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NOUVELLES RECHERCHES SUR LA NOTION DE PERSONNE CHEZ LES DOGONS (SOUDAN FRANCAIS) L’article concernant la personnalilé chez les Dogons dans le Journal de Psychologie! faisail élal d'une documentation recueillie au cours de plusieurs expéditions chez les Dogons habitant la céle, dite Falaise, de Bandiagara. La notion de personne qui se dégageail des longues eludes menées chez ces gens correspondail dla creyance el aux pra- ligues populaires courantes, lesquelles doivent éire abordées en premier liew et longuement observées avant que ne soient entreprises des enquéles concernant les systémes plus savants. Au cours dune expédition menée daoiil a décembre 1946 — la cingquieme chez les Dogons — une conception plus sublile et plus compliquée de la personne esl apparue, grace @ la bonne volonté dun inilié de grande classe qui a consenti a révéler a Vauleur une grande partie de ce qu’on pourrail nommer la mélaphysique dogon. +e Les Dogons admettent que "homme est composé d’un corps et. de deux principes spirituels. Le nom méme donné au corps et la relation sentie entre luiet le milieu terrestre sont instructifs. Le mot gozw dérive d’une racine gozo qui a le sens de « séparer, écarter ». Le corps est d’une part Pélément qui, parti de l’état de germe puis de foetus, s’est développé, dont les membres se sont séparés. D’autre part le corps du premier homme ayant été créé de glébe, une relation constante existe entre 1. La personnalité chez les Dogons (Soudan francais), Journal de Psychologiv, . 1940-41, p. 468 a 475. 426 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE le corps humain actuel et le milieu terrestre, relation dont la démons- tration rituelle est donnée lors de la circoncision et de l’excision : ces opérations ont pour but; entre autres, de « payer un tribut a la terre », matiére originelle. Gette matiére, d’ailleurs, n’est pas consi- dérée comme inerte : la terre formée directement par Amma, dieu unique, créateur des données primordiales de Univers, fut d’abord un boudin de glaise qui se développa comme un foetus, devint le corps d’un étre qui joua dans la premiére partie de la création le rdle d’épouse divine. Le corps humain supporte deux principes spirituels : La foree vitale, nyama, énergie en instance formée d’éléments provenant de divers étres en rapports avec lindividu considéré (pére, ancétre, etc.) ; Une « ombre intelligente », kikinu say, ou kindu kindu, partie transcendante de la personne, qui sait, pense et veut?. L’ame est double, comme l’indique son nom, kindu kindu, qui pourrait se traduire par « Ame Ame ». Elle est composée de deux jumeaux spirituels, créés par le Génie de l'eau au moment de la naissance de Vindividu. Dans ce but, le Génie dessine sur le so deux ombres jumelles : l'une destinée & supporter la féminité de Vétre est étendue la premiére sur le sol ot a lieu la parturition. L’autre, qui recevra la masculinité, est tracée sur la premiere. Le nouveau-né est alors déposé face au sol qu'il touche des quatre membres. Il prend aussi possession de ses Ames. S’il s’agit d’un garcon, le prineipe masculin l’habitera en entier : le principe fémi- nin aura pour support le prépuce. Dans le cas d’une fille, le principe masculin sera placé dans le clitoris. Pour un docteur dogon, ces deux principes, & l’intérieur de l’individu, sont durant toute l’en- fance équivalents comme le sont deux jumeaux ; aucun ne l’emporte done sur l'autre, et le but de la circoncision et de l’excision est de faire pencher définitivement Vindividu vers celui des deux pour lequel son corps est le mieux fait. La raison de cette situation est exposée dans le mythe de création du monde*. A lorigine, la régle de la génération était la gémelli- 1. Loe. cit., p. 469. 2. Ce mythe est exposé dans Mythe de Vorganisation du monde chez les Dogons du Soudan, Psyché, no 6, pp. 443-153. M. GRIAULE. — NOTION DE PERSONNE CHEZ LES DOGONS 427 parité : l’unité idéale de l’étre était faite d’un couple. Mais dés le premier essai du dieu Amma, la régle ne put jouer. En effet, Amma, dieu unique, dfit créer, pour s’unir & elle, une compagne qu’il fit surgir d’une masse de glaise et qui devint la terre. Le sexe était fait d’une fourmilidre ct le clitoris d’une termitiére. Dés ce moment, un principe féminin résidait dans la premiére, un principe masculin dans la seconde. Au moment ot le dieu s’approcha, la termitiére s’opposa au passage, faisant état de sa masculinité : Amma dat abattre Vobstacle pour s’unir 4 la terre excisée. Cet ‘incident eit pour résultat d’influer sur le produit de Vunion qui naquit unique, sous forme de chacal®, Dans la suite, le dieu edt avec la terre d’autres rapports qui ne furent pas troublés, et dont le résultat fut la mise au monde d’un couple de génies, Nommo, dont le corps était fait de semence divine, c’est-d-dire d’eau. Ges deux étres devaient peu A peu remplacer le dieu pour assurer la marche de l’Univers. C’est alors que le premier produit, dont la situation était insolite puisqu’il ne pouvait procréer, commit avec sa mére Vinceste qui devait bouleverser définitivement la marche des choses terrestres. Le dieu Amma, s’étant détourné de son épouse, pétrit dans la glaise deux boules d’ot surgit le premier couple humain qui lui-méme pro- créa, mettant d’abord au monde deux jumeaux. Mais A partir de ces deux étres, la gémelliparité devint une exception trés rare. Et c’est dés la naissance de la premiére génération que le couple de Nommo, devenant le Moniteur du monde, atténua les inconvénients de la nouyelle situation en créant pour chaque étre une ame double, octroyée par contact avec le sol. Cependant, la premiére naissance humaine donna lieu 4 un événement de portée considérable. La femme, pétrie par Amma, s’était unie 4 homme sans étre excisée. Ayant congu, elle mit au monde deux jumeaux ; 4 ce moment, sa soufflrance se porta dans son clitoris qui se détacha d’elle et s’éloigna sous forme de scorpion, 1. Des trois cas possibles : deux males, un couple de deux sexes et deux femelles est le dernier qui est le comble de la perfection. 2. Ils'agit vraisemblablement de Thos aureus, animal qui joue actuellement “un grand rdle dans la divination. (Renseignement dd a Yobligeance de M. P. Rode chef du Service national de Muscologie qui a identifié Panimal d’aprés une photographie.) 428 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE” dont le venin était fait de l'eau et du sang de la parturition. Auparavant, son compagnon avait été circoncis, et son prépuce s’était transformé en nay, sorte de lézard!. Ces événements étaient une préfiguration des rites de la cir- concision et de l’excision ; ils constituaient aussi les préliminaires de Vorganisation totémique. * xe Si ame double constitue un reméde a la perte de la gémelli- parité, elle comporte aussi de graves inconyénients. Tant que Venfant conserve prépuce et clitoris, c’est-a-dire le support matériel du principe de sexe opposé, sa féminité a les mémes valeur et force que sa masculinité. Il ne convient donc pas de comparer Vincirconcis A une femme. Il est, comme la fille non excisée, A la fois male et femelle. Rien ne permet, théoriquement, de prévoir qui 'emportera des deux principes, et cette incertitude s’exprime par Vidée de la non fixation de la partie de l’Ame qui jouera, en définitive, le role principal. De cette fixation dépend la vie sexuelle de l'intéressé qui, s'il demeurait dans la situation de sa premiére enfance, n’aurait aucun penchant pour la procréation, Gebte fixation est le but essentiel de la cireoncision et de Vexcision : on circoncit le gargon pour réduire sa féminité, pour le faire verser définitivement du coté male. On excise pour faire de la fille une femme. Mais lé principe qui est éjecté n’est pas pour autant détruit : Yun des résultats, comme l’indique le mythe, est de créer, pour chaque femme, un scorpion qui deyient, 4 la place du clitoris, le support de son dme male et, pour chaque homme, un nay qui supporte l’ame femelle. De plus, le prinéipe éliminé ne quitte pas complétement son ancien support : sous forme de kindw bummone, « Ame sotte », qui réside dans l’ombre, il reste commun a l’opéré et & Vanimal créé. ‘ I I s’agit 14 d’une Ame qui parait diminuée, au moins dans le réle 1. Cet animal n’a pu étre identifié. Il se terre et sa vue est de mauyais augure. M. GRIAULE. - NOTION DE PERSONNE CHEZ LES DOGONS 429 qu'elle joue dans la vie courante de l’individu'. Quant aux animaux ainsi eréés, ils jouent en quelque sorte le rdle de jumeaux de Vintéressé. " ee Liinstitution du scorpion-jumeau et du nay-jumeau n’était cependant qu’un pis-aller. Des Vapparition de Vhomme, Amma avait créé au ciel, un couple d’animaux interdits correspondant a chacun des huit enfants du premier couple®. Durant leur vie terrestre ces huit humains partageaient leurs principes spirituels avec les animaux célestes. La réunion — mais non la confusion — de l’homme et de l’animal, supports des mémes principes, ne s’opéra que lorsque homme, s’étant métamorphosé en Génie de l’eau®, gagna le ciel. Mais cet-avantage ne fut concédé qu’aux huit premiers ancétres. Leurs descendants restérent séparés de leurs correspondants célestes jusqu’au moment de la réorganisation du monde‘. Toutes les espéces descendirent elles-mémes du Ciel sur la terre, classées par catégories et affectées aux huit familles. Dés ce moment et jusqu’a présent, lorsqu’un homme vient,au monde, un animal de l’espéce interdit nait, de méme sexe que lui, et dont le sort est lié au sien : il est circoncis et meurt en méme temps que lui. Soit que la méme Ame (kindu kindu) et la méme ombre (kikinu bummone) aillent de Yun a autre, valant pour chacun d’eux, soit que l’animal interdit jouisse de principes spirituels propres en relation de dépendance avec ceux de son correspondant, on peut dire qu’en une certaine maniére l’homme est identifié 4 l’animal interdit de sa famille®. Mais cette identité doit se comprendre comme celle de deux jumeaux. 1. Gest au moment méme de Vopération que scorpion et nay Sont eréés, e’est-A-dire quils viennent au monde. Le nay étant unipare, il n’y a aucun inconvé- nient & cireoneire un nombre impair de patients, Le scorpion au contraire, selon Ja croyance indigéne, engendrant par paires, il est nécessaire d’exciser les filles par deux. 2. Tis'agit des huit grands ancétres des Dogons actuels. 3. Sur cette régénération des premiers hommes, voir Psyché, loc. cit. 4. Les mythes, les représentations et rites considérables de ¢ borganisa- tion feront l'objet de publications ultérieures. I] n’en est donné qu'un bref apercu, 5. Ll convierlt de faire remarquer que l’animal interdit n’est’ pas le totem. Ce réle est joué par lun des huit grands ancétres. Sur cette institution voir S. pz Ganay, Le Binow Yénébé. Miscellanea Africana Lebaudy, Cahier 2, Geuthner, 1942. 430 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE Il en résulte que tuer l’animal interdit revient a tuer le jumeau symbolique que représente l’espéce pour l'intéressé. Dans ce cas, le kindu bummone commun a l’animal et 4 homme ainsi que le nyama de l’animal, libérés par la mort, se rendent auprés de l’ancétre totémique et sont habilités par lui 4 « oceuper » le coupable, pour exercer et appliquer sur lui pression et sanctions, jusqu’a purification. Lorsque cette derniére est effectuée, le kindu bummone, cessant toute action sur homme, cherche une femelle animale pleine, la « touche » et introduit le nyama de la victime dans le nouveau support que constitue le foetus. Tout rentre alors dans l’ordre, les principes attachés au jumeau symbolique ayant été réintégrés dans un corps appartenant & Vespéce interdite. Dans le cas ot l’animal interdit est tué par un individu n’appar- tenant pas au groupe intéressé, aucun élément de ce groupe n’est. inclus dans les démarches du, kindu bummone qui, sans passer par Vintermédiaire de l’ancétre totémique, recherche directement un autre support. Tout se passe done en dehors du groupe et rien — nest déclenché contre aucun de ses membres! Mais il y a lieu de considérer que chaque espéce interdite a elle- méme un interdit animal, lequel est également en rapport avec un autre animal et ainsi de suite jusqu’é épuisement de la catégorie se rapportant 4 la famille considérée. Tous les animaux d’une catégorie se trouvent donc liés théori- quement? 4 une certaine famille, et chaque naissance d’homme déclenchera une série de naissances animales. On peut donc dire que chaque étre humain se refléte par une série de jumeaux dans le régne animal, considéré Ini-méme comme le plus important de la nature®. 1. Iln’y a pas liéu ici d’étudier les réactions au détriment du tueur des prin- cipes libérés par la mort de animal. 2, Dans la pratique, et pour ne pas entraver Ja marche de la vie courante, les Dogons ne tiennent compte que des interdits formant ce qu’on pourrait appeler des « tétes de listes ». 3. Niles végétaux ni les insectes ne semblent pris en considération. Pourtant, végétaux et insectes figuraient dans le systéme du monde que les moniteurs eélestes firent descendre du ciel. TOUR eis PSYCHOLOGIE NORMALE ET PATHOLOGIOQUE P. JANET er G. DUMAS DIRECTEURS : P. GUILLAUME er I. MEYERSON XL° ANNEE 1947 PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BouLevarp Sarnt-GerMatn, Paris

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