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Objectivation sociologique,

critique sociale et disqualification1

PAR « Le plaisir de se sentir malin, démystifié et démystificateur, de


BERNARD LAHIRE* jouer les désenchantés désenchanteurs, est au principe de
beaucoup d’erreurs scientifiques2. »
PIERRE BOURDIEU

L’
objectivation des positions ou des trajectoires sociales, des lieux
d’inscription institutionnelle des discours et de leurs producteurs,
des intérêts ou des stratégies individuels et collectifs est une opé-
ration qui consomme la rupture de tout lien d’adhésion à l’égard de l’ob-
jet d’étude. Elle est parfois utilisée comme un instrument de critique
sociale contre des dominants (temporels ou spirituels), mais aussi contre
des adversaires intellectuels. Pouvoir déceler de l’intérêt ou de la stratégie
chez un individu, rapporter ce qu’il dit et fait à sa position, ce serait porter
un regard à la fois désenchanteur et critique sur le monde.
Pourtant, de telles analyses ne devraient pas être considérées comme
des « critiques » au sens négatif du terme, mais comme des instruments de
1. Je remercie Pierre connaissance sociologique qui permettent de rendre raison des conduites
Mercklé pour ses
commentaires critiques sociales sans pour autant les disqualifier. Si on les mobilise dans un but
pertinents. polémique, c’est parce que le schème interprétatif « stratégique » (même
quand on précise le caractère non-conscient de la stratégie) est mis en
* Sociologue
œuvre pour révéler les motivations cachées, les intérêts et, au fond, un
2 P. BOURDIEU, Raisons certain cynisme semi-conscient de l’acteur ; parce que l’objectivation des
pratiques. Sur la théorie positions et des trajectoires est conçue comme un moyen de relativiser et
de l’action.
de dévaloriser les discours et les actes de ceux que l’on prend pour objet
3. En posant la question (« ils ne sont que cela ») ; parce qu’enfin l’explicitation des relations d’in-
centrale suivante dans terdépendance entre acteurs vise à dénoncer les complicités souterraines
Le Sens pratique
(Minuit, 1980) : (avec l’idée de réseau plus ou moins occulte, de « petit milieu », de
« Pourquoi sommes- « mafia »…). Du même coup, on a davantage affaire à des instruments
nous spontanément polémiques de semi-objectivation qu’à de réels instruments de compré-
objectivistes lorsqu’il
s’agit des autres ? », hension et d’explication : seuls « les autres » (les ennemis, les concurrents,
Pierre Bourdieu pointait les adversaires…) sont « stratégiques », rarement ceux qui développent ce
3
implicitement les genre d’analyse . Or, par principe, personne ne peut échapper à l’objecti-
potentialités polémiques
de toute démarche vation, pas même celui qui objective et à qui on peut prêter des inten-
d’objectivation. tions, des pulsions, des stratégies, des intérêts, y compris pour rendre

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Objectivation sociologique, critique sociale et disqualification

raison de son objectivation de telle ou telle partie du monde social. Mais


plus que cela, comme le rappelait Pierre Bourdieu, c’est d’abord vers soi
que devrait se tourner le travail d’objectivation : « La sociologie confère une
extraordinaire autonomie, surtout lorsque l’on ne l’utilise pas comme une
arme contre les autres ou comme un instrument de défense mais comme
une arme contre soi, un instrument de vigilance4. » 4. P. Bourdieu, Choses
dites, Minuit, 1987,
● L’effet pervers de l’objectivation des stratégies p. 38.

On voit d’ailleurs assez vite apparaître les limites de l’usage critique-


polémique de l’objectivation. Tout d’abord, à force de s’interroger sur les
stratégies ou les intérêts des acteurs, on finit par oublier de décrire et
d’analyser sérieusement ce qu’ils font et ce qu’ils disent5. Par exemple, en 5. C’est ce que j’ai
essayé de montrer dans
concentrant l’essentiel de son attention sur les luttes qui se jouent entre les un paragraphe intitulé
agents (aux intérêts et aux stratégies différents) appartenant au même uni- « Un champ décharné »
vers, ou à celles qui s’instaurent entre des agents issus d’univers différen- du chapitre « Champ,
hors-champ,
ciés, la théorie des champs néglige trop souvent l’étude de la spécificité contrechamp » in
des activités qui s’y déploient. En ne répondant pas à la question de savoir B. LAHIRE (dir.), Le
ce qu’est la littérature, le droit, la science ou l’école, les recherches sur les Travail sociologique de
Pierre Bourdieu. Dettes
champs littéraire, juridique, scientifique ou scolaire désertent fatalement le et critiques, Éditions
terrain au profit des théoriciens de la littérature et du droit, des épistémo- La Découverte, 1999,
logues ou des didacticiens. pp. 40-51.
Et l’on mesure clairement l’effet pervers de cet oubli (du contenu et des
formes des activités sociales) dans les luttes scientifiques ordinaires où les
sociologues utilisent assez fréquemment le schème « stratégique » pour
désamorcer les critiques qui leur sont adressées. En effet, au lieu de 6. L’usage du singulier
prendre acte de la critique, de l’examiner pour ce qu’elle est (et non ne doit pas amener le
comme indice d’une réalité ou d’une motivation cachée) et de voir dans lecteur à penser que je
désigne implicitement
quelle mesure il est capable d’y répondre (ou d’en tenir compte dans la « un chercheur en
suite de ses recherches), le chercheur6 va plutôt se demander quel intérêt particulier » et, pour
peut avoir celui qui le critique à le critiquer. Et comme il trouvera assez être tout à fait explicite,
Pierre Bourdieu lui-
facilement les raisons (jamais pures) de celui qui le critique, il en conclura même. Il me semble
donc que la critique est « de mauvaise foi », « intéressée », « guidée par des que tout sociologue est
intérêts particuliers », « animée par le ressentiment », etc. En procédant de tenté, à un moment ou
à un autre, d’utiliser ce
cette manière, les sociologues ont ainsi inventé le plus court chemin vers puissant moyen de
la surdité et la cécité à l’égard de toute critique, constituée systématique- protection sociale et
ment en « sale coup ». On pourrait même se demander si cet abus de l’ar- mentale. Et il me
semble utile de préciser
gument sur les motivations cachées, les intérêts ou les stratégies que je ne me sens pas
(conscientes ou non conscientes) n’explique pas, au moins en partie, l’im- fondamentalement
maturité scientifique persistante des sciences humaines et sociales par rap- différent de la majorité
des chercheurs sur ce
port aux sciences du monde physique, sans doute moins réflexives que les point. En pointant les
premières, mais plus directement tournées vers le contenu de leur travail limites d’un tel
scientifique. On semble d’autant plus tourné vers soi et soucieux des rela- raisonnement, le but
n’est donc pas de viser
tions que l’on entretient avec les autres que l’on s’est détourné de la struc- « un chercheur » ou
ture et du contenu de son activité de connaissance. Plutôt que d’être tout « une partie des
entier à son « objet de connaissance », on réduit alors tout à un problème chercheurs » mais de
donner des raisons
de relations entre « sujets connaissants ». À trop se demander d’où l’autre collectives de ne pas
« parle », on finit par ne plus entendre ce qu’il dit. en abuser.

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Ce mode de raisonnement et de fonctionnement a des effets surprenants


sur les apprentis-sociologues eux-mêmes. Qui n’a pas déjà remarqué la
transformation de l’attitude des étudiants dès lors qu’ils quittent le statut
d’étudiant pour entrer dans les eaux incertaines de la « professionnalisa-
tion » ? Habitués, en tant qu’étudiants, à recevoir et à accepter des critiques
de leur travail, les « entrants » reconnus par l’adoubement universitaire (l’at-
tribution du doctorat) ou, avant cela, en voie de reconnaissance par divers
petits indices de leur insertion professionnelle (l’enseignement à l’univer-
sité, l’attribution d’une allocation de recherche, la participation à des
recherches…), ne voient plus que « coups » et « stratégies » à leur égard
dans les critiques adressées à leur travail par leurs quasi-pairs, ce que, pour
compliquer l’affaire, elles sont aussi pour une part. Ainsi, les critiques pure-
ment stratégiques (on pourrait dire : « sans force intrinsèque ») finissent-
elles par faire de l’ombre aux critiques argumentées qui peuvent être elles-
mêmes – la question est au fond très secondaire – engendrées par des
« intentions » ou des « pulsions » plus ou moins « pures » ou « stratégiques ».
Il y a, si l’on considère les choses de près, beaucoup d’idéalisme impli-
cite dans l’utilisation polémique, en tant qu’arme de dénonciation, de l’ob-
jectivation des positions et des stratégies ou des intérêts qui seraient à l’ori-
gine des comportements et des discours. Car il va de soi qu’aucun
comportement – même le plus noble, le plus moral, le plus juste ou le plus
généreux – n’échappe à une analyse de cette nature. Même le plus « pur »
des physiciens (celui qui, dans une controverse scientifique, va vaincre ses
adversaires avec des armes strictement scientifiques) pourra être objectivé
de cette manière et l’on pourra faire apparaître sans grande difficulté ses
pulsions « meurtrières » sublimées, la haine de ses concurrents, ses straté-
gies scientifiques dans le choix de ses objets ou de sa sous-discipline, etc.
En effet, qui pourrait nier qu’il faut avoir un « intérêt à critiquer » pour cri-
tiquer ? A-t-on déjà rencontré, dans l’histoire des sciences, critique scienti-
fique qui ait été émise dans d’autres conditions ? Au lieu de se lancer dans
une exégèse des « motivations » qui sont au principe de la critique, les
chercheurs devraient tout simplement entendre les arguments avancés per
se, mesurer leur force de réfutation, et, soit débattre, soit intégrer la critique
en y répondant en acte.

● Objectivation et disqualification
On voit bien, d’ailleurs, dans le champ des sciences sociales, comment
ceux qui sont parvenus à objectiver leurs adversaires (à les remettre dans
l’histoire, à les faire passer de l’état de « collègues » à l’état d’objet étudié,
à mettre au jour leurs procédures interprétatives, etc.) ont assez souvent le
sentiment (parfaitement illusoire) de les avoir « dépassés » (ou, plus pro-
saïquement, vaincus). Par exemple, en s’interrogeant sur les leviers, les
fondements, les présupposés idéologiques ou moraux qui ont rendu pos-
sible le travail interprétatif de la sociologie critique (et notamment la socio-
logie de la légitimité et de la domination de Pierre Bourdieu), certains
sociologues ont pu penser au cours de ces dernières années se situer au-
delà de cette sociologie. L’objectivation des fondements de la critique serait

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Objectivation sociologique, critique sociale et disqualification

ainsi « mortelle » pour la sociologie critique et l’on voit bien que, au moins
dans un premier temps, ce sont plus souvent les adversaires de cette socio-
logie qui la désignaient comme telle que ses pratiquants. Pourtant, des per-
sonnes, des pratiques ou des discours objectivés ne perdent pas brusque-
ment leur valeur et l’on ne peut en aucun cas confondre objectivation et
disqualification.
De ce point de vue, l’analyse objectivante des entre-soi intellectuels, des
retours d’ascenseur (e. g. X fait un compte-rendu élogieux du livre de Y
parce que Y a fait un compte-rendu tout aussi élogieux du livre d’un ami
ou du conjoint de X ou parce que Y fait partie de la même maison d’édi-
tion ou de la même revue que X…) ou
des réseaux de relations et d’interdépen- Celui qui objective ses
dance, telle qu’on peut la lire dans la
sociologie animée par une recherche des adversaires ne se rend pas
intérêts et des stratégies, finit par devenir
problématique lorsque celui qui objective
toujours compte qu’on
les positions des uns et des autres glisse pourrait lui appliquer
vers une sorte de description disquali-
fiante et dénonciatrice (qui peut prendre – avec la certitude d’un
la forme de l’ironie ou de la charge) des
acteurs objectivés : « Regardez-les, semble
succès polémique équivalent –
nous dire le “démystifié et démystifica- le même type d’analyse.
teur” pointé par Pierre Bourdieu, ce ne
sont que des stratèges, des complices, des corrompus, etc. » Et celui qui
objective ses adversaires ne se rend pas toujours compte qu’on pourrait lui
appliquer – avec la certitude d’un succès polémique équivalent – le même
type d’analyse.
Je prendrai ici l’exemple d’un article intitulé « Le colloque parisien7 », 7. Liber, n° 18,
dans lequel Joseph Jurt (professeur de littératures romanes à l’université de juin 1994, pp. 16-18.
Fribourg en Allemagne) évoque (décrit ? analyse ? critique ?) un colloque
(« L’intellectuel et l’écrivain : un dialogue français ») organisé conjointement
par la Société des gens de Lettres et la Maison des écrivains, et qui se
déroule à Paris. Le propos de Jurt se situe entre l’objectivation ethnogra-
phique et sociologique (analyse des comportements et des paroles obser-
vés, mais aussi des positions des uns et des autres dans le champ intellec-
tuel, de certaines relations d’interdépendance qui les lient…) et la critique
sociale. De toute évidence, le lecteur de Liber8 est prédisposé à lire ce 8. Qui était alors un
supplément au
texte comme une critique de l’entre-soi littéraire et philosophique parisien- numéro 103 de la revue
mondain. C’est cette critique qui guide la description de l’auteur et donne Actes de la recherche
sa saveur au texte. en sciences sociales.
Il relève tout d’abord tous les signes de la mondanité du lieu ou des par-
ticipants : « Lorsque je me présente au somptueux Hôtel de Massa, où doit
se tenir le colloque9… » ; « Philippe Sollers, au sourire malicieux, maniant 9. Dans toutes les
citations de l’article,
avec élégance son fume-cigarette, s’accorde parfaitement, tel un petit mar- les soulignements
quis, avec le cadre délicat de l’Hôtel de Massa » ; « J’ai failli oublier de dire sont de moi.
que le colloque parisien auquel j’avais eu l’honneur d’assister a été suivi
d’un cocktail exquis dont on ne savait pas s’il fallait le classer sous la

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rubrique du plaisir ou sous celle de la jouissance. Le cocktail “fut long,


délicat”. » Il insiste aussi, et ce dès le titre, sur le caractère « parisien » (équi-
valent ici de « mondain ») du colloque : « C’est un colloque bien parisien » ;
« L’Italien convié, Paolo Fabbri […] est presque parisien : il a été directeur
de programme au Collège international de philosophie » ; « En guise d’in-
troduction, on évoque un colloque parisien antérieur. » L’aurait-il fait à
propos de collègues dont il se sent intellectuellement plus proche et qui
vivent et travaillent à Paris ? Rien n’est moins sûr. L’objectivation du carac-
tère « parisien » de la rencontre est, en ce sens, ambigu : il fonctionne
davantage comme critique sociale émise à l’encontre d’adversaires intel-
lectuels (« ils sont très parisiens » signifiant « ils sont très prétentieux » ou
« ils font partie d’un tout petit monde ») que comme une véritable objecti-
vation sociologique, qui permettrait par ailleurs de qualifier nombre de
colloques, séminaires, journées d’études scientifiques à propos desquels
l’auteur ne trouverait sans doute rien à « redire ».
De même, ce qui est tout à la fois objectivé et dénoncé, c’est le réseau
serré des relations d’interdépendance que mani-
Collusions, connivences, feste un tel colloque : « Tout un réseau de liens
les unit les uns aux autres. » Collusions, conni-
complicités, affinités vences, complicités, affinités électives, voilà ce
qui, au fond, est visé par le texte. N’ayant pas
électives, voilà ce qui, au d’invitation pour le colloque, Joseph Jurt
fond, est visé par le texte. observe la réticence des hôtesses d’accueil et
commente : « On aime apparemment avoir une
certaine résonance publique tout en restant
entre soi : j’ai compris qu’il fallait être convié. » Citant les noms des diffé-
rents participants et organisateurs (Christine Buci-Glucksmann, Michel
Deguy, Dominique Desanti, Paolo Fabbri, Alain Finkielkraut, Viviane
Forrester, Jean-François Lyotard, Henri Meschonnic, Emmanuel Moses,
Dominique Noguez, Jacqueline Risset, Danièle Sallenave, Philippe Sollers),
il met en évidence leurs liens souterrains non affichés (et non immédiate-
ment visibles) qui se trament, diversement, à travers la Maison des écri-
vains, le Collège international de philosophie, l’Université de Paris VIII, les
revues Les Temps modernes et L’Infini, la collection Le Messager
(Gallimard) ou encore Le Monde des livres. Il souligne aussi la connivence
perceptible entre les intervenants : « Suit une longue discussion à partir de
Barthes sur les différentes nuances entre “plaisir” et “jouissance” qui fait
voir la grande familiarité des participants : “Je suis d’accord avec Jean-
François”, estime l’un, mais “Christine n’a pas tort non plus”, remarque une
autre. “Narcissisme de groupe”, disait quelque part Jean Starobinski, par-
10. Et je précise, pour lant de l’universalisation du plaisir et du plaire, à propos, bien sûr, des
qu’il n’y ait pas salons du Grand Siècle, non de celui de l’Hôtel de Massa. »
d’ambiguïté sur le sens
de ma démarche, que Que peut penser le lecteur d’un tel texte ? S’il n’aime pas – comme c’est
c’est mon cas et que fort probablement le cas de la grande majorité des lecteurs des Actes de la
j’ai pris beaucoup de recherche en sciences sociales, revue dans laquelle on trouvait inséré ce
plaisir à lire ce texte
la première fois supplément10 – les mondanités, les intellectuels médiatiques, les post-
que je l’ai lu. modernes ou les propos ampoulés, il en retirera une satisfaction intellec-

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Objectivation sociologique, critique sociale et disqualification

tuelle et pourra même louer les vertus critiques de l’objectivation sociolo-


gique. Mais, comme je l’ai rappelé en m’appuyant sur une remarque de
Pierre Bourdieu, l’objectivation n’est pas une arme critique dont on doit
principalement se servir contre ses adversaires ou ses ennemis. Et l’on
pourrait dire ainsi qu’objectivation bien ordonnée commence toujours par
soi-même, car elle doit s’appliquer d’abord à soi afin de contrôler les effets
de sa propre position dans le rapport que l’on entretient à l’objet. Or, si par
un exercice semblable, on soumet l’arroseur au même traitement, le résul-
tat se révèle tout aussi parlant (et l’arroseur bien arrosé).
En effet, Joseph Jurt publie cet article dans la revue Liber dirigée par
Pierre Bourdieu. Il a, par ailleurs, publié à plusieurs reprises dans la revue
Actes de la recherche en sciences sociales dirigée par le même Pierre
Bourdieu et est associé au Centre de sociologie européenne dont le direc-
teur est, à l’époque, Pierre Bourdieu. Or, on sait les détestations que le
sociologue a pour plusieurs des intellectuels cités dans l’article (et notam-
ment pour Alain Finkielkraut, Danièle Sallenave ou Philippe Sollers) et l’on
ne peut pas davantage lui prêter un goût particulier pour la philosophie
postmoderne de Jean-François Lyotard.
Par ailleurs, Joseph Jurt exprime son étonnement quant à la complète
méconnaissance d’un livre qui lui paraît important si l’on veut traiter la
question abordée lors du colloque : « J’évoque devant l’un des organisa-
teurs le nom de l’auteur d’une monographie historique récente, Naissance
de l’écrivain. Inconnu au bataillon ! Il est vrai, cet historien ne collabore ni
au Messager européen, ni à L’Infini et il n’enseigne pas au Collège inter-
national de philosophie. » Or, il veut parler (sans le nommer) d’Alain Viala
qui a publié Naissance de l’écrivain aux Éditions de Minuit, dans la col-
lection « Le sens commun » dirigée par… Pierre Bourdieu.
Il écrit aussi : « La personne de Michel Deguy paraît constituer une sorte
de noyau. C’est logique. Il est président de la “Maison des écrivains”, mais
il préside également le Collège international de philosophie, il enseigne à
l’université de Paris VIII, et il est membre du comité de rédaction de la
revue Les Temps modernes. » Mais, là encore, on pourrait en dire de même
à propos de Pierre Bourdieu. On écrirait alors : « La personne de Pierre
Bourdieu paraît constituer une sorte de noyau. C’est logique. Il est direc-
teur de la revue Actes de la recherche en sciences sociales (qui a déjà publié
des articles critiques sur Philippe Sollers, notamment sous la plume d’un
membre du Centre de sociologie européenne11) et de la revue Liber. Il 11. L. PINTO, « Tel Quel.
Au sujet des
dirige un Centre de recherche auquel est associé Joseph Jurt, qui écrit par
intellectuels de
ailleurs dans les revues déjà citées. Il dirige une collection aux Éditions de parodie », Actes de la
Minuit, qui a accueilli Naissance de l’écrivain, cité par Joseph Jurt. Etc., recherche en sciences
sociales, n° 1991/89,
etc. » Et si l’on poursuivait l’investigation sur le terrain de la revue Actes de
pp. 66-77.
la recherche en sciences sociales, on pourrait mettre en exergue, comme le
fait Jurt, le « narcissisme de groupe » qui s’objective dans les citations et
notes de bas de page : des références récurrentes aux articles et ouvrages
de Pierre Bourdieu, de fréquentes citations mutuelles d’un petit groupe de
sociologues (en grande partie parisiens) qui se concentrent pour l’essen-
tiel dans le Centre de sociologie européenne, and so on and so forth. Mais

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D O S S I E R : A P R È S B O U R D I E U , L E T R AVA I L D E L A C R I T I Q U E

Est-ce que mettre au jour que prouverait-on alors en dehors du fait


que Pierre Bourdieu était, comme
les liens institutionnels entre Durkheim en son temps, un personnage
clef de la vie des sciences sociales fran-
des individus, éclairer leurs çaises de la seconde moitié du XXe siècle,
intérêts et leurs stratégies qu’il dirigeait ou animait une série d’entre-
prises scientifiques et éditoriales et que son
ou dévoiler l’entre-soi et œuvre faisait, en effet, largement référence ?
Quand on éprouve, comme c’est mon cas,
les connivences disqualifie infiniment plus de sympathie pour l’œuvre
nécessairement ces de Pierre Bourdieu que pour celles des per-
sonnes présentes à ce colloque, on aimerait
individus ? ne pas voir disqualifiée cette œuvre avec
des procédés identiques à ceux employés
pour critiquer ses adversaires (comme j’ai commencé à en montrer la pos-
sibilité). Il me semble qu’il faudrait donc, en matière de critique, aller plus
directement au cœur des choses, ce qui signifie : 1) dire que le problème
fondamental réside dans le fait que l’on est en profond désaccord avec les
idées sur la littérature et les conceptions du travail intellectuel et du monde
social que développent les participants au colloque et 2) contre-argumen-
ter systématiquement en déployant le plus explicitement possible ses
propres conceptions. Ce qu’il ne faudrait en revanche pas laisser penser,
c’est que le différend pourrait être lié au fait que les intervenants sont pari-
siens, qu’ils se connaissent tous et se citent mutuellement en utilisant leurs
prénoms, qu’ils participent par ailleurs à des entreprises (éditoriales, uni-
versitaires) communes ou qu’ils organisent des cocktails (« exquis » ou non).
Est-ce que mettre au jour les liens institutionnels entre des individus,
éclairer leurs intérêts et leurs stratégies ou dévoiler l’entre-soi et les conni-
vences disqualifie nécessairement ces individus, leurs activités et leur
vision du monde ? Il me paraît évident que non, dans la mesure où ce type
de vérité peut s’établir indépendamment de la nature des activités, des
visions du monde et des individus en question. Et il serait tout à fait irréa-
liste de penser que la vie intellectuelle ou scientifique – quels que soient
la qualité et le degré de vertu des acteurs qui y participent – pourrait s’or-
ganiser autrement qu’avec des solidarités, des affinités/complicités théo-
riques, des préférences intellectuelles, des collaborations qui amènent à
citer positivement davantage ceux que l’on préfère que ceux que l’on
déteste (ce qui me paraît à peu près aller de soi), etc. Et c’est pourtant sur
cette confusion de l’objectivation (partielle) et de la dénonciation (disqua-
lification) que repose une grande partie des effets d’un texte comme celui
que nous venons d’évoquer, comme de bien d’autres du même genre. Plus
la sociologie se fonde sur un combat (quelle que soit sa justesse) politique
12. B. LAHIRE, « Utilité :
entre sociologie et social, plus elle prend le risque de glisser de l’objectivation à la dénon-
expérimentale et ciation (ou à l’insulte déguisée, euphémisée) ou, pire encore, de faire
sociologie sociale », passer une disqualification pour une objectivation scientifique12. Ni la
in B. LAHIRE (dir.),
À quoi sert la sociologie ?, sociologie, ni la critique sociale ou politique n’ont à gagner à de telles
La Découverte, 2002. confusions. ●

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