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LES EFFETS DES POLITIQUES URBAINES DU XIXE SIÈCLE SUR LES

JARDINS BUCARESTOIS COMME ESPACES DES HABITATIONS

Ioana Tudora

Association Pierre Belon | « Études Balkaniques »

2010/1 n° 17 | pages 41 à 62
ISSN 1260-2116
ISBN 9782910860158
DOI 10.3917/balka.017.0041
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Les effets des politiques urbaines du XIX e siècle sur


les jardins bucarestois comme espaces des habitations
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Ioana Tudora
Université des Sciences Agronomiques et Médicine Vétérinaire,
département Architecture du Paysage, Bucarest
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C ET ARTICLE se propose d’ étudier le rôle des cours et des jardins bucarestois


dans la création du paysage urbain de la deuxième moitié du XIX e siècle. Il
suivra le fil de leur évolution, guidé par les législations et les réglementations
urbaines modernes, et analysera leur structure, image et usage en tant
qu’espaces d’ habitation. Notre étude prend en compte les jardins des faubourgs
(mahalale) bucarestois, devenus désormais des quartiers centraux. À l’époque,
la mahala (du turc mahalle) représente la plus petite unité administrative et se
situe à l’ intersection entre l’espace privé de la famille et l’espace publique de
la communauté. Quant à la chronologie choisie, la période est marquée par
une série de transformations radicales de la structure urbaine opérées dans
un contexte d’ influences culturelles multiples, ayant aussi touché le mode
d’ habitation.
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1. Le rôle des jardins et leur présence dans le paysage urbain
avant le XIX e siècle

Ne possédant pas de fortifications (interdites par la Sublime Porte), Bucarest


n’a pas été contrainte à une densification dans un espace strictement délimité
comme dans le cas des villes occidentales. Cela favorise une extension libre et
permet le maintien des terres agricoles à l’ intérieur de l’ agglomération. Si dans
les villes occidentales, les vides disparaissent vers le milieu du Moyen Âge,
Bucarest se caractérise par une préservation de sa faible densité jusqu’à la fin
du XIXe siècle. Dans ce contexte, le jardin joue un rôle déterminant dans la
structuration de l’ espace urbain bucarestois à travers une double action en de-
venant un élément dominant du territoire et de la vie socio-économique1.
Par ses dimensions, configurations, végétations et utilisations, le jardin
bucarestois est un élément essentiel dans l’ architecture du paysage urbain.
Maintes descriptions faisant référence à la présence des cours et des jardins
1. « Bucarest est presque rond, avec une circonférence assez grande ; le nombre des habitants
qui, par contre ne dépasse pas les 50.000, ne correspond pas au lieu, parce que les maisons sont
rares et isolées les unes des autres, en forme d’ îles, chacune avec une cour, une cuisine, une étable
et, inhabituel, un jardin avec des arbres fruitiers, ce qui donne un aspect plaisant et joyeux »,
DEL CHIARO, cité dans PARUSI, Cronica Bucureştilor, Bucarest, 2007, p. 72.
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nous permettent de visualiser la ville au début du XIX e siècle. Ainsi Ion Ghica2
parle de Bucarest au XVIII e siècle et le décrit comme étant composé d’ espaces
vides occupés par des vergers, des vignes et des terrains vagues, clairsemés par
des huttes, des cabanes et des maisons en torchis séparées par des carrières de
sable et des marécages, au milieu desquelles se dressent les tas de fumier des
écuries des boïars. Il affirme aussi que Bucarest offre une impression de forêt
d’ arbres imposants et touffus parmi lesquels brillent les croix dorées d’ une
centaine de grandes et de petites églises. Vers le milieu du XIX e siècle François
Recordon3 découvre des bâtiments éparpillés dans un grand bois. Il est alors
surpris de savoir que c’est en fait Bucarest. Cette ville peut donc être comparée
plus à un jardin qu’à une ville habituelle de l’ Europe occidentale. Les plans, les
gravures ou les photographies illustrant la cité bucarestoise nous montrent,
jusque vers la fin du XIXe siècle, une ville dominée par de la végétation plutôt
que par des édifices. L’image emblématique de Bucarest jusqu’au XIX e siècle
correspond alors tout à fait à celle de capitale-forêt proposée par Dolores Toma4.
Les grandes superficies agricoles de Bucarest appartiennent pour l’ essentiel
à la haute aristocratie ou au clergé, le reste étant partagé entre ses habitants qui
gèrent les terres de manière individuelle ou en commun5. En 1886, Le Cler6
remarque cet espace urbain atypique où à l’exception de deux ou trois rues où
les maisons sont jointes, les habitations sont clairsemées, isolées et situées entre
la cour et le jardin. Le terrain perdu occupe neuf dixièmes de la superficie totale.
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Chaque famille, même les plus pauvres, possèdent une maison individuelle.
Selon la description de Le Cler : les maisons, même les plus petites, sont accom-
pagnées par la cour et le jardin.
Cette spécificité de l’habitat traditionnel que le Bucarest d’ avant le XIX e siècle
partage avec d’ autres villes balkaniques7, est l’ unité maison-jardin dans laquelle
la maison, qu’elle soit grande ou petite, se situe au milieu d’ un grand espace
couvert par un système de cours, jardins et bâtiments annexes (caves, granges,
espaces pour les animaux, débarras, etc.). La cour est formée d’ une succession
de jardins : le jardin fleuri côté rue ; bătătura (cour ouverte où s’élèvent la
maison et ses annexes) ; le potager ; le verger ; la cour des animaux ; le terrain
agricole, etc. La maison, perdue entre ces espaces végétaux, ne regarde presque

2. ION GHICA, Convorbiri Economice, repris dans FRÉDÉRIC DAMÉ, Bucureștiul în 1906,
Bucarest, 2007.
3. FRANÇOIS RECORDON, Lettres sur la Valachie, Lecointe et Durey, Paris, 1821.
4. Despre grădini şi modurile lor de folosire, Polirom, Iaşi, 2001, p. 36.
5. Sur ce sujet: G. POTRA, Documente privitoare la istoria oraşului Bucureşti (1634-1800), éd.
Academiei R.S.R., Bucarest, 1982 ; G.I. IONESCU GION, Istoria Bucurescilor, p. 319-320, F. DAMÉ,
Bucureştiul în 1906, p. 36, etc.
6. G. LE CLER, La Moldo-Valachie, Dentu, Paris, 1866.
7. A. YÉROLIMPOS, Urban transformations in the Balkans (1820-1920). Aspects of Balkan Town
Planning and the Remaking of Thessaloniki, University Studio Press, Thessalonique, 1996.
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jamais la rue. Les familles plus aisées peuvent aussi avoir d’ autres terrains
agricoles éparpillés dans la ville, loin de leur propre demeure.
À la fin du XIX e siècle la superficie occupée par des maisons est de 423
hectares, celle des places publiques et des rues de 251 hectares, les vergers et
les cultures maraîchères couvrent quant à eux 717 hectares8. Les terrains consi-
dérés comme agricoles occupent donc plus de la moitié de la superficie totale
de la ville. Cette mesure est calculée en incluant aussi les cours et les jardins, ce
qui nous donne une immense étendue végétale.
À côté de ces vastes terres agricoles, cet océan végétal compte aussi des aires
naturelles (des étendues de forêts, de marais…) et des jardins fleuris. Bien que
plusieurs statistiques nous donnent des superficies de ces catégories d’ utilisation
du sol, la reconstitution d’ une typologie des espaces végétaux de la cité est
impossible car les différentes utilisations se superposent et s’imbriquent dans
une mosaïque qui défie tout essai de classification. Il faut noter que le verger
rentre aussi dans la catégorie jardin fleuri, la vigne se dresse parmi les parterres
de fleurs, les arbres des anciennes forêts ombragent les jardins et les marais se
faufilent parmi les vergers et les vignes…
Le grand périmètre de la ville et son extension peu contrôlable ont toujours
préoccupé les princes régnants, et plus tard les édiles. Le plus souvent les
tentatives de limitation de la croissance urbaine ont toujours échoué. La
modernisation de la ville est surtout liée au contrôle de cette expansion per-
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pétuelle, et de façon inhérente à sa densification.
Évidemment, les premières terres sacrifiées au processus de condensation
de l’agglomération ont été les terres arables, les vignes et les vergers. Par la suite ce
sont les grands jardins des maisons, vus par les défenseurs de la modernisation
urbaine comme inutiles et insalubres9 qui disparaissent. La transformation de
Bucarest en une capitale européenne moderne a provoqué la disparition
successive et rapide des grands espaces plantés. Comme le remarque Frédéric
Damé, la diminution en nombre et en surface des jardins a profondément
changé la vie quotidienne, la façon d’ habiter la ville et les habitudes des
Bucarestois. Si vers le milieu du XVIII e siècle tous les membres de la classe
moyenne possèdent des vignes autour de Bucarest où ils passent leurs
dimanches avec leurs amis ou la famille et restent parfois même pendant deux
semaines, vers 1906 tout cela vient à disparaître10.
La modernisation de Bucarest au fil du XX e siècle a radicalement modifié le

8. Enciclopedia română de Jannescu citée dans DOLORES TOMA, Despre grădini şi modurile
lor de folosire, Iaşi, 2001, p. 25.
9. « A transformé, autant qu’il était possible, la vieille mahala déchirée, écorchée, coudée,
parsemée par hasard dans la plaine sans limite, riche en arbres inutiles, dans la poussière d’ été,
dans la boue de printemps et automne, dans la neige sale d’ hiver », NICOLAE IORGA cité dans
ANDREI PIPPIDI, Bucureşti – Istorie şi urbanism, Bucarest, 2002 p. 19.
10. FRÉDÉRIC DAMÉ, Bucureştiul în 1906, Bucarest, 2007, p. 92.
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rôle de jardins, ils perdent alors leur importance dans la structuration de la


ville. La réduction sévère de leur superficie a aussi imposé une transformation
de leur nature et entraine d’ autres modes d’ utilisation. Le changement des
pratiques spécifiques des habitants dans le cadre de l’ utilisation des jardins est
induit simultanément par la diminution de leur superficie et par la
modernisation de la société bucarestoise. Ce double renouvellement de la ville
et de la société est réalisé grâce à deux outils : d’ une part les politiques urbaines ;
d’ une autre part le désir des habitants d’ adopter un nouveau modèle culturel
venu de l’Occident.

2. L’évolution des jardins : de la terre agricole au « jardin de plaisance »

Mais quelle est cette vie bucarestoise évoquée par Damé ? Quel rôle jouent les
jardins, les vignes et les vergers dans le quotidien des Bucarestois ? Il n’y a pas
suffisamment de documents pour nous aider à formuler une réponse précise à
cette question.
Il est très difficile d’ esquisser un cadre général pour encadrer la probléma-
tique. La distinction officielle entre les jardins publics et les jardins privés, bien
que claire du point de vue de la propriété, l’ est moins en ce qui concerne leur
usage. Ainsi, une bonne partie des jardins des boïars sont ouverts à toute la
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communauté bucarestoise. Quand Ulysse de Marsillac11 dénombre en 1877
jusqu’ à 60 jardins publics à Bucarest, il faut imaginer qu’un certain nombre sont
en fait des jardins privés ouverts au public car il n’ y a pas réellement de « jardins
publics » à cette époque. En réalité, la seule condition pour qu’un jardin soit
considéré comme « public » ne vient pas du fait qu’il soit une propriété privée
ou non, mais de sa dimension et, bien sûr, de la bienveillance du propriétaire.
De plus, ce qu’on appelle « jardin » à Bucarest ne correspond pas né-
cessairement à ce qu’on appelle « jardin » dans la culture occidentale. Encore
aujourd’ hui, le jardin bucarestois n’est pas seulement un lieu de promenade où
les habitants viennent pour voir et être vus, se déplaçant parmi les parterres
bien entretenus le long des alignements d’ arbres tondus selon les canons de
l’horticulture, mais plutôt un lieu où les Bucarestois, toute classe sociale confon-
due, se détendent sur des terrasses à bière, des balançoires ou dans des aires de
pique-nique… Selon Dolores Toma à Bucarest, surtout dans le XIX e siècle,
« le jardin a été vu plus comme un endroit pour faire la fête et moins un endroit
de la rêverie »12. Si la pensée occidentale renvoie le jardin à un exemple signi-
ficatif, à une démonstration de la capacité raisonnée de l’homme à contrôler,
dominer et « réparer » la nature, le jardin roumain est un coin de nature ou un

11. ULYSSE DE MARSILLAC, Guide du voyageur à Bucarest, Bucarest, 1877.


12. DOLORES TOMA, Despre grădini şi modurile lor de folosire, Iaşi, 2001, p. 37.
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espace végétal (verger, vigne, jardin fleuri avec des arbres) où tout est immer-
sion, et non, contemplation. Le principe du jardin de Bucarest est celui d’ une
imprégnation pleine de gaieté de la nature et non l’ art du contrôle et du
raffinement exercé sur ce que la raison a considéré comme désordre et manque
d’ équilibre esthétique.
Si Andrei Pleşu voit le jardin comme une nature-salon13 je le paraphraserai
en définissant la ville toute entière comme une nature-maison car au-delà de
leur caractère de salons, avec la première brise du printemps, tous les jardins et
toutes les rues deviennent des chambres à coucher, des salles de bain, des
cuisines, des ateliers, des salons de coiffure…
Cette imbrication fonctionnelle de l’ espace public avec l’ espace privé reste
encore au début du XXe siècle spécifique aux vieux quartiers bucarestois et aux
mahalale périphériques14. Un exemple pittoresque nous est offert par Paul Emil
Miclescu qui décrit la mahala Mandritului (dans le vieux Bucarest) où au
printemps :
« ils sortaient dans les ruelles tout ce qu’ils avaient dans leurs maisons pour
dépoussiérer et toujours dans les ruelles ils baignaient leurs enfants à la veille
des fêtes. Je me rappelle encore de la femme du tenant du bistrot du coin qui
sortait dans la rue pour se laver les cheveux, restant penchée, avec ses mains sur
les genoux, avec les cheveux collés sur ses joues, mi nue, avec des nichons de
chèvre qui penchaient vers le pavé, attendant que son mari lui verse de l’ eau
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pour enlever l’écume »15.

Dans cette « ville d’ été », les jardins et les autres territoires végétaux
deviennent le cœur de la cité. La bourgeoisie se promène sur la Chaussée de
Kiseleff ou dans le jardin Cişmigiu. Le peuple choisit quant à lui le carrousel de
Dealul Spirii ou bien va boire un verre dans le jardin de Ghica à Colentina. Tout
le monde, du riche au pauvre, passe l’été dans la cour ou dans le jardin de la
maison. Les femmes emménagent dans la cuisine d’ été, les hommes prennent
place sous la voûte de vigne et les enfants cherchent abri dans les coins ombra-
gés de la cour…16.
La disparition des jardins à fonction utilitaire sous le rouleau compresseur
de la modernisation de la capitale n’est pas provoquée par le seul traçage de
nouvelles rues et par la densification. Même les jardins non touchés par les
démolitions ou constructions changent radicalement de caractère pour se
transformer en jardins « décoratifs ». Ainsi, en comparant les plans de 1852

13. ANDREI PLEŞU, Pitoresc şi melancolie, Bucarest, 1992, p. 115.


14. RADU FLORINEL dans PIETER VERSTEEGH, Méandres. Penser le paysage urbain, Genève, 2005,
p. 97.
15. PAUL EMIL MICLESCU, Din Bucureştii trăsurilor cu cai, Bucarest, 2007, p. 51.
16. De nombreuses descriptions de la vie domestique dans les jardins existent dans la litté-
rature. Parmi elles se trouvent celles de P. E. MICLESCU, D. TOMA, F. DAMÉ.
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(dressé par Rudolf Von Boroczyn) et ceux de 1911, on se rend vite compte de
l’ apparition dans les mahala de jardins réalisés selon la science horticole,
conformes aux modèles italien, français, allemand ou anglais.

Fig. 1. Centre-ville de Bucarest,


édition officielle de 1911 avec les
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nouveaux jardins modernes en
gris foncé (y compris le plan ori-
ginal de Cişmigiu) et les jardins
traditionnels en gris clair.

Pour le centre de Bucarest, la plupart de ces jardins sont apparus à la fin du


XIX e siècle, notamment le long du nouveau Boulevard Colţei ou de la rue Calea
Victoriei, axe central de la ville. L’apparition des nouveaux jardins est déter-
minée aussi par les modèles imposés à travers l’ aménagement des jardins
publics. Ainsi, Kiseleff et Cişmigiu sont aménagés après 1843 par le paysagiste
autrichien Carl Friedrich Wilhelm Meyer accompagné par son jardinier, Frantz
Harrer17. Si pour le premier jardin, dont l’ aménagement a été initié par le prince
Mavrogheni, Meyer porte toute son attention sur le paysage, pour le jardin de
Cişmigiu, suite au choc ressenti face à la pratique des jardins publics par les
Bucarestois, il essaye une adaptation du modèle occidental qui tient compte
des exigences de la société roumaine et du goût local pour les plantes18.

17. RICĂ MARCUS, Parcuri şi grădini în Romînia, Bucarest, 1958, p. 54.


18. RICĂ MARcus considère que l’œuvre de Meyer « portait l’empreinte des possibilités ma-
térielles relativement réduites du pays et reflétait les idées romantiques de l’époque. La végétation
était composée notamment par des espèces indigènes, se développant librement, peu de fleurs et
beaucoup de poussière », RICĂ MARCUS, p. 166. En fait il ne s’agissait pas de limites matérielles
mais comme l’ indique clairement le journal du paysagiste, d’ une vraie option.
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Ultérieurement, le paysagiste Rebhuhn va modifier radicalement le projet de


Meyer, remplaçant malgré les protestations des habitants et des édiles, les
anciens alignements de peupliers avec des parterres selon le modèle français. Les
fleurs autochtones disparaissent petit à petit et les platanes font leur apparition.
L’évolution des jardins réalisés par Mayer sous la baguette de Rebhuhn
illustre d’ une certaine manière « le conflit » entre le jardin traditionnel et celui
d’ inspiration occidentale.
Notons que l’on remarque ici que l’historiographie des parcs et des jardins
roumains étudie uniquement les jardins géométriques, romantiques ou mixtes
réalisés selon les règles de l’esthétique occidentale et de l’horticulture scientifique.
Cette vision renvoie aussi à l’évolution de la pensée et du discours de l’historien
roumain Nicolae Iorga. En 1904 il décrit un Bucarest sale19 qui nécessite des
interventions massives pour moderniser les mahala, trente ans plus tard, peut-être
suite aux premiers effets de cette modernité tellement attendue et désirée mais
qui a massivement altéré l’ ancien tissu urbain, Nicolae Iorga déplore les inter-
ventions agressives et étrangères à l’ esprit de Bucarest, en remarquant la dispa-
rition d’ une certaine manière d’ habiter en harmonie avec les lieux20.
Dans les jardins traditionnels, le choix de la végétation est lié au caractère
utilitaire de celle-ci (arbres fruitiers, plantes aromatiques, épices, légumes) ou
à sa caractéristique esthétique (les jardins fleuris situés devant les maisons). On
ne peut pas affirmer la généralisation d’ une séparation nette des deux caractères
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de la végétation (utilité et beauté) car le plus souvent, dans un même jardin, il
y a enchevêtrement, juxtaposition ou superposition entre les plantes de diffé-
rentes fonctionnalités. Même dans le registre sémantique, on peut remarquer
l’ absence de différenciation entre le jardin et le potager, comme c’est le cas dans
la langue française. Jusqu’au XIXe siècle, l’ idée de « plante ornementale » est
étrangère au jardin bucarestois.
Mais quelles sont les espèces dominantes ? Tout comme pour les plantes
utilitaires, les fleurs sont les mêmes que celles des jardins de campagne : fleurs

19. « …La rue Romană, dont la beauté décroît au fur et à mesure qu’on la longe, aboutit sur une
ligne de mahalale qui ont résisté avec entêtement dans la partie opposée à la gare civilisatrice : la
mahala Teilor et la mahala Icoanei qui, débutant avec des murs tout neufs, finissent dans des
maisonnettes vieillies avec des clôtures pourries, avec l’auvent tombé sur les petits yeux des fenêtres,
avec des hommes en pantoufles et des femmes avec les cheveux couverts et avec des meutes de chiens
enragés qui défendent des voyous… », NICOLAE IORGA, Bucureşti, dans ANDREI PIPPIDI, p. 22).
20. « Nous vivons dans une ville que nous ne comprenons pas et c’est pour cela que nous ne
savons pas la soigner, et nous la redressons souvent sur des lignes de développement qui auraient
dû rester inconnues pour toujours, lui gâchant ainsi par nos ajouts et changements d’ aujourd’ hui
ce caractère qui en dépit de nombreuses manques et négligences, la rendait auparavant sympa-
thique à ceux qui nous visitaient. Notre erreur en ce qui concerne les mesures que nous prenons
tellement vite de nos jours, détruisant une des grandes qualités de ce peuple, qui a un sens
instinctif pour ce qui s’accorde, se doit et s’approprie », NICOLAE IORGA, Istoria Bucureştilor, 2e édition,
Vremea, 2007, p. 5.
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rudérales, perce-neige, lys, narcisses, belles du jour, géranium, hélianthe, hé-


mérocalle, œillet d’ Inde mais aussi camomille, pissenlit, chélidoine (considérées
des mauvaises herbes selon les règles de l’horticulture). Par contre, y sont tota-
lement étrangères le gazon, les haies bien taillées et les lignes bien tassées de
jardins occidentaux.
La mode occidentale apporte la géométrie savante des jardins français ou
italiens, les courbes romantiques du parc anglais et, dans une moindre mesure,
la végétation. En effet, les plantes n’ont été que partiellement remplacées par
celles à la mode dans les jardins occidentaux, car contrairement à la géométrie,
elles sont très sensibles au climat local. C’ est ainsi que dans les jardins et les
squares réalisés par des jardiniers italiens, la silhouette longiligne des cyprès
est remplacée par celle élancée des peupliers pyramidaux italiens (et non ceux
de la région), tandis que l’ allure des oliviers est suggérée timidement par des
saules ou des noisetiers.
Les alignements plantés le long des boulevards obéissent aux mêmes règles
que les espèces appartenant à l’ arboriculture ornementale qui deviennent
dominantes. Ainsi à la fin du XIX e siècle
« sur le Boulevard Carol Ier, il y a en grand partie des châtaigniers, sur le
Boulevard Neatârnării des peupliers, sur le Boulevard Colţei des tilleuls, sur le
Boulevard Academiei [Regina Elisabeta et Mihail Kogălniceanu] des sycomores
et des ormes »21.
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On ne trouve aucune référence aux arbres classiques des jardins de Bucarest
tels que les acacias, les noyers, les chênes, les mûriers, les griottiers… L’ordre et
l’ uniformité sont la principale préoccupation : les alignements doivent être com-
posés d’ une seule espèce d’ arbres à l’opposé des petites ruelles des mahala où
les habitants plantent devant leurs maisons ce que bon leur semble.
Une multitude de plantes s’imposent de plus en plus dans les jardins
roumains de l’époque, fait révélé par les traités d’ horticulture et de floriculture
mais aussi par l’offre des boutiques spécialisées, le tout adapté au goût du mo-
ment22. Par exemple, tous les types de roses sont très à la mode23. Constantin
Negruzzi parle notamment des prix à couper le souffle que l’on doit payer pour
les tulipes des Pays Bas24. Les plus importantes pépinières sont la propriété
d’ horticulteurs étrangers comme les frères Leyvraz, Schneider, Rudolf, Wastelli,
Frantz, qui essayèrent d’ imposer leurs goûts. Ainsi, le jardinier Laurent
21. BOGDAN ANDREI FEZI, Bucarest et l’ influence française entre modèle et archétype urbain.
1831-1921, Paris, 2005, p. 343.
22. DOLORES TOMA, op. cit. p. 105-115.
23. Le jardinier-rosiériste Joseph Frantz décrivait 200 variétés de roses, voir DOLORES TOMA, p. 107.
24. « À Harlem, en Hollande, un bulbe de tulipe a été vendu pour le fabuleux prix de dis
milles livres ! Bulbe qu’on peut acheter aujourd’ hui avec quelques centimes. Sic transit gloria...
tulipae ! », CONSTANTIN NEGRUZZI, « Flora Română » dans Convorbiri literare, no. 7/1 juin 1867 et
no. 8/15 juin 1867, Bucarest, 1867.
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LES JARDINS BUCARESTOIS COMME ESPACES DES HABITATIONS 51

« tente de convaincre le public de ne plus utiliser pour les “plantations”, et pour


les “jardins de luxe”, d’ arbres communs, mais plutôt des platanes, tant pour leur
robustesse que pour leur “formes” »25.

Toutefois, on peut remarquer une sorte de résistance face à la mode


occidentale et une adaptation de l’offre horticole à la demande du marché
bucarestois. Ainsi cette fois-ci, les pépinières offrent diverses variétés d’ arbres
fruitiers pour leurs qualités ornementales, et non pour les gustatives. Ion
Simionescu, l’ auteur des Excursii prin Cişmigiu,
« admire les ronds tracés mais se réjouit du fait que les horticulteurs n’ont pas
totalement imité “les plans dessinés dans les livres étrangers” et qu’ils ont utilisé
... “armoises, œillets d’ Inde, sceau de Salomon où d’ autres sortes de mauvaises
herbes”, en créant ainsi “un décor splendide et varié” »26.

Le poète Constantin Negruzzi publie en 1867 Flora română sous la forme


d’ un échange de lettres entre Onisim Cerneţel et Angelica Florineasa, noms
empruntés au règne végétal. Il fait une description des plantes autochtones dont
il souligne la beauté et recommande leur utilisation dans les jardins à la place
des plantes importées27.
Ce goût pour la nature autochtone et pour les plantes à caractère utilitaire
(mais pas seulement) ont poussé Rică Marcus à affirmer qu’en Moldavie et en
Valachie il n’a jamais existé de vrais jardins car
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« jusque tard dans le XVIII e siècle, – à de très rares exceptions –, les jardins ont
un évident caractère utilitaire. Ils occupent des superficies minimales et sont
d’ habitude aménagés dans les enceintes des monastères, à côté des édifices
religieux dans les villes ou autour des maisons de la classe aisée. Les exemples
connus durant cette période, dans les trois régions, n’ont jamais eu le caractère
public des jardins urbains qu’on connaît de nos jours »28.

Les différences entre le modèle du jardin occidental de type classique


français ou paysager anglais, et le modèle du jardin roumain (si on peut parler
de modèle dans le sens d’ une construction culturelle et intellectuelle
« consciente ») sont traduites à travers les réactions des nombreux voyageurs

25. DOLORES TOMA, op. cit. p.106.


26. ibidem, p. 45.
27. « Mon parterre est semé de chiendent agropyrum, d’ œillet des champs, lolium pérenne
et trèfle. L’œillet, tant nuisible dans le blé, fait le plus bel effet dans le gazon, qu’il semble un tapis
vert constellé d’anémones pulsatilla et de safran galanthus nivalis. Ici et là j’ai semé des fleurs, mais
seulement des fleurs roumaines. (…) Voila menthe, glaïeul, sauge, gratiole gratiola, marjolaine,
plantain asperula, romarin, thym, mélisse metlittis, bois joli daphné, angélique et benoîte dryas.
Toutes dans une botte de fleurs de robinier, de prunier et de lilas. N’est ce pas que ma collection
est belle et que j’ai de mots pour aimer la flore roumaine ? », CONSTANTIN NEGRUZZI, op.cit.
28. RICĂ MARCUS, op. cit. p. 9.
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52 IOANA TUDORA

étrangers devant les jardins bucarestois. Wilkinson décrit notamment en 1831


le jardin du boïar Văcărescu comme « une sorte de parc », qui même s’il possède
« tous les embellissements possibles », n’arrive pas à la hauteur d’ un vrai parc29.
Ces opinions ne sont pas nécessairement dues aux « carences » des jardins
bucarestois mais plutôt à une certaine grille de lecture du paysage calée sur le
modèle culturel du pays d’ origine des voyageurs. Les mêmes jardins laissent
une très agréable impression à une longue série de voyageurs, parmi lesquels
Lassale30, Paul d’ Alep ou Evlia Celebi31.
Mais tout cet univers de jardins va disparaître sous le bulldozer de la
modernité. Les terroirs agricoles et les grands jardins du cœur de la ville vont
être les premiers sacrifiés comme le montre Ion Ghica dans ses Convorbiri
Economice32.

3. Les réglementations modernes (1831-1939) et les jardins bucarestois

La volonté de moderniser la ville se reflète dans une longue série de lois et de


réglementations urbaines censées transformer la structure urbaine. Une première
loi vise l’établissement de limites pour le périmètre urbain et l’ installation de
barrières par Alexandru Ipsilanti (1774-1782). Il s’agit de prémices législatives.
C’ est la première fois qu’une mesure est intégrée dans un système de règles
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concernant l’ administration de la cité. À l’ instar des autres tentatives, l’ initiative
d’ Ipsilanti n’a pas eu un grand succès33.
Le Règlement pour l’état de la santé et pour la surveillance de la politique de
Bucarest 34, précédant de quelques jours le Règlement organique (1831), reprend

29. WILKINSON, Voyage dans la Valachie et la Moldavie, Boucher, Paris, 1831, p. 126.
30. « Tous sont impressionnés par le contraste frappant entre les bâtiments, costumes et for-
tunes, la richesse et la variété de la marchandise, l’abondance et la beauté des jardins, la vie
trépidante des entreprises et des fêtes. Particulièrement Lassalle est fortement impressionné par
notre ville (…). Il aime les splendides jardins de boyards et les jardins publics concernant lesquels
il ne connaît aucune ville, hormis Paris, qui pourrait se comparer. Le Cişmigiu dépasse beaucoup
tout ce que l’Allemagne peut montrer », CONSTANTIN C. GIURESCU, Istoria Bucureştilor din cele
mai vechi timpuri pînă in zilele noastre, Bucarest, 1966, p. 144.
31. Dans Călători străini în țările Române, vol. VI, p. 230, 719, 731.
32. « Le verger avec les mûriers se sont ornés avec une multitude de noms des plus étranges.
La rue Sébastopol, la rue de l’Occident, l’ impasse de l’Émigrant, de surnoms gratuits dont aucun
ne raconte même pas qu’il y a eu une véritable forêt qui produisait des milliers de litres de soi »,
ION GHICA, Convorbiri Economice dans Scrieri…, Bucarest, 1914, p. 14.
33. « La ville croît sans cesse en surface et en population. Alors que sous Al. Ipsilanti on
constate 67 mahalales, le recensement de 1798 en montre 93, donc 26 de plus. Même si on admet
que, entre temps, quelques-unes des vieilles mahalale se sont scindé (…) il est sûr qu’il s’est
constitué aussi de nouvelles mahalales ; la preuve étant les églises bâties dans ce délai », CONSTANTIN
GIURESCU, op. cit. p. 106.
34. Regulamentul pentru starea sănătăţii şi paza bunei orînduieli în politia Bucureştilor a été
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LES JARDINS BUCARESTOIS COMME ESPACES DES HABITATIONS 53

le problème de la limitation de la croissance de Bucarest, toujours sans succès.


Parmi ses prescriptions on peut dénombrer des travaux d’ embellissement : des
espaces publics, des alignements de rues, le drainage des étangs et l’assainissement
des marécages, le traçage de nouvelles rues et l’ alignement des maisons par
rapport à la rue. Ces idées ont un impact important sur les cours et jardins des
Bucarestois, mais aussi sur les maidane. Les cours fleuries devant les maisons
disparaissent en partie avec l’ alignement des maisons. Les maidane et les jardins
sont coupés ou limités par des rues nouvelles passant derrière les propriétés35.
L’analyse des intentions de l’ administration reflète le désir de densification de
la ville, vue comme principal moteur de la modernisation urbaine.
Une loi essentielle pour la densification est Le Règlement pour l’ouverture de
nouvelles rues dans la capitale de 185636 qui donne la possibilité de réaliser de
nouvelles voies privées, et qui prévoit la construction de trottoirs, la mise en
place de l’éclairage public et du système assurant l’hygiène urbaine. La promul-
gation du règlement est accompagnée par l’ arrivée d’ un nouvel instrument de
travail, essentiel pour la planification urbaine : le premier plan topographique
et cadastral de la ville réalisé par le Baron Rudolf Von Boroczyn. Le plan dont
la réalisation a débuté en 1846, est publié en 1852 avec toutes les mises à jour
disponibles et rendues nécessaire par le grand incendie de 1847. On peut affirmer
que ce dernier règlement détermine une série de transformations radicales du
tissu urbain, permettant le relotissement des grandes surfaces, leur passage de
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statut « agricole » à celui « d’ urbain » (l’ utilisation des terres pour l’ agriculture
a été déclarée anti urbaine). C’ est ainsi qu’une grande partie des jardins est
transformée dans les petits quartiers.

approuvé le 14 avril 1831 et intégré ultérieurement dans le Règlement organique en tant


qu’annexe. Dans son préambule est énoncé son but : l’embellissement, la salubrité et la régulari-
sation de la ville, NICOLAE LASCU, Legislaţie şi dezvoltare urbană. Bucureşti 1831-1952, p. 40.
35. « Parmi les autres projets qui naissent du désir d’ embellissement de la ville de Bucarest
et de sa ressemblance avec d’ autres ville de l’ Europe, il y en a un dont l’ aboutissement ne semble
pas impossible. Il est connu que dans les mahalales on ne trouve pas seulement que des maisons
mais aussi beaucoup d’ espace perdu, des grandes cours ou des jardins sans aucune utilité et beaucoup
d’ espaces libres sans aucune utilisation, où tout le monde jette ses ordures : il serait possible, en
levant le plan de la ville, d’ ouvrir dans les mahalale des routes larges et alignées, sans détours,
seulement là où se trouve une construction remarquable, alors que pour les petites maisons et
les cours comme celles qu’on a dit plus haut, facilement on considère qu’on pourrait convaincre
les propriétaires de les vendre à un moindre prix à la ville », Le Règlement pour l’état de la santé
et pour la surveillance de la politique de Bucarest.
36. Regulamentul pentru deschiderea din nou de uliţe în capitală a été publié en 13 septembre
1856 pour répondre à la densification de la ville par les nouveaux lotissements. Les rues plus
longues de 100 mètres devraient avoir une largeur de 12 mètres en conformité avec le Règlement
organique, NICOLAE LASCU, op. cit. p. 53.
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54 IOANA TUDORA

Fig. 2. Plans du jardin de la famille Greceanu en 1847, 1911 et 1980.

L’étude des recensements de 1831, 1838 et 1860 démontre les effets de ces
lois, surtout pendant cette période où les limites de la ville restent relativement
immobiles. Ainsi, en 1831 la ville a « 80 mahalales, avec 9.342 maisons pour
53.888 personnes » ; en 1838 on retrouve 81 mahalales, avec 10.601 maisons
pour 63.644 habitants. Durant ces années, la ville évolue peu. Elle se dévelop-
pera spectaculairement plus tard, ainsi que le montre le recensement de 1860.
La nouvelle capitale des Principautés (1859) compte alors :
« 16.263 maisons en dur, 2.184 en bois et 4.992 bâtiments mixtes pour une po-
pulation de 121.734 habitants dont environ 9.000 sont des Tsiganes. Notons que
67.482 sont encore des agriculteurs ou travaillent dans des professions libérales,
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30.399 sont des artisans, 769 des fabricants et 23.089 des commerçants (dans ces
catégories sont inclus aussi les 13.940 servants) »37.

Cette dynamique est aussi accompagnée par une modification radicale des
techniques de construction et de la façon d’ habiter, fait révélé par le grand
nombre, – quasiment toutes les nouvelles habitations –, de constructions en
dur (briques, pierre), conformément à la loi38. Constantin Giurescu39, pour
illustrer le renouvellement et l’ embellissement de la ville, cite quelques voya-
geurs tels que l’ abbé Domenico Zanelli qui visite Bucarest en 1841. Il trouve
que certains quartiers sont élégants, les rues bien pavées avec de grandes
maisons, et des boutiques exposant des marchandises sur de très beaux étalages.
Il affirme alors que la ville devient de plus en plus belle et que d’ ici quelques
années, elle deviendra une des plus importantes agglomérations de l’Orient.
Le voyageur français H. Desprez écrit en 1847 qu’à Bucarest, on se sent pris

37. OLTEANU, Bucureşti în date şi întâmplări, Bucarest, 2002, p. 180-181.


38. « Un fait qui doit être mentionné : l’ accroissement des maisons en brique, – démontrant
l’ augmentation du niveau matériel des citadins –, par rapport aux maisons en bois et en terre,
qui prédominaient dans l’époque féodale. Le recensement de 1860 enregistre 16.236 maisons en
briques, 2.184 bâtiments en bois et 4.992 bâtiments en terre ; les premières dépassent donc deux
tiers du nombre total de bâtiments bucarestois », CONSTANTIN GIURESCU, op. cit. p. 144.
39. CONSTANTIN GIURESCU, op. cit. p. 130.
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LES JARDINS BUCARESTOIS COMME ESPACES DES HABITATIONS 55

dans l’ agitation d’ une grande ville possédant tous les signes d’ une civilisation
naissante… À côté des maisons éparpillées à la manière d’ un grand village, de
riches magasins et de somptueuses résidences particulières apparaissent chaque
jour. Au fil du temps, la capitale de la Valachie perd son caractère oriental et prend
l’ aspect des villes de l’Occident. Mais cette impression de « ville occidentale »
est valable seulement pour le centre, avec des rues pavées avec de la pierre, des
fontaines à l’eau filtrée, et des grandes maisons et magasins de luxe ; le reste de
la ville, les mahalale, ne diffèrent guère de leur aspect édilitaire d’ avant.
Les règlements et les lois promulguées et appliquées en 1831 et 1847 offrent
une certaine continuité et une stabilité de la politique urbaine et de la ville en
général. À l’opposé, la société bucarestoise subit d’ importantes mutations. La
bourgeoisie, les commerçants et les fonctionnaires jouent un rôle de plus en
plus conséquent. Bucarest devient à tour de rôle la capitale des Principautés
Unies (1859) puis du nouveau Royaume de Roumanie (1881). Toutefois, les in-
térêts politiques multiples ne semblent pas influer sur la cohérence et la conti-
nuité de la législation urbaine. L’effervescence sociale facilite l’ importation de
modes et d’ habitudes venues d’ ailleurs. Le social se combine avec l’économique
dans un cocktail propice à l’ essor urbain. La ville s’industrialise et se développe.
On peut alors dire que pour le contexte historique décrit, les premières inter-
ventions concertées dans le tissu d’ une ville pleine de poussière et de montagnes
de boue, en fonction des saisons, sont imposées par un projet politique visant
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une modernisation générale. Elles ont aussi l’ accord enthousiaste d’ une popu-
lation désireuse d’ entrer également dans la modernité.
Un autre moment important dans la modernisation de la ville est la sécula-
risation des avoirs des églises et des monastères datant du 13 décembre 1863.
Elle fait suite à une loi adoptée malgré les oppositions internationales (notam-
ment des Grecs qui contrôlent les avoirs provenant des Principautés)40.
La sécularisation a permis l’ acquisition de nombreux terrains bucarestois.
La ville moderne est alors bâtie en grande partie sur des anciens terrains vagues
des monastères.
« Entre 1866 et 1877 la population connaît une croissance de 15.302 personnes
(de 162.000 à 177.302 habitants), c’est-à-dire avec en moyenne 1.391 personnes
par an ; c’est très peu en comparaison des décennies suivantes. (…) Parallèlement
à l’ augmentation du nombre de Bucarestois, le nombre de maisons croît aussi.
Selon les statistiques, en 1878 il y a dans la capitale 31.037 maisons, les plus
nombreuse dans la couleur Noire41 : 5.681, vient ensuite la couleur Bleue, avec

40. La loi du gouvernement de Mihail Kogălniceanu pour la sécularisation des avoirs des
églises et monastères a touché notamment les monastères bâtis par les princes roumains et
appartenant au Mont Athos. Les protestations du métropolite Sofronie Miclescu de Moldavie
ont provoqué ensuite la chute du gouvernement.
41. La ville de Bucarest était divisée en plusieurs unités administratives, les secteurs, chacun
ayant une couleur (le centre rouge, puis le noir, jaune, bleu et vert autour).
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56 IOANA TUDORA

5.175, puis le Jaune avec 4.857, le Vert avec 3.891 et le Rouge pour le centre
commercial avec seulement 1.430. Entre 1850 et 1860 on construit 3.673 im-
meubles, entre 1860 et 1870, 3.730, et entre 1870 et 1880, seulement 1.889 »42.

Le Règlement sur la salubrité des constructions et des logements (élaboré en


1876 par le docteur Iacob Félix et promulgué en 1878), détaille la méthodologie
d’ implémentation de la Loi pour l’organisation du service sanitaire de 1874. Il
contient une série de normes hygiéniques sans précédent dans la législation
bucarestoise et a un impact très important sur les futurs cours et jardins43. Parmi
ces règles, la plus importante concerne l’obligation de paver les cours. Ainsi
« la cour sera nivelée et couverte systématiquement avec du pavé en pierre, en
gravier, en asphalte ou en bois… ». Cela interdit donc, non seulement l’ usage
agricole des cours urbaines, mais aussi la plantation de fleurs dans les jardins
devant les fenêtres. En regardant le plan de l’Institut Géographique de l’Armée
de 1899 ou celui de la ville de 1911, ainsi que les jardins actuels, il est évident
que cette réglementation n’a jamais été appliquée ou respectée. L’obligation de
paver les cours est, pour l’époque, un signe très clair de volonté de définir un
espace urbain moderne.
D’autres éléments du règlement de 1876 prévoient l’obligation des clôtures
délimitant les propriétés, celle d’ équipements sanitaires pour les logements (un
cabinet de toilette par étage pour les maisons unifamiliales et un par apparte-
ment pour les habitations collectives) et pour les bâtiments d’ utilité publique
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(des théâtres et des musées jusqu’aux bistrots de quartier)44. Cette dernière
norme a aussi un impact non négligeable sur la configuration des cours et leur
utilisation. Une grande partie des bâtiments connaissent des extensions avec
« des corps d’ eau » destinés aux groupes sanitaires ; les latrines de fond de cours
sont amenées à disparaître lentement.
Le même règlement prévoit un pourcentage d’ occupation du terrain de 66%
des surfaces, le reste étant réservé pour les cours. Il est évident que cette norme
s’adresse plutôt au centre ville, le reste du territoire se caractérisant par une très
faible densité. Une grande partie des cours de mahala sont ainsi partagées et
possèdent alors une superficie plus faible qu’auparavant. L’obligation de paver
les cours est reprise par le maire Pache Protopopescu dans son Règlement pour
les constructions et les alignements de 1890, qui pour le secteur central, réduit
encore l’ espace destiné aux cours de 33 à 20%45.

42. CONSTANTIN GIURESCU, op. cit. p. 154.


43. NICOLAE LASCU, op. cit. p. 91-92.
44. « Chaque étage des maisons aura au moins une latrine (privée). Dans les maisons
avec plusieurs ainsi les modalités de branchement au réseau de canalisation de la ville »,
NICOLAE LASCU, op. cit. p. 93.
45. Cette loi sera modifiée en 1891 pour agrandir les arrondissements de la ville, confirmant
ainsi la croissance de la ville, AN-DMB, le fonds Technique de la Mairie, dossier 6/1891.
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LES JARDINS BUCARESTOIS COMME ESPACES DES HABITATIONS 57

Promulgué le 25 août 1878, le Règlement pour les constructions et les


alignements est visiblement inspiré, pour ne pas dire plagié, des décrets
haussmanniens46. Néanmoins l’ imitation est tempérée par l’ ingénieur en chef
de la ville, Alexandru Orăscu. Les débats autour du règlement montrent le
rapport existant entre le modèle désiré pour Bucarest, à savoir Paris, et les réa-
lités de la vie locale. Si l’ idée d’ ouvrir de grands boulevards et de nouveaux axes
urbains survit aux débats critiquant le modèle français, ce n’est pas le cas du
rapport entre la hauteur des bâtiments et la largeur des boulevards. Ainsi,
suivant les normes parisiennes, le règlement souhaite imposer des régimes
variables de hauteur en fonction de la largeur des rues, ce qui en principe aurait
forgé une autre silhouette de la ville.
Ainsi les grands boulevards, larges de plus de 20 mètres, auraient dû en-
traîner l’ apparition de bâtiments hauts de six étages. Plusieurs observations
critiquant le modèle des villes occidentales rejettent cette vision en faveur
d’ une autre plus patriarcale. Les considérations portent sur « les intérêts finan-
ciers privés » et sur la spéculation immobilière, facteurs puissants de l’évolution
verticale de la métropole parisienne. Elles insistent sur l’ absence de cette
problématique, – pour le moment –, à Bucarest. Une autre critique, formulée
par le médecin en chef de la ville, se focalise sur les problèmes d’ hygiène posés
par des édifices d’ une telle hauteur 47. L’observation la plus intéressante reste
celle qui porte sur l’ inadaptabilité de tels bâtiments au mode de vie des
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Bucarestois, pour lesquels l’habitation collective est impensable, même pour
des raisons sociales. En effet, l’habitation unifamiliale est pratiquement la seule
forme d’ habitation bucarestoise (à l’ exception de la situation où la pauvreté
extrême oblige la cohabitation de plusieurs familles). La hauteur imposée pour
la plupart des rues est finalement de 6 mètres. Elle peut toutefois être portée à
17 mètres (4 étages) sur les rues principales. Pourtant les 6 mètres (permettant
seulement des maisons sur terre) s’avèrent insuffisants pour ceux qui désirent
des maisons à étage. Les dépassements des normes officielles sont alors
systématiques48.
Toutes ces normes sont reprises presque à l’ identique en 1890 lorsque sont
complétés l’ensemble des règlements avec des détails concernant la construction
de passages ; des directives menant à une plus forte densification (pouvant aller
jusqu’ à 80% du terrain) et à la construction de front continu sur les grandes
artères, nouveauté pour la politique urbaine bucarestoise qui jusque là contrôle

46. La première variante de la loi prévoit des hauteurs très grandes pour les bâtiments par
rapport à la largeur de la rue, allant jusqu’à 17,55m fait qui détermine Alexandru Orăscu à
envoyer une adresse, no. 1260/29 décembre 1875, dans laquelle il remarqua que ces hauteurs sont
reprises du décret d’ Haussmann du 27 juillet 1859, AN-DMB, le fonds Technique de la Mairie,
dossier 3/1874.
47. Ibidem.
48. Voir BOGDAN ANDREI FEZI, p. 142-147, NICOLAE LASCU, p. 84-87.
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58 IOANA TUDORA

seulement l’édification des maisons isolées et non celle des ensembles49. Un an


plus tard, l’obligation de construire en alignant tous les bâtiments est décrétée
pour tout le centre ville, mais pas nécessairement en front continu, d’ où la
conservation d’ une certaine configuration des rues et le maintien de jardins
dans le cadre du paysage urbain.
Paradoxalement, avec le pavage des cours, commence le développement des
lotissements conçus sur les principes de la cité-jardin d’ origine britannique. Les
cours et les jardins y jouent un rôle emblématique pour le nouveau Bucarest en
cours d’ industrialisation. Cela nous mène à considérer le fait que la norme
concernant le pavage des cours est surtout adressée aux cours des anciennes
mahalale qui gardent encore un caractère semi-agricole. On peut donc parler
de plusieurs modèles qui, dans le même temps, influencent la modernisation
de Bucarest. On embrasse alors l’ idée que la modernité n’est pas une forme
unique de cela. Le jardin devient un élément à double rôle dans ce paradigme
urbain : emblème du style traditionnel d’ habiter qu’on peut classer comme
« préurbain » il est en même temps, mais pas de la même forme, le symbole de
l’habitation moderne et civilisée avec un air « post-urbain ».
Un autre paradoxe est la préoccupation des édiles à construire des jardins
publics dans une ville très verdoyante. Le Bucarest du début du XX e siècle
possède toute une série d’ espaces verts (Kiseleff, Cişmigiu, le Jardin Botanique,
Cotroceni, le parc Carol, le parc Herăstrău). Ce dernier parc est construit sur
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la base d’ un avant-projet réalisé en 1912 par Eugène Pinard, jardinier–paysa-
giste français qui a publié en 1917 un livre sur La Roumanie, livre dans lequel
il décrit Bucarest comme une ville-jardin :
« La superficie de Bucarest est immense. Elle dépasse de beaucoup celle des villes
occidentales ayant le même nombre d’ habitants. C’ est que la formation de la
capitale est toute différente de celle des autres villes métropolitaines. On parle
beaucoup aujourd’ hui des Cités-jardins. Bucarest est une vaste Cité-jardin ; et
cela lui donne, du point de vue de la circulation de l’ air et de l’ insolation, des
avantages dont, à notre connaissance, peu de villes peuvent bénéficier à un pareil
degré (…).
Que Bucarest maintienne le plus longtemps possible ce type de ville, où
l’hygiène a tout à gagner, puisque le soleil pénètre partout largement »50.

Si l’ urbanisme autour de 1900 est dominé par l’ouverture des grands boule-
vards, par la mise en place des jardins publics et d’ autres travaux d’ intérêt
général, l’ urbanisme d’ entre-les-deux-guerres impose la construction de
« parcs », de lotissements résidentiels dessinés selon les principes de la ville
jardin très appréciée en Occident. La pensée urbaine passe d’ une politique

49. Règlement pour les constructions et les alignements.


50. Voir EUGÈNE PITTARD, La Roumanie, dans BOGDAN ANDREI FEZI, p. 217-218.
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d’ embellissement influencée à l’évidence par le modèle français vers un


urbanisme fonctionnel fondé sur le zoning. Cette approche systématique de la
ville s’inspire des politiques urbaines allemandes ou britanniques comme le
montrent les premiers plans d’ urbanisme des années 1920. Ce n’est pas par
hasard que la figure phare de l’urbanisme d’ entre-deux-guerres, Cincinat Sfinţescu
le réalisateur du plan d’ urbanisme de 1921, est formé en Allemagne.
Le Règlement pour les constructions et les alignements de la municipalité de
Bucarest de 1928 reprend le zoning du plan de 1921 (qui lui aussi s’inspire
de la définition de la zone centrale du Règlement Organique). Ce nouveau
règlement établit différents types d’ intervention pour chaque type de zone. Un
chapitre entier est dédié aux cours et aux surfaces libres. Ainsi, dans la zone
centrale comprenant les mahalales historiques on impose un pourcentage
d’ occupation du terrain maximal de 75% pour les rues traditionnelles (le tissu
urbain diffus), qui peut aller jusqu’ à 83% pour les rues commerciales. La
densification suit donc son cours. Pour les autres zones urbaines les cours
doivent couvrir un minimum de 33% de la superficie des parcelles51.
Dans le cadre du Règlement pour les constructions et les alignements de 1938
qui accorde le droit de construction même pour les petites parcelles, la dimen-
sion minimale d’ un lot pour la construction de logements est portée à 200m2.
On remarque aussi une tendance d’ uniformisation de cette dimension pour
toutes les parcelles, indifférente à leur position sur le territoire, ainsi que le re-
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noncement à la densification à tout prix au profit des principes d’ hygiène et de
rationalisation. Le chapitre concernant les cours et les jardins définit des régle-
mentations pour trois catégories de cours : de façade, ouverte et fermée. Ces
dernières, entourées de bâtiments de tous les côtés, ne sont permises que dans
la zone centrale et doivent avoir au moins 30m2. Voila donc comment en moins
d’ un siècle, les cours des mahalales bucarestoises ont vu leurs vastes surfaces
réduites à 30m2, c’est-à-dire la dimension d’ un salon modeste ou d’ une cham-
bre généreuse52.
Le résultat du recensement de 1940 (comparé à celui de 1930) montre que
la plus importante croissance de la population bucarestoise a lieu dans les
périphéries, fait qui démontre une certaine inertie des mahalales centrales en
dépit des efforts de densification. Toutefois dans le centre on construit 13.229
bâtiments avec une moyenne d’ occupation de 18 personnes par unité53. La
plupart de nouvelles constructions sont des immeubles de rapport avec de petits
appartements. La structure spatiale est donc profondément changée car les
nouveaux édifices sont insérés dans les grands jardins, provoquant ainsi une
fragmentation des lots occupés auparavant par une seule famille. Il ne s’agit pas

51. NICOLAE LASCU, p. 144-148.


52. NICOLAE LASCU, p. 154-181.
53. LIVIU CHELCEA, p. 69.
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60 IOANA TUDORA

seulement d’ immeubles de rapport mais aussi de nouvelles maisons et de taudis


construits dans les cours pour loger une nouvelle population attirée à Bucarest
par l’ industrie croissante. Ainsi le jardin devient un espace commun partagé
par plusieurs familles, un espace pour tous qui se vide presque de toute vie
domestique.
Après la guerre, la nationalisation modifie profondément la manière de
cohabiter et le mode de vie dans les maisons du centre-ville. Même si une bonne
partie des locataires restent sur place, et qu’une petite partie des propriétaires
réussissent à garder leur logement (ou seulement une partie de leurs anciennes
maisons), les nouveaux arrivés logés par l’État communiste bouleversent les
structures sociales et l’ utilisation des espaces communs. Ce processus engendré
par le communisme constitue alors un sujet en soi, nécessitant un déve-
loppement à part.

4. Conclusions sur l’ impact de règlements urbains sur les jardins

On peut remarquer une « volonté d’ ordonner » les jardins au fil du temps


passant du jardin sauvage à celui d’ asphalte à travers d’ autres formes inter-
médiaires. Au-delà de leur nettoyage et de la création de réglementation, on
remarque la disparition de l’ utilisation intensive du jardin qui peut être étudiée
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sur plusieurs plans. Ainsi on constate un important changement du point de
vue de la végétation rencontrée dans les jardins bucarestois. Initialement
dominée par des plantes « utilitaires » (légumes, arbres fruitiers, plantes aroma-
tiques…) le jardin devient de plus en plus « horticole ». Passant par le jardin de
fleurs rural avec des plantes « vulgaires » appartenant au biotope local, il s’épure
doucement et perd sa dimension utilitaire-gastronomique, devenant alors de
plus en plus abstrait et détaché de l’ esprit du lieu, tant du point de vue
esthétique, qu’écologique, jusqu’ à se transformer en un carré d’ asphalte. La
configuration spatiale change aussi sous l’ influence de règlements urbains qui
déterminent dans le temps une nouvelle conformation du jardin. De la multi-
tude d’ espaces complexes qui abritent les fonctions les plus diverses liées au
mode de vie et à l’économie de la famille, le jardin se rétrécit peu à peu. Il se
transforme en un espace avec pour rôle prépondérant l’ esthétisme et le loisir
au moment où les dimensions deviennent tellement petites qu’elles altèrent le
sens de l’ intimité de l’ espace.
Du point de vue socio-anthropologique, le jardin n’est initialement qu’une
maison d’ été abritant la vie quotidienne du ménage (manger, dormir, travailler,
cuisiner…). La densification de mahalale dans une importante mesure, pro-
voque une forte modification du rôle que le jardin joue dans la vie quotidienne.
La cour se transforme alors en un lieu qu’on traverse en hâte entre la rue et
l’ appartement. Elle est souvent partagée entre plusieurs familles, devenant
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parfois la pomme de discorde, un territoire hardiment disputé. Au lieu d’ être


ce « coin de paradis », espace de repos de la famille, la cour est le territoire de
prédilection de scandales et de disputes entre les voisins du mahala. Dans de
rares cas, la cour se transforme en un espace d’ expression de la solidarité entre
voisins, et reste encore un espace partagé et non divisé. Dans ce cas de bonne
cohabitation on peut regarder le jardin comme le terroir d’ une famille extensive
formée par différents locataires/propriétaires.
Aucune de ces transformations n’est totale. Ce sont plutôt des tendances
encore présentes aujourd’ hui, tendances qui ont aussi leur revers sous la forme
d’ une résistance de vieilles habitudes et conformations spatiales. On trouve
encore, dans certains vieux quartiers encore debout, des jardins mi-sauvages
dominés par les mauvaises herbes, n’ayant rien d’ un jardin urbain ainsi que des
jardins à mi-chemin entre vergers et potagers. On trouve également des jardins
d’ asphalte transformés en parking pour les nouvelles voitures. Une nouvelle
vague de modernisation, toujours selon des modèles occidentaux, touche les
jardins bucarestois.
Cette fois c’est la « tuja » qui remplace les arbres ombrageux et le carrelage
en béton, ou le gazon tondu qui se substitue à l’herbe. Les nouveaux jardins
deviennent des vitrines inaccessibles, conçues non pas comme des lieux de vie,
mais seulement pour être regardés. Et pourtant, il existe encore quelques cours
d’ où l’on peut saisir le bruit des cuisines d’ été, des jeux d’ enfants, et les papo-
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tages amicaux à l’ombre de la vigne. Plus la ville se modernise plus ces oasis
végétaux sont plus riches et plus présents.
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