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Université Cheikh Anta DIOP de Dakar

Faculté des sciences juridiques et politiques


Licence 1
Année académique 2014-2015

Cours d’Introduction à la science


politique

Pr. Alioune Badara DIOP


Maître de conférences agrégé de science politique
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

PLAN DU COURS

Introduction générale………………………………………………………………………………….

I- Le caractère polysémique et androgyne du vocable « politique » ……………………….


II- La science politique : science de l’Etat ou science du pouvoir ? Problématique de la
construction sociale du politique……………………………………………………………………….
III- Comment un fait social devient-il politique ?...........................................................

IV- Construire et prendre en charge les problèmes publics…………………………………….

V- Que signifie « faire de la science politique » ?............................................................


Encadré n° 1 : Jean Leca « Le politique comme fondation »……………………………………

Chapitre I : L’Etat : un cadre institutionnel d’expression du politique


Section I- L’Etat : un ordre juridique et un pouvoir politique…………………
A- Un ordre juridique……………………………………………………………………………
B- Un pouvoir politique……………………………………………………………………….
Section II - La dynamique de l’Occident : « sociogenèse » de l’Etat et
« psychogenèse » de l’individu……………………………………………………………………….
A- La loi du monopole……………………………………………………………………………
1)- le monopole militaire……………………………………………………………………….
2)- le monopole fiscal……………………………………………………………………………….
3)- l’avènement de l’appareil bureaucratique…………………………………………….
B- La « civilisation des mœurs »……………………………………………………………….
Section III- L’approche anthropologique et l’approche socio-historique……
A- L’approche anthropologique……………………………………………………………….
B- L’approche socio-historique…………………………………………………………………
Encadré n° 2 : Joseph Facal : « Eléments introductifs pour une sociologie de l’Etat ».

Chapitre II : Les partis politiques : définitions, origine, types et fonctions

Section I- Définitions du parti politique……………………………………………………….


A- La définition de Max Weber…………………………………………………………………….
B- La définition de La Palombara et Weiner………………………………………………….
Section II- Quelques typologies des partis politiques : Maurice Duverger, Giovanni
Sartori, Otto Kirchheimer, Jean Charlot et William Wright…………………………………
A- Les partis de cadres………………………………………………………………………………
B- Les partis de masse………………………………………………………………………………
C- La typologie historique de Sartori…………………………………………………………
D- L’idéal-type de Kirchheimer………………………………………………………………….
E- La typologie de Jean Charlot………………………………………………………………….
F- La typologie de William Wright…………………………………………………………….
Section III- Les fonctions des partis politiques…………………………………………….
A- Fonctions manifestes et fonctions latentes des partis selon Merton………….
B- Fonctions des partis dans les systèmes politiques selon Lavau…………………
C- La synthèse des fonctions des partis selon Chagnollaud………………………….

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Encadré n° 3 : Frédéric Sawicki : « La science politique et l’étude des partis


politiques »………………………………………………………………………………………….

Chapitre III : Les régimes politiques : démocraties, autoritarismes et


totalitarismes…………………………………………………………………………………….

Section I : Les régimes démocratiques…………………………………………………………


A- La théorie de la souveraineté populaire……………………………………………………
B- La théorie de la souveraineté nationale……………………………………………………
C- Les différents types de régimes démocratiques…………………………………………
a) Le régime parlementaire……………………………………………………………………
b) Le régime présidentiel………………………………………………………………………
c) Le régime semi-présidentiel………………………………………………………………

Section II- Les limites de la démocratie : critiques et amendements théoriques….


A- Démocraties réelles et démocraties formelles…………………………………………….
a) La conception marxiste de la démocratie…………………………………………….
b) La conception de la démocratie pluraliste chez Jean-Louis Quermonne….
B- De la démocratie représentative à la démocratie délibérative et participative…
a) Jürgen Habermas et la démocratie délibérative………………………………….
b) La démocratie participative……………………………………………………………….

Section III : Les régimes autoritaires………………………………………………………………


A- Démocratie et autoritarisme : éléments de distinction………………………………….
B- Totalitarisme et autoritarisme : éléments de distinction……………………………….
C- Esquisse d’une typologie des régimes autoritaires…………………………………………
1) - L’autoritarisme patrimonial……………………………………………………………….
2)- L’oligarchie clientéliste……………………………………………………………………….
3)- La dictature populiste…………………………………………………………………………
4)- La bureaucratie autoritaire…………………………………………………………………

Section IV- Les régimes totalitaires…………………………………………………………………


A- Essai de définition du totalitarisme…………………………………………………………….
1)- Le régime totalitaire selon Hannah Arendt…………………………………………….
2)- Le totalitarisme selon Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski………………….
B- Les origines du totalitarisme………………………………………………………………………
Encadré n°4 : Cédric Polère : «Démocratie : de quoi parle-t-on ? »……………………….

Chapitre IV : Les groupes d’intérêt……………………………………………………

Section I- Les rapports entre groupes d’intérêt et système politique………………..


A- Groupes d’intérêt et système politique : des relations protéiformes…………….
B- Groupes d’intérêt et partis politiques : des rapports complexes…………………..
a) Le modèle pluraliste américain……………………………………………………………
1)- le groupement est l’essence de la vie politique……………………………….
2)- le « checks and balances »…………………………………………………………..
b) la typologie de Schmitter……………………………………………………………………
1)- le modèle pluraliste…………………………………………………………………….
2)- le modèle néo-corporatiste…………………………………………………………..
c) Le modèle protestataire français………………………………………………………….
1)- l’explication de Franck Wilson………………………………………………………

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2)- L’explication de Grossman et Saurugger……………………………………….

Section II : Les similitudes observables dans les groupes d’intérêt et la


complexification des enjeux…………………………………………………………………………
A- Les conditions pour être l’interprète légitime d’un groupe d’intérêt………
B- Formes d’intervention et répertoires d’action des groupes d’intérêt………
C- La nécessité d’adaptation des stratégies des groupes d’intérêt aux
mutations du contexte international………………………………………………………………………
a) Le renforcement du rôle de l’Europe…………………………………………….

Encadré n°5 : Cédric Polère : le lobbying………………………………………………………………..

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Introduction générale
Considérons les phrases suivantes : a) « Parler de Léopold Sédar
Senghor c’est évoquer à la fois le politique et le poète » ; b)- « le Sénégal n’a pas
vocation à être une démocratie consociative car l’enjeu de la construction du
politique ne s’y pose ni en termes identitaires ni en termes religieux » ; c)- « la
politique telle qu’elle se pratique actuellement au Sénégal met à nu des acteurs
égoïstes, incompétents et démagogues : c’est de la politique politicienne » ; d)- « la
politique de santé publique pilotée par Mme Eva Marie Coll Seck a donné des
résultats probants notamment en matière de lutte contre le paludisme et contre la
maladie à virus Ebola ». Le vocable « politique » est employé dans un sens différent à
chaque fois.

Dans la phrase a) « le politique » sous-entend « l’homme d’Etat, l’homme


politique engagé pour la cause de la cité » ; la phrase b) introduit à un usage
savant et scientifique du concept : il s’agit en l’occurrence d’un concept opératoire qui
intègre « l’ensemble des régulations qui assurent l’unité et la pérennité
d’un espace social hétérogène et conflictuel » (J. Baudouin, 2000, p.3) ; la
phrase c) indique « la scène où s’affrontent les individus et les groupements
en compétition pour la conquête et l’exercice du pouvoir » (ibid.) ; enfin la
phrase d)- renvoie aux politiques publiques, il s’agit des résultats de l’action
gouvernementale (programmes, décisions et actions imputables aux autorités
publiques).

I- Le caractère polysémique et androgyne du vocable


« politique »
On le voit donc : le vocable « politique », androgyne (c’est-à-dire qui est à la
fois masculin et féminin) et polysémique, recouvre plusieurs définitions, plus ou
moins consensuelles. Il fait l’objet de multiples usages. Ainsi le Littré recense-t-il huit
acceptions différentes de « politique ». L’anglais est plus précis et utilise trois
déclinaisons : « politics », « policy » et « polity ». L’adjectif « politique » renvoie aux
formes de gouvernement, à l’organisation du pouvoir et à son exercice. On parlera
d’institutions politiques, des hommes politiques (c’est-à-dire des hommes qui se sont
professionnalisés dans cette activité), ou de science politique qui s’attache à l’analyse
de ces phénomènes. Le politique renvoie de manière plus générale au champ social
dominé par des conflits d’intérêts régulés par les pouvoirs (polity en anglais). C’est un
espace de résolution des conflits et d’arbitrage des intérêts divergents de la société.
Par politique, on peut entendre de manière générale l’instance préposée au maintien
de la cohésion sociale. Dans la lecture wébérienne, c’est l’instance qui
permet le vivre ensemble et la résolution des conflits d’intérêts inhérents
à la vie en société.
Le politique, qui évolue avec l’histoire et subit des mutations liées aux
dynamiques sociales, se présente dans les sociétés contemporaines sous la forme d’un
ensemble de forces institutionnalisées qui interagissent (ce que Pierre Bourdieu
désigne par le concept de « champ politique »).
Si l’on en croit le politologue Pierre Favre, « le politique concerne les
fonctions de coordination des activités, de résolution des conflits, de
hiérarchisation des objectifs que requiert l’existence de la société. La

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politique est l’activité de ceux qui assurent ou veulent assurer ces


fonctions. Le politique est ainsi l’objet de la politique. »
La politique est donc plus contingente. Lorsque l’on parle de « la politique »,
on désigne l’ensemble des activités, des interactions et des relations sociales qui se
développent et se structurent au sein de l’espace autonome de la lutte pour la
conquête et l’exercice du pouvoir.
La politique renvoie à la lutte concurrentielle pour la répartition du pouvoir
(politics en anglais). C’est en cela qu’elle est souvent dévalorisée (elle renvoie à la
lutte pour le pouvoir, à l’intrigue, aux rapports de force, etc.). Cette dimension
renvoie à ce que l’on appelle dans le langage commun, la « vie politique ». La
politique recouvre les mécanismes de la compétition politique, le jeu de la
concurrence entre partis, la lutte entre ceux qui font de la politique leur « métier ».
Le sociologue Pierre Bourdieu donne de la politique cette définition : c’est « le
lieu où s’engendrent dans la concurrence entre les agents qui s’y trouvent
engagés des produits politiques entre lesquels les citoyens ordinaires,
réduits au statut de consommateurs, doivent choisir ».
Par politique, on peut entendre aussi la scène sur laquelle s’affrontent, sous
les yeux du public et des citoyens, une série d’acteurs pour la conquête et l’exercice du
pouvoir. Philippe Braud définit la scène politique comme « le lieu de
compétition pacifique autour du pouvoir de monopoliser la coercition, de
dire le droit et d’en garantir l’effectivité dans l’ensemble de la société
concernée ». Enfin, une politique ou les politiques (publiques) renvoient à des
formes d’action finalisée et leurs moyens visant à résoudre « un problème » ou à
satisfaire des « demandes » (en anglais policy ou policies). Il s’agit là de désigner
l’action concrète des pouvoirs publics dans divers secteurs de l’action publique
(l’économie, la culture, le tourisme, l’environnement, etc.) ou dans l’action
gouvernementale au sens large (les discours de « politique générale » des Premiers
ministres). La fonction de régulation sociale spécifique que remplit le politique se
traduit par la mise en œuvre de politiques publiques, dispositifs d’action publique,
qui visent à produire un certain nombre d’effets sociaux.

II- La science politique : science de l’Etat ou science du


pouvoir ? Problématique de la construction sociale du
politique
« L’Etat, écrit G. Burdeau, est le pouvoir politique institutionnalisé ».
Le droit constitutionnel a pendant longtemps influencé la science politique
notamment en proposant des définitions de la politique pour le moins
institutionnelles et marquées par le juridisme, qui la restreignent à l’État comme
l’indique la définition « stato-centrée » de Burdeau. Cette définition a
l’inconvénient d’être très restrictive. En réalité l’État n’est qu’une modalité possible
de l’organisation et de la régulation des sociétés humaines. Comme le soutient
l’anthropologue Pierre Clastres : « l’Etat n’épuise pas la virtualité du
politique » ; il y a en effet des sociétés sans État. La politique déborde la sphère des
institutions étatiques. D’où l’intérêt qu’il convient d’accorder à l’anthropologie
politique. A contrario, d’autres définitions peuvent apparaître trop larges. La
politique serait l’exercice du pouvoir. Mais le pouvoir n’est pas la caractéristique de la
seule relation politique. Il n’y a pas d’activités politiques qui ne soient que politiques.
L’État intervient, par exemple, aussi bien dans le domaine politique que dans
le domaine économique. A contrario, des activités non politiques a priori (comme les

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activités religieuses ou scientifiques) peuvent avoir directement ou indirectement des


effets politiques. Toute une série d’actions ont des conséquences politiques même si
elles ne sont pas produites dans une telle intention. Par exemple, le désintérêt pour la
politique a des effets politiques et donc appelle l’analyse de la science politique. Dire
« la politique ne m’intéresse pas », « les hommes politiques sont pourris », ne pas
s’inscrire sur les listes électorales c’est se situer à l’extérieur de la politique comme
activité sociale spécialisée, c’est par voie de conséquence renforcer la position de ceux
qui en font leur « métier », laisser faire les gouvernants à sa place. Jean Leca plaide
pour une définition large du politique qui n’inclut pas seulement le rapport à la
politique comme univers spécialisé, mais l’ensemble des représentations et des
pratiques orientées par des divisions, potentiellement conflictuelles, du monde social,
construites ainsi comme politiques.
Aucun phénomène social n’est politique par nature. Il faut se démarquer de
toute définition essentialiste du politique et adopter un point de vue que l’on peut
qualifier de constructiviste. Tout n’est pas politique mais tout fait social est «
politisable ». Il faut considérer le politique comme une dimension potentielle de tout
phénomène social. Le caractère politique des faits sociaux est variable dans le temps
et dans l’espace comme l’analyse des politiques publiques le montre bien. Par
exemple, la culture ne fait pas véritablement l’objet de politiques publiques aux Etats-
Unis alors que c’est le cas historiquement en France où la légitimité de l’intervention
de l’État dans ce domaine est ancienne (création d’un ministère en 1959).
L’environnement devient une question « politique » et est inscrit à l’ordre du
jour des problèmes politiques légitimes (l’agenda) dans les années 1970 alors que les
problèmes de pollution, par exemple, ne sont alors pas nouveaux. Les questions de
sécurité prennent une importance particulière en France dans les années 1990. La
sécurité routière a longtemps été une question peu traitée politiquement. Ni la sphère
d’intervention de l’État ni ce qui est supposé être ses « fonctions » ne sont données
une fois pour toutes. L’État est le produit d’une évolution historique différenciée
selon les nations.

III- Comment un fait social devient-il politique ?


Jacques Lagroye observe que l’espace politique est construit par une multitude
d’acteurs variés qui s’y impliquent avec leurs intérêts propres, y promeuvent des
enjeux propres et y développent des logiques discursives plus ou moins efficaces. Dés
lors il définit la politisation comme « la production sociale de la politique, de
ses enjeux, de ses règles, de ses représentations ». La question du
« repérage » du politique a ainsi été bien posée par Jean Leca ; il s’agit précisément
de comprendre comment des personnes et des groupes en viennent à conférer à
certains problèmes une dimension politique. La politisation renvoie donc au
processus par lequel des questions, des activités, des pratiques, des discours se
trouvent dotés d’une signification politique et sont donc appropriés par les acteurs
investis dans le champ politique (dirigeants, partis, journalistes, groupes d’intérêt,
intellectuels, etc.).

Ces questions peuvent être prises en charge par les pouvoirs publics et faire
l’objet ou non de politiques publiques. Jacques Lagroye entend par politisation le
processus de « requalification des activités sociales les plus diverses,
requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux
enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause
la différenciation des espaces d’activités ». Les interactions entre « politique »

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et « social » sont complexes. Jacques Lagroye s’est employé dans des recherches
où il a refusé un « politisme » réducteur (expliquer le politique par le politique) à «
trouver le politique là où l’on supposait qu’il ne peut se nicher » et «
découvrir le social là où l’on pensait trouver le politique ». Les processus de
politisation sont complexes, ils sont rarement maîtrisés par un seul type d’acteurs et
le résultat de démarches et d’entreprises volontaires. Ils sont le produit de rapports
de force entre multiples acteurs. Les gouvernants peuvent qualifier et requalifier un
problème comme politique. Les mobilisations d’acteurs et d’organisations de la
société peuvent politiser une question par le recours à l’action collective ou au
militantisme (exemple le sida dans les années 1980, la souffrance psychologique au
travail aujourd’hui). Les médias, en traitant ou en choisissant d’occulter certaines
questions, peuvent contribuer à la politisation de tel ou tel enjeu. Le jeu politique
n’est pas réductible à la lutte pour la conquête du pouvoir. Il passe par la
lutte pour la définition légitime du politique c’est-à-dire la lutte pour le
droit de définir ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. Les acteurs
politiques contribuent à définir des problèmes par le seul fait d’en
proposer le règlement comme l’a montré Gusfield.

En résumé, un fait social devient un problème public lorsqu’un certain nombre


de conditions soient réunies :
a)- des connaissances sur le problème. Pour que le Sida et l’avortement médicalisé
deviennent des problèmes de santé publique, il a fallu que les connaissances
médicales sur ces problèmes émergent et progressent ;
b) – des normes sociales qui rendent une situation problématique. Un problème
n’existe que par rapport à une norme qui le rend « anormal ». Pour G. Padioleau, «
une situation est problématique quand il est possible de constater un
écart entre ce qui est, ce qui pourrait être, ce qui devrait être » ;
c) – la mobilisation d’acteurs que l’on peut appeler « entrepreneurs » de
mobilisation ou de morale. Des groupes ou des acteurs politiques cherchent à
constituer des thèmes en problèmes (les discriminations ethniques à l’embauche,
l’émigration clandestine des jeunes sénégalais qui prennent la mer, les marchands
ambulants déguerpis, les questions d’environnement, etc.
d) – Pour John Kingdon, un problème existe quand « les individus commencent à
penser que quelque chose peut être fait pour changer la situation ». Pour cet auteur,
« les courants séparés des problèmes, des politiques publiques et de la compétition
politique » peuvent se rejoindre lors de certains moments critiques. Les solutions
peuvent être alors « nouées » aux problèmes et tous deux articulés à des forces
politiques favorables.

IV- Construire et prendre en charge les problèmes publics


Les « problèmes » réputés publics ne le sont pas naturellement. En réalité,
tout problème est un construit social et politique. On trouve des acteurs issus aussi
bien de la sphère publique de l’Etat que de la « société civile » qui entrent en action et
contribuent à leur formation et à leur formulation. L’analyse des politiques publiques
– une discipline de la science politique – a permis de mieux percevoir la complexité
des processus par lesquels des questions sociales a priori « banales » et des faits
sociaux sans enjeu politique apparent deviennent des problèmes publics. Elle permet
également de saisir le processus d’inscription à l’agenda politique ; bref, comment
les problèmes sont « mis en politique ». Cette approche est plus pertinente que
l’approche fonctionnaliste selon laquelle les politiques publiques sont principalement

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Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

des réponses à des problèmes existants. On désigne par agenda l’ensemble des
problèmes perçus comme appelant un débat public voire l’intervention
des autorités politiques légitimes. L’agenda n’est pas l’expression
spontanée des « demandes sociales » ou de la libre compétition des
groupes sociaux. L’analyse des politiques publiques s’intéresse ainsi à la
mise sur agenda des problèmes et à leur cadrage.

V- Que signifie « faire de la science politique » ?

Cette question est très importante. Jean Leca invite le chercheur à se situer parmi
trois modes de connaissance :

v

Encadré n° 1 : Cf. Jean Leca, (entretien avec Sophie Duchesne & Florence Haegel),
« le politique comme fondation », in Espaces Temps, 76-77, 2001. Repérages du
politique. Regards disciplinaires et approches de terrain. pp. 27-36.

(…) Le premier, le plus évident, celui qu'on nous apprend, c'est la


connaissance scientifique, au sens ordinaire, qui se fonde sur un effort
d'objectivation. L'objectivation consiste à dire : il y a des mécanismes, et
ceux-ci peuvent obéir soit à la causalité, soit à la fonctionnalité, soit à
l'intentionnalité. L'intentionnalité, c'est qu'il y a des raisons qui sont en
soi les causes qui expliquent ce que les gens font. La causalité, c'est qu'il y
a des causes qui ne sont pas des raisons, il y a des causes aux motivations,
il y a des causes aux raisons. Et la fonctionnalité, c'est qu'il y a des choses
qui ne sont pas des causes mais qui font arriver des causes. Il faut bien
sûr garder à l'esprit que l'on n'objective pas un fait social de la même
manière que l'on objective un fait naturel. Il y a des choses qui sont
créées par l'homme et qui pourtant sont objectives. Le billet de cinq
dollars, l'argent, chez Max Weber, sont des réalités objectives, et
pourtant ce n'est pas la même chose que l'Everest. Le deuxième mode de
connaissance consiste à avoir une conscience historique. J'appelle
conscience le fait d'être préoccupé par les deux questions suivantes -
même si on les formule mal : qu'est-ce que je fais dans ce monde, quel est
le sens de ma vie dans ce monde ? Et qu'est-ce qui va se passer ?
Autrement dit, j'appelle conscience historique le problème du sens et le
problème de la conjecture. Et avec la conjecture, on retrouve le problème
de la rétrospection. Attention, il ne s'agit pas seulement de l'opposition
entre le jugement scientifique de fait et le jugement philosophique en
valeur, parce que la conscience historique ne renvoie pas seulement à des
jugements de valeur. Et puis on retrouve un troisième mode de
connaissance : avoir quelque idée sur la pratique politique concrète, la
pratique des acteurs, sans pour autant être un praticien ; autrement dit,
ce que Isaiah Berlin appelle le jugement politique. Le jugement politique,
non pas au sens que les philosophes donnent à ce terme, est simplement
un jugement, appuyé sur la passion pour l'action, qui combine, en
situation d'incertitude, les deux précédents, avec en plus quelque chose
qui est, je dirais, purement et simplement du pifomètre.

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Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

Chapitre I : L’Etat : un cadre institutionnel


d’expression du politique

Il convient de considérer ici la définition wébérienne du politique : « Nous


dirons qu’une activité sociale, et tout particulièrement une activité de
groupement, est orientée politiquement lorsque et tant qu’elle a pour
objet d’influencer la direction d’un groupement politique, en particulier
l’appropriation, l’expropriation, la redistribution ou l’affectation des
pouvoirs directoriaux ». De telles activités ont vocation à s’institutionnaliser dans
des dispositifs de rôles différenciés interdépendants, des pratiques multiples, et des
règles de comportements. L’État, les Partis politiques, les syndicats et autres groupes
d’intérêts, sont les espaces de ces activités. La science politique étudie la nature et le
mode de fonctionnement de ces structures institutionnelles en mettant en perspective
les enjeux du politique, les ressources mobilisables et les acteurs qui sont impliqués
dans la production des représentations du pouvoir légitime et la configuration du jeu
politique. L’État renvoie à un concept qui désigne l’organisme social représentant et
organisant souverainement les intérêts d’un ensemble d’individus à l’intérieur d’un
espace territorial donné. Cet organisme remplit les fonctions suivantes : le traitement
des demandes sociales, l’extraction et la répartition des ressources entre les citoyens,
la protection civile et sociale, le maintien des valeurs et des normes communes aussi
bien que des bonnes mœurs, la régulation des conflits d’intérêts. Ces fonctions
consistent dans des activités exercées par les agents gouvernementaux, judiciaires,
policiers, éducatifs et autres acteurs dûment mandatés.

Ces activités sont élevées au rang de l’intérêt général, dans la mesure où elles
visent la coexistence égale et pacifique des individus. Cela signifie que l’intérêt
particulier est subordonné aux impératifs de la cohésion sociale et de l’ordre public,
intérêts supérieurs qui sont visés par l’État. La bureaucratie – qui parachève le
processus d’institutionnalisation de l’Etat moderne – est le bras séculier de celui-ci.
Elle fonctionne en se conformant à des principes cohérents qui ont valeur de
catégories normatives : l’unité, l’égalité et la solidarité. Sur cette base, l’Etat qui se
prévaut d’une autorité morale et politique conférée par la confiance des citoyens –
enjeu crucial pour le gouvernement –, est appelé à administrer les intérêts privés et à
pacifier les rapports civils et politiques.

Dés lors, l’élection démocratique destinée à sélectionner les dirigeants ainsi


que l’organisation de concours en vue du recrutement des agents administratifs
conformément à des règles juridiques connues de tous constituent des gages de
légitimité politique de l’État. En définitive on dira que l’État est un concept
abstrait qui permet de penser les mécanismes globaux de régulation des
rapports civils et politiques des individus dans un espace territorial
donné. Ce concept représente l’unité des interactions multiformes entre les acteurs
aussi bien que l’harmonisation des intérêts conflictuels. C’est pour cette raison que
certains constitutionnalistes voient en l’Etat ni plus ni moins un ordre juridique
contraignant. Par conséquent il est irréductible au pouvoir central appelé à se
subordonner les institutions (familles, associations, entreprises) et les intérêts des
individus, mais intègre la société toute entière envisagée comme un être collectif dont
l’identité est déterminée par les normes juridiques.

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Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

Pour dépasser cette perspective juridique, il est important d’analyser l’Etat


comme un phénomène social lié à une entreprise extérieure de domination qui
maintient le respect des normes du « vivre ensemble » parmi les individus par la
menace de châtiment à l’encontre des contrevenants, c’est-à-dire un pouvoir politique
entendu comme une entreprise de domination. Dans ce chapitre il s’agit d’abord
d’étudier l’Etat envisagé comme un ordre juridique et un pouvoir politique (I),
ensuite nous étudierons la thèse de la dynamique de l’ Occident (II) d’exposer
brièvement les approches anthropologique et sociohistorique de l’Etat (III).

Section I- L’Etat : un ordre juridique et un pouvoir politique


Il faut dire que l’Etat est concomitamment un ordre juridique (A) et un pouvoir
politique (B).

A- Un ordre juridique

Les grands juristes du début du XXe siècle nous ont légué une théorie de l’Etat
qui y voit un produit du droit. C’est le cas des juristes allemands et français tels que
Jellinek, Laband et Carré de Malberg. Dans sa Théorie pure du droit, Hans
Kelsen (1881-1973) montre que l’unité des trois éléments constitutifs de l'Etat : la
population, le territoire et la puissance (pouvoir d’injonction et de coercition), est une
donnée du droit. Autrement dit, l’État n’est rien d’autre que l’expression de l’unité
formelle entre une population, un territoire et une organisation politique. A partir de
là, il convient de percevoir l’Etat et le droit non pas comme deux entités séparées
l’une de l’autre mais comme deux moments distincts d’une même totalité. Par
conséquent, la formule « Etat de droit » apparaît comme un pléonasme. Car, tout
Etat est forcément un ordre juridique. Ici la question centrale est de déterminer la
source du droit. H. Kelsen situe la source du droit dans la Constitution. Son
argumentation repose sur le rapport hiérarchique des diverses classes de normes :
lois, décrets, circulaires ministérielles, arrêtés, règlements, etc.
Dans ce rapport, chacune des classes de normes tire directement sa légitimité
dans sa conformité à celle qui lui est directement supérieure, et cela, ainsi de suite.
Les classes de normes légales, formant ainsi une chaîne, sont, de manière nécessaire,
reliées à une norme fondamentale : la Constitution. L’autorité supérieure de celle-ci
résulte de la maxime d’ « obéir aux commandements du constituant ». Il s’agit ici
d’une règle postulée a priori, c’est-à-dire indépendamment de la volonté et de
l’activité des acteurs sociaux. Dans cette approche, le concept État ne se rapporte pas
immédiatement à la coexistence en soi d’un nombre déterminé d’individus sur un
territoire donné doté d’une organisation officielle, mais à la Constitution qui ordonne
dans un espace territorial donné l’activité d’une population. L’État et la Constitution
sont pour ainsi dire identiques.

B- Un pouvoir politique

Cette approche kelsenienne pèche par son juridisme dogmatique. Il faut


étudier l’Etat dans une perspective de sociologie historique qui a l’avantage de mettre
en évidence des éléments objectifs relevant de ce que Norbert Elias a appelé la
« sociogenèse de l’Etat ». L’organisation étatique se donne à voir comme une
organisation caractérisée par la division du travail social, la spécialisation des rôles
sociaux et les impératifs d’ordre. Dans cet ordre d’idée, Max Weber définit l’État

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Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

moderne comme « une entreprise politique de caractère institutionnel dont la


direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le
monopole de la violence ».
Au Moyen Age, les divers seigneurs titulaires de fiefs avaient usurpé les
fonctions de police et de justice, de prélèvements d’impôts (dont la corvée constitue
l’un des principaux aspects), de protection des populations soumises à leur autorité et
de la frappe de la monnaie, lors de la décadence du pouvoir Carolingien. Ils
exerçaient également les prérogatives en matière de la déclaration et de la conduite
de la guerre, pouvoir qui conduisait les seigneurs rivaux à s’engager dans des
querelles meurtrières sans fin pour l’acquisition de la terre. Il en résulte
l’établissement d’un climat de violences permanent, et un état de dévastation
ininterrompue dans la société féodale.
Friedrich Engels montre que la centralisation politique, avec l’affirmation
de la suprématie du pouvoir royal, se rapporte aux vœux des populations d’en finir
avec cet état d’arbitraire et d’incertitudes. Il s’agit d’instituer une puissance capable
d’éradiquer ces violences dans le corps social. Il fait également remarquer que
l’établissement de ce pouvoir centralisé répond aux exigences de la bourgeoisie visant
la neutralisation des systèmes d’entrave aux échanges économiques propres à la
féodalité : privilèges locaux, corporatisme, douanes différentielles, qui font obstacles
à la liberté d’entreprendre et à la libre concurrence. C’est en se manifestant
comme le garant de cet ordre juridique, qui rend possible la libre
circulation des marchandises et la conservation de la propriété privée,
que l’État moderne s’impose aux consciences individuelles comme une
institution centrale dont le pouvoir d’injonction et de coercition est
légitime.

Section II - La dynamique de l’Occident : « sociogenèse » de l’Etat et


« psychogenèse » de l’individu

En interrogeant l’histoire, l’on découvre que la plupart des sociétés humaines


ont « inventé » progressivement le pouvoir politique, qui a fini par se dissocier des
autres formes de pouvoir qui se disputaient l’imperium de la société. En règle
générale, les sociétés humaines se sont accommodées pendant longtemps d’une
confusion absolue ou relative des rôles, « les fonctions régulatrices et coercitives
considérées aujourd’hui comme caractéristiques du pouvoir politique étant soit
ignorées, soit exercées par les groupements sociaux dominants » (J. Baudouin, op.
cit. p. 81). Selon Max Weber, ce qui caractérise le passage de la féodalité aux Etats-
nations monarchiques c’est précisément l’émancipation puis l’institutionnalisation de
l’autorité politique ; le facteur déterminant de ce basculement étant la multiplication
des guerres et des pratiques de pillage. Les rôles politiques apparaissent « lorsque les
monarques parviennent à exproprier les puissances privées » et à capter à leur
profit « le monopole de la coercition légitime ». Nous analyserons la thèse de la
dynamique de l’Occident défendue par Norbert Elias qui explore d’abord ce qu’il
nomme la loi du monopole (A) avant d’exposer la « civilisation des mœurs » (B).

A- La loi du monopole

L’époque féodale connaît un mode de domination de type « patrimonial » ; il


s’agit d’un rapport de domination symbolisé par le lien personnel entre le seigneur et
son vassal. Ce qui caractérise ce type de domination c’est qu’il s’exerce sur des sujets
et non sur des territoires. Les mutations sociales et économiques provoquent le

  12  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

relâchement du lien vassalique. L’on observe une prolifération des groupements


seigneuriaux et corollairement un émiettement de l’autorité politique. Norbert Elias
propose une explication qui met en relief les facteurs déterminants de la création de
l’Etat à la fin du Moyen âge. Comment s’opère l’institution d’un Centre porteur d’un
nouvel ordre politique contrastant avec la fragmentation qui caractérisait la
féodalité ? Trois facteurs permettent de comprendre la sociogenèse de l’Etat : le
monopole militaire (1), le monopole fiscal (2) et l’avènement de l’appareil
bureaucratique (3).

1)- le monopole militaire

Les guerres que se livrent les seigneuries féodales créent une situation de
précarité et d’instabilité de l’ordre politique qui frise le chaos. Le souci de prévenir la
violence dévastatrice fait prendre conscience de la nécessité d’instaurer une autorité
pacificatrice capable d’interdire les guerres de conquête et de constituer une armée
permanente. La démilitarisation des seigneuries les plus puissantes est le
préalable indispensable à la naissance de l’Etat moderne ;

2)- le monopole fiscal

L’établissement d’un système régulier et ordonné du prélèvement fiscal permet


de corriger le désordre des droits seigneuriaux auxquels il se substitue. L’impôt
permanent nécessaire, notamment, à l’entretien de la force armée, fournit les
ressources financières dont a besoin l’Etat pour s’imposer définitivement face aux
groupes périphériques ;

3)- l’avènement de l’appareil bureaucratique

La centralisation progressive du pouvoir politique induit la multiplication des


fonctions régaliennes telles que l’armée, la fiscalité et la justice. Dés lors, le concours
d’un personnel compétent et spécialisé s’avère indispensable. Même si, en
l’occurrence, le personnel demeure dans la dépendance personnelle du souverain, il
préfigure les administrations modernes. C’est à l’époque des rois que naît en France
la tradition étatique et centralisatrice que toutes les révolutions ultérieures
adapteront à leurs enjeux politiques propres.

Au total, pour comprendre le processus complexe de la sociogenèse de l’Etat en


Occident, il faut aller au-delà des simples modalités institutionnelles. En réalité, la
construction d’un Centre exigeait l’assentiment progressif des « dominés » et
impliquait par conséquent un appareil cohérent de justification. Elias identifie, à cet
égard, deux types de mutations. La première est celle d’une « symbolisation de
plus en plus prononcée du pouvoir politique qui se met en scène auprès
de ses sujets et leur signifie par là-même leur extériorité par rapport à
l’espace sacralisé du pouvoir » (Baudouin, op.cit., p.82). La seconde est
l’avènement d’un corps spécialisé de « clercs » - on dirait aujourd’hui des intellectuels
organiques au sens de Gramsci - qui ont vocation à produire un discours de
légitimation de l’autorité du Souverain.

  13  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

B- La « civilisation des mœurs »

L’autre question forte que pose Norbert Elias est celle des conséquences
politiques et psychiques de la monopolisation progressive par l’Etat moderne des
fonctions de coercition. L’analyse passe ainsi de la sociogenèse de l’Etat à la
psychogenèse. Elias met en évidence, d’une part, la forte corrélation qui existe entre
la construction de l’Etat, la complexification des rapports sociaux, l’élargissement
continu des chaînes d’interdépendance et, d’autre part, le refoulement des violences
privées, la canalisation des mœurs, ce qu’il appelle « le règne de l’autocontrainte » ou
« la maîtrise des émotions », toutes choses qui participent de la « psychogenèse » de
l’individu. C’est à la lumière de ces éléments structurants du politique qu’Elias
montre le rôle crucial de la « société de cour ». En effet, le processus de curialisation
rend compte de la manière dont les différentes strates de la noblesse se livrent à une
compétition à fleurets mouchetés pour rentrer dans les grâces du roi Louis XIV à
Versailles. C’est là que les nobles expérimentent un nouveau style de vie fondé sur
l’euphémisation de la violence et le respect de l’étiquette qui finit par circuler parmi
les autres groupes de la société. Pour Philippe Braud, il faudrait voir dans la
démocratie moderne le couronnement de cette évolution. Ainsi les « compétitions
électorales, les joutes partisanes, les débats télévisés, à l’image des rivalités
sportives, ne sont, en définitive, qu’un mécanisme subtil d’encadrement et
d’apprivoisement des violences sociales, un système hautement ritualisé de
canalisation des émotions ou encore de civilisation des mœurs ».
Cette lecture de Norbert Elias est certes stimulante pour l’analyse mais elle a
cependant quelques limites notamment sa tendance à imaginer qu’une société
humaine politiquement constituée puisse faire l’économie d’une limitation des
instincts guerriers. Par ailleurs, le développement de l’économie marchande, les
figures du sujet et de l’autonomie, de l’altérité et du pluralisme, de la critique et de la
délibération doivent être perçus comme des facteurs constitutifs du projet
démocratique qui charriera, plus tard, l’Etat de droit .

Section III- L’approche anthropologique et l’approche socio-historique

On exposera d’une part l’approche anthropologique (A) et d’autre part l’approche


socio-historique (B).

A- L’approche anthropologique

Comme le rappelle Georges Balandier, l’anthropologie politique tend à


fonder une science du politique « envisageant l’homme sous la forme de l’homo
politicus et recherchant les propriétés communes à toutes les organisations
politiques reconnues dans leur diversité historique et géographique ». Elle s’emploie
à comparer diverses sociétés politiques entre elles et procède à l’observation des
contrastes afin de dégager la spécificité de l’Etat moderne par rapport aux autres
formes d’organisation du pouvoir politique. Dans Essai sur le pouvoir politique
(1968), Jean-William Lapierre met en évidence trois éléments propres à l’Etat
moderne :
a)- la spécialisation des agents administratifs : certaines sociétés primitives ne
connaissent pas une spécialisation des agents chargés de faire exécuter les décisions
au moyen de la coercition. A l’époque moderne, on voit que celle-ci se renforce avec
comme corollaire une professionnalisation de ces agents ;

  14  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

b)- la centralisation de la coercition : dans le système féodal, le droit de recourir


à la coercition est éclaté (les grands seigneurs pouvaient lever des troupes et rendre
« haute et basse justice », donc infliger des peines privatives de vie ou de liberté). Ce
n'est pas le cas dans l'Etat moderne où l'on constate l’émergence d’un emboîtement
des structures politiques (par exemple, le système pyramidal de la hiérarchie des
normes de Kelsen : au sommet la Constitution domine la loi et les règlements – ou
encore la structure pyramidale de l’administration où le principe hiérarchique place
tout agent public en situation de subordination par rapport à un chef) ;
c)- l’institutionnalisation : la métaphore proposée par Ernst Kantorowicz dans
son ouvrage Les deux corps du roi – paru en 1957 - conduit à dissocier la personne
physique des gouvernants et l’exercice de la puissance publique elle-même. D’où le
principe juridique de la continuité de l’Etat devenu aujourd’hui banal et qui permet
d’assurer la continuité de l’Etat après la mort physique de celui qui l'incarne
temporairement.

B- L’approche socio-historique

L’analyse de type « sociogénétique » proposée par Elias peut être rangée dans
cette approche. Elle rend compte du processus historique qui aboutit à l’émergence
progressive de l’Etat en Occident. L’entreprise de construction de l’Etat s’amorce en
France et en Angleterre à partir du XIIIe siècle. Le pouvoir étatique va s’affirmer
contre le pouvoir religieux et le pouvoir seigneurial. Parallèlement, l’Etat apparaît de
plus en plus comme un corps séparé, autonome et distinct de la société civile. Sous ce
rapport, on peut relever quatre processus de mutations du pouvoir politique:
a)- la construction d’une identité politique des individus, autonome de leur
identité religieuse ;
b)- la réduction des multiples liens de dépendance personnelle propres au
système féodal grâce à l’affirmation du pouvoir royal (à partir du XVe siècle sous
Louis XI), puis la transformation du lien d’allégeance dynastique en un lien
d’allégeance nationale avec la Révolution ;
c)- la diversification des institutions politiques et administratives :
émergence des assemblées représentatives et des instances consultatives amorçant la
bureaucratie moderne (accélération du processus sous Louis XIV) ;
d)- la juridicisation des rapports entre gouvernants et gouvernés : ce sont
les grands textes tels que la Petition of Rights (1628), le Bill of Rights (1689) ou
encore les constitutions écrites américaine et française qui enferment le pouvoir
politique dans un statut juridique. La reconnaissance de droits opposables à l’Etat
signe le commencement de la mise en place d’un Etat légal-rationnel.
Deux principales dynamiques résultant des logiques conflictuelles peuvent être
soulignées (ces logiques font émerger des solutions non souhaitées individuellement,
mais qui émergent des engrenages complexes d’intérêts rivaux et interdépendants) :
1)- la dynamique des rivalités entre seigneurs au lendemain de l’empire
carolingien : la concentration du pouvoir se fait progressivement au profit des
vainqueurs jusqu'à son monopole ;
2)- les tendances lourdes à l’expansion économique : au XVIe siècle, la
croissance économique conduit à une différenciation sociale accentuée (noblesse,
bourgeoisie, commerçants, artisans, etc.) et à un nouveau partage du pouvoir
(développement des premières assemblées).

v

  15  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

Encadré n° 2 : Joseph Facal, « Eléments introductifs pour une sociologie de


l’Etat », Cahier de recherche n° 05-12, octobre 2005, HEC Montréal.

Qu’en est-il maintenant de l’expression si fréquente : l’État de droit


? Birnbaum et ses collaborateurs notent qu’elle est habituellement
utilisée de manière assez subjective pour distinguer les régimes
authentiquement démocratiques et les régimes dictatoriaux, ces derniers
faisant peu de cas du droit. Mais la question est complexe car bien des
dictatures revêtent d’apparats légaux le pouvoir politique qui s’y exerce
et se disent démocratiques, et bien des démocraties incontestables
peuvent être le théâtre d’initiatives gouvernementales légales mais
perçues comme dépourvues de légitimité. L’expression courante « État-
nation » est, elle aussi, chargée d’ambiguïtés. L’association des deux
notions ne va pas en effet de soi. La notion d’État a une connotation
juridique et institutionnelle. Celle de nation renvoie plutôt aux traits
culturels, linguistiques, plus rarement ethniques, et à la mémoire d’un
héritage historique partagé par une communauté humaine. On utilise
donc habituellement l’expression d’« État-nation » pour désigner des
sociétés comme la France, somme toute peu nombreuses, dans lesquelles
les deux notions sont pratiquement imbriquées l’une dans l’autre, au
point que citoyenneté et nationalité deviennent presque indissociables.
Ce n’est évidemment pas le cas d’États comme ceux, par exemple,
d’Afrique, dans lesquels on retrouve, à l’intérieur d’un même territoire
national, de nombreuses solidarités culturelles, linguistiques, ethniques,
tribales, qui créent entre les individus des liens souvent plus profonds
que leur attachement à une citoyenneté légale commune, et qui trouvent
souvent des relais à l’extérieur des frontières de l’État. Peut-on, enfin, se
permettre de considérer les notions d’État et de gouvernement comme
équivalentes ? Ici encore, rien n’est simple. On entend habituellement
par gouvernement, dans son sens le plus large, l’ensemble des individus
et des organes qui détiennent et constituent le pouvoir politique qui régit
un État. Mais Birnbaum note aussi que, dans beaucoup de contextes, le
mot désigne plus précisément « le pouvoir exécutif voire, dans les
régimes à exécutif bicéphale, seulement l’ensemble des ministres
collectivement responsables devant le Parlement, par opposition au chef
de l’État ».

  16  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

Chapitre II : Les partis politiques : définitions,


origine, types et fonctions
Au Sénégal il y a aujourd’hui plus de deux cents partis officiellement
reconnus. Quel est leur rôle dans une démocratie ? Sont-ils indispensables ? Avant de
répondre à cette question, il faut dire que l’apparition des partis politiques est liée au
développement du parlementarisme et de l’extension du droit de suffrage qui
caractérise les régimes représentatifs et démocratiques modernes. Ainsi, dans Le
Savant et le Politique (1919), Max Weber note que : « Les partis politiques sont les
enfants de la démocratie, du suffrage universel, de la nécessité de recruter et
d'organiser les masses ». Leur existence est donc solidaire de tous ces éléments, et
plus particulièrement de l’extension du suffrage universel. Il observe, par ailleurs,
dans Economie et société (1922) que : « ( …) c’est dans l’Etat légal à constitutions
représentatives que les partis prennent leur physionomie moderne ». Cela signifie
que le développement des partis doit beaucoup au parlementarisme. Ce sont les
partis qui vont présenter des candidats et des programmes aux citoyens. Les députés
élus grâce à leur soutien sont appelés à voter des lois et à contrôler l’action du
gouvernement ; ils vont donc soit soutenir celui-ci – s’ils appartiennent à la même
majorité – soit contester ses initiatives pour faire prévaloir les idéaux politiques de
l’opposition voire tenter de le renverser. Après avoir proposé quelques définitions du
parti politique (I), il s’agira d’exposer quelques typologies établies par des auteurs
célèbres (II) et d’analyser les fonctions que remplissent les partis dans un système
démocratique (III).

Section I- Définitions du parti politique

Le cadre restreint de ce cours d’introduction permet de se limiter à deux


définitions classiques du parti : d’une part, celle de Max Weber (A) et d’autre part,
celle de Joseph La Palombara et Myron Weiner (B).

A- La définition de Max Weber

Dans Le Savant et le Politique, « La vocation du Politique » (1919), Max


Weber définit le parti politique en ces termes : « une sociation reposant sur un
engagement (formellement) libre ayant pour but de procurer à leurs
chefs le pouvoir au sein d'un groupement et à leurs militants actifs des
chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des buts objectifs,
d'obtenir des avantages personnels ou de réaliser les deux ensemble ». Il
faut entendre par « sociation » – par opposition à la communalisation – une
relation sociale fondée sur un compromis d’intérêts fondé rationnellement. Cette
définition utilitariste a pour mérite d’insister sur l’ambivalence de l’union des
membres d’un parti politique qui sont à la fois en compétition tout en étant dans
l'obligation de coopérer pour permettre à leurs idées de triompher. La faiblesse de
cette définition cependant, est qu’elle ne permet pas de rendre compte de la
spécificité des partis politiques. Elle est trop large et englobe par conséquent tous les
types d’organisation politique. D’où l’intérêt de la définition suivante :

  17  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

B- La définition de La Palombara et Weiner

Dans leur ouvrage Political Parties and Political Development (1966),


Joseph La Palombara et Myron Weiner proposent une définition qui permet de
distinguer les partis politiques des autres organisations. Ils mettent ainsi en évidence
quatre caractéristiques :
1)- la durabilité : « une organisation durable dont l’espérance de vie soit supérieure
à celle de ses dirigeants ». Le parti politique n’est pas une faction reposant sur
l’adhésion à une personne, mais un mouvement fondé sur des enjeux particuliers ;
2)- le lien local-national : « une organisation locale (…) entretenant des rapports
réguliers et variés avec l’échelon national ». Le parti ne s’identifie ni au groupe
parlementaire, ni à un groupement local particulier, même s’il peut en être issu (les
mouvements régionalistes sont ainsi exclus de la définition) ;
3)- le pouvoir : « une volonté délibérée des dirigeants nationaux et locaux de
l’organisation de prendre et d’exercer le pouvoir ». Le parti se distingue du syndicat
ou du groupe d’intérêt, qui eux visent à influencer les décideurs ;
4)- le soutien populaire : « la recherche d’un soutien populaire [à travers les
élections ou de toute autre manière] ». Le parti n’est pas un club ou un think tank : il
est en compétition avec les autres partis pour remporter des victoires électorales.

Section II- Quelques typologies des partis politiques : Maurice Duverger,


Giovanni Sartori, Otto Kirchheimer, Jean Charlot et William Wright

Dans son ouvrage classique Les partis politiques (1951), Maurice Duverger
distingue deux types de partis selon leur naissance : il s’agit, d’une part, des partis de
cadres (A) et, d’autre part, des partis de masse (B) ; Giovanni Sartori propose quant à
lui une typologie historique (C) ; Otto Kirchheimer propose un type-idéal consécutif
aux mutations sociales et économiques (D) ; Jean Charlot décrit une typologie des
partis politiques français sous la Ve République (E) et William Wright distingue le
parti démocratique du parti efficace-rationnel (F).

A- Les partis de cadres

Selon Duverger ces partis naissent dans un contexte marqué par l’extension
des prérogatives du Parlement et l’élargissement du droit de vote ; leur sociogenèse
est donc électorale et parlementaire. Avec l’émergence des Assemblées, des groupes
parlementaires se constituent progressivement. L’extension du droit de suffrage est
une nouvelle donne avec laquelle ces groupes sont obligés de composer afin de
conquérir l’électorat numériquement plus important ; d’où la création de comités
électoraux au niveau local. Pour assurer leur cohésion, une administration centrale se
constitue et devient l’état-major du parti ; dorénavant on assiste à l’instauration
d’une véritable spécialisation du travail au sein du parti. Ces partis sont tournés
principalement vers l’élection et cherchent à recruter parmi les notables et les élites
sociales permettant de financer et d’influencer la vie politique. Ils sont assis
localement sur des réseaux de notables et ignorent toute structure hiérarchisée. Ce
sont, par exemple, les partis whigs et tories en Angleterre.

  18  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

B- Les partis de masse

Ils ont une origine extérieure, c'est-à-dire que leur naissance est liée au
développement de diverses associations telles que les syndicats ou les sociétés de
pensée. Ils sont en quête d’adhérents et de militants issus des classes populaires qui
financent le parti via leurs cotisations. Ils les forment et les promeuvent. Pour cette
raison, ce sont des partis fortement organisés et hiérarchisés : la base est constituée
par des sections locales, coordonnées au niveau départemental par des fédérations,
elles-mêmes dépendantes d’un centre. Ces partis de masse permettent d’encadrer
politiquement les catégories sociales jusqu’alors exclues du droit de vote. Ils ont pour
objet la recherche de l’adhésion formelle du plus grand nombre. Ce sont par exemple
le parti travailliste anglais, issu des Trade-Unions et des sociétés de pensée (la Fabian
Society) ou encore le parti socialiste français. Au sein des partis de masse, Duverger
distingue :
a)- les partis de masse spécialisés : ce sont les partis socialistes ;
b)- les partis de masse totalitaires : ils sont porteurs d’une idéologie
globalisante, mais là encore il faut distinguer les partis communistes des partis
fascistes du fait du recours par ces derniers aux techniques militaires.

C- La typologie historique de Sartori

Dans son livre Parties and Party System (1976), Giovanni Sartori propose une
typologie historique des partis politiques. Il distingue ainsi quatre types de partis :
1)- les partis d’opinion et de clientèle : forme primitive des partis au début du
régime parlementaire, il s’agit d’un réseau de relations personnelles autour de
quelques leaders (Whigs et Tories) ;
2)- les partis parlementaires : ils cherchent à construire des stratégies autour du
jeu parlementaire afin de former des majorités (partis américains au XIXe siècle) ;
3)- les partis parlementaires électoralistes : ce sont les partis parlementaires
qui ont prolongé leur organisation par un réseau d’entités locales suite à l’extension
du droit de suffrage (partis britanniques à la fin du XIXe siècle) ;
4)- les partis organisateurs de masse : ils ont une origine souvent extérieure aux
partis parlementaires. Leur objectif est l’organisation politique des masses (partis
travaillistes, SFIO, partis communistes).

D- L’idéal-type de Kirchheimer

Les transformations sociales ont conduit les partis à opérer leur


aggiornamento pour affiner leur stratégie politique à l’endroit d’une base électorale
qui évolue sensiblement. Ainsi, dans son ouvrage The transformation of the
Western Party Systems (1966), cet auteur considère que le progrès économique
et social ainsi que les mutations culturelles ont contribué à l’atténuation des clivages
idéologiques. Les partis de cadres se sont donc adaptés et les partis de masses sont
devenus plus pragmatiques à mesure que leur base sociale n’est plus constituée
majoritairement par les ouvriers. De manière générale, les partis développent
progressivement « des objectifs communautaires d’importance nationale (dépassant)
les intérêts particuliers des groupes ». Kirchheimer propose ainsi un nouveau type
idéal : le parti attrape-tout (catch-all party). Ces partis sont caractérisés par un
faible recours à l’idéologie et par une stratégie consensuelle visant à rechercher
l’adhésion électorale dans des secteurs multiples de la population.

  19  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

E- La typologie de Jean Charlot

En publiant Le phénomène gaulliste (1970), Jean Charlot analyse les


différents partis politiques français sous la Ve République et distingue trois types de
partis :
1)- les partis de notables : ils recherchent l’adhésion des électeurs influents ;
2)- les partis de militants : ils encadrent les masses et sont porteurs d’une
idéologie forte ;
3)- les partis d’électeurs : ils sont orientés vers la conquête d’une majorité
d’électeurs. Jean Charlot étudie l’Union pour la nouvelle République (UNR), parti
politique français fondé en 1958 dont le but est de soutenir l’action du général
Charles de Gaulle. Il deviendra l’Union pour la défense de la République (UDR) en
1968, puis l’Union des démocrates de la République (UDR) en 1971, et enfin, le
Rassemblement pour la République (RPR) en 1976. Auparavant, les soutiens de De
Gaulle s’étaient réunis au sein du Rassemblement pour le peuple français (RPF – de
1947 à 1955), puis des Républicains sociaux (RS) jusqu’en 1958. Ces deux partis
étaient plutôt des partis de notables. Une transformation s’opère avec l’UNR. En
effet, selon Jean Charlot, l’UNR est devenu un parti d’électeurs qui, en tant que tel,
« récuse le dogmatisme idéologique et se contente d’un fonds commun de valeurs,
assez large pour réunir autour de lui un maximum de supporters ». En outre,
contrairement aux partis de notables, il admet la démocratie de masse, la solidarité
de groupe et récuse l’individualisme libéral. Il est populaire sans pour autant
remettre en question le système politique et social. On peut observer également que,
dans les années 80, le parti socialiste évolue dans la direction d’un parti d’électeurs :
sa base électorale du PS se diversifie et son idéologie devient plus pragmatique.
L’analyse de Jean Charlot permet donc de montrer que les partis de masses (PS) ou
les partis de cadres (UNR) ont tendance à élargir leur base sociale et programmatique
à mesure que leur chance d’accéder au pouvoir augmente. Cette analyse rejoint donc
celle de Kirchheimer et de sa notion de parti attrape-tout.

F- La typologie de William Wright

Dans « Comparative Party Models : Rational-efficient and Party


Democracy » (1971), William Wright souligne que, du point de vue organisationnel,
il est possible de distinguer deux types de partis :
1)- le parti démocratique (Party democracy model) : il met l’accent sur la
démocratie interne. Ce parti privilégie l’élaboration d’un projet, contrôle son groupe
parlementaire en charge de sa défense et favorise la participation des adhérents. La
fonction idéologique l’emporte sur la fonction électorale ou gouvernementale. Son
activité est continue et ne se limite pas à la période électorale ;
2)- le parti efficace-rationnel (Rational efficient model) : il met l’accent sur
l’efficacité. Ce parti néglige la participation des adhérents et subordonne son
organisation au groupe parlementaire. Il est peu centralisé, peu idéologique et
recherche l’efficacité électorale au moyen d’un pragmatisme modéré. Son activité est
irrégulière et se limite à l’élection.

Section III- Les fonctions des partis politiques

A quoi servent les partis politiques ? Sont-ils vraiment indispensables à la


démocratie ? Des auteurs ont proposé des réponses plus ou moins satisfaisantes à ces

  20  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

questions. Nous verrons d’abord celle de Robert King Merton qui postule que les
fonctions des partis politiques sont à la fois manifestes (structuration de la vie
politique) et latentes (rôle d’assistance) et répondent à des exigences fonctionnelles
du système politique (A) ; ensuite nous exposerons celle de Georges Lavau (B) et
enfin la synthèse de Dominique Chagnollaud (C).

A- Fonctions manifestes et fonctions latentes des partis selon Merton

Dans Eléments de théorie et de méthode sociologique (1965), le


sociologue fonctionnaliste Merton distingue deux types de fonctions :
1) - les fonctions manifestes : elles contribuent à l’ajustement et à l’adaptation du
système tout en étant souhaitées par les participants ;
2)- les fonctions latentes : elles ne sont « ni comprises, ni voulues par les
participants du système politique ».
a) Les fonctions manifestes sont :
- les fonctions électorale, de contrôle des organes politiques et d’expression des
positions politiques (Frank Sorauf, "Political parties and political analysis", 1964) ;
- une fonction de structuration de l’opinion publique (David Apter, The Politics of
Modernization, 1965) ;
- les fonctions de socialisation politique et d’agrégation des intérêts (Gabriel
Almond et Bengham Powell, Comparative Politics : A Developmental Approach,
1966) ;
- une fonction de structuration du vote (Leon Epstein, Political Parties in Western
Democracies, 1967).
b) Pour ce qui est des fonctions latentes analysées par Merton (1965), elles sont
surtout valables pour les Etats-Unis lors de la période d’entre-deux guerres. Elles
consistent principalement en une fonction d’assistance proche du clientélisme : la
machine politique permet de rendre des services extra-légaux qui répondent à
l’inadéquation des structures sociales conventionnelles (elle peut permettre la
mobilité sociale des plus pauvres par exemple). Selon Merton, les partis politiques
servent à répondre à des besoins qui, sans eux, resteraient insatisfaits. Pour cela, ils
mettent en place des structures, parfois en marge de la légalité, qui ne peuvent être
supprimées que si elles sont remplacées par d’autres structures (légales cette fois) qui
répondent à ces mêmes besoins.
Merton insiste également sur la figure du « boss ». Celui-ci est l’agent local du
parti et sert d’intermédiaire entre les groupes d’affaires et le gouvernement. Il
procure des privilèges à une population en échange de leur vote. Cet échange de
services, proche de la corruption, est analysé comme une rétribution par Merton : le
client rétribue ce boss par un bulletin de vote ou par une aide à la machine politique
qu’il représente lors d’une campagne électorale.

B- Fonctions des partis dans les systèmes politiques selon Lavau

Dans son article « Partis et systèmes politiques : interactions et fonctions »


(1969), Georges Lavau se livre à une analyse originale qui met en évidence la
fonction que jouent les partis politiques – instruments de médiation par excellence –
au sein du système politique. Il définit ainsi le système politique : « (…) Un
ensemble de processus et de mécanismes destinés à faire converger ou à
neutraliser des pluralismes sociaux irrépressibles, et qui, de plus, est
organisé de façon telle qu'il permet à ses différents acteurs de proposer
des buts contradictoires et de concourir entre eux pour changer

  21  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

l'agencement du système ou pour modifier ses orientations sans faire


exploser l'équilibre des pluralismes. »
Selon G. Lavau, il convient d’observer que tous les systèmes n’ont pas les
mêmes exigences fonctionnelles, car ces dernières sont encadrées par la volonté des
acteurs et par des limites idéologiques. Fondamentalement, un système politique est
un mécanisme qui parvient à faire coexister un pluralisme irréductible au sein d’une
société. Il en déduit trois fonctions essentielles des partis politiques :
1) - une fonction de légitimation-stabilisation : à différents degrés, les partis
politiques légitiment et stabilisent le système politique afin qu’il puisse résister aux
tendances centrifuges ;
2)- une fonction tribunitienne : un système politique doit également neutraliser
les forces centrifuges en parvenant à les intégrer politiquement. Des partis
manifestement opposés au système assurent de manière latente une fonction
tribunitienne (à l’image du tribun de la plèbe dans la République romaine).

Dans « A quoi sert le parti communiste français » (1968), Lavau


montre que le PCF remplit cette fonction en prenant en charge les revendications des
catégories sociales les plus défavorisées afin de leur assurer une représentation. Cette
intégration permet de canaliser les virtualités révolutionnaires à condition que le
parti bénéficie d'une certaine représentativité capable d'en faire un interlocuteur
incontournable. En ce sens, le FN n’a pas de fonction tribunitienne car son électorat
est trop différencié socialement ;
3)- la fonction de relève politique : un parti a aussi un rôle critique permettant
de proposer une alternative au programme politique mis en œuvre. Certains partis,
que Lavau qualifie de « partis anti-systèmes », ont un rôle critique permanent. Ils se
rapprochent de la catégorie des partis protestataires qui mettent en avant les causes
non traitées par les autorités (écologie, féminisme, immigration). Ils se distinguent
des partis gestionnaires qui ont une perspective gouvernementale et qui, pour cette
raison, ont un bagage idéologique faible.

C- La synthèse des fonctions des partis selon Chagnollaud

Dans son manuel de Science politique, Dominique Chagnollaud propose


une synthèse des fonctions des partis politiques :
a)- celle de la structuration du vote : fonction première et constitutive des partis,
elle est reconnue dans la plupart des Constitutions démocratiques. C’est le cas
notamment de la Constitution sénégalaise du 22 janvier 2001(art. 4: « Les partis
politiques et coalitions de partis politiques concourent à l'expression du suffrage ») ;
b)- celle d’un « laboratoire d’idées » : fonction de diffusion de l’idéologie du
parti, d’alimentation du débat politique, d’élaboration de programmes pouvant
contribuer aux politiques publiques et à la formation de l’opinion publique ;
c)- celle du recrutement politique : ils permettent la sélection des candidats et
du personnel politique ;
d)- celle de gouvernement : ils participent, voire contrôlent le pouvoir politique et
contribuent à l’élaboration des normes ;
e)- celle de socialisation politique : ils contribuent à l’intégration des citoyens
dans le système politique ;
f)- celle de médiation et de patronage : ils permettent d’agréger les demandes et
de fournir une assistance ou des services aux citoyens ;
g)- celle tribunitienne : ils intègrent les exclus au système politique.

  22  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

v

Encadré n° 3 : Frédéric Sawicki, « La science politique et l’étude des partis


politiques », dans Cahiers Français, « Découverte de la science politique », n°276,
mai-juin 1996, p. 51-59.

Michel Offerlé a récemment proposé un cadre d’analyse plus adapté à la


complexité des organisations partisanes en s’appuyant sur une relecture de
Weber et sur la théorie bourdieusienne des champs. Dans son optique, un parti
doit être analysé non seulement comme une entreprise politique tournée vers la
conquête des positions de pouvoir, mais aussi comme un espace de concurrence
objectivé entre des agents luttant pour le contrôle des ressources collectives que
sont la définition légitime du parti, le droit de parler en son nom, le contrôle des
investitures et des moyens de financement. Dans cette perspective, les partis se
distinguent selon l’importance de leurs ressources collectives propres
(permanents, moyens matériels, notoriété du parti...) et des ressources
personnelles de leurs élus et dirigeants ; on retrouverait ici l’opposition idéal-
typique entre les partis de masses et les partis de cadres si cette distinction
entre «capital collectif» et «capital individuel» ne divisait selon M. Offerlé les
élites de chaque parti. Tous les partis voient en effet s’affronter des agents qui
doivent tout ou beaucoup au parti et des agents qui disposent d’autres
ressources (postes d’élus solidement tenus, clientèles d’obligés, notoriété locale
ou nationale, compétence garantie par un diplôme rare, appartenance à un
grand corps). Ce genre d’affrontement se retrouve aussi bien sur la scène
politique nationale, quand, par exemple dans la course aux postes ministériels,
entrent en compétition des hauts fonctionnaires appartenant aux grands corps
de l’Etat et des dirigeants ayant fait l’essentiel de leur carrière politique dans
l’«appareil» du parti, que sur la scène politique locale quand s’opposent
«militants» et «notables» connus par leur profession ou leur appartenance aux
vieilles familles de la ville. Mettre l’accent sur la concurrence interne et les
ressources différentielles des prétendants dans cette concurrence permet par
conséquent une approche plus dynamique des partis et une meilleure
compréhension de leurs prises de position. On comprend par exemple mal
l’évolution du parti socialiste au cours de ces quinze dernières années, si on ne
prend pas en considération, non seulement la baisse du nombre de militants,
mais la perte de légitimité interne de la ressource militante par rapport à celle
d’élu local, d’ex-ministre ou d’ancien membre d’un cabinet ministériel. Le fait
que ce parti apparaisse actuellement comme un parti «attrape-tout» ne tient dès
lors pas uniquement à une évolution historique inéluctable, mais à la place
prépondérante qu’y occupent actuellement les professionnels de la politique par
rapport aux militants politiques ou aux militants d’origine associative ou
syndicale. Par comparaison, dans une conjoncture politique analogue (la
défaite électorale de 1979), les dirigeants du parti travailliste anglais, sous
l’influence de la puissante aile gauche du parti et des représentants syndicaux,
avaient au cours des années 80 été contraints d’adopter des positions beaucoup
plus «extrémistes» diminuant en cela leurs chances d’un retour rapide au
pouvoir.

  23  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

Chapitre III : Les régimes politiques :


démocraties, autoritarismes et totalitarismes

Ce chapitre est une introduction aux régimes politiques. Il convient de


préciser le sens de cette notion qui comporte quatre composantes majeures : le
principe de légitimité, la structure des institutions, le système de partis, la forme et le
rôle de l’Etat. Selon Jean-Louis Quermonne, le régime politique renvoie à
« l’ensemble des éléments d’ordre idéologique, institutionnel et
sociologique qui concourent à former le gouvernement d’un pays donné
pendant une période déterminée ». On étudiera dans un premier temps les
régimes démocratiques (section I) en montrant leurs limites et les critiques dont ils
ont fait l’objet (section II) ; ensuite on exposera les caractéristiques des régimes
autoritaires (section III) et celles des régimes totalitaires (section IV).

Section I : Les régimes démocratiques

Dans son célèbre discours de Gettysburg, prononcé en 1863, Abraham


Lincoln définissait la démocratie par cette formule : « Le gouvernement du
peuple, par le peuple, pour le peuple ». Etymologiquement, en effet, le mot
« démocratie » est issu du grec demokratia que l’on peut traduire par l’expression
« pouvoir du peuple » (demos : peuple, kratos : pouvoir). Ce qui caractérise ce type de
régime c’est le fait que le pouvoir y est exercé par le peuple, ou du moins, par ceux
dont la qualité de citoyen est reconnue. Ainsi comprise, la démocratie s’oppose à la
monarchie (gouvernement d’un seul) et à l’oligarchie (gouvernement d’un groupe
particulier). Le dictionnaire de la science politique et des institutions
politiques donne la définition suivante de la démocratie : « (…) un mode
d’organisation du pouvoir politique dont la légitimité requiert qu’il
reconnaisse pleinement le primat de la souveraineté populaire et qu’il
s’assigne pour objectif son perfectionnement, mais dont l’agencement
réel se fonde toujours pour l’essentiel sur une délégation de pouvoir à
un personnel spécialisé par le biais d’élections régulières,
concurrentielles et sans exclusives trop marquées vis-à-vis de certains
secteurs, dans lequel aussi la volonté majoritaire ne s’exerce pas au
point d’écraser les minorités ou les groupes d’intérêt de toutes espèces.
En revanche il n’y a pas de démocratie là où les électeurs sont privés de
la liberté de choisir et de renvoyer pacifiquement […] ». (Hermet et al. 1996)
On verra dans un premier temps si la démocratie repose aujourd’hui sur la
souveraineté nationale (B) davantage que sur la souveraineté populaire (A) ; prétexte
commode pour questionner les différents types de régimes démocratiques (C).

A- La théorie de la souveraineté populaire

Cette théorie reste la base même de la démocratie en ce sens qu’elle fait


reposer le principe de la légitimité politique sur le peuple. De fait toutes les
démocraties affirment solennellement - c’est gravé dans le marbre de la loi
fondamentale qu’est la Constitution - que « la souveraineté appartient au peuple ».
Jean-Jacques Rousseau, auteur du fameux Le contrat social en est l’un des

  24  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

chantres les plus fervents même s’il est revenu de ses illusions. Selon lui, le titulaire
de la souveraineté, c’est le peuple réel, c'est à dire l’ensemble des citoyens. Ainsi,
chaque citoyen détient une parcelle de souveraineté : « s’il y a 10 000 citoyens,
chaque citoyen a pour sa part la dix-millième partie de l’autorité suprême ».
L’expression de cette souveraineté passe par un droit de vote pour chaque citoyen
(suffrage universel) et un mandat impératif qui lie les élus aux électeurs, ces derniers
leur donnant des instructions, voire même pouvant les révoquer s’ils estiment que les
élus s’écartent de leur volonté. Cependant, Rousseau lui-même reconnaissait que la
démocratie directe était une utopie: « (…) à prendre le terme dans la rigueur
de l’acception, il n’a jamais existé de véritable Démocratie, et il n’en
existera jamais », arguant même qu'elle ne conviendrait qu'à « un peuple de
Dieux ». La raison qu’il donne est qu’il va à l’encontre de l’ordre naturel que le grand
nombre gouverne et que le petit soit gouverné. Autrement dit, comme le souligne
Philippe Braud dans Sociologie politique, « le gouvernement est toujours
exercé par une fraction ». Aussi, il convient de distinguer deux types de démocratie :
a)- la démocratie directe : le peuple participe activement et directement au
pouvoir législatif (élaboration et vote des lois), mais qui ne correspond qu'à "un
peuple de Dieux" ;
b)- la démocratie semi-directe : le peuple désigne ses représentants et participe
occasionnellement à la fonction législative par le biais des référendums (vote
d’approbation à une loi), d’un droit de véto populaire (opposition à une loi) ou d’un
droit d’initiative populaire (droit de proposer des lois). Notons que Philippe Braud
invite également à se défaire de l’idée que cette fraction puisse être désignée
librement car il existe toujours d’importants filtrages des candidats à la candidature :
le jeu des médias, des formations politiques ou encore la notoriété ou l’argent sont
des éléments à prendre en compte dans une élection.

B- La théorie de la souveraineté nationale

Lors de la Révolution française, la théorie de la souveraineté nationale a été


préférée à celle de la souveraineté populaire. Cette théorie implique :
a)- une démocratie représentative : la souveraineté n’est pas exercée
directement par le peuple (on parle également de démocratie indirecte) ;
b)- une souveraineté nationale : aux termes de l’art. 3 DDHC, « le principe de
toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul
individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément », ce qui
signifie que la Nation, entité abstraite et indivisible, est distinguée de l’ensemble des
citoyens qui la composent ;
c)- une théorie de la représentation qui considère que la volonté des
représentants équivaut à celle des représentés et de la Nation tout entière ; ils
décident de ce que la Nation décide ;
d)- un mandat représentatif : à la différence du mandat impératif, le mandat des
représentants émane de la Nation entière et non pas des citoyens de telle ou telle
circonscription. Aussi, ces représentants ne doivent pas être considérés comme les
défenseurs des intérêts particuliers de leurs électeurs (ils ne peuvent recevoir ni
d’ordre, ni d’instruction de leur part), ils ne sont d’ailleurs pas responsables devant
eux, mais seulement devant la Nation.

  25  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

C- Les différents types de régimes démocratiques

On peut distinguer plusieurs types de régimes démocratiques. Dans tous les


cas, ces régimes supposent nécessairement une séparation entre pouvoirs exécutif,
législatif et judiciaire afin que, comme le souligne Montesquieu dans L’esprit des lois,
« par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Mais il existe plusieurs
manières d’organiser les rapports entre ces pouvoirs.

a) Le régime parlementaire

Dans un régime parlementaire, il existe une séparation souple des pouvoirs.


Chaque pouvoir s’inscrit dans un système qui le rend dépendant des autres. Il dispose
d’un moyen de pression qui permet d’équilibrer l’ensemble. Ainsi le pouvoir exécutif
a la possibilité de dissoudre le pouvoir législatif qui, à son tour conserve la latitude de
renverser le premier – dans certaines conditions particulières – par le vote de motion
de censure ou de défiance). En outre, ce modèle consacre l’existence d’un dualisme de
l’exécutif combinant irresponsabilité du chef de l’Etat et responsabilité politique du
gouvernement devant le parlement. Le régime concret le plus proche de ce modèle
théorique est celui de la Grande-Bretagne.

b) Le régime présidentiel

Dans un régime présidentiel, il existe une séparation rigide des pouvoirs.


Chaque pouvoir est strictement séparé des deux autres par des cloisons étanches.
Ainsi le pouvoir exécutif tient sa légitimité de son élection par le peuple (elle ne peut
en aucun cas provenir du pouvoir législatif, par exemple le chef de l’Etat ne peut pas
être élu par le parlement) et il ne peut pas non plus dissoudre le pouvoir législatif. En
contrepartie, le pouvoir législatif a l’exclusivité formelle de l’initiative des lois et ne
peut pas renverser le pouvoir exécutif. Le régime concret le plus proche de ce modèle
théorique est celui des Etats-Unis. Toutefois, la séparation des pouvoirs s’y trouve
modéré puisque le Président dispose d’un droit de véto et peut être
exceptionnellement démis de ses fonctions (procédure de l’impeachment).
L’équilibre entre les pouvoirs peut également se trouver modifié lorsqu'à certaines
périodes les orientations politiques du Congrès sont défavorables au Président (cas de
Barack Obama après les élections de novembre 2010 qui ont été remportées par les
Républicains).

c) Le régime semi-présidentiel

Ce régime désigné également comme semi-parlementaire est le régime


correspondant à la France sous la Constitution de 1958. Il s’agit d’un modèle hybride
à mi-chemin du régime parlementaire (le gouvernement émane de la majorité
parlementaire car il est responsable devant elle) et du régime présidentiel (le
président de la République est élu au suffrage universel direct et n’est pas
responsable politiquement devant l’Assemblée nationale). Sous la présidence de
Nicolas Sarkozy, il est devenu courant de dénoncer « la logique présidentialiste » de
la Ve République, traduisant ainsi une critique de l'omnipotence supposée du
président de la République. Au Sénégal le régime est qualifié de « présidentialiste »
par certains constitutionnalistes qui soulignent ainsi la prépondérance du chef de
l’Etat. Un tel jugement appelle à être nuancé pour deux raisons particulières :

  26  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

1)- certes, en France, le président de la République dispose de pouvoirs propres (qu’il


exerce sans contreseing ministériel) dans le cadre de la Constitution (nomination du
Premier ministre, dissolution de l’Assemblée nationale, pouvoirs exceptionnels de
l’art. 16 C), mais ces pouvoirs demeurent assez limités et sont encadrés
juridiquement. Le président sénégalais dispose d’importants pouvoirs propres prévus
aux articles 42, 46, 47, 49, 51, 52, 72, 73, 87, 89 et 90 de la Constitution.
2)- le pouvoir réel du président de la République dépend fortement des majorités
parlementaires. En cas de victoire de son parti au Parlement, il peut être le principal
animateur du travail gouvernemental. Cependant, en cas de défaite, il revient au
gouvernement de déterminer et conduire la politique de la nation (art. 20 C) et donc
au Premier ministre d’animer le travail gouvernemental. Mais il est vrai que le
passage du septennat au quinquennat (réforme de 2000) a fortement réduit la
probabilité d’une cohabitation, ce qui pourrait augurer une présidentialisation du
régime de la Ve république. Pour cette raison, la notion de régime semi-présidentiel
(plutôt que semi-parlementaire) semble préférable. Il reste que parler de
présidentialisme à propos du système actuel (l’idée d’un Président tout puissant)
apparaît excessif.

Section II- Les limites de la démocratie : critiques et amendements


théoriques

La notion de démocratie est au cœur de controverses notamment idéologiques


dans les débats contemporains qui établissent une distinction entre démocraties
populaires qui prétendent être « réelles » et démocraties libérales qualifiées de
formelles (A). Par ailleurs d’autres critiques soulignent la nécessité d’une démocratie
délibérative et participative pour corriger les travers de la démocratie représentative
(B).

A- Démocraties réelles et démocraties formelles

Le XXe siècle a vu s’affronter deux conceptions rivales de la démocratie : il


s’agit d’une part des démocraties populaires ou « réelles » et d’autre part des
démocraties pluralistes. Les premières correspondent aux régimes à parti unique
dont l’URSS constituait le cas emblématique avant de s’effondrer en 1991;
aujourd’hui la Chine en est un exemple anachronique. Les secondes renvoient aux
régimes multipartites ; elles ont connu un fort développement notamment dans les
pays de l’Est se trouvant anciennement dans le giron de l’URSS, mais également en
Amérique latine (à la place des dictatures militaires, par exemple celle de Pinochet au
Chili) ou en Afrique.

a) La conception marxiste de la démocratie

Dans la logique marxiste, la démocratie est un instrument de la classe


dominante (la bourgeoisie) pour imposer sa domination. Elle reste toutefois un
instrument original car elle ne nie pas la lutte des classes, mais en constitue
l’expression, sans en réaliser le dépassement. Par conséquent, le droit que produisent
les institutions démocratiques est un résultat momentané d’un compromis
démocratique exprimant la lutte des classes, c’est-à-dire un rapport momentané des
forces sociales. La démocratie est donc par essence fragile et instable : les partis
représentent les diverses classes existantes, le grand capitalisme essayant de

  27  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

regrouper tous les représentants de la bourgeoisie contre les partis prolétariens.


Selon Marx, la démocratie bourgeoise va donc nécessairement vers une crise dont
l’issue va dépendre du rapport de forces existant. La résolution du conflit passe par
une alternative simple : soit la démocratie régresse vers un régime autoritaire (par
exemple le bonapartisme qui est une négation du conflit de classe), soit elle évolue
vers le socialisme et le communisme (vers la réalisation d’une société sans classes).
Marx appelle évidemment à la fin de la démocratie bourgeoise et milite en faveur de
l’établissement d’une démocratie « réelle », succédant à la lutte des classes. Mais ce
type de démocratie, sans partis, sans élections pluralistes, où les dirigeants
gouvernent en fonction d’un sens commun se réclamant de la grande majorité du
peuple semble suffisamment douteux pour inciter au moins à la prudence quant à son
caractère démocratique supposé « réel ».

b) La conception de la démocratie pluraliste chez Jean-Louis Quermonne

Pour cet auteur la démocratie pluraliste répond à quatre principes qui peuvent
constituer autant d'idéaux de la démocratie des pays occidentaux :
1)- la légitimité démocratique : si le pouvoir vient d’en haut, la légitimité vient
d’en bas, ce qui signifie un certain consentement à l’obéissance et un nécessaire
respect des droits individuels ;
2)- la démocratie représentative : le gouvernement du peuple se confond avec le
gouvernement de la majorité ;
3)- le multipartisme : son enjeu est le respect des minorités, du droit de
l’opposition et des droits en matière de liberté et d’expression ;
4)- un Etat impartial.

B- De la démocratie représentative à la démocratie délibérative et


participative

Dans le débat contemporain, certaines réformes de la démocratie sont suggérées par


différents penseurs politiques.

a) Jürgen Habermas et la démocratie délibérative

Pour ce philosophe de l’école de Francfort (Notes programmatiques pour


fonder en raison une Ethique de la discussion, 1983), le concept de
« démocratie délibérative » sert à désigner une société démocratique où les décisions
sont prises par la délibération publique de tous ses membres. L’accord qui se dégage
entre eux doit être basé sur la force du meilleur argument. Toute la question reste
alors de déterminer quelles sont les conditions d'un bon débat et notamment la
qualité de la procédure délibérative pour arriver à ce qu'il appelle « une entente
rationnellement motivée » (Droit et Démocratie. Entre faits et normes, 1997),
notamment la liberté des participants au débat (ils doivent être « actifs et ouverts »,
« exempts de toute forme de contrainte ») et du débat lui-même (il doit être public et
potentiellement ouvert à tous). Ceci, bien sûr, sans aboutir à une définition
excessivement normative du « citoyen idéal » dont l'effet pervers peut-être la
disqualification du « citoyen réel ».

  28  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

b) La démocratie participative

Apparu en 1960 et faisant suite à des insatisfactions liées à la démocratie


représentative traditionnelle (fait majoritaire, professionnalisation de la politique,
omniprésence des experts), la démocratie participative est une forme de partage et
d'exercice du pouvoir, fondée sur le renforcement de la participation des citoyens à la
prise de décision politique. Elle vise à associer les citoyens à la vie publique via divers
instruments tels que les débats publics, les comités de quartier ou les jurys citoyens.
Cet ajout participatif à la démocratie conduit à ce que les citoyens ne réduisent pas
leur participation politique au vote électif, mais qu’ils soient aussi les décideurs
publics sur des enjeux importants. Dans cette perspective, des auteurs comme
Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe mettent l’accent sur la
nécessité d’appréhender la décision politique en répondant au besoin éthique de
statuer sur les controverses socio-techniques issues notamment des nouvelles
découvertes scientifiques. Les décideurs doivent avoir, en cas d'erreur, la possibilité
de corriger les décisions publiques. Selon ces auteurs, il serait bon de quitter le cadre
des décisions traditionnelles et d'accepter de prendre, plutôt qu'un seul acte tranché,
une série d'actes mesurés, enrichis par les apports des profanes. Au plan
institutionnel, la France a mis en place une Commission nationale du débat public
qui a pour mission d'organiser des débats publics sur des infrastructures (lignes de
train à grande vitesse, d’électricité, etc.) ou sur des choix technologiques (énergie
nucléaire). La loi lui confie mission de « veiller au respect de la participation du
public au processus d'élaboration des projets d'aménagement ou d'équipement
d'intérêt national (...) dès lors qu'ils présentent de forts enjeux socio-économiques ou
ont des impacts significatifs sur l'environnement ou l'aménagement du territoire ».
Son rôle reste toutefois limitée car elle n'a pas à se prononcer « sur le fond des projets
qui lui sont soumis ». Au Sénégal des organisations de la société civile tel que le
Forum civil s’activent à rendre obligatoire le débat public sur des questions cruciales
liées à des enjeux de gouvernance transparente et de reddition de compte de la part
des titulaires de charges publiques.

Section III : Les régimes autoritaires

La démocratie et le totalitarisme constituent des régimes « purs » tandis que


l'autoritarisme est un régime hybride qui combine des caractéristiques des deux
premiers. Certes l’autoritarisme s'oppose à la démocratie en ce sens qu’il ne tolère pas
la présence d'une opposition politique ; pour autant il ne se confond pas avec le
totalitarisme car il ne cherche pas à contrôler les mentalités.

A- Démocratie et autoritarisme : éléments de distinction

On mettra en exergue deux éléments distinctifs importants : l’absence


d’élections et l’intolérance vis-à-vis de l’opposition. En effet, les élections n’existent
pas ou ne permettent pas réellement une compétition ouverte à d’autres groupements
politiques. L’expression publique d’un désaccord sur la politique du gouvernement
est souvent interdite et dans le meilleur des cas faiblement tolérée. Les dirigeants –
notamment dans les Etats africains – veulent empêcher toute remise en cause de leur
présence au pouvoir. Dans son manuel Sociologie politique, Philippe Braud
expose ainsi le modus operandi de ces autocrates à travers trois procédés plus ou
moins efficaces:

  29  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

1)- l’interdiction des activités politiques organisées : les partis, mais aussi les
syndicats, les associations civiques, les comités intellectuels sont interdits, tout
comme les consultations électorales ; l’efficacité de cette mesure dépend néanmoins
de l’importance de la participation politique traditionnelle ou du niveau de violence
auquel recourt le pouvoir pour intimider les éventuels protestataires ;
2)- le contrôle étroit de la vie politique : il passe soit par un contrôle du
pluralisme, soit par l’institutionnalisation d’un parti unique afin de canaliser
l’expression populaire ; certains régimes ne soumettent pas à l’élection le chef
suprême, d’autres truquent les élections ou présentent un candidat unique ;
3)- le contrôle entier de l’appareil d’Etat : l’enjeu est de s’assurer les fidélités de
la base au sommet de l'administration. Certains régimes favorisent les solidarités
familiales, tribales, régionales ou clientélistes (ce qui était le cas dans les monarchies
traditionnelles pré-modernes), d’autres institutionnalisent un parti unique et un
syndicalisme d’Etat (qui jouent le rôle d’outils de sélection des cadres fidèles) ou bien
recourent à l’armée à tous les niveaux de l’administration étatique.

B- Totalitarisme et autoritarisme : éléments de distinction

Les régimes autoritaires se distinguent également des régimes totalitaires car


ils n’exigent pas des citoyens qu’ils partagent l’idéologie du pouvoir, soit qu’ils
tolèrent et entretiennent l’indifférence généralisée, soit qu’ils se satisfont d’une
adhésion publique extérieure sans rechercher à remodeler les mentalités. Ils
s’accommodent ainsi selon les mots de Philippe Braud, « d’un relatif pluralisme
idéologique ». Par exemple, les régimes autoritaires d’Asie, d’Afrique et d’Amérique
latine laissent une autonomie significative aux grandes firmes économiques en
échange de leur soutien politique. Ils contrôlent étroitement les moyens de
communication (presse, radio, télévision, Internet), mais permettent une relative
liberté dans les domaines non politiques comme la culture, la religion ou les loisirs.
Leur ambition se limite à assurer l’ordre extérieur. En revanche, lorsque le régime
connaît des difficultés, il recourt bien souvent à la violence, l’absence
d’institutionnalisation d’une opposition rendant le dialogue compliqué avec les
contestataires lorsqu’ils manifestent publiquement leur désapprobation. C’est ce que
montre notamment l’exemple récent des révolutions arabes : les régimes autoritaires
tunisiens et égyptiens ont d’abord cherché un traitement purement policier des
conflits afin de décourager les contestataires. Mais lorsque le mécontentement est
devenu trop grand au sein du pays, la solution de la violence n'a fait qu'aggraver la
crise politique et a finit par menacer l’existence même du régime.

C- Esquisse d’une typologie des régimes autoritaires

Philippe Braud recense quatre types de régimes différents appartenant au


système autoritaire : il s’agit de l’autoritarisme patrimonial (1), de l’oligarchie
clientéliste (2), de la dictature populiste (3) et de la bureaucratie autoritaire (4).

1) - L’autoritarisme patrimonial

C’est un régime dans lequel le chef s’appuie sur sa légitimité traditionnelle


(concept de Max Weber : l’autorité du Prince se rapproche de l’autorité naturelle du
père de famille). Les ressources de l’Etat se confondent avec ses biens personnels. Les
limites de son pouvoir sont plus politiques que juridiques : il dispose d’un pouvoir

  30  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

absolu, mais il doit néanmoins transiger avec les ordres sociaux existants. Dans son
ouvrage Traditional Neo-patrimonialism and Modern Neo-
patrinmonialism (1973), Samuel Eisenstadt parle de néo-patrimonialisme pour
rendre compte des régimes du monde arabe (monarchies pétrolières du Golfe)
caractérisés par la faiblesse des contre-pouvoirs. Le Prince décide seul et entretient
une clientèle pour s’assurer le loyalisme de ses soutiens (promotion, privilèges,
prébendes). La sphère étatique et la sphère privée des dirigeants se confondent, d’où
leur enrichissement personnel parfois colossal.

2)- L’oligarchie clientéliste

C’est un type de régime disposant d’une façade parlementaire et d’un


pluralisme politique apparent, mais où le pouvoir appartient à une minorité
politiquement dominante au sein des grands propriétaires terriens ou du monde des
affaires. Les allégeances reposent surtout sur un lien clientéliste tissé entre des
partenaires fortement inégaux. Elles se font, en outre, à la marge de l’Etat, dont les
moyens demeurent limités et qui par conséquent, ne peut pas garantir un niveau
d'impartialité satisfaisant (corruption forte). Ce type de régime se retrouve en
Amérique latine, en Colombie notamment.

3)- La dictature populiste

Elle s’enracine dans le bonapartisme. Le bonapartisme est un régime qui voit


la prééminence de l’exécutif sous l’égide d’un empereur à vie, qui fait référence aux
principes de la souveraineté nationale et qui fait appel aux valeurs patriotiques en vue
d’obtenir un large consensus populaire (recours au plébiscite). Comme le note Guy
Hermet dans Aux frontières de la démocratie (1983), le bonapartisme opère la
conjonction entre les aspirations à l’ordre et l’irruption canalisée des masses
populaires sur la scène politique. L’appel au peuple via une symbolique populiste
(grandeur nationale, chef militaire charismatique, pratique du suffrage universel)
renforce la légitimité de l’Etat et lui permet d’accompagner, voire d'accélérer, les
mutations culturelles et économiques du pays.
Au XXe siècle, plusieurs Etats suivent ce modèle pour accélérer la
modernisation d’une société : Mustapha Kemal en Turquie et Gamal Abdel Nasser en
Egypte. Ce sont des régimes forts, dirigés par un chef militaire prestigieux, qui
s’appuient sur l’armée et le nationalisme des classes moyennes. Ils n’hésitent pas à
exalter des valeurs d’égalité et de révolution en faveur des plus démunis. Le
Venezuela d’Hugo Chavez en est un exemple contemporain.

4)- La bureaucratie autoritaire

Ce type de régime donne à voir un Etat qui crée et contrôle les corps
intermédiaires et plus particulièrement, les institutions économiques, culturelles et
professionnelles. Une autonomie de façade leur est toutefois accordée laissant
l’impression que le pouvoir bureaucratique se manifeste en dehors de l’Etat. C’est le
cas notamment du régime russe sous l’ère Poutine ou de la Chine post-maoïste.

  31  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

Section IV- Les régimes totalitaires

Une boutade célèbre dit ceci : « En France tout est permis sauf ce qui
est interdit ; aux Etats-Unis d’Amérique tout est permis même ce qui est
interdit ; en URSS tout est interdit même ce qui est permis !». C’est une
variante d’un dicton populaire allemand qui soutient que : « en démocratie, tout
ce qui n'est pas interdit est permis, sous une dictature, tout ce qui n'est
pas permis est interdit et dans le totalitarisme, tout ce qui n'est pas
interdit est obligatoire ». Tout cela rend bien compte de la dimension totalitaire
spécifique à ce dernier type de régime. En effet, on a affaire à des systèmes politiques
à parti unique où aucune opposition politique n’est admise et où l’Etat tend à
contrôler la totalité des activités de la société. Le concept de totalitarisme a été fondé
au XXe siècle pour distinguer ce type de régime de celui de la dictature.
Contrairement à cette dernière, le système totalitaire ne cherche pas seulement à
contrôler l’ensemble des activités humaines, mais il essaie de s'immiscer jusque dans
la sphère intime de la pensée, en imposant à tous les citoyens l'adhésion obligatoire à
une idéologie, hors de laquelle ils sont considérés comme ennemis de la
communauté. Dans un premier temps on proposera une définition du totalitarisme
(A), avant d’en déterminer les origines possibles en exposant brièvement quelques
théories du fascisme (B).

A- Essai de définition du totalitarisme

Les travaux d’Hannah Arendt (1), d’une part, et l’analyse de Carl


Friedrich et Zbigniew Brzezinski (2), d’autre part, permettent de définir des
régimes totalitaires. Ces auteurs mettent en exergue les traits caractéristiques – donc
l’originalité – des régimes apparus au XXe siècle, opposés à la démocratie et au
libéralisme.

1)- Le régime totalitaire selon Hannah Arendt

Dans son œuvre classique Les origines du totalitarisme (1951), cette


auteure juive caractérise le totalitarisme par deux éléments structurants : l’idéologie
et la terreur. L’idéologie est une vision dogmatique du monde et des rapports
politiques ; elle ne se limite pas à proposer une représentation possible et relative des
faits historiques mais prétend détenir la vérité sur l’Etat et le pouvoir. En d’autres
termes elle a ceci de particulier qu’elle fait éclater l’alternative traditionnelle entre
régime sans lois (la tyrannie) et régime sous des lois (régimes républicains ou
constitutionnels) puisque le totalitarisme cherche à appliquer une loi de la Nature ou
de l’Histoire à l’humanité. Quant à la terreur, elle constitue l’essence même du régime
totalitaire. Arendt la distingue de la crainte qui sert seulement de principe d’action
dans une tyrannie ; la terreur est une peur extrême qui non seulement isole l’homme
de tout autre mais l’isole de toute humanité. Dans les régimes totalitaires, elle n’est
pas seulement un moyen en vue d’une fin (terrifier la population pour anéantir toute
opposition dangereuse pour le régime), mais elle est une condition essentielle
du régime totalitaire car c’est elle qui opère l’accomplissement de la loi
de la Nature ou de l’Histoire. Cette définition permet de rapprocher le stalinisme
et le nazisme (ce qui a fait l'objet de critiques).

  32  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

2)- Le totalitarisme selon Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski

Quelques années plus tard, dans Totalitarian Dictatorship and


Autocracy (1956), Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski livrent une définition plus
fonctionnelle du totalitarisme. Cette définition a servi de référence à la politique
américaine durant la guerre froide et de cadre conceptuel à toute une génération de
chercheurs en sciences politiques et en histoire pour l'étude de l'URSS. Elle est axée
autour de six caractéristiques fondamentales :
a)- une idéologie officielle embrassant la totalité de la vie ;
b)- un parti unique de masse et soumis à un chef charismatique ;
c)- un contrôle policier recourant à la terreur et dirigé par une police secrète ;
d)- un monopole des moyens de communication de masse ;
e)- un monopole des armes ;
f)- une planification et un contrôle centralisé de l'économie.

B- Les origines du totalitarisme

La généalogie de la notion de totalitarisme est tortueuse : son sens, ses usages


mais aussi ses fonctions sont multiples et changeants. La notion de totalitarisme
trouve son origine dans l'entre-deux-guerres. Elle est d’abord un instrument de lutte
politique puisque son emploi se répand de manière péjorative dans les milieux
antifascistes italiens. Il fut ensuite repris de manière opportuniste à leur compte avec
une connotation positive, celle d'unité du peuple italien. Benito Mussolini exaltait
sa « farouche volonté totalitaire », appelée à délivrer la société des oppositions et des
conflits d'intérêts. Giovanni Gentile, théoricien du fascisme, mentionna le
totalitarisme dans l'article « Doctrine du fascisme » qu'il écrivit pour L’Enciclopedia
Italiana et dans lequel il affirma que « pour le fasciste tout est dans l'État et
rien d'humain et de spirituel n'existe et il a encore moins de valeur hors
de l'État. En ce sens, le fascisme est totalitaire ».
Cependant, Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme ne
considère pas le fascisme italien comme un totalitarisme. La raison de cette mise à
l’écart tient à l’usage de la terreur qui ne correspond pas, selon elle, à l’essence
véritable du fascisme, mais aussi et surtout à l’attitude du parti unique vis-à-vis de
l’Etat, le parti unique n’étant qu’un parti au-dessus des partis (cas des dictatures),
mais pas un parti au-dessus de l’Etat (cas des totalitarismes). En revanche pour
Arendt, deux régimes sont emblématiques du totalitarisme : le nazisme et le
stalinisme. Ces régimes défendent ouvertement une forme totalitaire d’organisation
sociale et où le parti décide dans tous les domaines y compris dans celui de la pensée,
en recourant de manière systématique à la violence. Le régime nazi s’appuie
notamment sur:
1)- une atomisation de la société marquée par l’existence d’individus déracinés et
isolés prêts à s’identifier à un chef, à un mouvement et à une idéologie offrant une
vision du monde (expansionnisme territorial et antisémitisme) ;
2)- un parti unique, doté d’un chef charismatique, affichant ses objectifs (Hitler et
son livre Mein Kampf) organisant et enrégimentant la jeunesse ;
3)- sur une idéologie prétendument scientifique dont le but est la transformation
radicale de l’humanité et du monde (eugénisme, mythe du salut) ;
4)- sur une police secrète usant de la terreur, qui contrôle et surveille les espaces
publics et privés, exerçant le droit d’enfermer (camp de concentration) et de tuer
(assassinats, camps d’extermination).
Quant au régime stalinien, il s’appuie notamment sur :

  33  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

1)- sur un « génocide de classe » comparable au « génocide de race » commis par les
régimes nazi et fasciste (selon Stéphane Courtois dans Le livre noir du
communisme, 1997) ;
2)- sur la volonté, propre également au nazisme, de mettre à bas la société bourgeoise
et d’instaurer la puissance d’un parti-Etat, légitimée par un culte du chef et pérennisé
au moyen de la terreur des camps (selon François Furet qui présente néanmoins
une thèse nuancée sur le rapprochement du nazisme et du stalinisme parlant
d’influences réciproques entre des phénomènes comparables mais non identiques).
Il convient de souligner que tous les auteurs n’adhèrent pas à la pertinence du
rapprochement entre le nazisme et le stalinisme ; c’est le cas de Trotsky et de
Castoriadis qui voient dans le stalinisme ni plus ni moins qu’une simple déviation
du communisme. Ian Kershaw soutient que l’après-Staline a ouvert une ère de
rupture avec le culte du chef et rendu anachronique les guerres d’impérialisme racial.
S’y ajoutent d’autres nuances de taille : l’emprise des partis n’était pas similaire dans
les deux systèmes puisque le parti communiste contrôlait plus fermement l’appareil
étatique que le parti nazi ; que la terreur en URSS ne constituait pas un objectif en
soi, alors que la terreur se confondait avec la nature même du parti nazi et que le
système soviétique reposait sur une idéologie universaliste, à la différence de
l’idéologie nazie connue pour exalter la « supériorité de la race aryenne » et
cristalliser l’idée de la nation allemande.

Encadré n°4 : Cédric Polère, « Démocratie : de quoi parle-t-on ? », Le Centre


Ressources Prospectives du Grand Lyon, avril 2007.

Nous avons largement discuté d’une tension majeure (et


constitutive) de la démocratie, qui permet en partie de comprendre tant
ce qui fait crise dans son fonctionnement aujourd’hui comme hier, et
permet d’avancer vers des solutions. Cette tension ou contradiction
structurante est celle qui existe entre le régime politique réel et l’utopie
mobilisatrice. Le fait d’avoir montré que cet écart est en un sens
irréductible ne doit pas nous amener à abandonner l’idéal de la
démocratie. Ce qui importe après tout, c’est que ce soit par rapport à cet
idéal que les conduites soient jugées, et que la démocratie reste un
horizon vers lequel tend l’action. Il faut accepter que la démocratie soit
un horizon éloigné de sa réalité, ce qui suscite à la fois un sentiment de
non accomplissement, de déception, d’insuffisance de ses réalisations, et
finalement de crise de la démocratie, et en même temps une dynamique
d’approfondissement, visant à rapprocher la démocratie réelle de la
démocratie idéelle. Nous avons estimé que l’on gagne à considérer avec
attention les « théories élitistes » de la démocratie, qui nous alertent sur
les dogmes de la démocratie, et les faiblesses qu’ils dissimulent. Mieux
comprendre ces faiblesses nous aide à avoir une vision plus réaliste de la
démocratie en tant que régime réel, souligne la difficulté à réaliser la
formule fondatrice de la démocratie (le pouvoir procède du peuple
souverain), indique aussi qu’il faut sans cesse chercher à limiter les
phénomènes de captation du pouvoir par des groupes restreints, en
ouvrant les assemblées représentatives à la diversité de la société, en
renforçant le contrôle des élus par les citoyens, et en multipliant les
formes de participation politique. Il existe une autre tension constitutive
de la démocratie, qui découle de cette tension première, entre le principe

  34  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

du gouvernement indirect ou représentatif, et la volonté, chez des élus ou


des citoyens non élus, d’aller vers une démocratie plus directe. Les
notions en vogue de « démocratie participative », de « démocratie
délibérative » ou de « démocratie dialogique », sont symptomatiques
d’une recherche d’accroissement de la participation des citoyens à la
démocratie réelle. La discussion autour du paradigme délibératif
manifeste le retour en faveur des idées républicaines (fort anciennes :
voir Maurizio Viroli) sur les effets bénéfiques des délibérations publiques
dans le larges assemblées, de l’échange libre, et préalable à la discussion,
d’opinions différentes et conflictuelles, sur les affaires publiques. Mais il
y a aussi matière à améliorer le fonctionnement des institutions
représentatives existantes (diversité sociologique des représentants du
peuple, modes de scrutin, cumul des mandats, etc.) sans tout chercher du
côté de la participation et du débat. Enfin, deux grands enjeux du débats
démocratiques, jamais vraiment réglés (…) sont également source d’une
tension constante : la tension liée à la nécessité de concilier deux notions
inconciliables, la liberté et l’égalité (en bref, l’exercice de la liberté tend à
accroître l’inégalité, alors que la poursuite de l’égalité tend à entraver la
liberté ; un auteur comme DeWiel élargit cette thèse et conçoit la
démocratie comme l’histoire d’une lutte entre idéaux) ; enfin, la tension
entre les partisans d’un rôle minimum de l’Etat par rapport à la société
(libéraux), et les tenants d’un Etat fort, qui dans sa version la plus
radicale (Jacobins et bolchevik), considèrent que l’Etat doit modeler la
société démocratique. Cette seconde option s’est peut être imposée si l’on
considère que la démocratie influence nos pratiques à tous les niveaux de
la vie sociale : « La démocratie aujourd’hui, ce n’est pas seulement le
choix d’un régime, la réponse à la question de l’origine du pouvoir et de
son exercice : c’est aussi un système philosophique, un ordre social, un
ensemble de valeurs, qui concernent tous les domaines de l’activité
humaine et qui ont vocation à régir aussi bien la vie de l’entreprise que
l’exercice de la justice, la transmission des connaissances que
l’organisation du travail ». Plutôt que de s’appuyer sur ces tensions pour
critiquer la démocratie, il faut essayer, comme l’a suggéré récemment
Pierre Rosanvallon, de les gérer au mieux.

  35  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

Chapitre IV : Les groupes d’intérêt


Les groupes d’intérêt sont des organisations qui ont vocation à influencer le
pouvoir, mais qui, contrairement aux partis, ne participent pas directement à la
compétition politique. En dehors des Etats-Unis qui ont cette tradition de lobbying
politique, ces groupes ont pratiquement partout ailleurs une connotation négative
comme en atteste leur désignation par le terme anglais péjoratif de « lobby »
renvoyant, à l’origine, aux couloirs et vestibules menant aux assemblées
parlementaires. Cette méfiance vient du fait qu'ils ont souvent pour objectif de
défendre les intérêts particuliers d’une catégorie de la population (les retraités, les
salariés, mais aussi l’industrie, le patronat, etc.). Ils ne sont pourtant pas tous les
défenseurs des intérêts privés, certaines ONG (Organisations non gouvernementales)
prétendant surtout agir au nom de l’intérêt général (Greenpeace, Médecins du
monde, etc.). On verra d’abord quel type de relations les groupes d’intérêt
entretiennent avec le système politique (section 1), avant d’analyser les traits
communs qu’ils partagent globalement (section 2).

Section I- Les rapports entre groupes d’intérêt et système politique

En réalité ces rapports varient sensiblement et revêtent des modalités différentes


d’un pays à un autre. On verra ainsi que la dialectique de ces rapports dépend de
ressorts socio-politiques protéiformes (A) ; ce qui explique largement la complexité
des relations qu’entretiennent groupes d’intérêt et partis politiques (B).

A- Groupes d’intérêt et système politique : des relations protéiformes

Les groupes d’intérêt n’ont pas partout la même connotation ; loin s’en faut.
Ainsi Alexis de Tocqueville - De la Démocratie en Amérique (1840), tome 2 –
relevait-il une forte disposition des individus à s’associer : « (…) les Américains de
tous les âges, de toutes les conditions, de tous les esprits, s’unissent sans
cesse. Non seulement ils ont des associations commerciales et
industrielles auxquelles ils prennent part, mais ils en ont encore de mille
autres espèces, de religieuses, de morales, de futiles, de fort générales et
de très particulières, d’immenses et de fort petites (…). S’agit-il enfin de
mettre en lumière une vérité ou de développer un sentiment par l’appui
d’un grand exemple, ils s’associent ». Il observe également que si les Etats-Unis
ont développé une appétence pour l’association dans l’objectif de défendre les intérêts
particuliers, la France s'est inscrite dans un esprit plus interventionniste : « partout
où, à la tête d'une entreprise nouvelle, vous voyez en France le
gouvernement et en Angleterre un grand seigneur, comptez que vous
apercevrez aux États-Unis une association ». Dans une optique rousseauiste,
la France nie toute légitimité aux intérêts particuliers et considère que seule la
puissance publique détient le monopole de l’intérêt général. Ainsi, dès 1791, la loi le
Chapelier interdit les coalitions de patrons et d’ouvriers au motif qu’il ne doit pas
exister d’intérêts intermédiaires entre l’intérêt de chaque individu et celui de l’Etat
afin que rien ne sépare le citoyen de la chose publique (en l’occurrence, l’intérêt de la
corporation). Il faut ainsi attendre la loi Waldeck- Rousseau en 1884 pour que
les syndicats soient autorisés et la loi de 1901 pour les associations.

  36  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

Dans son manuel Science politique (2010), Dominique Chagnollaud


estime que la France a toujours hésité entre l’exclusion et l’intégration des groupes
d’intérêt. Une opposition se fait jour, selon lui, entre l’expression d’une vision
jacobine et unitaire de l’Etat et une tradition organiciste et antirévolutionnaire qui
veut que la représentation des intérêts s’organise de la base au sommet, l’ensemble
étant fédéré par une puissance publique paternelle. Ainsi, le « système français hérite
de ces deux traditions excluant les intérêts illégitimes dès lors qu’ils ne sont pas
articulés sur une représentation sociale viable ». Il donne comme exemple le mur de
l’argent sous le Front populaire, qui renvoie à l’hostilité des riches aux réformes de
1936, raison de son échec, ou encore l’opposition de De Gaulle aux marchés
financiers, ce dernier affirmant en 1966 que la politique de la France ne se décidait
pas « à la corbeille », c'est-à-dire à la bourse.
Toutefois, Toutefois, l’approche française et républicaine des groupes d’intérêt
reconnaît une place à l’expression des groupes d’intérêt, mais à condition qu’ils soient
subordonnés à l’Etat. Cette position se retrouve dans l’intégration des intérêts
particuliers traversant la société civile au sein d’institutions comme le Conseil
économique, social et environnemental (CESE) où l'on retrouve diverses catégories
socioprofessionnelles, mais qui n’est consulté par le gouvernement que pour avis. Au
contraire, pour Tocqueville, l’existence de groupes d’intérêt indépendants du pouvoir
politique permet de corriger les défauts du système représentatif, notamment la
participation aux élections lorsqu’elle est faible.

B- Groupes d’intérêt et partis politiques : des rapports complexes

Il est possible de qualifier différemment ces deux façons de concevoir les


interactions entre les groupes d'intérêt et les partis politiques. On peut ainsi les
envisager soit sous l’angle du modèle pluraliste américain tel que prôné par James
Madison (a) soit en analysant ces interactions en considérant – au-delà des partis –
leur impact sur la gouvernance même de l’Etat, comme cela est décliné dans la
typologie que propose Philippe Schmitter (b). Cette double perspective peut être
complétée par le modèle français (c).

a) Le modèle pluraliste américain

Dans Le Fédéraliste n°51 (1787-88), James Madison, l'un des pères


fondateurs de la Constitution américaine, estime que la mise en concurrence des
intérêts des différentes classes de citoyens permet d’équilibrer les relations au sein du
corps social. Dans cette conception libérale de la vie politique, l’opposition des
intérêts apparaît comme positive et sa suppression comme un remède pire que le
mal. La multiplication des lobbies contribue à limiter leurs potentiels effets néfastes
et notamment de contrer toute dérive factieuse ou tout monopole d'un groupe
d'intérêt particulier. Le modèle pluraliste repose sur deux postulats lucides dont la
pertinence est aujourd’hui avérée pour apprécier du niveau de démocratie d’un
système politique :

1)- le groupement est l’essence de la vie politique

Cette intuition philosophique a été vérifiée sociologiquement par Arthur


Bentley, fondateur de ce courant pluraliste, qui soulignait dés la début du XXe siècle
– dans The Process of Governement. A Study of Social Pressures (1908) –
que « tous les phénomènes de gouvernement sont des phénomènes de groupes

  37  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

faisant pression les uns sur les autres, se formant les uns les autres et produisant de
nouveaux groupes et représentants (les organes et les agences de gouvernement) afin
de négocier les ajustements »;

2)- le « checks and balances »

Ici le constat est qu’aucun groupe ne peut durablement s’imposer face aux
autres car il émerge en permanence de nouveaux groupes d’opposition au groupe
dominant. Il existe un marché politique où l’Etat doit se cantonner à enregistrer les
différents rapports de force entre groupes d’intérêt.

b) la typologie de Schmitter

En publiant Trends Toward Corporatist Intermediation (1979), cet


auteur propose une typologie à partir des relations que les groupes d’intérêt
établissent avec l’Etat. Il oppose ainsi deux modèles : celui dit pluraliste et celui
qualifié de « néo-corporatiste ».

1)- le modèle pluraliste

Il s’agit en l’occurrence d’un « système de représentation des intérêts


dans lequel les unités constitutives sont organisées en un nombre non
spécifique de catégories multiples, volontaires, en compétition entre
elles, non organisées hiérarchiquement et qui s’auto-déterminent (en ce
qui concerne le type ou la nature des intérêts), qui ne sont pas
autorisées de manière particulière ou reconnue, subventionnées, créées
par l’Etat et qui n’exercent pas le monopole de l’activité à l’intérieur de
leurs catégories respectives ». L’Etat reste neutre et laisse les groupes d’intérêt
entrer en compétition pour la définition des politiques publiques. Ce modèle,
d’inspiration libérale, concerne les pays anglo-saxons tels que les Etats-Unis ;

2)- le modèle néo-corporatiste

Il s’agit cette fois d’un « système de représentation des intérêts dans


lequel des unités constitutives sont organisées en un nombre limité de
catégories uniques, obligatoires, non compétitives, organisées
hiérarchiquement et différenciées fonctionnellement, reconnues ou
autorisées (si ce n’est créées) par l’Etat qui leur concède délibérément le
monopole de la représentation à l’intérieur de leurs catégories
respectives ». Dans ce modèle, l’Etat intègre les groupes d’intérêt à son propre
fonctionnement et en associe quelques uns à la définition des politiques publiques.
L’association de ces groupes à l’action de l’Etat permet de renforcer la légitimité de
l’action publique et de bénéficier d’une expertise spécialisée à moindre coût. Elle
confère également une représentativité accrue à l’organisation sélectionnée (exemple
: la FNSEA et la gestion de l’agriculture en France). Les pays concernés par ce modèle
sont l'Autriche et la Suède notamment, qui connaissent une importante paix sociale.
Il convient de rappeler que dans le corporatisme classique (Espagne franquiste,
Portugal de Salazar, Italie fasciste, France sous le régime de Vichy), les groupes sont
totalement intégrés à l’Etat qui leur confère un monopole de représentation. Cette
distinction entre deux modèles de relation reste toutefois sujette à critiques. Il existe
un continuum exigeant une attention à chaque situation particulière, aucun pays ne

  38  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

pouvant, en toute rigueur, être qualifié soit de néo-corporatiste, soit de pluraliste. Il


s’agit simplement de tendances. Les limites évidentes de cette typologie de
schmitterienne expliquent que des auteurs aient proposé un troisième modèle qui
rende davantage compte de la situation française.

c) Le modèle protestataire français

Ce modèle a fait l’objet d’une double lecture assez complémentaire : on notera


d’une part celle Franck Wilson (1) et, d’autre part, celle d’Emiliano Grossman et
Sabine Saurugger (2)

1)- l’explication de Franck Wilson

Dans « Les groupes d’intérêt sous la Ve République » (1983), Wilson soutient


ainsi que : « (…) dans le modèle protestataire, les groupes intérêt se
dépensent beaucoup pour mobiliser l’opinion ou leur base contre les
propositions gouvernementales. A leurs yeux, les manifestations, défilés
et grèves sont les clefs évidentes du blocage de toute politique
indésirable et ils y ont fréquemment recours. Souvent, ils déclenchent
des mouvements de refus afin de saboter les mesures gouvernementales.
Les groupes lancent ces actions protestataires sans trop espoir de
succès ; néanmoins, il s’agit d’exprimer une opposition symbolique, dût-
elle s’avérer inefficace ». Sa typologie peut donc se résumer ainsi :
- le modèle pluraliste : les groupes influencent les autorités mais en dehors des
canaux officiels ;
- le modèle néo-corporatiste : les groupes disposent d’une relation continue et
institutionnelle avec les autorités ;
- le modèle protestataire : les groupes refusent tout lien direct avec les
autorités, préférant faire pression en s’appuyant sur l’opinion et la base.

2)- L’explication de Grossman et Saurugger

Dans Les Groupes d'intérêt. Action collective et stratégies de


représentation (2006), Emiliano Grossman et Sabine Saurugger mettent en avant
une distinction entre trois idéaux-types, assez proche de celle de Franck Wilson
(modèle pluraliste et modèle néo-corporatiste), mais où le modèle protestataire
devient « le modèle étatiste ». Ce modèle constitue une catégorie ad hoc pour la
France où les groupes d’intérêt sont faibles, car fragmentés et donc peu
représentatifs, ce qui conforte l’attitude de méfiance des pouvoirs publics à leur égard
et qui les oblige à s’inscrire en opposition (frein aux réformes) plutôt que de mener
positivement leur action, d’où les menaces de dérives clientélistes et corporatistes.

Section II : Les similitudes observables dans les groupes d’intérêt et la


complexification des enjeux

En dépit de la diversité des relations entre Etats et groupes d’intérêt, il est


possible de dégager un certain nombre de points communs à tous ces groupes. On
étudiera d’abord les conditions à remplir pour être l’interprète légitime d’un groupe
d’intérêt (A), ensuite on analysera les formes d’intervention et les répertoires d’action
(B) et enfin on évoquera la nécessité d’adaptation des stratégies des groupes d’intérêt
(C).

  39  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

A- Les conditions pour être l’interprète légitime d’un groupe d’intérêt

Dans son ouvrage Sociologie des groupes d’intérêt (1998), Michel Offerlé
souligne que le préalable pour un groupe d’intérêt est de se faire reconnaître comme
l’interprète légitime de l’intérêt qu’il prétend défendre. Ce travail passe, selon lui, par
quatre étapes :
1)- la délimitation du groupe : le groupe cherche à ce que l’intérêt qu’il défend
soit associé à son identité (exemple : la défense des animaux est assurée par la SPA) ;
2)- la légitimation : le groupe rend légitime l’intérêt défendu et sa prétention à
l’incarner (exemple : un syndicat ouvrier s’appuie sur l’idée qu’il existe un conflit de
classe) ;
3)- la mise en forme de la représentativité : le groupe cherche à représenter
ceux au nom desquels il s’exprime, cette représentativité est la clef de la
reconnaissance statutaire et médiatique ;
4)- la représentation : à travers ses différences internes, le groupe d’intérêt doit
s’efforcer d’incarner la totalité des intérêts qu’il représente dans son programme ou
ses déclarations. Comme le souligne néanmoins Philippe Braud dans Sociologie
politique (2008), la notion de représentativité est aussi fondamentale que fuyante :
« fréquemment, le langage des groupes d’intérêt assène l’équivalence
entre le discours du représentant et les attentes supposées des
représentés ». Cela permet à une frange d’individus mobilisés de parler au nom et
pour le compte de l’ensemble d’une catégorie particulière (par exemple : certains
étudiants qui parlent au nom de tous les étudiants). Si la mesure de la
représentativité d’un parti politique est relativement simple, il suffit de procéder par
sondage ou bien de regarder le résultat des suffrages, elle est plus difficile à
appréhender pour les groupes d’intérêt, notamment parce qu’il existe peu de scrutins
où ils peuvent tester leur audience réelle et parce que chaque groupe fonctionne selon
des règles qui lui sont propres.

Philippe Braud retient néanmoins trois catégories d’indicateurs pour


mesurer la représentativité d’un groupe d’intérêt :
1)- la notoriété : c’est le processus en vertu duquel le nom d’une organisation est
fortement associé à la défense d’intérêt catégoriel ;
2)- la capacité de mobilisation : c’est le nombre d’adhérents ou de cotisants, la
puissance financière, l’aptitude à faire respecter des consignes d’action ou de boycott
(d’où l’intérêt pour un syndicat de s’assurer de la possibilité pour ses cotisants de
suivre un mot d’ordre de grève, sachant que plus elle est longue, et moins elle risque
d’être suivie) ;
3)- la reconnaissance extérieure : ce peut être une reconnaissance médiatique,
politique, institutionnelle ou juridique. Philippe Braud insiste particulièrement sur le
rôle des médias qui sont, selon lui, les plus grands contributeurs à la reconnaissance
de la représentativité du groupe d'intérêt.

B- Formes d’intervention et répertoires d’action des groupes d’intérêt

Ces formes d’intervention et ces répertoires d'action sont divers et variés. Dans
Sociologie des groupes d’intérêt (1998), Michel Offerlé distingue trois
dimensions essentielles des répertoires d'action des groupes d'intérêt, qui peuvent se
combiner :
1)- le nombre : on montre que l'on s'appuie sur un collectif, à travers une

  40  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

manifestation ou un sondage ;
2)- la science (donc l’expertise) : on finance des recherches, organise des colloques ;
3)- la vertu : on en appelle aux valeurs morales, on mobilise des stratégies de
scandalisation.
D’autres auteurs tels Grossman et Saurugger proposent, dans leur livre Les
groupes d'intérêt (2006), une typologie de cinq idéaux-types de répertoires
d'action :
1)- la négociation et la consultation : les acteurs politiques invitent les groupes
d'intérêt à participer au processus décisionnel ;
2)- le recours à l'expertise : elle est le registre montant du lobbying, l'appui de sa
cause sur des données scientifiques est un comportement attendu par les institutions,
notamment européennes, ce qui souligne aussi la dimension de plus en plus
technique des controverses politiques (OGM, changement climatique, etc.) ;
3)- la protestation : il s'agit d'utiliser les lieux publics pour faire connaître les
intérêts de l'acteur ;
4)- la juridicisation : c'est l'utilisation du pouvoir judiciaire pour la défense
d'intérêts, les tribunaux rendant notamment des décisions « qui apparaissent comme
des défenses de l'intérêt général contre certains intérêts spécifiques » ;
5)- la politisation : elle consiste à transformer le groupe d'intérêt en parti politique.
Par exemple, le mouvement écologiste ou le parti politique CPNT (Chasse, Nature,
Pêche et Tradition) sont, à l’origine, des groupes d’intérêt qui sont ensuite intervenus
dans le champ politique.

Philippe Braud distingue deux sortes de pressions :

1)- les pressions externes :

a) - la descente dans la rue : le nombre et la discipline des manifestants


constituent des indices de la force du mouvement qui doit conduire les pouvoirs
publics à se montrer attentifs aux revendications défendues. Cette démonstration de
force doit ensuite permettre d’ouvrir ou de peser dans les négociations avec les
pouvoirs publics et de prendre à témoin l’opinion publique afin de capter son
attention, voire sa sympathie (ce qui nécessite toutefois une traduction des intérêts
catégoriels en terme d’intérêt général) ;
b) - le lobbysme : il s’agit du démarchage auprès des élus, des services
administratifs et des instances gouvernementales afin de plaider la cause d’intérêts
catégoriels. Les groupes d’intérêt peuvent souligner des enjeux politiques liés à la
prise en compte de ces intérêts (en terme de stratégie électorale) ou bien apporter
une expertise technique relevant les intérêts, souvent économiques, de tel arbitrage
(comme le souligne, Gilles Lamargue dans Le Lobbying, 1994, le démarchage
reste toutefois plus ou moins reconnu selon les régimes politiques et les univers
culturels) ;

2)- Les pressions internes :

a)- la participation institutionnalisée aux processus décisionnels :


les pouvoirs publics peuvent organiser la concertation avec des groupes d’intérêt
avant la mise en œuvre d’une politique publique ; l’avantage est double, à la fois
technique et politique : une meilleure connaissance du sujet et une décision qui est le
fruit d’un compromis, donc qui détient une légitimité renforcée ; la participation peut
prendre plusieurs formes : la représentation ès qualités de tel groupe d’intérêt,

  41  
Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

l’administration consultative (polysynodie : les divers conseils qui entourent le chef


du gouvernement) ou encore l’attribution de sièges dans des assemblées délibérantes
b)- la gestion directe d’une mission de service public : il s’agit, par
exemple, des Ordres de médecins, d’avocats, qui sont la trace du corporatisme et du
dirigisme d’antan.

C- La nécessité d’adaptation des stratégies des groupes d’intérêt aux


mutations du contexte international

Ce qui reste constant c’est que l’objectif des groupes d’intérêt est toujours de
formuler des exigences en vue de faire pression sur les pouvoirs publics pour que
ceux-ci prennent les décisions qui abondent dans leur sens. Ils doivent néanmoins
prendre plusieurs changements dans leur environnement pour adapter leurs
stratégies d'influence. Pour le cas de l’Europe on mettra en exergue la contrainte que
représentent les institutions de l’Union (a), d’une part, et d’autre part, le triomphe de
l’économie de marché qui oblige l’Etat à se retirer et engendre ipso facto de nouveaux
facteurs de mutation du lobbying (b).

a) Le renforcement du rôle de l’Europe

Ce renforcement a pour conséquence de faire en sorte que les institutions


européennes fassent l’objet d’un investissement accru de la part des lobbies et autres
groupes de pression. Ainsi Didier Chabanet évoque une sorte d’« européanisation
de l’action collective » pour qualifier le rapprochement des lobbies au niveau
européen. Dans une logique libérale, l’Union européenne a été construite dès le
départ dans l’idée que la participation des groupes d’intérêt au travail des institutions
était une chose positive. Des comités ont été mis en place pour que les associations et
les experts puissent participer au processus législatif. Les groupes d’intérêt
apparaissent ainsi comme des outils d’expertise et de légitimation démocratique. Ils
dominent largement le répertoire des associations répertoriées (82%), sans compter
les entreprises qui se représentent seules (EDF dispose d’un bureau permanent à
Bruxelles par exemple).

b) Le retrait de l’Etat de l’économie

De manière plus générale, Grossman et Saurugger mettent en évidence :


1)- le retrait de l’Etat de l’économie : l’Etat industriel se retire pour devenir un
Etat régulateur : l’action publique est ainsi ouverte à de nouveaux acteurs. La mise en
place d’agences (par exemple, l'ARCEP dans le secteur des télécommunications) et le
processus de décentralisation favorisent ce renouveau ;
2)- la crise de la représentation traditionnelle : elle se traduit par la baisse du
nombre de personnes syndiquées, mais aussi par l’essor des nouveaux mouvements
sociaux (NMS) ;
3)- l’internationalisation croissante : les mobilisations sociales se font de plus
en plus à l'échelle mondiale (ATTAC et la série des forums sociaux) et les grandes
entreprises élargissent leur pression dans les lieux où s'élaborent les décisions qui les
concernent, à l'OMC notamment, mais aussi lors des G 20 ;
4)- La professionnalisation du lobbying : un véritable marché se crée dans ce
domaine, notamment via le développement d'agences spécialisées qui disposent de
moyens de plus en plus élaborés et variés pour exercer leur influence.

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Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

Encadré n°5 : Cédric Polère, « Lobbying : l’influence des groupes d’intérêt s’accroît,
et favorise une transformation de notre modèle démocratique », Centre prospectives
de Lyon, juin 2007.

La tradition tocquevillienne et libérale souligne l'importance de la société


civile et de la prise en compte de ses revendications par l’Etat. Alexis de
Tocqueville voyait dans les très nombreuses associations aux Etats-Unis
un rempart contre la tyrannie de la majorité. Cette tradition pluraliste de
la démocratie fondée sur les groupes sociaux considère que l'État doit
être limité et ne peut assumer seul la charge du bien commun. C’est aux
Etats-Unis que cette tradition s’est appliquée de la manière la plus
franche, mais l’Union Européenne s’en rapproche aussi. James Madison
(un des premiers présidents des Etats-Unis) est l’un des penseurs les plus
caractéristiques d’une vision de la démocratie fondée sur les groupes
sociaux, dont la compétition perpétuelle évite les excès d’un groupe
dominant qui serait contraire à l’intérêt général. Il a proposé une
conception de l’Etat opposée à celle de Hobbes et Rousseau. Idéalement,
l’Etat enregistre les rapports de force entre groupes d’intérêt pour
produire ses décisions. Il fournit un cadre juridique et réglementaire à la
vie économique et sociale. Dans cette tradition pluraliste, on partage les
doutes des « rousseauistes » sur la capacité des groupes à penser le bien
public et l’intérêt général. Mais par pragmatisme, on considère qu’il est
impossible d’éliminer les groupes de la vie politique, et qu’il revient au
gouvernement de réglementer leur rôle. Madison propose en quelque
sorte de faire d’un mal un atout. Le pluralisme des intérêts des groupes et
la libre concurrence dans le marché des idées et des causes offrent des
occasions multiples de représenter la diversité des citoyens. Ce modèle
favorise la négociation, le compromis, et des politiques publiques qui en
reflètent les équilibres. Les lobbies sont quasi-institutionnalisés, ce qui
permet d'identifier précisément les différentes « factions » intervenant
lors d'un débat. Citons Jacques Lagroye (2002), qui précise cette
conception : « Le lobbying, qui confère à des groupes organisés et
reconnus (lobbies) une place importante dans la préparation des lois aux
Etats-Unis, suppose que tous les dirigeants (politiques et non politiques)
s’accordent à reconnaître le monopole des élus dans la prise de décision
(…). Les lobbies américains peuvent dès lors revendiquer pour eux-
mêmes une fonction d’influence auprès des décideurs, être représentés
auprès du Congrès par des agents permanents, engager des experts et
faire procéder à des études, user de tous les moyens de pression dans
leurs rapports avec les élus ; c’est que leur est reconnu un rôle
fondamental dans l’expression des intérêts organisés, activité perçue
comme une condition de la démocratie (…). Les lobbies participent
effectivement à la définition des enjeux (ce qui doit être discuté, ce qui
doit être fait) et des situations (tel problème est « crucial », tel autre peut
être négligé), à la construction de la « bonne perception » des problèmes,
voire à l’élaboration des textes dont les élus feront un usage législatif ;
tout autant que les partis politiques, ils établissent ce qui est réalisable
ou ce qui ne l’est pas, ce qui est susceptible d’un traitement politique et ce
qui doit être tenu à l’écart des décisions autoritaires, ce qui sera présenté
comme d’ « intérêt public » ou — à l’inverse — comme d’ordre privé ».

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Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

Cette conception fait aussi confiance à la compétition entre les groupes


pour éviter les excès. Si un groupe devient trop puissant et empiète sur
les intérêts des autres groupes, ces derniers se mobiliseront pour
défendre leur intérêt, et son influence s’en trouvera contrebalancée. C’est
un processus de contrôles et de contre-pouvoirs (check and balance) : le
résultat final de cet équilibre permet d'atteindre un consensus qui se
rapprochera de l'intérêt général, qui est le produit de la compétition
entre les groupes. Dans les faits, l’application de ce modèle montre ses
limites : il existe en effet des inégalités entre groupes d’intérêts, les plus
forts s’imposant aux plus faibles ; il est difficile ensuite à l’Etat d’exercer
sa fonction d’arbitre alors que s’adressent à lui des demandes croissantes
et contradictoires venant de la société. En Europe, les Etats sont loin de
cette tradition pluraliste : en Suède, Autriche, Norvège, et dans une
moindre mesure aux Pays-Bas, prévaut un modèle dit néo-corporatiste,
ou de cogestion institutionnalisée avec des partenaires sociaux : l’Etat a
associé des groupes d’intérêt (principalement les syndicats et les
organisations patronales), aux grandes décisions de politique
économique. En France à un moindre degré, des domaines sont
autogérés par des organisations (c’est le cas de l’Ordre des médecins). Au
Royaume Uni, la mise en œuvre du programme thatchérien par les
gouvernements conservateurs après 1979 a conduit à l’affaiblissement de
la puissance économique et juridique des syndicats, mais aussi des
églises, de la BBC, etc. Cela a été la fin du corporatisme triomphant et du
règlement des grands problèmes économiques entre gouvernements et
syndicats. Le retour au pouvoir des travaillistes en 1997 n’a pas remis en
cause cette distanciation vis-à-vis des syndicats. En France et en Europe
du Sud, prédomine une conception étatiste : l’Etat ne se contente pas
d’enregistrer et réguler les rapports de force, mais il est un acteur de
premier plan, prenant directement des initiatives. Le poids de la
conception rousseauiste explique la faiblesse des corps intermédiaires en
France.

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Pr  Alioune  Badara  DIOP/  Introduction  à  la  science  politique  

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