‘LA REVOLUTION BRECHTIENNE
R Barthes
4 Depuis vingt-quatre sitcles, en Euzope, le théatre est aristo-
téliciea : aujourd’hui encore, en 1955, chaque fois que aous allons
au théitre, que ce soit pour y voir du Shakespeare ou du Mon-
therlant, du Racine ou du Roussin, Maria Casares ou Pierre Fresnay,
# quels que soieat nos goats ct de quelque patti que nous soyons,
nous décrétons le plaisiz et enaui, le bien et le mal, en fonction
d'une morale séculaice dont voici le credo : plus le public est ému,
plus il s‘ideatifie au héros, plus la scéne imite l’action, plus Pacteur
incarne son réle, plus le théatre est magique, et meilleur est le
40 spectacle '. ;
Or, un homme vient, dont l’euvee et Ia pensée contestent radi-
calement cet art 4 ce point ancestral que nous avions les meilleures
zajsons du monde pour le croize « naturel »; qui nous dit, au mépris
de toute tradition, que le public ne doit s’engager qu’A demi dans
48 le spectacle, de fagon a « connaitre » ce qui y est montré, au liew
de le subir; que Pacteur doit accoucher cette conscience en dénon-
gant son réle, non en Pincarnant; que le spectateur ne doit jamais
S'identifier complétemeat au héros, en sorte qu'il reste toujours
libre de juger les causes, puis les remédes de sa souffrance; que
2 Vaction ne-doit pas étre imitée, mais racontée; que le théatre doit
cesser d’étre magique pour devenir critique, ce qui sera encore
pour lui la meilleure fagon d’étre chaleureux.
Eh bien, c’est dans’ la mesure ot Ia révolution théatrale de
Brecht remet en question nos habitudes, nos gouts, nos xéflexes,
2s les « lois » mémes du théatre dans lequel nous vivons, qu’il aous
faut renoncer au silence ou a Vironie, et regarder Brecht en face.
Notre zevue s’est trop de fois indignée devant la médiocrité ou
Ja bassesse du théatre présent, la careté de ses révoltes et la sclérose
de ses techniques, pour qu'elle puisse tarder plus longtemps a
3 interroger un grand dramaturge de notre temps, qui nous propose
non seulement une cuvre, mais aussi un systéme, fort, cohérent,
stable, difficile & appliquer peut-étre, mais qui possBde au moins
une vertu indiscutable ct salutaire de « scandale » et d’étonnement.
Quoi qu’on décide finalement sur Brecht, il faut du moins
3 marquer I’accord de sa pensée avec les grands themes progressistes
de notre époque.: a savoir que les maux des hommes sont entre
les mains des hommes eux-mémes, c’est-i-dice que le monde est
maniable; que l'art peut et doit intervenir dans Phistoire; qu'il
doit aujourd'hui concourir aux mémes tiches que les sciences,
40 dont il est solidaire; qu’il nous faut désormais un art de Pexpli-
cation, ct non plus seulement un art de expression; que le théatre
doit aider résolument histoire en en dévoilant le proces; que les
techniques de la sctne sont elles-inémes engagées; qu’enbn, il n'y
4 pas une'« essence » de l'art éternel, mais que chaque société doit
48 inventer Vart qui Paccouchera au mieux de sa propre délivcance.
Naturellement, les idées de Brecht poseat des problémes et
suscitent des résistances, surtout dans un pays comme la France,
qui forme actuellemeat un complexe historique bien différent de
VAllemagne de l'Est, Le numéro que Tiéaire poptdaire consacre &
$0 Brecht, ne prétend pas pour autant résoudre ces problémes ou
triompher de ces résistances. Notre seul but, pour le moment, est
d’aidex 4 une connaissance de Brecht.
Nous entrouvrons ua dossier, nous sommes loin de le consi-
dérer comme clos. Nous serions méme trés heureux si les lecteurs
$ de Theatre populaire voulaient y apporter leur témoignage. Cela
compenserait 4 nos yeux ignorance ou Vindifférence d'un trop
grand nombre d’intellectuels ou d’hommes de théatre, 4 Pégard de
celui que nous tenons, de toutes maniéces, pour un « contemporain
capital ».
1, Editorial pour le numéro rr de Tidéire popnlaire (janv.-féer. 1955), consacré &
Brecht, :
1955, Thédere populeire
ESSAIS. CRITIQUES