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L'HOMME EST UN ANIMAL UTOPIQUE

Entretien avec Miguel Abensour


Sonia Dayan-Herzbrun et al.

La Découverte | Mouvements

2006/3 - no 45-46
pages 71 à 86

ISSN 1291-6412

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-3-page-71.htm
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Dayan-Herzbrun Sonia et al., « L'homme est un animal utopique » Entretien avec Miguel Abensour,
Mouvements, 2006/3 no 45-46, p. 71-86. DOI : 10.3917/mouv.045.86
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Idéologie
utopie

- III -
et
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L’homme est un animal utopique
Entretien avec Miguel Abensour

PROPOS RECUEILLIS PAR La simple évocation de l’utopie suscite ordinairement la méfiance,


SONIA DAYAN- voire une haine de l’utopie, qui se manifeste de diverses façons,
HERZBRUN, incluant le rejet de la politique et la négation de la possibilité
ANNE KUPIEC ET d’un « nouvel esprit utopique ». Parmi les publications de Miguel
NUMA MURARD. Abensour, Le Procès des maîtres rêveurs et L’Utopie, de Thomas
More à Walter Benjamin1 sont apparus comme des réponses à un
contresens qui va jusqu’à assimiler utopie et totalitarisme,
entraînant une régression de la réflexion politique. Dans cet
entretien, Miguel Abensour défend la dimension politique de
l’utopie et son importance pour une pensée de l’émancipation.
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Mouvements : Pour les lecteurs de Mouvements pouvez-vous expliquer
votre démarche, le lien que vous faites entre utopie et politique et la
portée émancipatrice de l’utopie ?
Miguel Abensour : Je commencerai par la question « utopie et politique »,
puis j’enchaînerai avec celle de l’émancipation. Sur utopie et politique, la
première réponse est qu’il faut redécouvrir la complexité de la question,
à l’encontre de la tendance historique qui consiste à dissocier l’utopie de
la politique, pire, à faire de l’utopie un phénomène par essence antipoli-
tique. Tournons-nous vers le fondateur et l’inventeur du terme « utopie »,
à savoir Thomas More : on s’aperçoit aussitôt que chez ce dernier, l’utopie,
loin de s’opposer à la politique, comme tend à le penser Spinoza en rabat-
tant l’utopie sur la satire, noue des rapports complexes avec elle. Encore
faut-il, à la différence de la plupart des interprètes, ne pas négliger le
Livre I de L’Utopie – le dialogue de conseil – en se précipitant immédiate-
ment sur le Livre II, comme si le Livre I n’avait aucune importance, était
un texte en quelque sorte apéritif, purement ornemental. C’est reconnaître
qu’il convient d’articuler soigneusement les deux livres, dans la mesure où
le second, la description de l’île d’Utopie, ne peut prendre sens qu’à la
lumière du Livre I, qui contient les principes de lecture du second. Tout
1. M. ABENSOUR, Le
Procès des maîtres autre mode de lecture est barbare, incapable qu’il est de respecter les
rêveurs, Arles, Sulliver, règles de fonctionnement d’un jeu à la fois politique et savant. De surcroît,
2000 ; L’Utopie de on observe au cours du dialogue de conseil entre Raphaël Hytlodée et
Thomas More à Walter
Benjamin, Paris, Sens et Thomas More le surgissement d’un élément nouveau. En effet, lorsque
Tonka, 2000. que le voyageur-philosophe Raphaël refuse de devenir le conseiller du

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prince, au nom de la pureté de la philosophie, Thomas More lui réplique


qu’il existe deux sortes de philosophie. L’une dogmatique, héritée de la
tradition scolastique « s’imagine tenir des solutions applicables en tout lieu ».
L’autre orientée vers une saisie pratique du monde, « instruite de la vie, qui
connaît son théâtre, qui s’adapte à lui et qui, dans la pièce qui se joue, sait
exactement son rôle et s’y tient décemment. » La différence entre les deux
philosophies n’est pas seulement d’ordre cognitif et métaphysique, mais
elle est politique. Autant l’une méprise la doxa et veut extirper radicale-
ment les opinions erronées, autant l’autre est prête à jouer avec l’opinion,
à la surprendre, à la détacher subrepticement de ses certitudes et à l’orien-
ter « en douceur » autrement. Or cette philosophie, instruite de la vie, qui
a à voir avec la réhabilitation de la rhétorique, l’art de persuader, ne s’at-
taque pas, contrairement à la philosophie scolastique, frontalement aux
maux du monde, mais procède de biais, avec adresse, de façon oblique,
pour se faire entendre des puissants, de ceux qui sont au lieu du pouvoir.
En ce sens, L’Utopie (1516), en tant qu’œuvre, est le fruit de cette nouvelle
philosophie « mondaine », de cette « voie oblique » selon les termes mêmes
de Thomas More, de cet art d’écrire oublié redécouvert par Leo Strauss. Si
l’on réintroduit LUtopie dans cette tradition philosophico-rhétorique qui tra-
vaille la question de la persuasion, on perçoit combien L’Utopie, en tant
qu’invention rhétorique, est, dans sa forme même, dans sa texture, dans
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son écriture et dans le mode de lecture qu’elle suscite, de part en part poli-
tique. De ce point de vue, il ne me paraît pas extravagant de rapprocher
jusqu’à un certain point Thomas More de Machiavel qui, dans le cha-
pitre XV du Prince (1513), critique les inventeurs de républiques imagi-
naires. Surtout si l’on fait apparaître un troisième personnage, Savonarole,
le « prophète désarmé », selon Machiavel. Or le travail de Thomas More,
par la voie de L’Utopie, n’est-il pas de recueillir la « vérité » de Platon, la
« vérité » du christianisme et de prendre en même temps ses distances à
l’égard du millénarisme chrétien ? Comme s’il voulait nous faire entendre
que ce n’est pas en ayant recours à la révolte que l’on peut réintroduire ces
vérités dans le monde, mais en se tournant vers « la voie oblique » qui sait
prendre de biais les certitudes pour les détourner vers un autre principe
de réalité, vers une altérité sociale. Si l’on m’accorde cette lecture, on
conviendra aisément que le rapport de l’utopie à la politique, en tant que
pratique de transformation du monde, est constitutif.

M. : Qu’en est -il des utopies socialistes ?


M. A. : Certes on peut considérer que les utopies socialistes ont une ten-
dance à déprécier la politique et à s’en tenir là. Il suffira d’évoquer l’atti-
tude de dédain des saint-simoniens à l’égard de la révolution de 1830. Mais
là encore, la situation est beaucoup plus complexe qu’une simple relation
antithétique entre utopie socialiste et politique. Je prendrai l’exemple de
Cabet. En 1848, l’auteur du Voyage en Icarie2 lance un projet d’émigration 2. E. CABET, Voyage en
aux États-Unis pour y fonder une colonie communiste. À ce moment-là, Icarie (1840) in Œuvres,
tome I, Paris,
quelqu’un écrit un long article critique pour s’opposer à ce projet et Anthropos, 1970.
demander au citoyen Cabet de rester en Europe, compte tenu de l’impor-

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Le nouvel esprit utopique

tance de la nouvelle utopie qu’il a fait entendre grâce au Voyage en Icarie


et de son effet sur le mouvement social où l’on pouvait compter un grand
nombre de communistes icariens, plus de 100 000. Si utopie il y a, c’est ici
et maintenant qu’elle doit se manifester, intervenir. Aussi surprenant que
cela puisse paraître, l’auteur de l’article polémique n’était autre que Marx,
3. Cf. L. MARIN, admiratif, jusqu’à un certain point, de l’action de Cabet.3 Donc ici, deux
Utopiques. Jeux types de relations entre utopie socialiste et utopie politique apparaissent :
d’espaces, Paris, Éd. de
Minuit, 1973, p. 343 une relation néfaste et critiquable selon Marx, quand l’articulation se fait
à 351. entre l’utopie et une communauté particulière, restreinte, et une relation
productive, inventive quand l’articulation s’établit « en grand » entre utopie
et révolution.

M. : Mais l’utopie ne joue-t-elle pas un rôle très différent chez Thomas


More, où elle a une fonction critique, et au XIXe siècle, où elle serait un
modèle, une projection, quelque chose de positif, même si ce n’est pas un
projet ou un plan à réaliser ?
M. A. : En effet. En un sens, l’événement révolutionnaire a permis et sus-
cité l’extraordinaire floraison utopique du XIXe siècle, comme si le passage
de la société d’Ancien Régime à la nouvelle société, comme si la révolu-
tion avait rendu vie à l’utopie, aux espérances utopiques de l’humanité. La
spécificité de l’utopie du XIXe siècle découle de ce qu’elle apparaît dans
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une période post-révolutionnaire. Il s’ensuit qu’elle se présente, dans la
plupart des cas, comme une critique de l’idée jacobine selon laquelle on
peut transformer la société par l’État et à partir de l’État. Martin Buber a très
4. M. BUBER, Utopie et bien montré cela dans son ouvrage Utopie et Socialisme4. Tenter de le
Socialisme, trad.
suivre, ce qu’ont essayé de faire les utopistes, à la différence des jacobins,
P. Corset et F. Girard,
Paris, Aubier, 1977. c’était prendre acte du fait que la société moderne, le lien social moderne,
étaient détruits, soit par l’État, soit par le Capital, et donc reconstruire le
tissu social dans « le dos » de l’État, dans « le dos » du Capital, de telle sorte
qu’à un moment donné prenne corps une société autre, marquant le déclin
de l’ordre établi. Où nous retrouvons la question du rapport à la politique.
Une telle « stratégie » social-utopique peut effectivement entraîner, dans le
sillage de la critique du jacobinisme, une dépréciation de la politique. Mais
pas nécessairement. On peut voir surgir sous l’effet de l’utopie une « nou-
velle politique » qui investit des questions ou des objets délaissés par la
politique traditionnelle. Disons plutôt que l’utopie ouvre une scène polé-
mique, les uns ayant tendance à agrandir la brèche entre utopie et poli-
tique, les autres travaillant au contraire à la réduire et à proposer une nou-
velle articulation. Je pense à Pierre Leroux qui a d’abord quitté le
libéralisme adolescent pour devenir un prophète saint-simonien, puis
quitté les saint-simoniens pour inventer une relation inédite entre utopie
et politique. Rupture avec les saint-simoniens donc. Choqué par la manière
dont le Père Enfantin réhabilitait les relations amoureuses – « Le divan sera
le confessionnal de l’avenir. » disait ce dernier. Attaché à la démocratie,
Pierre Leroux était révolté par l’autoritarisme de la nouvelle utopie. Il ne
supportait pas que la vérité vienne d’en haut, d’une autorité à l’abri de
toute critique, et que les adeptes reçoivent le dogme passivement. Il per-

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cevait là une atteinte à l’esprit de libre examen et à l’égalité qui définis-


saient selon lui la démocratie. Sa position, à bien y regarder, n’est pas très
éloignée de celle de Marx, qui attaqua le substitutionnisme utopique – une
parole géniale prétend se substituer à la spontanéité du mouvement social
– ainsi que le susbtitutionnisme théorique et
la soumission à une « grande théorie ». Pierre Il s’agit de démocratiser
Leroux s’efforce d’instaurer une articulation
entre utopie et politique en combattant sur l’utopie, de la soumettre
deux fronts à la fois. D’une part, il montre
que l’idée centrale des différentes écoles uto-
à l’esprit critique.
piques, l’idée d’association, est en réalité une Parallèlement il convient
idée politique qui rejoint l’inspiration de la
démocratie. Il s’agit, après des siècles de d’utopianiser la démocratie,
sociétés hiérarchiques, de sociétés de caste,
de faire prévaloir un principe nouveau à l’en-
la penser comme une
contre de la domination, de la division de la institution spécifique
société entre dominants et dominés. D’autre
part, il pose une articulation nécessaire entre du social.
utopie et démocratie. Pour le dire rapide-
ment, il s’agit de démocratiser l’utopie, de soumettre l’utopie à l’esprit cri-
tique qui est le propre de la pensée démocratique, de refuser la séparation
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entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre sages et insensés. Il
n’y a plus d’inventeur génial, l’utopie devient l’affaire de tous, il lui importe
de passer d’une forme monologique à une forme dialogique, afin que l’as-
sociation préside aussi bien à sa conception qu’à sa communication.
Parallèlement, il convient d’utopianiser la démocratie, cesser de la penser
simplement comme un régime politique, un État de droit, mais comme une
institution spécifique du social qui, loin de couper avec l’inspiration uto-
pique, avec la recherche d’une altérité, s’y nourrit sans cesse pour mieux
lutter contre la dégénérescence toujours menaçante de la démocratie.
« Utopianiser », la démocratie n’est-ce pas, en outre, l’ouvrir à du métapo-
litique, à l’infini, à « une transcendance pratique » qui conjure toute clôture
et l’idée dangereuse que tout serait politique.

M. : Pierre Leroux occupe donc une place très importante ?


M. A. : Le « génial Pierre Leroux » selon Marx qui se référait vraisemblable-
ment à la Réfutation de l’éclectisme.5 Pierre Leroux est important à divers 5. P. LEROUX, Réfutation
titres. D’abord en tant qu’historien et penseur du mouvement utopique au de l’éclectisme (1839),
Genève, Slatkine, 1979.
XIXe siècle. J’estime que si l’on veut avoir une juste appréciation de ce mou-
vement, il faut se détourner d’Engels et de sa brochure Le Socialisme de
l’utopie à la science et se tourner vers la Lettre de Leroux au Docteur
Deville que j’ai republiée dans Le Procès des maîtres rêveurs6. Puis, il est 6. M. ABENSOUR, Le
l’auteur de De L’Humanité (1840). Enfin, il faudrait approfondir (ce que Procès des maîtres-
rêveurs, op. cit.
j’avais tenté dans une conférence non publiée) les relations de Leroux à
Maine de Biran, et voir comment, à partir de l’idée de passivité, de non-
coïncidence à soi, d’une critique du sujet, et d’une réflexion sur le corps,
Leroux est parvenu à concevoir un socialisme anti-autoritaire, comme s’il

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Le nouvel esprit utopique

y avait une correspondance entre la manière de penser le sujet et la


manière de penser la société, ou l’émancipation de la société. De même
faudrait-il faire des recherches sur sa présence plus implicite qu’explicite
chez Durkheim, Jaurès et semble-t-il chez Souvarine…

M. : Vous vouliez en venir à l’émancipation et à l’assimilation de l’utopie


au totalitarisme ?
M. A. : Sur le deuxième point, il faut prendre la question de front. Évi-
demment la haine de l’utopie situe l’utopie à l’écart de l’émancipation et
même orientée contre elle. Si l’on s’intéresse au destin du discours critique
de l’utopie, on s’aperçoit qu’un des sommets, une des sources de la haine
7. L. REYBAUD, Études de l’utopie se situe autour de 1848. Que ce soit chez Reybaud7 ou chez
sur les réformateurs Sudre dont L’Histoire du communisme (1848) a été plagiée et pillée au
contemporains ou
socialistes modernes, XXe siècle, on observe comme une condensation de tous les arguments
Paris, Guillaumin, 1840. anti-utopiques et que la haine de la révolution s’est transformée en haine
de l’utopie. Ce qui vaut aveu quant aux relations entre utopie et révolu-
tion, bien analysées par Maximilien Rubel.
Même si ce discours de haine de l’utopie n’est pas vraiment connu, il est
néanmoins présent, il fonctionne de façon quasiment anonyme et d’autant
plus qu’il a été réactivé par la critique du totalitarisme, qui n’hésite pas à
identifier de façon abusive utopie et totalitarisme. La présupposition à la
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base de cette accusation est une identification entre le mythe de la société
réconciliée et l’utopie. Or c’est bien mal connaître l’utopie, car dans la
diversité de ses traditions, on peut rencontrer des utopies où est soigneu-
sement préservée la pluralité de la condition humaine, au point de conju-
rer le fantasme de la société homogène et une, chez Fourier par exemple.
D’un point de vue historique, il en va de même. Prenons le cas de l’Union
soviétique, on remarque que tout ce qui pouvait avoir une valeur d’utopie
a été liquidé, que ce soient les idées sur l’émancipation sexuelle ou l’édu-
cation des enfants. Il faut plutôt penser une scène agonistique entre le tota-
litarisme et l’utopie : quand l’utopie décroît, le totalitarisme croît. Quant au
nazisme, mieux vaut refuser de discuter. Le nazisme n’a rien à voir avec
8. Utopie : la quête de la l’émancipation, ni avec l’utopie. Scandaleuse dans l’exposition sur l’utopie8
société idéale en
était la présentation du nazisme au motif qu’il aurait conçu une utopie du
Occident, Paris,
Bibliothèque nationale corps. Encore faudrait-il apprendre à distinguer entre mythe et utopie.
de France, Fayard, Une fois démolie la thèse de l’identification de l’utopie au totalitarisme (À
2000.
quand Le Livre noir de l’utopie ?), on peut retrouver les rapports de l’utopie
et de l’émancipation. Qu’on prenne la voie de Pierre Leroux qui repose sur
la relation entre utopie et association (et donc la visée d’une sortie des
sociétés de domination), ou celle de Martin Buber, la reconstruction d’un
lien social autre, la participation de l’utopie à l’émancipation est manifeste.
Toujours à suivre Leroux, la modernité se caractérisant par trois vagues de
l’émancipation, l’utopie venant après le protestantisme et la philosophie
représentant la troisième vague. Par émancipation, il convient d’entendre
ce mouvement moderne qui consiste à se libérer des formes d’autorité exis-
tantes, de telle sorte que puisse apparaître, se constituer une nouvelle mani-
festation de la vie, de désir de l’humanité. L’utopie – le rêve du collectif

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L’ h o m m e e s t u n a n i m a l u t o p i q u e

selon Walter Benjamin – serait d’abord l’affirmation de ce désir d’une alté-


rité sociale. Pour que ce rapport de l’utopie à l’émancipation devienne
visible, il faut écarter ce que les publicistes conservateurs appellent « l’éter-
nelle utopie » qui n’est en réalité qu’une éternelle dénonciation de l’utopie.
Selon eux, de Platon à William Morris en passant par Thomas More, ce
serait, sous des noms divers, toujours le même discours qui s’écrirait, affecté
des mêmes défauts, constructivisme, autoritarisme, négation de la singula-
rité des individus. Mythe de « l’éternelle utopie » qu’il faut distinguer d’un
tout autre phénomène qui est la persis-
tance de l’utopie. Entendons une impul-
sion obstinée vers la liberté et la justice,
Tout ce qui pouvait avoir
qui, en dépit de tous les échecs, de tous une valeur d’utopie en
les désaveux, de toutes les défaites,
renaît dans l’histoire, refait jour, qui, au Union soviétique a été
plus noir de la catastrophe, se fait
entendre, résiste, comme si la catas-
liquidé, que ce soient les idées
trophe même suscitait une nouvelle sur l’émancipation sexuelle
sommation utopique. Un des coups de
génie de Thomas More n’est-il pas ou l’éducation des enfants.
d’avoir inscrit cette persistance de l’uto-
pie au cœur même de L’Utopie ? Ce qui
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compte en effet à ses yeux, ce n’est pas tant l’affirmation d’une propriété
commune ou sociale que de faire naître, chez les habitants de l’Utopie,
grâce à une pratique des belles lettres, une disposition en quelque sorte
« utopienne » qui les rend aptes à proposer toujours de nouveaux moyens
pour atteindre à l’émancipation de l’humanité. Il écrit dans L’Utopie :
« Aiguisé par les lettres, l’esprit des Utopiens est éminemment propre à inven-
ter des procédés capables d’améliorer les conditions de la vie. » Du même
coup, tombe la sempiternelle critique d’après laquelle l’utopie donnerait
nécessairement naissance à une société close, repliée sur elle-même, sta-
tique, en proie à l’enfermement. Au regard de la persistance de l’utopie à
travers les âges, on est fondé à penser que l’homme est un animal utopique.

M. : Oui, c’est la critique de l’esprit de système, que l’on retrouve par


exemple à propos de Le Corbusier.
M. A. : Certainement, mais je ne m’engagerai pas dans la question difficile
et réelle des rapports entre l’utopie et l’architecture. Quant à la critique de
l’esprit de système, c’est ignorer gravement l’histoire de l’utopie. J’ai pro-
posé jadis l’expression de « nouvel esprit utopique » pour rendre compte
d’une mutation essentielle. C’était d’abord, à mes yeux, une réplique au
« nouvel esprit scientifique » qui s’était alors emparé du marxisme dans sa
période althusserienne, mais c’était surtout une manière d’attirer l’attention
sur le mouvement d’autoréflexion critique qui a traversé et transformé
l’utopie. Soit la périodisation de l’utopie au XIXe siècle ; après l’émergence
de la triade des grands fondateurs, Saint-Simon, Fourier, Owen, vient la
seconde génération des disciples avec d’un côté les orthodoxes qui adap-
tent l’utopie à l’ordre existant, de l’autre les dissidents qui, grâce à cette

MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006 ● 77


Le nouvel esprit utopique

dissidence, sauvent l’écart initial. De là, la mise en œuvre d’une critique


interne et immanente à l’utopie : Déjacque, par rapport à Fourier, dans
9. J. DÉJACQUE, L’Humanisphère9. William Morris, par rapport à la tradition utopique dans
L’Humanisphère, son ensemble, dans Les Nouvelles de nulle part10. Cette critique interne de
Bruxelles, Bibliothèque
des Temps nouveaux, l’utopie esquisse déjà le geste que décrira plus tard Adorno dans Minima
1839. Moralia11. Il s’agit d’arracher aux ennemis de l’utopie les arguments contre
10. W. MORRIS, Nouvelles l’utopie, pour les mettre au service de l’utopie. On retrouve de même un
de nulle part, trad. de mouvement critique au niveau de la production de l’utopie. Ainsi
l’anglais par V. Dupont,
Paris, Aubier, 1977.
Déjacque et William Morris, au lieu de publier leur utopie sous forme d’un
livre, d’un objet achevé dans sa complétude, à prendre ou à rejeter en
11. T. W. ADORNO,
Minima Moralia, (1943- bloc, la donnent à lire en feuilletons, de semaine en semaine, dans les
1947), trad. de périodiques de l’époque, ouvrant par cette voie la porte à un dialogue pos-
l’allemand par Eliane sible avec les lecteurs. Tel est le passage d’une forme monologique à une
Kaufholz et Jean-René
Ladmiral, Paris, Payot, forme dialogique.
1983. Dans le cas de William Morris, le nouvel esprit utopique se traduit par une
novation technique, par « une transformation de l’appareil de production »
dans les termes de Walter Benjamin, qui consiste à rejeter l’utopie-modèle
en faveur de l’utopie-simulacre. En effet William Morris renonce à l’utopie
classique – le modèle juridico-politique – pour inventer sur le fond de la
prévision morphologique marxienne une nouvelle forme d’utopie se nour-
rissant à d’autres sources que le modèle classique, et faisant porter son
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intervention ailleurs. Une lecture interne des Nouvelles de Nulle part montre
que ce texte est construit en abîme, au sens où il fait se succéder une pré-
sentation classique de l’utopie et la destruction, de l’intérieur, de ce mode
de présentation. Ainsi, dans un premier temps, le narrateur, projeté dans le
futur post-révolutionnaire de sa société, tient la place de l’ingénu classique,
qui, face à la nouveauté, pose des questions et enregistre des réponses. Il
est significatif que pendant cette première phase, il conserve ses vêtements
d’origine. Puis après avoir acquis la mémoire de la société nouvelle, il se
baigne dans la Tamise (la symbolique de l’initiation et de la nouvelle nais-
sance), revêt de nouveaux vêtements et noue alors un rapport d’intériorité
et d’échange avec les membres de la société nouvelle. Le narrateur passe
de la situation de visiteur à celle de voisin. Au récit de voyage classique se
substitue soudain la « romance » (Being Some Chapters From a Utopian
Romance est le sous-titre de l’ouvrage), l’utopie exposée en mode roman-
tique. Par cette voie, William Morris introduit une nouvelle qualité, celle du
« merveilleux utopique ». Le merveilleux qui selon Mabille « veut dépasser
les limites de l’espace et du temps, veut détruire les barrières, il est la lutte de
la liberté contre ce qui la réduit, la détruit, la mutile… il est tension pas-
sionnelle et poétique. » William Morris joue du merveilleux contre la clôture
du modèle juridico-politique. Il crée ainsi une nouvelle forme d’utopie,
résolument moderne en ce qu’elle est expérimentale, œuvre ouverte,
inachevée (quelques chapitres seulement). « A feeling of aventure » plane
sur la remontée de la rivière où le narrateur découvre par lui-même les par-
ticularités de la société nouvelle ; il y connaît le début d’une relation amou-
reuse avec Ellen, femme étrange et farouche, l’équivalent de Diotima.
Utopie sous le signe de la fragilité : en effet la romance s’achève de façon

78 ● MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006


L’ h o m m e e s t u n a n i m a l u t o p i q u e

tragique, comme dans le théâtre de Racine. Le Il s’agit d’arracher aux


narrateur cherche le regard d’Ellen, mais cette
dernière regarde déjà ailleurs et il est du même ennemis de l’utopie les
coup rejeté dans le monde ancien d’où il vient,
comme si le merveilleux utopique, semblable arguments contre l’utopie,
au plaisir esthétique, était à chaque instant pour les mettre au service
menacé de s’évanouir, de disparaître, sous le
poids de la souffrance des générations passées. de l’utopie.
M. : Qu’il s’agisse de Thomas More ou des uto-
pies du XIXe siècle, vous avez insisté sur leur dimension critique. Il se
trouve que vous êtes aussi l’éditeur en France des textes de la théorie cri-
tique. Comment s’articule cet intérêt pour l’utopie et pour la théorie cri-
tique ?
M. A. : Si vous le permettez, je vais répondre d’abord de façon biogra-
phique. Quand en 1965 j’ai choisi de travailler sur l’utopie, principalement
sur William Morris, je voulais également revenir sur la question du rapport
de Marx à l’utopie. À la suite de lectures, j’avais l’intuition qu’il y avait chez
Marx, en dépit des critiques adressées au socialisme utopique, une dimen-
sion utopique, ce qui était une évidence pour les lecteurs de culture alle-
mande, mais ce que personne n’osait soutenir en France à l’époque, sinon
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Maximilien Rubel, l’éditeur de Marx dans la collection de la Pléiade. J’étais
en cela encouragé par William Morris, lui-même, puisque ce dernier avait
pour singularité d’être marxiste et d’avoir écrit, en tant que tel, une utopie.
Il faut avouer que travailler sur William Morris, sur Marx et l’utopie en
pleine période althusserienne, sous le règne du structuralisme, n’était pas
chose facile et j’ai connu des moments de découragement. J’ai donc cher-
ché des points d’appui : d’abord chez Edward Palmer Thompson, l’auteur
d’un grand livre, William Morris Romantic to Revolutionary (1955) et du
livre-culte The Making of the English Working Class (1964), dont j’ai pré-
facé l’édition française en 198812 ; chez Pierre Leroux, notamment dans ce 12. E. P. THOMPSON, La
livre admirable qu’est La Grève de Samarez13 où toutes les grandes utopies Formation de la classe
ouvrière anglaise, Paris,
sont mises en scène ; chez Walter Benjamin et bien évidemment dans la Gallimard, Le Seuil,
théorie critique. Dès 1965, j’ai lu Eros et Civilisation14 et fait la connaissance 1988.
de Marcuse en 1968. Pour moi, la théorie critique apportait une confirma- 13. P. LEROUX, La Grève
tion de mon intuition première, quant à l’existence d’une dimension uto- de Samarez (1863),
Paris, Klincksieck, 1979.
pique dans l’œuvre de Marx ; et ce de la part de marxistes hétérodoxes qui
n’étaient pas des marxistes du parti ou de l’État. 14. H. MARCUSE, Eros et
Civilisation, Paris, Éd.
L’utopie fait partie intégrante de la théorie critique. Dans « Philosophie et de Minuit, 1963.
théorie critique »15, Herbert Marcuse montre que la théorie critique n’a pas 15. H. MARCUSE,
peur de l’utopie ; mieux, que ses concepts ont la particularité d’être « Philosophie et théorie
constructifs, c’est-à-dire qu’ils envisagent la suppression de la réalité exis- critique » (1937),
Culture et Société, Paris,
tante et son remplacement par une nouvelle réalité. La négation détermi- Éd. de Minuit, 1970.
née de ce qui est ne peut s’effectuer que grâce à un recours à l’imagination
qui peut anticiper une formation sociale supérieure, la liberté future, en
franchissant les limites de l’existence. Quant à Walter Benjamin et Theodor
W. Adorno, ils m’ont aidé à comprendre que l’autoréflexion critique, qui

MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006 ● 79


Le nouvel esprit utopique

Il existe une opposition constitue à mes yeux le nouvel esprit uto-


pique, avait pour visée de combattre la
entre la prévision rechute toujours possible de l’utopie dans le
mythe. L’utopie ne peut prendre son envol
scientifique et la prévision qu’en rompant avec le mythe, avec ses ori-
sympathique, bref entre la gines mythiques, rupture d’autant plus néces-
saire que le retour du mythe la menace tou-
science et l’utopie. jours. C’est pourquoi dans mon livre L’Utopie
de Thomas More à Walter Benjamin16 j’ai atta-
ché tant d’importance à la confrontation des
16. M. ABENSOUR, deux exposés de Walter Benjamin, (1936 et 1939) et à la controverse extrê-
L’Utopie de Thomas mement âpre avec Adorno en 1935. Dans l’ensemble de ces textes, ce qui
More à Walter
fait précisément question c’est le retour du mythe et l’exigence de lutter
Benjamin, op. cit.
sans relâche contre ce retour. Le sévère rappel d’Adorno concernant l’am-
biguïté du mythe de l’âge d’or qui serait à la fois Arcadie et enfer n’a pas eu
pour effet de faire renoncer Walter Benjamin à l’utopie. La resituant dans la
révolution-innervatrice, Walter Benjamin considère l’utopie, tel le geste de
l’enfant qui apprend à saisir en tendant la main vers la lune, comme une
anticipation excessive, mieux, comme étant toujours en excès.
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M. : Mais pourquoi le discours critique, bien souvent, s’interdit à lui-

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même toute imagination utopique ?
M. A. : De quel discours critique voulez-vous parler ? de la sociologie ? Le
discours de la sociologie est-il critique ? Et dans le cas où il le serait, irait-
il, comme la théorie critique, jusqu’à accorder une place à l’utopie ? J’en
doute. Depuis le conflit entre Auguste Comte et les saint-simoniens, il
existe une opposition entre la prévision scientifique et la prévision sym-
pathique, bref entre la science et l’utopie.

M. : Mais n’y a-t-il pas aussi chez Walter Benjamin une importante dimen-
sion messianique ? Un messianisme qui ne serait pas du côté du mythe,
mais d’une attente de liberté, d’émancipation ?
M. A. : Certainement. Mais dans quel sens entendre ce terme de messia-
nisme ? Peut-on en faire un usage métaphorique, à l’exemple de Jacques
Derrida quand il perçoit une dimension messianique dans l’œuvre de
Marx ? Dans le cas de Walter Benjamin, c’est plus compliqué, dans la
mesure où il s’agit du messianisme juif tel que Benjamin pouvait le
connaître à travers son ami Scholem. À ce messianisme, on peut recon-
naître un certain pouvoir de critiquer le mythe. Pour ma part, je préfère
insister sur le rapport de Walter Benjamin à l’utopie, sur le travail qu’il
entend exercer sur l’utopie – image de rêve, encore sous l’emprise du
mythe – pour la transformer, selon une technique du réveil, en image dia-
lectique, en une constellation saturée de tensions d’où peut surgir un pou-
voir à la fois destructeur et libérateur. Peut-être qu’en ce point, il existe
pour Walter Benjamin une conjonction possible entre le messianisme et
l’utopie : ce serait grâce à la fulgurance de l’intervention messianique que
l’utopie pourrait se métamorphoser en image dialectique. N’est-ce pas la

80 ● MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006


L’ h o m m e e s t u n a n i m a l u t o p i q u e

tâche du messie d’arracher au dernier instant l’humanité à la catastrophe


qui la menace en permanence ? N’oublions pas pour autant l’appréciation
de Pierre Klossowski qui a bien connu Walter Benjamin et qui percevait en
lui l’existence d’une doctrine secrète, ésotérique, à savoir la recherche
d’une articulation possible, d’un jeu entre Fourier et Marx.

M. : Chez Adorno, est-ce que la possibilité d’une pensée et surtout d’une


pratique utopique ne se limite pas au domaine de l’esthétique, par
exemple, de la musique. Peut-on aller plus loin ?
M. A. : Je ne crois pas que l’on puisse réduire la pensée de l’utopie chez
Adorno à l’esthétique. Nous retrouvons ici la question de la mimésis et de
la thèse d’Adorno selon laquelle une raison qui ferme la voie aux impul-
sions mimétiques se nie elle-même. Mais la pensée de l’utopie chez
Adorno déborde largement l’esthétique. Examinons d’abord un terme typi-
quement adornien, « lignes de fuite ». Par cette expression, il s’agit pour
Adorno d’infléchir la pratique de l’utopie : au
lieu de se diriger vers ce qui doit être, il impor- Au nouvel esprit utopique
terait de faire son séjour de la négativité – la
négation déterminée de ce qui est. Tel est le revient de rechercher les
sens de l’utopie négative qui se garde de
donner naissance à une nouvelle affirmation. points aveugles à partir
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De là, les lignes de fuite. En ajoutant que de ce desquels l’émancipation
séjour dans la négativité peut surgir une éclo-
sion de lignes de fuite latérales, marginales, s’est inversée.
imprévisibles, immaîtrisables, loin d’un nou-
veau principe de réalité, dans un écart de nature à laisser se lever l’altérité.
Il faut d’autre part se tourner vers un texte essentiel d’Adorno, « Sur l’eau »
(fin de la deuxième partie de Minima Moralia) qui soumet à la critique les
finalités que l’on prête à la société émancipée. Il appartient à Adorno de
dénoncer ce qui se cache sous l’idéal social-démocrate de l’épanouisse-
ment des possibilités humaines ou de la richesse de la vie. Ces finalités,
loin d’ouvrir un écart, une différence qualitative, ne font que reproduire la
logique de la société marchande soumise au modèle de la production et à
la visée d’une totalité dominée par la quantification. Or ce n’est que dans
la rupture avec une telle totalité que peut se concevoir une émancipation
qui n’a rien de commun avec l’accroissement de la productivité. Un impé-
ratif catégorique : que nul n’ait plus jamais faim. Et la recherche de lignes
de fuite, aussi immatérielles que les effets de miroir, de réfraction sur l’eau,
des moments fugaces, éphémères de bonheur qui tiennent à distance aussi
bien la recherche de la plénitude que l’avidité prédatrice. Ce n’est certai-
nement pas par hasard que William Morris a situé son utopie sur la rivière,
comme pour prêter à l’utopie les caractères de l’eau en tant qu’élément, la
fluidité, le caractère insaisissable, le miroitement à l’infini, la fragilité.
En outre, pour la théorie critique, pour Adorno et pour Walter Benjamin,
l’utopie trouve sa consistance philosophique dans la réplique qu’elle
oppose à la dialectique de l’émancipation, c’est-à-dire au processus para-
doxal par lequel l’émancipation moderne s’est renversée en son contraire,

MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006 ● 81


Le nouvel esprit utopique

donnant naissance à de nouvelles formes d’oppression et de barbarie. Au


nouvel esprit utopique revient de rechercher les points aveugles à partir
desquels l’émancipation s’est inversée, de les investir, et de les décons-
truire afin d’ouvrir de nouvelles percées utopiques. C’est du côté de Walter
Benjamin que l’on rencontre la pensée la plus aiguë d’une dialectique de
l’émancipation rapportée aux utopies. C’est dans son ultime texte, Sur le
17. W. BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire17, qu’il élabore avec le plus de rigueur ce dispositif cri-
concept d’histoire », in tico-utopique. Il isole trois foyers, à partir desquels s’est effectuée l’inver-
Œuvres, tome III, Paris,
Gallimard, coll. « Folio »,
sion de l’émancipation, et qui sont autant de cibles qu’il désigne aux
2000. assauts de l’utopie : la valorisation du travail, la croyance au progrès
continu, l’orientation vers le bonheur des générations futures. Adorno y
ajouterait le désir de souveraineté venant pervertir de l’intérieur l’émanci-
pation. Retenons le premier foyer repéré par Walter Benjamin, la valorisa-
tion du travail. Une telle conception de l’émancipation trahit l’emprise du
modèle de la production qui valorise l’exploitation de la nature, sans dis-
cerner qu’elle porte en elle le risque de la domination de l’homme sur
l’homme. Aussi Walter Benjamin, pour contrer une telle inversion de
l’émancipation, se tourne vers l’utopie de Fourier qui, grâce à son extra-
vagance, recherche une autre relation à la nature susceptible de libérer ses
virtualités. Walter Benjamin écrit dans la thèse XI : « Les divagations qui ont
valu à Fourier tant de moqueries témoignent d’un bon sens surprenant.
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D’après Fourier, grâce à une organisation bien comprise du travail social,
on devrait voir un jour quatre lunes éclairer la nuit du globe… l’eau de la
mer devenir potable et les fauves se mettre au service de l’homme. Tout cela
illustre un travail qui, loin d’exploiter la nature, est en mesure de la déli-
vrer des créations virtuelles qui dorment dans son sein. »

M. : Dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, si l’on se méfie à la


fois de la dialectique de la raison, de la dialectique de l’émancipation, et
si l’on souhaite être attentif à l’utopie aujourd’hui, la forme d’esprit à
laquelle invite Thomas More, l’innervation, les lignes de fuite, peuvent-
elles constituer la disposition d’esprit adéquate ?
M. A. : Quelle est donc la valeur de la disposition utopienne pour nous ?
Avant de répondre à votre question, il faut prendre parti sur l’existence de
l’utopie aujourd’hui. C’est ce que j’ai tenté de faire en forgeant l’expression
de nouvel esprit utopique, ce qui veut dire entre autres que l’utopie n’est
pas morte en 1848, mais qu’elle a continué de se manifester sous différentes
formes jusqu’à nos jours. Encore faut-il préciser qu’en dehors de certaines
pratiques communautaires-utopiques apparues dans les années 1960 aux
États-Unis ou en Europe, la particularité du nouvel esprit utopique est de
produire non pas des utopies mais un discours sur l’utopie, une pensée
renouvelée de l’utopie. Les grands noms sont Ernst Bloch, Martin Buber, la
théorie critique (Marcuse, Adorno, Walter Benjamin), et aussi Emmanuel
Levinas, j’y reviendrai. Il faut compter également avec certaines orientations
du surréalisme, notamment chez André Breton dans son rapport à Fourier
et avec certaines orientations de l’avant-garde, le situationnisme par
exemple ou la revue Utopie en France. Bien évidemment, la haine présente

82 ● MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006


L’ h o m m e e s t u n a n i m a l u t o p i q u e

de l’utopie, renforcée par la confusion entretenue à dessein entre l’utopie


et le totalitarisme, occulte cette persistance de l’utopie. Mais ce n’est pas
l’éternelle dénonciation de l’utopie, reprise par les procureurs du jour, qui
empêchera l’homme d’être un animal utopique. Quel est l’effet de ce
nouvel esprit utopique sur le social-historique ? Au minimum d’affirmer en
acte la persistance de l’utopie, et ce n’est pas rien. Il conviendrait également
de mesurer la présence de l’utopie dans
la philosophie contemporaine. Je veux
dire par là qu’il y a de grandes œuvres
L’utopie est une forme de
philosophiques où affleure de façon plus pensée « autrement que
ou moins voilée une dimension utopique,
comme si la philosophie redécouvrait un savoir » qui prend son
lien peut-être indestructible avec l’utopie.
Je pense à Marc Richir pour qui, me
impulsion première dans
semble-t-il, la révolution de la pensée, la une expérience de l’autre,
révolution phénoménologique mène à
une pensée de la révolution où l’utopie dans une proximité à l’autre.
trouve pour ainsi dire sa place. Ou bien
Emmanuel Levinas qui nous invite, par sa
réflexion critique sur Martin Buber et sur Ernst Bloch, à penser autrement
l’utopie. Il arrache, en quelque sorte, l’utopie à l’ordre de la compréhen-
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sion, du savoir et de ses effets de pouvoir pour la situer plus justement du
côté de la rencontre, de la socialité, de la proximité – le fait du prochain.
Entendons que l’utopie est une forme de pensée « autrement que savoir »
qui prend son impulsion première dans une expérience de l’autre, dans une
proximité à l’autre. C’est reconnaître que l’utopie trouve sa source non plus
dans l’être, dans l’inachèvement de l’être et dans un mouvement vers l’ac-
complissement de l’être, mais dans le fait éthique, dans la relation où le Je
rencontre le Tu. De là naît l’exigence de concevoir une nouvelle intrigue
pour l’utopie : il ne s’agit plus à travers l’utopie de rechercher l’accord entre
l’être et l’homme, mais il s’agit de penser l’utopie comme une sortie de l’être
(non pas de l’être « devenu » comme chez Bloch) mais une sortie de l’être
« en tant qu’être », comme une évasion pour reprendre le terme du grand
texte de 193518. L’utopie de par cette évasion de l’être, de par cette sortie de 18. E. LEVINAS, De
l’être en tant qu’être, serait désintéressement ou autrement qu’être. En ce l’évasion (1935),
Montpellier, Fata
sens, l’utopie serait surgissement de l’humain, non pas sous la forme du Morgana, 1982.
retour chez soi (Ernst Bloch), mais en tant que découverte du non-lieu qui
vient hanter et doubler tout lieu. Intrigue complexe, car ce « pas hors de
l’homme », cette suspension de l’essence, cet arrêt du conatus reconduit
dans une sphère dirigée vers l’humain. Déconnexion pour permettre une
autre connexion, comme s’il y avait une conjonction entre cette suspension
du conatus et la poussée vers une société meilleure en quête de la justice.
Levinas interroge : « La face visible de cette interruption ontologique, de cette
époché ne coïncide-t-elle pas avec le mouvement pour une société
meilleure ? » 19 Cette phrase est riche d’interrogations, car elle a la vertu de 19. E. LEVINAS, De Dieu
supposer un lien, une affinité, qui reste à creuser, entre l’époché phénomé- qui vient à l’idée, 2e éd.,
Paris, Vrin, 1986.
nologique – la mise entre parenthèse de l’attitude naturelle, de la vision

MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006 ● 83


Le nouvel esprit utopique

naïve des choses, des constructions qui empêchent de revenir aux choses
mêmes – et l’utopie. L’utopie, le jeu utopique, ne pratiquerait-il pas à son
tour une sorte d’époché – la mise entre parenthèses de la société telle qu’elle
est, des opinions sur lesquelles elle repose – pour permettre le retour de
significations enfouies, endormies, pour permettre un éveil à la proximité,
ou un réveil de la proximité. On comprend dans ces conditions que Levinas
puisse parler de « l’humain utopique » ou de « l’utopie de l’humain », une
autre manière de définir l’homme comme un animal utopique.
Un dernier point quant à l’utopie aujourd’hui, qui me paraît commun à
Levinas et à Adorno. Qu’en est-il de l’utopie après
Auschwitz, après la Shoah prise dans son unicité et
La persistance de la les génocides qui ont suivi ? La catastrophe n’a-t-elle
souffrance contraint pas mis à tout jamais fin à l’utopie, n’a-t-elle pas ruiné
la vis utopica ? Il semblerait que non. Car de la catas-
l’utopie non réalisée trophe surgirait une nouvelle sommation utopique,
comme si la catastrophe dévoilait a contrario la
à ne pas se saborder, nécessité de l’utopie. Sommation utopique qui trouve
malgré les invitations dans la souffrance extrême une impulsion historique
spécifique provenant de ce que Hegel appelle « la
qui lui en sont faites. conscience des malheurs ». La persistance de la souf-
france contraint l’utopie non réalisée à ne pas se
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saborder, malgré les invitations qui lui en sont faites. Voilà pourquoi
20. T. W. ADORNO, Adorno introduit à la fin de son essai Éduquer après Auschwitz20 le nom
« Eduquer après emblématique de Charles Fourier. On peut prendre le problème autre-
Auschwitz », Modèles
critiques, Paris, Payot, ment. Si Auschwitz est l’emprise du maître absolu qu’est la mort, la som-
1994. mation utopique post-génocidaire n’a-t-elle pas pour caractère de réveiller
la quintessence de l’utopie, à savoir, le refus de la mort ?

M. : Mais la théorie critique permet-elle d’envisager pour chacun de ressai-


sir sa propre expérience au-delà des pratiques artistiques ou esthétiques ?
M. A. : Vous me demandez si l’individu, dans la société administrée, peut
encore avoir accès à l’utopie, à une pratique utopique. C’est ainsi que je
comprends votre question. De ce point de vue, je pense qu’on peut
répondre avec Adorno qui a souvent un mode de pensée antinomique,
c’est-à-dire que la pensée est écartelée entre deux pôles contradictoires.
Nous sommes sur le fil du rasoir. D’une part, la société administrée, même
si elle est de forme démocratique, procède à la liquidation du sujet, de l’in-
dividu, et produit le type sclérosé, stéréotypé tel qu’il se manifeste dans la
personnalité autoritaire ; d’autre part, du fait de la souffrance qui l’affecte,
l’expérience individuelle n’est-elle pas en mesure de résister à la formation
du type et de frayer une voie inédite à une universalité non violente, res-
pectueuse de la différence ? Adorno de par « le choix du petit » revient sur
le rejet hégélien de l’individu, « trop petit face au général ». Alors l’expé-
rience individuelle peut devenir le lieu d’un mode de philosopher nou-
veau, micrologique, non étranger à l’utopie, en ce qu’il peut percevoir et
mettre en œuvre les facultés émancipatrices de l’individu. Dans Minima
Moralia, Adorno écrit : « Il est permis de penser que quelque chose des pos-

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L’ h o m m e e s t u n a n i m a l u t o p i q u e

sibilités libératrices de la société a reflué pour un temps dans la sphère de


l’individu. » Et dans Dialectique négative21, il reconnaît la possibilité d’une 21. T. W. ADORNO,
individuation de la connaissance critique : « L’imagination exacte d’un dis- Dialectique négative,
Paris, Payot, 1978.
sident, estime-t-il, peut voir plus que mille yeux auxquels on a mis les
lunettes roses de l’unité. » À l’individu reviendrait donc de répondre à la
sommation utopique de notre temps, en résistant au réel, en refusant de
tomber sous son emprise, en un mot en procédant à un déplacement du
réel grâce à la fantaisie et à l’imagination.

M. : Qu’entendez-vous par déplacement du réel ? Et si ce mouvement est


dû à l’imagination, quel est le rapport au réel dans l’utopie ? Ce n’est pas
simplement du rêve, mais quelque chose de plus, un rêve collectif peut-
être, mais peut-il se donner comme réalité ?
M. A. : Il y a plusieurs questions dans votre question. D’abord, par dépla-
cement du réel, je veux dire que l’essentiel pour l’utopie n’est pas tant
d’imaginer une société heureuse, tendant à la perfection, ou une société
de nulle part, que de se soustraire au réel, à sa massivité, à sa réification,
à sa pétrification. L’utopie a d’abord pour fonction de soulever la pesan-
teur du réel ou ce qui se donne comme tel. Et pour s’y soustraire, l’utopie
le déplace, le fait bouger, le fait sortir de ses gonds pour entrevoir, au-delà
de la chape de plomb de l’ainsi-nommé-réel, une altérité, un être autre-
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ment. L’époché utopique – la mise entre parenthèse de l’ordre établi, du
réel, de la doxa – constitue d’abord l’utopie en tant que négative, qui pro-
cède à une négation déterminée de ce qui est, de ce qui va de soi, de ce
qui paraît aller de soi. Il ne s’agit donc pas pour l’utopie de produire des
images positives, mais d’ouvrir des brèches. Ce déplacement qui se double
d’une évasion produit des effets non maîtrisables ; le réel ainsi ébranlé, mis
de côté, problématisé ; dans un appel d’air irrésistible se révèlent des lignes
de fuite que le réel occultait ou frappait de forclusion. L’utopie, l’impulsion
utopique, rejette l’idée que l’on nous répète ad nauseam d’horizon indé-
passable parce qu’indéplaçable. De par le déplacement du réel, l’utopie
entreprend de dépasser le soi-disant indépassable et se donne ainsi les
moyens d’apercevoir d’autres horizons qui tout à coup relativisent nos
horizons qui s’étaient absolutisés, au nom de l’indépassable du réel.
Charles Fourier, averti de ce déplacement, appelait à un écart absolu. Saint-
Simon donnait pour tâche à l’utopie d’inventer des relations humaines qui
n’avaient jamais existé.
D’où provient ce déplacement du réel ? D’un individu, comme le pense
Gustav Landauer ? Ou d’un groupe social ? Afin d’éviter une conception
monologique de l’utopie, je préfère reprendre et explorer l’idée benjami-
nienne de rêve du collectif. Mais ce rêve du collectif, si rêve du collectif il
y a, est-il susceptible de se transformer en une nouvelle réalité, en une nou-
velle manifestation du réel ? Ici l’utopie se trouve, semble-t-il, à la croisée
des chemins, sous forme d’une alternative entre une sortie de l’être devenu
(Ernst Bloch) et une sortie de l’être en tant que tel (Emmanuel Levinas).
22. G. LANDAUER, La
Que visent l’évasion, le déplacement ? L’être autrement ou l’autrement Révolution, Paris, Éd.
qu’être ? En reprenant les termes de Gustav Landauer dans La Révolution22, Champ libre, 1974.

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Le nouvel esprit utopique

l’histoire des hommes est-elle un mouvement destiné à demeurer tel, d’uto-


pie vers une nouvelle topie et de cette topie vers une résurgence de l’uto-
pie et ainsi de suite ? Ou bien le déplacement de l’utopie vaudrait-il inter-
ruption, sortie ? Il ne s’agirait plus tant d’amorcer un mouvement vers une
nouvelle topie, une nouvelle figure du réel, que de poursuivre la mise en
question du réel jusqu’à s’orienter vers un autrement qu’être. Peut-être tient-
on là un critère distinctif entre deux formes d’utopies : celles qui inclinent
le déplacement initial vers une nouvelle topie, et celles qui, emportées par
le déplacement, font du lieu de nulle part leur séjour, jusqu’à sortir du réel
en tant que tel, et se mettre en quête d’un autrement que le réel, sous le
signe, faute de mieux, de la plasticité et de la fluidité, comme si la fluidité
permettait de résister à tout processus de réification, à un nouvel enferme-
ment dans un autre réel ? Les Nouvelles de Nulle part se passent en partie sur
l’eau, de là peut-être leur climat d’irréalité ? Et l’on peut considérer que l’hy-
pothèse morrissienne d’une ère de repos (an epoch of rest) après la révolu-
tion n’est pas étrangère à cette recherche d’une interruption du mouvement
de l’utopie vers une nouvelle topie, comme si la mise entre parenthèse de
l’époché utopique se prolongeait, au point d’entrevoir une sortie du réel, un
voyage vers l’autrement qu’être.
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M. : Y a-t-il un thème qui se dégage de l’esprit utopique, par exemple le

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thème de la désaliénation du travail, et une historicité de ces thèmes ?
M. A. : Le thème de l’association me paraît essentiel, l’accès à la non-domi-
nation, sous forme d’une sortie des sociétés hiérarchiques de caste. Pour
Walter Benjamin, dans l’Exposé de 1936, l’utopie, une fois de plus, serait
mixte : d’une part, elle comprendrait un versant d’historicité sous forme de
protestation par rapport au mode de production ; de l’autre, elle contien-
drait un versant anhistorique sous forme d’un réveil de l’âge d’or ou du
communisme primitif. Ce thème sera abandonné par la suite en raison de
son ambiguïté, puisque l’âge d’or, image mythique, peut être Arcadie mais
aussi enfer. Il est certainement arbitraire de vouloir enfermer l’esprit de
l’utopie dans un thème. Plus fécond me paraît être de s’interroger sur la
pluralité des traditions utopiques pour rendre vie à cette forme de pensée
sauvage et à sa foisonnante luxuriance. On trouve effectivement chez
Thomas More le thème de la désaliénation du travail, sous la forme d’une
réduction du temps quotidien de travail. C’est grâce à cette réduction du
temps de travail que les habitants d’Utopie pourront cultiver les belles
lettres, et ainsi entretenir, voire développer la disposition utopienne. ●

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