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ŢIGANIADA – UN CANON LITTÉRAIRE 

MANQUÉ1

Florin OPRESCU
Université de l’Ouest de Timişoara

Keywords: Ţiganiada, literary canon, Enlightenment, literature 


« Aude sapere »

Dans le contexte des Lumières transilvanes du XVIII-ème siècle, le siècle des


reformes et de la modernisation éthique et pas forcement esthétique, un texte littéraire
comme Ţiganiada de Ion Budai-Deleanu ne pouvait pas avoir la carrière canonique à cause
d’une double incompatibilité : une incompatibilité de nature contextuelle et, la deuxième,
de nature littéraire même, l’épopée surclassant par valeur esthétique et par sa complexité
moderne la période. Autrement dit, l’auteur et son œuvre sont situés sous le signe de
l’exceptionnalité esthétique et historique.

Le destin spirituel de Ion Budai-Deleanu et la cristallisation d’une époque


culturelle par Ţiganiada sont des exceptions à l’obscurantisme médiéval roumain, par la
conscience supérieure, majeure2 de Budai-Deleanu, par la réflexion permanente concernant
les idées de Lumières européennes et par la naissance de la conscience de littératurité. Les
idées progressistes des Lumières transilvanes, par l’éducation, la dissémination de la
culture, par le combat permanent pour les droits politiques et affirmation nationale, la
critique du féodalité et le désir d’imposer le fondement latiniste pour la culture roumaine,
objectives principales de l’Ecole transilvane, n’ont pas la même ampleur chez Ion Budai-
Deleanu. Si le militantisme de Petru Maior, Samuil Micu et Gheorghe Şincai, est motivé
par « les prudentes concessions du libéralisme josephinien, l’auteur de Ţiganiada, nous dit
Paul Cornea, est contigu, plusieurs fois, à l’esprit aigu et iconoclaste des Lumières
françaises. » (Cornea 1962 : 78). Contrairement au canon autocratique imposé par les
puristes latinistes du mouvement transilvan, Budai-Deleanu s’avère un personnage
excentrique, ironique, un vrai iconoclaste des Lumières locales, une exception au activisme
politique local. Le même critique, Paul Cornea, dans son étude, intitulé „Ion Budai-
Deleanu – un écrivain de Renaissance hâtive dans une renaissance retardé”, moment
critique considéré par Ioana Em. Petrescu comme « essentiel dans l’interprétation de
1
Cette étude a été conçue dans le contexte de la recherche post-doctorale « Les contradictions du canon littéraire.
Une approche interdisciplinaire », dans le cadre du projet « CommScie », programme co-financé par le Fond
Social Européen, POSDRU/89/1.5/S/63663, 2007-2013.
2
Si on accepte la formule de Immanuel Kant, dans Critique de la faculté de juger suivi de Idée d’une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique et de Réponse a la question : Qu’est ce que les lumières ? publ. sous
la dir. de Ferdinand Alquié / trad. de l’allem. par : Alexandre J. L. Delamarre, Jean-René Ladmiral, Marc B. de
Launay, Gallimard, Paris, 1985.
Ţiganiada” (Petrescu 1974 : 168), soutien l’idée de l’anticlassicisme qu’on peut trouver
derrière la stratagème de cette ouvrage. Le rire voluptueux de l’arrière-plan, le joie des
héros gitans, l’abondance du dialogue et les formules périphrastiques de leur langage, les
coordonnées ethniques constitutives (bonne disposition, l’expansivité, l’intelligence
spéculative, l’excentricité, l’ironie, la paresse, la frayeur, l’instabilité) deviennent des traits
de l’ostentation canonique par excellence.

Mais le plus importante contribution de Budai-Deleanu à la naissance de la


littérature roumaine concerne le désaccord avec la formule directe, rigide de l’activisme
nationaliste de l’Ecole transilvane et la conscience de la littératurité, une métamorphose
spectaculaire de la réalité dans le stratagème allégorique de Ţiganiada. On peut ainsi parler
de la première conscience littéraire chez nous, en continuation de l’Histoire
Hiéroglyphique de Dimitrie Cantemir.

Ţiganiada nous apparaît comme le résultat naturel de l’ostentation anticanonique


et des métamorphoses poétiques de ses idées d’émancipation moderne par la formule de ce
„Ausgang” kantien, qui suppose «  la sortie de l’homme de l’état » d’être mineur par
l’usage publique de la raison. La formule de l’euphémisme métaphorique, expliquée une
fois avec la lettre préliminaire (« Epistolia închinătoare »), par les anagrammes et
par l’apprentissage de l’allégorie comme formule de la métamorphose euphémistique, « ou
par les gitans on comprends aussi les autres» („unde prin ţigani să înţăleg şʼalţii”) (Budai-
Deleanu 1974 : 7), ne fait que contribuer décisivement à l’interprétation de Ţiganiada
comme premier texte authentique baroque de la littérature roumaine. Le camouflage des
idées illuministes arrière la figure allégorique reste à la phase de « jeu », qui suggère,
apparemment l’immunisation de l’auteur devant l’autoritarisme administratif, au moment
qu’on assiste aux autosdévoilements répétés. « L’insurrection contre le classicisme »
(Cornea 1962 : 78) par l’unité larvaire et par la loquacité permanente de ces personnages,
par l’irrationalisme symptomatique de ceux-ci, leur faim permanente et leurs fluctuations
tempéramentales, corroborées avec leur vitalisme dévorant, derrière lesquelles se cache le
destin éternel « mouvant et non assis », c’est-à-dire un sentiment perpétuel de « l’infini »,
dissimulent la conscience baroque de l’auteur. Il s’agit d’un «éclectisme » baroque
marquant par l’imperfection et les polarisations comme coordonnées existentielles
représentatives à l’humain et pas seulement au « gitan ». Les débats, les discours solennels
bohémiens dans le premier chant du « poemation eroi-comique-satirique »
(« poemationului eroi-comic-satiric »), celles qui ouvrent pratiquement « le jouet», sont
marquées toujours par l’indécision ou par le sentiment de la vanité du baroque
indéterminé : « Ainsi le gitans avec le besace plein/ Entre La Blanche et L’Affamé
cheminant/ Se conseillant du midi au soir/ Tous disaient leur opinion en tournant/ Et après,
finalement/ Tout persistait incertain. »3

3
„Aşa ţiganii cu traista plină/ Întră-Alba şi Flămânda mîind,/ Sfătuia din prânz pănă la cină./ Toţi spunea părerea
sa pe rând,/ Iar când era-în urmă, la fârşit,/ Rămânea lucru nehotărât.” La traduction des vers de Ţiganida nous
appartient.
 Nicolae Balotă est parmi les premiers récepteurs de Ţiganiada qui prédit «
l’univers baroque »4 de l’épopée dans le « monde renversé », de la 
 confusion entre les mondes naturel et surnaturel, réel et imaginaire, entre les
règnes du même monde. Dieux, démons, mythologie chrétienne et païenne, créatures
rationnelles et énergumènes ou des productions fantastiques de la magie, tous participent au
chaos avec des apparences d’ordre d’un tel monde. (Balotă 1970 : 8).
Mais nous sommes obligés à admettre que l’esprit iconoclaste de Ion Budai-
Deleanu, imprimé décisivement à son oeuvre, est né dans la manière classique par la
réunion des contraires, par la dialectique fertile du double : il se nourrit à l’école
occidentale du rationalisme des Lumières, mais ses personnages sont les images vives d'un
épicuréisme oriental, en s'opposant par leur béatitude permanente, aux aspirations éthiques,
à la particularisation nationale, à la conscience de classe etc. La masque baroque de ses
personnages se relève par le fait qu’ils sont placés, comme Hogea Nastratin de Ion Barbu et
du bastion Isarlîk, « au milieu du Mal et du Bon », et leur dispersion dans l’histoire
contient un second message. D’une part, le choix des gitans comme personnages épiques
correspond à l’allégorie primaire, exposés dans une manière baroque de notre auteur,
d’autre part, ils sont les porteurs du message, toujours baroque, de la vanité de l’existence.
La position des gitans, de la minorité vers le despotisme éclairé de Vlad et à ses
idées d’héroïsme national est celui des lumières kantiennes, sortis de l’état du minorat, qui
indique tout ce qu’il veut à l’égard du canon autoritaire, mais il se conforme. Si Becicherec
Iştoc de Trois héros (Trei Viteji), dans l’anticipation des héros de Ţiganiada, « semble
conçu après le modèle du célèbre hidalgo Don Quichotte de la Manche » (Petrescu 1974 :
173), par la lucidité et la générosité, comme Ioana Em. Petrescu nous dit, mais aussi par
son héroïsme chevaleresque, le modèle, le canon de Ţiganiada semble être, plutôt, celui de
son acolyte, Sancho. En rêvant d’un pays idéale, imaginaire, où ils soient des gouverneurs,
les gitans, tout comme Sancho vivent en présent, parce que Ţiganiada reflète, dans l’esprit
de la modernité foucauldienne, de substrat kantien, un ethos, c'est-à-dire « une réactivation
permanente d’une attitude » qui se traduit comme une critique de notre propre être
historique, une méditation sur le présent et sur sa vanité, sous le masque baroque, ironique
des vices.
Ainsi, on trouve les héros qui ne se rapportent à aucun canon ou, leur manière de
se rapporter au canon moral des époques est dans une totale discordance avec celle que les
autres attendent d’eux. Les méditations graves sont dissimulées derrière le ludique
rhétorique, après le masque baroque, qui cache des problématisations des quelques idées
majores du temps : la raison, l’identité nationale, la condamnation de la guerre, des
superstitions, des formes de gouvernement anti-humaines de l’intolérance religieuse,
justement pour essayer de sortir du minorat (Kant) par la raison. Le discours euphémistique
du poemation nous montre le fait que la liberté, recherchée en permanence par les gitans,
n’est pas un engagement irrationnel dans la lutte corporelle, mais une lutte permanente des
idées masquées, de l’élucidation par le triomphe de la lutte avec le présent. L’ethos
4
Nicolae Balotă, « L’univers baroque de I. Budai-Deleanu », dans « Luceafărul », 7 février 1970, XIII, p. 8.
D’ailleurs, des remarques importantes concernant le baroque de Ţiganiada on trouve aussi chez Ion Istrate dans
Le baroque littéraire roumain, Minerva, Bucarest, 1982, pp. 303-351.
bohémien des gitans met à l’épreuve justement l’essai de trouver des solutions médianes et
une attitude critique en ce qui concerne leur condition historique.
Malgré le caractère exceptionnel de Ţiganiada, de son unicité absolue dans le
contexte d’une littérature jeune comme la littérature roumaine du début du XIX-é siècle,
Ion Budai-Deleanu nous propose, pour la première fois, une forme supérieure de
littérarité, survenue de la conscience majore artistique de l’auteur. Ţiganiada met à
l’épreuve l’exemple de l’échec d’un canon, soit de manière esthétique, soit le premier
modèle «multi-culturaliste » car, Ţiganiada aurait pu représenter le premier canon ouvert
de la littérature roumaine, source incontestable de la métamorphose de l’épique dans le
roman, par le double discours déterminé, répondant aux exigences « eurocentristes » de
consolidation esthétique de la réglementation canonique, soit au « multiculturalisme » post-
structuraliste, par la position antiélitiste du sujet et des personnages, par la dénonciation de
l’autoritarisme et des lois intransigeantes, par l’image d’un contexte large.
Cependant, nous sommes obligés de constater aujourd’hui la marginalisation de
Ţiganiada dans le contexte de la composition de la liste canonique ou du débat sur le sujet
du canon littéraire roumain. Les causes de cette marginalisation sont doubles : a. le destin
éditorial, la variante complète étant abordée dans une manière critique seulement en 1953
par J.Byck et b. l'exceptionnel de ce texte publié pour la première fois en 1875-1877, un
texte qui, comme son auteur, devance sa période par la nature de ses idées illuministes et
par la formule littéraire, preuve indubitable d’une conscience littéraire supérieure, les deux
subsumés au baroque. Même le destin moderne de Ţiganiada ne peut pas être dissocié des
conditions historiques opposées, car, dans la période d’entre les deux guerres, le texte est
peu discuté, probablement à cause du malentendu de l’ironie subtile de l’épopée et des
préjugés modernistes quant à l’inactualité d’une telle espèce. Après 1953, par le thème
anti-héroïque et par le fait qu’un personnage minoritaire, qui n’avait rien d’exemplaire pour
les idéales materialistes-dialectiques du temps, en antithèse avec « l’homme nouveau »,
animé des idéaux proletcultistes, ne pouvait pas être considéré un exemple pour la
littérature sous un stricte contrôle idéologique. La génération du relatif dégel idéologique
des années ‘60 s’est précipitée, à bon droit, à récupérer des modèles interdits entre les deux
guerres. Et, finalement, le postmodernisme roumain, exceptant peut-être Mircea Cărtărescu
dans le Levant, n’a plus considéré comme opportune aucune récupération canonique.
Peut-on donc considérer aujourd’hui Ţiganiada de Ion Budai-Deleanu un canon
littéraire raté ?
La fin du poemation est éloquente pour la vision kantienne sur l’échec du
Aufklärung, l’échec dû a l’incapacité de l’homme de dépasser son minorat par la raison.
Ainsi, si on se pose la question maintenant, Kant nous dit : nous vivons en
présent dans une époque illuminée? La réponse est : non, mais nous vivons, sans doute,
dans une époque des lumières. Il manque encore beaucoup que, selon les choses actuelles,
les hommes, considérés dans leur ensemble, soient déjà capables ou au moins qu’ils
puissent se faire capables de se servir bien et certainement de leur propre pensée dans des
questions religieuses, sans être conduits par une autre personne. (Kant 1985 : 122).
La réaction de la masse après le discours du Romândor : « Amène-nous où que se
soit, / A la liberté ou à la mort » est éloquente pour l’échec du majorat par la raison et cet
échec, contenant l’illusion « de la liberté », met en épreuve justement la catégorie sur-
historique du baroque de Ţiganiada.
À la question de Mihail Ralea du début du XX-é siècle, « Pourquoi on n’a pas
roman? », les causes comme celle des syncopes historiques, de l’absence de l’épopée qui
précède le roman, de l’absence d’une conscience épique dans les siècles antérieures, ne se
justifient pas si nous nous rapportons à Ţiganiada. L’échec de Ţiganiada est dû, comme on
a vu, au infortuné destin éditorial et historique et à la jugement canonique déficitaire. Dans
le moment des lectures de récupération elle n’a plus paru d’actualité, surmontant pour la
deuxième fois la modernité. Mais, c’est sûr que l’échec d’un canon littéraire baroque
comme Ţiganiada a provoqué le retard de la métamorphose de l’épique moderne roumain.
Comme beaucoup d’autres, ce texte semble la victime du décalage entre la modernité et la
modernisation, déséquilibre à la suite duquel la modernité a été toujours dans une situation
défavorable.

Bibliographie sélective

 Balotă, Nicolae 1970 : L’univers baroque de I. Budai-Deleanu : dans « Luceafărul », 7


février 1970, XIII.
 Budai-Deleanu, Ion 1974 : Ţiganiada, Oeuvres 1, Edition critique par Florea Fugariu,
Etude introductif par Al. Piru, Bucarest, Minerva.
 Cornea, Paul 1962 : Etudes de littérature roumaine, Bucarest, E.P.L.
 Istrate, Ion 1982 : Le baroque littéraire roumain, Bucarest, Minerva.
 Kant, Immanuel 1985 : Critique de la faculté de juger suivi de Idée d’une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique et de Réponse a la question : Qu’est ce que les
lumières ? publ. sous la dir. de Ferdinand Alquié / trad. de l’allem. par : Alexandre J. L.
Delamarre, Jean-René Ladmiral, Marc B. de Launay, Paris, Gallimard.
 Petrescu, Ioana Em. 1974 : Ion Budai-Deleanu et l’épos comique, Cluj-Napoca, Dacia.

Abstract
Ţiganiada-a failed literary canon
In an attempt to establish the beginnings of Romanian literature we discover that the first
text that surprises as by the consciousness of the literature is, astonishingly, Ion Budai-Deleanu’s
Ţiganiada. However, analyzing the evolution of the Romanian literary canon, we find that this text
has not a canonical destiny. The main cause is the rupture between its exceptional aesthetic
modernity and the lack of social modernization, a historic dispute between the universe of Ţiganiada
and the times that have followed. Only in this context we can understand why such a major text had,
unfortunately, missed a canonical destiny.

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