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Chypriotes
Abstract
In this paper I present and discuss the literary texts and inscriptions concerning prostitution in ancient Cyprus, some of
which related to the cult of Aphrodite. Most of them were written by non-Cypriot authors who misunderstood or distorted
the original traditions, especially during the Roman period. Considered to be the most important evidence on male and
female prostitution in Kition, two lines of a tablet written in Phoenician, found at Bamboula in 1879, are examined again
here. Their relation with prostitution is very dubious, especially if the inscription is explained as a document of the palatial
administration and not only as “ ritual accounts”. A few representations of sexual relations in Cypriot art are also
discussed. In conclusion, it seems that “ sacred prostitution” as regular activity did not exist in ancient Cyprus, but
occasional prostitution may have been practiced as a prenuptial rite, along with other sexual relations during religious or
royal feasts.
Hermary Antoine. Les textes antiques ont-ils créé le mythe d’une prostitution sacrée à Chypre ?. In: Cahiers du Centre
d'Etudes Chypriotes. Volume 44, 2014. pp. 239-260;
doi : https://doi.org/10.3406/cchyp.2014.1551
https://www.persee.fr/doc/cchyp_0761-8271_2014_num_44_1_1551
Antoine HERMARY
Abstract. In this paper I present and discuss the literary texts and inscriptions concerning
prostitution in ancient Cyprus, some of which related to the cult of Aphrodite. Most of them
were written by non-Cypriot authors who misunderstood or distorted the original traditions,
especially during the Roman period. Considered to be the most important evidence on
male and female prostitution in Kition, two lines of a tablet written in Phoenician, found at
Bamboula in 1879, are examined again here. Their relation with prostitution is very dubious,
especially if the inscription is explained as a document of the palatial administration and not
only as “ritual accounts”. A few representations of sexual relations in Cypriot art are also
discussed. In conclusion, it seems that “sacred prostitution” as regular activity did not exist
in ancient Cyprus, but occasional prostitution may have been practiced as a prenuptial rite,
along with other sexual relations during religious or royal feasts.
Comme il est normal, nos connaissances sur la religion chypriote antique dépendent à
la fois des vestiges archéologiques – aménagements des sanctuaires, offrandes votives et
objets utilitaires, restes d’animaux sacrifiés, représentations figurées sur divers supports –
et des sources écrites : celles qui émanent des Chypriotes eux-mêmes sont extrêmement
rares, qu’il s’agisse des inscriptions syllabiques et alphabétiques ou des textes rédigés par
des auteurs locaux, dont aucun ne nous est directement parvenu. Depuis le xixe siècle,
les sources littéraires grecques et latines extérieures au milieu chypriote ont donc été
utilisées comme principale référence pour comprendre les pratiques rituelles locales.
Il est certain que l’usage qui en a été fait n’a pas toujours suffisamment tenu compte
de la date, de la nature et des objectifs de ces textes, qui ne sont pas des témoignages
historiques au sens moderne du mot. Différents thèmes se prêtent à une recherche qui
confronte ces sources au reste de la documentation : je considérerai ici 1 le cas de ce
que l’on a appelé la « prostitution sacrée », un sujet qui, au-delà du cadre de Chypre,
a donné lieu il y a quelques années à un livre au titre significatif, The Myth of Sacred
1. Lors de la journée d’étude, j’avais également traité la question des sacrifices et de la mantique.
Il n’était pas possible d’aborder les deux sujets dans les limites de cet article.
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Prostitution in Antiquity 2 ; d’autres études récentes vont dans le même sens3. Trois ans
avant la publication du livre de Stephanie Lynn Budin, le dossier chypriote avait été traité
par Jacqueline Karageorghis, dans une orientation toute différente 4.
2. Budin 2008. La première phrase du livre donne le ton : « Sacred prostitution never existed in
the ancient Near East or Mediterranean ». Disons dès maintenant que la démarche de l’auteur est
salutaire et qu’un bon nombre des conclusions auxquelles elle aboutit sont convaincantes, mais que
la méthode adoptée pour l’analyse des textes la conduit souvent à des interprétations difficilement
acceptables. C’est ce que souligne Corinne Bonnet dans son compte rendu de l’ouvrage : « De la
prostitution sacrée dans l’Antiquité, et du bon usage de la démonstration en histoire », Les Études
Classiques 77, 2009, p. 171-177 ; voir aussi celui de Vinciane Pirenne-Delforge, publié en ligne
dans Bryn Mawr Classical Review, 28/04/2009.
3. Références dans Budin 2008, p. 333-336 ; voir aussi l’ouvrage édité par T.S. Scheer (ci-
dessous n. 11).
4. Karageorghis 2005 ; voir précédemment la précieuse mise au point de V. Pirenne-Delforge
(1994, p. 322-355).
5. « Les “chansons de Bilitis” et Chypre », CCEC 23, 1995, p. 29-35, pl. I. Voir aussi M.-Chr.
Hellmann, dans Aupert, Hellmann 1984, p. 90-91 n. 75.
6. Louÿs écrit dans la « Vie de Bilitis », qui constitue l’introduction aux poèmes : « Les
courtisanes d’Amathonte n’étaient pas comme les nôtres, des créatures en déchéance exilées
de toute société mondaine ; c’étaient des filles issues des meilleures familles de la cité, et qui
remerciaient Aphroditê de la beauté qu’elle leur avait donnée, en consacrant au service de son
culte cette beauté reconnaissante. Toutes les villes qui possédaient comme celles de Chypre un
temple riche en courtisanes avaient à l’égard de ces femmes les mêmes soins respectueux. »
7. Il est possible que Louÿs ait également eu connaissance des fouilles menées par le British
Museum dans les nécropoles d’Amathonte à la fin de 1893 et au début de 1894.
pratiques et gestes cultuels : a. hermary, prostitution sacrée 241
le portrait de G. Heim imaginé par Paul Valéry – que philologiques, y compris auprès du
célèbre Ulrich von Wilamowitz-Moellendorf. L’érotisme féminin, présenté le plus souvent
dans un cadre hétérosexuel, mais ici également homosexuel (Bilitis à Lesbos), s’inscrit,
à la fin du xixe siècle, dans un contexte culturel et artistique beaucoup plus large, où
l’Antiquité sert de référence privilégiée. Dans le domaine des ouvrages savants, Georges
Perrot en donne un bon exemple quand il imagine l’atmosphère des fêtes célébrées
dans le sanctuaire d’Aphrodite à Palaepaphos 8 : « Dans l’enceinte sacrée et dans ses
dépendances, tout respirait la volupté, tout parlait aux sens » ; au début du printemps, on
célèbre dans la liesse la renaissance d’Adonis, le jeune dieu solaire, et « ... les prostitutions
sacrées, l’une des pratiques qui caractérisent le mieux les religions syriennes, avaient
leur place comme marquée d’avance dans un pareil culte. Les hiérodules de Paphos
n’étaient pas moins célèbres que celles de cette Corinthe qui, elle aussi, dans les temps
reculés, avait subi l’action des idées et reçu la tradition des cultes de la Syrie ». G. Perrot
imagine que les « esclaves de la déesse » se tenaient « sous des tentes, sous des cabanes
légères dont les parois étaient formées de verts branchages adroitement enlacés, des
rameaux odorants du myrte et du laurier […]. Tenant en main le pigeon, symbole de la
fécondité, la fleur ou le rameau de myrte, ainsi décorées d’insignes qui témoignaient de
leur office religieux, ces femmes attendaient là, souriantes et calmes ». Cette évocation
pleine d’émotion érotique fait plus penser à Salammbô qu’à une étude scientifique du
sanctuaire de Paphos : marquée par les souvenirs des voyages en Orient de l’auteur –
auxquels il fait plusieurs fois allusion –, elle permet de comprendre comment cette sorte
de fascination a pu aboutir à une interprétation abusive ou erronée des textes antiques 9,
comme pour la prétendue célébrité des hiérodules paphiennes, qui ne peut s’appuyer sur
aucun témoignage antique 10.
L’usage impropre, chez G. Perrot comme ailleurs, du mot hiérodule qui désigne tout
« esclave sacré », sans lien nécessaire avec la prostitution11, est significatif des confusions
autour de l’expression « prostitution sacrée », et donc des jugements sur son existence.
Dans les textes et les inscriptions grecs, l’expression ἐργάζεσθαι ἀπὸ τοῦ σώματος
(ou τῷ σώματι), mot à mot : « travailler avec son corps », signifie se prostituer12, une
activité pratiquée dans les cités grecques aussi bien par la courtisane (ἑταίρα), qui
dispose d’un statut social particulier, que par la banale prostituée (πόρνη), le plus souvent
une esclave 13. Pour ce qui concerne le caractère « sacré » du commerce charnel, on a
régulièrement rappelé 14 qu’il fallait faire la différence entre une prostitution régulière au
sein d’un sanctuaire (en allemand Tempelprostitution) et celle qui pouvait être pratiquée
occasionnellement, dans un lieu de culte ou à l’extérieur, comme rite prénuptial ou comme
élément d’une fête particulière. Qu’en est-il à Chypre qui, dans la tradition littéraire et en
lien avec le culte d’Aphrodite, tient un rôle central dans cette question ?
12. D. Kamen, « Slave-Prostitutes and ἐργασία in the Delphic Manumission Inscriptions », ZPE
188, 2014, p. 149-153, avec la bibliographie.
13. Cl. Calame, « Entre rapports de parenté et relations civiques : Aphrodite l’hétaïre au banquet
politique des hétaïroi », dans Fr. Thélamon (éd.), Aux sources de la puissance : sociabilité et
parenté. Actes du Colloque de Rouen, 12-13 novembre 1987, Rouen, 1989, p. 101-111.
14. Voir par exemple Rudhardt 1975, p. 122-125 ; Ribichini 2004, p. 62.
15. S.L. Budin (2008, p. 58-92) consacre un long commentaire à ce texte, considéré comme une
fiction devenue une référence fondamentale pour des auteurs postérieurs qui auraient reproduit
la même erreur dans d’autres contextes. Même si l’on considère généralement que le témoignage
d’Hérodote n’est pas fiable (voir D. Arnaud, « La prostitution sacrée en Mésopotamie, un mythe
historiographique ? », RHR 183, 1973, p. 111-115 ; G. Rubio, « ¿Virgenes o meretrices? La
prostitución sagrada en el Oriente antiguo », Gerión 17, 1999, p. 129-148 ; autres références dans
Ribichini 2004, p. 58 n. 36), il est difficile d’accepter les conclusions de S.L. Budin (voir la note
suivante).
16. Pour S.L. Budin (2008, p. 86-87), le rapprochement entre Babylone et Chypre s’expliquerait
par un même contexte historique (défaite face aux Perses et rébellion écrasée) et, dans les deux cas,
par une « ethnic heterogeneity ».
17. Dans le commentaire de l’édition d’Hérodote dans la ���������������������������������������
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(Paris,
1964, p. 1370), A. Barguet écrit, sous l’influence d’une opinion alors très répandue : « Les temples
d’Aphrodite à Paphos et Amathonte abritaient également des courtisanes sacrées ».
pratiques et gestes cultuels : a. hermary, prostitution sacrée 243
de culte n’est alors évoqué. On trouve beaucoup plus tard, dans le résumé par Justin
des Histoires Philippiques de Trogue-Pompée 18, un écho de cette pratique lydienne,
appliquée à Chypre et associée au culte d’Aphrodite. Lors de son passage dans l’île,
avant de poursuivre sa route vers l’Afrique du Nord et de fonder Carthage, la princesse
tyrienne Élissa (Didon) s’adjoint le prêtre de « Jupiter », avec sa femme et ses enfants, à la
condition que lui-même et sa descendance restent les prêtres du dieu dans leur destination
finale. Elle emmène d’autre part, pour assurer l’avenir de la nouvelle ville, environ 80
jeunes filles parmi celles qui, « avant leur mariage, allaient au bord de la mer à des jours
fixés pour gagner leur dot en se prostituant ; en échange des restes de leur chasteté elles
s’acquittaient des sacrifices dus à Vénus » 19. Valère Maxime 20 mentionne une coutume
comparable dans le sanctuaire de Sicca Veneria en Tunisie, qu’il oppose au comportement
vertueux des femmes indiennes ; comme l’indique S. L. Budin, le fait que ce soient des
matronae et non des virgines qui gagnent honteusement une dot en se prostituant pose
un problème : elle suggère que les femmes mariées pouvaient ainsi gagner la dot de leurs
filles 21. Ce sanctuaire, associé dans la tradition à celui d’Astarté/Aphrodite/Vénus sur le
mont Éryx en Sicile – où se serait également pratiquée la « prostitution sacrée » 22 –, est
probablement un de ceux auxquels pense saint Augustin quand il écrit : « C’est à celle-
ci [la Vénus des courtisanes] que les Phéniciens offraient un présent, procuré par la
prostitution de leurs filles, avant de les marier » 23.
D’après une citation d’Athénée (XII, 516a-b), le philosophe Cléarque, un disciple
d’Aristote originaire de Soloi à Chypre 24, mentionne une pratique du même ordre, en y
18. Épitomé XVIII, 5, 4. Rappelons que Trogue-Pompée a rédigé son œuvre à l’époque d’Auguste,
tandis que le résumé, ou plutôt les morceaux choisis de Justin, datent probablement du iiie siècle.
19. Mos erat Cypriis virgines ante nuptias statuis diebus dotalem pecuniam quaesturas in quaestum
ad litus maris mittere, pro reliqua pudicitia libamenta Veneris soluturas. La traduction « neutre »
du mot quaestus par S.L. Budin (2008, p. 239 : « to acquire dowry money by employment » [je
souligne le terme]) ne me paraît pas acceptable dans ce contexte. Voir sur ce passage le commentaire
de Cl. Baurain, « Le rôle de Chypre dans la fondation de Carthage », dans E. Lipiński (éd.), Studia
Phoenicia VI. Carthago, Louvain, 1988, p. 21-22 : certaines des sources utilisées par Trogue-
Pompée/Justin (entre autres Timagénès et Kleitarchos d’Alexandrie) pourraient en fait concerner la
fondation de la Carthage de Chypre.
20. Faits et dits mémorables II, 6, 15. L’ouvrage de Valère Maxime, rédigé sous le règne de
Tibère, rassemble, dans un esprit moralisateur, des exemples de conduites vertueuses, donc à
l’opposé de celles des femmes puniques : voir J.-M. David (éd.), Valeurs et mémoires à Rome.
Valère Maxime ou la vertu recomposée, Paris, 1998.
21. Budin 2008, p. 244. La traduction par R. Combès (Paris, CUF, 1995) de matronae par
« femmes d’âge nubile » n’est pas satisfaisante.
22. Pirenne-Delforge 1994, p. 256-258 ; Bonnet 1996, p. 115-119 ; Ribichini 2004, p. 56-58������
; B.
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Lietz, La dea di Erice e la sua diffusione nel Mediterraneo. Un culto tra Fenici, Greci e Romani,
Pise, 2012, p. 199-207.
23. La cité de Dieu IV, 10 (trad. P. de Labriolle, éd. Garnier, Paris).
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Fr. 43a Wehrli (Die Schule des Aristoteles III, Bâle, 1948, p. 22). D’après cet auteur, Cléarque
serait né dans les années 340.
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ajoutant les notions de faute et de punition. Dans ce récit étiologique, Cléarque rapportait
que les Lydiens, qui avaient adopté des mœurs féminines, étaient autrefois gouvernés par
un tyran féminin nommé Omphale ; comme d’autres elle avait été obligée de se prostituer
et, pour se venger, avait livré à des esclaves les filles de leurs maîtres. Il ajoutait : « Ce ne
sont pas seulement les femmes des Lydiens qui sont livrées au premier venu, mais aussi
celles de Locres Épizéphyrienne et celles des Chypriotes, ainsi que partout où les hommes
consacrent leurs propres filles à la prostitution (ἑταιρισμός) 25, ce qui semble en vérité
marquer le souvenir d’une violence ancienne et d’une vengeance ». Aucun contexte cultuel
n’apparaît au premier abord, mais, comme l’a montré Jean Rudhardt (1975, p. 122), le
verbe ἀφοσιοῦν, utilisé par Cléarque (d’après Athénée) pour indiquer que les femmes
sont « consacrées » à la prostitution, a bien un sens religieux et laisse entendre qu’il
existait un lien entre ces activités et une pratique cultuelle. Quoi qu’il en soit, le jugement
final correspond à ce que l’on sait du goût de Cléarque pour la philosophie morale 26 et
s’inscrit au début d’une tradition qui explique la prostitution de jeunes filles libres comme
l’expiation d’une faute. Sans qu’on puisse dire ce qu’il en était pour Chypre, patrie du
philosophe 27, on constate que plusieurs témoignages postérieurs insistent sur ce point.
On se trouve alors dans un contexte bien différent, celui de l’époque impériale et,
d’abord, du nouvel ordre moral voulu par Auguste, dans lequel la punition des fautes
commises envers les dieux tient une place centrale : les Métamorphoses d’Ovide en sont
l’exemple le plus clair. Cette fois, ce sont des femmes d’Amathonte qui sont condamnées
à se prostituer – sans aucun caractère « sacré » – avant d’être victimes d’une terrible
punition, non attestée dans les textes antérieurs 28. Après avoir raconté (Métamorphoses
X, 220-237) la transformation en taureaux des Cérastes – monstres déjà porteurs de
cornes –, punis par Vénus/Aphrodite pour avoir sacrifié des hôtes sur l’autel de Jupiter/
Zeus, Ovide écrit (X, 238-242) que « les impudiques Propétides osèrent nier la divinité de
Vénus ; aussi la colère de la déesse leur infligea, dit-on, d’être les premières à prostituer
leurs charmes et, comme la pudeur les avait abandonnées et que le sang de leur visage
s’était durci, c’est en pierre rigide qu’une faible mutation les transforma » 29. Dans cette
25. Ici encore, je me sépare de S.L. Budin, qui traduit (p. 215) « … all of those expiating their
own girls by “companionship” », alors qu’elle renvoie elle-même (p. 50 n. 4) à l’inscription OGIS
674, l. 17, où il est question de femmes destinées à l’hétaïrismos, vendues pour 108 drachmes : ce
« compagnonnage » désigne évidemment la prostitution.
26. Sur Cléarque, certainement l’auteur des maximes delphiques trouvées sur le site d’Aï-
Khanoum, voir l’étude fondamentale de L. Robert, « De Delphes à l’Oxus, inscriptions grecques
nouvelles de la Bactriane », CRAI 1968, p. 443-454.
27. On ne saurait donc se demander avec S.L. Budin (2008, p. 214) si, sur cette pratique chypriote,
« whether or not Klearkhos himself was a reliable source », à moins de penser que la citation
d’Athénée est fausse.
28. Les vers d’Ovide ont été fréquemment cités et commentés : voir en dernier lieu Karageorghis
2005, p. 78-79 et 109-110.
29. Traduction reprise de P. Aupert, dans Aupert, Hellmann 1984, p. 20. Malgré J. Rudhardt
(1975, p. 123-124), je ne pense pas que l’on puisse comprendre l’expression negare deam, « nier
pratiques et gestes cultuels : a. hermary, prostitution sacrée 245
partie des « chants d’Orphée » consacrée aux légendes chypriotes, la colère d’Aphrodite
contre les Cérastes et les Propétides s’oppose à la récompense que la déesse accorde au
pieux roi Pygmalion en donnant la vie à la statue qu’il a créée, dont il tombe amoureux
(X, 243-297) : aux pratiques impies des Amathousiens, qui scandalisent le « héros de
Paphos » (Paphius heros, v. 290), répond l’amour pour une « vierge d’ivoire » qui, grâce à
la faveur de la déesse, aboutit à une union légitime et à la naissance de l’éponyme Paphos.
On a supposé qu’une des principales sources d’Ovide pour ces récits chypriotes était
Philostéphanos de Cyrène 30, auteur d’un ouvrage intitulé Peri Kyprou : quoi qu’il en soit,
la condamnation morale prend chez le poète latin, sous la forme de la métamorphose en
pierres, une force supérieure à celle qu’elle pouvait avoir chez Cléarque ou dans d’autres
sources 31. On trouve dans un texte du pseudo-Dion Chrysostome 32 une tradition qui
n’est pas sans rapport avec celle d’Ovide. À propos de femmes célèbres, l’auteur raconte
comment la Chypriote Démonassa, chef politique et législatrice, avait établi trois lois
pour les Chypriotes : la femme adultère serait tondue et condamnée à se prostituer, celui
qui se suiciderait ne recevrait pas de sépulture, et la mise à mort d’un bœuf de labour était
prohibée ; sa fille et ses deux fils transgressèrent ces lois et furent punis en conséquence.
Démonassa, par désespoir, fit alors fondre du bronze et sauta à l’intérieur : on voyait dans
une ancienne tour une statue enfoncée dans le bronze, qui stabilisait la tour et illustrait son
acte. Robertson a montré que Démonassa, « Souveraine du peuple (ou plutôt du pays) »,
était une figure d’Aphrodite, vénérée à Paphos sous le nom d’Anassa/Wanassa 33, et que
la statue enfoncée dans le bronze rappelait une statuette féminine de la fin de l’Âge du
Bronze figurant une femme nue debout sur un lingot. Il faut ajouter que, dans la céramique
attique à figures rouges de la fin du ve siècle, une « Démonassa » apparaît dans le cercle
d’Aphrodite, associée à l’histoire de Phaon 34. Même si c’est la mère, décrite comme une
mortelle, qui est ici figée (pétrifiée en bronze, si l’on peut dire), la faute est un peu du
même ordre que celle des Propétides – transgresser la loi de Démonassa/Aphrodite et nier
la déesse », comme « repousser l’amour, refuser de s’y livrer ». Dans un autre passage des
Métamorphoses (VI, 98-100), Ovide raconte le concours de tissage entre Athéna et Arachné et
dit que, sur sa toile, Pallas représente Kinyras « embrassant les degrés d’un temple, les membres
de ses filles, et pleurant, couché sur les pierres » : cette tradition n’est pas plus attestée que celle
des Propétides (voir ci-dessous pour les liens entre le roi légendaire chypriote et la pratique de la
prostitution).
30. Il a été disciple de Callimaque à Alexandrie au début du iiie siècle.
31. Voir sur ces questions le commentaire de F. Bömer, P. Ovidius Naso, Metamorphosen,
Heidelberg, 1980, p. 86-88.
32. Orationes 64, 2-4 (= FrGHist 758 F 12) ; voir N. Robertson, « The Goddess on the Ingot in
Greco-Roman Times », RDAC 1978, p. 202-205, pl. LI, qui suggère que le texte est dû à Favorinus,
disciple de Dion (fin du ier ou début du iie siècle apr. J.-C.), et que la source pourrait être également
Philostéphanos de Cyrène.
33. Voir mon article dans le dossier « Basileis and Poleis�������������������������
», ci-dessus p. 137-152.
34. LIMC III, s. v. « Demonassa II », nos 1-3 (C. Weiss).
246 ccec 44, 2014
la nature divine de Vénus – et la punition semblable (avec en plus la tonte des cheveux
chez le pseudo-Dion) 35, sans que cette prostitution ait rien de rituel.
Mais qui étaient les Propétides d’Amathonte, et pourquoi avaient-elles nié la divinité
de Vénus/Aphrodite ? Ces femmes pourraient être mentionnées chez Plutarque, si l’on
accepte la correction de προπόλου (ou προσπόλου) θυγατράσιν des manuscrits en
Πρωποίτου θυγατράσιν, proposée par Amyot : « Aphrodite se courrouçait contre
les filles de Propoitos parce qu’elles furent les premières “qui se prostituèrent…” » 36.
Nulle autre trace de ce Propoitos ou de ses filles, mais leur faute originelle, negare deam,
doit sans doute être associée aux idées développées vers la fin du ive ou le début du iiie
siècle av. J.‑C. par Évhémère de Messène, puis transmises dans le monde romain, un
siècle plus tard, par l’Historia Sacra d’Ennius, notre principale source – par transmission
indirecte – sur les théories « évhéméristes » concernant une origine mortelle des
divinités 37. Considéré par Plutarque (Isis et Osiris 23) comme un imposteur, Évhémère
a été une référence importante pour les auteurs chrétiens dans leurs attaques contre les
religions païennes. Ainsi, l’Africain Lactance se réfère à l’œuvre d’Ennius au début de
ses Institutions Divines (I, 17, 9-10), rédigées dans les premières années du ive siècle, à
propos de la pratique de la prostitution à Chypre : « Que dire du manque de pudeur de
cette Vénus qui s’est prêtée à tous les caprices non seulement des dieux, mais encore
des hommes ? […] Elle fut la première, d’après l’Histoire Sacrée, à organiser le métier
de courtisane, et c’est elle qui poussa des femmes de Chypre à gagner ouvertement de
l’argent avec leur corps : si elle le leur ordonna, c’était pour n’être pas la seule de toutes
les femmes à se montrer impudique et désireuse des mâles » 38. D’autres auteurs chrétiens
35. On note une certaine similitude avec le passage du De Dea Syria (§ 6) dans lequel Lucien
écrit que les femmes qui refusent de se faire tondre rituellement les cheveux doivent se prostituer
pendant un jour à des étrangers et verser leurs gains à la déesse (assimilée à Aphrodite).
36. Dans l’édition des Œuvres morales de Plutarque, t. XI, 1 (Paris, CUF, 1984, p. 20), M. Cuvigny
accepte cette correction, mais ajoute dans son commentaire (p. 123) : « Le vers d’un poète inconnu
que cite Plutarque n’offre aucun sens dans son état actuel ».
37. Voir Winiarczyk 1991. Il faut rappeler que, peu après, Ptolémée II Philadelphe fait accéder
son épouse défunte Arsinoé au rang de déesse, sous le nom d’Aphrodite-Arsinoé. D’après Plutarque
(Œuvres morales [Erôtikos] 753 E-F), des sanctuaires et des temples auraient également été dédiés
à Alexandrie à sa maîtresse Bélistiché (en fait plutôt Bilistiché), une « esclave barbare », qui aurait
reçu le nom d’Aphrodite-Bélistiché : toutefois, les autres textes présentent cette femme comme une
Macédonienne de haut rang (victorieuse dans la course du bige à Olympie en 268 et 264), si bien
qu’O. Masson (dans Studia in honorem Iiro Kajanto, Helsinki, 1985, p. 109-110 = Onomastica
Graeca Selecta, vol. 2, Nanterre, 1990, p. 467-468) considère ce témoignage comme très douteux ;
voir aussi P. M. Fraser, Ptolemaic Alexandria, Oxford, 1972, vol. I, p. 240, vol. II, p. 210 n. 206 et
p. 391 n. 401, et A. Jacquemin, commentaire à Pausanias V, 8, 11, dans la Collection des Universités
de France, Paris, 1999, p. 138.
38. Trad. P. Monat, éd. du Cerf, Paris, 1986 ; Winiarczyk 1991, p. 45 n° 75A. Cf. l’Épitomé
des Institutions Divines (résumé rédigé par Lactance lui-même pour l’empereur Constantin), 9,
1 (Winiarczyk 1991, p. 45 n° 75B) : « Quand Vénus, livrée aux désirs amoureux des dieux et des
hommes, régnait sur Chypre, elle inventa l’art des courtisanes et commanda aux femmes de se
pratiques et gestes cultuels : a. hermary, prostitution sacrée 247
prostituer pour de l’argent afin de ne pas être seule infâme » (trad. M. Perrin, éd. du Cerf, Paris,
1987).
39. Textes rassemblés dans Winiarczyk 1991, p. 50-52 nos 87-92 (sous la rubrique dubia quant
à la relation avec Évhémère) : Clément d’Alexandrie, Protreptique II, 13, 4 et II, 14, 2 (= Eusèbe,
Préparation Évangélique II, 13, 12 et 15) ; Arnobe, Adversus Nationes IV, 24 et V, 19 ; Théodoret de
Cyr, Thérapeutique des maladies helléniques III, 30. Voir aussi Pirenne-Delforge 1994, p. 342‑343
(avec traductions en français) et Näf 2013, p. 59-63 (avec traductions en allemand).
40. Hermary 2009, p. 37-39.
41. K. Tsakos, K.N. Kazamiakis, « Θησαυρὸς ᾽Αφροδίτης Οὐρανίας����
», Horos 8/9, 1990/91,
p. 16-35.
42. Voir l’intéressante analyse de J. Rudhardt (1975, p. 122-123).
248 ccec 44, 2014
a cru en trouver la preuve dans deux passages d’une inscription phénicienne trouvée en
1879 sur le site de Kition-Bamboula, et conservée au British Museum 43.
43. Les circonstances et les découvertes de ces fouilles de 1879 ont fait l’objet de nombreuses
études : voir en dernier lieu T. Kiely, S. Fourrier, « Excavations at Kition-Bamboula 1879. Finds
in the British Museum », CCEC 42, 2012, p. 273-304 (avec, p. 302 fig. 31, une photographie de la
principale des deux plaquettes inscrites).
44. Dans Masson, Sznycer 1972, p. 25, et Kition III, p. 103 et n. 2, est proposée une date dans
le premier quart du ive s., qui a paru ensuite trop basse à M. G. Amadasi Guzzo (2004, p. 209) ;
B. Peckham (1968, p. 324 et n. 1) se prononçait pour une date vers 450.
45. Les principales études sont celles de M. Sznycer (dans Masson, Sznycer 1972, p. 21-68) et
de M.G. Guzzo Amadasi (dans Kition III, p. 103-126), avec une mise à jour dans KB V (Amadasi
Guzzo 2004, p. 209-211) : on y trouvera une bibliographie détaillée ; voir aussi Peckham 1968.
Récemment, P. Schmitz (2013) a proposé une interprétation entièrement différente de la face B,
dont le texte serait en relation avec une ambassade venue de Sicile (je remercie Maria Giulia
Amadasi Guzzo de m’avoir fait connaître cet article, et pour différentes remarques sur la plaquette
de Kition-Bamboula).
46. Perrot, Chipiez 1885, p. 258.
47. Avec le commentaire suivant (p. 99) : « Hic agitur, ut putamus, de puellis sacris quae
cantando et saltando caerimoniis celebritatem addebant ».
pratiques et gestes cultuels : a. hermary, prostitution sacrée 249
et les 22 prostituées (sacrées) dans le sacrifice » 48 et Maria Giulia Guzzo Amadasi « pour
les jeunes filles et les 22 jeunes filles dans le sacrifice » 49. M. Sznycer admet, dans le
commentaire, que « le sens premier du mot ‘LMT (hébr. ‘almâ) est “jeune fille nubile” »
(c’est-à-dire, apte à accomplir l’acte sexuel) », mais il ajoute qu’« il est tout à fait naturel
que ce mot ait pris, par extension, des sens dérivés “musicienne” “danseuse”, “chanteuse”,
“prostituée”, tous attestés dans l’hébreu biblique », et il considère finalement que, « vu le
contexte, et notamment le contenu de la ligne suivante, il nous paraît plus que probable
qu’il est question ici des prostituées, des prostituées sacrées » 50.
Ce seraient donc les mots de la ligne 16 de la face A et de la ligne 10 de la face B qui
constitueraient, dans ce texte, la référence principale à une « prostitution sacrée », cette fois
masculine. Comme on l’a vu, le mot KLBM, au sens propre « chiens », était déjà compris
dans le CIS comme « scorta virilia », « prostitués mâles », et pour M. Sznycer (après
d’autres) cette interprétation ne fait pas de doute ; il admet donc que le deuxième terme,
GRM, qui désigne normalement de jeunes animaux, se rapporte, de façon métaphorique,
à une autre catégorie de prostitués sacrés : d’où sa traduction « pour les “chiens” et pour
les “minets”, 3 QR et 3 P’ » 51. M. G. Guzzo Amadasi comprend « pour les “chiens” et
pour les “jeunes garçons”, 3 QR et 3 P’ » et note brièvement que ces personnages « sont
vraisemblablement des prostitués mâles ou des pédérastes » 52. Mais cette interprétation
ne fait pas l’unanimité 53. Dès l’origine certains savants ont proposé de s’en tenir au
sens propre : Joseph Halévy 54 traduisait « aux chiens et à leurs petits », et Salomon
Reinach considérait que ces chiens avaient un rôle déterminé dans le culte kitien, comme
55. « Les chiens dans le culte d’Esculape et les Kelabim des stèles peintes de Citium », RA 1884,
II, p. 129-135.
56. « Elenco delle spese del tempio di Kition », Bibbia e Oriente 8, 1966, p. 259.
57. ������������������������������������������������
Peckham 1968, p. 306 (traduction) et p. 317 :���« …
�� temple servants in animal disguise,
impersonating legendary figures or gods in the ritual. However, there seems to be no conclusive
evidence that they were prostitutes ».
58. ������������������
M. Heltzer, « The GĒR in the Phoenician Society », dans E. Lipiński (éd.), Studia Phoenicia V.
Phoenicia and the East Mediterranean in the First Millennium B.C., Leuven, 1987, p. 313, avec
la traduction « for the dogs and the cubs », et le commentaire « ... dogs and their cubs, which were
connected with the cult, a feature occasionally attested in ancient times in the Mediterranean ».
59. M.-J. Lagrange, cité dans Masson, Sznycer 1972, p. 65.
60. C’est ce qui est indiqué fermement à la fin de l’étude d’O. Masson et M. Sznycer��� :
« L’importance de cette double inscription est qu’elle présente non pas, comme le veut B. Peckham,
soit “un acte officiel, un décret”, soit une inscription commémorative à propos d’un événement
exceptionnel, mais, comme l’avait déjà reconnu le Corpus, une liste à usage interne, un document
ayant servi à l’administration du temple d’Astarté de Kition pour noter les dépenses courantes
pour le mois ’TNM et pour le mois P‘LT. Elle énumère toute une série de gens en rapport avec les
différentes activités du temple phénicien et nous permet ainsi de saisir, si l’on peut dire, sur le vif,
la vie intérieure et le fonctionnement de ce temple » (Masson, Sznycer 1972), p. 68.
pratiques et gestes cultuels : a. hermary, prostitution sacrée 251
si cette lecture a été contestée 61, il s’agit d’une divinité masculine qu’il conviendrait donc
d’associer à Astarté dans son sanctuaire. Quant au reste du personnel – les chantres, les
boulangers, les barbiers ou le « maître de l’eau » – il peut aussi bien se rapporter au culte
de la déesse qu’à un autre sanctuaire ou à l’administration palatiale. Notons aussi que la
formule de la ligne 14 de la face A, « Pour ‘Abdešmoun, chef des scribes, il a été envoyé
ce jour-ci… », semble indiquer que le personnage rémunéré ne résidait pas dans la ville 62,
pas plus que les « bergers » de la face B, ligne 8, qui sont opposés à d’autres personnages
vivant à Kition 63. Il faut en fait considérer maintenant ce document dans un contexte
archéologique et historique qui n’est plus le même que celui des années 1970, dominé par
les impressionnantes découvertes de Vassos Karageorghis à Kition-Kathari 64.
Les fouilles dirigées par Maria Hadjicosti sur le site d’Idalion-Ampileri ont mis au
jour un imposant bâtiment qui était certainement le palais des rois locaux avant d’être
transformé, à l’époque de la domination de Kition – à partir du milieu du ve siècle
environ – en un grand établissement administratif et économique : la découverte à cet
endroit d’environ 700 ostraka portant des inscriptions phéniciennes qui sont, comme à
Bamboula, des documents de comptabilité, ouvre de nouvelles perspectives pour l’étude
de ce type de texte 65. Quelques ostraka portant des inscriptions syllabiques ont été
trouvés dans le même contexte et l’un d’entre eux, publié par Markus Egetmeyer, fournit
une comparaison intéressante pour la ligne 5 de la face A de la plaquette de Bamboula,
d’interprétation difficile, que Maurice Sznycer traduit, au terme d’une discussion détaillée,
« pour les 20 gardiens du verrou et les hommes préposés à la porte… » 66 et M.G. Guzzo
Amadasi « pour les fonctionnaires (?) et pour les hommes préposés à la porte 20… » 67 ;
toutefois, dans Kition V, elle note que le sens « gardiens du verrou » ou « janitors »
est accepté dans plusieurs études récentes 68. Or, la plaquette d’Idalion à inscription
syllabique évoquée plus haut mentionne, à la ligne 4 du verso, une rétribution « tois epi
balanois, pour les (préposés) aux verrous/gardiens des verrous » 69. Il y a de bonnes
chances pour que cette fonction soit la même que celle qui apparaît dans la plaquette
de Bamboula, cette fois sans relation avec un sanctuaire : les personnages devaient être
affectés au gardiennage des portes du grand édifice où ont été trouvés les ostraka et/ou à
celles du rempart de la ville 70. On peut donc se demander si, à Bamboula, cette fonction
n’entrait pas, comme à Idalion, dans le cadre de l’administration royale, indépendamment
d’un contexte religieux.
Qu’en serait-il alors des chiens, s’ils ne sont pas associés au sanctuaire d’Astarté ?
On peut imaginer l’entretien d’une ou de plusieurs meutes destinées aux chasses royales
ou à accompagner des guerriers dans des opérations militaires, mais une autre solution
paraît plus vraisemblable. Elle est suggérée, en premier lieu, par une inscription grecque
alphabétique trouvée à Kition qui n’est malheureusement connue que par deux copies
anciennes 71 et dont la lecture et les restitutions sont débattues : pour August Boeck
(CIG 2614) et Wilhelm Dittenberger (OGIS 20), il faut comprendre que Poseidippos,
phrourarque à Kition, Boïskos et « les chasseurs » 72 honorent Bérénice, épouse du roi
Ptolémée ; mais pour d’autres, il faut lire à la fin συνηγεμόν[ες], solution qui paraît
moins vraisemblable dans la mesure où, comme le souligne W. Dittenberger, le kappa
initial du mot est transcrit dans les deux copies disponibles 73. Il faut rappeler quoi qu’il
en soit, à la suite de Pierre Roussel 74, que des « chasseurs » et leurs chiens étaient affectés
en Grèce à la garde des forteresses. La Vie d’Aratos de Plutarque en donne des exemples
intéressants pour une période qui est à peu près celle de l’inscription grecque de Kition 75.
Dans le cas d’une fortification étendue ces meutes pouvaient être impressionnantes : ainsi
les Achéens avaient installé sur l’Acrocorinthe une garnison de 400 hoplites, avec 50
chiens et autant de κυνηγοί. Louis et Jeanne Robert ont ajouté d’autres exemples à propos
d’une inscription de Téos (iiie siècle av. J.-C.) qui indique que le phrourarque en charge
de la forteresse de Kyrbissos disposera d’une garnison de vingt hommes et de trois chiens
achetés par la ville, mais dont l’entretien incombe au phrourarque 76. Quelle que soit la
restitution du dernier mot de l’inscription hellénistique de Kition, il est très vraisemblable
qu’à Chypre aussi des chiens ont été utilisés pour protéger les villes principales et les
forteresses des agglomérations secondaires 77. Dans le cas du royaume de Kition, dont
le territoire est vaste à l’époque de la plaquette de Bamboula, on peut imaginer que les
chiens aient été nombreux, entraînant des dépenses relativement importantes 78. Ces
mesures de protection s’expliquent d’autant mieux si ces dépenses ont été engagées aux
alentours de 400, quand commence le conflit entre Évagoras Ier de Salamine et la plupart
des autres royaumes chypriotes, en premier lieu Kition.
J’arrête ici cette longue digression, pour en tirer les conclusions suivantes :
– la plaquette CIS 86 ne transcrit probablement pas seulement la liste des dépenses
du temple d’Astarté 79, mais constitue plutôt un document comptable émanant de
l’administration royale de Kition, comme les ostraka d’Idalion ;
– parmi les passages de l’inscription qui s’expliquent mieux dans cette hypothèse figure
la mention de prétendus « prostitués sacrés » : vu les difficultés soulevées par cette
interprétation – surtout pour les prostitués mâles –, et le fait que le contexte n’est pas
nécessairement cultuel, il vaut mieux s’orienter vers d’autres explications ;
– il serait intéressant d’approfondir la recherche sur le lien entre le pouvoir royal et
l’aménagement de la zone de Bamboula à l’époque classique 80, lien qu’expriment
clairement la présence des nombreuses statues d’un dieu combattant prenant l’aspect
d’Héraclès (dont l’image est utilisée au même moment sur les monnaies de Kition),
mais aussi les hangars à bateaux destinés à abriter la flotte de guerre et, peut-être, le
« bâtiment sud » avec ses salles de banquet.
76. J. et L. Robert, « Une inscription grecque de Téos en Ionie. L’union de Téos et de Kyrbissos »,
Journal des Savants 1976, p. 206-209.
77. Sans doute sous les ordres d’un ἀρχικυνηγός à partir de la fin du iie s. av. J.-C. : J. Pouilloux,
P. Roesch, J. Marcillet-Jaubert, Salamine de Chypre XIII. Testimonia Salaminia 2. Corpus
épigraphique, Paris, 1987, p. 40-41 n° 80.
78. Voir ci-dessus, n. 53, l’objection soulevée par P. Schmitz à ce sujet.
79. Qui pourrait être celui qu’a fouillé V. Karageorghis à Kathari.
80. Présentée maintenant en détail par A. Caubet, S. Fourrier et M. Yon (Kition-Bamboula VI. Le
sanctuaire sous la colline, Lyon, 2015).
254 ccec 44, 2014
Les images de relations sexuelles sont rares dans l’art chypriote. Le seul document
qui a été considéré comme une illustration de la prostitution sacrée est un plat en décor
Bichrome V (vie siècle av. J.-C.), anciennement trouvé sur le site d’Achna, entre Kition
et Salamine 84. Sur ce vase d’une forme et d’une taille exceptionnelles, qui provient
certainement d’une tombe, sont figurés à l’extérieur quatre groupes de deux sphinx
affrontés, dans un décor végétal, auxquels répondent à l’intérieur (Fig. 1) quatre groupes
de deux femmes tenant chacune une fleur et, regroupés dans une même zone, une danseuse
approchée par un tout petit personnage masculin et deux hommes barbus pénétrant deux
femmes, l’une par derrière, l’autre debout de face. Pour Jacqueline Karageorghis, « this
representation may be the only clear evidence for sacred prostitution in Cyprus », opinion
partagée par Vassos Karageorghis. Le motif des sphinx à l’extérieur, le décor végétal
et le geste des femmes tenant et, parfois, respirant une fleur, vont dans le sens d’une
interprétation cultuelle, mais peut-on pour autant définir les femmes des deux scènes de
coït comme des prostituées attachées à un sanctuaire ?
Une coupe en bronze dite provenir de Salamine porte, à l’intérieur, un décor plus
élaboré 85 (Fig. 2) : au centre, le pharaon massacrant ses ennemis, entre Ré/Horus à droite
et un dieu (?) archer à gauche ; tout autour, une fête dont les principaux protagonistes –
une femme assise tenant un enfant sur ses genoux et un personnage allongé – surmontent
le pharaon, à gauche du groupe une danseuse (?), des musiciens et une femme portant une
coupe et une cruche, à droite un homme tenant une cruche, près d’un cratère ; le reste de
ce registre figuré est occupé par une kliné avec un personnage couché et une joueuse de
lyre assise, un personnage assis buvant dans une coupe, un homme debout portant une
femme nue dans ses bras, un couple faisant l’amour sur une kliné, enfin deux porteurs
d’une grande amphore. Deux oiseaux en vol indiquent que l’événement se déroule en
plein air, mais, plutôt qu’à une scène de culte à proprement parler, on pense à une fête
célébrant le pouvoir royal, comme l’indique le motif central du pharaon massacrant ses
ennemis 86.
Ces deux représentations paraissent confirmer que, dans le cadre de fêtes célébrées
dans des sanctuaires, ou lors de banquets royaux, pouvaient s’ajouter aux musiciennes
et aux danseuses des femmes qui avaient des relations sexuelles avec des hommes 87,
mais il est difficile d’affirmer qu’il s’agirait de « prostituées sacrées », attachées de façon
permanente au service d’une divinité ; il serait encore plus aléatoire de considérer que ces
relations sexuelles font allusion à une prostitution prénuptiale.
85. Description très détaillée dans H. Matthäus, Metallgefäße und Gefäßuntersätze der Bronzezeit,
der geometrischen und archaischen Periode auf Cypern, Munich, 1985, p. 163 n° 426, pl. 32, 426 ;
V. Karageorghis, « Erotica from Salamis », RSF 21, 1993, Suppl., p. 7-13 ; Karageorghis 2006,
p. 142-143 n° 116, fig. 131.
86. Le vase ayant très probablement été trouvé dans un contexte funéraire, on pourrait penser,
comme le propose V. Karageorghis (2006), qu’il s’agit d’une scène commémorant le décès d’un
personnage de haut rang.
87. C’est ce qui était déjà suggéré dans le CIS à propos de la ligne 9, face B, de la plaquette de
Kition.
256 ccec 44, 2014
a b
88. I. Nicolaou, « Inscriptiones Cypriae alphabeticae XXIV, 1994 », RDAC 1995, p. 225-226.
89. A. Hermary, « Inscriptions d’Amathonte IX. Un envoi de la mission Vogüé retrouvé au
Louvre », BCH 134, 2010, p. 121-130.
90. Nicosie, Cyprus Museum, inv. 1983/X-4/1. V. Karageorghis, « Dionysiaca and Erotica from
Cyprus », RDAC 1984, p. 214-220, pl. XXXIX, 1-2 ; Id., Greek Gods and Heroes in Ancient Cyprus,
Athènes, 1998, p. 228-229, fig. 177a-b. Je remercie le Département des Antiquités de Chypre pour
les photos reproduites ici.
pratiques et gestes cultuels : a. hermary, prostitution sacrée 257
des femmes portant le titre de παλλακή, « concubine », présenté comme héréditaire 91.
S’agirait-il sur le relief chypriote d’un prêtre de Dionysos tenant le rôle du dieu dans
une hiérogamie ? Il est difficile de le dire, mais on peut comparer cette scène érotique à
celle qui est figurée sur une lampe du ier siècle apr. J.-C. trouvée à Gaza 92 (Fig. 4) : un
personnage masculin apparemment imberbe, le corps entièrement vêtu et la tête coiffée
d’un bonnet conique, pénètre par derrière une femme au vêtement retroussé jusqu’à la
taille, qui tourne la tête et tient des bandelettes dans ses mains levées ; l’homme a la tête
levée et probablement la bouche ouverte, il tient des deux mains levées un objet qui est
très probablement une lyre 93.
91. L. Robert, Études anatoliennes. Recherches sur les inscriptions grecques de l’Asie Mineure,
Paris, 1937, p. 406-407, pl. XXII, 1 (les femmes sont considérées comme prostituées, interprétation
ensuite abandonnée : Bulletin Épigraphique 1940, n° 147) ; B. Poljakov, Die Inschriften von Tralleis
und Nysa. Teil I: Die Inschriften von Tralleis, Bonn, 1989, p. 11-13 nos 6-7 ; Budin 2008, p. 193-
196, qui propose, de façon peu convaincante, de considérer que cette fonction de « concubine »
n’impliquait pas de relations sexuelles.
92. Gaza à la croisée des civilisations. I. Contexte archéologique et historique, Catalogue
d’exposition, Genève, 2007, p. 236 fig. 161.
93. On aurait pu penser à un rouleau de papyrus en partie ouvert, mais, dans ce cas, on voit mal
comment expliquer la barre horizontale supérieure.
94. Hermary 2009, p. 38.
95. C. Landwehr, A. Hönle, « Ein Reliefkrug aus Lucrino����
», RM 94, 1987, p. 223-240, pl. 112-
115 ; Hermary 2009, p. 39 fig. 2.
258 ccec 44, 2014
il être le roi Kinyras, par la suite déprécié dans la tradition littéraire et associé de façon
malveillante, comme on l’a vu plus haut, à la pratique de la prostitution à Chypre ?
Quoiqu’il en soit, si la femme figurée sur le relief est éventuellement une pallaké au
service d’un dieu (Dionysos ?), rien n’indique qu’il s’agirait d’une prostituée.
96. En premier lieu E. Lipiński (1995, p. 486-489 [Kition et autres sanctuaires] ; voir aussi
son article « Prostitution sacrée », dans le Dictionnaire de la civilisation phénicienne et punique,
Turnhout, 1992, p. 362-363), mais aussi C. Bonnet (1996, p. 70-71 [à propos de Kition] et 117
[pour le monde phénico-punique en général]) ; sur les témoignages concernant Gadès/Cadix,
voir A.M. Jiménez Flores, « Cultos fenicio-púnicos de Gadir: prostitución sagrada y puellae
Gaditanae », Habis 32, 2001, p. 11-29.
97. Voir Fourrier, Hermary 2006.
pratiques et gestes cultuels : a. hermary, prostitution sacrée 259
apr. J.-C., « des femmes indécentes (ἄσεμνοι) et des hommes empressés autour d’elles »98.
Aucune inscription, ni aucun aménagement n’y attestent la pratique de la prostitution ou
de relations sexuelles et, comme on l’a vu, l’offrande de figurines de femmes nues ne suffit
pas à aller dans ce sens. On note toutefois que le roi Androklès (le dernier souverain local)
avait offert à la Kypria un tronc à offrandes : il est possible que l’on y ait déposé, comme
dans celui d’Athènes, de l’argent au titre des « sacrifices préliminaires au mariage » et il
n’est pas exclu qu’un rite de prostitution prénuptiale soit lié à ce type d’offrande. Malgré
les incertitudes qui subsistent sur la nature et le contenu des sources utilisées par Ovide,
on peut comprendre que l’histoire des Propétides ait été située à Amathonte.
Malgré ce que l’on a souvent écrit, la présence de « prostituées sacrées » à Palaepaphos,
le principal sanctuaire d’Aphrodite dans l’île, n’est pas attestée dans nos sources.
L’offrande d’une pièce de monnaie à la déesse, « comme à une courtisane », pourrait se
rapporter à la même pratique prénuptiale qu’à Athènes et, peut-être, à Amathonte. Mais il
faut souligner que dans le texte de Tacite, le seul qui décrive avec précision les pratiques
cultuelles en vigueur dans ce sanctuaire 99 – et à Chypre en général –, il n’est nullement
question de ce type d’activité.
Ce sont donc moins les textes antiques que leur interprétation à l’époque moderne qui
ont contribué à créer la notion de « prostitution sacrée » à Chypre. Toutefois, plusieurs
de ces témoignages indiquent, de façon tout à fait crédible, qu’à l’occasion de certaines
fêtes, liées ou non à des rites prénuptiaux, des femmes ont pratiqué des relations sexuelles
contre une rétribution financière : je ne crois pas qu’on puisse, actuellement, en dire plus
sur le sujet.
Université d’Aix-Marseille / Centre Camille Jullian
Abréviations
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98. Actes de Barnabé, 20 : l’auteur anonyme, qui écrit vers le milieu du ve siècle, est visiblement
bien informé sur les réalités chypriotes.
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