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l’espoir peut-être de sauver ce qui peut l’être, une


lampe, quelques chaussures, ou des photos d’enfants
« Si les Russes reviennent, nous ne fuirons
jaunies par les années.
pas »
PAR LAURENT GESLIN
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 25 AVRIL 2022

Galina dans sa cuisine, dont la lumie#re est occulte#e par des blocs de
be#tons pose#s par les Russes. © Photo Laurent Geslin / Mediapart

L’appartement de Galina, 59ans, est éloigné de


Galina dans sa cuisine, dont la lumie#re est occulte#e par des blocs de
be#tons pose#s par les Russes. © Photo Laurent Geslin / Mediapart quelques centaines de mètres des pistes de l’aéroport,
Les soldats russes ont occupé un mois durant la et c’est peut-être pour cela qu’il a été relativement
banlieue ouest de Kyiv, faisant face à une résistance épargné, quand les autres bâtiments du quartier ne sont
acharnée des Ukrainiens, avant fin mars d’être obligés plus que des squelettes carbonisés. «Les Russes ont
de décrocher. Retour à Boutcha, Irpin et Hostomel à vécu ici, ils ont barricadé les fenêtres avec du mortier
la rencontre d’habitantes et d’habitants ayant échappé et des blocs de béton, et ont ramené du mobilier volé
aux bombardements. chez les voisins, raconte la femme. La première bombe
Boutcha, Hostomel, Irpin (Ukraine).– Des est tombée au matin au 24février et les événements
morceaux de tôle arrachés par les explosions battent qui suivent se mélangent dans mon esprit. Je me
des murs de briques calcinés, jouant la seule musique rappelle un jour avoir lu un livre sur la Sibérie
qui reste quand les hommes et les armes se sont tus. dans mon couloir. Puis nous étions réfugiés dans les
Les quartiers d’habitation des familles des militaires caves, sans eau et sans électricité. Des soldats russes,
qui travaillaient depuis l’époque soviétique sur la des Bouriates ou des Yakoutes, nous ont proposé de
base aérienne d’Hostomel, des barres d’immeubles monter dans des bus vers le Bélarus, ce que j’ai refusé
rustiques mais confortables, ont été ravagés par le à deux reprises. Quelques familles ont accepté mais
feu et les flammes. Des carcasses de voitures sont personne n’a depuis de leurs nouvelles, personne ne
criblées d’éclats, une odeur de charogne plane sur les sait si ces gens sont arrivés à destination ou s’ils ont
tas d’ordures entreposés çà et là et dans les cages été tués en route.»
d’escalier encore intactes, où des chats ont été vitrifiés Galina se souvient d’avoir été évacuée le 11mars vers
par la chaleur des bombes. la ville de Boutcha, mais pour le reste, sa mémoire est
Quelques personnes, pourtant, commencent à revenir, incertaine. Elle se rappelle en revanche son enfance
après avoir justifié leur identité aux check-points qui passée dans l’Orient russe, dans la cité de Kemerovo,
interdisent l’entrée de la zone, poussant prudemment la rencontre avec son mari, qui étudiait à l’académie
les portes des blocs qui n’ont pas été soufflés, dans militaire, et qui fut muté à Kharkiv, puis à Hostomel
en 1986, en tant que spécialiste des communications. Il
fut un jour tué lors d’une rixe dans un bar. Les années
s’écoulèrent cependant. Galina officiait dans un salon
de coiffure et faisait des ménages à l’école la plus
proche.

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Dans les immeubles où habitaient les familles des avons détruit deux véhicules de transport de troupes
militaires d’Hostomel, tout le monde se connaissait, et et un pont flottant motorisé. Je cherchais sur Google
les amitiés se cultivaient avec patience, tout comme comment faire fonctionner les mortiers.»
les vieilles rancœurs. Mais cette petite société militaire Yuri a grandi en Ouzbékistan. Il est arrivé en Ukraine
soviétique, devenue ukrainienne presque par hasard il y a une quinzaine d’années et possède toujours
après l’indépendance de 1991, a été il y a deux mois un passeport russe, même s’il souhaite «n’avoir plus
pulvérisée par les bombes. aucun lien avec la Russie». Le jeune homme dirigeait
Le 25 février, l’aéroport d’Hostomel était pris. avant la guerre une prospère entreprise de peinture
Car c’est contre l’aéroport d’Hostomel, situé à dix industrielle, se rendait le week-end pour faire des
kilomètres au nord-ouest de la capitale ukrainienne, barbecues chez ses amis, ces Ukrainiens de la classe
que fut lancé au matin du 24février le premier assaut moyenne qui s’étaient fait construire de coquettes
russe, comme le prophétisait le directeur de la CIA, maisons dans les banlieues chics, au milieu des
William J. Burns, lors d’une visite en Ukraine au mois pinèdes de l’ouest de la capitale.
de janvier précédent, alors que les forces terrestres du
Kremlin avaient dans le même temps pour mission de
pousser depuis le Bélarus.
Une trentaine d’hélicoptères pilonnèrent les défenses
ukrainiennes, avant de libérer des troupes aéroportées
qui devaient sécuriser les pistes pour assurer le
ravitaillement de l’offensive. Le plan du président
Yuri devant l'e#glise Andrii Pervozvannyi. © Photo Laurent Geslin / Mediapart
Vladimir Poutine, qui prévoyait de décapiter en
quelques heures le pouvoir ukrainien, allait pourtant Ici, les immeubles poussaient comme des
rapidement déraper, face à la résistance acharnée champignons, des résidences bien faites où l’on
des Ukrainiens. Le 25février, l’aéroport d’Hostomel pouvait fuir la pollution du centre de Kyiv, mais
était pris, mais les colonnes russes qui avançaient en c’était avant que les canons automoteurs russes,
direction Kyiv (Kiev) à travers les villes de Boutcha positionnés quelques kilomètres plus loin, à proximité
et d’Irpin furent réduites par des embuscades, puis du village de Nemishajeve, ne commencent leurs
pilonnées par des drones et de l’artillerie. bombardements. «Nous avons été repoussés vers
Irpin, et la ligne de front s’est stabilisée de part et
Les résistants d’Irpin d’autre de la rivière qui nous sépare de Boutcha»,
« Je culpabilisais de n’avoir pas combattu dans le continue Yuri, en désignant une ligne de bâtiments
Donbass en 2014. Alors, au début de l’offensive, noircis par les flammes.
nous nous sommes réunis avec quelques amis d’Irpin Un seul pont reliait aussi Irpin à Kyiv du côté
et nous avons cherché des armes pour attaquer les est, mais celui-ci fut rapidement détruit par l’armée
Russes, mais nous n’avions qu’un vieux fusil et des ukrainienne, afin de ralentir l’avancée des troupes
couteaux,raconte Yuri, âgé d’une trentaine d’années. ennemies. Plus de 10000civils réussirent cependant
Le 25février, des blindés ukrainiens ont été détruits à à fuir vers la capitale ukrainienne durant le mois de
Boutcha, en face de l’église de l’Icône-de-la-Vierge- mars, alors que les combats faisaient rage dans les
Marie-Pochaev, et nous avons trouvé sur les cadavres zones pavillonnaires.
des soldats quelques fusils automatiques. Fin février,
«Nous étions un jour en mission de renseignement
début mars, je ne sais plus la date exacte, nous avons
à Boutcha, et un soldat habillé avec l’uniforme
monté une embuscade contre une colonne russe dans
ukrainien a arrêté notre voiture. Mon ami Ihor a
la rue Vokzalna. Nous étions une quinzaine et nous
aperçu un tee-shirt de l’armée russe qui dépassait du

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col du militaire, et il a ouvert le feu. L’homme s’est derniers, 117 ont été exhumés d’une fosse commune
effondré mais les Russes étaient embusqués à trois ou située juste derrière l’église Andrii-Pervozvannyi,
quatre endroits différents et ils ont tiré à leur tour. Ihor dont 30femmes et deux enfants.
a été abattu, j’ai été blessé au bras mais c’est grâce Sur mediapart.fr, un objet graphique est disponible à cet endroit.
à lui que nous avons survécu»,raconte Sacha, 27ans,
Au cimetière d’Irpin, trois nouvelles rangées de
engagé volontaire au côté de Yuri, après avoir quitté
croix ont fait leur apparition et les enterrements
son métier de maçon et la ville de Khmelnytskyï.
se poursuivent à un rythme soutenu, alors qu’il
ne subsiste parfois des morts que quelques restes
carbonisés. Les autorités municipales des deux villes
publient quand elles le peuvent la liste des personnes
décédées, afin d’informer au mieux les proches et les
voisins des victimes.
Olha peut quant à elle se vanter d’avoir eu de la
L'endroit ou# Sacha a e#te# blesse# et son ami Ihor chance. Son appartement de Boutcha est intact, son
a e#te# tue#. © Photo Laurent Geslin / Mediapart mari et son fils de 20ans sont en bonne santé. «Durant
Grâce aux clients de son entreprise restés derrière des jours, nous nous sommes trouvés pris entre deux
les lignes ennemies, Yuri a rapidement pu monter feux. Les Russes tiraient depuis Hostomel sur Irpin
un réseau d’informateurs très efficace, et le jeune et les Ukrainiens d’Irpin sur Hostomel. Les missiles
homme recevait en temps réel les positions des troupes passaient au-dessus de nos têtes et, finalement, les
ennemies et leurs déplacements sur la messagerie Russes ont installé un check-point dans notre rue,
Telegram. le 21mars», explique-t-elle, en inspectant la luxueuse
Oksana n’a pas voulu quitter ses parents, qui résidence où elle travaille comme concierge, et qui a
vivent à Mykhailivka-Rubezhivka, un village de miraculeusement échappé aux destructions.
3500habitant·es situé à l’ouest d’Irpin et de Boutcha, «À cette époque, nous n’étions plus qu’une vingtaine
et elle a rapidement pris la décision de résister. dans 600appartements. Des soldats sont arrivés, ils
«J’enrageais de ne pouvoir aider mon pays, alors ont pris nos téléphones et m’ont demandé de mettre
j’ai commencé à noter les positions GPS des troupes les clefs de toutes les portes sur les serrures. Ils nous
russes stationnées à proximité des maisons et à posaient des questions stupides, nous demandant par
référencer les mouvements des blindés,explique la exemple si les nationalistes ukrainiens nous forçaient
jeune femme. Je ne sais pas pourquoi, je n’ai même à défiler dans les rues. Je pense que nous avons eu
pas pensé que cela pouvait être dangereux.» la vie sauve, contrairement aux habitants d’autres
Le bilan humain des quelques semaines de la présence quartiers de Boutcha, car les hommes qui logeaient
russe est pourtant très lourd, alors que de nombreux ici appartenaient aux forces spéciales de la Garde
cas d’exécutions sommaires ont été documentés par les nationale, les SOBR.»
autorités ukrainiennes et les enquêteurs internationaux Olha a quitté le Donbass en 2014, originaire du village
présents sur place, notamment les 18experts français de Piski, situé au bout des pistes de l’aéroport assiégé
de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie par les forces séparatistes prorusses entre septembre
nationale (IRCGN). Les corps de 1084civils ont ainsi 2014 et janvier 2015, et qui se trouve aujourd’hui sur
été retrouvés dans la région de Kyiv. 412cadavres ont le territoire de l’autoproclamée «République populaire
été découverts dans la seule ville de Boutcha, selon de Donetsk» (DNR). «Cette guerre est horrible, mais
le maire de la ville, Anatoliy Fedoruk, et parmi ces elle aura peut-être permis aux Occidentaux d’ouvrir
les yeux sur la nature réelle du régime de Vladimir
Poutine. À l’est de l’Ukraine, cela fait longtemps déjà

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que nous connaissons tout cela, les vols, les violences, Boite noire
les meurtres. À Donetsk, mes amis se cachent pour ne Le reportage a été réalisé les 20 et 23 avril. Le prénom
pas être mobilisés dans l’armée. Donc, je peux vous d’Oksana a été modifié pour des raisons de sécurité.
assurer une chose: si les Russes reviennent, nous ne
fuirons pas.»

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