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SEULE DEMEURE LA LANGUE MATERNELLE' Philosophie et politique Ginter Gaus : Madame Hannah Arendt, yous étes la premiére femme a apparaitre dans cette série. Vous étes aussi la premiére & exercer une profession que I’on imagine dordinaire réservée aux hommes, puisque vous étes philosophe. A partir de cette remarque préliminaire, voici ma premiére question : votre role dans le cercle des philosophes, nonobstant la reconnaissance et le respect dont vous bénéficiez, vous apparait-il comme une bizarrerie, ou bien abordons-nous Id un probleme d’émanci- pation qui n’a jamais existé pour vous? Hannah Arendt : Je crains d’avoit & protester d’emblée : je n’appartiens pas au cercle des philosophes. Mon métier — pour m’exprimer de fagon générale — c'est la théorie politique. Je ne me sens nullement philosophe et je ne crois pas non plus que ’aie été recue dans le cercle des philosophes, contrairement & ce que vous dites fort aimablement. Mais venons-en & l'autre question. soulevée par votre remarque préliminaire : vous dites qu’il s’agit la, gnéralement, d'un métier d’homme. Certes, mais il n’est pas pour autant nécessaire qu’un tel état de fait subsiste : il pourrait fort bien y avoir un jour une femme philosophe. Gaus : Mais je vous tiens pour philosophe.. Arendt : C'est votre affaire, mais quant & moi, je ne m’estime pas philosophe. ILy a déja longtemps que jai définitivement pris congé de la philosophie. Comme vous le savez, j'ai étudié In philosophie, mais cela ne signifie pas pour autant que je sois demeurée philosophe. Gaus : Je suis content que nous en soyons arrivés Ia, mais je voudrais cependant ‘que vous précisiez ot se situe pour vous la différence entre ls: philosophie politique et votre travail de professeur de théorie politique. Lorsque je songe & certaines de vos eeuvres, et en particulier & la Vita activa’, j'ai bien envie de vous compter au T, Was bleibt? Es bleibt die Mutersprache, Eotretien tlévisé avec Ginter Gaus, diffuse sur la seednde ehalne do tléisin allemande, le 28 octobre 1964, dans le cadre dela sire « Zur Person ». Iie texte de eet entreti a para pour la premiere fois dans le livre de Glinter Gaus : Zur Person. Portrts in Frage und antort, Fedcr Verlss, Munich 1964, 1 & ensuite & reprs dans le reeuell fnlitule Gespriche mit Hanah Arend, été par Adelbert Reif, Piper and Co, Munich 1976, p-9-34 2, Tite allemand de La condition de Vhomme modeme (The Human’ condition), traduit de Vaméricain par Georges Fradier, Calmann-Lévy, 1961. 19 SEULE DEMEURE... nombre des philosophes, aussi longtemps du moins que vous ne m’aurez pas montré de fagon plus précise la distinction. Arendt : La différence, voyez-vous, tient & 1a chose méme, L'expression « philo- sophie politique », que j'évite, est déja extraordinairement chargée par la tradition. Lorsque j'aborde ees problémes, que ce soit & l'université ou ailleurs, je prends toujours soin de mentionner Ia tension qui existe entre la philosophie et la politique, autrement dit entre Phomme en tant qu’il philosophe et 'homme en tant qu'il est un étre agissant; une telle tension n’existe pas dans Ia philosophie de la nature : le philosophe se tient en face de la nature au méme titre que tous les autres hommes et Jorsqu’il réfléchit sur elle il prend la parole au nom de toute humanité, Mais il ne se tient pas de fagon neutre en face de la politique : depuis Platon ce n’est plus possible! Gaus : Je comprends ce que vous voulez dire. Arendt : Etc'est ainsi que la plupart des philosophes éprouvent une sorte dhostilité a Végard de toute politique, quelques tres rares exceptions prés, dont Kant, Hostilité qui est extr8mement importante pour tout ce contexte, parce qu'il ne s'agit ppas d'une question personneile : c'est dans ’essence de la chose méme, c'est-dire dans la question politique comme telle, que réside I’hostilité. Gaus : Vous ne voulez participer en aucune fagon & cette hostilité car vous pensez que cela nuirait a votre travail”? Arendt : « Je ne veux en aucune fagon participer a cette hostilité », exactement! Je veux prendre en vue la politique avec des yeux pour ainsi dite purs de toute phi- losop! Gaus ; Je comprends, mais revenons, si vous le voulez. bien, & ma question sur Vémaneipation. Ce probleme s'estil posé pour vous? Arendt : Oui, le probléme, en tant que tel, se pose naturellement toujours. En vérité, au risque de vous pataitre viewx-jeu, j'ai toujours pensé qu'il existait des activités déterminées qui ne convenaient pas aux femmes, qui ne leur allaient pas, si je puis m’exprimer ainsi. Donner des ordres ne sied pas & une femme et c'est pourquoi elle doit sefforcer d’éviter de tells situations si toutefois elle tient & conser- ver ses qualités féminines. Je ne sais pas si j'ai raison ou non. Quoi qu'il en soit, je me suis pour ma part, plus ou moins inconsciemment ou, plut6t, plus ow moins ‘consciemment, conformée & cette opinion. Le probléme Iui-méme n'a joué pour moi ppersonnellement aucun role. En réalité, j'ai simplement fait ce que j'avais envie de faire. L’essentiel, c’est de comprendre Gaus : Votre travail — nous aurons certainement l'occasion d’y revenir de fagon détaillée — est en grande partie orienté sur la connaissance des conditions qui déter- inent action et Je comportement politiques. Vos travaux tendentils a exercer une influence sur Je grand public, ou bien estimez-vous qu’a Vheure actuelle une telle action n’est plus guére possible? A moins encore que le probléme dune telle audience ne vous paraisse tout & fait secondaire? 20 LA LANQUE MATERNELLE Arendt + Ici encore, c'est tres compliqué. Pour étre parfaitement honnéte, je

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