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« Combien de temps va encore passer avant que soit atteint “ le 14 mai ” ?

»
Guy Debord stratège des luttes de classes en Italie.
Par Jacopo Galimberti

« Désormais, tout est possible en Italie. C’est le pays le plus dangereux du monde
occidental. »
Guy Debord, 1972.1

Dans une lettre de 1974, Debord enjoint à lire de nouveaux auteurs : « à ce stade […] les
théoriciens de base à reprendre et développer ne sont plus tant Hegel, Marx et Lautréamont
que Thucydide-Machiavel-Clausewitz » 2. Ces conseils de lecture sont dictés par le souci
d’adapter ses outils conceptuels à une situation politique inédite à laquelle il faut faire face à
l’aide d’un cadre de référence théorique renouvelé.
On va ici présenter ces nouvelles conditions historiques, afin d’aborder la figure d’un Debord
stratège analysant les luttes des années 1970 en Italie à l’appui de ces penseurs. Debord lisait
l’italien et a passé de longues périodes en Italie entre les années 1972 et 1974, sur les collines
du Chianti, en Toscane, ou à Florence même. Selon lui en effet, « si la France a montré, en
1968, l’avenir, c’est l’Italie qui, depuis 1969, exprime au mieux la réalité du présent […]
l’Europe devient italienne ».3
Dans la suite de cet essai, on se concentrera sur le Véridique Rapport sur les dernières
chances de sauver le capitalisme en Italie, un pamphlet publié par Gianfranco Sanguinetti en
1975 et traduit en français par Debord. L’ensemble de coupures de presse relatives à cet
ouvrage dans les archives de Guy Debord, aide à mesurer l’ampleur de son succès.

Niccolò
1969 est marqué en Italie par une vaste révolte ouvrière. Au cours des grèves qui se
succèdent, les revendications politiques traduisent un conflit à la fois avec le patronat et,

1
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 20 mars 1972, Guy Debord, Correspondance, volume 4, Paris,
Fayard, 2004, p. 520.
2
Lettre de Guy Debord à Eduardo Rothe, 21 février 1974, Guy Debord, Correspondance, volume 5, Paris,
Fayard, 2005, p. 127.
3
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 11 juin 1974, ibid., p. 166.
souvent, avec les syndicats.4 Le 3 juillet 1969 a lieu la révolte de Corso Traiano. Une
manifestation ouvrière devant FIAT se transforme en révolte d’un quartier tout entier. Une
pancarte montre un slogan qui va marquer une époque: « Que voulons nous ? Tout ».5 Les
circonstances politiques changent radicalement le 12 décembre 1969 lorsqu’une bombe
explose dans la banque de la Piazza Fontana à Milan, faisant 16 morts et 88 blessés. Les
coupables demeurent aujourd’hui encore inconnus, mais il a été prouvé que l’attentat était à
attribuer à des groupes d’extrême-droite liés aux services secrets italiens qui cherchaient par
là à créer les conditions justifiant la déclaration d’un état d’urgence.
L’Internationale situationniste perçoit tout de suite l’importance des luttes italiennes. À partir
de décembre 1968, l’I.S. a une nouvelle section italienne, fort différente de la première
section italienne des débuts du mouvement, qui était composée essentiellement d’artistes,
dissoute en 1960. En août 1969, cette nouvelle section publie le premier et seul numéro de la
revue Internazionale Situazionista ; les rédacteurs en sont Claudio Pavan, Claudio Salvadori
et Gianfranco Sanguinetti. Debord estime « qu’on a rien écrit de si fort en Italie depuis
Machiavel ! ».6 En septembre 1969, la conférence de l’I.S. a lieu à Venise.
En tant que stratège, Debord interprète les événements politiques italiens à l’appui de
comparaisons avec l’histoire française. Son interlocuteur principal est, à quelques exceptions
près, Gianfranco Sanguinetti. En outre, à la fin des années 1960, Debord est un lecteur
passionné de Machiavel. La pensée du philosophe et homme politique italien est la toile de
fond de tous ses contacts avec l’Italie en cette période. Dans leur correspondance, Sanguinetti
et Debord s’appellent parfois Niccolò, le prénom de Machiavel, et Francesco, qui fait
référence à Francesco Guicciardini, historien et ami de Machiavel.
Debord analyse correctement les événements de la fin de 1969. En novembre, lors d’une
manifestation de l’extrême gauche, un policier est tué dans un accident de voiture. La tension
monte et le directeur de la revue Potere Operaio est arrêté. Dans une lettre à Salvadori, il
saisit alors la spécificité de la situation italienne en ces termes :
« D’après les nouvelles que nous fournissait la radio le 20 novembre […] vous êtes
arrivés "au matin du 11 mai" [Debord fait référence à mai 1968]. Mais la crise
italienne continuant sur le rythme italien […], toute la question maintenant est de
savoir combien de temps va encore passer avant que soit atteint "le 14 mai" […].
L’Italie est au cœur des contradictions du vieux monde : modernisation économique et

4
Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, Mai 1968 et le Mai rampant italien, Paris, L'Harmattan, 2008.
5
Sur cette révolte on peut lire le roman de Nanni Balestrini, Nous voulons tout, trad. Pascale Budillon Puma,
Paris, Entremonde, 2012.
6
Lettre de Debord à Sanguinetti, 3 août 1969, Guy Debord, Correspondance, volume 4, op. cit., p. 107.
arriération relative, puissance de la bureaucratie ouvrière liée à l’Est totalitaire et
libéralisme bourgeois. Sa classe dominante devient le plus faible maillon de la chaîne
de tous les pouvoirs institués, parce que la classe ouvrière devient la plus consciente et
se manifeste avec le plus de force. La possibilité de participation stalinienne au
gouvernement exprime non seulement la politique d’"union sacrée" à l’échelle
italienne, mais l’union sacrée de toutes les classes dominantes à l’échelle mondiale,
pour combattre la révolution […]. Certainement une analyse comme celle que Marx a
faite des luttes de classes en 1848-1851 serait un très bon travail […]. Une grande
partie de la situation présente en Italie […] ressemble beaucoup plus à mai 1958, à la
fin misérable de la IVème République […]. La bourgeoisie italienne […] peut choisir la
carte stalinienne7 ou la carte militaire. Si elle hésite trop longtemps à choisir, on peut
aller à la guerre civile [...]. En bon termes stratégiques, la bourgeoisie [...] devrait
maintenant faire son choix très vite, car il est pour elle extrêmement dangereux de
laisser plus longtemps s’user le frein stalinien dans sa fonction actuelle […]. Il est
impossible que l’actuel régime italien, malgré sa paralysie et son désordre, disparaisse
sans combattre. »8

Six jours avant la bombe de Milan, Debord fait une comparaison avec le putsch des généraux
de 1961. Il demande à Sanguinetti si, faute de parachutistes très entraînés et de légion
étrangère, c’est-à-dire de corps militaires d’élites susceptibles de mettre en place un coup
d’État par ordre des généraux, l’armée italienne ne pourrait pas « être mise en action par le
gouvernement […] [en invoquant] la défense de l’ordre républicain ».9 Le 12 décembre, la
bombe montre d’emblée la « carte militaire », le prétexte pour rétablir l’ordre.
Durant les années 1970, il y aura d’autres attentats, dans le cadre de ce que l’on a désigné
sous le nom de « stratégie de la tension ».10 Un des objectifs de cette stratégie fasciste et néo-
fasciste était de créer un état d’alerte pouvant justifier, aux yeux des élites nationales et
internationales, la mise en place d’un État autoritaire. L’analyse de Debord, partagée par la
section italienne de l’I.S., se voit immédiatement confirmée. Tandis que les enquêtes de la
police cherchent à démontrer la culpabilité des anarchistes, le 19 décembre 1969 les

7
Debord entend par là le Parti Communiste Italien et le syndicat proche de ce parti, la CGIL.
8
Lettre de Debord à Paolo Salvadori, 24 novembre 1969, Guy Debord, Correspondance, volume 4, op. cit., p.
159-160.
9
Lettre de Debord à Sanguinetti, 6 décembre 1969, ibid., p. 180.
10
Marc Lazar, Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), L’Italie des Années de plomb, Le terrorisme entre histoire et
mémoire, Paris, Autrement, 2010.
situationnistes diffusent un tract intitulé « Le Reichstag brûle-t-il ?».11 Le texte attribue la
responsabilité de la bombe à des composantes de l’État. Alors que quelques dizaines de
militants de l’extrême gauche sont mis en garde à vue, Sanguinetti et les autres membres de la
section italienne de l’I.S. ont déjà quitté le pays.
Toutefois, Debord va ensuite se tromper. En effet, il considère l’assassinat du commissaire
Luigi Calabresi, la mort de Giangiacomo Feltrinelli, ainsi que les enlèvements et les meurtres
attribués aux Brigades Rouges et aux autres groupes armés, comme faisant partie de la
stratégie de la tension imaginée par le pouvoir en place. On sait aujourd’hui, par exemple, que
les Brigades Rouges n’étaient nullement dirigées par la CIA ou par l’État italien, bien qu’elles
aient pu favoriser les desseins de ceux-ci.12
Vers la fin des années 1970, Debord stratège s’exprime sur un autre point où la comparaison
avec l’histoire française s’avère éclairante. Il définit l’emprisonnement de Valpreda, le
danseur anarchiste qui avait été considéré coupable de l’attentat dans la banque de la Piazza
Fontana à Milan avant d’être acquitté en 1972, comme un cas « Dreyfus rentré ». Debord le
définit comme étant « rentré » car, explique-t-il, « on n’a pas cru savoir [sic], puis su sans le
savoir, puis su sans conclure, que l’État avait commencé le terrorisme à Milan […]. Il n’y a
pas eu publiquement d’ “affaire Dreyfus”, non parce que le scandale était moindre, mais parce
qu’aucun parti n’a jamais exigé une conclusion vraie. Ainsi l’Italie, qui avait eu un “mai
rampant” a aggravé sa maladie par une “ affaire Dreyfus rentrée ”». 13

Le Véridique Rapport
Depuis les collines du Chianti ou depuis Paris, Debord analyse mais ne se mêle pas
directement aux événements politiques italiens. À une exception près : l’ouvrage rédigé par
Sanguinetti, mais élaboré en dialogue avec Debord, le Rapporto veridico sulle ultime
opportunità di salvare il capitalismo in Italia, publié en août 1975.14 L’année suivante, la
traduction française, intitulée Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le

11
Le titre du tract fait référence à l’incendie du Reichstag, le parlement allemand, dans la nuit du 22 au 23 février
1933. L’origine de l’incendie est encore discutée à ce jour : acte isolé d’un militant communiste conseilliste ou
action concertée des nazis ? En tout état de cause, l’événement est largement instrumentalisé par les nazis afin de
justifier la suspension des libertés individuelles et la traque des opposants communistes. Le tract situationniste a
été republié dans Section italienne de l’internationale situationniste (dir.), Internationale situationniste, Paris,
Contre-moule, 1988, p. 129-131.
12
À titre d’exemple, on peut lire la lettre de Debord à Sanguinetti, 21 avril 1978, Guy Debord, Correspondance,
volume 5, op. cit., p. 458.
13
Ibid.
14
Censor, Rapporto veridico sulle ultime opportunità di salvare il capitalismo in Italia, Milan, Mursia, 1975.
capitalisme en Italie, paraît chez Champ libre. Elle est signée Debord.15
Sanguinetti a été un membre de la section italienne de l’I.S. et un ami de Debord jusqu’à la fin
des années 1970. Il est le fils de Teresa Mattei et de Bruno Sanguinetti. Sa mère était une
partisane communiste et la plus jeune parlementaire de l’Assemblée constituante, tandis que
son père, industriel richissime, comptait parmi les principaux dirigeants du parti communiste
dans l’après-guerre. Bruno Sanguinetti meurt en 1950 et son héritage va jouer un rôle
déterminant dans le financement de l’I.S.
Le Véridique Rapport est un détournement, dans la mesure où son objectif politique va à
l’encontre du message apparent porté par cet objet, qui par son format, sa distribution et son
style cherche à incarner dans sa forme la plus radicale un discours assez répandu à l’époque
parmi certaines élites. Toutefois, la publication du Véridique Rapport doit révéler, selon
Debord, le « degré de désespoir dans la pensée des classes dominantes ».16 Il s’agit d’un petit
livre dont l’auteur ne révèle pas son identité, adoptant le pseudonyme de « Censor ». Celui-ci
se présente comme un homme de pouvoir cultivé et cynique. Dans le texte, singeant à s’y
méprendre la pensée élitiste et conservatrice, Censor analyse les dernières années de l’histoire
politique italienne à partir de 1969, et y détaille, sans ambages, la stratégie que le patronat doit
suivre afin de mettre fin aux luttes ouvrières. La prose du livre est fort littéraire et tranchante.
D’une part, elle évoque le ton assuré de Machiavel et de Marx ; d’autre part, l’abondance de
citations tirées des classiques, ainsi que les tournures châtiées feignent l’habitus haut-
bourgeois de celui qui doit en paraître l’auteur. L’ouvrage est d’abord imprimé, dans un
format luxueux, à cinq cent vingt exemplaires et envoyé dès l’été 1975 aux élites du monde
économique, de l’armée et du monde politique. Au mois d’octobre, la maison d’édition
Mursia publie le même texte dans une version moins onéreuse destinée au grand public.
La thèse de Censor (alias Sanguinetti) est la suivante : pour la droite s’impose un choix
douloureux mais nécessaire : faire participer le Parti Communiste au gouvernement afin qu’il
y exerce au mieux sa fonction de frein des luttes ouvrières. La toile de fond des propositions
de Censor est le coup d’État au Chili du 11 septembre 1973. À l’aune de cet événement,
Berlinguer, le secrétaire du Parti Communiste, préconise un « compromis historique », c’est-
à-dire, une alliance avec la Démocratie Chrétienne dans le but d’éviter un coup d’État au cas
où la gauche gagnerait les élections. Ainsi, Berlinguer admettait implicitement que, en cas de
victoire électorale du PCI, l’extrême droite, avec le soutien des États-Unis, aurait
probablement opté pour une prise de pouvoir manu militari afin d’empêcher l’opposition de

15
Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, Paris, Champ Libre, 1976.
16
Lettre de Debord à Sanguinetti, 26 octobre 1975, Guy Debord, Correspondance, volume 5, op. cit., p. 300.
gouverner le pays. Avant d’en aborder la réception, il est nécessaire de creuser les sources
intellectuelles du Rapport. La première idée du livre remonte peut-être à 1969, lorsque
Debord, dans la lettre déjà citée à Salvadori, remarquait qu’ « une analyse comme celle que
Marx a faite des luttes de classe en 1848-1851 serait un très bon travail ». Il fait référence au
18 Brumaire de Louis Bonaparte et à Les luttes de classes en France. En effet, en 1972 le titre
provisoire du livre de Sanguinetti était Les luttes de classes en Italie, comme le montre la
réponse de Debord à une lettre dans laquelle Sanguinetti lui relate que Machiavel lui est
apparu en rêve. « Je ne sais pas si je t’ai déjà dit comment j’interprète ta rencontre en rêve
avec Machiavel, écrit Debord. J’ai d’abord pensé à un faux Machiavel mais je repousse cette
hypothèse (il n’est pas facile de se déguiser en Machiavel). C’est donc le véritable Machiavel,
mais parlant faussement. Il dit des sottises pro-maoïstes pour t’éprouver […]. Ce rêve exprime
donc l’inquiétude et l’incertitude, non certes sur la vérité de nos thèses [...] mais sur le délai
qu’il te faudra […] pour achever d’écrire Les luttes de classe en Italie ».17
Une référence ultérieure pour le Rapport est le pamphlet satirique La trompette du jugement
dernier, dans lequel on accusait Hegel d’être l’antéchrist. Ce pamphlet anonyme fut rédigé en
1841 par Bruno Bauer auquel se serait associé, du moins selon des rumeurs auxquelles
Debord prête foi, Karl Marx.18 Marx et Machiavel sont les sources intellectuelles et les figures
tutélaires de cet ouvrage, mais il faut également citer une autre source qui a sans doute
renforcé l’idée de publier le pamphlet de façon anonyme. Il s’agit d’un roman à succès,
intitulé Berlinguer e il professore (Berlinguer et le professeur), qui était paru en 1974 et dont
l’auteur, un journaliste italien, était d’abord resté anonyme.19 Ce roman prévoyait pour
l’année 2000 un « compromis historique » entre le Parti Communiste et la Démocratie
Chrétienne. C’est peut-être une coïncidence, cependant il est intéressant de remarquer que le
rapport fictif de Censor a été écrit presque au même moment que le rapport La Crise de la
démocratie. Situé dans la lignée contre-révolutionnaire de Censor, ce rapport, rédigé pour la
Commission trilatérale en 1975, expliquait que deux problèmes majeurs affectaient les
démocraties occidentales : « l’excès de démocratie » et la nécessité de restaurer « le prestige
et l’autorité des institutions ».20
Les archives Debord facilitent aujourd’hui l’étude de la réception du Véridique Rapport en
Italie, car Sanguinetti a régulièrement envoyé à Debord des coupures de presse relative à ce

17
Lettre de Debord à Sanguinetti, 15 février 1972, Guy Debord, Correspondance, volume 4, op. cit., p. 500.
18
Lettre de Debord à Sanguinetti, 23 mars 1972, Guy Debord, Correspondance, volume 4, op. cit., p. 523.
19
Anonyme (Gianfraco Piazzesi), Berlinguer e il professore, Milan, Rizzoli, 1975.
20
Michel Crozier, Samuel P. Huntington, Joji Watanuki, The Crisis of Democracy, New York, New York
University Press, 1975.
sujet. Dans la mesure où le livre vise à faire en sorte que le patronat et le Parti Communiste
s’expriment clairement sur leurs buts politiques, la réception du livre constitue quasiment le
sens ultime de cette opération. Grâce à ces coupures de presse, on peut affirmer que le livre de
Sanguinetti a eu un succès considérable dès sa parution. L’éditeur dit avoir vendu treize mille
exemplaires, mais certains articles parlent de quatre-vingt mille exemplaires vendus. Quoi
qu’il en soit, il s’agit de chiffres très élevés pour un essai. 21 La réception italienne est
décidément plus importante que la réception du livre en France, car le Rapport paraît chez
Champ Libre après que le nom de son véritable auteur a été rendu public dans une petite
brochure publiée quelques mois après la parution du Véridique rapport.22
La très grande majorité des articles attribuent le livre à d’influents hommes politiques de
centre-droit. Une minorité le considère comme le travail d’un membre du Parti Communiste.
Dans les deux cas, personne ne critique certaines affirmations du livre, qui n’hésite pas à
soutenir, par exemple, que les élections ne sont que des illusions pour le peuple. D’autres
comptes-rendus, comme celui du célèbre journaliste de gauche Giorgio Bocca, font l’éloge de
l’ouvrage en arguant que, face aux « pulsions anarchisantes » du prolétariat italien, le PCI et
la Démocratie Chrétienne doivent impérativement s’allier.23 Le journal du PCI, L’Unità, ne
réagit pas jusqu’à ce que Sanguinetti révèle le canular. L’Unità écrit alors un article dont la
maladresse est flagrante. Le journaliste explique que les rédacteurs avaient immédiatement
soumis le texte du livre « au verdict des ordinateurs », qui, eux, avaient annoncé, sans faute,
que l’auteur était Sanguinetti.24 Des articles indiquent que le pape lui-même est probablement
parmi les lecteurs du livre. Au moment où Sanguinetti annonce la vérité sur le livre, Paul VI
dit avoir lu un livre « très bien écrit », précise-t-il, contre « les maux du monde », mais il
ajoute avoir fait dans les journaux la triste découverte que l’auteur est membre d’un parti qui
« nie l’existence de Dieu ».25 Toutefois, le livre ne dupe pas Edgardo Sogno, un
anticommuniste qui était à l’époque un des hommes politiques suspectés de préparer un coup
d’État. Sogno estime que l’auteur du livre est probablement un homme d’extrême gauche, car
la droite, telle que le livre la décrit, est, selon Sogno, la droite « comme les gauches la
voudrait […], brutale avec les classes moyennes et avec le prolétariat ».26

21
Carlo Rossella, « Scherzo da Censor », Panorama, 27 janvier 1976, p. 59-60.
22
Gianfranco Sanguinetti, Prove dell'inesistenza di Censor enunciate dal suo autore, Milan, IGIS, 1976.
23
Giorgio Bocca, “Lodi di amante”, Il Giorno, la coupure de presse conservée dans les archives Debord ne
mentionne ni la date ni la page.
24
S. a., « Tutto calcolato, Censor », L'Unità, 22 janvier 1976, p. 3.
25
Emilio Cavaterra, « Un anonimo turba il papa », La Notte, 5 février 1976.
26
« Come la vorrebbero le sinistre […] brutale col ceto medio e col proletariato », dans Edgardo Sogno, « Un
elogio della disuguaglianza », La Nazione, 24 novembre 1975, p. 3.
Debord stratège aujourd’hui ?
Le Mai rampant italien représente le moment où Debord s’est exprimé de la façon la plus
détaillée sur le phénomène du terrorisme. Si en 1972, dans La Véritable scission27, Debord
accuse les services secrets italiens d’avoir organisé en 1969 l’attentat de la Piazza Fontana, en
1979, dans la Préface à la quatrième édition italienne de “La Société du spectacle” il revient
sur les événements italiens, et notamment l’assassinat d’Aldo Moro. Debord admet la
possibilité « d’une couche périphérique de petit terrorisme sincère », mais qui se voit toujours
« plus ou moins surveillé, et toléré momentanément, comme un vivier dans lequel on peut
toujours pêcher à la commande quelques coupables à montrer sur un plateau »28. Son
scepticisme est ensuite clairement développé dans les Commentaires sur la société du
spectacle. Debord y théorise le terrorisme d’État : « Cette démocratie si parfaite fabrique elle-
même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis
plutôt que sur ses résultats »29.
Lors de l’année 2015, de nombreux attentats terroristes ont eu lieu en Europe, en Afrique et
au Moyen-Orient. Comment Debord aurait-il interprété ces évènements ? Aurait-il indiqué de
nouveau la triade théorique Thucydide-Machiavel-Clausewitz, comme en 1974 ? Dans cette
insidieuse conjoncture, il est probablement nécessaire de retourner simplement à Debord
même, et surtout celui des années 1970 – un Debord stratège, à rebours de l’image d’un
homme replié sur les souvenirs poignants des années Germanopratines, réfléchissant à la
question du terrorisme et à ses liens avec la démocratie. Ce Debord-là a encore quelque chose
à nous dire, le Debord de l’après Mai 68, péremptoire et insolent, qui se considère, et sans
doute à raison, comme étant l’héritier de Machiavel.

27
Internationale situationniste (Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti), La véritable Scission dans
l’Internationale, Paris, Champ Libre, 1972 ; Gianfranco Sanguinetti est également l'auteur de Du Terrorisme et
de l’État : La théorie et la pratique du terrorisme divulguées pour la première fois (Paris, Le fin mot de
l’histoire, 1980).
28
Guy Debord, « Préface à la 4ème édition italienne de la Société du spectacle », (1979), repris dans Guy
Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 1469.
29
Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, (1988), repris dans Œuvres, op. cit., p. 1607.

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