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réfugié·es de Jénine - sa mission quasi quotidienne


depuis deux mois - et avait son casque, portait son gilet
Shireen Abu Akleh, le visage sans peur du
pare-balle bleu estampillé «presse ».
journalisme palestinien
PAR ALICE FROUSSARD
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 12 MAI 2022

Une Palestinienne tient une photo de Shireen Abu Akleh, à Ramallah,


en Cisjordanie, le 11 mai 2022. © Photo Ronaldo Schemidt / AFP

«Dès qu’elle est sortie de la voiture,


Une Palestinienne tient une photo de Shireen Abu Akleh, à Ramallah,
en Cisjordanie, le 11 mai 2022. © Photo Ronaldo Schemidt / AFP elle était clairement identifiée comme une
C’était un symbole pour toute une génération, «la journaliste»,témoigne Mujahed al-Saadi, un
voix de la Palestine». Alors qu’elle couvrait un raid caméraman palestinien à ses côtés sur le terrain à ce
de l’armée israélienne à Jénine, Shireen Abu Akleh, moment-là. Dans une vidéo publiée quelques minutes
journaliste de la chaîne qatari Al-Jazeera, a été tuée après la mort de sa consœur, il raconte comment leur
par les tirs - selon des témoins sur place – d’un tireur petit groupe - sept journalistes - est passé devant
embusqué israélien. les soldats israéliens pour s’assurer qu’ils avaient
Ramallah (Cisjordanie occupée).– «L’armée remarqué leur présence.
israélienne est en train d’envahir Jénine, elle entoure «On a reçu une salve de tirs dans notre direction. Un
une maison dans le quartier d’Al-Jaberiyat. Je suis en collègue s’est fait tirer dessus, j’ai entendu Shireen
route, je vous tiens informés pour un direct dès que crier pour nous prévenir qu’il était touché. Il y a eu
j’ai plus de détails.» un autre tir, j’ai tourné la tête, puis je l’ai vue elle, au
Il est 6h13 ce mercredi matin et Shireen Abu Akleh sol. Elle a été touchée à la tête, sous l’oreille, par un
- journaliste palestino-américaine pour la chaîne Al- tir extrêmement précis. C’était un endroit qui n’était
Jazeera - ne sait pas que ce courriel est le dernier pas couvert par son casque», continue-t-il.
qu’elle enverra à sa rédaction. Elle est tuée 20minutes Al-Jazeera dénonce un « crime odieux, en violation
plus tard, à Jénine, cette grande ville du nord de la totale du droit international, qui a pour but d’empêcher
Cisjordanie occupée, par le tir d’un tireur embusqué les journalistes de faire leur travail ».
israélien, selon des témoins sur place, son employeur À partir de là, les images sont insoutenables. Celle
et le ministère palestinien de la santé. de Shireen étendue à terre près d’un arbre, celle de
Cette journaliste de 51 ans, qui avait commencé Shatha Hanaysheh, sa consœur, accroupie à ses côtés,
à travailler pour Al-Jazeera depuis 1997, était une le visage figé par le choc et la douleur. Les coups de
grande figure palestinienne. Ce matin-là, elle couvrait feu continuent à retentir en arrière-plan, puis un jeune
un raid de l’armée israélienne dans le camp de de la ville parvient à sauter une clôture pour aider les
journalistes à mettre Shireen en sécurité.
Il la déplace - ensanglantée - vers une voiture.
Transférée à l’hôpital, elle succombe à sa blessure,
sous les cris perçants de ses collègues. Al-Jazeera
dénonce un «crime odieux, en violation totale du
droit international, qui a pour but d’empêcher les

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journalistes de faire leur travail», et tient pour restaurants sont branchées sur Al-Jazeera qui rend
responsables «les forces d’occupation israéliennes, hommage à sa journaliste. Nombreux sont ceux qui ne
qui ont assassiné de sang-froid» leur journaliste. veulent pas y croire.
De son côté, l’armée israélienne n’a d’abord
mentionné qu’un seul scénario, «la possibilité que
les journalistes aient été touchés par des tirs
palestiniens»,sans même évoquer l’hypothèse de
leur responsabilité. Le premier ministre israélien
Naftali Bennett publie quelques minutes plus tard
sur les réseaux sociaux un clip vidéo montrant des
Des journalistes escortent le corps de la journaliste d'Al-Jazeera ,Shireen Abu
Palestiniens tirant dans les ruelles de Jénine, où ils Akleh, à l'hôpital de Jénine, après qu’elle ai été a été abattue alors qu'elle couvrait
affirment avoir tiré sur un soldat. un raid israélien en Cisjordanie, le 11 mai 2022. © Photo Jaafar Ashtiyeh / AFP

Selon son argumentaire, parce qu’aucune force Sur la place Al-Manara, très rapidement, l’immense
israélienne n’a été blessée mercredi, cela suggère «que panneau d’affichage - d’habitude annonçant des
des Palestiniens armés ont pu tirer sans discernement publicités - diffuse son portrait avec en légende: «Au
sur une journaliste à la place». Plus tard dans la soirée, revoir Shireen»,visible depuis la terrasse des locaux
le lieutenant général Aviv Kochavi a déclaré qu’il de la chaîne qatari, à proximité, où ont été hissés
n’était désormais «pas clair sur qui avait tiré le coup des drapeaux noirs. Sur place, ses confrères précisent
de feu qui a tué Abu Akleh». qu’ils ne sont pas prêts à parler d’elle au passé.
«Pas aujourd’hui.» Certains, inconsolables, ne sont
Les États-Unis ont appelé à une enquête
pas prêts à se confier du tout.
«transparente», de préférence conjointe entre
Israéliens et Palestiniens, tandis que l’ONU et Devant les locaux, des centaines de Palestinien·nes
l’Union européenne ont exhorté à une investigation sont réuni·es pour rendre un dernier hommage à
«indépendante». Le groupe des pays arabes à l’ONU a Shireen Abu Akleh. Il y a des chants, des sanglots,
réclamé «une enquête internationale indépendante». des discours, puis sa dépouille arrive - enroulée dans
un drapeau palestinien, recouverte d’une couronne de
Une enquête, menée par l’organisation israélienne
fleurs - pour lui adresser un dernier hommage.
B’Tselem, montre que la vidéo publiée par les
Israéliens ne correspond pas aux tirs qui ont Jeudi, une cérémonie officielle était prévue à
tué la journaliste palestinienne. «ll n’y avait pas Ramallah, au siège de l’Autorité palestinienne,
d’affrontements à ce moment-là»,dit Ali al-Samodi, en présence du président Mahmoud Abbas et de
producteur de la chaîne Al-Jazeera, sur le terrain avec représentants de la presse, avant ses funérailles
Shireen Abu Akleh, qui s’exprime depuis l’hôpital Ibn vendredi dans une église de Jérusalem, ville où elle a
Sina de Jénine après avoir été blessé lui aussi par les grandi.
tirs des balles. «Ce sont les forces israéliennes qui ont Dia al-Adam, présentateur pour la chaîne Palestine TV
ouvert le feu. D’abord sur moi, j’ai reçu une balle dans Shireen Abu Akleh ne quittait jamais le terrain.
le dos. Ensuite sur Shireen.» Issue d’une famille chrétienne de la Ville sainte, elle
Dernier hommage partageait son temps entre Beit Hanina, à Jérusalem
Pour les Palestiniennes et Palestiniens – et pour une Est et Ramallah. Un confrère, Mohammed Najib,
grande partie du monde arabe - qui se sont réveillés raconte qu’à l’approche des élections législatives,
avec l’annonce de sa mort, c’est un choc. À Ramallah, prévues initialement en mai 2021 puis annulées, de
mercredi matin, toutes les télévisions des cafés et des hauts cadres du Fatah lui avaient suggéré de se

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présenter pour un siège réservé aux chrétiens de commencé à faire des albums. J’ai trouvé une toute
Jérusalem. En vain. «Elle vivait pour son travail», petite photo de Shireen dans un magazine, je l’ai collée
confie-t-il. sur la première page: c’était une héroïne pour moi.»
« Ça a été l’icône du journalisme pendant plus «On a tous envie d’être comme elle,confie Salma Abu
de 25ans, un modèle,raconte Dia al-Adam, vêtu Zhra, 18ans, qui rêve de devenir journaliste. Je l’avais
de noir, le présentateur pour la chaîne Palestine rencontrée il y a quelques années, je lui avais parlé de
TV. Sa voix n’est jamais sortie de nos têtes: ma passion pour le journalisme, mon envie de choisir
on l’entendait en permanence. Elle a couvert une cette profession, Elle m’avait dit “fonce”. Ça a été
multitude d’événements palestiniens historiques - la tragique d’apprendre sa mort, de savoir qu’elle a été
bataille de Jénine, la deuxième Intifada, les multiples assassinée par les forces d’occupation israéliennes.»
raids israéliens. Elle n’a jamais reculé, elle recueillait « Derrière sa mort, il y a un message pour tous
les preuves, rassemblait les indices, dévoilait les les journalistes palestiniens,continue Dia al-Adam.
crimes. Ici, toutes les allées des camps de réfugiés Comme pour nous dissuader de faire notre travail,
en Palestine l’ont vue passer, tous les quartiers des comme pour nous dire “N’allez pas couvrir à
villes… C’est elle qui donnait une voix aux sans-voix, proximité de ces endroits, vous pourriez le payer de
qui allait voir les familles des martyrs, des blessés, des votre vie”, pour nous faire taire et pour que les
prisonniers.» Israéliens puissent continuer leurs crimes en toute
Un message aux journalistes palestiniens impunité, hors du champ des caméras.»
C’est aussi toute une génération de Palestinien·nes Il faut dire que ce n’est pas la première fois qu’Israël
- tous les moins de 30ans - qui a grandi avec son s’en prend aux journalistes d’Al-Jazeera. Il y a presque
visage à la télévision, ses reportages et sa signature un an, Givara Budeiri, une autre reporter et proche
emblématique: «Shireen Abu Akleh, Aljazeeeera, de Shireen Abu Akleh, s’est fait casser la main par la
Filasteen». Jalal Abu Khater raconte qu’en 2002, lors police israélienne puis a été détenue brièvement alors
de la deuxième Intifada, alors qu’il n’avait que 7ans, qu’elle couvrait les manifestations dans le quartier de
il voyait les chars dans les rues, les hélicoptères au- Cheikh-Jarrah, à Jérusalem Est. Le 15mai 2021, la tour
dessus de leur tête et les vitres se briser après les Al-Jala de Gaza, qui abritait les locaux de la chaîne
attaques israéliennes. qatari dans l’enclave côtière sous blocus israélien, fut
« Je ne pouvais pas sortir, donc la télévision la cible d’une frappe israélienne et s’effondra, en direct
était la seule fenêtre sur l’extérieur. Shireen était à la télévision.
constamment à l’écran, je l’admirais tellement que j’ai

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