dès qu’il sera au pouvoir de gauche qui sont celles de la souveraineté
comme Premier ministre puis comme président collective?
de la République. Les gaullistes purs et durs lui Le vrai basculement dans la popularité du Gé-
ont mené la vie dure, dès le début de son mandat. néral remonte à l’année 1990, avec la célébration
Enfin, toutes ces querelles ont disparu : comme du centenaire de sa naissance. La gauche se ral-
le Général l’avait prédit, tout le monde est lie complètement. Michel Rocard, alors Premier
aujourd’hui gaulliste. ministre, débloque des fonds considérables à
l’Institut Charles-de-Gaulle pour qu’il puisse se
À quoi correspond le faîte de la popularité doter d’un financement continu. François Mit-
du général de Gaulle? terrand fait inscrire le texte de l’appel du 18 juin
dCela est un peu contemporain de l’arrivée de à l’Arc de triomphe. Donc il y a, le mot est mal
François Mitterrand au pouvoir, avec le rallie- choisi, une « nationalisation » du Général, que
ment de la gauche à sa mémoire. C’est très pa- l’on soit de gauche ou de droite.
radoxal, mais lorsque j’écrivais mon livre il me 1990 marque aussi le moment où le Général
semblait que la gauche après avoir « diabolisé » entre pleinement dans l’imaginaire territorial;
le Général était devenue presque plus gaulliste je cite dans mon livre le travail formidable fait Le 6 juin 1958, à
Mostaganem, le
que les gaullistes traditionnels, et cela m’a un par Philippe Oulmont à la Fondation Charles- général de Gaulle
peu surpris. Je pense à des personnes comme de-Gaulle pour recenser le nom des rues, des laisse échapper :
« Vive l’Algérie
Jean-Pierre Chevènement et Max Gallo ou en- places Charles de Gaulle en France. Une com- française ! » Il ne
core, dans un registre un peu différent, à l’his- mune sur dix, en moyenne, a son avenue ou sa le redira pas.

d 64 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


ENTRETIEN

place général de Gaulle et, dans certains dépar- Quelle est, selon vous, l’erreur de Charles
tements comme le Nord, c’est une sur cinq. Bref, de Gaulle après son retour au pouvoir?
il y a un vrai plébiscite national depuis une dDe Gaulle, dans les années 1960, est physique-
vingtaine d’années. ment fragilisé. En 1964 il subit une opération
très sérieuse. Je pense que l’erreur suprême
Né au XIXe, a-t-il gardé quelque chose de qu’il commet c’est de se représenter en 1965. Il
particulier de ce siècle ? aurait dû prendre sa retraite, prendre du recul :
dSon imaginaire est toujours hanté par des il aurait eu le temps de finir ses Mémoires, et il
démons. Il est obsédé par la peur que la France aurait peut-être vécu plus longtemps, car ses
se brise, qu’elle disparaisse. Il distinguait tou- dernières années ont été éprouvantes. Il y avait
jours la France et les Français. Il pensait que les une part de lui, c’est classique chez les grands
Français pouvaient être médiocres et décadents, hommes, qui se croyait indispensable. Il pensait
mais que la France était éternelle, ces éléments- aussi peut-être que le travail essentiel n’était pas
là sont très napoléoniens, et renvoient plus au achevé, alors que c’était en fait le cas : il en avait
XIXe siècle qu’au XXe . Napoléon voulait mener le fini avec la colonisation, mis en place une nou-
monde par l’imagination. velle Constitution et l’élection du président au
suffrage universel. Il aurait pu partir.
Si l’on reste dans la comparaison entre De Gaulle ce n’est pas que la fin d’une série.
les deux hommes, l’œuvre accomplie par Comme j’essaie d’expliquer dans mon livre, il
de Gaulle est-elle équivalente à celle de représente presque le point culminant du
Napoléon ? mythe politique national : il représente l’idéal
d On pourrait les mettre sur le même plan du grand militaire, mais pas du conquérant ;
justement au niveau de la fondation d’un d’un pouvoir fort, mais démocratique. Il re-
ordre politique. L’État napoléonien que le prend tous les éléments des mythes antérieurs
Premier consul, puis l’Empereur crée reste mais il les modernise, il incarne une forme de
le fondement de l’administration nationale modernité même dans le mythe : malgré son
jusqu’aux années 1980, plus ou moins. Cer- côté paternaliste et parfois autoritaire, il reste
tains précisent d’ailleurs que même avec la un grand démocrate, celui qui a rétabli les liber-
décentralisation effectuée dans ces années-là, tés en France. Je vois mal une nouvelle figure
la France reste un pays extraordinairement émerger pour le surpasser d’autant plus que le
centralisé, où la généralité prend toujours le XXIe siècle sera celui de la mondialisation et de
dessus sur la particularité. Et c’est là ou la l’intégration européenne et, dans ce double
comparaison avec Napoléon est pertinente mouvement, il faudra aux grandes nations des
parce que de Gaulle crée ce nouveau régime repères historiques pour conserver l’essentiel
qui est contesté au départ, comme l’a été et de Gaulle les incarne de manière presque
d’ailleurs à son début le régime napoléonien, parfaite. Il y a un minimum de souveraineté que
mais que tous ses successeurs au XIXe siècle les États doivent conserver et cela était sa posi-
ont pris bien garde de ne pas toucher en tion, il était un vrai Européen d’instinct, de
conservant sa structure administrative. C’est culture et, en même temps, il avait des positions
la même chose pour de Gaulle : tous ses oppo- très négatives sur l’intégration.
sants se sont ralliés à lui, non seulement à sa
figure, mais à la structure politique qu’il a La France, puissance moyenne, au sein
créée. d’une Europe plus vaste qu’à l’époque du

d 66 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


ENTRETIEN

Général, doit-elle adopter une posture c’est aussi cela. Chacun avait ses raisons. Le
plus humble ? mythe d’une France résistante qui sort avec les
dLa modestie s’acquiert; les Anglais l’ont ap- honneurs de la Seconde Guerre, c’est un mythe
prise, mais ils avaient déjà l’avantage d’un dis- qui n’est pas construit que par de Gaulle, mais
cours moins universaliste que les Français. Pour aussi par les communistes. Mais on a raison, en
Churchill, en 1945, l’Angleterre est finie; elle ne France, de célébrer la mémoire de la Résistance :
pourra plus jamais avoir ce rayonnement qui
avait fait toute sa force auparavant, même si elle Son erreur a été de se représenter
était la deuxième puissance mondiale après la en 1965. Il aurait dû prendre
Première Guerre mondiale, derrière les États- sa retraite : il aurait eu le temps
Unis. Mais l’isolationnisme da la nouvelle gran- de finir ses Mémoires et aurait
de puissance dans l’entre-deux-guerres avait un peut-être vécu plus longtemps.
peu caché cela. Mais Churchill savait que l’An-
gleterre aurait été en faillite si les Américains même si elle a joué un rôle secondaire dans la
n’étaient pas venus lui sauver la mise en 1945. libération nationale, c’est elle qui a incarné et
La France aussi, mais cela n’a pas eu les mê- maintenu l’honneur français.
mes conséquences pour les responsables politi-
ques français et c’est pour cela que beaucoup Si de Gaulle est le produit d’une époque, sa
d’Américains pensent que les Français sont des marque risque-t-elle de s’estomper?
ingrats, ce qui n’est pas complètement faux. Moi, dJe reviens à la notion de socle : si les valeurs
je dis toujours avec de Gaulle : « Salut l’artiste », qu’il incarne sont des valeurs qui traversent le
parce qu’en fait, il fallait pour des raisons de temps, comme le désintéressement, le sens de
politique intérieure créer l’idée que les Français l’intérêt général ou le refus de la fatalité, je ne
s’étaient libérés eux-mêmes et que la France vois pas les Français dire dans vingt ou trente
était redevenue une grande puissance en 1945. ans : « Nous ne voulons plus d’un État qui repré-
De Gaulle savait que ce n’était pas vrai, mais il sente l’intérêt général. » Les institutions politi-
fallait trouver des moyens pour redonner ques sont fortement installées et je vois très mal
confiance, énergie et détermination à un peuple un changement, même si certains évoquent une
humilié. Il l’a fait et il a été soutenu dans son VIe République. Qui piloterait ce changement?
entreprise par les communistes, et cela aussi Pas la gauche. Que ce soient les valeurs, les ins-
c’est la grande histoire de l’après-guerre, cette titutions, l’idée de la France, qu’on le veuille ou
codirection gaullo-communiste du pays qui a non, on reste avec de Gaulle pour ce qui est de
duré plusieurs décennies. Le mythe gaullien, l’avenir prévisible. nnn

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 67


d
PORTFOLIO
UN GRAND
PARMI
LES GRANDS
De Gaulle est un globe-trotter à la
vocation tardive. Son premier voyage
aux États-Unis, où il rencontre le
président Roosevelt, date de juillet 1944,
à 53 ans. Il ne connaissait jusque-là
que l’Europe et les colonies d’Afrique
ou peu s’en faut. Après son accession
à la présidence de la République, tout
change. Les nombreux voyages officiels
qu’il entreprend à l’étranger n’ont
qu’un seul objectif : rehausser l’image
de la France. De tous ces voyages,
la geste gaulliste a surtout retenu
les étapes de Mexico, de Phnom Penh
et du Québec, mais il y en eut beaucoup
d’autres. De Gaulle y acquiert le statut
d’un « grand » des années 1960 qui
reçoit avec faste ses hôtes étrangers,
tel un souverain en son royaume :
les ors de Versailles pour John
et Jackie Kennedy, la cathédrale
de Reims, chargée de symboles,
pour le chancelier allemand Konrad
Adenauer, le tapis rouge
pour Nikita Khrouchtchev…
nnn

Le 12 janvier 1944,
à Marrakech (Maroc),
Winston Churchill
et Charles de Gaulle
côte à côte lors
d’un défilé militaire.
Leur rencontre porte
notamment
sur l’armement
de la Résistance,
les relations franco-
britanniques
et les accords de
débarquement.
En haut : le premier secrétaire Ci-dessus : le 31 mai 1961, de Gaulle Avec Konrad Adenauer, chancelier de la République fédérale d’Allemagne (RFA),
du PCUS, Nikita Khrouchtchev, reçoit le jeune président Kennedy, lors Charles de Gaulle œuvre pour la réconciliation franco-allemande. Débutée à Colombey
en France, en mars 1960. de sa première tournée européenne. en septembre 1958, elle se concrétise en 1962, au cours des visites officielles
C’est la première visite officielle d’Adenauer à Paris et de De Gaulle à Bonn.
d’un chef d’État soviétique
depuis la révolution de 1917.
En haut, à gauche : Ci-dessus : liesse
le Premier ministre populaire et accueil
israélien David Ben triomphal de
Gourion, fondateur Charles de Gaulle
de l’État d’Israël, au Mexique, du 16
est reçu à l’Élysée au 19 mars 1964.
le 14 juin 1960.

Ci-contre : du 20 au
29 août 1958, de
Gaulle entame une
tournée africaine.
Le 24 août, à Abidjan
(Côte-d’Ivoire),
introduit par son
ministre d’État Félix
Houphouët-Boigny,
il prononce
un discours qui
annonce la naissance
de la communauté
franco-africaine.
En bas, à gauche :
au palais de l’Élysée,
le 25 mars 1966,
Indira Gandhi,
Premier ministre
de l’Union indienne,
et le général de Gaulle,
après leur entretien
sur la situation
politique en Asie.

Ci-dessous :
le 31 mai 1967,
le général de Gaulle
est reçu en audience
privée par Paul VI
au Vatican.
PORTFOLIO

Ci-dessous : le président de Gaulle se rend


à Addis-Abeba, du 26 au 28 août 1966.
Ici, avec l’empereur éthiopien, Hailé Sélassié.

Ci-dessus : au Cambodge, du 30 août


au 2 septembre 1966, de Gaulle est reçu
par le prince Norodom Sihanouk.

Ci-contre : le 28 mai 1965,


le chah d’Iran et son épouse lors
d’une réception à l’Élysée.
Le 14 mai 1968, alors que la grève sévit
en France, le général de Gaulle est accueilli
à Bucarest par Nicolae Ceausescu,
président du Conseil d’État roumain.

Ci-dessus :
entente chaleureuse
entre Nixon et
de Gaulle, lors
du voyage officiel
du président
américain en France,
en février 1969.
DÉBATS

UN RETOUR FRACASSANT
AU POUVOIR

S i, en 2020, le consensus au-


tour de l’œuvre du général de Gaulle s’impose
toujours avec une évidence qui transcende les
clivages politiques traditionnels, son action en
particulier après son retour au pouvoir en 1958
a provoqué dans le feu de l’actualité de vives
homme à recourir de manière inconsidérée au
plébiscite. Autre grande figure critique, Pierre
Mendès France, qui a toujours considéré que
le retour au pouvoir du général de Gaulle en
1958 s’est opéré dans des conditions contraires
à la démocratie et que les institutions de la
attaques. Le plus emblématique de ses oppo- Ve République n’étaient pas satisfaisantes. « Ce
sants politiques serait, s’il convient de n’en système né de la rue, sans préparation ni cohé-
retenir qu’un, François Mitterrand. Lorsqu’il sion, incapable de se donner une stratégie éco-
écrit, en 1964, dans son essai Le Coup d’État nomique, finira dans la rue », a-t-il écrit. Au-
permanent: « Le gaullisme vit sans lois », le pro- delà de l’opposition aux nouvelles institutions
pos atteint un sommet de violence qui ne peut s’affirmait une réfutation de la politique éco-
se comprendre qu’en se replongeant dans les nomique choisie par le Général.
excès rhétoriques de l’époque, mais aussi de sa S’il convient de lire une satire brillante du
complexité. Plus piquant, François Mitterrand général de Gaulle, les stances du philosophe
qui rejetait toutes les institutions créées par le Jean-François Revel rédigées en 1959 s’im-
général de Gaulle est l’homme politique fran- posent. Elles disent, dans leur traque des for-
çais qui détient, avec deux septennats (1981- mules du grand homme et de ses invariants
L’année 1965
1995), le record de longévité comme chef de stylistiques, les faiblesses d’un système qui ne
marque la l’État sous la Ve République. repose que sur ses épaules.
première élection
présidentielle
Une critique fondamentale du général de En 2020, une biographie incontournable, riche
au suffrage Gaulle se retrouve magistrale dans les écrits mais imperméable au mythe de Gaulle, est
direct. Charles
de Gaulle est mis
de deux hommes. Le premier, Raymond Aron, signée par l’historien britannique Julian Jack-
en ballottage figure de l’intellectuel du XXe siècle, expose tout son. Paru en novembre 2019, l’ouvrage sur le
par François
Mitterrand, son
de ses réserves et de son opposition à la tenta- grand homme a suscité le plus d’écho, 80 ans
plus vif opposant. tion populiste, voire l’inclination du grand après l’appel du 18 juin. nnn ALAIN ABELLARD

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 75


d
DÉBATS

« Une nostalgie pour une France


qui n’est plus »
par Julian Jackson

La biographie de Julian Jackson confirme que de Gaulle est moins considéré en


France pour ce qu’il fut que pour ce qu’il représente, un mythe compensatoire
pour ceux qui s’alarment du déclin de la France et trouvent dans
l’embaumement de son dernier grand homme un remède à leur nostalgie. Son
héritage, impossible à oublier, impossible à perpétuer, hante la mémoire
collective d’une France glorieuse qui n’est plus.

JULIAN Ironiquement, au moment même où le mythe la responsabilité de l’État dans la déportation


JACKSON
(1954) de De Gaulle se développe, son récit de l’his- des juifs de France. Ces demandes se firent
Historien toire de France – et de son propre rôle dans de plus en plus insistantes pendant le second
britannique,
spécialiste
cette histoire – se défait progressivement. septennat de François Mitterrand (1988-1995),
de la France C’est d’abord le cas de la légende bâtie autour mais celui-ci refusa d’y répondre, arguant
au XXe siècle,
il est professeur
de la guerre. Après 1945, de Gaulle avait créé que, puisque Vichy n’était pas un gouverne-
à Queen Mary, le mythe, nécessaire, selon lequel la France ment légal, il ne représentait pas la France.
University
of London.
avait été une nation unie dans la Résis- Ironiquement, cet antigaulliste historique se
Il est l’auteur tance – et unie autour de lui –, les collabora- retrouvait à défendre implicitement la doc-
notamment de
La France sous
teurs n’étant, selon ses termes, qu’une petite trine officielle gaulliste selon laquelle la
l’Occupation « poignée de misérables ». Après 1968, ce « vraie » France pendant la guerre avait été
(Flammarion,
2004) et d’une
mythe fut remis en cause par la nouvelle géné- à Londres. Le tabou fut finalement brisé par
biographie ration, ce qu’illustra de manière frappante Le Jacques Chirac, premier président de la
De Gaulle. Une
certaine idée
Chagrin et la pitié, le célèbre documentaire de Ve République à avoir été trop jeune pour par-
de la France Marcel Ophuls sorti en 1969. ticiper à la guerre. Lors de sa déclaration
(Seuil, 2019).
Même si, contrairement à ce qui a souvent solennelle du 16 juillet 1995, Chirac reconnut
été affirmé, il n’est pas tout à fait exact que le la responsabilité de la France dans le sort
film ait soudain remplacé l’image d’une nation tragique des juifs. Il fallut donc attendre
de résistants par celle d’une nation de collabo- l’arrivée au pouvoir d’un président officiel-
rateurs, il offrait un tableau de l’Occupation lement gaulliste (bien que d’obédience, pom-
d’une noirceur sans précédent, dans lequel pidolienne) pour que soient détruits les fon-
figuraient quelques héros, quelques « misé- dements de l’interprétation gaulliste de
rables » et un très grand nombre de lâches et l’histoire de la guerre.
d’attentistes. Le film fut jugé suffisamment Simultanément, un autre mythe gaulliste
iconoclaste pour que le gouvernement français commença à perdre de sa crédibilité. Une des
refuse sa diffusion à la télévision. réussites de De Gaulle avait été de transformer
À la suite du Chagrin et la pitié, la mémoire la défaite de la France en Algérie en une sorte
populaire de la guerre se concentra de plus de victoire. Mis à part les pieds-noirs, les Fran-
en plus sur la complicité du gouvernement çais semblaient souscrire au récit gaulliste
de Vichy dans la «Solution finale ». Le gou- selon lequel la France, bien que victorieuse
vernement français fut sommé de reconnaître sur le plan militaire, avait accordé son indé-

d 76 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


DÉBATS

pendance à l’Algérie au nom de son engage- que, « historiquement parlant, la France est
ment historique en faveur des droits de un pays judéo-chrétien, de race blanche ».
l’homme. De Gaulle tirait un trait sur le passé Ainsi, pour certains, l’action de De Gaulle en
colonial et offrait aux Français un avenir Algérie est passée de la noblesse d’une déco-
d’une modernité radieuse. Ce mythe s’imposa lonisation réussie à l’anticipation prophé-
pendant deux décennies, jusqu’à ce que la tique (pour ne pas dire raciste) d’un soi-disant
mémoire de la guerre d’Algérie ne refasse sur- danger islamique. En l’occurence, cette der-
face de manière imprévisible. Du côté de la nière interprétation est peut-être plus proche
gauche, le massacre des Algériens à Paris le de ce que de Gaulle pensait véritablement que
17 octobre 1961 est devenu un des crimes d’État de ce qu’il avait affirmé publiquement.
les plus terribles de l’après-guerre. Le destin À mesure que les Français deviennent plus
des harkis a aussi attiré de plus en plus l’atten- « gaulliens », ils semblent donc devenir moins
tion jusqu’à ce qu’en septembre 2016 le pré- « gaullistes ». Mais si le mythe gaullien a sur-
sident Hollande reconnaisse officiellement vécu à la mise en cause du « récit » gaulliste,
« les responsabilités des gouvernements fran- c’est parce que, transcendant la personnalité
çais dans l’abandon des harkis ». et l’action de De Gaulle lui-même, il est lié à
De l’autre côté du spectre politique, l’obses- une certaine nostalgie de l’âge d’or des Trente
sion croissance suscitée par les conséquences Glorieuses, avant que l’économie française ne
de l’immigration et par la présence d’une s’engage sur la pente d’un déclin apparem-
importante communauté musulmane en ment inexorable. Les années 1960 ont été une
France a favorisé l’émergence d’interpréta- décennie de succès pour la France – de « gran-
tions du conflit algérien très différente du deur », aurait dit de Gaulle –, sur le plan non
récit gaullien. En 2015, Robert Ménard, maire seulement économique mais aussi culturel.
d’extrême-droite nouvellement élu à Béziers, Les intellectuels et les artistes français
a débaptisé la rue du 19-mars-1962 (date de s’adressent alors au monde entier et l’image
l’application des accords d’Évian sur le ter- de De Gaulle bénéficie de leur aura.
ritoire algérien) pour la rebaptiser rue du La France de De Gaulle est celle de la Cara-
Commandant-Hélie-Denoix-de-Saint-Marc, du velle et de la DS, de Jean-Paul Sartre et de
nom d’un officier ayant participé au putsch Claude Lévi-Strauss, de Brigitte Bardot et de
de 1961. Il s’agissait d’un geste clairement Jean-Luc Godard. La nostalgie pour de Gaulle
antigaulliste, mais d’autres personnalités, est en partie une nostalgie pour une France
tout en se-disant fidèles à de Gaulle, ont aus- qui n’est plus. En 2016, le journaliste de droite
si réinterprété la guerre d’Algérie dans un Éric Zemmour publie un best-seller au titre
sens opposé au récit gaullien. apocalyptique, Le Suicide français, qui s’ouvre
Au milieu des années 1980, un gaulliste avait symboliquement par les funérailles de
ainsi écrit qu’il fallait mettre au crédit de De Gaulle le 12 novembre 1970. Dans ce récit
De Gaulle d’avoir correctement prédit que nauséabond, la disparition de De Gaulle ouvre
l’Algérie française « contenait en germe l’in- les vannes de tous les maux (ou de ce que Zem-
vasion progressive de la métropole par une mour considère comme tels) qui frappent la
population non européenne, arabo-berbère et France : déclin, féminisme, homosexualité,
de religion musulmane ». En 2015, la députée immigration de masse. n n n
européenne de droite Nadine Morano s’est De Gaulle. Une certaine idée de la France,
réclamée de De Gaulle lorsqu’elle a déclaré © Seuil, 2019

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 77


d
DÉBATS

« Victime de sa philosophie
du référendum-plébiscite »
par Raymond Aron

Dans la biographie qu’il consacre à Raymond Aron, Nicolas Baverez souligne


que quatre rencontres inachevées ou occasions ratées marquèrent les relations
entre le philosophe et Charles de Gaulle. Raymond Aron résuma, en 1962,
à Alain Peyrefitte le cours contradictoire en ces termes : « J’ai été antigaulliste
pendant la guerre, quand il fallait être gaulliste ; j’ai été gaulliste de 1946 à 1958
quand il fallait être antigaulliste ; et je suis redevenu antigaulliste à partir
de 1958, quand il fallait à nouveau être gaulliste. » Dans le texte présenté, extrait
de ses Mémoires, le philosophe évoque, à l’occasion du référendum de 1969,
ses relations avec le Général, et en particulier les commentaires que celui-ci
lui adressait à la parution de ses livres.

RAYMOND En avril 1969, je m’abstins de tout commen- Premier ministre ? « Le référendum-question


ARON
(1905-1983)
taire sur le référendum organisé par le géné- de confiance devait lever tous les doutes et
Philosophe, ral de Gaulle tout à la fois sur la décentrali- rendre au Général l’autorité indiscutable faute
défenseur du
libéralisme
sation et sur la réforme du Sénat. Après la de laquelle il préfère, à coup sûr, la solitude
et critique des réponse négative de la nation, je commentai dans son village aux lambris dorés du palais.
totalitarismes.
Sa relation
l’événement, peut-être dans un style exagéré- […] Il avait besoin, comme Antée, de reprendre
avec de Gaulle, ment coutumier. « Onze mois après le discours force au contact du sol de la patrie, de la
nouée à Londres
dès 1940, a été
du 30 mai et la manifestation des Champs-Ély- volonté populaire. » J’expliquai l’échec du
tumultueuse. sées, le général de Gaulle, désavoué par le suf- général de Gaulle, partiellement au moins,
frage universel, quitte l’Élysée et retourne à par l’évolution inévitable du président, deve-
Colombey-les-Deux-Églises, “puissant et soli- nu, quoi qu’il en eût, le chef d’une majorité
taire”. » Suivait une analyse des origines de modérée (ou de droite, si l’on préfère). « Il
l’événement ; le référendum auquel il avait n’en reste pas moins, par une ironie de l’his-
renoncé sur les instances de Georges toire, que le général de Gaulle a été victime,
Pompidou, la valeur éminente qu’il donnait cette fois, de sa philosophie du référendum-
à cette sorte de question de confiance posée à plébiscite. Élu pour sept ans, avec une majo-
la nation, le rappel d’idées longuement médi- rité compacte à l’Assemblée, réticente peut-être
tées par le Général, président du RPF : « Il mais résignée, il n’avait rien d’autre à craindre
voyait dans la régionalisation un moyen de que les dieux ou la médiocrité des conflits so-
favoriser la participation des citoyens aux ciaux. Tout autre s’en serait contenté, lui de-
affaires publiques en même temps qu’une pre- vait effacer l’affront par une victoire person-
mière tentative de renverser la tendance sécu- nelle ou par une défaite, apparemment injuste
laire à la centralisation administrative. » Pro- et absurde, de ce fait suprême épreuve du héros.
bablement le Général attachait-il plus de Le retour à Colombey, en mai 1968, aurait été
signification encore à la question de confiance indigne de la France : en avril 1969, il revêt une
qu’au contenu des réformes. Les élections de sorte de grandeur triste, peut-être mystérieuse-
juin, qui les avait gagnées, le président ou le ment accordée à la vision gaulliste du monde. »

d 78 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


DÉBATS

En un deuxième article, intitulé « La France aimablement dédicacé et adressé, est rempli


insaisissable », j’analysai en détail le lien entre jusqu’au bout d’idées, de faits, de raisons. Je
les événements de mai 1968 et le retrait défini- l’ai beaucoup admiré. Il est à la fois satisfai-
tif du Général : « Les “événements” avaient sant et alarmant de considérer les perspectives
précipité, sinon déterminé, la séparation entre que vous montrez avec tant de talent, mais
les deux hommes. Par ce biais encore, la retraite peut-être la seule victoire que l’esprit puisse
du général de Gaulle apparaît comme une suite, remporter encore sur la matière en fusion
lointaine si l’on veut, de l’incendie allumé à consiste-t-elle à regarder en face l’ébullition et
Nanterre par quelques centaines d’étudiants. ses conséquences et à ne pas consentir à une
Depuis le 11 mai 1968, la France est devenue abdication qui, d’ailleurs, ne servirait à rien.
pour le général de Gaulle insaisissable. Les Mais peut-être, au contraire, la lutte, l’effort,
décisions qu’il a prises, toutes intelligibles dans la volonté seront-ils finalement les maîtres.
le cadre de sa philosophie et de son personnage, Encore faut-il y voir clair. Vous y avez puissam-
se sont étrangement retournées contre lui. Lui- ment contribué. […]. »
même ne s’étonnera pas de cette ingratitude du La matière en fusion, l’effort de maîtriser le
destin et des hommes. Comme tous les hommes chaos, ces expressions suggèrent le bergso-
d’action, formés à la culture antique, il a médi- nisme du Général en même temps que son
té sur la fortune dont le héros ne domine l’in- nietzschéisme. L’homme d’action se mesure à
constance qu’en l’acceptant avec sérénité. » un désordre qu’il s’efforcera d’ordonner. […]
J’ai reculé devant la tentation d’un bilan ou, Quand je lui fis hommage de Paix et Guerre,
plus modestement, de quelques remarques sur il fit allusion dans son meilleur style à mes
le rôle historique du général de Gaulle. Je ne prises de position : « Il m’arrive de ne pas être
l’avais suivi que dans celle de ses entreprises
qui échoua, le RPF. Lors même que je m’ac- Les compliments dont il me couvrait
cordai avec lui sur l’essentiel, je ne souscrivis en réponse à mes livres ne signifient
pas volontiers à son style. Membre du RPF, rien ou presque. Il ne manque
j’avais continué d’écrire des études conformes pas d’écrivains, petits ou grands, qui
à ma propre philosophie, non à la sienne. possèdent dans leurs tiroirs une
Durant les dernières années de son régime, je collection de lettres élogieuses.
passai pour un des non-gaullistes les plus mal
supportés par le Prince. convaincu par ce que vous écrivez et je sais que,
Les compliments dont il me couvrait en depuis toujours, vous approuvez rarement ce
réponse à mes livres ne signifient rien ou que je fais. Cependant, j’admire, croyez-le, la
presque. Il ne manque pas d’écrivains, petits façon dont votre esprit s’efforce d’embrasser le
ou grands, qui possèdent dans leurs tiroirs grand flot qui nous entraîne tous vers un destin
une collection de lettres élogieuses. apparemment sans mesure et, en tout cas, sans
La première, écrite à la main, que je reçus précédent. » La formule de politesse répétait
de lui se rapportait aux Guerres en chaîne, celle de la lettre précédente. Celle-ci faisait
plus révélatrice de la vision du monde du allusion à Londres (« depuis toujours ») et
Général que des sentiments qu’il portait à reproduisait la même image : le « flux » rem-
l’ouvrage et à son auteur (en ce temps plaçait le « torrent ».
membre du Conseil national du RPF) : « Votre La réponse à Dimensions de la conscience
livre Les Guerres en chaîne, que vous m’avez historique ne porte aucune trace d’une pos-

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 79


d
DÉBATS

sible irritation. Au contraire. « Votre philoso- déjà la question à l’époque de la Résistance. Vous
phie de l’histoire, en particulier quand vous savez comment j’ai choisi et moi je sais qu’il n’y
l’appliquez à ce qui est contemporain, porte la a pas de repos pour les théologiens. » (Dans une
lumière dans un abîme et c’en est un, n’est-il dernière lettre en réponse à l’Essai sur les liber-
pas vrai ? que la vie des peuples. » La lettre est tés, il me donna du « cher maître ».)
datée du 4 avril 1961, elle ne semble pas affec- La lettre de décembre 1963, relative au Grand
tée par mes articles de Preuves, dont certains, Débat, de toutes celles qu’il m’écrivit, me
déjà parus, critiquaient, pour le moins préma- semble de loin la plus gaullienne. Non pas tant
turément, la politique algérienne du Général. parce qu’elle omit, pour une fois, les compli-
L’avant-dernière lettre que je reçus de lui, ments de rigueur, mais il attaquait directe-
toujours aussi policée, répondait au Grand ment le sujet, à savoir la force stratégique de
Débat et laissait percevoir une ironie qui, cette dissuasion. Comme je l’ai rappelé, textes à
fois, confinait au dédain : « J’ai lu Le Grand l’appui, dans un précédent chapitre, je ne pris
Débat comme je lis souvent ce que vous écrivez, jamais position contre l’effort français d’ar-
ici ou là, sur le même sujet. Il me semble que si mement nucléaire. Mais ma faute impardon-
vous y revenez sans cesse et avec tant de vivacité, nable, aux yeux du Général, c’était l’effort de
c’est peut-être pour cette raison que le parti que ne pas séparer la défense par l’arme nucléaire
vous avez pris ne vous satisfait pas pleinement nationale de la défense européenne ou atlan-
vous-même. Au fond, tout : “Europe”, “Commu- tique. Je finis par admettre que je cherchais
nauté atlantique”, “Otan”, “armements”, etc., une solution impossible. n n n
se ramène à une seule et même querelle : oui ou Mémoires. 50 ans de réflexion politique
non, la France doit-elle être la France ? C’était © Julliard, 1983

d 80 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


DÉBATS

« Aucun étranger
n’est vraiment humain… »
par Jean-François Revel

Quelques mois après la fondation de la Ve République et l’accession du Général


à la présidence de la République, Jean-François Revel, alors jeune intellectuel
et journaliste, publiait Le Style du Général, salué par The Observer comme « le premier
pamphlet antigaulliste de l’histoire de la V e République ». À travers les archaïsmes,
les fautes de syntaxe, le philosophe se livrait, sous la forme d’un dialogue entre deux
personnages, à une analyse féroce de la langue du Général. L’historien Jean-Pierre
Rioux souligne, dans sa préface à la réédition du livre (collection « Omnibus »),
que Jean-François Revel reconnaissait, en 1988, que son ouvrage a pour mérite
de nous aider à « replonger dans le climat de 1958 et mesurer l’identité du choc culturel
que représenta le changement de régime ».

JEAN- E. – Ce qui vaut pour la France ne vaut pas devons construire notre avenir de peuple
FRANÇOIS
REVEL
pour les autres pays. Le monde se compose moderne… dont l’univers a besoin pour parer
(1924-2006) de deux parties : la France et le reste. « Na- au cataclysme. » (allocution radiodiffusée et
Le philosophe
a toujours été
guère, certaines choses se sont passées, ont télévisée, 27 juin 1958). « Nous sommes un
un opposant été accomplies », dit-il le 19 mai 1958, « et seul peuple… nous sommes le grand, le seul,
au général
de Gaulle, dont
telles que… l’étranger s’en souvient. » Avez- l’unique peuple français », proclame-t-il à
il récusait vous remarqué ? Le Général, qui affectionne Vichy, le 18 avril 1958. Les étrangers accèdent
la politique et
le style. Outre
d’ordinaire le pluriel, qui dit : les provinces, donc à une demi-humanité dans la mesure
son pamphlet les peuples, nos armées, nos destins, les liber- où ils « se tournent » vers la France. On peut
Le Style du
Général (1959),
tés, – emploie ici « étranger » au singulier et être un peu homme, quoique étranger, en
il est l’auteur comme substantif indistinct. Dans ce singu- étant francotrope. Mais que dire des franco-
de nombreux
ouvrages, dont
lier, « l’étranger », on voit que les autres peu- phobes ? La bestialité de ces malheureux est
La Tentation ples sont pris en bloc, ils sont la non-France. certaine. Ils croient stupidement servir leurs
totalitaire
(Robert Laffont,
Pourquoi ? Eh bien, de Gaulle l’explique propres intérêts, mais ils ne savent pas le mal
1976) et lorsqu’il s’écrie, le 21 septembre à Lille : qu’ils se font à eux-mêmes.
Le Voleur dans
la maison vide
« Nous pourrons constituer… une grande N. – Cela me rappelle une phrase de Jean
(Plon, 1999), communauté humaine, c’est-à-dire française. » Nocher, une phrase que j’avais notée au vol,
récit passionnant
de sa vie.
Vous le voyez, les étrangers sont d’une autre en écoutant son émission, après « Paris vous
nature que les Français, et aucun étranger parle » sur France I. Voici. C’était le 28 mars
n’est vraiment humain. C’est pourquoi le 1959 : « Le peuple français, le plus grand, le
monde, ou plutôt « l’univers », a besoin de la plus intelligent de la terre. Sans la France,
France : « Vis-à-vis de l’univers en proie à de les Deux Grands ne sont plus deux : ils sont
terribles menaces, quelle dignité revêtira la seuls. »
France ! », s’écrie de Gaulle le 26 septembre E. – À mon avis, Jean Nocher traduit là assez
au micro de la RTF. Seule la France peut bien la doctrine du Général. La France est
conjurer ces menaces, parer au cataclysme indispensable au monde. Celui-ci dépérit
universel : « C’est la base sur laquelle nous quand elle entre en décadence, revit quand

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 81


d
DÉBATS

elle se ranime. […] « Le monde entier est té- N. – Précisément, j’avais eu parfois l’im-
moin de la preuve que Mostaganem apporte pression que l’« Univers » nous tournait en
aujourd’hui que tous les Français d’Algérie dérision, ou nous prenait en pitié, on nous
sont les mêmes Français » (7 juin 1958). ignorait, plus encore depuis le 13 mai
N. – Besoin de se croire sans relâche au qu’auparavant. À part les autorités espa-
centre de l’attention, perpétuellement sous gnoles…
les regards des autres… E. – Dans la logique gaullienne, le fait que
E. – Les regards de tout ce qui existe ne ces- l’Univers ignore la France ne prouve nulle-
sent pas, en effet, de suivre les Français, de les ment qu’il n’est pas obsédé par elle, suspen-
entourer : « Je parle à dessein d’univers », dit du à elle… Je dirai même : au contraire.
N. – Le silence ou l’indifférence seraient la
Dans la logique gaullienne, le fait preuve de… ?
que l’Univers ignore la France E. – Le silence de l’Univers à l’endroit de la
ne prouve nullement qu’il n’est pas France n’est jamais la preuve de son indif-
obsédé par elle, suspendu à elle… férence. Et son indifférence ne serait la
preuve que de son erreur, de son infidélité
de Gaulle à Abidjan, le 25 août 1958, « car il à lui-même. De Gaulle l’affirme, par exemple
nous regarde. Ce que nous faisons et qui est le 13 juin (allocution radiodiffusée) : « Le
unique au monde, cette communauté monde enfin… désire, même s’il affecte par-
franco-africaine, l’univers la regarde… » Notez fois le contraire, de nous voir jouer un rôle
encore, cela va sans dire, cette hantise de l’uni- qui nous revient, parce qu’il sent que ce sera
vers : l’univers penché sur « nous », l’univers à l’avantage de tous les hommes. »
qui a besoin de nous, qui est régénéré quand N. – « Même s’il affecte parfois le contraire ! »
nous nous régénérons, puisque, déclare le gé- Voilà qui est troublant. Vous rappelez-vous
néral le 23 octobre, « la preuve de vigueur et Bélise, dans Les Femmes savantes ? Cette
de raison qui a été donnée par notre pays a vieille fille à qui les hommes ne font jamais
produit dans l’univers un effet décisif ». aucune déclaration d’amour, et qui tire de ce
N. – Quelle preuve de vigueur et de raison ? silence même un argument démontrant la
E. – Le 13 mai, les Pouvoirs spéciaux, le Ré- force des passions dont elle se croit l’objet :
férendum… Ils m’ont su révérer si fort jusqu’à ce jour
N. – Mais… lit-il quelquefois les journaux Qu’ils ne m’ont jamais dit un mot de leur
étrangers ? amour.
E. – Son cabinet doit bien lui faire une revue E. – Eh bien, nous donnerons, désormais, le
de la presse étrangère, de temps en temps. nom d’argument de Bélise à cette manière de
N. – Dans ce cas, un curieux esprit de sélec- raisonner. Et j’en profiterai pour avancer
tion et de censure préside à l’élaboration de aussitôt la proposition suivante : de même
cette revue de presse, car comment, sans cela, que l’univers a besoin de la France, la France
de Gaulle pourrait-il ignorer que le coup a besoin du général de Gaulle. Et de même
d’État et le Référendum ont produit, à l’étran- que l’univers aime et admire la France, la
ger, certes, un « effet décisif », mais pas dans France aime et admire de Gaulle et désire le
le sens qu’il dit… ? voir à sa tête, même quand elle ne manifeste Affiche politique
de Mai 68, Atelier
E. – Il ne s’agit pas de l’étranger, il s’agit de pas ce désir. […] n n n des Beaux-Arts,
l’Univers. Le Style du Général © Julliard, 1959 Paris.

d 82 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


DÉBATS

« Vous savez que je n’ai pas


toujours dit “non” »
par Hubert Beuve-Méry

Le fondateur et premier directeur du Monde, Hubert Beuve-Méry, s’est retiré en 1969,


comme Charles de Gaulle. C’est dire si celui qui signait ses éditoriaux Sirius a suivi
et commenté, de 1944 au terme de sa trajectoire politique, les faits et gestes du Général.
Un commentaire acide, parfois cruel, même si, contrairement à la légende, Hubert Beuve-
Méry n’a pas toujours été l’homme du « non » têtu : à deux reprises, en 1958 après le retour
au pouvoir de De Gaulle, son « oui » a compté en approuvant les nouvelles institutions
et le processus d’indépendance en Algérie. Dans cet extrait de l’avant-propos d’un recueil
de ses éditoriaux, Hubert Beuve-Méry restitue le dialogue qu’il eut avec le Général en 1958.

HUBERT L’entretien demandé eut lieu le 18 sep- avez pris un chemin différent (allusion au
BEUVE-MÉRY tembre. Le Monde, la très prochaine visite second référendum de 1946 sur la Constitu-
(1902-1989)
En 1944, l’ancien du chancelier Adenauer, l’Algérie, les pro- tion), j’ai su que vous n’étiez pas des miens.
résistant est jets financiers de M. Pinay, le référendum Peut-être d’ailleurs n’en avez-vous jamais
rédacteur
en chef de sur une nouvelle Constitution inspirée du été… »
l’hebdomadaire discours de Bayeux mais aussi des ré- B.-M. : « En effet, mon général, du moins
Temps présent.
Il est sollicité flexions d’un comité de juristes et d’hommes sous cette forme. Cependant, si un jour
pour créer politiques, devaient en être les principaux Le Monde cessait de vous amuser, si vous le
et diriger
Le Monde, une thèmes. Voici, d’après les notes prises dès considériez comme un obstacle à la politique
responsabilité mon retour au journal, l’essentiel de ce long que vous estimeriez indispensable pour le sa-
qu’il assumera
jusqu’en 1969, tête-à-tête. lut du pays, il vous suffirait de me le dire. Ou
après avoir plutôt de me l’écrire. Je devrais en tirer les
en quelques
années fait Sur Le Monde et la Constitution conséquences. »
de ce journal De Gaulle : « Ah! Le Monde… Je vois le talent, De Gaulle : « Vous dites cela, mais vous savez
une institution.
le succès, le tirage. On le lit. Je le lis et je bien que je suis pour la liberté de la presse. »
m’amuse beaucoup. Vous en savez des choses… B.-M. : « Sans doute, et c’est grâce à vous
C’est très divertissant les journaux… » qu’on doit de pouvoir lire Le Monde
B.-M. : « Mon général, ce n’est pas tout à fait aujourd’hui en Algérie. Mais à l’origine du
le but que nous poursuivions en faisant ce journal, il y a eu expropriation pour raison
journal avec les difficultés que vous savez, d’État et je ne me suis jamais considéré que
mais, après tout, les rois de France avaient comme libre gestionnaire d’une sorte de ser-
leurs bouffons qui parfois rendaient service vice d’intérêt public. Je répète qu’une lettre
tout en les amusant. » de vous… »
De Gaulle : « Je n’ai pas dit cela… Il y a De Gaulle : « Eh bien ! cela vous honore.
quinze ans, je croyais, comme aujourd’hui, N’empêche que sans moi, Monsieur Beuve-
que les institutions de la France devaient être Méry, aujourd’hui, vous seriez pendu. »
réformées, transformées et que cela ne pou- B.-M. : « Qui sait ? mon général. Peut-être ne
vait se faire qu’autour de moi. Quand vous suis-je encore qu’en sursis? »

d 84 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


DÉBATS

Sur l’Algérie et l’armée B.-M. : « N’empêche que nous en sommes à


De Gaulle : « Si vous êtes pour l’indépen- envisager son concours en vue de notre réta-
dance, dites-le donc. Pourquoi ne le dites-vous blissement financier. »
pas ? Ce qu’il faut c’est transformer l’Algérie, De Gaulle : « Moi, je n’ai jamais rien
lui donner des écoles, élever son niveau de vie. demandé. L’Allemagne, elle vient me voir… »
Autrefois c’était impossible. Aujourd’hui c’est
possible grâce au Sahara, au pétrole… Ah ! Sur la monarchie
naturellement vous ne croyez pas non plus au Au terme de l’entretien, je risque une ques-
pétrole, mais si les peuples du Moyen-Orient tion sur les égards extraordinaires que le
ont peu ou mal profité du pétrole c’est juste- Général témoigne au comte de Paris.
ment parce qu’ils étaient indépendants. N’avait-il pas écrit à celui-ci lors du mariage
« En Algérie, on a pu craindre, à certains de son fils Henri avec Marie-Thérèse de Wür-
moments, un soulèvement généralisé ; temberg : « …votre avenir, celui du prince
aujourd’hui c’est impossible. » Henri, celui des vôtres sont intégrés aux
B.-M. : « Oui, il y a l’armée que vous vous espérances de la France. Je salue cette union
appliquez à reprendre en mains, mais ne pou- que Dieu va bénir comme un grand événe-
vez-vous craindre d’en être un jour ou l’autre, ment national. »
si j’ose dire, l’otage… ? »
De Gaulle : « L’otage ? On n’est jamais un De Gaulle : « Naturellement, vous me croyez
otage si on ne veut pas l’être. Il est vrai que monarchiste. J’ai un grand respect pour la
dans certaines circonstances s’en aller peut monarchie. Elle a fait la France, mais elle n’a
être le seul moyen de l’éviter. » pas su s’adapter quand il le fallait.
B.-M. : « Mais dans votre maison, ici même, Aujourd’hui tout cela est terminé. Ce serait
mon général, vous êtes loin d’être toujours ridicule… »
obéi. »
De Gaulle : « Bien sûr, je ne suis pas obéi. On ****
n’est jamais obéi. Et moi, est-ce que j’ai obéi? » Il n’y eut pas d’autre entretien de ce genre.
B.-M. : « ! ! ! » Le 21 juin 1960, le Général, suivi de son cor-
tège habituel, traversait les salons du Palais-
Sur l’Allemagne Royal où le président du Conseil constitution-
J’en viens à parler de ce qu’il faut bien ap- nel donnait sa réception annuelle. La veille,
peler la décadence de la France après la trop j’avais écrit, à propos du projet de rencontre
coûteuse victoire de 1918 qui a surtout profité qui devait avorter à Melun, qu’un million de
à nos alliés. J’aimerais savoir si le fond est Français ne pourraient indéfiniment imposer
touché, la remontée enfin en vue… leur loi à neuf millions d’Algériens, qu’un
temps précieux avait été perdu et que le « ces-
De Gaulle : « Le fond ? Il n’y a jamais de sez-le-feu » ne pouvait plus être la condition
fond. » préalable de toute négociation. Le Général
B.-M. : « Pourtant l’Allemagne, il y a treize ayant fait allusion à cet article en passant de-
ans, a bien touché le fond et depuis… » vant moi, j’en profitai pour lui demander un
De Gaulle : « L’Allemagne, elle vous fait tel- nouvel entretien privé. « À quoi bon ? Vous
lement envie avec sa double capitale, ses trou- connaissez mes idées et moi je connais les
pes d’occupation, ses millions de réfugiés ? » vôtres. Alors… »

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 85


d
DÉBATS

Ce congé – à demi public – n’appelait pas de mon général, vous savez que je n’ai pas tou-
réplique, mais le Général revint un instant jours dit “non”. »
sur ses pas. « Et puis, vous êtes comme Mé- Ainsi prirent fin mes relations personnelles
phisto. – ! ! ! – … Mais oui, rappelez-vous, avec le chef de l’État. n n n
quand Méphisto dit à Faust : “Ich bin der 1. « Je suis l’esprit qui toujours nie. »

Geist, der stets verneint 1.” » Revenu de ma sur- Onze ans de règne. 1958-1969
prise, je ne pus que répondre : « Pas toujours, © Flammarion, 1974

« Le gaullisme vit sans lois »


par François Mitterrand

Dans son pamphlet, Le Coup d’État permanent, François Mitterrand s’oppose à


la Ve République et à Charles de Gaulle. À la mort de ce dernier, il lui rend hommage
en soulignant que l’homme « ne méritait pas de tiédeur, surtout quand on le combattait ».
Selon l’historien Sudhir Hazareesingh, le plus virulent opposant politique, après
avoir adopté l’édifice institutionnel de la Ve République, est celui qui « a peut-être
consciemment essayé de se mettre au même niveau que son prédécesseur en se campant
dans un personnage très monarchique et c’est pour cela qu’il a échoué dans sa fin de règne
catastrophique ». Le Coup d’État permanent, longtemps indisponible, son auteur étant
opposé à sa réédition, a reparu, en 1993, dans la collection de poche 10/18.

FRANÇOIS Le gaullisme vit sans lois. Il avance au flair. core pardonné à la IVe République sa faiblesse
MITTERRAND
(1916-1996) D’un coup d’État à l’autre il prétend construire gouvernementale et le ressentiment les conduit
Plusieurs fois un État, ignorant qu’il n’a réussi qu’à sacrali- à oublier qu’ils doivent à ce régime la recons-
ministre sous la
IVe République,
ser l’aventure. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre truction de leur pays. Ils ont trop souffert et
il conteste de combat. Alors qu’un homme s’est emparé trop longtemps d’avoir joué le rôle de l’homme
le retour de
De Gaulle
de la France et que la majorité des Français y malade de l’Europe par la faute d’une perpé-
au pouvoir consent, la minorité qui résiste a besoin de tuelle crise politique pour entendre au-
en 1958. Il
publie, en 1964,
connaître l’ampleur de l’enjeu. Son courage et jourd’hui raison. Que si cette crise n’a pas
Le Coup d’État sa ténacité s’affermiront quand elle saura, sans réellement atteint le potentiel de la France ils
permanent et
met le Général
doute possible, qu’elle témoigne pour la justice acquiescent cependant la propagande habile
en ballottage et pour la liberté. J’appartiens à cette minorité. qui leur vante la stabilité intérieure et le pres-
à l’élection
présidentielle
Mais en analysant le mécanisme du coup d’État tige international recouvrés grâce au général
de 1965. permanent qui a ruiné la République j’ai voulu de Gaulle. De Gaulle les tranquillise, tandis que
aussi la mettre en garde contre elle-même. Je le Parlement, les partis, les congrès, les contro-
n’ai pas tracé les lignes d’un programme d’ac- verses idéologiques continuent de les inquiéter.
tion mais seulement tenté de lui rappeler les Ils redoutent d’avoir à revenir en arrière. Et de
principes sans lesquels l’autorité devient tyran- Gaulle qui le sait pince cette corde chaque fois
nie et l’ordre injustice. Vingt-cinq ans de mal- qu’il souhaite les rameuter.
heurs nationaux et d’insécurité politique ont Dans le procès intenté au régime déchu l’his-
rendu les Français craintifs. Ils n’ont pas en- torien démêlera le vrai du faux. Tel n’est pas

d 86 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


DÉBATS

l’objet de ce livre qui ne plaide ni pour ni contre général de Gaulle valident à l’avance la compé-
le passé. J’aurais atteint mon but si j’ai contri- tition des aventuriers pour sa succession. Ceux
bué à démystifier le phénomène gaulliste en qui ont employé, avec succès, la force contre la
montrant comment par un extraordinaire sub- loi, qui ont renversé la République alors qu’ils
terfuge le nouveau pouvoir au lieu de consoli- n’étaient que d’obscurs conjurés, auront-ils
der l’État le démantèle, comment au lieu de moins d’audace maintenant qu’ils tiennent
restaurer le respect de la loi il pervertit l’esprit l’État, qu’ils occupent les ministères, qu’ils dis-
civique, comment au lieu de confier au peuple posent des studios de la radiotélévision, qu’ils
la maîtrise de son destin il le confisque. Criti- paient la police politique, qu’ils contrôlent les
quer le système, dénoncer le gouvernement, fonds secrets? Qui croira qu’ils mettront moins
accuser le régime et ménager l’homme par qui d’ardeur à conserver le Pouvoir qu’ils n’en
ils existent eût été facile mais malhonnête. On mirent à le conquérir? […]
a peut-être remarqué que je n’avais pas abusé Un dictateur, en effet, n’a pas de concurrent à
de cette précaution. De l’effritement progressif sa taille tant que le peuple ne relève pas le défi.
des institutions, de la disparition du contrôle Imaginer qu’un dictateur n’a d’appétit que pour
parlementaire, du retour en force de la justice le sang et n’aime que la terreur serait une sot-
d’exception, de l’arbitraire policier, de la pro- tise. Mais il sait que s’il abandonne ou néglige
pagande totalitaire, le général de Gaulle assume les moyens de son pouvoir il tombe dans la
la pleine, l’entière responsabilité. Je l’ai noté trappe d’Ubu. Il lui faut sa police, sa justice, son
un peu plus haut : son personnage vaut mieux officine de propagande, ses armes de séduction
que son œuvre. Lui, a gagné sa partie. La pos- et de répression. Privé d’elles, un jour ou
térité retiendra son nom, s’attachera à son ca- l’autre, il verra le peuple sortir de sa torpeur,
ractère. Mais la France ? Elle aura appris du hurler à la tyrannie, brûler les palais officiels.
plus illustre de nos contemporains le mépris de Même s’il pense qu’il n’a pas opprimé les
la loi et l’oubli des principes qui commandent citoyens, qu’il n’a pas bafoué les lois, qu’il n’a
l’équilibre d’une société démocratique. Je sais pas moqué les mœurs, qu’il a favorisé le pro-
qu’il est difficile de se faire entendre sur ce grès, qu’il a aidé les arts, qu’il a respecté les
point car le comportement du général de Gaulle coutumes, le cri qui montera vers lui sera le cri
entretient l’illusion d’une République musclée de la vengeance. Il s’en étonnera. Peut-être en
mais débonnaire, forte mais souple. L’opinion souffrira-t-il comme d’une injustice. Peut-être
n’aperçoit pas que son libéralisme reste stric- en sera-ce une. Peut-être préférera-t-il la mort
tement proportionnel à la marge de sécurité à ce qu’il appellera l’ingratitude. Mais il ne
dont le pouvoir absolu dispose, que toutes les comprendra pas ce qu’il n’est pas apte à com-
issues sont déjà bouchées par où la liberté vou- prendre : que le pouvoir d’un seul, même consa-
drait un jour passer. D’une certaine façon je la cré pour un temps par le consentement général,
comprends quand elle préfère de Gaulle au insulte le peuple des citoyens, que l’abus ne
gaullisme et aux gaullistes, comme si elle pres- réside pas dans l’usage qu’il fait de son pouvoir
sentait obscurément qu’il est seul en mesure mais dans la nature même de ce pouvoir.
de limiter les méfaits du système qu’il a institué Précisément la mission de l’opposition est
et de freiner les excès du parti qu’il a élevé. de préparer ce moment et de s’y préparer.
Mais qu’elle ne se rassure pas trop vite! Le coup À cette fin il importe qu’elle s’affirme sans
d’État colle à la peau de ses auteurs. Les argu- accommodements. […] n n n
ments invoqués pour justifier l’avènement du Le Coup d’État permanent © Plon, 1964

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 87


d
DÉBATS

« Un système conçu et modelé


pour et par un homme »
par Pierre Mendès France

L’ancien président du Conseil n’a pas cessé de rendre hommage au général de Gaulle
et à la lutte qu’il animait en 1940. En revanche, il n’a pas cessé de s’opposer à l’homme
politique à qui il reprochait d’avoir « ramené en France, une vingtaine d’années plus tard,
une sorte de monarchie paternaliste ». Le 1er juin 1958, il se prononce à l’Assemblée
nationale contre l’investiture du général de Gaulle rappelé au pouvoir par le président
de la République, René Coty. À la critique politique, il ajoutait une réfutation de
la politique économique, comme le souligne l’extrait proposé, en assurant que la gestion
du Général aggravait les inégalités, favorisait l’affairisme et un « capitalisme égoïste
qu’il avait au temps de Londres amèrement dénoncé ».

PIERRE De Gaulle et le peuple mées ici, tandis qu’ailleurs, dans les « popo-
MENDÈS
FRANCE
français tes », les assurances inverses étaient prodi-
(1907-1982) Assez étrangement, tout s’est passé comme si guées. Et ces tournées provinciales au cours
Ancien
président
le général de Gaulle de la Ve République s’était desquelles un grand homme, descendu de l’His-
du Conseil laissé convertir à certaines des conceptions toire, affectait de s’intéresser au prix du lait,
de 1954 à 1955,
il s’oppose
qu’il avait dénoncées avec tant de hauteur aux chemins ruraux, aux adductions d’eau
aux institutions autrefois. Au sein des périls et des drames, il potable, et répétait chaque jour dans vingt
politiques de la
Ve République.
avait incarné l’idéal éternel contre le réalisme bourgades, le même discours, faisant applaudir
Figure court, les grands buts lointains contre les vingt fois les mêmes boutades et les mêmes
de la gauche,
il incarne
intérêts immédiats, la revendication du droit clichés. Et encore ces référendums-plébiscites
la rigueur et contre la religion de la force et le machiavé- où l’électeur se voyait contraint au « oui » par
l’intégrité
en politique.
lisme. Comment sonder ce qui s’est passé dans l’arrangement captieux des questions posées,
le cœur et dans l’esprit d’un être si secret et multiples mais indissociables; procédé auquel
comment savoir ce qui a pu le conduire plus il s’était refusé en octobre 1945 mais qui devint
tard à des comportements si mal conciliables systématique sous la Ve République.
avec son passé ? Sans doute de Gaulle ne croyait-il plus que
Probablement, les Français et la France elle- les Français fussent un peuple majeur et di-
même, tels qu’il les a jugés dans la dernière gnes de l’honneur que leur avait fait le jeune
partie de sa vie, n’étaient pas ceux ni celle aux- chef de la France libre. Mais c’est justement
quels il s’était adressé pendant la grande ba- ce que les Français, lorsqu’ils en eurent l’in-
taille. Car enfin quelle dose de mépris ne ré- tuition, n’acceptèrent pas. Leur vote du 27 avril
vèlent-elles pas, ces approches ambiguës qui 1969 […], c’était le refus de la main forcée et du
ont précédé, accompagné et favorisé les événe- blanc-seing perpétuellement renouvelés.
ments de mai 1958 pour finalement donner au Du moins, admettra-t-on qu’ayant perdu ce
coup d’État comme un revêtement de légalité. jour-là le pari qu’il avait fait […], de Gaulle en
Et plus tard ces habiletés, ces réticences, ces tira, sans réserve, les conséquences qu’il avait
contradictions de 1958 à 1962, les promesses déterminées et définies d’avance.
d’autodétermination et de générosité procla- Il n’en reste pas moins qu’un grave tort a été

d 88 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


DÉBATS

porté aux chances d’une démocratie moderne Malaises et contestations plus aigus encore
en France et que nous n’avons pas fini d’en parmi les jeunes que parmi les autres mem-
payer le prix. Car si la démocratie est un bres de la communauté nationale et cela
contrat clair entre le peuple et ceux qui agis- aussi mérite réflexion. Car la démocratie,
sent en son nom, la Ve République ne peut c’est enfin l’ouverture de nouvelles chances
être, en dernière analyse, jugée autrement que et de nouveaux espoirs à tous ceux qui, en
comme une période de régression, à peine face d’un équilibre social injuste, aspirent à
masquée par d’innombrables élections qui ne un meilleur avenir et les jeunes sont toujours
maintenaient que les formes extérieures de la au premier rang de ceux-là. Chaque fois que
démocratie ; jamais on n’a tant voté et jamais la France a fait peau neuve dans le passé,
le peuple n’a été aussi peu appelé à décider. c’était avec le concours actif des jeunes. Non
Ceux qui approuvent le plus de Gaulle et son pas qu’ils puissent seuls transformer une so-
régime mettent volontiers à son actif ses ha- ciété quand elle est vieillie ou assujettie à des
biletés, ses roueries ; qu’il s’agisse du proces- intérêts conservateurs, mais parce que, les
sus du retour au pouvoir en 1958, de la solu- yeux spontanément tournés vers les lende-
tion algérienne, de la politique étrangère, mains, moins attachés aux droits acquis, plus
nous avons lu cent fois l’éloge de la ruse, du désintéressés, ils apportent, aux grands mou-
secret et du double jeu. Mais on ne trouve ja- vements collectifs vers le progrès, le levain
mais les mots de moralité politique, de pro- indispensable et, aux réformes, aux muta-
bité, de droiture, sous la plume des fidèles de tions auxquelles ils donnent leur soutien, la
l’ancien Président, et des méthodes que cha-
cun condamnerait dans la vie privée ou pro- La Ve République ne peut être jugée
fessionnelle sont présentées par eux comme que comme une période de régression,
louables et excellentes dans la vie publique. à peine masquée par d’innombrables
La démocratie politique et sociale, c’est élections qui ne maintenaient que les
aussi la gestion des affaires communes au formes extérieures de la démocratie.
profit du plus grand nombre. Or on a vu de
Gaulle présider à l’aggravation des inégalités promesse de la durée. Comment un homme
et de l’affairisme, à l’insolente remontée d’un aussi nourri d’histoire que de Gaulle a-t-il pu
capitalisme égoïste qu’il avait, au temps de ignorer cette leçon du passé au point de ne
Londres, amèrement dénoncé. La croissance jamais chercher, en douze ans d’exercice du
économique de la période gaulliste a profité pouvoir, à nouer le dialogue avec les jeunes ?
beaucoup plus largement aux catégories pos- Ceux-ci en tout cas l’ont bien ressenti et la
sédantes qu’aux autres. Même si, dans l’en- méfiance et même une sourde irritation réci-
semble, le sort de ces dernières s’est amélioré, proques n’ont pas cessé de caractériser cette
il en a été de même, mais proportionnellement période. Or un régime et une politique désa-
beaucoup plus, pour une bourgeoisie d’af- voués par les nouvelles générations, d’évi-
faires dont les intérêts n’ont pas cessé d’être dence, ne survivront pas.
protégés par le pouvoir depuis 1958. Ce désé- On peut donc se demander ce que va devenir
quilibre aggravé, joint à la mauvaise foi démo- un système conçu et modelé pour et par un
cratique, explique sans aucun doute les ma- homme et ne laissant subsister qu’un sem-
laises et les contestations qui sont devenus la blant de gouvernement et un décor vaguement
trame quotidienne de notre vie politique. parlementaire. De Gaulle n’a pas fixé lui-même

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 89


d
DÉBATS

le terme de sa magistrature, pas plus qu’il n’a met de croire que le régime fonctionnera dans
choisi son successeur. Celui-ci, bien que fidèle l’avenir sans de très larges modifications ; ni
à certains traits de la politique gaulliste, a vi- qu’il fournira les procédures et les équipes
siblement voulu, avec le concours de son Pre- susceptibles, le jour venu, de réaliser les mu-
mier ministre, donner une image renouvelée tations politiques et surtout sociales qui res-
et transformée du pouvoir suprême de l’État. tent nécessaires à notre pays ; on a tout lieu de
Mais le pouvoir personnel, ayant placé l’essen- croire, au contraire, que celles-ci se réaliseront
tiel en viager, laisse peu d’héritage quant aux à travers des tensions aiguës, comme cela a été
institutions, et il serait bien présomptueux de le cas, dans le passé, chaque fois qu’un système
prétendre dire aujourd’hui comment s’agen- politique a été fondé sur le seul prestige d’un
ceront, dans l’avenir, les relations du Président homme, auquel un autre succède en droit, sans
avec les gouvernements et les assemblées qui pouvoir le remplacer en fait dans les mêmes
chercheront inévitablement à retrouver plus conditions. n n n
de droits. Aucun précédent historique ne per- La vérité guidait leurs pas © Gallimard, 1976

« On peut enrager qu’il soit passé


au large de l’Europe »
Par Françoise Giroud

En 1953, à 37 ans, Françoise Giroud prend la direction de L’Express, qu’elle a fondé


avec Jean-Jacques Servan-Schreiber. L’équipe dirigeante soutient inlassablement
Pierre Mendès France dans l’espoir de le porter au pouvoir. L’objectif sera atteint,
en 1954, avec sa nomination à la présidence du Conseil. Sa démission en février 1955
sous la pression des oppositions et les conditions de l’effondrement de la IVe République
alimentent chez Françoise Giroud un antigaullisme viscéral. En sa qualité de directrice
de L’Express, c’est elle qui relisait le « Bloc-Notes » de François Mauriac, fervent
soutien du Général. Le journaliste était scandalisé par la couverture antigaulliste de
l’hebdomadaire et lui écrivit en 1959 : « Il me semble pourtant que le respect à la personne
de De Gaulle et à son caractère devrait s’imposer à vous. »

FRANÇOISE J’ai noué avec le général de Gaulle une rela- Londres à travers l’une de ces grandes boîtes
GIROUD
(1916-2003) tion qui pourrait être dite sentimentale. Donc en bois qu’on appelait TSF. Je n’étais rien
Journaliste et impropre à l’objectivité. qu’une jeune fille ignorante et meurtrie.
écrivaine. Si elle
appelle à voter
Il est lié à jamais dans mon cœur à ces L’Appel du 18 juin ne s’adressait pas aux jeu-
Mitterrand journées de 1940 où j’ai vu la France se cou- nes filles. Mais à l’instant même, j’ai pensé
en 1974, elle
accepte le poste
cher. J’en ressens encore la douleur, l’humi- que ce militaire, au moins, sauvait l’honneur
de secrétaire liation, la brûlure en même temps que la perdu, et qu’il avait un nom magique.
d’État en charge
de la Condition
stupeur, incommunicables, à qui ne les a pas Plus tard, ce nom est devenu le symbole de
féminine, après vécues. notre insoumission au funeste destin du pays.
l’élection de
Valéry Giscard
Le hasard a fait que, en quête d’informa- À Fresnes, le soir, à l’heure du couvre-feu, de
d’Estaing. tions, j’entende, alors, une voix qui parlait de la fenêtre de notre cellule nous hurlions : « Vive

d 90 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


DÉBATS

de Gaulle ! » Le cri roulait à travers toute la choisir seul les architectes des monuments
prison. De Gaulle, nous lui avions donné notre publics.
foi. On se souvient de ces choses-là. On peut considérer qu’il n’y avait pas de
La paix revenue, de Gaulle est sorti, à mes façon meilleure d’en finir avec la guerre d’Al-
yeux, de la mythologie. L’homme de pouvoir gérie et que de Gaulle, seul, pouvait faire digé-
s’est substitué au héros, comme la silhouette rer l’indépendance par l’Armée, fût-ce avec
d’éléphant à celle de l’échalas. Qu’il fût un les hoquets que l’on sait.
général républicain me rassurait. Mais il fai- On peut enfin adhérer à sa politique étran-
sait, comme tout le monde, de la politique. La gère.
magie, c’était fini. Mais on peut aussi déplorer que de Gaulle ait
Sans doute le héros et l’homme de pouvoir fait croire aux Français qu’ils avaient gagné la
sont-ils indissociables puisqu’ils procèdent de guerre de 40-45, au lieu qu’ils se ressaisissent de
la même ambition. Mais il y a chez le premier leur défaite comme le font les peuples vaincus.
de la folie, une folie souveraine. On peut enrager qu’il soit passé au large de
Une chose est d’avoir une certaine idée de la l’Europe, au moment où il eût été fécond d’en
France, une autre de décider, seul, qu’on l’in- accélérer la construction, au lieu qu’elle soit
carne et qu’elle est debout si l’on se tient de- douloureuse.
bout. Au-delà des sentiments, on reste, là, On peut constater qu’il a confié le gouverne-
fasciné. ment du pays à des Premiers ministres confits
Le trajet de l’homme de pouvoir n’a pas, à dans le conservatisme, aveugles à l’obsoles-
mes yeux, ce lustre. cence de notre système éducatif comme à
On peut admirer le pragmatisme, la ruse, celui de notre outil de production.
le verbe. On peut souscrire à la réforme des Que n’a-t-il usé de son prestige pour ébranler
institutions, encore que le système de mo- au moins quelques-unes des mortelles rigidi-
narchie élective où nous sommes ne soit tés de notre société ! n n n
pas sans danger si le pouvoir tombait De Gaulle en son siècle, tome 1,
d’aventure entre les mains d’un président Institut Charles-de-Gaulle, sept tomes
non démocrate, qui ne se contente pas de © Plon/La Documentation française, 1990

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 91


d
HOMMAGES

LE MODERNISATEUR

L
«
e gaullisme a sombré et volonté du président Bush d’intervenir en
de Gaulle émerge » de Régis Debray signifie Irak, d’autres comme Valéry Giscard d’Es-
qu’il magnifie avant tout l’homme du 18 juin taing l’ont été à leur manière. Par exemple,
1940 : le résistant, le libérateur. Paradoxale- en mai 1980, lorsqu’il a veillé à rester à l’écart
ment, les éloges répétés du philosophe, ancien des grands conflits entre l’Est et l’Ouest et
collaborateur de François Mitterrand à l’Ély- rencontré le numéro 1 soviétique Leonid
sée, ignorent les insuffisances politiques de Brejnev, quelques mois après l’intervention
ses gouvernements. Difficile d’être plus gaul- de Moscou en Afghanistan.
lien, à défaut d’être gaulliste. Rien à voir évi- Paradoxe en 1968, si le général de Gaulle ne
demment avec la ferveur de François Mauriac prend pas toute la mesure de la complexité
qui, en 1958, observe sceptique le retour du de la société française, il s’impose pourtant
Général au pouvoir. La situation en Algérie comme le grand modernisateur de ce pays en
et la manière de la gérer auront raison de ses proie aux troubles. Sa politique économique,
réticences et il sera par la suite un observa- avec un État fortement interventionniste, a
teur attentif et un laudateur sans faille. produit, selon de nombreux analystes, dans
Après l’homme du 18 juin 1940, c’est évidem- une France exsangue à la sortie de la guerre
ment la politique de décolonisation et la un effet dynamique popularisé par l’écono-
politique étrangère de non-alignement face miste Jean Fourastié sous le nom de Trente
En Corse, en
aux deux grands blocs qui expliquent, en par- Glorieuses, période qui, de 1945 à 1975, voit
novembre 1961, ticulier aujourd’hui, le consensus autour du la France se reconstruire, se développer et se
Charles de
Gaulle évoque
général de Gaulle. Figure emblématique de transformer.
l’indépendance la diplomatie américaine, Henry Kissinger C’est en creux le récit qu’en fait l’historien
de l’Algérie.
L’homme
assurera que le général avait « une perception Maurice Agulhon, qui relève que l’apport
du 18 Juin juste des choses ». du général de Gaulle a été d’avoir ancré la
est devenu
l’homme de la
Et si le plus gaullien de ses successeurs a été grandeur de la France dans la modernité de
décolonisation. Jacques Chirac qui, en 2003, s’est opposé à la l’époque. nnn A. AD.

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 93


d
HOMMAGES

« Une perception juste des choses… »


par Henry Kissinger

Au pouvoir, le général de Gaulle conduit une politique d’indépendance qui irrite


les Américains. La reconnaissance de la Chine en 1964, la sortie du commandement
intégré de l’Otan en 1966, le discours anti-impérialiste de Phnom-Penh, la même année,
alors que les Américains s’enfoncent dans le bourbier vietnamien, et la dénonciation
de la politique monétaire américaine ne sont que quelques repères dans ses choix et
sa volonté d’affirmation. Vingt ans après la mort du Général, l’ancien secrétaire d’État
Henry Kissinger, qui, en 1973, avait qualifié la France « d’enfant rebelle de l’Europe »,
relativisait la dimension conflictuelle des relations entre Paris et Washington.

HENRY Henry Kissinger : Je pense que Charles de de Gaulle avait été pour le moins ramené au
KISSINGER
(1923)
Gaulle fut un grand homme qui, à deux re- pouvoir par ceux qui avaient renversé la IVe Ré-
Diplomate prises, alors que son pays faisait face à une publique afin de conserver l’Algérie. Cela a
américain,
conseiller
tragédie nationale, a été en mesure de redon- constitué un autre exploit remarquable. En
à la Défense ner à la France sa dignité et son rôle dans le outre, sortir de cette tragédie – qui aurait pu
nationale
de 1969 à 1975,
monde. tourner en débâcle et être pour la France
ancien Il me semble que l’on n’a pas suffisamment l’équivalent de ce que fut le Vietnam pour les
secrétaire d’État
de Nixon de
reconnu l’exploit qu’a constitué le fait pour de États-Unis – au moyen d’une politique qui don-
1973 à 1977, Prix Gaulle, alors le plus jeune général de brigade nait au monde entier le sentiment que la Fran-
Nobel de la paix
en 1973. Dans
de l’armée française, d’apparaître à Londres ce était trop sûre d’elle-même et trop puissan-
ses mémoires, et de dire : « Je suis la France. » Aucun indi- te fut en soi un autre chef-d’œuvre. Je ne veux
À la Maison
Blanche
vidu normal n’aurait pu faire cela. Bien pas dire pour autant qu’à l’époque j’approuvais
1968-1973 qu’étant parfaitement inconnu, de Gaulle a systématiquement tout ce que de Gaulle repré-
(Fayard, 1979),
il revient sur
réussi le tour de force de redonner confiance sentait. Mais je crois qu’aux États-Unis, ses
ses rencontres à la France par un acte de foi suffisamment critiques n’ont pas compris que pour la France,
avec de Gaulle.
puissant pour venir à bout d’une situation si peu de temps après la perte de l’Algérie et
apparemment contraire. Pendant la guerre, il alors que le pays était encore marqué par le
est devenu la France. Cela permit à la France souvenir de la Seconde Guerre mondiale, le
de se trouver aux côtés des vainqueurs avec fait de se fondre dans une organisation supra-
une armée française, une certaine dignité et nationale aurait très bien pu aboutir à la fin
finalement un siège à la table de conférence. de toute dignité.
Parvenir à un tel résultat aurait en soi consti- […]
tué un véritable exploit alors que tout s’y oppo- Jean Béliard* : Quelle fut votre expérience
sait, notamment si l’on songe à la pléthore de personnelle ?
politiciens bien plus connus que de Gaulle ne H. K. : De Gaulle quitta ses fonctions peu de
l’était. temps après mon arrivée au gouvernement. Il
Mettre fin à la guerre d’Algérie et amener m’avait invité à venir le voir après ma nomi-
progressivement l’indépendance de l’Algérie nation comme conseiller pour les affaires de
dans des circonstances particulièrement tra sécurité nationale, mais le président Nixon ne
giques fut plus difficile encore étant donné que voulait pas que quiconque dans son adminis-

d 94 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


HOMMAGES

tration rencontrât de Gaulle avant lui-même, J. B. : Que pensez-vous de la question de


ce qui se comprenait parfaitement bien. l’Otan et du retrait du commandement inté-
J’ai assisté à une partie des discussions qui gré ?
eurent lieu entre le président Nixon et le pré- H. K. : Il faut considérer ce qui s’est produit
sident de Gaulle lors de leur rencontre de fé- ensuite. Je pense que parmi les pays euro-
vrier 1969 à Paris. Un mois plus tard, j’ai ac- péens, la contribution intellectuelle de la
cueilli de Gaulle à l’aéroport lors de son arrivée France à la défense de l’Europe a été la plus
à Washington pour les funérailles d’Eisen- importante, car en assumant une responsabi-
hower. J’étais présent à une partie des entre- lité bien à elle la France a été forcée de procé-
tiens entre lui et Nixon le jour des funérailles, der à des analyses sérieuses qu’il lui était
puis ensuite à la réception donnée à la Maison- alors impossible de déléguer à des états-ma-
Blanche : ce fut la dernière fois que je le vis. jors internationaux. En second lieu, si l’on
Ainsi je n’ai eu de contacts directs avec lui qu’à examine l’intégration de façon moins méca-
deux occasions différentes. J’ai parlé de ma nique que ne le font les Américains, que signi-
première rencontre avec lui à Paris dans mes fie-t-elle en fait ? Cela veut dire que des
mémoires White House Years. Lors d’un dîner troupes sont sous commandement de l’Otan
donné au palais de l’Élysée, de Gaulle fit signe à partir du moment où elles sont confiées à
à l’un de ses collaborateurs de me faire venir l’Otan. À mon avis, de Gaulle a pris une posi-
à lui et il me demanda sans détour : « Pourquoi tion pragmatique : si elle le désire, la France
ne vous retirez-vous pas du Vietnam ? » Ce à peut faire cela à tout moment, elle n’a nulle-
quoi je répondis : « Parce qu’un retrait soudain ment besoin de le faire à l’avance. Certes, le
pourrait créer pour nous un problème de cré- retrait français du commandement intégré
dibilité. » « Où donc ? », insista-t-il. À titre avait probablement de quoi blesser les Amé-
d’exemple je mentionnai alors le Moyen-Orient. ricains. Je pense que pratiquement cela n’a
Et de Gaulle répondit : « C’est très bizarre. Il
me semblait que c’était précisément au Moyen- Je ne critique pas son retrait de
Orient que le problème de crédibilité se posait l’Otan : il s’agissait d’un défi qui
pour vos ennemis. » Le lendemain, il fit à aurait pu avoir des conséquences
Nixon et à moi-même une présentation très bien plus négatives. Son attitude
éloquente de ses idées sur l’Europe, affirmant s’explique très bien.
qu’il n’y avait que des nations et que l’Europe
n’existait pas, expliquant ce qui différenciait eu que très peu de conséquences alors que sur
ces nations en termes très éloquents et le plan psychologique cela a entraîné des
d’ailleurs historiquement tout à fait fondés. À conséquences importantes. Je crois que je
un moment, en présence de De Gaulle, Nixon comprends les raisons qui l’ont amené à agir
me demanda : « Pouvez-vous donner au prési- ainsi. Était-ce inévitable ? Il pensait qu’après
dent votre opinion sur la présentation qu’il l’Algérie il devait affirmer l’identité de la
vient de faire? » Je pris alors la liberté de dire : France et s’inquiéter des développements
« Je l’ai trouvée fascinante. Mais je ne vois pas qu’il prévoyait probablement avec l’Alle-
comment le président empêchera l’Allemagne magne et les autres pays européens, la France
de dominer l’Europe qu’il vient de décrire. » allant devenir le centre de la politique euro-
Et de Gaulle de répliquer : « Par la guerre. » péenne. Je ne critique pas son retrait de
[…] l’Otan : il s’agissait d’un défi qui aurait pu

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 95


d
HOMMAGES

avoir des conséquences bien plus négatives. leur bonne volonté en échange. Il pensait que
Son attitude s’explique très bien. les Européens n’avaient pas de vision à long
[…] terme et cherchaient par trop à se trouver en
J. B. : Quelle est votre opinion sur le Consti- position de force. C’est alors qu’apparaît de
tution de 1958 ? Gaulle – qui, pour Roosevelt, ne représentait
H. K. : À l’époque, je pensais, à tort, que la pas grand-chose – avec sa prétention à incar-
Constitution de 1958 connaîtrait le sort de la ner la France, puis à demander que la France
IVe République dès qu’il y aurait un Premier ait ses propres unités, délivre Paris et occupe
ministre appartenant à un parti différent de une partie de l’Allemagne.
celui du président de la République. Je croyais L’effondrement de la France en 1940 fut
que le président n’aurait pas plus de pouvoirs autant moral que militaire. Même si, après la
que sous la IVe République, que le Premier mi- guerre, la France s’est trouvée dans le camp
nistre serait le personnage dominant, et que le des vainqueurs, ses dirigeants avaient
parlement aurait un rôle prépondérant. Mais conscience, malgré toute la rhétorique et peut-
les choses ne se sont pas déroulées ainsi. En être à cause d’elle, que la France avait été sau-
fait, cette Constitution a extraordinairement vée en grande partie grâce aux efforts des
bien fonctionné au point que désormais de autres. De Gaulle ressentait intuitivement ce
nombreux pays la copient. malaise d’ordre moral. Son objectif premier
[…] était de redonner à la France son identité et
J. B. : Dans son discours de Brazzaville en son intégrité. Pour Churchill et Roosevelt, le
1944, il a prédit l’indépendance de nos colonies but tangible sur lequel ils allaient concentrer
et s’en est fait le défenseur. leur attention était la victoire militaire. Pour
H. K. : L’expulsion de la Guinée de la Com- de Gaulle, l’objectif à atteindre était d’un ordre
munauté française signifiait symboliquement différent. La victoire serait privée de contenu
que la France n’avait pas à redouter l’indépen- si elle ne permettait pas que la France retrou-
dance de ses colonies… ve sa position et en fait son âme. Et de Gaulle
J. B. : Il est venu à bout de ces problèmes est parvenu à cela. n n n
grâce à sa personnalité exceptionnelle et à son
* Ancien ambassadeur, secrétaire général de l’Association du
intransigeance. traité de l’Atlantique.
H. K. : Encore faut-il pouvoir être en mesure De Gaulle en son siècle, tome I,
de faire preuve d’intransigeance, et sur ce Institut Charles de Gaulle, sept tomes
point il a très bien réussi. […] Il sut en fait se © Plon/La Documentation française, 1990
mettre dans une position telle qu’en 1944 il (Traduit de l’anglais par Frédéric Jamain)
n’était plus possible de revenir sur son rôle.
Les Américains aiment les solutions structu-
relles. C’est un fait que Franklin Roosevelt
n’aimait guère les Français ni leur façon d’être. Le 26 août 1945,
le général
Il était plus à l’aise avec les Britanniques, bien de Gaulle
qu’il ne les eût d’ailleurs pas appuyés tant que est fait citoyen
d’honneur
cela non plus. Roosevelt était très wilsonien. de New York
Si l’on considère la façon dont il s’est compor- par le maire
Fiorello
té à l’égard de Churchill à Téhéran, Roosevelt La Guardia
s’est rangé au côté des Russes pour obtenir (à gauche).

d 96 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


HOMMAGES

« Il nous voyait comme


un peuple errant »
par Shimon Peres

Le conflit israélo-palestinien devient en 1967, avec la guerre des Six Jours, un


marqueur de la politique étrangère du général de Gaulle. Dans le cadre d’une
conférence de presse, quelques mois après le conflit qui avait opposé Israël à ses
voisins arabes, il qualifiait les Juifs de « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ».
Si cette déclaration a troublé les dirigeants israéliens, elle a aussi provoqué
un traumatisme chez les Juifs de France. « Ce style, ces adjectifs, nous les connaissons
tous, ils appartiennent à Drumont, à Maurras », écrit Raymond Aron, en 1968, dans
De Gaulle, Israël et les Juifs. Dans son hommage, vingt ans après la mort du général,
Shimon Peres évoquait cette crispation tout en relativisant son importance.

SHIMON Charles de Gaulle a été la synthèse de traits ap- égocentrique, il s’est adressé au monde entier
PERES
(1923-2016)
paremment contradictoires. Homme de prin- et c’est pourquoi il a fini par être écouté par
Ancien Premier cipes et visionnaire, ignorant le doute, il a été le monde entier. Bien que totalement consé-
ministre
travailliste
animé par une volonté inflexible, une intégrité quent avec lui-même, ignorant le doute, entiè-
et président morale, une fermeté de caractère qui lui ont per- rement tendu vers une idée, et transporté par
d’Israël, Prix
Nobel de la paix
mis de se consacrer à sa tâche et à la réalisation sa propre vision de l’avenir, il pouvait faire
en 1994, avec de sa vision. Il avait un sens politique capable de preuve en même temps de souplesse et de fer-
Yasser Arafat
et Yitzhak Rabin.
cerner les nuances, saisir les détails et tirer les meté. C’est ce qui nous permet de com-
enseignements des faits, et de cristalliser les prendre comment ce conservateur, ce soldat,
espoirs et les aspirations de ses concitoyens. […] ce catholique, ce monarchiste par tempéra-
J’ai rencontré de Gaulle à plusieurs reprises ment, a su être un réformateur et un innova-
et j’ai été chaque fois surpris par sa stature teur. Cela explique aussi qu’il n’ait jamais
physique parce que, justement, elle corres- nourri de haine envers l’Allemagne. Elle
pond assez bien à sa stature intellectuelle. Ce était, pour lui, un grand pays, issu de l’his-
sont deux notions que la Bible évoque par les toire et elle occupait une place privilégiée
mêmes mots. Grâce à lui, je ressentis la pré- dans la conception philosophique et politique
sence authentique de l’histoire de son pays, qu’il se faisait de l’Europe de demain. Celui
la France de 1789, mais aussi celle de Jeanne qui fut le premier Français à combattre Hit-
d’Arc, d’Henri IV, des Lumières. […] ler avec l’acharnement que l’on sait, ne jeta
Sa pensée était structurée, dynamique et en pas pour autant l’anathème sur l’Allemagne
même temps pleine de résonances venant du et engagea, dès les premières années de son
passé. Cela lui permettait de modeler la gouvernement, une relation privilégiée avec
langue, tel un compositeur sa musique sur un Adenauer. De même, il considérait que la
rythme équilibré, sobre, non exempt de méta- réussite de l’Europe était une évidence qui
phore et tout à fait identifiable. lui donnait le droit de participer à la recons-
Ses discours évoquaient ceux de Démos- truction des autres continents, ce qui la dif-
thène. Loin des incertitudes d’une réflexion férenciait des États-Unis. Il a su prévoir le

d 98 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


HOMMAGES

processus de décolonisation en Afrique, tout le désert du sud ? » Ben Gourion répondit que
en préservant la nature spécifique des rela- les questions de l’immigration et de la paix le
tions franco-africaines. préoccupaient plus que le territoire : « Pourvu
Par ses premières déclarations, il sauva l’hon- que nous puissions obtenir la paix et faire ve-
neur bafoué de la France en offrant aux Fran- nir davantage de juifs, je suis prêt à me conten-
çais la vision d’une alliance pour la révolte et ter des frontières actuelles. »
la liberté et il stimula l’espoir en l’avenir. Son « Et d’où viendront-ils? », demanda de Gaulle,
appel aux Français émanait d’une vision glo- qui sembla réellement surpris. Ben Gourion
bale, voire planétaire des événements à venir. avait vu juste et les juifs sont arrivés massive-
Il nous a laissé une conception du monde tel ment d’Afrique du Nord, d’Europe, d’Amérique
qu’il le voyait, où le peuple français, et plus et aujourd’hui d’Union soviétique.
généralement l’Europe, joue un rôle central.
Rôle qui, par la force des choses, signifiait Même lorsqu’il s’est trompé ou
également un lourd fardeau dont il était plei- a échoué, de Gaulle est resté un
nement conscient. acteur majeur de l’histoire, le
Israël était pour de Gaulle un phénomène uni- dernier de sa génération. Sa vie est
que, digne d’attention, un pays courageux, un drame flamboyant et épique.
combatif, indépendant, ayant des liens étroits
avec la France. Sa connaissance des juifs était C’est dans ce contexte que sa déclaration à
certes limitée. Il nous voyait comme un peuple propos du peuple juif dominateur provoqua un
errant, privé de ses terres, et dont la grandeur tel choc en Israël et inspira la lettre détaillée
était ternie par l’exil. Pour lui il était inconce- que lui écrivit Ben Gourion, qui n’était plus à
vable que sans foyer national, sans armée, un l’époque qu’un simple citoyen. De Gaulle lui
peuple put conserver une identité nationale. Je répondit en s’excusant et en expliquant que son
me souviens de ce qu’il m’avait dit lors de notre intention n’avait pas été de critiquer le peuple
première rencontre : « Je sais que les Israéliens juif, et que sa définition n’était pas nécessaire-
sont d’excellents soldats et des fermiers remar- ment négative.
quables. » J’en conclus que son attitude à l’égard En tout état de cause, même lorsqu’il s’est
d’Israël n’était pas inspirée par l’histoire du trompé ou a échoué, de Gaulle est resté un ac-
peuple juif, mais qu’elle avait comme point de teur majeur de l’histoire, le dernier de sa géné-
départ la proclamation de notre indépendance. ration. Sa vie est un drame flamboyant et épi-
Pour lui l’État d’Israël ne s’inscrit donc pas que, sa parole et ses écrits ont été le moyen par
dans la continuité de l’histoire juive, mais plu- lequel il a témoigné de lui-même et de son épo-
tôt comme une rupture de cette histoire, ce qui que sur un registre mythique et quasi surhu-
explique la surprise réelle qu’il manifesta à main. Israël, jamais, n’a oublié la compréhen-
David Ben Gourion lorsqu’ils se rencontrèrent sion, l’amitié que la France a montrée envers
en 1960. Je me rappelle bien cet après-midi nous et je dirai que si le Moyen-Orient a un cer-
dans le jardin de l’Élysée. « Dites-moi, deman- tain passé européen, j’espère qu’il aura aussi
da-t-il à notre Premier ministre, quelles sont un avenir européen commun, auquel le général
vos aspirations concernant les frontières d’Is- de Gaulle aura contribué. n n n
raël. Dites-le moi, cela restera entre nous. Je De Gaulle en son siècle, tome I,
sais que vous ne disposez que d’une faible su- Institut Charles de Gaulle, sept tomes
perficie. Voulez-vous les montagnes à l’est ou © Plon/La Documentation française, 1990

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 99


d
HOMMAGES

« La jeunesse en politique
est un mythe »
par François Mauriac

Lorsque Charles de Gaulle devient président du Conseil en 1958, l’écrivain et


journaliste François Mauriac désapprouve les conditions dans lesquelles s’opère le
retour au pouvoir de cet homme tant admiré. Rassuré sur ses intentions, il publie dans
son « Bloc-notes » de L’Express des commentaires en opposition avec les éditoriaux
antigaullistes de son fondateur, Jean-Jacques Servan-Schreiber. Quand celui-ci, en
mars 1961, use du mot « canaille » pour qualifier le Général, l’écrivain envoie sa lettre
de démission. Dans le premier texte du 14 février 1959, il marque son soutien au
Général en exprimant son inquiétude sur la situation en Algérie ; dans le second,
rédigé après la signature des accords d’Évian, qui mettent fin au conflit algérien, il ne
résiste pas à la tentation de tancer le sceptique patron de L’Express.

FRANÇOIS 14 février 1959 demi-siècle ne leur a rien appris : Clemen-


MAURIAC
(1885-1970)
Plus j’impatiente de gens avec mon culte d’une ceau, Churchill étaient des vieillards. Lénine,
Poète, écrivain personne, et plus je vois qu’en cette personne homme malade, n’avait pas d’âge.
engagé,
Prix Nobel de
menacée du chef de l’État – car, à quoi bon se C’est peu dire que certains des héros du
littérature, en crever les yeux ? il est menacé – subsiste la 13 mai jugent de Gaulle décevant. Que se pas-
1952. Journaliste
à L’Express, il
suprême chance de la République, de la liberté. serait-il le jour où ils décideraient de l’enfer-
défend dans son Les derniers incidents d’Alger, je ne suis pas mer dans le dilemme qui a déjà servi contre
« Bloc-Notes »
le Général.
de ceux qui en parlent en haussant les épaules. un autre président de la République : se sou-
Qu’un nouveau 13 mai s’élabore en Algérie, mettre ou se démettre ? Charles de Gaulle
qu’il puisse éclater à chaque instant, je n’en n’est pas de la race qui se soumet, ni de celle
jurerais pas, mais je ne puis me défendre d’y qui se démet sous la menace d’une faction.
penser. À partir de là, chacun peut imaginer que les
Cette fois, les conspirateurs se heurteraient choses tourneraient selon ce qu’il croit ou ce
à quelqu’un dont ils ont cru se servir. Ces les- qu’il espère. Pour moi, je crois, j’espère en la
siveurs de cervelles, et qui sont aussi des cer- fidélité de l’armée. La fidélité est la grande
velles lessivées, ne s’y connaissent pas en vertu pour de Gaulle. On sourit quand il res-
hommes. Avoir pris Charles de Gaulle pour suscite un vieux mot comme « féal », mais c’est
un instrument ! Il fallait être bien naïf. De dans ce mot que tient sa chance – et la nôtre.
Gaulle, pour eux, si grand qu’il fût, c’était un Il reste que le double refus de se soumettre et
vieux. Les âmes simples croient qu’un vieux de se démettre exposerait le président de la
est fini, quelle que soit sa gloire, parce qu’il République… À quoi ? Je le laisse à imaginer.
est vieux, mais qu’il peut être utilisé. À cela Ce mot de Machiavel : « La vie des princes ap-
se ramène, j’imagine, l’idée que nos conjurés, partient à quiconque ne craint pas de mourir. »
ou enfin quelques-uns d’entre eux, se faisaient J’en reviens au culte raisonné de la person-
du solitaire de Colombey. Or, la jeunesse, en ne. Dans la conjoncture historique qui est la
politique, est un mythe. L’Histoire du dernier nôtre, ce culte se confond non avec la volonté

d 100 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


HOMMAGES

de puissance d’un peuple, mais avec son ins- n’a rien créé, mais qu’il a profité des circons-
tinct de conservation en tant que peuple libre. tances qui eussent favorisé le premier venu.
Comment ne le voyez-vous pas, ô hommes de De Gaulle, en somme, a gagné à la loterie na-
la vieille gauche ? Comment ne vous pressez- tionale. Il ne cesse de gagner à cette loterie où
vous pas autour du chef de l’État? Qui d’autre les politiciens professionnels n’ont cessé
et quoi d’autre croyez-vous qu’il y ait entre d’être perdants. Cette chance scandaleuse, n’a-
votre poitrine et les hommes à mitraillette ? t-il donc rien fait pour la mériter ?
En 1918, durant la bataille autour de Kazan, Eh bien ! non, rien, et pas même les accords
Trotsky dénonçait « le pusillanime fatalisme d’Évian ; car, nous laisse entendre le direc-
historique qui, en toutes questions concrètes teur de L’Express, ce n’était pas malin de
et privées, se réfère passivement à des lois céder au FLN, et le premier Pinay venu en
générales, laissant de côté le ressort princi- aurait pu faire autant. Comment ose-t-il…
pal : l’individu vivant et agissant ». On a été à L’Express et j’ai été moi-même
Je le répète : « Comment ne le voyez-vous trop mêlé à ces débats depuis sept ans, pour
pas? » Ce n’est peut-être pas aveuglement chez ignorer ce que fut la répugnance du GRPA,
certains, mais persuasion qu’il faut laisser le ou enfin de certains de ses éléments, à la
pendule achever son parcours et que le retour collaboration, et plus encore, et par-dessus
à gauche est inéluctable. Selon cette vue, l’in- tout, à l’association avec la France. J’ai cru
dividu vivant et agissant fausse l’expérience, longtemps, quant à moi, qu’il ne s’y résigne-
ne sert qu’à retarder l’heure où la démocratie rait jamais. C’est cette phobie de l’adversaire
aura sa revanche. Je ne puis m’expliquer par qui aura été surmontée par de Gaulle seul
un autre raisonnement cette passivité har- et vaincue par lui seul. Seul, il a pu tenir tête
gneuse chez certains vaincus d’hier : ils ne à l’armée (à quel prix !) et seul convaincre
comptent plus que sur le pire… Ils ne comp- l’adversaire qu’il engageait la nation et qu’il
tent pas en tout cas sur l’action directe. Ils pouvait se fier à sa parole. L’esprit du plan
parlent, ils écrivent. À droite, on agit, mais de de Constantine a fini par triompher à Évian
Gaulle agit lui aussi. (après quatre ans d’embûches, de complots,
Le Nouveau Bloc-Notes, 1958-1960 d’attentats…) et a assuré une commune vic-
© Flammarion, 1961 toire à l’Algérie et à la France, et a rendu
possible du même coup l’achèvement de
Dimanche 1er avril 1962 cette Afrique nouvelle que nous a annoncée
Dans L’Express, J.-J. Servan-Schreiber écrit le président Senghor. Quel Pinay, quel Gail-
du général de Gaulle : « Je ne discerne pas lard, quel Mitterrand, quel Mendès France
clairement ce qu’il a fait de plus qu’aurait fait n’eussent été balayés en huit jours par le
à sa place et au bout de quatre ans, contraint premier général venu ? Mais il eût suffi de
comme lui par l’événement, un Félix Gaillard, tomates.
un Antoine Pinay. » Au vrai, l’Algérie, l’Afrique noire, le monde
J’ai choisi ce trait entre beaucoup d’autres, entier entrent pour peu, n’entrent pour rien
car il s’agit d’un journaliste politique, dont la dans cette rage des ennemis de De Gaulle. Ce
vocation propre est de croire au pouvoir que qui porte à son comble une haine cuite et re-
les hommes ont de créer l’événement (c’est ce cuite pendant quatre ans, c’est la malice som-
pouvoir qui définit l’homme d’État), ce qui me brement angélique qu’on lui prête d’obliger
frappe, c’est cette affirmation que de Gaulle ceux qui le haïssent à lui dire « oui ». Cette

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 101


d
HOMMAGES

carte forcée, c’est plus qu’ils n’en peuvent Je me fais de sa peine une image charmante…
souffrir. La pilule est amère, convenons-en. Et serait un autre homme que celui qu’il est ; et
je doute s’il y a d’autres exemples dans l’his- il paraîtrait sans doute moins haïssable à ses
toire d’une opération de cet ordre ; mais ce ennemis s’ils le sentaient attentif à les humi-
dont je ne doute pas (et bien que les raisons lier et à leur nuire, car ils auraient le senti-
m’échappent en partie du nouveau blanc- ment d’exister pour lui. C’est son indifféren-
seing qu’il nous demande par sa seconde ques- ce qui les désespère, ce regard qu’il porte au
tion), c’est qu’il est l’homme le moins capable loin par-dessus et par-delà toute une généra-
de mettre en mouvement ce grand appareil tion politique, qu’il a mise comme en paren-
pour le seul plaisir de rabaisser des gens dont thèse, qu’il ne se donne même pas la peine de
la grandeur n’est sûrement pas ce qui le gêne! combattre et qui est devant ses yeux comme
Un de Gaulle capable, en lisant L’Express, de si elle n’était pas. n n n
murmurer le vers de Néron : Le Nouveau Bloc-Notes © Flammarion, 1963

« Le gaullisme a sombré
et de Gaulle émerge »
par Régis Debray

Régis Debray appartient à une génération qui pestait contre le vieil homme et qui
tenait André Malraux « pour ringard et passéiste ». S’il n’est pas devenu gaulliste,
il n’en est pas moins devenu gaullien, comme en témoigne sa préface à l’édition récente
des Grands Discours de guerre du Général (Perrin). L’ancien compagnon d’armes
de Che Guevara en Bolivie, où il a été emprisonné plus de trois ans, de 1967 à 1970,
y explique que de Gaulle fut son dernier grand homme. « Le gaullisme a sombré
et de Gaulle émerge », écrit-il dans À demain de Gaulle, dont nous publions un extrait.

RÉGIS Au début des années soixante, les temps étaient mille fois plus séduisants, les tenants du Sud,
DEBRAY proches. On pestait contre le vieil homme. Par avec leur noire et belle colère : le salut par le
(1940)
Le philosophe sa faute, la France allait manquer à l’appel. carnage et les paysanneries en armes. Servan-
et écrivain L’homme nouveau pressait. Il s’annonçait de Schreiber, Gagarine et Frantz Fanon n’étaient
a préfacé
Les Grands tous côtés. Par où viendra-t-il? On discutait du d’accord sur rien, sauf sur ceci que de Gaulle
Discours point cardinal mais l’imminence de l’apoca- était un fétiche poussiéreux et qu’une huma-
de guerre, de
Charles de lypse ne souffrait pas contestation. Il y avait les nité régénérée nous attendait au coin de la pro-
Gaulle (Perrin), tenants de l’Ouest, le millénarisme de l’ordina- chaine décennie. Le premier nous l’assurait
et a publié
À demain teur, management et défi américain : le salut mondialiste, le deuxième communiste, le troi- Le général
de Gaulle de Gaulle passant
par l’Europe et la technologie. Il y avait les te- sième tiers-mondiste – mais quels que fussent en revue une
(Gallimard).
nants de l’Est, le millénarisme à l’ancienne, les voies et moyens, une chose était sûre : l’épo- unité des Forces
françaises libres,
communismes, agropoles et spoutnik : le salut que des nations et des religions serait bientôt en 1942,
par les soviets et l’électricité. Il y avait, enfin, derrière nous. Servan-Schreiber ne voyait pas à Londres.

d 102 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


HOMMAGES

de drapeaux dans les bureaux IBM; Gagarine voudrais seulement comprendre d’où viennent
n’avait pas rencontré le bon Dieu dans l’espace; à la fin nos rendez-vous manqués. Pourquoi
et Sartre rendait son diagnostic : l’Europe est nous sommes si nombreux à arriver en retard
foutue. « L’Européen, disait-il, n’a pu se faire dans notre propre vie. […]
homme qu’en fabriquant des esclaves et des Une incarnation réussie, c’est un boulet qui
monstres. » Ce continent gras et blême qui ne vous envoie par le fond. Un isme autour du cou.
sait parler que de lui-même n’était plus un sujet Un siècle passe, certains noyés remontent,
de l’histoire mais un club de bourreaux huma- d’autres pas. Encore accroché à son suffixe,
nistes – Sétif, Hanoï, Madagascar, Algérie. Marx gît par trois mille mètres de fond. Sans
« Quittons cette Europe qui n’en finit pas de doute va-t-il bientôt refaire surface. Laissons de
parler de l’homme tout en le massacrant par- côté la question de savoir si de Gaulle était gaul-
tout où elle le rencontre. » Ce que je fis, et dont liste, comme Marx marxiste, c’est-à-dire pas du
je ne me repens toujours pas. tout. Le gaullisme a sombré et de Gaulle émer-
Ne me faites pas dire : je préfère avoir eu tort ge – enfin rendu à lui-même. Le boulangisme a
avec Jean-Paul Sartre que raison avec de Gaulle. disparu, le général Boulanger ne remonte pas.
Ce que je regrette, c’est que Sartre ait si mal Le bonapartisme s’est éteint, le décret sur la
compris les raisons de ce pur Européen, de Comédie-Française à Moscou nous atteint.
Gaulle. Il m’en coûterait trop, aujourd’hui Seule le mort débarrasse le grand homme de
encore, d’avoir à choisir. Hommes authentiques ses valets de chambre, détracteurs ou courti-
tous les deux. Ils vivaient comme ils pensaient, sans, qui nous le rapetissent de son vivant, en
sans porte-à-faux. nous mettant le nez dessus. Nos partis pris
Je ne sais si ce fut le plus grand chagrin de confondent, sur le moment, les petites et les
De Gaulle ; mais ce fut sûrement une mal- grandes idioties, comme le spectateur trop en-
chance : les hommes de pensée, à peu d’excep- gagé les vrais et les faux immortels. Mais le
tions près, n’ont pas pris au sérieux le dernier « grand sculpteur » ne triche pas. Il attend la fin
de nos rois-philosophes qui ait pris au sérieux de la pièce en cours pour faire partir en fumée
la pensée. L’intelligentsia a grincé en 1958 et le glorieux en toc – désillusion ordinaire. Il ar-
hurlé en 1968, et elle avait sans doute raison. rive aussi, plus rarement, que le temps révèle
Mais soyons francs. De Gaulle, le reste du la dureté cristalline de ce qui nous paraissait
temps, nous faisait rigoler. fumée.
Entre « Le marxisme est l’horizon indispen- De Gaulle aurait cent ans cette année. Les
sable de notre temps » et « Le XXIe siècle sera vingt ans qui nous séparent de sa mort ont
spirituel ou ne sera pas », le cours des choses moins agrandi qu’épaissi sa silhouette, comme
semble pourtant faire le tri. Mais Sartre était si le mythe retrouvait lentement sa chair, à titre
notre oracle, et Malraux un gugusse. Lequel des posthume. Dieu, que la politique fait de tort à
deux, en Mai 68, fut convié à éclairer la Sor- l’histoire! n n n
bonne étudiante? À demain de Gaulle © Gallimard, 1990
J’ai perdu le goût de l’autoflagellation mais je
garde celui d’honorer les perdants. De Gaulle
et Malraux, durant vingt ans, ont été refoulés
par l’air du temps. Ils prennent à présent une
belle revanche mais à quoi bon? Il est trop tard
pour payer mes dettes. Et la fanfare fatigue. Je

d 104 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


HOMMAGES

Une autre idée de la grandeur


par Maurice Agulhon

L’historien Maurice Agulhon s’est intéressé à Charles de Gaulle, à l’issue de trois


rencontres qu’il détaille dans De Gaulle, histoire, symbole, mythe. Il précise même qu’il
est, à titre personnel, un citoyen classé à gauche et qu’il l’est resté d’ailleurs. Cela lui
est reproché par des lecteurs gaullistes (il serait trop critique) et des antigaullistes (il
serait trop fasciné). Il assume. Le grand mérite du Général est, selon lui, d’avoir
transformé la notion de grandeur. Dans les années 1920 et 1930, la grandeur de la
France, c’est d’être une puissance européenne et d’avoir le second plus grand empire
colonial. Dans les années 1960, de Gaulle a transformé cette vision : la France est
toujours grande, mais pour d’autres raisons qui ont un lien fondamental avec la
modernité de l’époque. C’est en cela qu’il est encore moderne.

MAURICE De Gaulle était un grand opportuniste – empres- « Qu’était donc de Gaulle ? », on ne voit pas
AGULHON
(1926-2014) sons-nous d’ajouter que, lorsqu’on admire Gam- d’autre réponse possible qu’une formule com-
Historien, betta et Jules Ferry, pour qui le mot a été créé, plexe : royaliste de tradition, de culture, de pré-
professeur
au Collège de ce mot et cette notion n’ont pas la connotation férence intime, de nostalgie, mais républicain
France de 1986 à péjorative que leur prête le langage usuel, ren- par raison froide : c’est sa raison qui lui a dit
1997. Spécialiste
de la France forcé par le vocabulaire révolutionnaire. Oppor- que l’intérêt national serait mieux servi par la
aux XIXe et tuniste donc, c’est bien la conclusion qui ressort république acceptée que par une guérilla anti-
XXe siècles,
il est l’auteur de du débat récurrent sur son étiquette politique. républicaine, monarchique ou fasciste 2.
De Gaulle, De Gaulle était-il royaliste? bonapartiste? répu- Cela est assez connu, cent commentateurs l’ont
histoire, symbole,
mythe (2000, blicain? Bonapartiste sûrement pas! Il faisait dit chacun à sa façon. Il est un peu plus original
Plon). plus que des réserves sur Napoléon III et même peut-être de considérer que ce type de conflit est
sur Napoléon Ier ; ou alors il faut écrire « bona- tout aussi présent dans l’autre grand choix his-
partiste », en donnant au mot le sens de catégo- torique de De Gaulle, celui de la décolonisation.
rie politique abstraite proposé par l’ouvrage Nous avons dit tout à l’heure qu’il était royaliste
classique de René Rémond 1. Royaliste, il l’était de culture et de préférence intime, ne pourrions-
sans guillemets (songeons à ses relations avec nous pas dire, et même à plus forte raison, qu’il
le comte de Paris), parce que les rois avaient fait était impérialiste (colonial) avec la même évi-
la France, et parce que la monarchie lui parais- dence? Comment d’ailleurs ne l’aurait-il pas été,
sait par nature plus capable de neutraliser les lui, formé à la « Belle Époque » où Lyautey para-
« ferments de dispersion » et le « régime des chevait brillamment au Maroc l’expansion fran-
partis ». Et cependant il a choisi d’être républi- çaise? La France entière l’était, à la seule excep-
cain parce que la majorité du peuple était deve- tion d’une mince frange de révolutionnaires. À
nue républicaine, et que, du point de vue de la plus forte raison un jeune officier hyperpatriote.
santé de la nation, il valait mieux accepter ce Or, c’est ce même homme qui, un demi-siècle
que voulait le peuple que d’intriguer ou de après, a lâché l’« Empire », pour s’être convaincu
conspirer pour d’improbables restaurations. que, dans le monde d’après 1945, des combats
Quitte à faire évoluer la république vers une d’arrière-garde pour conserver les colonies ne
forme de quasi-monarchie. À la question posée : pourraient plus faire que du tort à la France.

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 105


d
HOMMAGES

La décolonisation acceptée, quand on a été que la marche du monde allait irrésistiblement


formé à l’Empire, c’est la République acceptée, vers l’égalité des sanctuaires comme elle allait
quand on a été épris des Capétiens. vers l’égalité des sexes, et des citoyens, et des
Restait le rang. Dès le début du XXe siècle les nations.
observateurs et les savants 3 étaient Cette marche irrésistible, pourtant, il ne
conscients du fait que la France était devan- l’aimait pas. Chrétien, puritain, homme d’or-
cée par l’Angleterre, l’Allemagne, les États- dre… Et c’est probablement le conflit entre son
Unis dans l’ordre industriel, mais ils se ras- passéisme viscéral, son pessimisme profond, et
suraient en écrivant que, du moment que son acceptation pourtant du monde réel pour y
« nous » possédions le plus grand empire sauvegarder la force nationale, qui explique le
colonial du monde après les Britanniques, mieux le caractère tendu de son personnage,
nous ne pouvions pas nous situer plus bas ses tentations récurrentes de découragement et
qu’au deuxième rang mondial. Mais qu’en de désespoir 6.
est-il, dans cette perspective, si l’Empire est Et c’est aussi pourquoi peut-être son écrivain
perdu ? La rétrogradation va donc être iné- préféré dans la littérature française était Cha-
vitable ? Alors survient le volontarisme éco- teaubriand, lui aussi passéiste d’instinct devenu
nomique gaullien. Si la France ne peut plus libéral par acceptation de codes nouveaux, su-
être au sommet grâce à des possessions ter- bis sans être aimés 7.
ritoriales, il faut qu’elle y remonte par l’ex- Dans l’ordre idéologique et politique, tous les
cellence intellectuelle, technique, indus- choix faits par de Gaulle peuvent être discutés,
trielle. On ne comprendrait pas sans cela et l’ont été. Nous aussi, dans d’autres ouvrages,
l’enthousiasme que de Gaulle, et Pompidou, avons procédé à l’« inventaire ». Mais si de
son fidèle disciple en ce domaine, ont appor- Gaulle est aussi – trente ans après sa mort – une
té non seulement à la bombe atomique mais figure exemplaire jusqu’au niveau de la morale,
aussi à l’énergie nucléaire en général, et au alors c’est bien par la confrontation critique
supersonique Concorde 4. qu’il a su instaurer en lui entre les valeurs neu-
De Gaulle « industriel » faute de pouvoir être ves et les valeurs héritées.
impérialiste à l’ancienne, c’est bien le même Entre la raison et le sentiment, pour parler
homme qui s’est fait républicain parce que le simple, à sa manière. n n n
temps des rois était passé. C’est la même vic- 1. Rappelons, de René Rémond, La Droite en France de 1815 à nos
jours, Paris, Aubier, 1954, et M. Agulhon, Coup d’État et
toire du raisonnement sur les déterminations République, op. cit.
2. Sans omettre les raisons proprement démocrates chrétiennes qu’il
et les préférences spontanées. y avait d’être hostile au fascisme.
Peut-être pourrait-on en rajouter encore. De 3. Notamment les grands géographes, Vidal de la Blache dans son
Tableau de la France placé en tête de l’Histoire de France de
Gaulle en 1944 a présidé à une autre révolution Lavisse, et Jean Brunhes dans le tableau analogue figurant dans
l’Histoire de la Nation de Gabriel Hanotaux.
de la modernité politique, le vote des femmes. 4. Les enthousiasmes profonds se traduisent en symbolique.
Rappelons qu’en 1969 Pompidou a fait sa campagne électorale
Il semble bien pourtant qu’il n’y avait guère en présidentielle sous le signe (l’image) de l’avion Concorde – cela est
bien connu, mais voici qui l’est moins : une fois élu, Pompidou a
lui de féminisme, et que son penchant le plus choisi pour emblème sur sa médaille présidentielle un graphisme
abstrait pouvant évoquer un beau mouvement rotatif moderne
profond était de considérer que le rôle principal (turbine, etc.).
des femmes consiste dans la gestion du foyer et 5. Le témoignage le plus significatif sur ce sujet est le chapitre de
C’était de Gaulle, t. II, d’Alain Peyrefitte.
dans la maternité 5. 6. Voire l’étonnante formule « toute la mélancolie du métier
militaire », citée ci-dessus, chapitre III.
Et pourquoi pas, encore, l’usage in extremis 7. C’est dans une conférence de presse sur l’Europe, et pour illustrer
le thème Nation-Langue-Littérature qu’il a déclaré : « L’Allemagne,
(pour Jean Moulin) de ce Panthéon qu’il avait c’est Goethe, l’Italie, Dante, la France, Chateaubriand. »
naturellement ignoré jusque-là? Car il savait De Gaulle, histoire, symbole, mythe © Plon, 2000

d 106 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


HOMMAGES

Une culture classique


et une ouverture à la modernité
par Marius-François Guyard

Dans l’introduction aux Mémoires, publiés à la Pléiade, Marius-François Guyard


rappelle la formation gréco-latine et la culture classique de Charles de Gaulle.
Soulignant son ouverture à des valeurs plus modernes, comme celles incarnées
par Chateaubriand, et son goût pour la littérature contemporaine, il insiste sur ses
qualités de portraitiste. Il s’oppose à Jean-François Revel qui, en 1959, dans Le Style
du Général, avait écrit que « l’archaïsme c’est l’élégance des maladroits », et lui rétorque
qu’« il faudrait dire que Paul Valéry, André Gide qui eux aussi s’efforcent souvent
de restituer aux mots français leur force latine, sont des grands maladroits ».

MARIUS- Charles a d’abord reçu l’éducation tradition- philosophie, Émile Boutroux inspire ses vues
FRANÇOIS
GUYARD
nelle des collèges religieux du XXe siècle com- sur la « contingence » de l’action de guerre. Le
(1921-2011) mençant, enrichie par les leçons de son père, rôle qu’il donne à l’intuition trahit le lecteur
L’universitaire
et agrégé de
Henri de Gaulle : à la trinité « français, latin, de Bergson, dont Malraux aperçoit les « œu-
lettres a édité, grec » s’ajoutaient beaucoup d’« histoire-géo- vres complètes » en bonne place dans la biblio-
dans la
Bibliothèque
graphie », la philosophie, l’allemand ; rien que thèque de Colombey 4.
de la Pléiade, de banal pour un jeune Français de ce temps La modernité, parfois, n’est que la mode. Cy-
Lamartine et
André Malraux.
et de ce milieu. Mais, là où d’autres se hâtent rano a emballé le jeune Charles; le mémoria-
Il a assuré d’oublier, de Gaulle reprend et élargit ce qu’on liste se souviendra de L’Aiglon et, à l’approche
dans cette
même collection
lui a enseigné au collège et à Saint-Cyr. Ses du terme, restera fidèle à son emballement de
l’édition des carnets de captivité le prouvent : à côté de lec- jeunesse. « Lillois de Paris 5 », il a longtemps ad-
Mémoires
du Général
tures nouvelles, en particulier historiques, il miré et cité son compatriote Albert Samain.
(Gallimard, relit ses classiques, d’Eschyle à Corneille. Et, Autrement profond, son attachement à Péguy.
2000), réédition
en un volume
le soir venu, à Colombey, il reprendra Sopho- Le lieutenant de Gaulle était abonné aux Ca-
des Mémoires cle. Alain Larcan ayant dressé un précieux hiers de la Quinzaine. Le colonel choisira pour
de guerre et
des Mémoires
inventaire des références littéraires de Charles épigraphe de La France et son armée un vers
d’espoir. de Gaulle 1, plutôt que de le résumer, j’esquis- d’Ève. Le mémorialiste reprendra à son comp-
serai les traits caractéristiques de sa culture. te l’opposition de la « mystique » à la « politi-
Dans tous les sens du terme, elle est classique. que ». Le président de la République pourra
L’auteur des Mémoires de guerre n’est pas seu- dire à Alain Peyreffite : « Aucun écrivain ne
lement « un de ces grands écrivains latins de m’a autant marqué » et citer de mémoire à son
langue française » que salue Claude Roy 2 : ce ministre telle formule qu’il a fait sienne :
rebelle, ce réfractaire aux idées reçues exalte « L’ordre et l’ordre seul fait en définitive la li-
« l’ordre classique » du « Grand Siècle 3 ». Après berté. Le désordre fait la servitude 6. »
tout, ce Chateaubriand qu’il admire tant, dont Grand lecteur, de Gaulle, ne se fiant pas à sa
il relit les Mémoires d’outre-tombe avant d’écri- seule mémoire, note dans ses carnets des cita-
re les siens, a aussi été un néoclassique. tions qu’on retrouvera, vingt ou trente ans plus
Comme Chateaubriand encore, Charles de tard, dans ses discours, ses livres et jusque dans
Gaulle s’ouvre volontiers à la modernité. En les Mémoires d’espoir. Dans l’entre-deux-guerres,

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 107


d
HOMMAGES

ne résistant pas au plaisir de montrer l’étendue prend d’en raconter « l’exécution 7 ». Il aborde et
et la diversité de sa culture, il affectionne les poursuit cette entreprise, porté par cette « cultu-
épigraphes, qu’il emprunte à Hegel ou à Goethe, re générale » qui est peut-être « l’école du com-
aussi bien qu’à son cher Samain ou à Péguy. Au mandement » et assurément celle de la littéra-
fil des pages, on rencontre Valéry, Maeterlinck, ture. Quand triomphe L’Appel, en 1954, cet
Barrès et bien d’autres noms, sans compter ceux auteur n’est pas un débutant : de ses expériences
d’écrivains militaires. À un colonel que Pétain littéraires, il a dû dégager des leçons. On peut
veut lui substituer dans la rédaction d’un livre en effet suivre, de livre en livre jusqu’en 1940, la
que le Maréchal signera, il cite ironiquement progression d’un écrivain.
Paul Bourget et André Gide. En 1943, dans l’avi- En 1924, La Discorde chez l’ennemi rassemble
on qui le conduit à Alger, un compagnon de cinq études sur les dissensions allemandes au
voyage l’interroge sur le roman contemporain; cours de la Grande Guerre. Les analyses sont
sans hésiter, il affirme que les deux œuvres les claires, le développement est bien conduit. Mais
plus importantes des années 1930 sont La Condi- dans cet ouvrage solide et pertinent, seuls quel-
tion humaine et le Journal d’un curé de campa- ques traits satiriques relèvent une prose assez
gne, mais, ajoute-t-il, le meilleur écrivain de ce terne. On lit avec amusement que le « Parti de
temps, c’est François Mauriac. Qu’on approuve la Patrie » de l’amiral Tirpitz « réunissait tout
ou non le palmarès du Général, il atteste une ce que le pangermanisme comptait de plus pur
attention à la littérature, et en particulier au et de plus résolu comme officiers en retraite,
style, remarquable chez un homme d’action. marchands de canons, armateurs ruinés, pro-
Si nourrie des œuvres du passé et du présent, fesseurs aux impératifs catégoriques »; on aime
cette culture est-elle chrétienne? Elle l’est assu- voir « Scheidemann qui courait suivre les insur-
rément grâce à des auteurs comme Péguy, Mau- gés, puisqu’il était leur chef 8 ». De telles trou-
riac ou Bernanos. Grâce à Claudel aussi? En vailles restent exceptionnelles. Charles de Gaul-
tête des « Documents » du Salut, de Gaulle a tenu le n’a pas encore découvert le style gaullien.
à placer l’ode que le vieux poète a composée à la Celui-ci s’affirme dans Le Fil de l’épée qui re-
gloire du Libérateur, mais a-t-il vraiment appré- groupe en 1932 des conférences prononcées quel-
cié le génie claudélien? Ce n’est pas sûr. Rien ques années plus tôt à l’École de guerre. […] n n n
pourtant de plus catholique. Or Charles de Gaul- 1. Charles de Gaulle. Itinéraires intellectuels et spirituels, Presses
universitaires de Nancy, 1993.
le, sa vie durant, a été un catholique croyant et 2. Dans Libération, 3 novembre 1954.
3. La France et son armée, coll. « Présences », Plon, 1938, p. 87.
pratiquant. Mais il appartient à une génération, 4. Les Chênes qu’on abat…, Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque
à un milieu qui séparent la religion de la cultu- de la Pléiade », Gallimard, t. III, p. 577.
5. L’Appel, p. 5.
re. Dans ses carnets, non destinés à la publica- 6. C’était de Gaulle, t. II, Fayard, 1997, p. 188.
7. Malraux, Antimémoires, Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque
tion, exceptionnelles sont les références à la de la Pléiade », Gallimard, t. III, p. 9 : « Les mémoires de guerre du
général de Gaulle […] le récit de l’exécution d’un grand dessein. »
Page de droite : Bible ou à des ouvrages théologiques, et, quand 8. La Discorde chez l’ennemi, p. 219 et 273.
le bureau
de Charles
il publie ses Mémoires, il y fait rarement état de
de Gaulle, lieu ses convictions religieuses. Alors, il est vrai, il
de réflexion
et d’écriture,
est devenu, ou il a voulu devenir le rassembleur
s’ouvre sur de tous les Français; or, si la plupart sont bapti- « Un écrivain nommé Charles de Gaulle »,
les jardins de
La Boisserie.
sés, beaucoup ne participent pas aussi pleine- en introduction de Mémoires, « Bibliothèque
Il est possible ment que lui à la communion catholique. de la Pléiade », Gallimard, 2000. Réédition
de le visiter, ainsi
que le salon et la
L’auteur des Mémoires de guerre est cet homme en un volume des Mémoires de guerre
salle à manger. qui, ayant réalisé « un grand dessein », entre- et des Mémoires d’espoir © Gallimard, 2000

d 108 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


LEXIQUE
ALGÉRIE n n n ALLEMAGNE

Ce lexique retrace, étape après étape, la vie de Charles de Gaulle. Même


s’il n’est pas une biographie, mais un abécédaire, il se concentre sur
les moments clés de son existence, de ses années de formation à sa mort
survenue chez lui, à Colombey-les-Deux-Églises, il y a cinquante ans.

Par Bertrand Le Gendre

a
ALGÉRIE
nnn

De Gaulle a longtemps
(Alger, le 4 juin) ; « Vive
l’Algérie française ! »
(Mostaganem, le 6 juin) ; plan
de développement économique
et social de Constantine
(3 octobre) ; « plan Challe »
de reconquête militaire
musulmans, avant de céder
à toutes leurs exigences ou
presque : il reconnaît le Front
de libération nationale (FLN)
comme seul interlocuteur
valable ; il ne fait plus du
cessez-le-feu un préalable
guerre (1954-1962). La plupart
des Européens (les rapatriés)
quittent en hâte l’Algérie.
Beaucoup de ceux qui restent
sont victimes de représailles,
comme sont pourchassés
et cruellement châtiés
entretenu des rapports du terrain (février 1959). aux négociations ; et renonce les musulmans restés fidèles
ambivalents avec l’Algérie. De Gaulle, malgré tout, comme à la souveraineté française à la France (les « harkis »).
C’est à Alger, en 1943, il l’écrit dans ses Mémoires, sur le Sahara. De Gaulle laisse faire.
après le débarquement ne croit plus à l’avenir Mise au ban de la communauté Le bilan de ces six années
anglo-américain, qu’il de l’Algérie française : internationale aux Nations de guerre d’Algérie est lourd :
« En reprenant la direction unies, la France a, selon lui, 30 000 morts côté français ;
a installé la capitale
de la France, j’étais résolu tout à gagner à se défaire 250 000 côté Algériens, soit
de la France libre, en terre
à la dégager des astreintes, de ses départements d’Algérie près de 3 % de la population
française. En même temps,
désormais sans contrepartie, où, à côté d’un million musulmane. Une proportion
il se méfie des Européens
que lui imposait son empire. On d’Européens, vivent 9 millions presque identique aux
d’Algérie qui ont préféré Vichy
peut penser que je ne le ferais de musulmans. De Gaulle pertes françaises de la
à Londres et qui sont prêts
pas, comme on dit, de gaieté de le dit sans ambages le 11 avril Grande Guerre.
à tout pour défendre leur
cœur. Pour un homme de mon 1961 : « L’Algérie nous coûte
mainmise sur les musulmans.
âge et de ma formation, il était – c’est le moins que l’on puisse ALLEMAGNE
Jusque dans les années 1950,
proprement cruel de devenir, dire – plus cher qu’elle nous De Gaulle a fait tôt
l’opinion de De Gaulle est celle
de son propre chef, le maître rapporte (...). C’est un fait, connaissance avec
d’un officier de sa génération : d’œuvre d’un tel changement. » la décolonisation est notre l’Allemagne. Adolescent,
l’Algérie doit rester française. Son discours du 16 septembre intérêt et, par conséquent, il séjourne en Souabe et en
En privé, il lui arrive d’être 1959 sur « l’autodétermination » notre politique. » Le fondateur Bavière pour y apprendre
plus circonspect. À André du peuple algérien ouvre de la Ve République a hâte de la langue. Blessé à Verdun en
Philip, député socialiste la voie à l’indépendance. redorer l’image de la France mars 1916, il est fait prisonnier
et résistant, qui lui parle Les partisans de l’Algérie sur la scène internationale ; et envoyé en captivité
en mars 1944 d’autonomie française se soulèvent : d’avoir les mains libres outre-Rhin où il restera
pour l’Algérie, il rétorque : semaine des Barricades pour mener à bien une jusqu’à l’armistice, malgré
« L’autonomie, Philip ? (janvier-février 1960) ; politique étrangère et militaire trois tentatives d’évasion.
Vous savez bien que tout cela « putsch » des généraux ambitieuse, appuyée Dans les années 1920, le
finira par l’indépendance. » (avril 1961) ; attentats, en sur une « force de frappe » capitaine de Gaulle retourne
Revenu au pouvoir en juin 1958 Algérie et en métropole, de nucléaire autonome. en Allemagne, à l’état-major
à la faveur du coup de force l’Organisation armée secrète Les accords d’Évian du de l’armée française du Rhin.
des activistes du 13 Mai, de (OAS). De Gaulle fait front. 18 mars 1962 mettent fin à Il est de ceux qui jugent trop
Gaulle leur donne d’abord des Il prône la même fermeté 132 ans de présence française clément à l’égard de Berlin
gages : « Je vous ai compris ! » à l’encontre des insurgés en Algérie, dont 89 mois de le traité de Versailles.

Charles de Gaulle aux funérailles

d
Bios/legendes
de Bios/legendes
l’ancien président de la République,
Bios/legendesBios/legendes
René Coty, le 27 novembre 1962. LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 111
LEXIQUE APPEL DU 18 JUIN n n n ATTENTATS

Officier de carrière nourri incompatible avec les relations croit à la guerre de en rapport avec l’ennemi pour
de références historiques, il ne privilégiées que Bonn mouvement, à l’usage des cesser le combat. » La suite est
se départira jamais de cette entretient avec Washington. blindés. Le haut état-major commune aux deux versions.
méfiance instinctive vis-à-vis Les députés allemands et Pétain sont partisans
de l’Allemagne prussienne, ajoutent au traité un de la guerre de tranchées, de ATTENTATS
malgré la réconciliation avec préambule qui limite sa portée position, d’où la ligne Maginot. Homme de passion et
l’Allemagne rhénane du politique. Épuisé nerveusement, cédant d’engagement, de Gaulle a
démocrate-chrétien Konrad De Gaulle, dès lors, ne voit aux pressions de ses proches suscité des haines tenaces, les
Adenauer, dont il fut l’artisan plus dans l’accord de l’Élysée qui réclament l’armistice, attentats dont il a été victime
au début des années 1960. qu’une « aimable virtualité ». Reynaud donne sa démission le prouvent. Certains auraient
Aux lendemains de la victoire Il s’éloigne de l’Allemagne, le 16 juin. Le président de pu réussir tellement il faisait
de 1945, de Gaulle est partisan tandis qu’Adenauer prend ’ la République Albert Lebrun preuve, en toutes
de la dissolution du Reich sa retraite, à 87 ans. Renouant fait alors appel à Pétain circonstances, d’un courage
créé par Bismarck. Il prône avec sa défiance originelle, pour former un nouveau physique à son image.
l’autonomie des Landër, qui le président français répondra gouvernement, le dernier Aimant les bains de foule,
ne seraient plus liés que par en 1969 à l’Américain Henry de la IIIe République. multipliant les déplacements,
une confédération (tel était Kissinger qui lui demande De Gaulle, qui n’est plus il exigeait que soient réduits
le cas avant 1866). La guerre comment éviter que ministre depuis la veille, s’est au minimum les escortes
froide cependant l’incite l’Allemagne ne domine envolé pour Londres le 17 au et les plantons, les motards
à évoluer. L’heure n’est plus à nouveau l’Europe : matin. L’après-midi même, et les officiers de sécurité.
à l’affaiblissement de l’ennemi « Par la guerre. » il a rencontré Churchill, Les partisans de l’Algérie
séculaire – les guerres de 1870, le Premier ministre française avaient juré sa perte.
1914 et 1939 ont coûté la APPEL DU 18 JUIN britannique, qui lui donne En décembre 1960, alors que
vie à 2 millions de Français –, Le 18 juin 1940 dans la soirée, son accord pour qu’il parle le chef de l’État est en voyage
mais à sa renaissance face Charles de Gaulle prend à la BBC le lendemain. en Algérie, un attentat est
à la menace soviétique. la parole au micro de la BBC, Il existe deux appels du déjoué près d’Orléansville.
Revenu au pouvoir, de Gaulle à Londres, où il lance 18 juin. Celui diffusé à 22 h 15 Le 5 septembre 1961, un engin
prend aussitôt langue avec un « appel » devenu fameux : après son enregistrement explosif éclate sur une route
le chancelier Adenauer (CDU) « Quoi qu’il arrive, la flamme à 18 heures, dont la bande près de Pont-sur-Seine (Aube),
qu’il invite, privilège rare, de la résistance française sonore n’a pas été conservée. sur le trajet de Colombey.
à séjourner chez lui, ne doit pas s’éteindre et ne Et celui authentifié par Le chauffeur accélère,
à Colombey, les 14 et s’éteindra pas. » La veille, à de Gaulle, qui sera imprimé traversant un rideau de feu.
15 septembre 1958. Il s’en Bordeaux où le gouvernement le lendemain. La version De Gaulle en réchappe.
explique dans ses Mémoires : français s’est replié, fuyant « radio » ménage davantage Le cerveau de l’attentat est
« Au cœur du problème et l’avance allemande, le Pétain. Elle a la préférence le lieutenant-colonel
au centre du continent, il y a maréchal Philippe Pétain, des Britanniques qui espèrent Jean-Marie Bastien-Thiry, un
l’Allemagne. C’est son destin le héros de 14-18, avait, se concilier le nouveau polytechnicien, celui-là même
que rien ne peut être bâti lui, ordonné à l’armée de gouvernement de Bordeaux qui, moins d’un an plus tard,
sans elle et que rien, plus « cesser les combats ». et craignent de voir la flotte est à la tête du commando
que ses méfaits, n’a déchiré Général de brigade à titre française tomber aux mains qui tire sur la DS
l’Ancien Monde. » temporaire depuis le 25 mai du Reich. présidentielle à proximité
L’année 1962 scelle la 1940, de Gaulle est entré Exorde de la version du rond-point du Petit-Clamart
réconciliation franco- au gouvernement le 5 juin radiodiffusée : (Seine). Ce 22 août 1962,
allemande. Adenauer est reçu, comme sous-secrétaire d’État « Le gouvernement français de Gaulle s’en sort à nouveau.
à Paris, en grande pompe. à la Guerre et à la Défense a demandé à l’ennemi à quelles Une balle l’a frôlé, il a la
De Gaulle se rend en nationale. Paul Reynaud, le conditions pourrait cesser baraka. Le commando est
Allemagne où il s’adresse président du Conseil, le tient le combat. Il a déclaré que, si arrêté, Bastien-Thiry
dans la langue de Goethe depuis longtemps en grande ces conditions étaient contraires condamné à mort. De Gaulle
à des foules enthousiastes : estime. Homme de droite, à l’honneur, la lutte devait refuse de le gracier parce que
« Sie sind ein grosses opposé aux accords de continuer. » Exorde de la la balle aurait pu atteindre
Volk » (« Vous êtes un grand Munich, il est l’une des rares version officielle : « Les chefs son épouse assise à ses côtés.
peuple. ») Le 22 janvier 1963 personnalités politiques qui, depuis de nombreuses L’indépendance de l’Algérie
est signé, à Paris, le traité à avoir apporté son appui au années, sont à la tête des acquise, les desperados de
de l’Élysée, matrice du colonel de Gaulle lorsque, armées françaises ont l’OAS ne renoncent pas à
« couple franco-allemand ». dans les années 1930, celui-ci formé un gouvernement. éliminer de Gaulle. Parmi eux
Mais le Bundestag juge a tenté d’infléchir la doctrine Ce gouvernement, alléguant la Jean-Jacques Susini et André
ce rapprochement avec Paris militaire française. De Gaulle défaite de nos armées, s’est mis Rossfelder, les instigateurs de

d 112 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


COLOMBEY-LES-DEUX-ÉGLISES n n n CONSTITUTION
LEXIQUE

l’attentat manqué au pièces du rez-de-chaussée). d’Européens. Il fait preuve le chef de l’État d’une part,
Mont-Faron, près de Toulon, Renseignements sur de la même intransigeance et un gouvernement nommé

c
en août 1964. www.charles-de-gaulle.org. en Indochine où il soutient par lui, issu de la majorité
le haut-commissaire Thierry parlementaire, d’autre part.
COLONIES d’Argenlieu contre le général Les députés pourraient
Contrairement à beaucoup Leclerc, le bras droit militaire renverser le gouvernement,
d’officiers de sa génération, de celui-ci, partisan de plus mais la tête de l’exécutif,
de Gaulle n’a pas une de souplesse. le président, resterait en place,
nnn
connaissance intime de Dans l’opposition à partir de échappant ainsi aux caprices
l’empire français. Il n’a occupé janvier 1946, de Gaulle évolue des partis.
COLOMBEY-
qu’un seul poste outre-mer, petit à petit. Il se fait à l’idée Il n’y a pas une Constitution
LES-DEUX-ÉGLISES
à Beyrouth, de 1929 à 1931. de la décolonisation, à laquelle de la Ve République mais trois.
Acquise en viager en 1934,
Pour autant, il est, comme se sont résolus, dès la fin de La première, adoptée
La Boisserie, à Colombey-les-
ses pairs, attaché à l’empire, la guerre, le Royaume-Uni le 28 septembre 1958 par
Deux-Églises, est le havre où
qui atteste aux yeux du monde et les Pays-Bas (en Indonésie). référendum (80 % de « oui »)
de Gaulle aime se ressourcer.
la grandeur de la France. Revenu au pouvoir, il favorise est promulguée le 4 octobre
Il se sent en harmonie avec
C’est du Tchad, sous le en 1960 l’accès à de la même année. Le 8 janvier
les paysages austères de
commandement de Leclerc, l’indépendance des États 1959, elle entre officiellement
ce village de la Haute-Marne
que les Forces françaises d’Afrique noire après avoir en vigueur. De Gaulle s’installe
où il est aujourd’hui enterré,
libres ont engagé la tenté de les lier à la France à l’Élysée. Il a été élu chef
aux côtés d’Yvonne Vendroux,
reconquête en 1941. Au jour dans une éphémère de l’État le 21 décembre
épousée en 1921, et de leur fille
de la Libération, de Gaulle Communauté, sur le modèle précédent par un collège de
Anne, trisomique, morte
mesure ce que la métropole britannique du quelque 80 000 notables :
en 1948, à 20 ans.
doit à ses colonies. « Sans Commonwealth. En 1962, parlementaires, représentants
De Gaulle reçoit peu de l’empire, la France ne serait l’Algérie accède à son tour de la France d’outre-mer,
collaborateurs à Colombey qu’un pays libéré ; grâce à l’indépendance, car tel est, élus départementaux et
et encore moins les puissants. à son empire, elle est un pays selon de Gaulle, l’intérêt de municipaux.
Il réserve ses invitations vainqueur. » La citation est la France. La « Constitution de 1962 »
à ses collatéraux, à ses enfants de Gaston Monnerville (parti institue l’élection du président
(Philippe né en 1921, Élisabeth, radical), mais elle pourrait CONSTITUTION de la République au suffrage
1924-2013) et à ses quatre être de l’homme du 18 Juin. Affligé par le spectacle universel direct. Adopté par
petits-enfants qu’il chérit Jusqu’au début des années qu’offrait, avant-guerre, référendum le 28 octobre
tendrement. 1950, sa vision des territoires la IIIe République, de Gaulle (62 % de « oui »), le projet est
C’est là qu’il a rédigé ses d’outre-mer ne varie guère : est bien décidé, en 1944, combattu avec acharnement
Mémoires de guerre, au ils doivent rester dans le à réformer le système par la gauche et une partie de
lendemain de la Libération, giron national. Début 1944, parlementaire. Son retrait la droite. Elles reprochent au
pendant la « traversée du il organise à Brazzaville une du gouvernement, en chef de l’État d’avoir choisi,
désert ». Là aussi qu’il a Conférence africaine française janvier 1946, l’en empêchera. pour imposer cette réforme,
entrepris ses Mémoires où aucun autochtone n’est La IVe République s’installe, la voie du référendum,
d’espoir après avoir renoncé invité. Devant les hauts favorisant le retour aux sans vote préalable des deux
au pouvoir en 1969, ne quittant fonctionnaires coloniaux jeux des partis. Pour autant, assemblées, contrairement
plus La Boisserie que pour un réunis dans la capitale de Gaulle n’a pas renoncé à ce qu’impose l’article 89
voyage en Irlande (mai-juin 1969) de l’Afrique équatoriale à imposer sa vision des de la Constitution. Surtout,
puis en Espagne (juin 1970) française, de Gaulle évoque institutions. Le 16 juin 1946, les parlementaires acceptent
où il a rencontré Eamon de certes la perspective d’une il prononce à Bayeux mal la révolution en cours :
Valera et Franco. association des populations (Calvados) un discours dans désormais, à lui seul, le
Du bureau d’angle près duquel d’outre-mer « à la gestion lequel il énonce les grandes président de la République
il est mort, le 9 novembre 1970, de leurs propres affaires », lignes de ce qui deviendra, sera dépositaire de la totalité
d’une rupture de l’aorte mais il en reste là. en 1958, la Constitution de la souveraineté populaire
abdominale, on aperçoit À la Libération, il prône de la Ve République. tandis que chaque député
aujourd’hui une haute croix la fermeté contre les Le « discours de Bayeux » n’en incarnera qu’une
de Lorraine au pied de laquelle nationalistes algériens prône l’indépendance du fraction. Cette réforme
a été inauguré, en 2008, et couvre les représailles président de la République entrera en vigueur pour
un Mémorial retraçant la vie déclenchées par l’armée par rapport au législatif, la présidentielle de 1965.
et l’œuvre du grand homme. française, au printemps 1945, c’est-à-dire par rapport aux À la différence des deux
La Boisserie se visite à Sétif et à Guelma, après partis politiques. L’exécutif précédentes, la Constitution
(uniquement les principales le massacre d’une vingtaine aurait un double visage : dite de 1964 n’est pas une

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 113


d
LEXIQUE ÉCONOMIE n n n ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE

Constitution écrite. Elle le mark allemand vaut un effet négatif sur les grands du débarquement en Afrique
résulte de la pratique des 1,17 nouveau franc, le franc équilibres de l’économie. du Nord (1942) et ne l’informe
institutions telle que la conçoit suisse 1,10. De Gaulle, qui a créé, qu’à la dernière minute
le président de la République L’intervention de l’État repose à la Libération, les comités des opérations en Normandie
et du rôle qu’il s’attribue sur le Plan, dans lequel le d’entreprise, rêvait d’associer (1944). La première entrevue
à la tête de l’État. Le 31 janvier fondateur de la Ve République plus étroitement les mondes Roosevelt-de Gaulle, au Maroc
1964, lors d’une conférence voit une « ardente obligation ». du capital et du travail. en 1943, est un demi-échec. Le
de presse à l’Élysée, il théorise Le IVe Plan (1962), le premier Il plaidait pour la président américain déclare
ce rôle en affirmant que conçu dans sa totalité sous « participation » des salariés à un proche : « De Gaulle est
« l’autorité indivisible de sa présidence, donne la aux résultats des entreprises décidé à instaurer la dictature
l’État est confiée tout entière priorité, sur la consommation et aux décisions prises par en France. Il n’y a pas homme
au président par le peuple intérieure, aux grandes elles. Malgré une ordonnance en qui j’aie moins confiance. »
qui l’a élu », ajoutant « qu’il infrastructures : hôpitaux, en ce sens en 1967, cette Le chef de la France libre doit
n’en existe aucune autre, logements neufs, autoroutes, « participation » est restée batailler ferme pour empêcher
ni ministérielle, ni civile, ni maisons de la culture, lettre morte. Les syndicats Eisenhower de placer
militaire, ni judiciaire, qui ne soit établissements scolaires, s’en méfiaient, le patronat la France sous administration
conférée et maintenue par lui ». universités… Il prévoit la récusait et le Premier militaire au lendemain

e
une augmentation de 50 % ministre Georges Pompidou du 6 juin 1944. Batailler encore
des équipements collectifs, n’y croyait pas. pour que des soldats français
un objectif qui sera atteint entrent les premiers dans
sans difficulté en 1965. ÉTATS-UNIS Paris (la division Leclerc).
Les excellents résultats de D’AMÉRIQUE De Gaulle pousse jusqu’à
nnn l’économie française (7,2% De Gaulle connaît peu les l’ingratitude son obsession
de croissance en 1960) incitent États-Unis où il se rend pour à rétablir, au cours
ÉCONOMIE de Gaulle à faire le choix de la première fois en juillet 1944, de ces journées cruciales,
En économie, de Gaulle est l’ouverture des frontières. Il y à 53 ans. Il ne méconnaît la souveraineté française.
un libéral dirigiste. Il croit à la voit « le levier qui peut soulever ni le génie ni la puissance Lors de son discours à l’Hôtel
compétition internationale, à le monde de nos entreprises, de l’Amérique, mais jamais de Ville « Paris libéré ! »,
la liberté des échanges et, tout les contraindre à la productivité, il ne cessera de s’opposer il précise : « Libéré par
autant, au rôle structurant les amener à s’assembler, les à son hégémonie, au point lui-même » même si un peu
de l’État. Au lendemain de la entraîner à la lutte au dehors ». de se rapprocher de l’URSS de plus loin il rend hommage
Libération, il procède à de Malgré ses préventions contre Staline et de Brejnev lorsque à « nos chers et admirables
nombreuses nationalisations : la construction européenne, les circonstances s’y prêteront alliés ».
houillères, usines Renault, il croit aux vertus du Marché (en 1944 et en 1966). Les dix ans qu’il passe,
Banque de France, grandes commun et obtient de ses Sa volonté de préserver à partir de 1958, à la tête
banques, transports aériens… partenaires la mise en place, à tout prix l’indépendance de l’État sont émaillés
Revenu au pouvoir en 1958, le 1er janvier 1962, d’une de la France ne l’aveugle pas de mauvaises manières envers
son dirigisme le pousse à Politique agricole commune pour autant. Il se montre les États-Unis : création d’une
mettre en œuvre un plan très (PAC) largement favorable un allié résolu et fidèle lors force de frappe indépendante
rigoureux de redressement aux Français. de la construction du mur « tous azimuts », donc pas
de l’économie dont il confie L’histoire économique de Berlin (en 1961) et pendant seulement tournée vers
la conception à un homme a découpé en trois périodes la crise des missiles installés l’URSS ; dénonciation de
de l’art, Jacques Rueff. la République gaullienne. secrètement à Cuba par l’hégémonie du dollar ; retrait
Ce plan est couronné de Les succès : 1958-1962. les Soviétiques (en 1962). en 1966 du commandement
succès : inflation jugulée, Les tensions : 1963-1967. Pendant la guerre, ses intégré (à direction
chômage au plus bas, Les crises : 1968-1969. En 1963, relations avec Roosevelt sont américaine) de l’Organisation
résorption de la dette et des l’emballement de la machine exécrables. Le président du traité de l’Atlantique Nord
déficits… Le 1er janvier 1959, économique et l’inflation démocrate tient l’homme (Otan) ; refus de laisser
un « nouveau franc » voit (4,3 % en 1962) obligent du 18 Juin pour un autocrate le Royaume-Uni intégrer
le jour. De Gaulle a la nostalgie le gouvernement Pompidou en puissance, sans légitimité le Marché commun…
du franc de sa jeunesse, le à mettre en place un plan démocratique. Il ne reconnaît Son rejet des « blocs »,
franc-or d’avant 1914 qui a été de « stabilisation » qui freine pas la France libre, malgré l’américain et le soviétique,
dévalué onze fois depuis. l’élan des années précédentes. l’opinion contraire de le conduit à maintes reprises
Le nouveau franc (100 anciens À partir de 1968, les « accords Churchill, et maintient à s’affranchir de la solidarité
francs) hisse la devise de Grenelle » négociés un ambassadeur à Vichy. occidentale. En 1966, à Phnom
française à la hauteur des en pleine tourmente, sous Washington tient de Gaulle Penh, il dénonce les risques
autres monnaies étrangères : la pression des syndicats, ont dans l’ignorance de l’intervention américaine

Jacqueline Kennedy et Charles de Gaulle,

d
lors de la visite du couple présidentiel
114 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE américain, du 31 mai au 2 juin 1961.
LEXIQUE EUROPE n n n FRANCE LIBRE

au Vietnam. Après la guerre à Bruxelles. À elle seule, la « politique de la chaise En 1900, il entre au collège
israélo-arabe des Six Jours, l’agriculture française pèse vide ». Elle s’oppose à un plan, des jésuites de l’Immaculée
il parle des Juifs comme d’« un autant que celle de ses cinq imaginé par Bruxelles, qui Conception, à Paris
peuple d’élite sûr de lui et partenaires réunis. Sans la renforcerait le poids de la où la famille s’est installée.
dominateur ». Et du balcon de PAC, la France croulerait Commission et de l’Assemblée Cinq années plus tard, à l’âge
l’hôtel de ville de Montréal, la sous le poids de ses excédents. parlementaire de Strasbourg, de 15 ans, il rédige un texte
même année (1967), il s’écrie : Grâce à la PAC, les surplus en contrepartie de nouveaux où, à la tête des armées
« Vive le Québec libre ! » L’onde trouvent plus facilement des avantages pour les françaises, un certain général
de choc est considérable au débouchés, à des prix garantis. agriculteurs français. La crise de Gaulle sauve la France.
Canada comme aux États-Unis. Au début des années 1960, dénouée, un « compromis », Son choix pour le métier
de Gaulle tente d’infléchir ou plutôt un arrangement, des armes est une décision
EUROPE le traité de Rome. Tel est est adopté à Luxembourg personnelle, pas une tradition
De Gaulle s’est toujours fait le sens du « plan Fouchet » (29 janvier 1966), qui accorde familiale. Sorti de Saint-Cyr
une certaine idée de l’Europe, qui voit le jour fin 1961 après un droit de veto, au sein en 1912, au treizième rang
très éloignée des conceptions plusieurs mois de concertation du Conseil européen, à chacun (le major de la promotion
fédéralistes des « pères » de au sein d’une commission des partenaires lorsque « des est le futur maréchal Alphonse
la Communauté, Jean Monnet à six « pour l’Europe intérêts très importants (…) Juin), il est affecté au
et Robert Schuman. Revenu politique ». Le plan Fouchet se seront en jeu ». De Gaulle est 33e régiment d’infanterie
au pouvoir en 1958, il doit réfère explicitement à l’Europe satisfait : il a réussi à imposer d’Arras (Pas-de-Calais)
s’accommoder du processus des États, opposée à l’Europe aux Six sa conception que commande le colonel
engagé en 1957, dont il dira supranationale : c’est un point intergouvernementale de Philippe Pétain.
en 1965 : « Il est probable que positif pour de Gaulle. Mais la construction européenne. Au lendemain de la Grande
si j’avais été aux affaires quand la Belgique et les Pays-Bas Guerre, le maréchal prend

f
on a fait le traité de Rome, n’envisagent cette Europe sous sa protection l’officier
on l’aurait fait d’une manière politique que dans le cadre de brillant et iconoclaste qu’est
différente, mais enfin, je l’ai l’Alliance atlantique dominée devenu Charles de Gaulle,
pris comme il l’était, et, avec par les États-Unis, et à la jusqu’à ce que la brouille
mon gouvernement, nous condition que le Royaume-Uni survienne. Longtemps
avons tâché d’en tirer le – que de Gaulle juge sous compatibles, leurs ambitions
meilleur parti possible. » influence américaine – adhère nnn se heurtent. Et bientôt
Aux yeux de De Gaulle, la à la Communauté. leur vision de la France.
construction européenne n’a Le président français FORMATION
de valeur que si elle garantit évidemment refuse. Le plan Né à Lille (Nord) le FRANCE LIBRE
la souveraineté de la France Fouchet est abandonné. 22 novembre 1890, Charles, Née le 18 juin 1940, la France
et sert sa volonté de grandeur. Déçu, de Gaulle multiplie André, Marie de Gaulle est libre prend son essor le 22
Dans l’opposition après 1946, les sarcasmes à l’encontre des le fils d’Henri de Gaulle lorsque de Gaulle s’exclame
il combat le projet de partisans de l’Europe fédérale. et de Jeanne Maillot. De petite au micro de la BBC : « Vive
Communauté européenne Se référant à Dante, Goethe noblesse côté paternel, la France libre dans l’honneur
de défense, signé en 1952 et Chateaubriand, il déclare la famille appartient dans et dans l’indépendance ! »
par les Six : France, le 15 mai 1962 : « Ils n’auraient les faits à la bourgeoisie de À ses débuts, elle ne rassemble
République fédérale pas beaucoup servi l’Europe tradition, opposée à celle qu’une poignée d’individus
d’Allemagne, Italie, Belgique, s’ils avaient été des apatrides de l’argent. Le père, cultivé où brillent, par leur absence,
Pays-Bas et Luxembourg. et s’ils avaient pensé, écrit, et rigoriste, est professeur les élites de la nation,
Les États-Unis encouragent en quelque “espéranto” de l’enseignement libre. à l’exception du juriste René
ce projet qui allégerait leur ou “volapük” intégrés… » La mère, fervente catholique, Cassin, de l’amiral Émile
présence militaire sur Lors d’un entretien télévisé enseigne à ses enfants Muselier et du général
le Vieux Continent, tout en le 14 décembre 1965, il les vertus de la charité Georges Catroux. L’isolement
y maintenant leur leadership. s’exclamera dans la même chrétienne. Monarchiste mais de De Gaulle se mesure
De Gaulle, qui parle de la CED veine : « Bien entendu, on peut légaliste, Henri de Gaulle à la faiblesse des Forces
comme d’une « Babel sauter sur sa chaise comme est profondément patriote françaises libres fin 1940 :
militaire », se félicite de son un cabri en disant l’Europe ! comme l’est son épouse. Même 13 000 engagés, à comparer
abandon, par un vote hostile l’Europe ! l’Europe ! mais si Charles de Gaulle sera aux 115 000 soldats français
des députés français, en 1954. cela n’aboutit à rien et cela toute sa vie un rebelle, toute évacués de Dunkerque
Puisque c’est l’intérêt de la ne signifie rien. » sa vie aussi il restera influencé et de Norvège, qui se trouvent
France, il pousse les feux de Au cours de la même année par cet héritage familial en Grande-Bretagne lorsque
la Politique agricole commune 1965, la France pratique où dominent la foi religieuse de Gaulle lance son appel
(PAC) née le 1er janvier 1962 pendant six mois à Bruxelles et l’amour de la France. à la « résistance » le 18 juin.

d 116 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


LIBÉRATION n n n MAI 1958
LEXIQUE

Mais qui, pour la plupart, « principes démocratiques ». lui facilitent la tâche : sur qui, d’abord méfiants, se disent
regagneront la France. Le 14 juillet 1942, la France ordre de Staline, ils jouent que seul l’homme du 18 Juin
Soumis à la bonne volonté libre est rebaptisée « France le jeu de la légalité. De Gaulle est en mesure de sauver la
des Britanniques, pour combattante » pour symboliser ne peut éviter les injustices République, une nouvelle fois.
les finances en particulier, le rapprochement en cours. de l’épuration (9 000 morts Les factieux d’Alger
de Gaulle n’a de cesse de Le 27 mai 1943, le CNR (Conseil au total), mais réussit – gaullistes, pieds-noirs,
desserrer l’étau. Dès l’été 1940, national de la Résistance) se à substituer à cette justice militaires qui refusent « un
il obtient le ralliement réunit pour la première fois, à expéditive une justice moins nouveau Diên Biên Phu »… –
de l’Afrique équatoriale Paris, autour de Jean Moulin. brutale. Condamné à mort, soupçonnent le président
française. Et s’il échoue un Après l’arrestation de ce Pétain est gracié, Laval du Conseil pressenti, Pierre
peu plus tard à prendre pied à dernier en juin, la résistance exécuté, de même que Pflimlin, d’indulgence envers
Dakar, la capitale de l’Afrique intérieure (réseaux, partis, Darnand, le chef de la Milice, les indépendantistes du FLN.
occidentale française, restée syndicats…) remettra parfois et l’écrivain Robert Brasillach. Investi le 13 mai, ce démocrate-
fidèle à Vichy, il dispose en cause son unification pour, Au total, 1 303 graciés chrétien (MRP) de bonne
désormais, grâce à l’Empire, finalement, se ranger aux et 768 exécutés légalement. volonté ne dispose que d’une
d’une base territoriale où la côtés de De Gaulle, le premier Même si le CNR a été peu majorité fragile à l’Assemblée.
France libre peut s’enraciner. à avoir vu juste. à peu dessaisi de ses pouvoirs, En désespoir de cause,
Les années suivantes, de de Gaulle proclame sa fidélité il délègue les pouvoirs civils

l
Gaulle poursuit un triple à ses idéaux. Les dix-sept mois et militaires en Algérie au
objectif : participer aux côtés qu’il passe à la tête de l’État, général Raoul Salan, celui-là
des Alliés aux opérations au lendemain de la Libération, même que les insurgés vont
militaires afin de figurer en témoignent. Une époque de bientôt porter à leur tête
le moment venu dans le camp réformes décisives, inspirées après lui avoir préféré dans
des vainqueurs ; obtenir nnn du programme du CNR : un premier temps le général
la reconnaissance de la France nationalisations, mise en place Jacques Massu.
libre comme unique LIBÉRATION de l’État providence, création Le 15 mai, Salan, qui s’adresse
expression de la légitimité Dans le sillage de la division du Commissariat au Plan, etc. à la foule massée sur le Forum

m
nationale ; rallier à la France Leclerc, de Gaulle arrive à à Alger, s’écrie après un
libre la résistance intérieure. Paris le 25 août 1944. À l’Hôtel moment d’hésitation : « Vive
Leclerc, Koenig, Juin et de Ville où il se rend presque de Gaulle ! » Dans les heures
de Lattre s’illustrent avec aussitôt, Georges Bidault, qui suivent, le Général publie
vaillance dans les combats le successeur de Jean Moulin un communiqué où il
contre l’Allemagne et l’Italie. à la tête du Conseil national nnn se déclare « prêt à assumer l
Politiquement, de Gaulle de la Résistance (CNR), lui es pouvoirs de la République ».
a davantage de difficultés suggère de proclamer le retour MAI 1958 Nombre de parlementaires
à s’imposer. Churchill, qui l’a à la République. L’homme Sans les événements d’Alger, s’indignent qu’il n’ait pas dit
soutenu à ses débuts, s’irrite du 18 Juin refuse. À ses yeux, le 13 mai 1958, de Gaulle un mot pour condamner les
de son indocilité. Roosevelt la République n’a jamais cessé serait-il revenu au pouvoir factieux. C’est à leur intention
le tient pour un dictateur d’exister, Vichy a seulement douze ans après l’avoir quitté ? qu’au cours d’une conférence
potentiel. L’Anglais et été une parenthèse. Sa « traversée du désert » de presse le 19, il s’exclame :
l’Américain le contraignent, À aucun moment le président commencée en 1954 après « Croit-on qu’à 67 ans je vais
début 1943 à Alger, après le du gouvernement provisoire l’échec du RPF l’a marqué, commencer une carrière
débarquement en Afrique du de la République française, physiquement et moralement. de dictateur ? » Le 27, après une
Nord, à partager le pouvoir chef de l’État, ne déviera Et les Français l’ont oublié : entrevue secrète avec Pflimlin,
avec le général Henri Giraud, de cette ligne. Il s’installe en 1955, 1 % d’entre eux qui n’a rien donné, il force
plus souple envers les Alliés au ministère de la Guerre, souhaite qu’il devienne un les portes du pouvoir en
et moins intransigeant rue Saint-Dominique jour président du Conseil, 9 % diffusant un communiqué :
à l’égard de Vichy. De Gaulle (VIIe arrondissement) en 1956 et 13 % en janvier 1958. « J’ai entamé hier le processus
mettra onze mois à supplanter et n’aura de cesse, jusqu’à Tout change en quelques jours. régulier nécessaire
son rival. son retrait du pouvoir De Gaulle fait figure de à l’établissement d’un
Grâce à l’ancien préfet en janvier 1946, de restaurer, recours aux yeux des partisans gouvernement républicain. »
Jean Moulin, il réussit à sous sa propre autorité, de l’Algérie française qui, Les hommes de la
imposer son autorité à divers celle de l’État. avec la complicité de l’armée, IVe République sont en plein
mouvements de résistance, Il fait rentrer dans le rang se sont emparés du désarroi. Ils savent qu’au
après avoir proclamé, le les Forces françaises de Gouvernement général à cas où ils ne céderaient pas
15 novembre 1941, l’adhésion l’intérieur et les milices Alger. De recours aussi à une la place, des paras venus
de la France libre aux patriotiques. Les communistes majorité de parlementaires d’Algérie sont prêts à leur

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 117


d
LEXIQUE MAI 1968 n n n PRÉSIDENT

faire entendre raison. C’est il décide finalement de Général, mais refuse de devenir reproche à de Gaulle et à son
l’opération « Résurrection », renoncer. Ce même 30 mai, ministre. Matignon ou rien. entourage de n’avoir rien fait
dont on ne saura jamais si de la manifestation organisée La Ve République sur les rails, pour éteindre l’incendie.
Gaulle l’a approuvée ou non. sur les Champs-Élysées par il retourne à ses affaires. Peu de temps après, en voyage
À tout prendre, le libérateur ses partisans est un triomphe. Lorsque le 14 avril 1962, il à Rome, l’héritier commet
de la France semble désormais Le retournement de l’opinion remplace Michel Debré comme un crime de lèse-majesté, en
la moins mauvaise solution se confirme au soir du second Premier ministre, L’Humanité confirmant qu’il sera candidat
aux hommes en place. tour, le 30 juin : les gaullistes titre : « Le directeur de la à la présidence « si le général
C’est l’opinion du président emportent 365 sièges sur 485. banque Rothschild a formé de Gaulle venait à se retirer ».
de la République René Coty De Gaulle a gagné, mais il est le gouvernement ». De Gaulle enrage, sans
et de Guy Mollet, chef de file en sursis. Le baptême du feu de ce imaginer que quatre mois

p
des socialistes sans lesquels quasi-inconnu, qui n’a jamais plus tard, en avril 1969, il aura
rien ne peut se faire. affronté le suffrage universel, cédé la place.
Le 1er juin, après le retrait de est rude. L’opposition est
Pflimlin, de Gaulle est investi vent debout contre le projet PRÉSIDENT
comme président du Conseil de référendum qui prévoit Charles de Gaulle tient avec
par 329 voix contre 224. nnn l’élection du président autorité son rôle à la tête
Parmi les réfractaires, outre de la République au suffrage de l’État. Il se soucie
les communistes, figurent universel direct. Le 5 octobre, tellement d’inspirer le respect
Mendès France et Mitterrand POMPIDOU elle censure le gouvernement. – étiquette, allure, rhétorique
qui crient à la sédition, Six ans Premier ministre du La dissolution, décidée – que les Français le
péché originel, à leurs yeux, général de Gaulle (avril 1962- aussitôt par de Gaulle, perçoivent comme un
de la Ve République (seul le juin 1968), le futur président provoque de nouvelles demi-dieu, au moins jusqu’à
premier n’en démordra pas). de la République n’avait aucun élections législatives, 1968. Il aime les bains de foule
titre à faire valoir pour figurer remportées haut la main et multiplie les voyages en
MAI 1968 parmi les proches du Général. par le couple de Gaulle- province : trente et un au total,
Mai 1958-mai 1968. « Dix ans, Né à Montboudif (Cantal) Pompidou, désormais uni. en 1 178 étapes. Malgré
ça suffit ! » crient les le 5 juillet 1911, fils Dans l’ombre du grand son souci d’aller au-devant
manifestants, étudiants et d’enseignants, petit-fils de homme, Georges Pompidou des Français, il n’inspire
grévistes mêlés, dans les rues paysans, ce normalien agrégé peu à peu s’affirme. S’il fait de ni ne tolère aucune
des grandes villes. De Gaulle de lettres passé par Sciences- plus en plus figure de dauphin, familiarité. Sa hauteur
a 77 ans. Lui qui a si souvent Po doit tout à la méritocratie il s’irrite de n’avoir pas été de caractère et sa taille
devancé les événements républicaine. Pendant mis dans la confidence (1,88 mètre) en imposent
est en retard d’une époque. la guerre, il enseigne au lycée lorsque de Gaulle décide en toutes circonstances
Il ne comprend pas les Henri-IV à Paris, sans jamais de se représenter en 1965, à ses collaborateurs
aspirations de la jeunesse prendre contact avec à 75 ans. Devait-il ou non et à ceux qui l’approchent.
française à changer les la Résistance ni envisager se préparer pour la relève ? Au physique comme
rapports de pouvoir et les de rallier la France libre. En mai 1968, le sang-froid au moral, c’est un géant, que
mœurs. À changer de monde Entré par relations au cabinet de Pompidou contraste avec le les Français ont surnommé
sinon le monde. Il parle de De Gaulle à la Libération, désarroi de De Gaulle. Il sauve « le Grand Charles ». Ses traits
de « chienlit », prône la fermeté il s’y fait rapidement le régime. Inévitablement, « gothiques » – l’expression
pour laisser, finalement, remarquer. Signe de confiance le Général lui en tient rigueur est de lui – et sa voix
son Premier ministre, Georges qui ne trompe pas : c’est et le remplace par Maurice graillonnante, qui se brise
Pompidou, prendre les choses lui qu’Yvonne et Charles de Couve de Murville après dans les aigus, font la joie
en main et sauver le régime. Gaulle choisissent comme les législatives triomphales des chansonniers et des
Fatigué, désemparé, il fuit trésorier de la fondation de juin, un succès qui doit caricaturistes. Henri Tisot,
le 29 mai à Baden-Baden, qu’ils créent en 1947 au profit tout à Pompidou. ancien pensionnaire de la
en Allemagne, où sont de jeunes filles trisomiques, La relation de confiance entre Comédie-Française, se taille
stationnées des troupes la maladie génétique dont les deux hommes est rompue. un franc succès, au début
françaises, avant de se est atteinte leur fille Anne. Leurs rapports s’enveniment des années 1960, en parodiant
reprendre et de dissoudre De Gaulle retiré à Colombey, au moment de l’affaire le fameux discours sur
l’Assemblée nationale. Pompidou entre à la banque Markovitch, un assassinat l’« autodétermination »,
Il voit dans cette dissolution, Rothschild dont il devient sur fond de soirées échangistes rebaptisé l’« autocirculation ».
décidée le 30, le moyen rapidement le directeur. auxquelles, prétend la Dans Le Canard enchaîné,
d’effacer son faux pas du 24 : En juin 1958, il s’installe rumeur parisienne, serait « La Cour » (textes d’André
l’annonce d’un référendum à Matignon où il dirige mêlée l’épouse de l’ex-Premier Ribaud, dessins de Moisan)
sur la « participation » auquel brièvement le cabinet du ministre. Pompidou, blessé, pastiche avec verve, à la

d 118 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


RASSEMBLEMENT DU PEUPLE FRANÇAIS n n n RÉFÉRENDUMS
LEXIQUE

manière de Saint-Simon,
le monarque de l’Élysée.
De Gaulle tolère ces
impertinences, jusqu’à un
certain point. Ayant crié
un jour au passage de la DS
Citroën présidentielle sur
r nnn

RASSEMBLEMENT
DU PEUPLE FRANÇAIS
de tous bords.
Dans les faits, les choses
sont un peu différentes.
Sociologiquement, les classes
moyennes des grandes villes
dominent parmi les adhérents
(ils seront jusqu’à un
institue l’élection du président
de la République au suffrage
universel direct. Le cinquième
enfin (27 avril 1969) prévoyait
une large décentralisation
des pouvoirs au profit
des régions et réduisait
les Champs-Élysées : (RPF) demi-million). Politiquement, le Sénat à un rôle consultatif.
« À la retraite ! », un quidam Depuis son retrait du pouvoir, le RPF penche nettement Quatre de ces cinq
est condamné à 500 francs le 20 janvier 1946, de Gaulle va à droite. De Gaulle traite référendums sont organisés
d’amende par la 17e Chambre de déconvenue en déconvenue. les communistes de entre 1958 et 1962. Un seul
correctionnelle pour avoir À Bayeux, le 16 juin, il a tenté « séparatistes » et rappelle sept ans plus tard. Entre-
mis en cause « l’aptitude de convaincre les Français que l’armée Rouge est temps, en 1965, de Gaulle s’est
du président de la République de se doter d’institutions selon stationnée à « deux étapes fait réélire à la tête de l’État,
à remplir les hautes fonctions ses vues. Mais en octobre, du Tour de France cycliste ». cette fois par le peuple
dont il assume la charge ». par référendum, ils ont préféré Le succès du RPF aux (en 1958, il avait été élu par un
De Gaulle a tout d’un adopter une Constitution municipales de 1947 – il collège de notables). Il en tire
monarque républicain, mais de type parlementaire, conquiert Paris, Marseille, un surcroît de légitimité qui
il est économe. Il n’a jamais celle de la IVe République. Lille, Strasbourg, Bordeaux, relativise l’intérêt qu’il porte
roulé sur l’or et veille avec De Gaulle n’a plus guère Alger… – est sans lendemain. désormais aux référendums.
une attention pointilleuse d’appui parmi les élus depuis Le reflux se dessine dès Celui de 1962, qui institue
à ne rien coûter à l’État. que le Mouvement républicain les cantonales de 1949 et l’élection du président de la
À l’Élysée, son appartement populaire (MRP, démocrate- se confirme aux législatives République au suffrage
privé est alimenté par un chrétien) lui a tourné le dos. de 1952. La même année, universel direct, est révélateur
compteur électrique distinct Plus préoccupant encore, aux vingt-sept députés votent du rapport que de Gaulle
du réseau du palais, que législatives de novembre 1946, l’investiture d’Antoine Pinay entretient avec les élus d’un
le Général a fait installer les communistes ont recueilli (Indépendants). Le RPF se côté, le peuple de l’autre.
spécialement. Et quand 28,2 % des suffrages exprimés. délite. En mai 1953, de Gaulle Pour contourner l’opposition
il quitte son bureau le soir, Sans troupes, sans élus, prend définitivement ses résolue des partis – sauf du
il éteint lui-même la lumière. sans prise sur les événements, distances avec le mouvement mouvement gaulliste – à cette
Profondément catholique, sans autre secours que qui disparaît de facto réforme, il décide d’en appeler
il a fait rénover à l’Élysée, lui-même, son prestige et son en septembre 1955. directement aux électeurs,
sur ses deniers, une petite verbe, de Gaulle décide de contrairement à la lettre de
chapelle que le socialiste réagir en créant un RÉFÉRENDUMS la Constitution qui voudrait
Vincent Auriol avait mouvement ex nihilo, le Le fondateur de la que le Parlement vote
transformée en bar pour Rassemblement Ve République ne souffre pas préalablement le projet.
les chauffeurs de la du peuple français (RPF), dont d’intermédiaires entre L’autorité qu’il tire de son
présidence. Mais s’il assiste il annonce à mots couverts le peuple et lui, et s’irrite élection par le peuple
ès qualités à une messe le lancement le 30 mars 1947, de l’opposition des partis en 1965 est battue en brèche
solennelle, il ne communie à Bruneval (Seine-Maritime), politiques aux réformes par les événements de 1968.
pas, laïcité oblige. au sommet d’une falaise où, qu’il juge essentielles. D’où Constatant que ses liens
Opéré de la cataracte dans pendant la guerre, des paras le recours au référendum, avec les Français se défont,
les années 1950, le président britanniques ont réussi un qui court-circuite les élus de Gaulle recourt une dernière
de la République voit mal audacieux coup de main avec et institue un dialogue direct fois au référendum, pour
de près et doit porter des l’appui de Français libres. avec les Français. Il y recourt tenter de se « relégitimer ».
verres épais, inesthétiques, Le RPF naît statutairement cinq fois entre 1958 et 1969. Ce référendum est perdu.
qu’il chausse le moins le 14 avril, après l’annonce de Le premier (28 septembre La relation plébiscitaire est
souvent possible. S’il doit sa création le 7, à Strasbourg. 1958) valide la nouvelle rompue. De Gaulle en tire
parler à la radio et à Son organisation, quasi Constitution. Le deuxième logiquement les conséquences
la télévision, il apprend militaire, repose sur la seule (8 janvier 1961) ouvre la voie en renonçant aussitôt au
ses textes par cœur, servi autorité de son président. à l’« autodétermination » pouvoir.
par une mémoire infaillible. Il se veut différent des partis du peuple algérien.
Préparées avec un soin traditionnels. Comme Le troisième (8 avril 1962)
maniaque, ses allocutions son nom l’indique, c’est un approuve les accords
sont autant de morceaux « rassemblement » qui entend d’Évian qui tirent un trait
de bravoure qui, pour fédérer, dans le seul souci sur l’empire français. Le
certains, lui ont survécu. de la France, des citoyens quatrième (28 octobre 1962)

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 119


d
RÉFÉRENCES
ŒUVRES LA GUERRE, LE RPF, Touchard, rééd. Seuil, « Points »,
1978, épuisé.
DE CHARLES LA VE RÉPUBLIQUE
3 1958, le retour de De Gaulle, de René
DE GAULLE Rémond, rééd. Éditions Complexe,
3 De Gaulle inattendu. Archives et
1998, 12 e.
3 Le Fil de l’épée et autres écrits : témoignages inédits, sous la direction
de Yannick Dehée et Catherine
3 De Gaulle et l’Algérie française,
La Discorde chez l’ennemi, Le Fil de
1958-1962, de Michèle Cointet,
l’épée, Vers l’armée de métier, La France Trouiller, Ministère des Armées/
rééd. Perrin, « Tempus », 2012, 10,50 e.
et son armée, rééd. Plon, 1999, 25 e. Fondation Charles-de-Gaulle/Nouveau
Monde Éditions, 2020, 34,50 e. 3 De Gaulle à Matignon, de Georgette
3 Mémoires, rééd. Gallimard,
Elgey, Histoire de la IVe République,
« La Pléiade », 2000, 72 e, ou Mémoires 3 Dictionnaire De Gaulle, sous la
La République des Tourmentes,
de guerre et Mémoires d’espoir direction de Claire Andrieu, Philippe
1954-1958, tome IV, Fayard, 34 e.
avec une sélection de conférences Braud et Guillaume Piketty, Robert
3 Les Batailles économiques du général
de presse, de discours et messages, Laffont, « Bouquins », 2006, 31,50 e.
de Gaulle, d’Alain Prate, Plon, 1978,
rééd. Plon, 2016, 28 e. 3 Dictionnaire de la France libre, épuisé.
3 Discours et messages, Plon sous la direction de François Broche,
3 La Grandeur. Politique étrangère
(cinq tomes), 1970, épuisé. Georges Caïtucoli et Jean-François
du général de Gaulle, de Maurice
3 Lettres, notes et carnets, rééd. Robert Muracciole, Robert Laffont,
Vaïsse, rééd. CNRS Éditions, « Biblis »,
Laffont, « Bouquins » (trois volumes), « Bouquins », 2010, épuisé.
2013, 12 e.
2010, 32 e le volume. 3 La France libre. De l’appel du 18 juin 3 De Gaulle et le problème allemand :
à la Libération, de Jean-Louis
les leçons d’un grand dessein, de Pierre
Crémieux-Brilhac, rééd. Gallimard,
Maillard, François-Xavier de Guibert,
BIOGRAPHIES « Folio » (deux volumes), 1996, 2001, 23,20 e.
11,50 e le volume.
3 De Gaulle. Une certaine idée 3 Dictionnaire historique
de la France, de Julian Jackson, de la Résistance, sous la direction TÉMOIGNAGES
Seuil, 2019, 27,90 e. de François Marcot, Robert Laffont,
3 De Gaulle, de Jean Lacouture, « Bouquins », 2006, épuisé.
3 De Gaulle mon père. Entretiens avec
Seuil (trois tomes), rééd. 2010, 3 De Gaulle et le RPF, 1947-1955, actes Michel Tauriac, de Philippe de Gaulle,
25,40 e le volume. du colloque organisé par la Fondation Plon, tome I, 2003, épuisé, tome 2, 2004,
3 De Gaulle, de Paul-Marie de Charles-de-Gaulle et l’université 24,50 e.
La Gorce, rééd. Fondation Charles- Michel de Montaigne-Bordeaux-III, 3 C’était de Gaulle, d’Alain Peyrefitte,
de-Gaulle/Nouveau Monde Éditions Armand Colin, 1998, épuisé. rééd. Gallimard, « Quarto », 2002, 32 e.
(coffret deux volumes), 2008, 14,20 e. 3 De Gaulle en son siècle, actes des 3 Aimer de Gaulle. Le Temps immobile,
3 Charles de Gaulle, d’Éric Roussel, Journées internationales de l’Unesco 5, de Claude Mauriac, rééd. Grasset,
rééd. Perrin, « Tempus », 2020, 16 e. (huit volumes), Plon/ « Les Cahiers rouges », 2010, épuisé.
3 De Gaulle, de Max Gallo, rééd. La Documentation française, 3 En écoutant de Gaulle. Journal
Pocket (quatre tomes), 1999-2000, 1991-1992, épuisés. 1946-1949, de Claude Guy, Grasset,
épuisés. 3 Espoir, revue publiée depuis 1972 1996, 31,90 e.
3 De Gaulle, pour mémoire, d’Odile par la Fondation Charles-de-Gaulle. 3 Avec de Gaulle pendant et après,
Rudelle, Gallimard, « Découvertes », Analyses, témoignages et documents. 1947-2005, de Pierre Lefranc, François-
2010, 16,10 e. Abonnement (quatre numéros par an, Xavier de Guibert, 2007, 24,40 e.
3 De Gaulle. La Passion de la France, 35 e) à l’adresse charles-de-gaulle.org. 3 Mon Général, d’Olivier Guichard,
de Chantal Morelle, rééd. Dunod, 3 Histoire de la République gaullienne, Grasset, 1980, 28,40 e.
« Ekho », 2020, 8,90 e. de Pierre Viansson-Ponté, rééd. Robert 3 Journal de l’Élysée, de Jacques
3 Devenir de Gaulle, 1939-1943. D’après Laffont, « Bouquins », 1984, épuisé. Foccart, Fayard/Jeune Afrique
les archives privées et inédites du 3 Le Gaullisme pour les nuls, (cinq tomes), 1997-2001, 30,30 e à 39 e
général de Gaulle, de Jean-Luc Barré, de Chantal Morelle, First Éditions, le volume.
Le général
de Gaulle, rééd. Perrin, « Tempus », 2009, 11 e. 2010, épuisé. 3 Souvenirs d’outre-Gaulle (Plon, 1979,
fondateur du 3 La Première guerre de Charles 3 Enseigner de Gaulle, sous épuisé) et De Gaulle intime. Un aide
Rassemblement de Gaulle, 1914-1918, de Frédérique la direction de Tristan Lecoq, de camp raconte (L’Archipel, 2010,
du Peuple Neau-Dufour, Tallandier, 2015, 10 e. Canopé Éditions, 2018, 20 e. 23,49 e), de François Flohic.
Francais(RPF) au
3 Yvonne de Gaulle, de Frédérique 3 Histoire du gaullisme, de Serge 3 Les Chênes qu’on abat…, d’André
bois de Boulogne
le 1er mai 1951 Neau-Dufour, Fayard, 2010, 27,40 e. Berstein, rééd. Perrin, « Tempus », Malraux, Gallimard, 1971, 23,50 e.
lors d’une 3 Georges Pompidou, d’Éric Roussel, 2002, 12 e. 3 Mémoires, de Bernard Tricot,
reunion du RPF. rééd. Perrin, « Tempus », 2004, 12,50 e. 3 Le Gaullisme, 1940-1969, de Jean Le Quai Voltaire, 1994, 22,56 e.

LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE 121


d
RÉFÉRENCES
3 Le Général indivis, d’Edgard Pisani, l’esprit, la foi, d’Alain Larcan, rééd. réalisées dans différents pays,
Albin Michel, 1973, épuisé. Bartillat, 2020, 28 e. à différentes époques, dans plusieurs
3 Pour rétablir une vérité, de Georges 3 De Gaulle, de Philippe Oulmont, langues.
Pompidou, Flammarion, 1982, épuisé. Le Cavalier bleu, « Idées reçues », À écouter Le Rap du 18 juin. Ici
3 Le Général et le journaliste. 2008, épuisé. Londres (label Flarenash, sans mention
Conversations avec Jean-Luc Barré, 3 De Gaulle. Itinéraires, de Charles- d’auteur, 1990), mixé avec la voix du
de Jean Mauriac, Fayard, Louis Foulon, CNRS éditions, 2010, général de Gaulle au micro de la BBC :
« Témoignages pour l’Histoire », 8,55 e. https://www.youtube.com/
2008, 20,30 e. 3 De Gaulle expliqué aujourd’hui, watch?v=Oucb1WifJBM
3 Mort du général de Gaulle, de Jean de Marc Ferro, Seuil, 2010, 14 e.
Mauriac, rééd. Grasset, « Les Cahiers 3 De Gaulle, de François Mauriac,
rouges », 1999, 7,50 e. rééd. Grasset, « Les Cahiers rouges », VISITES
2010, 12,90 e.
3 Le Style du Général, de Jean- 3 Colombey-les-Deux-Églises
REGARDS François Revel, rééd. augmentée, (Haute-Marne). À voir : La Boisserie,
Éditions Complexe, 2008, 12 e. la gentilhommière de Charles et
3 Revue politique et parlementaire, Yvonne de Gaulle ; leur tombe qui
janvier-juin 2020, « Bonjour de Gaulle, jouxte l’église ; le Mémorial qui retrace
bonjour ! », avec des contributions de RESSOURCES la vie de l’homme du 18-juin ; la croix
Jean-Pierre Chevènement, Marine EN LIGNE de Lorraine en granit rose, haute
Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, 25 e. de 43,50 mètres, qui domine le pays.
3 De Gaulle, artiste de la politique, 3 Charles-de-gaulle.org. Créé avec http://www.charles-de-gaulle.org/
de Stanley & Inge Hoffmann, Seuil, l’assentiment du général de Gaulle les-lieux-gaulliens/la-boisserie/
1973, épuisé. quelques mois avant sa mort, l’Institut, 3 Maison natale, 9, rue Princesse,
3 De Gaulle, histoire, symbole et mythe, aujourd’hui Fondation Charles-de- Lille.
de Maurice Agulhon, Hachette Gaulle, a eu pour premier président www.charles-de-gaulle.org/les-lieux-
Littératures, « Pluriel », 2001, épuisé. André Malraux. Son site propose gaulliens/la-maison-natale-charles-de-
3 À demain de Gaulle, de Régis diverses approches de l’homme du gaulle/
Debray, Gallimard, « Le Débat », 1990, 18-juin : biographie illustrée, frise 3 Fondation Charles-de-Gaulle,
10,85 e. chronologique, bibliographie, discours, 5, rue de Sloférino, Paris (7e). Classé
3 « Gaullistes et communistes », par dossiers thématiques… Dédié aux plus monument historique, l’ancien siège
Pierre Nora, in Les Lieux de mémoire, jeunes et aux enseignants, un « Espace du RPF et du Service d’action civique
sous la direction de Pierre Nora, pédagogique » propose également (le SAC, le service d’ordre des
tome III, Les France, volume 1, Conflits un « Escape game » (« Voyagez avec le mouvements gaullistes successifs)
et partages, Gallimard, 1992, 66,50 e. général de Gaulle et tentez de résoudre abrite aujourd’hui l’administration
3 De Gaulle. La France à vif, des énigmes en vous replongeant dans de la Fondation et un centre
de Jean-Pierre Rioux, Hachette l’Histoire ! »). de documentation. Le bureau
Littératures, « Pluriel », 2005, épuisé. 3 Ina.fr. Site de l’Institut national de qu’occupa de Gaulle de 1947 à 1958
3 Le Mythe gaullien, de Sudhir l’audiovisuel. 17 845 vidéos au mot-clé se visite sous conditions.
Hazareesingh, Gallimard, 2010, 21,30 e. « Charles de Gaulle» ; 87 239 fichiers 3 Historial Charles-de-Gaulle, musée
3 Charles de Gaulle. Un rebelle habité audio. Accès sous conditions. de l’Armée, Hôtel national des
par l’histoire, de Michel Winock, 3 GParchives.com. Site de Gaumont Invalides, 129, rue de Grenelle, Paris
Gallimard, « L’Esprit de la cité », 2019, Pathé Archives. 2 932 documents (7e). Espace multimédia interactif
14,50 e. au mot-clé « Charles de Gaulle ». Accès sur la vie et l’œuvre du Général.
3 Dictionnaire amoureux du Général, sous conditions. www.musee-armee.fr/votre-visite/
de Denis Tillinac, Plon, 2020, 25 e. 3 YouTube.com. Nombreuses vidéos les-espaces-du-musee/historial-charles-
3 De Gaulle inventaire. La culture, consacrées à Charles de Gaulle, de-gaulle.html

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES : Photo Gaby/Gettyimages : Couverture ; Keystone-France : p. 6 ; p 22 (gauche) ; p. 25 (haut gauche) ;


p. 25 (milieu) ; p. 27 (haut gauhe) ; p. 28 ; p. 65 ; p. 69 (bas droite) ; p. 70 (haut) ; p. 97. Imperial War Museum/Aurimages : p. 10 ; Raymond
Depardon/Magnum photos : p. 16-17 ; Bridegemanart.com : p. 21 ;p. 22 (2e gauche) ; p. 23 (gauche) ; p. 25 (bas gauche) ; p. 71 (droite) ;
p. 72 (droite) ; p. 74 ; p. 109 ; p. 115. Rue des Archives/RDA : p. 22 (droite) ; p. 24 (gauche) ; p. 68 ; p. 103. Adoc-photos : p. 23 (haut droite) ;
p. 23 (bas) ; p. 24 ; p. 26 (gauche) ; Collection Dixmier/Kharbine-Tapabor : p. 25 (droite) ; p. 27 (milieu) ; p. 83. Roger-Viollet : p. 26 (bas) ;
p. 69 (haut) ; p. 72 (gauche) ; p. 73 (haut gauche) ; Reporters Associés/Gamma-Rapho : p. 26 (haut) ; p. 73 (bas) ; Henri Bureau/Gettyi-
mages : p. 27 (droite). Virginie Terrasse/Collection Michel Lefebvre : p. 33. NA-USA/Fondation Charles de Gaulle : p. 39 ; Imagno/
La Collection : p. 52-53 ; p. 69 (bas gauche) ; AKG/Images : p. 60. Paul Almasy/AKG-Images : p. 70 (bas) ; Pierre Boulat/Cosmos : p. 71 ;
Ullstein Bild/AKG-Images : p. 71 (gauche) ; Gamma-Rapho : p. 73 (haut droit) ; Pierre Boulat : p. 92 ; p. 110. Tallandier/Rue des Archives :
p. 120. Remerciements à la Fondation Charles de Gaulle.

d 122 LE MONDE // HORS-SÉRIE CHARLES DE GAULLE


HORS-SÉRIE

Charles de Gaulle
Dans son portrait du général de Gaulle, l’essayiste Bertrand Le Gendre explique
comment et pourquoi le lundi 9 novembre 1970, à l’instant même où l’homme du
18 juin s’est éteint, le mythe prend son envol. « Oublié le monarque républicain
dépassé par son époque auquel les Français ont dit “non” par référendum dix-huit
mois plus tôt. Place à la légende. » Défile alors toutes les étapes de la vie d’un
de Gaulle réinventé, magnifié. La raison en est encore aujourd’hui, avant tout, la
nostalgie d’un monde qui n’est plus.

Le portrait
L’œuvre
Adolescent, Charles de Gaulle avait deux vocations : le métier des armes et
l’écriture. Officier féru de belles lettres, il s’est toujours voulu et prosateur
et homme d’action. Dès ses premiers écrits, on perçoit l’influence de
­Chateaubriand, de Barrès et de Péguy, ses maîtres en écriture. Malgré
l’emphase qui parfois alourdit sa prose, il se lit pourtant avec étonnement.
Quelle plume pour un homme d’État ! Il s’écoute aussi. C’est sa voix que les
Français ont la première entendue, sa voix et sa rhétorique qui leur sont
devenues familières lorsqu’il a été élu président.

L’entretien
L’historien britannique Sudhir Hazareesingh, spécialiste de Napoléon,
s’est intéressé à une figure marquante du xxe siècle, Charles de Gaulle.
Il décortique le mythe gaullien et identifie quatre éléments qui le
composent : le libérateur ; le père fondateur d’un nouveau régime ;
le prophète qui prédit la renaissance de la France ; et le martyr qui quitte
le pouvoir sur un échec électoral. « Qu’on le veuille ou non », dit-il, de
Gaulle restera un repère inévitable pour notre avenir.

Pour prendre la mesure de la violence ou du scepticisme que l’œuvre poli-


tique de Charles de Gaulle a pu provoquer, il convient de plonger dans le
passé. Les conditions de son retour au pouvoir, les nouvelles institutions
de la République, le processus de décolonisation et même son style ont
nourri l’argumentaire de ses opposants. Les mêmes éléments, à peu de chose
près, ont produit un effet inverse : en 2010, le consensus autour du général
de ­Gaulle est unanime et transcende tous les clivages politiques.

Débats et hommages
Et aussi : chronologie, portfolio, lexique, références.

You might also like