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Séquences
La revue de cinéma

Entretien avec Pasolini


Réal La Rochelle

Révolte et exaltation
Numéro 40, février 1965

URI : https://id.erudit.org/iderudit/51821ac

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Éditeur(s)
La revue Séquences Inc.

ISSN
0037-2412 (imprimé)
1923-5100 (numérique)

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Citer ce document
La Rochelle, R. (1965). Entretien avec Pasolini. Séquences, (40), 35–40.

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ENTRETIEN AVEC P A S O L I N I
Notre collaborateur canadien à Paris, Réal La Rochelle, a fait un séjour
de quelques semaines à Rome. Nous lui avons demandé de tenter d'obtenir un
entretien avec Pier Paolo Pasolini. Après bien des démarches, il a pu passer
deux bonnes heures avec l'auteur de L'Evangile selon saint Matthieu. Cela nous vaut
cette intéressante interview pleine de renseignements utiles sur un réalisateur qui
fait déjà sa marque.

Pier Paolo Pasolini est né le 5 mars 1922 à Bologne. Il


fut d'abord poète, romancier, critique littéraire, avant d'abor-
der le cinéma. Dans ce domaine et à travers ce nouveau mo-
de d'expression, tout comme dans les Lettres, Pasolini s'est
signalé par son talent divers avant d'en venir à la mise en
scène. Il a été acteur (Il Gobbo), scénariste (La Norte Brava),
assistant-metteur en scène surtout, dans Les Nuits de Cabiria,
La Notte Brava et II beli'Antonio. En 1961, il signait son pre-
mier film, Accatone, bientôt suivi de Mamma Roma, puis un
sketch de Rogopag, et, enfin, en 1964, Il Vangelo secondo
Matteo.
Ce dernier film, tourné d'après le texte de l'évangile se-
lon s. Matthieu, a suscité de vives polémiques en Italie à sa
sortie, l'automne dernier. On s'est montré surpris, sinon cho-
qué, que cet ouvrage d'un marxiste reçoive et le Prix de
l'O.C.I.C. à Venise et le Grand Prix de l'O.C.I.C. à Assise.
Mais les jurys ne faisaient alors que couronner une oeuvre
forte, belle en elle-même, de grande signification spirituelle
et humaine, et rejoignaient la majeure partie de ce public
qui, au delà des mesquineries idéologiques et politiques, al-
lait bientôt fréquenter et applaudir cette oeuvre qui marque
une date dans l'histoire du cinéma religieux et, peut-être, du
cinéma tout court.
R. L.

FÉVRIER 1965 35
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m

Scène de tournage de L'Evangile selon saint Matthieu

L. — Monsieur Pasolini, avez-vous du terme. De plus, il ne m'est ja-


pensé, avec II Vangelo secondo Mat- mais arrivé de vouloir que ce film
teo, à faire un film religieux ? Et, tourne à la polémique : ce problè-
quoiqu'il en soit, étiez-vous con- me ne m'intéressait pas.
scient de faire échec à une certaine L. — // m'a semblé que votre film
production religieuse commercia- avait un ton épique très marqué.
le ? Cela, à cause de l'utilisation cons-
P. — Oui, certainement, j'ai voulu tante d'un mélange de merveilleux
faire de ce film un film religieux. (hommes-héros, miracles, impor-
L'idée de le tourner m'était venue tance et signification des gestes) et
en lisant, ou plutôt en relisant le de réalisme. Est-ce vrai ?
texte de l'Evangile selon saint Mat- P. — Je crois que c'est de cette fa-
thieu. Et j'ai voulu, dans cette oeu- çon qu'il faut voir le film. En effet,
vre, reproduire cinématographique- c'est ce que j'ai voulu faire : une
ment le texte de s. Matthieu, avec la grande histoire épico-lyrique. au
plus grande fidélité possible. D'au- moyen d'éléments populaires qui se
tre part, je n'ai pas désiré faire un stigmatisent dans ce que j'appelle-
film spectaculaite dans le vrai sens rais une "clef populaire". Pour moi,

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la "clef populaire" de cette histoire les et pastorales, — donc sous-pro-
était un mélange d'épique et de létariennes, — les enfants y avaient
merveilleux. Ces deux éléments, certainement une très grande place.
d'ailleurs, coïncident toujours en Pour ce qui est du choix des per-
une vision populaire du monde. sonnages qui ne sont pas décrits
chez s. Matthieu, j'ai fait un peu
L. — Même si vous avez été très ce qu'ont fait les peintres, les pein-
fidèle au texte évangélique, il vous tres italiens du Xllle siècle. J'ai dû
a fallu constamment inventer pour inventer ces visages. D'une part,
le visualiser. Deux leitmotive re- j'ai dû m'adapter à la tradition, de
marquables de votre film, la pré- l'autre, j'ai dû inventer d'une ma-
sence continuelle des enfants, et nière absolument libre et même
aussi les visages en gros plans que presque arbitraire dans sa liberté.
vous peignez d'un bout à l'autre, J'ai cherché en même temps à pren-
sont parmi les éléments les plus ori- dre quelque distance par rapport
ginaux et les plus personnels. Com- à ces deux manières, en somme op-
ment êtes-vous arrivé à ce résultat ? posées. Un exemple. Le visage de
P. — Eh bien, j'ai mis des enfants s. Joseph semble, à prime abord,
un peu partout, non seulement par- fort éloigné de la tradition qui nous
ce que le texte de s. Matthieu par- le représente comme un homme
le de la présence des enfants, mais vieux, avec barbe blanche et figu-
surtout parce que le Christ s'y re- re plutôt ornementale. J'ai voulu,
porte souvent dans ses discours. au contraire, faire de s. Joseph un
Cela signifie que les enfants étaient homme vrai et vivant, chez qui pa-
à la fois dans son esprit et devant raît la douleur. J'ai choisi pour le
ses yeux. représenter un avocat de sang hé-
De plus, comme j'ai fait repré- breu. A première vue, son visaee
senter la foule autour du Christ par paraît fort loin de la tradition, mais
une foule italienne de l'Italie du peu à peu, et on ne sait trop com-
Sud, la présence des enfants dans ment, il s'insère dans la tradition
cette foule particulière est un fait de l'homme juste, tel que l'appelle
naturel. Enlever les enfants de cette s. Matthieu.
foule aurait limité cette réalité.
D'autre part, en mettant des en- L. — D'autre part, il y a dans vo-
fants partout, je signifiais que je tre film certains passages où la ca-
m'adaptais à cette réalité des fou- méra se promène à travers les fou-
les sous-prolétariennes en général. les, les événements et les personna-
Et, comme les foules qui s'unissaient ges principaux comme un témoin.
au Christ étaient des foules agrico- Cela donne à penser que vous cher-

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chez à actualiser cette histoire, en la Cependant, les moments de dou-
subordonnant même, parfois, au ceur existent, et je les apprécie
style du reportage. Comment avez- beaucoup. Par exemple, dans ses
vous procédé, en fait ? rapports avec les enfants, avec le
jeune homme riche, avec Marie de
P. — Cela est juste, car j'ai voulu Béthanie. Ces rapports sont très
vraiment faire, ici et là, du cinéma- doux.
vérité. D'ailleurs, pour montrer cet
aspect actuel du drame évangélique, Et, naturellement, le Christ de s.
j'ai volontairement mélangé plu- Matthieu, avec tous ses aspects, me
sieurs styles de prises de vues, dont plaît beaucoup, parce que c'est un
celui de la caméra-témoin. Bref, je peu l'image idéale que je me fais
ne pouvais pas tourner une seule du Christ. J'ai retrouvé tout cela
scène si je n'avais pas senti dans chez s. Matthieu et, au fond, c'est
cette scène quelques référence, in- ce qui m'a convaincu d'adapter s.
terne ou externe, au monde contem- Matthieu et non les autres.
porain.
Le danger de tourner un film sur
L. — A côté des différents moments le Christ était de tomber dans ces
où le Christ apparaît avec une gran- éléments romantiques et bourgeois
de douceur et une grande bonté, il qui ont un peu transformé la figure
y a, et presque tout au long de vo- du Christ au cours du siècle der-
tre film, ceux où il montre un visa- nier. Généralement, nous sommes
ge dur, violent. C'est bien là le per- habitués à voir le Christ à la façon
sonnage de l'Evangile ? de la bourgeoisie romantique du
XIXe siècle. Evidemment, c'est un
P. — Même sur ce point, j'ai vrai- faux, et sur le plan historique et
ment suivi le texte de s. Matthieu sur le plan théologique, parce que,
à la lettre. C'est-à-dire que, dans s. dans cette vision du Christ, il entre
Matthieu, il y a peu d'endroits où beaucoup de sentimentalisme.
ressortent la douceur et la fraternité
du Christ. Ces endroits sont vrai- L. — Plusieurs soutiennent, après
ment peu fréquents. Le Christ de avoir vu votre film, que ces deux
s. Mattrieu est un Christ implaca- aspects de la personne du Christ,
ble, inexorable, qui n'a jamais un douceur et violence, sont très vrais.
moment de repos; il ne laisse rien D'autre part, ces aspects entrent
passer; il est toujours dans un état dans la ligne d'une certaine vérité
de grande tension. Il est tel dans le de l'Evangile à redécouvrir. Dans
texte de s. Matthieu, et j'ai fidèle- cet ordre d'idée, croyez-vous que
ment suivi ce texte. la personne de Jean XXIII ait fait

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beaucoup pour cette redécouverte, Et Jean XXIII s'opposait à cette ca-
et est-ce dans cette optique qu'il tégorie bourgeoise de l'humanité,
faut comprendre la dédicace de vo- car, sous sa douceur et sa bonhomie,
tre film, faite à la "chère, douce, et — lui qui était du type paysan de
familière mémoire de Jean XXIII" ? l'Italie septentrionale, — il y avait
une extrême fermeté. D'ailleurs, ses
P. — Oui, oui, dans ce sens. La fi- moments de douceur étaient tou-
gure de Jean XXIII, observée su- jours accompagnés d'ironie et d'hu-
perficiellement, peut sembler en mour.
contradiction avec la figure que je
donne au Christ. Car, à première L. — Est-ce que le succès, — en
vue, Jean XXIII avait l'attitude d'u- Italie du moins, — de votre Van-
ne personne extrêmement cultivée, gelo secondo Matteo peut vous a-
bien éduquée, sensible aux autres. mener à faire d'autres films du mê-
Et cela n'existe pas toujours, chez me genre? Ou avez-vous d'autres
s. Matthieu, dans son Christ qui pa- projets en tête ?
raît un peu barbare et brutal.
P. — Je pense faire deux ou trois
Jean XXIII a vécu après la trans- autres films religieux, mais pas im-
formation de l'homme qui avait été médiatement. Je dois laisser s'écou-
fait par la civilisation bourgeoise. ler un peu de temps, laisser quel-

Pasolini
explique
un passage
de la Cène
à ses
interprètes
que chose changer davantage en cinéma en soit arrivé à une maturi-
moi, approfondir certaines idées. té telle qu'il puisse oeuvrer dans
Alors je ferai sûrement un autre des voies où il sera irremplaçable?
film de type religieux, que j'ai dé-
jà en tête, et que je laisse mûrir. P. — Je pense que oui. Je dois dire
Mais je ferai probablement un au- la vérité. J'ai un très grand respect
tre film avant celui-ci. C'est un film pour l'attraction cinématographi-
que je tournerai en Afrique, sur les que. Parce que le cinéma représen-
problèmes du racisme et du néo- te un très grand phénomène social,
colonialisme africain. C'est l'histoi- d'une part, et artistique de l'autre.
re d'un jeune poète noir. Actuellement, il subit une crise à
cause de la concurrence de la télé-
L. — Vous penchez-vous sur les vision, et tout, et tout. Mais je pen-
problèmes du racisme en général, se qu'il se dirigera dans les chemins
ou sur une forme en particulier, que vous dites, parce que le cinéma
comme celle de l'Afrique, ou de est infiniment plus libre qu'une
l'Amérique du Nord ? oeuvre télévisée. La télévision est
beaucoup plus conditionnée par les
P. — Le type de racisme de l'Amé-
spectateurs que le cinéma. Certes,
rique du Nord m'intéresse beau-
coup, comme m'intéresse le mons- le cinéma est conditionné par les
trueux racisme allemand contre les destinataires du film, il est condi-
Juifs. Mais, en allant du côté de tionné encore plus que les livres.
l'Afrique plus particulièrement, j'ai Le livre est toujours le moyen le
un problème neuf devant moi. Un plus libre d'expression, cela se com-
problème un peu différent de celui prend, le moins conditionné par
du racisme classique d'Hitler, ou ce- ceux qui en feront usage. Le ciné-
lui des factions américaines de droi- ma l'est beaucoup plus, mais beau-
te. Je chercherai à approfondir un coup moins que la télévision. Je
problème particulier. La véritable crois qu'au moment où seront réso-
histoire de mon film est la prise de lus les rapports cinéma-télévision
conscience très moderne, idéologi- sur le plan commercial, le cinéma
quement très progressiste, d'un jeu- pourra prendre une route plus hau-
ne noir qui, à travers cette prise te que celle qu'il avait jusqu'ici.
de conscience, devient poète.

L. — Au moment où l'on parle (Entretien recueilli au magnéto-


beaucoup de "crise du cinéma", des phone par Réal La Rochelle, et tra-
rapports difficiles entre le cinéma duit de l'italien par Jacques Le-
et la télévision, croyez-vous que le mieux, Rome, octobre 1964.)
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